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Standard 20 Table des matières

Dossier remue-méninges

MATIÈRE GRISE Tourisme Excursion Chez Mama Houellebecq 26 Gastronomie Mon cuistot, c’est Maurice 30 Luxe Nulle Part Island 31 Folklore Tamouré, Tamouré 32 Featuring Aux Marquises 34 Histoire Un exotisme de masse ? 36 Géopolitique C’est où que ça chauffe ? 38 Transports Boarder line 42 Chronique Parabole de l’abri-bus 43

Cahier interviews

MATIÈRE COMESTIBLE Digestion difficile

Portfolio Anna Dubosc & Stéphane Argillet 44

Dizzee Rascal 16 Tea team

Abha Dawesar 18

Cahier rétro

Noir Cinéma Johnny Mad Dog 48 Carnet de voyage Le Cameroun 52 Médias Le Gri-Gri international 56 Politique Gaston Monnerville 59 Etymologie Noir de mot 60 Mode Tropical sélection 62 Société Je suis exotique et c’est relou 64

Vieux génie

Portfolio Benjamin Bruneau 66

Poulet booya !

Seun Kuti 20

MATIÈRE RECYCLABLE Pierre Etaix 96

Bananasme Afro pop Tintin aux congas 70 Ethno punk Antilles & Dokidoki 74 Savoir-faire La supérette de la vibe 75 Jazz fruité L’arbre aux bassistes 76 Tropicalisme Rémy Kolpa Kopoul 78 Photo Villette Sonique 82 Reggae stuff Diplo 86 Mode Des Papous dans la tête 88 Micro trottoir Future Primative 90 Festival Notting Hill 92

Reminiscences

L’exotica 100

Directrice de la publication Magali Aubert. Standard est édité par Faites le zéro, SARL au capital de 10 000 euros et imprimé par De Stijl, mijnwerkerslaan 42, B-3550 Heusden-Zolder, Belgique. Trimestriel. CP1107K83033. N°ISSN 1636-4511. Dépôt légal à parution. Standard magazine décline toute responsabilité quant aux manuscrits et photos qui lui sont envoyés. Les articles publiés n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Tous droits de reproduction réservés. © 2008 Standard.

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Cahier arts de vivre

MATIÈRE VIVANTE Ecologie

L’impossibilité d’une île 104 Voyages

La foire au boudin de Mortagne 106 Gastronomie

Delicatessens d’un chien de chasse 108 Sélection

De l’ailleurs pour pas cher 108

Cahier Mode

MATIÈRE SYNTHÉTIQUE « Les modes passent, le style jamais » Coco Chanel

Beauté par Lucille Gauthier 113 Ironie du sort par Antoine Cadot 120 Primeurs par Armelle Simon 126 Californie-les-Bains par Billy 130 Voodoo Ray par Alfredo Piola 142 Little Fluffy Clouds par Henrike Stahl 146 Psychic Tropical par Bec Stupak & Malcolm Stuart 154 Forever par Caroline de Greef & Ilanit Illouz 160 By Numbers par François Hugon 174 Metronomy par Tom[ts74] 184

Cahier chroniques

MATIÈRE PREMIÈRE Art

LeLeigh Bowery, Graffitis, Sophie Toulouse 192 Médias

Edwy Plenel196 Musique

Mondkopf, Born Ruffians, The Notwist, Ratatat, Wolf Parade, Wilfried 202 Littérature

Nick Hornby, Gideon Defoe, Peter Bagge, Basara, Perrota, Bassmann 208 Cinéma

La Personne aux deux personnes, Biutiful cauntri, Babylon A. D. + DVD 216 — 11 Std20_1.indd 11

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Standard 20 Edito

L

Y a bon

’exotisme, c’est la nouveauté sensorielle. Que ce soit à l’apparition d’un détail ajouté à notre quotidien ou à la découverte des populations du globe. C’est regarder sous un autre angle, parce que la terre est ronde. D’autant plus évident, l’exotisme, qu’on le distingue lointain, et plus fin quand on le trouve proche de notre réalité quotidienne. Lorsqu’on perçoit dans un morceau de rue empreintée tous les matins, une teinte particulière et qu’on comprend un instant, de quel exotisme viennent se nourrir les autres chez nous. Pour augmenter les occasions d’inhabituel, on importe, on reproduit, on s’inspire. Ce métissage, ses palabres étrangères, ses sons, ses couleurs qu’on n’arrivera bientôt plus à dénouer pour en tirer les origines, c’est de l’intégration à l’envers : ce n’est pas d’ici mais c’est ce qu’on fait chez nous maintenant. Un printemps chargé en mythologies des pays chauds – découverte de tribus inconnues au Pérou, entrée de Claude Lévi-Strauss (p. 43) en Pléiade pour son centenaire en novembre prochain, ou le clip de MGMT –, est venu appuyer les totems que nous voulions stigmatiser dans la création actuelle. Cette réinterprétation de ce qu’il y a de mieux sous le soleil des Tropiques – tiki, bogolan, afro beat, ethno punk, esprit tribal… –, nous avons failli le qualifier de mouvement “dark tropical”. Mais c’était ajouter un nouvel anglicisme et supprimer le côté positif de ces happy mix afro-tribal que se réapproprient les blancs-becs. Alors, pour mieux qualifier le mimétisme de cet ailleurs chaleureux qui permet aux créatifs occidentaux de se renouveler, nous avons inventé le terme “bananasme”. Il transmet cette énergie communicative résumée par le nom de la collection automne-hiver de la griffe pour hommes Cassette Playa : « Future Primative » (p. 88).

TROPICAL

Bananasme, un délicieux maffé culturel

Ceux qui comprennent le mieux l’exotisme sont ceux qui s’accommodent le moins du commun, qui savent voir en tout environnement de quoi assouvir leur besoin d’étonnement. Aimer l’exotisme, ce n’est pas comprendre l’autre, car le comprendre serait commencer à lui ressembler. Le sentiment d’exotisme n’a rien d’intellectuel : il est induit par la surprise, donc par l’ignorance. Ça vous étonne ? C’est un bon début. — Magali Aubert

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Standard 20 Who’s who

STANDARD MAGAZINE

69 rue des Rigoles, F-75020 Paris T + 33 1 43 57 14 63 www.standardmagazine.com rédaction en chef Magali Aubert* & Richard Gaitet* direction artistique David Garchey* mode Consultant Olivier Mulin Accessoires Armelle Simon* beauté Lucille Gauthier* musique Guillaume Leroyer* cinéma Alex Masson art Pierre-Yves Bronsart* livres François Perrin* secrétaire de rédaction Anaïs Chourin publicité et partenariats David Herman* *prénom.nom@standardmagazine.com rédacteurs Astro, Timothée Barrière, Julien Blanc-Gras, Sébastien Broquet, Estelle Cintas, Vincent Cocquebert, Alex Cortet, Damien Delille, Jean-Emmanuel Dubois, Charles Ele, Valentine Faure, Adeline Grais-Cernea, Marie Groneau, Eric Le Bot, Guillaume Léglise, Xavier Martin-Turmeau, Sébastien d’Ornano, Valérie Paillé, Jean Perrier, Octave Préboist, Tristan Ranx, Jean Soibon, Alexis C. Tain, Pacôme Thiellement, Delphine de Vigan, Patrick Williams stylistes Billy, Vava Dudu, Marion Jolivet, Annabelle Jouot, Chloé Fabre photographes Pauline Beaudemont, Antoine Cadot, Thomas Corgnet, Caroline de Greef, Brigitte Henry, François Hugon, Ilanit Illouz, Philippe Levy, Lomography Paris, Will Sanders, Henrike Stahl, Tom[ts74], Julien Tual illustrateurs Stéphane Argillet, Jonathan Bougard, Benjamin Bruneau, Sylvain Cabot, Thomas Dircks, Anna Dubosc, Juliette Maï Poirot, Sammy Stein, Bec Stupak & Malcolm Stuart remerciements Sébastien Battut, Sébastien Broquet, Fany Rognogne (à vie), Stéphanie Martin, Marion Thibault en couverture Photographie Henrike Stahl Stylisme Annabelle Jouot Illustration Bec Stupak Combinaison Paul&Joe Bagues Yoshiko Création Bracelets et collier stylist’s own Sandales compensées Junko Shimada

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La vie se passe Ă table

Dizzee Rascal Digestion difficile 16

Abha Dawesar Tea team 18

Seun Kuti Poulet booya ! 20

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9^ooZZ

rascal Loges des halles de la Villette, Paris 19e, mercredi 5 juin 2008

Dans les coulisses du festival Villette Sonique, on a taquiné dix minutes Dizzee Rascal, 22 ans, qui s’offre cet été un duo très return of the mack avec Calvin Harris via le single Dance Wiv Me. Vainqueur : la teigne de Londres, par KO.

Parce que vous êtes des jeunes producteurs de musique d’avant-garde ! Exact. C’est quoi la question, déjà ? … a-t-elle pour mission de faire tomber les barrières entre les genres ? Avec mes trois albums, Boy in da Corner [2003], Showtime [2004] et Maths+English, j’ai toujours essayé de faire des choses différentes, avec des cultures et des sons de toutes sortes. Et je t’ai déjà dit que Timbaland et RZA faisaient ça bien avant moi.

Au dos de la pochette de son troisième et dernier album Maths+English (2007), le jeune prodige du rap anglais, de dos, lève haut le majeur – garçon pas commode, quoi. Refusez les interviews les soirs de concert, c’est toujours un échec. A l’heure prévue, juste après les balances, Dizzee Rascal, le vaurien qui te donne le tournis, décale l’entretien pour aller s’acheter des lunettes de soleil. Paddy, son manager, suggère un créneau entre le dîner et le live. « Diz » se pointe une heure en retard, l’air enfumé. Paddy, stressé, nous presse à l’intérieur de la loge. Les basses du groupe Clipse, sur scène, font déjà trembler les murs.

Est-il trop tôt pour parler d’un nouvel album ? Oui. Mais j’ai entièrement supervisé l’album de Newham Generals, sur mon label Dirtee Stank, mec. Les questions suivantes sont de Juliette Lewis, l’actrice de Tueurs-Nés, lors de sa recontre avec Chuck Palahniuk, l’auteur de Fight Club. Pourquoi ? Euh… parce qu’elles sont drôles ? Enchaîne, mec.

Que signifie pour vous la notion d’exotisme ? Dizzee Rascal : L’exorcisme ? [A son manager] « C’est lui le mec avec qui ça doit durer vingt minutes ? » Ah, l’exotisme. La musique caribéenne, ou hawaïenne, je suppose. Quel rapport avec moi ?

Quelle était votre expression favorite quand vous étiez ado ? Je ne sais pas : va te faire enculer ? [Sa petite amie, dans le coin, ricane]

En tant que producteur, êtes-vous tenté de suivre l’exemple de vos confrères Switch et Diplo [entretien p. 86 ], cherchant de nouveaux sons au Brésil et à la Jamaïque ? Tous les grands producteurs font ça : Timbaland ou RZA, avec toute cette vieille musique chinoise – ou japonaise ? – m’ont réellement influencé. C’est très positif : ça permet aux gens d’apprendre ce qui s’écoute dans le monde. Moi, je ne voyage que pour les vacances, pas spécifiquement pour travailler, tout en restant attentif : si un morceau reggae dans un club me fait danser, ça peut me donner envie d’inclure un élément reggae dans une chanson. Mais ça n’influence pas pour autant ma musique, dude. Je ne vais pas passer mon temps autour du monde à rechercher de nouveaux genres musicaux.

Avez-vous déjà cassé le nez d’un type – ou poignardé quelqu’un, intentionnellement ? Je n’ai jamais cassé le nez de personne, non. Pose-moi des questions sérieuses, maintenant. Euh… comment expliques-tu que Mozart ait écrit des symphonies à 7 ans ? C’était un génie, apparemment entouré de poètes. Un don – que j’ai peut-être. Je crois en une seule énergie qui nous connecte tous. Comme la Force dans Star Wars ; exactement, man. Ambiance glaciale, Dizzee semble atterré. Vingt minutes plus tard, face à une centaine de spectateurs bondissants, Dylan Mills prouvera à nouveau, en moins d’une heure, qu’il possède très sérieusement le meilleur flow d’Europe, et pas seulement pour des raisons de vitesse ou de venin ; plutôt pour sa science

Cette génération de musiciens : vous, Diplo, Switch… Pourquoi tu me parles encore d’eux ?

