3900 volume 1 - mai 2013

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2 — Troupe à la Chartreuse, 2012 3 — Grand Cloître de la Chartreuse, 2012

― résidences sur la terre

d’écriture, de nouvelles voies au sein d’un projet appelé « lever l’encre ». Livrer L’Énéide, inspirée de l’épopée romaine de Virgile, au milieu des pierres papales du XIVe siècle, tout en étant entouré de sondes robotiques, voilà qui ne manquait pas de charme... Il s’agissait de la deuxième invitation de la Chartreuse, après une première résidence d’écriture individuelle qui m’avait été offerte en 2006, où j’ai pu écrire justement mon Énéide. J’y passai 40 jours et 40 nuits seul, après le Festival d’Avignon et tout au long du mois d’août. Une sorte de traversée du désert, mais aussi une épiphanie de concentration, de recueillement, d’écriture. LE GRAND CLOÎTRE DE LA CHARTREUSE Le Grand Cloître de la Chartreuse du Val-de-Bénédiction (photo 3). On l’appelle ainsi (de Bénédiction), car ce fut le seul lieu qui échappa à la terrible épidémie de peste de 1361, que l’on dit encore plus funeste que la peste noire de 1348. Le pape Innocent VI se retira dans la Chartreuse (en face de son palais papal d’Avignon) et échappa au fléau. Bien des siècles plus tard, le gouvernement français décida de vouer une partie de cette Chartreuse aux écritures du spectacle. De nombreux auteurs dramatiques québécois y ont séjourné, dont Suzanne Lebeau, Carole Fréchette, Lise Vaillancourt, Suzie Bastien… C’est dans ce Grand Cloître que nous avons installé la scène du Cabaret « L’Europe et les barbares ». À noter que le public le plus nombreux fut celui sous terre : en effet, là sont ensevelis tous les moines chartreux qui vécurent à la Chartreuse depuis sa fondation. BUDAPEST Changement de décor : Budapest, novembre 2010 (photo 4). La photo présente un immeuble encore criblé des balles de l’insurrection de 1956, lorsque les chars soviétiques envahirent la

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capitale hongroise - une date qui correspond au premier soulèvement anticommuniste de l’Europe de l’Est. Je suis invité avec d’autres auteurs de la francophonie (dont Koffi Kwahulé, Pierre Notte, Carine Lacroix) à assister aux lectures en hongrois de nos pièces de théâtre, lectures organisées conjointement par l’Institut français et le Théâtre National de Budapest, dirigé alors par le très courageux Robert Alföldi. Ce grand artiste, metteur en scène reconnu en Europe de l’Est, venait de s’engager à accueillir un événement en l’honneur de la fête nationale de la Roumanie - l’ennemi désigné de l’extrême droite hongroise. Poussé par le parti Jobbik à annuler cet événement, Alföldi fut injurié en pleine Assemblée nationale, traité de juif, d’homosexuel déviant (pour railler le directeur, des députés l’appellent « Roberta »), etc. Lorsque nous le rencontrons en novembre 2010, son avenir est en péril; depuis il a été démis de ses fonctions et sera remplacé dès cet été par le metteur en scène tout aussi réputé Attila Vidnyanszki. Plus conforme aux idées véhiculées par le gouvernement en place, ou dans tous les cas moins opposé – ce qui n’ôte rien à son talent ! – Vidnyanszki défend l’idée d’une culture théâtrale dite « nationale ». À ceux qui lui demandent ce qu’est exactement une culture nationale, il répond « Vous verrez », ajoutant que ce n’était certes pas ce qui se faisait au Théâtre national avant, comme ces invitations faites à des lectures étrangères, tout juste bonnes à plaire à une élite hongroise… Là réside toute la complexité des positions politiques vis-à-vis d'un parcours artistique : Attila Vidnyanszki est un metteur en scène reconnu par ses pairs, et même au-delà des frontières, mais il évoque le ménage à faire dans le théâtre hongrois et affiche ouvertement sa proximité idéologique avec Viktor Orban, le premier ministre hongrois lui-même sympathique aux thèses

flirtant avec l’extrême droite. Que faire dans ce cas ? Le Théâtre national de Strasbourg (TNS), en la personne de sa directrice Julie Brochen, vient d’annuler des ateliers prévus entre Vidnyanszki et les élèves du TNS; en représailles le metteur en scène hongrois a décidé d’annuler sa venue au TNS, où deux de ses spectacles étaient programmés : Les trois sœurs d’Anton Tchekhov et Le fils devenu cerf de Ferenc Juhász. La polémique fait rage en ce moment en France, alignant en un face-à-face improbable les défenseurs d’une démarcation claire entre culture et politique (le dramaturge Valère Novarina, qui a écrit une lettre de soutien à Vidnyanszki) et ceux qui, comme devant l’écrivain allemand Peter Handke déposant sa gerbe de fleurs sur le cercueil de Slobodan Milosevic, se refusent à départager l’acte artistique de la posture idéologique. « Nous monterons Handke quand il sera mort » avait conclu Olivier Py, référant à Céline, Curzio Malaparte et autres pestiférés de la chemise brune, plus faciles à lire morts que vivants... Dans cette ville, ou plutôt ces deux villes, Buda et Pest séparées par le Danube, j’y ai humé pourtant la douceur infinie d’une Mitteleuropa encore vivante, les parfums nostalgiques de l’empire austro-hongrois et ai surtout rencontré des artistes inspirants - ai-je besoin de préciser qu’ils ne se sentaient pas en harmonie avec les dérives fascistes de leur pays, certains pensant sérieusement à l’exil ? J’y ai également croisé le Français Marc Martin, traducteur du magyar, ce qui n’est pas rien, car la langue hongroise est réputée être l’une des langues les plus ardues du globe, aux côtés du finnois, dont elle partage des racines communes. Marc Martin était en train de travailler à l’oeuvre de sa vie, c’est-à-dire à la traduction de ce qui est considéré comme l’un des plus grands romans modernes de la Hongrie, une sorte d’Ulysse de Joyce magyar : Histoires parallèles de Peter Nadas. 18 ans d’écriture et 5 ans

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