Mémoire d'Isidore Le Prévost sur le bagne de Nouvelle Calédonie

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Note introductive de l’informateur de la la Police

Paris, le 2 février 1875, Nous tenons d’une tierce personne, à laquelle on l’a prêté, le mémoire en question, dont nous vous donnerons un fragment tous les jours. Du reste, jusqu’ici, il n’y a que commencement d'exécution, trente et une page d’écrites seulement. Nous vous en extrayons le plus intéressant des faits.

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Mémoire de M. Leprévost sur la Nouvelle-Calédonie

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Chapitre Ier

Rien de ce qui se passe au bagne ne doit être connu au dehors, disait M. de La Richerie à Mme Rastoul en avril 1874. “Tenez prêt ce qui doit être vu” écrivait le commandant du pénitencier de l'île Nou au directeur du service de la transportation en annonçant la visite du commandant de la corvette anglaise, la Pearl. Sept mille forçats ont été évacués sur la Calédonie par les transports de l’Etat. Ils arrivent par groupe de 5 ou 600, entassés dans les entreponts des navires, et la mort fait de nombreux trous dans la bande pendant la traversée. À leur arrivée, les transportés sont débarqués au pénitencier dépôt de l’île Nou, immatriculés et classés par catégorie. La grande masse des arrivants est enrôlée dans la 3ème catégorie, les protégés ou moutons sont compris dans la seconde, ceux notés dangereux ou prétendus dangereux sont unis à la 4ème classe, chaîne simple ou double chaîne. À cette première épreuve de classement, l’influence des agissements administratifs de la Nouvelle-Calédonie se fait déjà sentir. Forçats et hommes libres tombent sous le même arbitraire.

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Henri Brissac, prétendu dangereux, est dès son entrée au bagne classé à la 4ème catégorie, accouplé à la double chaîne. Brissac avait été condamné comme secrétaire du Comité de Salut Public. Jusqu’en 1871, il avait acquis et conservé même après son arrestation une réputation de bonté et de douceur que ses ennemis eux-mêmes n’osaient contester, mais il paraît que, à bord de la Loire, Brissac est devenu subitement terrible. On commence par le jeter dans un cachot de bord, c’est à dire dans une fosse sans air ni lumière, puis au bout de 10 jours on le retire asphyxié pour lui faire opérer son entrée au bagne avec l’étiquette dangereux. Le prétexte de ce traitement est un projet de révolte qui n’a jamais existé que dans la cervelle des surveillants, notamment du surveillant chef, le Sergent P. Ce projet, eut-il existé, était trop absurde pour que Brissac put y prendre part, trop idiot en tout cas pour que le Commandant Lapierre put le prendre au sérieux, si, en ayant l’air d’y croire, il n’eut trouvé une bonne occasion de servir sa haine. Il paraît que M. Lapierre, le Commandant de la Loire, ancien Commandant du Fleurus, avait reconnu dans la livrée du forçat Brissac, le publiciste qui en 1868 s’était ému des cris et des malédictions poussés contre le Commandant du Fleurus par les transportés qui mourraient en masse à leur arrivée en Calédonie, des suites des infamies et des mauvais traitements de la traversée. Brissac avait osé dire au Commandant Lapierre que c’était attacher trop de prix au renom de “Navigateur” que de payer ce surnom de la vie d’une centaine d’hommes. Brissac paie sa franchise, son cri d’humanité depuis bientôt deux ans qu’il est maintenu quand même dans la 4ème catégorie, à la double chaîne accouplé à un assassin. Après les catégories vient le classement par métiers ou professions. Les premiers recrutés sont les scribes. Les bureaux du Commandant de l'île Nou, de l’officier d’administration et du surveillant en chef, en emploient une quinzaine, les bureaux du dépôt en prennent autant, les bureaux de la direction 8 ou 10, les autres sont écoulés, tant bien que mal, dans divers services qui n’en ont que faire. Tous ces écrivassiers sont d’anciens notaires, caissiers, employés. C’est l’aristocratie du bagne, ils sont très redoutés de la plèbe qu’ils administrent. Comme ils se sont rendus