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« Je n’ai jamais cassé le nez de personne. » Dizzee Rascal

du placement de voix, nasillarde à souhait, guillotinant l’accent londonien. Tout aussi sidérant, le dee-jay, à l’arrière-plan, le bras droit mort, mixe avec le nez les beats dévastateurs de U can’t Tell me Nuffin’, Pussyole [old skool] ou du toujours chic Suk my dick, dont les paroles traduisent à peu près cela : « Certains disent que je suis trop bon, mais je m’en tape parce que je suis pas de la merde, alors suce ma bite. Les gens pensent que je prends tout ça à la légère mais je leur dis “allez vous faire enculer” ». Si t’aimes pas mes trucs tu peux sucer ma bite, j’en ai vraiment rien à foutre de ton avis, je suis un putain de génie. J’essaie de bien me comporter, d’être poli. Alors dégage, j’ai pas envie de jouer. » Message reçu, rudeboy. — Entretien Richard Gaitet Photographie Thomas Corgnet

Maths+English Dirtee Stank / XL

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Dawesar Le Rendez-vous des Amis, Paris 18e, mardi 27 mai 2008

Aussi Indienne que New-Yorkaise, Abha Dawesar, 34 ans, « personnalité de l’année » selon Time Out, en 2005, frise la carte postale avec Dernier été à Paris. Où prendre le thé pour commenter sa romance de saison érotico-artistique sur fond de croissants chauds et de Musée d’Orsay ? A deux pas du Sacré-Cœur, pardi.

extérieur. En 2002, j’ai quitté mon job à New York [dans la finance] et je me suis installée un mois à Paris, dans une sorte de placard, pour faire une coupure. Je parlais un français sommaire. J’ai visité les lieux touristiques une fois pour toutes et ai fait plusieurs escales ici lors de voyages entre Boston et Dehli. Puis je suis revenue deux mois la même année, j’ai travaillé la langue, et quatre mois l’année suivante, pour m’immerger dans la culture. Je loge maintenant dans un appartement, une résidence d’auteurs, près du jardin du Luxembourg. Je suis gâtée.

Dans Dernier été à Paris, le couple se demande s’ils sont « exotiques » l’un pour l’autre. Vous posezvous la question ? Abha Dawesar : J’ai quitté l’Inde à 17 ans pour m’installer aux Etats-Unis. Pour les Indiens, je suis celle qui est partie, un objet de fantasmes. Pour les Américains, je suis New-Yorkaise dans mon mode de vie, avec une culture indienne, tout en parlant français. C’est le regard des Français qui m’embête maintenant : tout le monde me pose ces questions qui nécessitent

Le vieux séducteur, c’est Jean d’Ormesson, non ? Je ne le connaissais pas à l’époque. Mais le personnage n’est pas aussi charmant que lui. Aux Etats-Unis, ils parient sur un mélange entre Salman Rushdie et Henry Roth, un Américain que j’ai lu après – rien à voir.

L’enjeu de Dernier été était-il de jouer avec le folklore parisien : Montmartre, les viennoiseries, le fromage ? Selon moi, ces clichés, pour partie, sont authentiques. Dans la file d’une pâtisserie ou dans un « Dans la file d’une pâtisserie ou dans un restaurant restaurant de fromages, mes expériences étaient si fortes en termes d’écriture que ça n’a rien à de fromages, mes expériences étaient si fortes en voir avec Paris, si vous voulez. C’est le regard termes d’écriture ! » d’un étranger sur ce folklore, avant une certaine Abha Dawesar routine. Les étrangers perçoivent en premier ce que la ville montre d’elle. Même les épisodes un point de vue fixe . Or, je partage vraiment la vie de désagréables – un vol, un passage à la préfecture –, trois pays. Certains m’ont dit que Babyji [2005] était puisque nouveaux, étaient excitants. Comme le statut exotique parce qu’il se passait en Inde. Pour moi, il était réservé aux écrivains, très différent avant tout intime : la société indienne pèse lourd sur qu’à New York, sans vraiment d’espace pour la réflexion l’individu, et cette intrusion permanente – au niveau et l’art, malgré de très beaux musées. des frontières physiques dans un train, par exemple – a des conséquences. Cela varie selon les lecteurs : les Vous appliquez-vous la critique faite à l’écrivain du Indiens ont été surtout frappés par le côté new-yorkais livre : « je crois que mes scènes de sexe ne sont pas très de Miniplanner [2000] et interprètent Dernier été à Paris excitantes » ? comme l’histoire d’un écrivain indien – contrairement Les magazines indiens disent souvent que les auteurs aux Français. Néanmoins, je ne sais jamais quoi locaux, y compris la première génération d’expatriés, répondre quand on me demande où j’habite. n’évoquaient jamais ou parlaient « mal » de sexe. Là-bas, je suis un peu classée comme un auteur sulfureux et De la jeune romancière new-yorkaise ou du vieux on ne m’a jamais dit que ces scènes étaient ratées – j’en Nobel indi, duquel êtes-vous la plus proche ? parle beaucoup, ouvertement, à la différence des autres. Franchement, de tous mes personnages, comme de tous Je n’arrive pas à lire Bret Easton Ellis, par exemple. leurs rapports à l’écriture. J’ai veillé à dissocier la jeune A l’inverse, Bataille, dans Histoire de l’œil, reste très fille de moi-même autant que possible. J’ai écrit ce livre sensuel, comme Duras et son rythme, ou L’Accordeur de en 2004, quand je ne connaissais pas du tout le milieu piano de l’Américain Daniel Mason. J’adore également littéraire français ; aujourd’hui, mon regard n’est plus &Std20_1.indd 18

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le livre

Paris-plage

Son premier roman, Miniplanner, parlait d’homosexualité new-yorkaise en col blanc, le deuxième, Babyji, de femmes indiennes sur fond de crise sociale. Dans Dernier été à Paris, Abha Dawesar met en scène un intellectuel septuagénaire inscrit sur Meetic, une jeune artiste avide d’un peu tout, un auteur français consultant ès drague et une ville lumière © élevée sur un piédestal. Les jeunes filles en fleur ne sont pas farouches, les courbures des statues suintent la sensualité, et la capitale redevient pour un instant le haut-lieu de l’art et du charme. Un roman au rythme déroutant, à lire entre deux séances de bronzage naturiste au troisième étage de la tour Eiffel. — F. P.

Le Théâtre de Sabbath de Philip Roth – surtout la petite note à la fin – que j’ai relu en écrivant Dernier été.

Indienne, parler pour lui, c’est difficile. J’ai besoin de le découvrir, de lui donner un passé, une adolescence. J’interroge beaucoup de jeunes qui travaillent dans les bars. Je ne sais pas si je vais trouver le chemin ou si je vais tout raconter du point de vue de la fille indienne. J’ai deux cents pages et je crois que je vais tout abandonner. Pour recommencer.

Où en êtes-vous de l’écriture de Family Values ? C’est terminé. Il se déroule à Delhi dans un lieu propice à la claustrophobie. C’est un roman d’apprentissage autour d’un enfant de 10 ans et d’un héritage dans une famille pas très gaie, l’opposé d’une saga familiale. Il sortira en janvier 2009 au EtatsUnis et l’été suivant aux éditions Héloise d’Ormesson. En septembre, je serai en résidence d’auteurs près de Lille, en pleine campagne, dans l’ancien château du mari de Marguerite Yourcenar, pour terminer un roman commencé avant Dernier été à Paris et pendant Family Values. Je suis vraiment bloquée : le narrateur est un scientifique trentenaire, français, et même s’il habite à New York, s’il vit une histoire d’amour avec une

— Entretien Richard Gaitet & François Perrin Polaroïds Brigitte Henry

Dernier été à Paris héloïse d’ormesson Babyji 10/18

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Kuti Jardins de l’hôtel Mercure, Pantin, vendredi 23 mai 2008

Héritier génétique de l’afro-beat original, le Nigerian Seun Kuti, 26 ans, en tournée avec l’orchestre historique de son père Fela, sort le saisissant Many Things, premier album militant, et évoque en souriant l’éventualité d’une carrière politique.

enquête est en cours auprès de la Cour suprême, mais nous savons tous comment marche le Nigeria : c’est une farce. Ce président – ce chef d’entreprise – ne respecte que le Mal. En huit ans de gouvernement de l’Etat de Katsina, il n’a pas réussi à résoudre le problème des soins et des transports. Comment pourrait-il le faire pour tout le pays ? Mi-juin, il sera en visite officielle en France. Quelle devrait être l’attitude de la France à son égard ? En premier : retirer son nez des affaires africaines, elle a fait assez de dégâts. Peu importe de quoi ils auront parlé, ils oublieront tout. Ensuite, changer le protocole : l’Afrique mendie sa nourriture, son eau, ses routes, son électricité, alors que nous sommes le continent le plus riche en termes de ressources. L’Amérique vient nous acheter du riz, et nous achetons du riz à la Thaïlande ! Ils prennent les citoyens pour des bébés ! Je n’attends donc rien des rencontres d’une marionnette avec Sarkozy, Poutine, Bush… jusqu’à Barack [Obama] ! Et Barack me parlera, plutôt qu’au président.

Ces jours-ci, le président nigérian Umaru Musa Yar’Adua fête sa première année de mandat, après l’une des élections les plus corrompues de l’histoire du pays. Il affirme avoir fait « progresser le respect de la loi et de la démocratie ». Qu’en pensez-vous ? Seun Kuti : « Le respect de la loi » pour le gouvernement, c’est le business – pas pour le peuple qui ne connaît que l’illusion de la liberté. Nous sommes encore brutalisés par la police, juste en marchant dans la rue si les flics n’aiment pas ton visage. Ce président n’a fait qu’approuver la politique du précédent, Olusegun

Avez-vous déjà eu des ennuis ? La police faitelle toujours des descentes en République de Kalakuta [le quartier historique de la famille Kuti] ? Moins agressives qu’auparavant, mais je me suis fait arrêter il y a deux semaines, pour rien : je fumais de la marijuana. Neuf heures de cellule pour un joint ! Ils m’ont laissé partir parce qu’ils ont lu que j’étais en concert en France. En décembre, mon frère Fémi a vu débarquer 400 policiers chez lui pour vol et recel supposé d’armes à feu ! Un artiste international nommé aux Grammy Awards en 2003 ! Je me sens violé. Et cela arrive tous les jours en Afrique ; moi j’ai de la chance, les gens m’écoutent. Pendant les procès,

« Si vous voulez vous faire botter le cul par les flics, appelez-les zombies. Ça marche toujours. » Seun Kuti Obasanjo [1999-2007], et distraire le peuple. Personne ne peut croire que seize millions de dollars ont été dépensés pour une électricité que nous n’avons toujours pas. Il a été placé là par sélection, pas par élection, avec des votes cachés. Cela aurait du être le frère d’Obasanjo, mort trop tôt ! C’est pourquoi je ne vote plus : une perte de temps. Il a confessé lui-même le scrutin truqué ! Un chef d’Etat qui admet l’illégallité de sa position ? Une '% Std20_1.indd 20

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vous ne voyez même pas le juge ! La révolution ne se doit pas de planifier, elle doit être spontanée, avec des morts en pleine rue. Et pourtant : les révoltes de Kabila, Mobutu... même Mandela n’a rien pu changer ! Jerry Rollins au Ghana ! Le prochain Che Guevara africain doit penser au futur.

père, j’ai toute l’inspiration qu’il faut, ne vous inquiétez pas ! J’ai lu Malcom X, Marcus Gavey, et même des livres religieux… quoique je n’ai pas aimé le Da Vinci Code. Mais comme disait mon père : « J’ai un doctorat de bon sens. » Utilisez-vous le mot « zombie » de Fela, pour stigmatiser la lenteur des politiques ? Pas la lenteur : leur absence d’âme. « Marche », « tire », « stop ». Si vous voulez vous faire botter le cul par les flics, appelez-les zombies. Ça marche toujours.

Et si c’était vous ? J’ai besoin d’expérience, d’avoir du succès avec mon premier amour, la musique, et ensuite j’y penserai. Nous avons des régulateurs, mais pas de leaders. Mon oncle Beko Kuti, membre du gouvernement, n’arrive pas à agir, faute d’argent. Je préfère être mon propre soutien, avec le peuple derrière moi – et c’est tout. Pour moi, la musique, c’est de la politique. Grâce à elle, l’idéologie de la vérité est répandue pour contester. Elevé par mon

Parlons d’afro-beat : comment, si jeune, gagner la confiance d’un groupe de musiciens de 50-60 ans ? J’ai ça dans mes gênes. Nous avons une relation spéciale : je chante avec eux depuis mes 8 ans, chaque

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membre est comme un frère, un oncle, nous sommes une unité en marche. Lancer un groupe d’afro-beat coûte très cher. Je suis le fils de Fela, mort depuis dix ans, et j’ai presque mis six ans à enregistrer ce premier album. L’afro-beat est la musique du futur, dans 40 ans, ce sera le mainstream mondial. Comme le hip hop, c’est l’idéal pour s’exprimer. Le rock s’adoucit, mec.

Parfois, ses sujets sont vraiment stupides, mais son flow, mec, ses figures de style, ses rimes, quel grand artiste. Alors que Pharrell Williams a été payé par la CIA pour ruiner le hip hop… Chut ! Je pensais que Pharrell ferait des beats comme James Brown de la soul, je ne comprends pas son concept : s’habiller comme un Blanc, faire sonner Snoop Dogg comme… Drop Like it’s Hot, Sexual Seduction… Donc ne blâmons pas Eminem pour MTV uniquement parce qu’il est Blanc.

