Ethique du marin

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dans le travail, elle devienne plus occasion d’un défoulement compensatoire (12) qu’une réelle occasion de repos et que, au stress lié à la mission, se substitue pour quelques jours la violence de loisirs dévoyés. Les remarques de Paul de Tarse aux Corinthiens laissent déjà imaginer les habitudes et les exemples funestes qui sévissaient dans ce grand port de l’antiquité. Quand Jacques Brel chante Amsterdam, c’est encore l’alcool et le sexe qui semblent résumer les loisirs des marins en escale dans cette grande ville portuaire de notre moderne Europe (13). Les choses ne vont évidemment pas différemment dans les escales sous d’autres cieux où l’éloignement semble autoriser toutes les transgressions. Dans ces dérives, c’est évidemment la liberté et l’intégrité personnelles des intéressés qui sont en jeu, mais pas seulement. Même en escale, le marin s’identifie toujours à son bateau et à son équipage ; même en civil, pendant l’escale, il en reste

quelque peu l’ambassadeur. Le comportement de chacun engage donc la réputation de l’ensemble. Bien plus, le laisseraller ou le dévergondage en escale peuvent peser sur la poursuite de la mission à la mer, soit que tel ou tel marin ne soit plus en état d’embarquer (14), soit que son moral ou sa santé soit affecté par les conséquences de ses frasques, soit encore que des liens peu glorieux tissés à l’occasion de l’escale ne rendent difficiles les relations à bord, notamment entre militaires subordonnés hiérarchiquement l’un à l’autre (15). La “feuille de route éthique” en vue de l’escale invite le marin à vérifier la maîtrise qui est la sienne vis-à-vis de sa vie dans sa dimension corporelle, ce que les moralistes appellent la tempérance (16) ; cela implique sans doute en amont la prudence pour ne pas s’engager présomptueusement dans des situations impossibles à gérer. À cet égard, la cohésion au niveau de l’équipage d’un même carré doit concrètement jouer dans le sens d’un soutien mutuel, pour ne pas se laisser piéger et non dans le sens d’une complicité finalement déloyale. La tempérance en escale se construit évidemment par un équilibre de vie, autant que faire se peut, en amont et déjà à bord. Il faudrait aussi reprendre ici ce que le vieil Aristote disait de la vertu qu’il nommait “eutrapélie” et qui est une aptitude à savoir bien se détendre, se reposer, sans présumer de ses forces (17). L’eutrapélie ne consiste pas seulement à renoncer à des loisirs malsains ou douteux, mais d’abord à envisager les chemins d’une détente enrichissante et d’un vrai repos. Les excursions organisées localement par le bord peuvent y contribuer, de même les ACM (18) parfois proposées par les attachés militaires locaux ou encore les opérations humanitaires et caritatives organisées – notamment par l’aumônier et souvent en lien avec des religieuses et religieux locaux en faveur de leur mission. Plus que le service objectif qui est rendu, ce sont souvent les rencontres humaines dont il est l’occasion qui sont une vraie richesse susceptible de redonner un dynamisme intérieur aux participants. Ce faisant, c’est simultanément une forme de présence et de rayonnement de la France à laquelle participent les marins de passage.

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[ Le marin et sa famille. ] Le marin, quels que soient son grade et sa fonction, n’est évidemment pas que marin ; il a aussi, le plus souvent, comme tout un chacun, des engagements conjugaux, familiaux, associatifs, etc. qui le lient à la terre où reste une part de lui-même. Cette tension entre vie professionnelle et vie familiale ou personnelle existe dans bien d’autres professions ; elle prend toutefois un caractère accru pour le marin embarqué à raison de la longueur de l’absence, de l’éloignement qui le transportent dans un autre univers – la mer, les escales – et surtout les conditions de vie à bord qui sont radicalement différentes de celles qu’il connaît à terre à tous égards (vie collective, confinée, perte des repères affectifs, matériels, etc.). Cela oblige le marin à une adaptation considérable de ses repères et à relativiser une partie de son identité personnelle pour se fondre, au moins partiellement, dans la dimension collective de la vie du bord où il trouve de nouveaux repères. Il en résulte une distanciation psychologique d’avec son univers à terre, quelle que soit la fidélité intérieure et bien réelle qu’il voue à ceux qu’il aime. Cette distanciation ne doit évidemment pas se dégrader en oubli ou mise entre parenthèses de ces engagements pour le temps à la mer. La communication avec la famille ne se heurte pas seulement à des obstacles matériels et pratiques (parfois absolus comme sur les SNLE en patrouille) mais aussi à un obstacle psychologique du fait que les proches à terre sont étrangers à l’univers du bateau, jugés peu capables de comprendre ce qui s’y vit. Simultanément, le marin embarqué peut vivre une frustration qui se révèle plutôt au retour, du fait qu’il est resté à l’écart de la vie de sa famille ou de ses proches, qu’il n’a pas pu donner son avis pour telle ou telle décision... La vie de sa famille, si proche pourtant, peut lui paraître comme étrangère car il lui manque un certain nombre de clés pour en comprendre l’évolution, comme un spectateur qui aurait, de façon réitérée, manqué des épisodes essentiels d’un feuilleton. De même, le rythme de celui qui revient fatigué de mission peut s’avérer en rupture avec celui de sa famille qui, par exemple, reprend à plein-temps ses activités après un temps de vacances. Dans une société largement viciée par le soupçon, les longues absences pour cause


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