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indispensables, grâce à la paresse de ceux pour lesquels ils travaillent, il n’est pas de tyrannie, pas d’industrie qu’ils n’exercent au bagne, ils tiennent boutique ouverte de faveurs et de promesses, c’est à eux que se paient les avancements en classe, les propositions pour un emploi d'infirmier, de planton ou de “garçon de famille”, l’inscription ou la radiation sur l’effectif d’un détachement ou départ pour un poste. Après que les chefs de bureaux ont choisi leurs scribes, les chefs d’ateliers prennent leurs ouvriers, mais pour diverses raisons que nous donnerons ultérieurement, le nombre des condamnés qui avouent une profession est extrêmement restreint. Disons, dès maintenant, qu’il n’est fait aucun avantage aux ouvriers d’art et que, au contraire, ils sont soumis à une surveillance beaucoup plus stricte et plus tracassière que la grande masse des forçats qui, n’ayant pas de professions, est attachée à la terrasse. Ces forçats font à l'île Nou un stage plus ou moins long pendant lequel ils concourent avec les dangereux de la 4ème classe aux travaux des carrières et des routes. Ensuite, on informe des détachements pour les camps environnant Nouméa, les stations pénitentiaires et les postes établis aux différents points de la colonie.

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Chapitre II

Ce n’est vraiment que sur le sol de la Nouvelle Calédonie que le transporté fait la connaissance avec le surveillant, car, pendant la traversée, le surveillant doit, aussi bien que le forçat, se plier à la discipline du bord. Et comme il est nouveau, il ne possède qu’à l’état embryonnaire les instincts qui se développent si rapidement dans l’atmosphère de la chiourme calédonienne. Le surveillant militaire remplace avantageusement le garde chiourme des bagnes mais leur différence de situation, même d’habit ou d’extérieur, est énorme : képi bleu clair à galons d’argent, tunique de drap fin à collet de même couleur, pantalons à bandes bleues, bottes fines, sabre de marine à poignée dorée, ceinturon verni ; les surveillants chefs et les surveillants principaux figurent sur l’annuaire de marine. On a donné rang, titres et insignes d’officiers à des ferreurs d’hommes. En 1873, on a pu voir les têtes cocasses que firent les assidus du gouverneur lorsque M. de la Richerie convia au bal anniversaire de la prise de possession les surveillants chefs et les surveillants principaux. “Nous supportons le contact de ces gens là, disaient les exaspérés les plus modérés, mais nous ne commettons avec eux, ni nos femmes, ni nos filles”. Les gardes

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chiourmes étalèrent au bal leurs broderies d’argent et cependant les salons du gouverneur se remplirent car là-bas, le premier devoir est de plaire au chef de la Colonie. Les quelques officiers qui protestèrent par leur absence furent remarqués, on accusa leurs femmes de fierté déplacée. Ceux qui arrivent à rire se tinrent les côtes pendant huit jours de la gaieté bruyante et de l’expansion dont, après-souper, les avaient assommés Mme W., connue pour avoir attiré à son mari de sérieuses réprimandes pour avoir fait pendant longtemps une concurrence illicite à la cantine du bagne. Le surveillant a compris bien vite que l’officier auquel le règlement l’assimile repousserait la société de ses avances, aussi s’est-il forcément résigné à la quarantaine qui le frappe et il s’en venge sur les déportés ; on ne saurait donner une idée du zèle qu’il déploie. Personne à la Nouvelle-Calédonie qui n’ait été au moins l’objet d’un rapport. Le surveillant utilise le soir les coins obscurs des vérandas ; il se glisse à plat ventre sur la terre boueuse sous les planches des cases élevées sur pilotis, et là il écoute. Toutes les conversations, toutes les confidences lui sont bonnes. S’agit-il d’un citoyen réputé dangereux (et cette épithète ne s’applique pas rien qu’aux forçats), sa curiosité ne respecte rien. Que de lettres volées, que de conversations matérielles ou filiales violées et salies dans les commentaires du surveillant. Si le surveillant fait trembler même les citoyens libres, les fonctionnaires, les officiers, combien son influence est plus néfaste dans l’intérieur du bagne. À force de cruauté, il se venge de son avilissement. L’abrutissement alcoolique lui enlève rapidement tout sentiment humain. C’est à coup de pied, à coup de canne, qu’il accélère la marche ou le travail trop lents à son gré. Il garde, de force, dans les chantiers, à la pluie, à la boue, le malade accablé par le scorbut ou la dysenterie. À coups de bâton, il relève le forçat qui tombe écrasé par la maladie. Si le traitement de la trique ne réussit pas, il se résout parfois à envoyer le malade à l’infirmerie ; mais si le malade meurt sur la route de l’hôpital, le surveillant s’en lave les mains aussi bien que l’administration. L’autorité ferme si obstinément les yeux qu’elle semble encourager les surveillants à refuser au malade le secours du médecin. En janvier 1874, je fus appelé à constater le décès