Votre frère Femi partage-t-il le même avis ? Mon frère aime faire fusionner l’afro. Mais on ne parle ni de ça, ni de musique, ni de business. On parle… de trucs. Mais tout est très cool. Mon père est le Mozart,

Qu’est-ce qui est exotique, pour vous ? Personne ne m’a jamais dit que j’étais exotique, jamais. « L’afro-beat est la musique du futur, dans 40 ans, Les Japonais ? Je ne crois pas aux étiquettes, blanc, noir, oriental. Je crois aux choses exotiques, comme ce sera le mainstream mondial. » les pyramides de Gizeh, que Seun Kuti je n’ai jamais vues. Alors que mon groupe s’appelle le Bach de notre musique. Je ne crois pas que l’afro-beat Egypt 80 ! Ça fait deux ans que je promets à ma copine doit sonner comme le rock, le funk, le hip hop. Tous les que nos prochaines vacances, ce sera là-bas. Et nous genres devraient plutôt sonner comme l’afro-beat, mon irons. Booya ! album le prouve, original afro style. J’aime le nouvel — album de Jay-Z, Nigerian Gangster, avec les rythmes Entretien Richard Gaitet de Fela. Photographie Caroline de Greef

Live!

Seun Guevara prend le pouvoir le 7 août au festival Sakifo de la Réunion le 25 septembre à Marseille, le 9 octobre à Lyon le 10 à Nancy, le 11 dans le Val-de-Marne le 14 à Nantes, le 15 à Angers, le 16 à Bordeaux le 18 à Toulouse et le 23 à Tourcoing.

Vous êtes fan d’Eminem. N’est-il pas l’un des symboles de l’impérialisme culturel occidental que les Kuti combattent ? Je ne regarde pas sa nationalité, je regarde ses qualités de musicien, ses textes. Il sait raconter des histoires.

un disque

Fela Ier réédité Kuti connaîtra l’humiliation, la concurrence de la soul, les galères pour payer l’hôtel – et la rage qui l’amènera à créer à son retour, de toutes pièces, l’afro-beat, « sur fond de basse, des rythmes typiquement africaines, de polyphonies d’instruments ». Historique. — R. G. * in Fela le Combattant, de Mabinuori Kayode Idowa (Florent Massot).

« En 1963, Fela rentre au Nigeria, son diplôme de piano et de trompette au College of Music de Londres en poche. Il est embauché à la Nigerian Broadcasting Corporation, la radio nationale, avec la promesse d’un poste de chef d’orchestre. Rien ne se fait, et Fela fonde son propre groupe auquel il donne, comme à Londres, le nom de Koola Lobitos. Au Nigeria, personne n’achète ses disques, les salles sont vides. Il tente sa chance au Ghana, jouant du highlife, un mélange de jazz et de percussions africaines – de la musique de danse, assez blanche – et alterne les tournées entre les clubs d’Accra et de Lagos. »* Et c’est ce highlife, un jazz d’ambiance pour faire danser les toubabs qui rencontra très peu de succès, que l’on écoute, intrigué, sur la double réédition Lagos Baby 1963-1969. « On sent qu’il cherche un certain son », dit Seun de ces documents précieux, aux sonorités désuètes, composés juste avant le voyage aux Etats-Unis, où Fela Ransome-

Fela Ransome-Kuti & His Koola Lobitos Highlife jazz & afro soul 1963-1969 vampire soul/ differ-ant

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5 VAMPIRE WEEKEND Vampire Weekend 1er album du quatuor new yorkais que le Village Voice ou Pïtchfork compare à Fela ou encore aux Talking Heads. Leur son est unique, et terriblement accrocheur ! En concert le 4 juillet aux Solidays à Paris, le 5 juillet aux Eurockéennes de Belfort et le 6 juillet à Arras / Main Square Festival 6 MY MORNING JACKET Evil Urges Nouvel album du quintet américain aux chansons aériennes avec des incursions tantôt country, folk et soul. Sortie le 10 juin. En concert le 9 juillet à Paris / Le Trabendo. 7 BON IVER For Emma, Forever Ago 1er album de Justin Vernon aka Bon Iver qui offre une folk acoustique à découvrir absolument. En concert le 2 octobre à Paris / la Maroquinerie et le 5 à Tourcoing / Le Grand Mix 6

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8 THE COOL KIDS The Bake Sale 1er EP de la nouvelle coqueluche des fluokids aux Etats Unis. Le groupe a puisé son inspiration dans le hip hop des années 80 représenté par Eric B & Rakim. Sortie le 5 août. Album prévu pour la fin de l'année. En concert à Paris le 7 juillet au Zénith en 1ère partie de Jay-Z 9 SHEARWATER Rook Le grand retour de Shearwater, avec un album organique, mélancolique et puissant ! En Concert le 18 juillet à Paris / La Maroquinerie

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1 BECK Modern Guilt Nouvel album produit par Beck & Danger Mouse, avec la participation de Cat Power. Un véritable chef d’œuvre, sorti de nulle part, et qu’entre nous avouons-le, nous n’attendions pas. Sortie le 7 juillet. En concert le 7 juillet à Paris / L’Olympia

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2 RATATAT LP3 Nouvel album du duo electro-rock adulé par Daft Punk et Björk. Sortie le 8 juillet. En concert le 8 août à Cannes / Festival Pantiero et en tournée dans toute la France en septembre.

10 ADELE 19 Découvrez le 1er album de la révélation soul folk anglaise ! En concert le 27 Juin à Paris / La Cigale 11 MATMOS Supreme Balloon Quand les deux chantres de la musique intelligente se font plaisir, le résultat ne cesse de surprendre… 12 EL GUINCHO Alegranza Adepte du sampling, l'espagnol El Guincho délivre un premier album incomparable mixant diverses influences créoles, brésilliennes, afrobeat, et rock & roll le tout sur des beats électro. Du pur psychédélique exotique à découvrir à la rentrée 2008.

3 ALBERT HAMMOND JR. Como te llama ? Nouvel album solo du guitariste des Strokes, éclectique en diable, est l’œuvre la plus dense de sa carrière. Attention chef d’œuvre ! sortie le 8 juillet

13 TINDERSTICKS The Hungry Saw Enfin, il arrive... 5 ans après “Waiting For The Moon”, le groupe mené par Stuart Staples délivre un album magistral. En concert le 14 août à St Malo / La Route du Rock

4 STEREOLAB Chemical Chords Après un hiatus de 4 ans, Chemical Chords marque le grand retour de Stereolab qui conjuge toujours au présent la pop et la musique lounge des années 50-60. Sortie le 19 aout.

14 MYSTERY JETS Twenty One Second album du groupe anglais, Mystery Jets, produit en majeure partie par le DJ Erol Alkan (Daft Punk, Mylo), Twenty one regorge de pépites pop.

distribution

www.myspace.com/beggarsgroupfrance - www.beggars.com - facebook : beggarsgroupfrance

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Dossier remue-méninge

Matière grise

y a bon

Tourisme Excursion Chez Mama Houellebecq 26 Gastronomie Mon cuistot, c’est Maurice 30 Luxe Nulle Part Island 31 Folklore Tamouré, Tamouré 32 Featuring Aux Marquises 34 Histoire Un exotisme de masse ? 36 Géopolitique C’est où que ça chauffe ? 38 Transports Boarder line 42 Chronique Parabole de l’abri-bus 43

Portfolio Anna Dubosc & Stéphane Argillet 44 Noir Cinéma Johnny Mad Dog 48 Carnet de voyage Le Cameroun 52 Médias Le Gri-Gri international 56 Politique Gaston Monnerville 59 Etymologie Noir de mot 60 Mode Tropical sélection 62 Société Je suis exotique et c’est relou 64 Portfolio Benjamin Bruneau 66 Bananasme Afro pop Tintin aux congas 70 Ethno punk Antilles & Dokidoki 74 Savoir-faire La supérette de la vibe 75 Jazz fruité L’arbre aux bassistes 76 Tropicalisme Rémy Kolpa Kopoul 78 Photo Villette Sonique 82 Reggae stuff Diplo 86 Mode Des Papous dans la tête 88 Micro trottoir Future Primative 90 Festival Notting Hill 92 — 25 Std20_2.indd 25

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Exotisme et bananasme Excur sion

A la Réunion, nous avons papoté et cueilli des mandarines avec Lucie Ceccaldi, 82 ans, mère de l’auteur des Particules élémentaires qui la tient pour responsable de sa « faille psychologique majeure » à l’égard des hommes. Tourisme, littérature russe, fibre maternelle : la possibilité d’une elle, sous les tropiques.

«

La narration d’une vie humaine peut être aussi longue ou aussi brève qu’on le voudra. »* Sept kilomètres de relief séparent Etang-Salé, paisible cité balnéaire à l’ouest de la Réunion, d’une petite case en bois sous tôle, posée sur un lopin de terre accidenté entouré de ravines, et sur lequel fleurit un mandarinier. La route est sinueuse, rongée par la mousse et la végétation luxuriante. A notre arrivée, un orage éclate. Nous retirons nos chaussures, et c’est donc pieds nus, complètement trempés, deux beaux ananas en guise de cadeau, que nous pénétrons chez (Janine) Lucie Ceccaldi, mère de l’écrivain Michel Houellebecq

claquent et la lumière faiblit – à quatre heures de l’après-midi. Au-dessus du lit défait, un crucifix, et sur le bureau, de grosses lunettes, un journal russe et la méthode Assimil pour le lire. La chaîne hi-fi fonctionne avec des panneaux solaires – Lucie Ceccaldi n’a pas l’électricité. Insulaire dès 1954 et cachée sur ces hauteurs (« je ne veux pas qu’on me retrouve ») depuis vingt-deux ans, ce médecin généraliste retraitée – fumant clope sur clope – d’obédience écolo-baba-marxiste n’a pas démarré son break C15 mauve depuis trois mois ; ses compagnons : Saphir, un gros matou rouge qu’elle aime prendre en photo, et une chatte siamoise anonyme qui, comme elle, « se méfie de l’humanité ». Lucie se déplace avec une béquille en raison de deux coxarthroses. L’eau du thé bout. Le plus surprenant reste encore son allure : on dirait Michel, surtout son élocution, version hippie centenaire. Lucie soupèse chaque mot, brisant les silences de saillies céliniennes ou d’un rire rentré, court. Nous repartirons avec deux scoops : l’existence d’un premier livre, un essai écrit en 1968 ; et l’aveu d’une affection filiale, ténue, certes, mais laissant filtrer l’horizon d’une possible réconciliation.

« J’ai donné à téter, je l’ai torché, bercé, langé, cajolé, carressé jusqu’à cinq mois, le Houellebecq ! » Lucie Ceccaldi

et auteur de L’Innocente, autobiographie de plus de 400 pages, ni bien ni mal écrite, assez ennuyeuse – ou décevante si l’on attendait un règlement de compte acéré, voire davantage de clés pour appréhender l’œuvre du fils, né Michel Thomas « à l’aube d’un dimanche […] le 26 février 1956 », à l’hôpital Saint-Pierre – et envoyé chez ses grands-parents en Algérie cinq mois plus tard. En 1960, elle accoucha de la demi-sœur de Michel, Catherine, qu’elle n’éleva pas non plus et qui serait « sportive à Clermont-Ferrand, dans je ne sais quelle discipline ». Nous avançons dans la case, où retentissent les Chœurs de l’Armée rouge – on ne s’entend pas, les volets

Lucie, vous sentez-vous Réunionnaise ? Lucie Ceccaldi : Je me sens comme quelque chose qui essaie de devenir un être humain. Apparentée à un peuple, à la limite, mais pas à une nation, c’est de la merde. La Réunion, c’est un hasard – ça aurait pu être Bamako –, ou un destin. Moi, j’ai un destin, et c’est pas — 26

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donné à tout le monde. Je connais l’île par cœur, toutes les montagnes, toutes les vallées, toutes les rivières. Mais si j’avais quarante ans de moins, je resterais pas cinq minutes. Pfffuit ! [On demande la permission de baisser le volume de la chaîne hi-fi] Ne touchez pas à mes appareils ! Même si vous êtes un expert ! L’écologie ici, ça se pratique, ça se bavasse pas. [Roulant une cigarette] Vous qui aimez la tranquillité, pourquoi écrire un livre et faire sa promotion ? Il m’est venu à l’esprit comme ça, c’est tout. Ces cons de journalistes ont dit que c’était au cours d’une « longue hospitalisation ». Deux heures pour le premier œil, trois pour le second ! Une opération très banale de la cataracte, en juin 2005. Je ne me souviens plus quand je l’ai écrit. Sur des feuillets manuscrits, que bien heureusement j’ai gardés au cas où il faudrait les montrer – car il y a des journalistes qui ont écrit que Denis Demonpion [auteur en 2005 de Houellebecq non autorisé, enquête sur un phénomène] avait tout rédigé. Il n’a pas écrit ou changé une virgule, je lui aurais arraché les deux yeux et il le sait. Il prenait le texte au fur et à mesure et le tapait sur son ordinateur de façon présentable. Ils veulent que j'en fasse un deuxième, mais j'ai pas l'impulsion.

foutre en l’air chez moi pour chercher des traces de Paul Vergès [frère de Jacques], dans l’illégalité, pour quantité d’articles critiquant la guerre d’Algérie, ce qui coûtait une fortune en procès à son journal, qui ne payait plus. Les flics emmerdaient tous les gens susceptibles de le cacher, dont moi. Nous étions amis, on se disait communistes dans les first sixties. J’écrivais aussi dans les trois journaux de l’île : je m’insurgeais contre le moindre poteau en béton.

Ecriviez-vous avant ? J’ai eu une première impulsion, un livre purement politique, La Réunion 1968, publié chez Maspero l’année suivante. Au sujet de l’île comme scandale économique, politique et social. Sous le pseudonyme de Jean-Claude Leloutre, parce qu’un jour les flics étaient venus tout — 27 Std20_2.indd 27

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Exotisme et bananasme Excursion (suite) Le titre, L’Innocente, c’est votre idée ? Ça m’est venu un soir. Pour ne pas dire L’Idiote. Si Dostoievski – mon maître inconditionnel – n’avait pas écrit L’Idiot, je me serais appelée L’Idiote. J’ai commencé par Crime et Châtiment, à 15 ans. J’aime sa démesure, les pulsions de l’homme traduites en personnages. « L’innocente »… c’est vrai que je me demande pourquoi elle marche à l’envers la civilisation. Ils ont réduit les Réunionnais, des travailleurs paisibles, à des abrutis branchés sur la télé qui ne pensent qu’à faire élire leurs filles Miss Monde. Tristes tropiques. Et les « Zoreilles » [les métropolitains] qui arrivent en terre promise avec des salaires une fois et demie la normale et qui se plaignent de la chaleur... Ici tous ces péquenots transformés en touristes viennent avec leurs enfants chier en cœur autour des arbres. Avant de partir, si vous êtes sympas, vous irez me cueillir des mandarines.

Quels étaient vos désaccords sur la première guerre du Golfe, lors de votre dernière entrevue avec Michel, en 1991 ? Je considérais l’Amérique comme une puissance occupante, coupable d’impérialisme, et j’étais contre son intervention en Irak. Michel disait [sous réserve] qu’ils avaient « parfaitement raison d’envahir ces pays de merde, c’est très bien qu’on arrose ces gens-là au napalm et qu’on fasse passer le bulldozer dessus, faut tous les tuer, etc. » – des conneries. Pour provoquer. Il avait envie de notre rupture. Il était en train de divorcer, dans une période d’instabilité psychologique. Je me trompe peut-être. Au lieu de la colérique postface le concernant, n’auraitil pas mieux valu écrire l’apaisement ? Il m’a quand même calomnié sous mon nom exact. Quand je dis qu’il n’est qu’un menteur et un imposteur, ce ne sont que des constatations.

Ok. Vous relisez vos classiques ? Je sors pas des Russes. Je relis la Bible. Sans Dieu, comment vous seriez là ? Vous croyez que vous descendez du singe ? On n’a jamais observé, d’un point de vue scientifique, le passage d’une espèce à l’autre. Il n’y a pas d’évolution ! Une involution, oui, les espèces peuvent s’uniformiser, perdre de leurs particularités. Tant que les hommes seront des moutons croisés avec des veaux, espèce nuisible qui mérite de disparaître, ien ne pourra s’arranger.

[Michel Houellebecq a déjà tué deux fois sa mère : dans les médias, déclarant aux Inrockuptibles qu’elle était « morte » en 2006 ; et dans la fiction, au sein des Particules élémentaires (1998), mettant en scène, nominativement, le décès de Janine Ceccaldi, « la vieille pute […] installée dans une maison de babas », « bourgeoise libérée et friquée », « créature brunâtre, tassée au fond de son lit », au terme d’une « vie calamiteuse ». « Tu mérites de crever », assène l’alter ego de l’auteur. « Tous les matins au réveil, je pisserai sur tes cendres. »]

« Vous êtes obsédé ou quoi ? Vous n’êtes pas là pour parler d’obstétrique ! »

« Si par malheur, il remet mon nom sur un truc, il va se prendre un coup de canne dans la tronche, ça lui coupera toutes les dents, ça c’est sûr ! » C’est un peu agressif, non ? Bon, je n’irai sans doute pas jusque-là – je ferai sans doute rien du tout. Parce que finalement j’en ai rien à foutre. Mais si je me trouve à Paris et que je le croise à une signature d’un roman où je suis décrite comme une putain entretenue par un Américain, je lui mets mon poing sur le nez, en prenant l’assistance à témoin, jusqu’à ce que les flics arrivent.

Lucie Ceccaldi Croyante et marxiste, c’est possible ? Il doit y en avoir quelques millions d’autres, à commencer par la plupart des Russes. Poutine raconte qu’un jour, par la faute d’une bougie, sa bibliothèque a pris feu et tout a cramé, sauf la Bible. De ce jour-là, ses relations avec Dieu ont changé. Moi, il m’est arrivé pareil, un mauvais courant d’air, bien qu’une partie du Nouveau Testament ait brûlé.

Vous n’avez lu de lui que Les Particules élémentaires ? Ça m’a suffi. La littérature de ce genre, qui commence par un vieux chimiste qui se demande si sa secrétaire se masturbe, ça me tombe des mains, direct. Je suis contre tout ce qui s’apparente à la pornographie. J’habite à sept kilomètres du premier endroit où on peut commander un livre, et vous croyez que je vais me donner la peine, oh ? [Elle siffle] Moi, je fais ma soupe ! Hé oui ! Faut que j’aille aux commissions, faire le ménage, je suis très occupée ! Il écrit ce qu’il veut, j’en ai rien à foutre ! Ceci dit, s’il veut se réconcilier, je l’attends les bras ouverts ! Mais je vais pas vous faire la crise « mon fils retrouvé, ah ! » à la télévision, non. C’est une affaire de famille. S’il vient, il sera bien reçu – à condition qu’il n’amène pas de chien, j’ai un chat susceptible [elle rit].

Vous dites avoir vu et pratiqué des milliers d’accouchements. Combien, en réalité ? Ouais : 2 200, environ, de 1958 à 1971, parfois deux, trois par jour. Je m’en suis aperçue à 42 ans et comme dit l’autre [son fils], c’est la fin de la vie [dans son blog, Mourir : « la pente descendante, l’obscurcissement, la zone grise »]. Alors la vieille, t’es encore deboute ? Ouais, et je vous emmerde ! Est-ce qu’avoir accouché tant de bébés peut dégoûter d’en faire soi-même ? Pas du tout. Vous êtes obsédé ou quoi ? Vous n’êtes pas là pour parler d’obstétrique ! — 28 Std20_2.indd 28

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Comment expliquez-vous votre indulgence à tous les deux par rapport à son père ? Son père, c’est un brave homme, solide, sur lequel je pouvais compter, à qui j’ai donné tout mon pognon pour qu’on s’achète des terrains. J’aime la terre, je me serais bien vue prendre ma retraite en Corse, terre de mes ancêtres, sur une propriété, peinard, avec des clémentiniers, et lui, à l’autre bout ; qu’il ait une maîtresse et moi un mec, ou pas. Comme un ami, que je pensais qu’il était, au-delà des histoires matrimoniales qui furent un échec.

que moi ! Elles profitent d’un système ! Aide-ménagère, école maternelle, nourrice ! Je ne suis pas une bonne mère mais une femelle suroccupée : je préfère être indépendante, baiser avec tout le monde ou personne, gouine si je veux ! Les gens comme moi n’auraient pas dû avoir d’enfants. Si on n’est pas foutu de s’en occuper, on n’en fait pas. Je le regrette pas, et si parmi les milliers de gens qui meurent chaque jour sur la planète, Houellebecq était dans le lot, il n’y a que lui qui me ferait de la peine. Et votre fille, peut-être. Oui. A égalité. [Il pleut toujours sur la case.] Quel temps dégueulasse. Un jour, un cyclone balayera cette île. Franchement, on est mieux à Paris. On trouve de tout. Des gens à qui parler, par exemple.

Pensez-vous vraiment que « la plupart des femmes n’ont pas la fibre maternelle, mais n’osent pas le dire ? » Oh certes ! Quand mon chat s’en va, je suis malade d’inquiétude. A fortiori un enfant. Mais les gens n’ont pas envie de se faire chier avec ces marmailles qui veulent une moto, qu’ils s’en aillent ! Les familles nombreuses, ça n’existe plus en Occident. C’est le père, la mère, ou une mère seule, ou deux bonnes femmes ou deux bonhommes qui décident d’avoir un enfant. Toute leur attention est focalisée sur cet être unique, irremplaçable, qui va devenir le plus beau, le plus intelligent – qui toute sa vie sera frustré en s’apercevant que c’est faux. L’instinct maternel je l’ai puisque l’homme est un animal. Je ne l’ai pas étouffé à la naissance, le Houellebecq. J’ai donné à téter, je l’ai torché, bercé, langé, cajolé, carressé jusqu’à cinq mois. Puis je ne m’en suis plus occupée… parce j’étais médecin, à parcourir les montagnes dans un pays sousdéveloppé. Je faisais parfois 300 kilomètres par jour. Les femmes qui disent parvenir à être une femme active et mère de famille n’ont pas plus l’instinct maternel

Puis Lucie Ceccaldi nous tend une liste de courses préparée à l’avance, qu’elle nous demande de faire pour elle : du thé, du riz, de l’huile, du piment, un briquet, des piles pour la radio, du whiskas et des cartes postales religieuses qu’elle enverra à d’énigmatiques Espagnols. Le lendemain, nous cueillerons les mandarines, sans tarder, abandonnant la mère de Michel Houellebecq à ses secrets. — Entretien et photographie Richard Gaitet & Sébastien Broquet (à la Réunion) * Les Particules élémentaires.

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Exotisme et bananasme Gastronomie

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Mon cuistot s'appelle

Au cœur de l’archipel des Mascareignes, téléportés goûteurs d’un atelier des saveurs internationales, nous avons médité sur l’exotisme culinaire.

n commis s’acharne à la machette sur un tronc de palmier pour en extraire le cœur, qui sera cuit à l’étouffée. Une cuisinière broie un mélange d’épices sur un bloc de pierre. « Le masala n’a pas le même goût si on ne le prépare pas sur la roche à cari. C’est un geste ancestral. On est dans le domaine du sacré », explique un chef français. L’assistance, composée de gourmets VIP et de journalistes, approuve. Une attachée de presse allemande m’explique que la fille à droite, là, c’est la Kylie Minogue d’outre-Rhin. On me propose une troisième coupe de champagne. Il est 12h30, quelque part dans l’Océan Indien. Je participe à l’Atelier des saveurs culinaires de l’île Maurice. Une manifestation montée par Stéphane Jean, executive chef des hôtels Naïade. Le principe : inviter des cuisiniers de haut-vol pour des ripailles cinq étoiles basées sur le terroir mauricien. Achards de palmiste, étouffées de brèdes et rougails de boucané vont être transfigurés par la moulinette de cadors venus de France, d’Espagne, de Thaïlande et de Maurice. Parmi eux, on compte notamment Yves Thuriès (dieu de la pâtisserie), Gérard Cagna (deux étoiles Michelin et militant de la gastronomie durable), Ludovic Gomiero (ancien second chez Michel Bras, le génie de l’Aubrac) ou Jean-Luc Rocha, collaborateur de Thierry Marx, adepte de la cuisine moléculaire (vous savez, ces gens qui fabriquent de la quiche liquide). Le highlight de l’atelier a lieu lors de la cérémonie de clôture, sur une île privée, celle des « deux cocos ». Un endroit qui ressemble à l’idée qu’on peut se faire du paradis. Sable blanc, lumières du soleil couchant, orchestre en chemise tropicale qui joue Philippe Lavil, banquet de fous furieux, bombes en tenue de soirée (dont la Kylie Minogue allemande). Champagne, Monsieur ?

« L’idée qu’on peut se faire du paradis. »

Putain : un hot-dog à la truffe noire ! Jean-Luc Rocha se lance alors dans une démonstration de cuisine à l’azote. Je goûte ses meringues venues d’une autre dimension. J’ai envie d’écrire un poème sur le caviar au chocolat. Mais je ne peux pas, car le marlin fumé à la banane me fait pleurer d’émotion. Comment fontils pour imaginer ces merveilles qui font danser mes papilles ? Je pose la question à Gérard Cagna. Il part dans un monologue de vingt minutes sur Hegel, les Wisigoths, Derrida, le Val d’Oise, le marathon de Jérusalem, l’amour (« faut pas jouer avec les femmes ») et le divin. Je remarque qu’il n’est même pas ivre. Juste passionné. Comme tous ses collègues, qui vivent leur métier à 100 % avec un réel sens de la transmission. Des artistes, un peu perchés, comme des artistes. La preuve : le meilleur charcutier de France entame un strip-tease sur une chanson de Gilbert Montagné. Si la cuisine est exotique, les cuisiniers le sont encore plus. — Texte et photographie Julien Blanc-Gras (à Maurice) — 30 Std20_2.indd 30

naiade.com

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Exotisme et bananasme Luxe

Quand les resorts cinq étoiles happent et dorlotent le voyageur, que reste-t-il du fantasme de Robinson ? Welcome sur l’île en plastique.