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d’un condamné à la pointe sud de l'île Nou. Cet homme s’était pendu à une branche de banian à l’aide d’un bout de ligne, grosse, à peine, de quelques millimètres. La maigreur extrême à laquelle il était réduit explique qu’un noeud si fragile ait pu le porter. Frappé par cette maigreur, je demandai au surveillant chef s’il ne s’était pas aperçu que le mort portât avant son décès quelques symptômes de maladie. “En effet répondit-il, il prétendait depuis 8 jours, avoir la dysenterie. Je lui ai même donné de l’eau, du riz, mais comme tous ces gaillards-là sont carottiers, je ne lui ai pas permis d’aller à la visite. Je crois même que c’est pour cela qu’il s’est pendu, ajouta-t-il en riant.” En ma qualité de nouveau venu au pénitencier, j’eus la naïveté de m’indigner devant le Commandant du pénitencier qui me répondit froidement : “Le dégoût de la vie est chose trop fréquente dans les bagnes pour qu’on s’inquiète des causes qui amènent le suicide et surtout du remède à y apporter.” Il y a 6 ans (le fait est connu de tout le monde dans la Calédonie), un surveillant de 2ème classe tua, à coups de revolver, un condamné qui, agenouillé, lui demandait pardon d’une légère faute. L’exaspération générale fut telle que, sous le coup de la première impression, le Commandant du pénitencier écrivit en ces termes : “Un horrible assassinat vient d’être commis.” L’officier fut blâmé et révoqué de son commandement de l’île Nou, le surveillant de 2ème classe fut promu à la 1ère à la suite d’un entretien qu’il eut avec le directeur du service pénitentiaire. Aujourd’hui il porte les broderies de surveillant chef. Tels sont les surveillants, telle est leur moralité. Nous allons examiner maintenant, à côté des châtiments réglementaires, les tortures physiques et morales d’autant plus féroces qu’elles sont arbitraires, d’autant plus ignobles qu’elles sont imméritées.

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Chapitre III

Une chose frappe dans le bagne : c’est, à côté de motifs de répression à peu près toujours les mêmes, une incroyable diversité de punitions. Pour les mêmes fautes on voit pleuvoir, tantôt les retranchements de rations et la prison de nuit, tantôt les châtiments sévères tels que la rétrogradation à la 4ème classe, à la chaîne simple ou double (punition qui ne marche jamais sans le retranchement absolu du vin et la réduction à 500 grammes de pain), la cellule où l’on ne reçoit ni vin ni viande et surtout 500 grammes de pain, la correction qui s’administre chaque semaine à sept ou huit condamnés, la suspension par les pieds et les mains en crapaudine. Une autre torture également utilisée au bagne est l’application des poucettes, dont nous allons parler tout d’abord à cause de l’usage qui en est fait. Avec les poucettes, on broie les os mieux qu’aux plus beaux jours de l’inquisition, et pour arriver à ce résultat, l’inquisiteur moderne n’a besoin ni de valets ni de bourreaux. Cet instrument, dont le dernier modèle remonte en 1868, est en fer forgé, assez peu volumineux et assez léger pour se mettre dans la poche du gilet. Sa forme est celle d’un U sur les branches duquel se meut dans une rainure une branche transversale soudée à une tige parallèle aux branches du U, traversant le centre de leur courbure et terminée par un pas de vis muni d’un écrou. On introduit les pouces du patient, un de chaque côté de la tige médiane dans l’espace compris entre les