Pas d’inquiétude : on a pensé à m’éviter l’ennui. La journée, ce sera spa, avec ses massages ayurvédiques, shiatsu ou thérapie « d’inspiration holistique » pour une parfaite quiétude de l’âme (pourtant peu troublée jusque-là). Au coucher du soleil, croisière à bord d’un bateau traditionnel, confortablement installée sur des tapis marocains en mangeant quelques zakouskis indiens. Le soir enfin, matière à réflexion : tapas japonais, cuisine orientale ou cuisine world ? J’opte pour le troisième, commande un thaï burger accompagné d’un chardonnay d’Afrique du Sud, quand un doute m’assaille : suis-je coupée du monde sur cette île ? ou serait-ce plutôt le monde entier qui est venu à moi ? Le meilleur du globe m’est délivré dans un grand mash up arrosé de luxe. Un voyage à l’autre bout de la planète ? Je ne me suis jamais aussi peu déplacée, et pourtant je suis partout. Dix mille kilomètres pour un surplace imaginaire, sensoriel, culturel.

C

’est un hôtel « cinq étoiles luxe » sur une île déserte, quelque part au milieu d’un océan turquoise. L’océan Indien, j’imagine. Et je vais y passer cinq jours. Quand je vois se profiler l’île à l’horizon depuis le yacht qui m’y emmène, je sais déjà que rien ne viendra bousculer mon idée préconçue de « l’île de rêve ». Soleil de plomb, sable blanc, lagon cristallin, immenses villas sur pilotis en guise de chambre et sept cent employés pour moitié moins de clients. De fait, j’apprendrai vite qu’ici, tout a été pensé pour coller au fantasme de l’île paradisiaque. Agrandies cinq fois grâce à du sable prélevé au large, ses plages ont été réorientées de façon à offrir de parfaits couchers de soleil au vacancier.

Le séjour touche à sa fin, je remercie la pluie qui vient gâcher la journée, me rappelant que quelque part sur cette île, ou plutôt dans le ciel, quelque chose a réussi à échapper à la perfection faite à la main. On m’a dit que j’étais aux Maldives. Mais moi je sais où j’ai voyagé : au pays de nulle part. — Texte Valentine Faure (aux Maldives) Illustration Jonathan Bougard

« Malaise. Me voilà donc au paradis. » L’île déserte inspire l’imaginaire, qui à son tour a inspiré l’île. Un idéal ayant intégré les injonctions du confort moderne : on se déplace en voiture de golf, on peut faire du cardio training dans une salle conditionnée, et j’ai le wifi dans ma chambre. Que reste-t-il du fantasme de Robinson ? Pas grand-chose, et mon majordome personnel y veille. Loin de devoir pêcher ma pitance, je ne peux même pas me faire couler un bain moi-même. Ici, tout est pensé avant que vous en ayez envie. Malaise. Me voilà donc au paradis… de quoi vais-je maintenant bien pouvoir rêver ?

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Exotisme et bananasme Folklore

la décadanse

Dernier vertige d’une culture polynésienne ancestrale, le tamouré redevient à la danse nuptiale la plus rapide du monde. Témoin de scènes coquines et spectaculaires, notre reporter a remué les hanches.

H

iva Oa, Pacifique Sud. Atterrissage sur une fine crête de montagne et Camel Trophy jusqu’à Atuona, un collier de fleurs de tiaré autour du cou. Le sang reprend peu à peu son chemin habituel : le rose des cuisses éclaire le noir du sable marquisien. Dans les rouleaux d’écume à 28°, les femmes se baignent en t-shirt ample et bermuda. Les naïades aux seins nus ne friment que sur les toiles de Gauguin, enterré trois cents mètres plus haut. Il faut être un monstre sans pudeur, prêt à brûler en enfer, pour porter un bikini. Seuls les enfants échaudés par les vagues osent adresser des sourires de bienvenue. Merci Bougainville et ses aumôniers. Merci la colonie. Merci la « Plage des Verges », rebaptisée « Plage des Vierges » par les missionnaires jésuites. Pas facile de faire connaissance quand on vous observe depuis les arbres avec une distance de sécurité d’au moins quatre traits, ou quand les seuls groupes d’humains apparaissent furtivement, le dimanche matin, pour s’engouffrer dans les temples para-maléfices. Contre toute attente, l’île chatoyante et son temps distendu forcent l’apprentissage de la solitude. Le fantasme sur les vertus du pakalolo, cette herbe magique accélérant les viols incestueux et la mise à feu des maisons, est à son comble. Le coucher du soleil invite à grimper la falaise surplombant la baie. Des cailloux disposés en petites colonnes indiquent le sens de la marche, on croise quelques Tikis mousseux, ces statues aux yeux énormes représentant des divinités mi-hommes mi-dieux. Au sommet, le rocher de la Tête de Nègre fait face. Une tête enflée restée hors de l’eau, que la nuit n’arrivera pas à faire couler.

un vacarme hallucinant de milliers de percussions emballées. Un son d’une densité rare qui, engouffré dans la vallée, semble vouloir faire la nique aux volcans – on dirait que les îliens répètent la cérémonie d’ouverture de la fin du monde. Attirée par le fracas, on se retrouve plaquée contre les murs du gymnase d’Atuona. Le rythme est d’une sauvagerie, d’une puissance à défoncer le sternum. Cinq types tapent sur des tambours bizarres devant des danseuses décrochant leur bassin en signe de reconnaissance. Leurs instruments se nomment to’ere, des cylindres de bois creusés en une fente centrale, martyrisés par une grosse baguette de bois conique. La frappe emballe les hanches des loutes. Bientôt, elles se trouvent encerclées par des hommes battant des cuisses en ouverture et leur tournant autour comme des bêtes sublimées par le rut. Dans ces mouvements frénétiques, les yeux des mâles fixent sauvagement ceux des femelles. La parade amoureuse transpire le sexe sacré. Le tamouré, danse rituelle d’invitation à l’amour, apparaît aux Marquises dès son peuplement vers l’an 300. Jugé trop obscène par le clergé européen, il entre dans la clandestinité au XIXe siècle pour n’en sortir qu’à l’aube des années 50. Indissociables, la danse et la musique sont un moyen pour les Marquisiens, comme les tatouages, d’affirmer leur culture non écrite. Le contraste entre ce vestige (et vertige) d’une civilisation libre, surgi de la nuit, et le comportement quotidien d’un peuple contorsionné sous le joug de la morale européenne est saisissant. Une danse purement orgasmique Ukulélé, ukulala, voilà ce qui tourne à l’entrée du night-club : de la variété tropicale jaune pâle, rien à voir avec les rythmes endiablés des to’ere. Les hommes s’envoient d’énormes rasades de bière et de rhum.

Bêtes sublimées par le rut Il est à peine 18h et il fait déjà noir quand retentit — 32 Std20_2.indd 32

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Avec la concentration des athlètes de haut niveau, les femmes attendent de se faire mettre la tête dans le four. L’air est moite, la piste de danse, un peu trop luisante. Le premier danseur entre dans l’arène. Il a des rayons de soleil tatoués autour de l’oreille. Immense et compact, il joue les rôles masculins et féminins. Puis c’est au tour du premier couple. L’homme est beau, tatoué de la tête aux pieds, le cheveu long, le muscle fin et nerveux, et un regard à faire sa flaque. La fille est potelée, le paréo enroulé sur les hanches, découvrant des cuisses à croquer. Ses fesses rebondies commencent

comme pour le haka et effectuent des gestes des temps pré-européens, type coups de pagaie et lancements de javelot. Les feuilles de palmier cachent les yeux du charmeur de serpent. Ultime occasion de s’attarder sur le reste… jusqu’à me retrouver collée contre ce torse bouillant, une cuisse entre les jambes et des bras directifs autour de la taille. Tout oublier pour gagner en souplesse, penser « lâcher prise », « fleur de banane », « respirer ». En vain. Ne pas lâcher le morceau malgré le rire nerveux qui ajoute à la maladresse. Lutter contre la tétanie. Tout faire pour l’accrocher. Le néon du bar complique le plan hypnose. Des hommes se battent sur le parking. Le blanc de leurs yeux ivres a viré au rouge sang. C’est Fire Walk With Me version Pacifique Sud. Et ça se termine le cul sur une chaise et des plaques violettes en guise de pommettes.

« Avec la concentration des athlètes de haut niveau, les femmes attendent de se faire mettre la tête dans le four. » un mouvement de balancier aux quatre points cardinaux. Le buste reste imperturbable. Les bras sont levés dans le prolongement des épaules, guidés par des doigts allongés comme des cils. Bientôt l’œil coquin et les secousses du bassin chargent la piste d’une aura érotique flagrante. Au dernier coup de to’ere chacun repart de son côté, sans un mot.

Aux Marquises, lorsqu’on interroge le chaland, il répond souvent par un haussement de sourcils. Ça arrive avec un petit garçon, avant de comprendre que cette mimique veut dire « oui » en polynésien. On a vite fait de conclure que le peuple du lagon est sacrément précoce. Recroiser le danseur du diable le cœur battant sous une peau de farani [Française], c’est s’exposer à une mise à distance de sécurité d’un trait, aux gloussements retenus des potes, et se faire gratifier d’un timide haussement de sourcils. — Texte Valérie Paillé (à Hiva Oa) Photographie Françoise Nogues (à Hiva Oa)

Le peuple du lagon, sacrément précoce L’île reçoit la visite officielle du Secrétaire d’Etat à l’Outre-Mer. Sur la pelouse du terrain de foot, la quarantaine de danseurs a revêtu le costume traditionnel : couronnes et jupes de feuilles fraîches, avec option soutien-gorge en noix de coco pour les dames. Entre les danseurs alignés, un conteur agité se lance dans un monologue en dialecte, frappant du talon et du poing sur sa poitrine. Les hommes éructent — 33 Std20_2.indd 33

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Exotisme et bananasme Featuring

K

ahaia a été repérée par le Manu à l’âge de 17 ans, lorsqu’elle a atteint le grade de cheftaine supérieure chez les louveteaux de Sainte-Lucie, à Nuku Hiva. Elle a ensuite reçu un enseignement spécial dispensé par les prêtres de la fumée rouge de Hua Pou et vécu un an seule dans l’île inhabitée de Clipperton pour parfaire son initiation. Son dieu, à l’époque, c’est Tupac Shakur. Elle a encore pour ce dernier l’affection qu’on porte aux membres de sa propre famille, mais, depuis sa rencontre avec le Manu, il n’est plus pour elle un objet de culte. De même, elle a abandonné l’habitude de fumer du pakalolo avec les jeunes de sa communauté ; mais il lui arrive encore de partager une bière avec les dealers de Griffon et de danser avec eux. « Les habitants de l’île sont des grands nihilistes, nous dit-elle, mais ce sont des gens avec qui on ne peut établir qu’une relation réelle. »

AUX

Kahaia a été élevée dans une atmosphère catholique. Depuis, elle a abandonné la foi chrétienne pour embrasser la « religion des religions », ou ce qu’elle nomme plus simplement la « règle ». Sa mission est d’importance : elle doit tenir la garde de la porte polynésienne vers les souterrains menant aux « Archives du Manu », là où les secrets de l’humanité sont conservés à l’abri des vicissitudes de l’Histoire. Elle appelle ces lieux inconnus les « Terres Objectives ». Elle fait tous les jours le chemin à cheval de son village au volcan Qâf. Pendant le trajet, elle se donne du courage en récitant des passages de la Bhagavad Gita. Décor du reality show Survivor, Nuku Hiva est l’île d’où provient également les messagers les plus rigoureux quant au secret langoureux qui fait languir les poètes et désespère l’Antéchrist. Jacques Brel a été enterré dans le cimetière d’Atuona (« [...] Mais une nuit, il y a vingt ans de ça, l’armée a déterré sa dépouille et l’a embarquée dans un bateau vers nulle part… »).

Les experts le savent, les mystères de l’île sont désormais protégés par une nouvelle caste de prêtresses : les boxeuses marquisiennes.

Elle fait tous les jours le chemin à cheval de son village au volcan Qâf.

Depuis la destruction de l’Ordre du Temple, les portes sont fermées aux Occidentaux qui ont trafiqué les écritures et instauré des systèmes contre-initiatiques dont on subit aujourd’hui encore, de New York à Paris, de Londres à Berlin, les effets. La population de l’île sait l’importance du travail de Kahaia et, même si elle a dû abandonner sa communauté d’origine et restreindre sa vie sociale à la portion congrue, elle impose ici un respect évident, comparable chez nous à l’admiration pour les infirmières ou les sages-femmes. « C’est très difficile de conjuguer un travail aussi exigeant et une vie privée, avoue Kahaia. J’ai essayé plusieurs fois la vie de couple, mais ça a vite capoté. Les mecs comprennent mal. Mais le Manu reste ma priorité. » — — 34 Std20_2.indd 34

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Dessin

Texte

Jonathan Bougard vit depuis trois ans à Tahiti, où le mot « exotisme » est « hors service ». Il a notamment participé à l’exposition Mana du groupe Trans Pacific Art Express au musée de Tahiti et des îles via « un dessin de trente mètres de long, au stylo bille noir, sur une bobine de télécopieur – un rouleau de papier fax – montée en écritoire. J’y rends compte de la réalité de la vie quotidienne dans un quartier populaire de Tahiti, et le public est très favorable à mon geste. » —

Pacôme Thiellement se présente volontiers comme « pop théologien ». On le retrouve au générique du premier numéro de l’étrange revue Vertige international (en kiosques), où il amorce sa réflexion autour du quatrième album sans nom de Led Zeppelin, héritier selon lui de la « tradition hermétique » – ce qui pourrait devenir un livre à Noël, si Santa Claus est gentil avec lui. — — 35

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Exotisme et bananasme Histoire

Le tourisme global a-t-il tué toute idée d’exotisme ? Au lieu de frimer devant les pyramides, Alain Quella-Villéger, 53 ans, historien poitevin et directeur depuis 1990 des Carnets de l’exotisme remet son sac à dos.