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branches du U, la courbure et la barre mobile. Le bourreau n’a plus qu’à tourner l’écrou et l’instrument donne avec précision, au degré voulu, la torture qui lui est demandée. Les poucettes ont, au pénitencier, l’usage qu’ont eu de tout temps les instruments de torture. Elles servent à la question. Tout condamné soupçonné d’un délit constaté ou simplement d’un délit imaginaire est soumis à la question. Le condamné P... était en qualité de garçon de famille chez un surveillant de l’île Nou lorsque ce dernier se plaignit de la disparition de quelques francs et d’objets de peu de valeur. Les soupçons tombèrent sur P... auquel on appliqua la question. Fut-ce maladresse du tourmenteur, fut-ce cruauté, le patient dut entrer à l’hôpital avec une fracture comminative des deux phalanges de chaque pouce. Quelques jours après, les objets se retrouvèrent et on reconnut l’innocence de P... J’ai vu ce condamné en 1874, il balayait le jardin de l’hôpital. La difficulté avec laquelle il tenait son balai et le gardait dans une position normale, excitèrent ma curiosité. Je m’approchai de lui et l’interrogeai : il me montra ses pouces et je constatai une double ankylose des articulations metacarpophalangiennes et phalango-phalangiennes. “Ce sont les poucettes qui m’ont broyé les os”, me dit-il. J’appris encore que les poucettes ne sont pas employées seulement pour la question. Les surveillants les appliquent comme moyen de répression, pour leur amusement, pour leur sauvage plaisir de voir grimacer les patients. Retranchement à la ration : cette punition, l’une des plus fréquentes, se traduit surtout par la suppression des 20 centilitres de vin donnés trois fois par semaine aux condamnés des trois premières catégories. Le retranchement du vin s’applique à propos de tout et à propos de rien. J’ai vu, un jour, deux surveillants se faire un jeu de cette privation. Les forçats se tenaient sur deux rangs devant le baquet contenant le vin de la distribution du jour. Les surveillants se tenaient devant le baquet : l’un d’eux faisait l’appel et l’autre surveillait le défilé des hommes puisant leur ration. Combien furent retranchés aussitôt appelés ! De dégoût, je ne comptai plus. “- Tu viens trop vite toi, goinfre, va-t-en. - Tu n’arriveras donc pas toi, là-bas, alors rentre dans les rangs” et ils rentraient dans les rangs la tête basse, la gorge sèche, les yeux fermés pour voiler leur colère. Si les choses se passent ainsi à l’île Nou, où s’exerce un semblant de contrôle, quel doit être le despotisme et l’arbitraire des surveillants dans les camps et les postes. Là le garde chiourme cumule les

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fonctions de magasinier comptable. Étant donnés ses appétits et sa moralité, on peut s’imaginer quelle orgie de retranchements sur le condamné à son profit personnel. La prison de nuit : elle entraîne la suppression du vin et le retranchement de 250 grammes de pain sur 500. Mais cette punition étant enregistrée, le pain et le vin restent en magasin. Elle a pour le chiourme le grave défaut d’être improductive et réglementaire, aussi est-elle peu usitée. Toutefois elle n’est pas absolument dédaignée des surveillants qui la réservent aux forçats contre lesquels ils ont des antipathies personnelles. En accumulant sur le même transporté une quantité respectable de nuits de prison, ils déterminent forcément sa rétrogradation à la 4ème classe. On règle en effet le compte des punitions à la fin de chaque semestre. Tout condamné reconnu insolvable est rétrogradé à la 4ème classe, à la chaîne simple. La double chaîne est une aggravation de punition qui ne vient que plus tard. Cependant il peut se faire qu’on y soit mis d’emblée, tel est le cas de Brissac qui y est rivé depuis deux ans sans espoir d’en sortir. D’autres encore sont casés à la 4ème classe et mis à la double chaîne pour des tentatives d’évasion, insubordination, mais cela passe d’abord par la cellule. La cellule : trois bâtiments rectangulaires contenant environ 150 cellules s’élèvent sur le versant de la colline au-dessus de la double rangée de cages du pénitencier dépôt de l’île Nou. Les cages sont accouplées, comme leurs hôtes, sur les doubles pignons, deux trous noirs fermés d’une double grille servant d’entrée, la seconde rangée des cages est au niveau d’une terrasse coupée par un égout à ciel ouvert et cette terrasse s’appelle le “boulevard”. Au-dessus des toits de ces cages, dont il est séparé par des cours semblables à des puits, un chemin de ronde soutenu par des murs hérissés de tessons de bouteilles ; au-dessus du chemin de ronde, les prisons cellulaires. Les cellules sont disposées de chaque côté d’un corridor noir et humide sur lequel elles s’ouvrent par une lourde porte percée d’un guichet à barreaux de fer ; elles prennent jour au-dehors par un étroit soupirail interruptant au passage les quelques lueurs qui y pénètrent. 1 m 10 de largeur sur 2 m 50 de profondeur. Pour ameublement, un lit de camp en madriers de bois dur, au bord extérieur duquel est rivée une chaîne à maillons ; une baille pour les ordures occupe la moitié de l’empan libre entre la porte et le lit. Dans ces réduits, le scorbut et la dysenterie ont établi leur quartier général. En présence des malheureux qui vivent dans ces charniers, on doute de ses yeux et de ses mains, on doute de ses oreilles