T

out d’abord, trouvez-vous le mot « exotisme » démodé ? Alain Quella-Villéger : Vieillot, peut-être. Mais il n’est pas vieux : ce mot apparaît seulement au milieu du XIXe siècle, forgé sur l’adjectif « exotique » que l’on retrouve en latin et en grec pour désigner ce qui est étranger, extérieur, au-delà d’une frontière, d’une autre culture. Il était souvent péjoratif parce qu’affilié au colonialisme, mais depuis 25 ans, on sent une réhabilitation, dans la publicité notamment. Avec la mondialisation, le lointain s’est rapproché, mais les différences ne se sont pas estompées – voir la crise des banlieues et les problèmes communautaires en France ou ailleurs. Pire, le rapprochement des hommes a peutêtre accentué certains phénomènes de xénophobie qu’on ne peut plus mettre sur le dos de la méconnaissance. La haine des Arabes, au Moyen-Age, était dirigée contre quelqu’un du bout du monde. Aujourd’hui, ce racisme

sur l’acceptation de l’incompréhensabilité de l’autre. C’est la différence avec l’ethnologie ou l’anthropologie, et même avec le colonialisme. La littérature coloniale décrit « celui qu’on domestique », selon des présupposés parfois plus ou moins racistes sur les mœurs indigènes mais avec une volonté pédagogique. Dans l’exotisme, pas forcément. On garde la magie, son mystère. Plus l'on explique, plus on s’éloigne de l’exotisme. L’exotisme est voué à nous échapper indéfiniment ? C’est une question d’imaginaire et on ne manque pas de ressources dans ce domaine. L’exotisme a une histoire mais pas de géographie. Dans l’Antiquité, on acceptait mieux la différence, moins au Moyen Age à cause des invasions et de ses guerres. Puis, dans la période romantique, la curiosité revient : Chateaubriand et Lamartine voyagent en Orient, témoignent, ressentent, sans tout expliquer. Au XXIe siècle, selon le discours dominant, la globalisation gomme les différences. Mais elle en réactive aussi d’autres : voyez nos régions muséographier leur identité, leur pays, leur terroir… une réponse identitaire à la globalisation.

« L’exotisme a une histoire mais pas de géographie » Alain Quella-Villéger frappe des gens qui vivent avec nous. La proximité n’a donc pas aiguisé la connaissance.

Quel regard portez-vous sur le tourisme de masse, les voyages à prix cassés, l’exotisme au kilo ? Je crois qu’il faut opposer « exotisme » et « tourisme ». Le tourisme fait du pays un produit. Je me souviens d’une agence qui, pour vendre un séjour en Turquie, avait reproduit sur son catalogue un tableau très orientaliste avec une jolie femme allongée sur un banc… une Indienne. Un fantasme oriental pas très regardant sur les détails. L’écrivain Jacques Lacarrière distingue le voyageur, le voyageant et le voyagé. Le voyageur part seul, organise son déplacement, comprend, regarde, dialogue, construit son imaginaire avec son expérience. Le voyageant désigne l’homme d’affaires qui, d’un hôtel international à l’autre, ne regarde pas ce qui

Dans le dernier numéro des Carnets de l’exotisme, on retrouve l’idée d’un exotisme « domestique ». Ce que faisait l’écrivain-voyageur Pierre Loti chez lui : développer des décors orientalistes, ramener les différences à l’intérieur. On le voit dans la mode world culture, world music – notion totalement fumeuse. Dans la définition de l’exotisme, il y a l’imaginaire de la différence, et une stratégie de l’exil : se nourrir de l’ailleurs et de l’autre, spirituellement, esthétiquement, et même gastronomiquement, et surtout revenir. Et non devenir définitivement quelqu’un d’autre en Mongolie. Le poète Victor Segalen [1878-1919] insiste beaucoup — 36 Std20_2.indd 36

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se passe dehors. Le voyagé, lui, est assisté, pris en charge, à l’intérieur d’un groupe et « protégé » de l’ailleurs. Il a acheté un produit exotique, tout est programmé, plus besoin de partir, mais il vérifie que la tour Eiffel ressemble à ce qu’il y a sur les cartes postales. Alors que l’exotisme est dans la rue, là où il n’y a rien de touristique. Le tourisme muséographie les choses.

sa dignité. » Le tourisme de base, c’est quelque part une prostitution de la mémoire, des lieux, du soleil et de la mer. On vend une partie de soi. On peut aussi imaginer un tourisme plus respectueux, un tourisme du développement durable. Certaines agences, en quête d’un exotisme plus moral, organisent des voyages en groupe de huit ou dix personnnes et pas cinquante, et l’argent dépensé génère de l’activité sur place. L’exotisme a encore de beaux jours devant lui. — Entretien Xavier Martin-Turmeau (avec Marion Thibault) Photographie Pauline Beaudemont

Pour l’écrivain Nicolas Bouvier, l’idéal pour partir en voyage serait de renier ses origines. Exactement. Arriver presque nu, neuf. A son arrivée au Caire en 1905, Victor Segalen, présenté comme le défenseur du « bon » exotisme, est agacé par tout ce qu’il y a d’arabe. Les mosquées, il n’en a rien à faire, il veut être chez les Pharaons, dans l’Egypte antique. Le temps présent l’encombre. Comme ces touristes qui ne rentrent pas dans Le Caire – c’est bourré d’Egyptiens ! – mais vont voir les pyramides, avec un saut éventuel à Louxor. Il y a cette phrase de Pierre Loti que j’aime bien : « Tout pays qui s’ouvre au tourisme abdique

Chez Pierre Loti, une maison d’écrivain-voyageur Auberon, 2008 Les Carnets de l’exotisme, « l’exotisme, l’exotique, l’étranger » Kailash, 2006 — 37

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Exotisme et bananasme Géopolitique

A l’heure des grandes vacances, nos Standard Tour Humanitors examinent cinq destinations inédites, boudées pour les températures à risques de leurs conflits insolubles. Photographie Lomography Paris

Petchabun, Thaïlande En tongs avec les Hmongs

Plaisir de partir ******** Amateur de peuples disparus, ne manquez pas les derniers Hmongs d’Asie centrale. Originaires du cercle arctique, ils ont mis des siècles à traverser la Chine pour se retrouver dans les montagnes, coincés entre le Laos, le Vietnam et la Thaïlande. Fondamentalement rebelles et indépendants, ils ont été anti-Chinois en Chine, antiFrançais lors de l’Indochine puis anti-communistes au Vietnam et au Laos, soutenant alors les Français puis les Américains venus combattre la faucille. La CIA en avait même fait son armée secrète contre les Viet-Congs. A la fin du conflit en 1975, totalement abandonnés par leurs alliés occidentaux, nombre d’entre eux se sont expatriés en France, en Australie ou aux Etats-Unis, mais plus de 700 000 vivent encore au Laos, traqués par le gouvernement. Ils survivent en haillons dans la jungle et les montagnes inhospitalières, se nourrissent de racines, se déplacent en permanence pour éviter les

soldats communistes, dont le but affirmé est de les exterminer. C’est donc un séjour sur des sentiers battants que notre compagnie vous propose, mêlant ethnologie, sport d’orientation (chasse à l’homme) et même, avec un peu de chance, paradis artificiels (les Hmongs furent de grands producteurs d’opium).

La jungle pouvant être éprouvante, nous vous suggérons le camp de Petchabun, plus accessible, où 8000 Hmongs sont parqués dans une prison à ciel ouvert pour « immigration économique illégale », attendant leur renvoi vers un Laos qui n’en attend pas moins pour les décimer. Une version plus underground et authentique du classique séjour chez les moines tibétains. — Sébastien d’Ornano

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« Il y a eu beaucoup de violences dernièrement, mais nous en finirons bientôt » un général du Nord-Kivu

Kivu, Congo La fin dans le monde

Plaisir de partir ********** Région que l’on pourrait qualifier d’enfer sur terre, voici le Kivu, séparé du Rwanda par un lac éponyme grand comme l’Angleterre. 5,4 millions de personnes ont péri depuis dix ans en République démocratique du Congo, soit la population du Danemark : c’est le conflit le plus meurtrier depuis la deuxième Guerre Mondiale. Selon l’International Rescue Committee, ils sont encore 45 000 à mourir chaque mois – davantage qu’au Darfour. Des quatre conflits majeurs du pays, celui du Kivu reste le plus violent. L’accord de paix de Goma, signé en janvier 2008 entre Joseph Kabila (président réélu en 2006) et les troupes rebelles de Laurent Nkunda, laisseraitil présager un apaisement peu dépaysant ? C’est sans compter que Nkunda, ayant fait dissidence de l’armée de la RDC en 2004, avait comme objectif de suppléer l’Etat en combattant les Hutus rwandais des FDLR (Forces démocratiques de libération du Rwanda) afin de prévenir un génocide des Tutsis locaux. « Il y a eu beaucoup de

violences dernièrement, mais nous en finirons bientôt avec cela », a déclaré récemment un général du Nord-Kivu, prêt à lancer la dernière offensive contre les FDLR. Fin de l’apocalypse ? Si les combats s’amenuisent, d’autres aventures sont possibles : la zone est aussi sismique. Le 3 février 2008, un tremblement de terre de magnitude 6 fit 40 morts et plus de 350 blessés dans le Sud-Kivu, dix jours après l’accord de paix. Pour peu que vous ne tombiez pas à un moment si opportun, augmentez

les dangers avec la compagnie privée Hewa Bora, dont un avion s’est écrasé dans la capitale du Nord-Kivu le 15 avril dernier : 37 morts, 100 blessés.

Aurez-vous seulement le temps d’un cache-cache dans le sublime parc du Virunga, où se dissimulent des milices, des centaines d’enfants-soldats et les

400 derniers gorilles non décimés par la guerre ? La vision, à quelques mètres, d’une famille dominée par un mâle à dos argenté (Silver back) est, paraît-il, un moment magique. — Eric Le Bot

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Exotisme et bananasme Géopolitique (suite)

Sucre, Bolivie

Morales dans les chaussettes Plaisir de partir **** Un seul pays et mille ambiances. Grâce à Evo Morales, premier président indigène, la diversité des traditions boliviennes se fait jour. Sa volonté louable de favoriser ses compatriotes amérindiens, éternels oubliés (60 % de la population), n’est là-bas guère appréciée par la population blanche et métisse. Son projet de Constitution n’est absolument pas partagé et les provinces du Sud (les plus riches) organisent, les unes après les autres, des référendums pour leur autonomie sous la protection de milices privées. A une demi-heure de La Paz, Sucre,

la capitale, apparaît comme le point de chute idéal pour observer de près l’éclatement du noyau national, au

cœur de la première province à avoir ratifié son indépendance, que Morales a immédiatement jugée anticonstitutionnelle. Vous pourrez vous mettre dans l’ambiance avec l’Union des jeunes cruceñistes, organisation fasciste qui incendie, pille et tue les éventuels

manifestants, revendiquant le droit de profiter des ressources du pays. Ou partager quelques feuilles de cocas fraîches avec les « ponchos rouges », embryon d’une armée populaire. Ou encore, logé dans une vaste propriété florentine, découvrir la vie confortable des riches latifundiaires en sirotant une

excellente caïpirinha. Avant que la Bolivie ne devienne un vieux souvenir. — S. d’O.

Harare, Zimbabwe

Week-end à Harare pour les derniers jours de Mugabe

Alors, si vous passez par hasard à Harare, vous découvrirez une population aux prises avec une famine durable et contrainte à l’exode. Bien

Plaisir de partir *** Rendez-vous sans tarder au Zimbabwe : il se pourrait qu’une guerre civile éclate entre une population affamée, soutenue par une opposition maltraitée depuis vingt ans, et une armée appuyée par des voisins compréhensifs comme le Congo ou la Zambie. Bien qu’ayant minutieusement choisi des observateurs alliés, à savoir Chinois, Vénézueliens ou Iraniens, Robert Mugabe, professionnel de la dictature depuis 1987, a été donné perdant contre Morgan Tsvangirai au premier tour des élections de mars 2008. « Comrade Bob » est pourtant bien décidé à s’accrocher

au pouvoir suprême, légué par les Anglais après l’épisode des colonies de Rhodésie (1964-80). Elu démocratiquement Premier ministre en 1980, il imposa d’abord peur et clientélisme à l’aide de son parti unique. Puis, visionnaire, quelques mois avant la chute du mur de Berlin, il fut sur le point de transformer le pays en régime marxiste. Enfin, productif, il expropria dès 2000 les plus grands pourvoyeurs de denrées alimentaires : les fermiers blancs.

que soutenu financièrement par la Chine en échange de l’exploitation prospère des matières premières, comme le cobalt, Mugabe, contraint à l’enfermement et au massacre des manifestants (50 tués pour l’heure), ne devrait pas tenir longtemps. Pensez à retirer de l’argent ponctuellement sur place, l’inflation se trouvant un peu élevée (1600 % en 2007). En arrivant à temps, les nostalgiques de Mai 68 retrouveront sans doute certains plaisirs d’antan. — S. d’O.

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Sa’ada, Yémen

Les meilleurs conflits ont une fin Plaisir de partir ***** Les passionnés de conflits ethniques auront naturellement pensé à la Somalie et à l’Ethiopie, en guerre depuis 1870. Mais n’oublions pas, de l’autre côté de la mer Rouge, un affrontement latent depuis cinquante ans : celui du Yémen, destination bien plus originale. Surnommée l’Arabie heureuse pendant l’Antiquité, le Yémen actuel a été fondé en 1990 via la réunion chaotique du Yémen du Sud, émanation de la colonie britannique développée autour de la ville d’Aden, et du Yémen du Nord, qui avait succédé à un imamat de plusieurs siècles. Le président actuel,

Ali Abdullah Saleh, ex-dirigeant du Nord, a gagné sa légitimité grâce à plusieurs larges et réelles victoires démocratiques depuis presque vingt ans. Cependant, depuis 1994, dans un contexte de grande pauvreté, les Jeunes Croyants, mouvement islamiste radical armé, mettent le Sud à feu et à sang avec pour dessein de faire sécession et de remettre un imam zaïdiste (branche du chiisme) à la tête de la région. La famille d’Oussama Ben Laden étant également originaire du coin, AlQaida y possède plusieurs terrains d’entraînement. Un accord de paix a été signé en 1996 grâce aux bons offices du voisin Qatar, mais il est peu appliqué sur le terrain.

Vous découvrirez ainsi, dans la modeste province montagneuse de Sa’ada, une belle panoplie d’activités armées, de mines anti-personnelles en attentats meurtriers. Ne cherchez pas les rebelles, ils viendront à vous : les enlèvements de touristes occidentaux sont récurrents. Si, malgré tout, l’atmosphère vous paraît trop calme, laissez-vous tenter par une escapade romantique en mer Rouge (la plus chaude du monde en été) et son cortège discret mais efficace de pirogues pirates, parfois remplies de Somaliens ; les traditions séculaires d’une pierre deux coups. — S. d’O.

Vous découvrirez ainsi, dans la modeste province montagneuse de Sa’ada, une belle panoplie d’activités armées, de mines anti-personnelles en attentats meurtriers.

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Exotisme et bananasme Transports

Boarder Avez-vous bien lu le règlement pour embarquer à destination de vos territoires préférés ? Florilège des FAQ du site Aéroports de Paris.

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uis-je emporter de la nourriture (fromages, foie gras, pâtés, etc.) ? Vous pouvez emporter les aliments solides, mais pas de soupes, plats en sauce, etc. D’une manière générale, tout produit « malléable » est interdit : par exemple, un fromage à pâte molle (de type camembert) n’est pas autorisé en cabine, un fromage à pâte dure (type gruyère) est autorisé. Autre exemple, le foie gras n’est pas autorisé, etc. Ces produits peuvent par contre être achetés sans restriction dans les boutiques duty-free.

Puis-je emporter mon rouge à lèvres à bord ? Oui, les cosmétiques « solides » sont autorisés en cabine. Par contre, un « gloss » est soumis aux restrictions (maximum 100 ml dans un sac transparent d’un litre). Néanmoins, vous pouvez acheter tous ces produits dans les boutiques duty-free sans restriction de quantité. Puis-je emporter de l’aspirine ou du paracétamol sous forme liquide pour les enfants ? Oui, mais vous pourrez être amené à goûter ces produits en présence des agents de sûreté. — Texte et photographie Magali Aubert

Puis-je embarquer habillée de ma robe de mariage ? Oui, si elle ne vous empêche pas de prendre place en cabine.

airfrance.com/double6/TN/infolocale.nsf/(LookupPublishedWeb)/fr-FOOTE-FAQ?OpenDocument

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Exotisme et bananasme La chronique de Patrick Williams

De l’exotisme des similitudes :

LA PARABOLE DE L'ABRIBUS «

Pas besoin d’aller trop loin pour apprendre sur l’homme : Lévi-Strauss en personne déteste les voyages.

« L’aventure, une servitude » L’exotisme se trouve dans le détail et pas dans le grandiose. Ce qui nous fait vraiment voyager, ce ne sont pas les paysages ou les peuples rencontrés, mais les pensées neuves. Et le mode de vie du baroudeur, tout entier accaparé par l’action, semble peu propice au plus bouleversant des voyages : une idée nouvelle. L’ethnologue Claude Lévi-Strauss, dont l’œuvre vient d’entrer dans la Pléiade, ne disait pas autre chose. Pour celui qui clamait : « Je hais les voyages et les explorateurs », l’aventure n’était « qu’une servitude, faite de ces mille corvées qui rongent les jours, pour atteindre des vérités qui n’ont de valeur que dépouillées de cette gangue ». Ce qui compte, ce n’est pas le mouvement : c’est la vérité. — Texte Patrick Williams Photographie Magali Aubert

On ne voyage pas pour le plaisir de voyager que je sache, on est con, mais pas à ce point... ». La formule de Samuel Beckett, souvent citée par Deleuze, pourrait résumer le point de vue des anti-voyages ; ceux que l’idée de parcourir la planète à la recherche d’un peu d’exotisme n’amuse pas, qui savent que le voyage, c’est du boulot, qu’il faut en permanence prévoir, anticiper, compter ; se soucier de manger, dormir, se déplacer ; se perdre en d’insignifiantes palabres. Dans ces conditions, difficile d’éprouver une impression d’exotisme, assailli par des sentiments extrêmes et paniquants (vais-je prendre ce bus brinquebalant pour Pétaouchnok ?). Aussi avançons-nous cette hypothèse : le véritable exotisme se trouve dans les pays proches. L’Italie, l’Allemagne, la Grande-Bretagne. La sensation du presque pareil est le garant de la plus grande étrangeté. A la maison, on ne prête pas attention à mille détails de la vie quotidienne, que l’on prend pour naturels, acquis. Dans un pays frontalier, on les redécouvre dans

La sensation du presque pareil est le garant de la plus grande étrangeté. leur fonction première, leur beauté sociale. Par exemple, l’abribus. En France, c’est un objet que je n’observe plus, qui n’existe pas. En Italie, il attire mon regard. « C’est marrant, ils sont rouges, ici. Ils ont cette forme, cette matière. » Bientôt je me rappelle son rôle. « Je n’y avais pas pensé : une société d’êtres humains a estimé qu’il fallait se déplacer, disposer de transports collectifs, notamment de bus, ce qui implique des abribus en cas de pluie. Quelle merveille. » En m’offrant le spectacle de choses à la fois similaires mais différentes (un sandwich, une pissotière), les voyages de proximité me font mieux comprendre le vivre-ensemble des hommes et l’effort attendrissant qu’ils accomplissent dans ce but.

Claude Lévi-Strauss Œuvres Gallimard, la Pléiade, 2128 p., 71 €.

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Exotisme et bananasme Portfolio

Ce SOIR Par Anna Dubosc et StĂŠphane Argillet

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Collages extraits de Ce Soir, projet micro-éditorial et artistique publié par Anna Dubosc et Stéphane Argillet depuis 2004. Diffusion sur demande à castorp9@yahoo.fr, 28 p., 20 €.

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Exotisme et bananasme Cinéma

Mad Dog and

Tourné au Libéria et récompensé à Cannes d’un « prix de l’espoir », Johnny Mad Dog, plongée baroque dans le chaos des enfants-soldats, filme l’Afrique sans tomber dans les travers du thriller exotique post-colonial.

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roduit par Mathieu Kassovitz et sélectionné à Cannes dans la catégorie Un Certain Regard, Johnny Mad Dog, second long-métrage du Français Jean-Stéphane Sauvaire, 40 ans, capte le continent noir comme rarement : abandonnant toute thèse pour mieux saisir le spectateur à travers une fiction non située précisément dans le temps et l’espace, adapté du roman éponyme du Congolais Emmanuel Dongala, mêlant le romanesque des récits bigger than life et une irréprochable documentation sur le quotidien des enfants-soldats. De quoi bazarder la mode du « thriller africain » (Blood Diamond, Lord of War, Hôtel Rwanda) en célébrant, loin d’un colonialisme hollywoodien, l’alliance du spectaculaire et du réalisme – sans jamais craindre de rapprocher cet ailleurs des préoccupations d’ici. Réalisateur itinérant, tiraillé entre l’Afrique et l’Amérique du Sud, JeanStéphane Sauvaire, disciple frontal de Jean Rouch, s’explique autour d’un café noir. Johnny Mad Dog évoque un sujet « à thèse », les enfants-soldats d’Afrique, sous une forme inattendue : du vrai cinéma ample… par provocation ? Jean-Stéphane Sauvaire : Au départ, c’était juste de l’instinct ; à l’arrivée, je suis étonné de constater à quel point les réactions tirent vers cette idée de provocation. Je n’ai jamais vraiment intellectualisé

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la forme de Johnny Mad Dog. Je tenais seulement à ce que le spectateur soit dans une confrontation viscérale, physique, avec le film, aux côtés des personnages, qu’on les suive en vivant cette histoire de l’intérieur. C’est malgré tout un film de guerre – avec la volonté d’éviter tout aspect démago.

que les ados français. Ça m’intéressait de montrer des maisons du Libéria qui ressemblent à celles des EtatsUnis, plutôt que de montrer un village dans la brousse. Vous parlez du Libéria, mais le film ne précise jamais quand et où il se déroule. Ça allait dans cette idée d’éviter le folklore ? Oui. Je déteste ça. Des films comme La Chute du Faucon Noir [Ridley Scott, 2002], Hôtel Rwanda [Terry George, 2005] ou Blood Diamond [Edward Zwick, 2007] en reviennent systématiquement à utiliser le folklore africain. Tourner au Libéria m’a aidé à éviter ça parce que le pays s’est démarqué des racines africaines. J’ai été très surpris de voir des photos du début du siècle avec des gens qui portaient des emblèmes très traditionnels car c’est une chose qui a disparu. Il est déjà très compliqué de bâtir une histoire et une atmosphère qui se tiennent, je n’allais pas m’encombrer d’images toutes faites.

Filmer l’Afrique à l’attention d’un public occidental nécessite-t-il de prendre en compte la notion d’exotisme ? Quelque chose émerge, forcément, parce que l’imagerie coloniale est encore ancrée dans l’inconscient. Un film sur l’Afrique, ça traîne des vieux clichés : les gens en

« Un film sur l’Afrique, ça traîne des vieux clichés : la terre, la case… Pour moi, hors de question de voir un seul boubou sur le tournage. » Jean-Stéphane Sauvaire

N’est-ce pas contradictoire de vouloir montrer une réalité brute en utilisant une forme très esthétique ? A l’inverse, qu’est-ce que ça voudrait dire de faire le même film dans une esthétique moins spectaculaire ? Etre neutre ? Je ne suis pas sûr. Même si c’est le parti pris, généralement du cinéma africain, dont la

boubous, la terre, la case… C’est justement le premier truc contre lequel j’ai voulu lutter : hors de question de voir un seul boubou sur le tournage, il fallait laisser une universalité au sujet. Ces gamins vivent au Libéria mais ils ont la même culture que nous, américanisée. Ils voient les mêmes choses à la télé et ont les mêmes envies — 49 Std20_2.indd 49

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Exotisme et bananasme Cinéma (suite)

grammaire est assez basique. Sur le tournage, pour l’équipe locale, il fallait respecter ces codes du champcontrechamp, plan large ; pour eux, des images faites à la caméra portée font très amateur. Ce « grand » cinéma m’a empêché de me poser la question du décalage : au bout d’un moment, je me suis senti chez moi, là-bas comme ici.

violence d’un pays en guerre ? La question était de savoir comment filmer et faire ressentir ces situations de crise. Pourquoi la fiction pour Johnny Mad Dog ? Si j’avais voulu faire du documentaire, il aurait fallu que je filme sur le vif, pendant la guerre [1989–2003] avec des gens à l’image qui n’auraient forcément pas eu la même attention. J’ai tenté de le faire en Colombie, mais les gamins étaient préoccupés, certains se sont fait flinguer. J’étais mal à l’aise en voyant Hôtel Rwanda parce qu’il déculpabilisait le spectateur en montrant les faits dix ans plus tard ; on n’apprenait rien par rapport au monde du moment. Et puisque je ne pouvais filmer des évènements réels, j’ai fini par me dire que