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quand on entend leur voix sépulcrale. Ces corps maculés d'ecchymoses scorbutiques, à demi rongés par de multiples ulcères essaient encore quelques mouvements que le bruit de leurs chaînes rend plus effrayants. Ils sont livides comme des cadavres et le sang suinte autour du maillon. Ils parlent et des lambeaux putréfiés tombent de leurs bouches. Cette pourriture vivante qui marcherait peut-être encore si elle n’était enchaînée, ce cadavre qui s’asphyxie dans un milieu suffocant, le médecin pourrait l’arracher encore quelques jours au néant, mais le règlement du bagne les livre à la mort. Pour nourriture aux cellules : 500 grammes de pain par jour et, trois fois par semaine, un demi-litre de bouillon. Au bagne de l’île Nou, une mise en cellule équivaut à une condamnation à mort, parce que les hommes, pas plus que les plantes ne peuvent vivre dans l’obscurité, parce que la vie comme la combustion s’éteint dans un air vicié et que la ventilation fait absolument défaut dans les cellules, parce que la vie s’éteint faute d’aliments et que le cellulaire n’a qu’une nourriture insuffisante, une livre de pain, il meurt de soif, et l’île Nou ne donne qu’une eau saumâtre ; il boit cette eau, sa soif redouble, il boit encore et la dysenterie arrive. Le correcteur, qui, chaque matin, fait sa ronde dans les cellules, trouve un cadavre, et emporte le cadavre dans un pli de la montagne, ou le jette dans un trou et tout est dit. La majeure partie des condamnés ne supporte la cellule que pendant 100 jours. Les plus vigoureux en meurent avant la fin du 6ème mois. Roque1, l’ex-maire de Puteaux, que sa forte constitution avait sauvé de l’anémie pendant la traversée, s’est affaissé dans 64 jours de cellules. Lullier2 dont la vigoureuse santé ne s’était pas altérée pendant une traversée de 4 mois passés au cachot à bord du Var, a été pris de scorbut au bout de trois mois de cellule à l’île Nou. J’ai vu Lullier vers la fin d’avril 1874, il était étendu sur son lit de camp. Ce n’était plus l’homme solide de 1869. Sa force physique avait complètement disparu, les saillies musculaires étaient effacées, la peau décolorée et livide, la barbe et les cheveux blanchis. Seul le regard était resté vif et brillant. “Vous me pardonnerez, me dit-il, si je vous ai demande pour peu de chose. Depuis quelques jours, j’ai les jambes engourdies, dures en plusieurs points et je ne puis rester debout sans ressentir de vives douleurs. J’ai aussi des tâches rouges en plusieurs endroits.” Et il releva son pantalon noir pour me

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Jean-Théoxene Roque de Fillol Charles Lullier

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faire voir les lésions. Autour du maillon, les tissus ecchymosés se relevaient en bourrelets (je pus obtenir que le maillon serait rivé à l’autre jambe). Lullier était atteint de scorbut. Jusqu’à la fin d’avril, époque à laquelle je fus relevé de l’île Nou, je pus constater les progrès du mal. On m’a affirmé depuis que Lullier avait succombé, bien que par faveur spéciale, on lui eut accordé du bouillon et 200 grammes de viande en supplément de sa livre de pain. Ne vaudrait-il pas mieux décréter la peine de mort pour tous les délits graves du bagne, ou même pour tous les délits entraînant la cellule et les angoisses de la faim ! Qu’on visite les madriers des lits tâchés par les déjections involontaires de l’agonie, qu’on regarde la rouille des chaînes couvertes de la sanie des plaies, et on verra que la condamnation à mort est plus clémente, plus humaine, plus logique. On applique rarement la punition de la cellule sans y adjoindre la correction qui se traduit par 25 coups de corde au minimum et souvent par 200 coups administrés en diverses séances et par fractions de 25 coups. La correction est à peu près le seul supplice du bagne qui se montre au grand jour. Le mardi de chaque semaine à 10h du matin, le tambour des forçats bat le rappel et le troupeau conduit par les gardes chiourmes s’aligne sur le “boulevard”. Un piquet de sûreté commandé par un sergent d’infanterie de marine se tient, armes chargées, en avant de la ligne ; en face les surveillants commandés par le commandant du pénitencier. Entre les groupes, dans l’espace libre, un banc de bois et un forçat solidement bâti. Cette brute est armée d’une corde d’un centimètre et demi de diamètre, c’est le correcteur ou le bourreau ; derrière lui, les patients du jour. Le correcteur relève ses manches et assure sa corde, pendant que le tambour roule un ban. Il saisit le premier patient, rabat son pantalon et relève sa chemise jusqu’aux reins, puis il le couche à plat ventre sur le banc, l’y attache par une corde et frappe lentement pour qu’on puisse compter les coups. Chaque coup arrache un cri et fait jaillir le sang, et le fouet en se relevant emporte une languette de chair. Après 25 coups, l’homme est délié et jeté à côté du banc, un autre prend sa place et l’oeuvre continue. J’ai vu, un même jour, neuf malheureux dont les plaies suintaient au soleil et dont le sang rougissait la poussière du “boulevard”. J’ai touché du doigt les sillons inégaux mâchurés par les torons du fouets, car, au bagne, le médecin ramasse les chairs lacérées par le correcteur. J’ai vu, dans les

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cellules, des gens garder leurs plaies pendant de longues semaines. Les fibres musculaires mises à nu sont décolorées, les bords purulents des blessures s’élargissent d’une façon désespérante avant qu’apparaisse le moindre bourgeon charnu. Et pourtant, des forçats dont la détention en cellule devait finir avec une dernière correction, m’ont supplié de ne point m’opposer à ce qu’on labourât de coups de garcette leurs plaies sanieuses, tant la cellule est odieuse pour ceux qui s’y sentent mourir. À quoi cela sert-il ? On vous répond que la correction est indispensable, qu’elle empêche les évasions. Certes, la correction est, après la cellule, ce que le forçat redoute le plus ; mais 25 ou 100 coups de corde n’ont pas une efficacité suffisante pour clouer au sol le pied du misérable assoiffé de liberté. Sur dix évadés, huit au moins connaissent la garcette et le bras du correcteur avant de tenter leur première évasion. On augmente en vain la sévérité de la correction à chaque nouvelle tentative, les récidivistes n’en deviennent que plus tenaces et plus audacieux. J’ai vu à l’île Nou un condamné tout jeune encore qui, en dix huit mois, avait reçu plus de mille coups de corde, il en était à sa septième tentative de fuite, il mourra probablement sur le banc du supplice ; mais tant qu’il s’en relèvera , la flagellation, loin d’éteindre sa soif de liberté doublera son avidité à se soustraire aux misères du bagne. Parlerai-je des insultes prodiguées par les surveillants ? Ces honnêtes gens en accablent surtout ceux qui leur résistent le plus vivement, c’est à dire les forçats de la Commune. On les traite de “voleurs”, ces gens qui crèvent de faim sans un sou ; et la main sale d’un surveillant militaire s’est abattue sur la joue d’un vieillard qu’en d’autres lieux entouraient l’estime et le respect publics. Comme je ne veux parler que de ce que j’ai vu, je ne dis rien des mille tourments qui ne transpirent que par de vagues bruits. Je ne parle non plus de visu de la suspension par les pieds et les mains. Ce n’est que peu de jours avant mon départ de la Nouvelle-Calédonie que j’ai appris l’existence de cette infâme torture. Des rumeurs confuses me l’avaient fait soupçonner mais je n’y aurais pas cru si M. Lasserre, Président du Tribunal de 1ère instance établi à Nouméa, entraîné par l’interrogatoire qu’il me faisait subir à propos de l’évasion de Rochefort, ne m’avait demandé si, pendant mon séjour à l’île Nou, quelque condamné n’avait pas été soumis à la crapaudine. “Je veux dire, ajouta-t-il, à la suspension par les pieds et les mains”. Je répondis qu’aucun fait de ce genre ne m’était connu, mais comme s’il eut voulu compléter mes renseignements sur les bagnes de Calédonie, il me demanda encore si je n’avais pas vu tremper dans le vinaigre le fouet du correcteur.

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Je tiens à répéter que jusqu’au jour où j’ai été mis en présence de M. Lasserre, je considérais comme faux les bruits circulant à propos de la crapaudine et des cordes imbibées de vinaigre. Aussi m’at-il fallu toute l’autorité et la véracité de M. Lasserre, magistrat supérieur et commissaire de l’enquête dirigée par l’amiral Ribourt, pour me décider à ajouter ces deux supplices à la liste si incomplètes pourtant de ceux que j’ai déjà mis en lumière.

Note finale de l’informateur de la Police

Là s’arrête provisoirement le manuscrit ; s’il se continue et qu’il nous tombe entre les mains, nous vous le communiquerons par le même procédé.

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