Et pourtant, vos deux long-métrages [après le documentaire Carlitos Medellin, en Colombie, 2004] racontent un ailleurs que la France… Oui, mais les préoccupations restent les mêmes. Le sujet des enfants-soldats reste quelque chose de personnel, dans ce qu’il raconte d’un rapport français à la violence, voire à la guerre. Si ma génération n’a pas vécu de guerre, je suis culturellement marqué par elle, ne serait-ce qu’en y ayant perdu mon grand-père. Reporté sur le sol africain, on y pense moins parce que Jean-Stéphane Sauvaire c’est loin, alors que cela touche à des traumatismes inconscients très présents. l’important était, fiction ou docu, de proposer des Le film exprime-t-il une culpabilité, ou une forme de situations auxquelles on puisse croire, quels que prise de conscience ? soient les artifices. Mais sans tomber dans l’émotionnel En tout cas, pas par rapport à l’Afrique. Ce film aurait à l’hollywoodienne. Rester dans quelque chose pu se dérouler dans un autre pays, un autre continent, ça de plus brut. resterait la même histoire. Carlitos Medellin était traversé par les mêmes questionnements : comment vivre dans la

« Au Libéria, les gens qui portent des emblèmes traditionnels ont disparu. »

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Néanmoins, et cela s’est vérifié dans la presse présente à Cannes, c’est la mise en scène qui fait entrer le public dans le film. Comme si l’intérêt n’était mû que par sa réalisation « à l’américaine », faisant du sujet une sorte de « passager clandestin ». C’est à double tranchant : la presse américaine s’est reconnue dans le film parce qu’ils sont habitués à son langage visuel, ce que reprochent les journalistes français. Dans les deux cas, ils s’accordent à dire que le film est éprouvant. C’était mon but. Le souci, c’est que je sens comme des réticences parce qu’il n’irait pas dans le sens formaté, superficiel, où le cinéma est amené aujourd’hui. Si le film avait été montré dans les années 70, il serait probablement mieux passé auprès de certains.

Taylor qui, s’il est impliqué, n’a pas agi seul. D’un autre côté, refuser de le montrer à l’ONU serait une connerie, parce qu’il doit provoquer des débats, sans être utilisé à mauvais escient. A partir de là, le cinéma peut-il être encore un outil politique ? Je crois même que le cinéma doit servir d’outil politique. Même si on sait très bien qu’il ne peut pas changer le monde, il apporte des réflexions, des questions ; après, tout dépend de la manière. A ma connaissance, le seul film que Nicolas Sarkozy ait fait projeter à l’Elysée, c’est Bienvenue chez les Ch’tis ! On est plus dans une vision du monde à la Walt Disney que dans le rôle de révélateur du cinéma. — Entretien Alex Masson & Richard Gaitet

Il y a-t-il un risque que le film soit récupéré par l’institutionnel ou le pouvoir politique ? Cela peut être utile pour aborder le sujet des enfantssoldats, ensuite… L’ONU vient de demander une projection à New York. On a demandé pourquoi, et on a su que c’était dans le cadre du procès de Charles Taylor [président du Libéria de 1997 à 2003, jugé pour son rôle dans la guerre civile] et que Johnny servirait de pièce à conviction. Ce qui me gêne, car même documenté, c’est une fiction, et parce que mon film n’est pas sur Taylor et n’est pas fait pour dénoncer quelqu’un. Encore moins

Johnny Mad Dog en salles le 15 octobre Critique dans le prochain numéro — 51

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Exotisme et bananasme Carte postale

Partie au Cameroun aider sa maman en mission humanitaire, notre collaboratrice a pris des notes sur son dĂŠpaysement. Carnet de voyage.

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Texte et photographie Adeline Grais-Cernea

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Exotisme et bananasme Médias

Le Gri-Gri International, quinzomadaire satirique panafricain basé à Paris, fêtera bientôt son centième numéro. Retour sur sept ans d’aventure éditoriale subversive et fauchée, toujours interdite au Gabon, au Congo et au Cameroun.

«

Combien de Balkany noirs ont été montrés du doigt en Afrique quand le vrai, via la prime à la casserole et l’amitié présidentielle, se prélasse à travers le monde ? » Cette singulière vérité qui nous rappelle le racisme structurel de nos institutions, n’a pas été écrite dans Libération. Elle est tirée du Gri-Gri International, un quinzomadaire satirique panafricain qui, dès ses débuts, est venu gratter jusqu’à l’os les plaies de la « Françafrique ». Analyses sociopolitiques pointues, portraits au vitriol de dirigeants radicaux, décryptages des réminiscences du néocolonialisme hexagonal, le Gri-Gri traite au bulldozer des thématiques que les journaux africains et français préfèrent généralement taire. Ou déformer. Des rubriques aux intitulés aussi exotiques que Grimaces, Marraboutages ou Petites Z’amulettes rythment huit pages au graphisme très low-fi. S’y entremêlent des articles tour à tour drôles, ironiques ou sulfureux, portés par une écriture grinçante et des titres sublimes (Rois nègres, décomplexez-vous ! ou Le racisme c’est pas bien). Un peu comme un Canard Enchaîné africain qui abandonnerait les calembours pour un humour à froid, fin et hargneux. Le président gabonais, Omar Bongo, y est surnommé « le Mollah Omar », en référence à sa conversion à l’islam. Denis Sassou N’Guesso, président du Congo, est affublé du très viril sobriquet de « Cobra suprême ». Lancé en juillet 2001 et dorénavant dirigé par Grégory Protche, ancien co-rédacteur en chef du chatouilleux et regretté Tant Pis Pour Vous, le Gri-Gri a déjà connu deux morts : une première fois huit mois après son lancement, faute de blé ; la seconde, en février 2006, pour des raisons plus complexes, à la fois financières, idéologiques et humaines. Condamné pour sa Griffe A l’origine de cette histoire de presse franco-africaine, un homme : Michel Ongoundou Loudah. Directeur du journal gabonais fouille-merde La Griffe, c’est en 1998 que ce neveu d’un ex-ministre des Finances voit sa vie prendre une tournure radicale. Crispée par ses attaques éditoriales répétées envers le président Bongo, observant d’un mauvais œil sa récente candidature aux élections municipales de Libreville, la Justice le prend en grippe. Air Gabon profite de cette disgrâce et lui colle un procès pour avoir dénoncé le trafic d’ivoire mettant en cause la compagnie. La veille de son jugement, Michel Ongoundou apprend qu’il va être condamné à huit mois de prison. Pire, que sa vie est menacée. Dans la nuit, il rejoint la France où il demande l’asile politique. « Je ne comptais pas rester longtemps, je croyais que ce n’était là qu’une crispation passagère », confie-t-il au téléphone. Arrivé à Paris, il tente péniblement de faire survivre La Griffe jusqu’à ce qu’elle soit, en février 2001, définitivement interdite sur le sol gabonais pour « acharnement envers le chef de l’Etat et sa famille ». Michel Ongoundou, lui, est privé du droit d’exercer son métier de journaliste au Gabon, à vie. Malgré ces croche-pattes répétés, Michel lance le Gri-Gri ; huit mois plus tard, les finances sont à sec. — 56

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Ce n’est qu’en septembre 2004, grâce à l’aide de Nicolas Beau, journaliste au Canard Enchaîné, que le journal réapparaît dans les kiosques. « Ensemble, nous souhaitions défendre une presse indépendante qui s’attacherait à traiter de façon pertinente les problématiques maghrébines et africaines », se souvient Nicolas Beau, aujourd’hui directeur de la rédaction du site Bakchich.info. L’équipe, constituée de plusieurs collaborateurs africains, joue la carte de la mixité en intégrant dans ses rangs de nombreux journalistes français tels que Guillaume Barou et Xavier Monnier, élèves de Nicolas Beau, ou encore Anna Borrel, ex de Afrik.com. Mais, si le panache et la volonté de se distinguer de médias panafricains corrompus est bien là, les premiers numéros ont des allures de fanzines bouclés à l’arrache. « C’étaient même des catastrophes nucléaires !, plaisante Anna Borrel. Il y avait plein de fautes, quasiment pas de dessins, une pagination inexistante. » Homme de réseaux, Nicolas Beau monte avec Michel Ongoundou l’Association des Amis du Gri-Gri, à laquelle se greffent des noms aussi divers que Daniel Mermet (la voix altermondialiste de France Inter), Florence Aubenas ou Stomy Bugsy. Envoyé à 600 abonnés sous pli discret Côté rédaction, l’émulation est à son paroxysme. La bande est surmotivée à l’idée de travailler avec Michel Ongoundou, un exemple de droiture à la hauteur du romantisme qui les habite. « On le percevait comme un opposant farouche à Omar Bongo, David contre Goliath », admet Anna Borrel. C’est pourtant cette distorsion culturelle presque Grégory Protche inconsciente qui, peu à peu, creusera des abîmes idéologiques structurels. « J’ai le sentiment qu’ils voyaient en moi une sorte de martyr, analyse Michel Ongoundou. Mais je n’ai pas pris les armes contre mon pays. Je ne leur ai jamais caché que mon but, à terme, était de rentrer au Gabon. Je ne suis pas franco-gabonais, mais gabonais à 100 % ». Malgré ce malentendu, le Gri-Gri trace sa route grâce à des journalistes zélés et un solide réseau d’informateurs africains et maghrébins. Des dessinateurs du Canard Enchaîné y apportent gracieusement leurs contributions. Le maquettiste Pascal Quehen et Grégory Protche, chargé de l’editing, rejoignent l’équipe pour booster ce canard en pleine mue. L’alchimie militante d’une entreprise aux parfums libertaires fonctionne à merveille plusieurs mois. Interdit au Gabon, au Congo et au Cameroun, le Gri-Gri est envoyé à ses six cents abonnés sous pli discret. Des photocopies d’articles circulent sous le manteau. Au fil des mois, le titre se professionnalise. Des scoops, comme les opérations de blanchiment d’argent pratiquées par une filiale gabonaise de la BNP, ou les propositions d’articles élogieux du magazine Jeune Afrique aux chefs d’Etat en échange d’enveloppes richement garnies, apportent au Gri-Gri une vraie reconnaissance d’estime. Problème : les ventes, elles, plafonnent à deux

« Etre subversif aujourd’hui, c’est aussi parler de ce qui fonctionne en Afrique. »

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mille exemplaires. Insuffisant pour Nicolas Beau qui a l’ambition de fédérer quatre mille lecteurs de plus. « Il pensait que c’est par l’info qu’on gagne, et par les réseaux qu’on trouve des lecteurs, mais la ligne éditoriale devenait totalement incompréhensible », explique Grégory Protche.

et, fin 2005, malgré de nouveaux apports, la trésorerie se barre en sucette. Dans un ultime élan de survie, la rédaction distribue le Gri-Gri à l’Assemblée nationale. La couverture met en scène Jacques Chirac en short de plage scandant « Antillais, je vous ai compris ! », avec, derrière lui, Sarkozy représenté sous les traits d’une poupée vaudou. Elle est jugée injurieuse. Mission accomplie. Les journaux restent dans les cartons, mais on parle enfin du Gri-Gri. Il s’agit de capitaliser sur cet écho médiatique. Germe alors l’idée d’un entretien avec Jean-Marie Le Pen par Michel Ongoundou lui-même. Une partie de la rédaction fait part de son malaise. Il faut dire que le ton décomplexé, presque cool, utilisé par Michel Ongoundou pour s’adresser au patron du FN a de quoi perturber les âmes sous le choc du 21 avril 2002. « Le Gri-Gri ne peut pas être choqué par le racisme, défend Grégory Protche. Si on en parle encore, c’est pour s’en moquer ou le démasquer là où on ne l’attend pas. L’idée était de retourner le nationalisme de Le Pen en le faisant réagir sur les contradictions de la politique française en Afrique. » Traumatisés, les fidèles de Nicolas Beau démissionnent. Aujourd’hui, le contentieux n’est pas réglé. Pour Nicolas Beau : « C’est Omar Bongo qui a voulu jouer des difficultés financières de Michel et lui a commandé cette interview. » Une déclaration aux accents paranoïaques qui en dit long sur la rancoeur de ce dernier. Pourtant, la parution anarchique du Gri-Gri, conséquence directe de sa précarité, et sa récurrente disparition des kiosques gabonais, ne plaide pas vraiment en faveur d’une corruption massive de son directeur. Banale illustration d’une guerre d’egos ? En grande partie, oui. Le clash semble néanmoins avoir arrangé tout le monde, permettant à Nicolas Beau de s’échapper par le haut sans justifier sa gouvernance freestyle, et à Michel Ongoundou de reprendre possession de ce journal en naufrage éditorial.

Chirac en short, Sarkozy en poupée vaudou Changement de cap. Le Gri-Gri devient le canard de l’Afrique, du Maghreb et de la « France métissée ». Illustration de cette logique d’ouverture plus mainstream : la place grandissante accordée aux thématiques françaises, ou encore la publication des bonnes feuilles de l’ouvrage d’Olivier Toscer et de…

Le Gri-Gri : un Canard Enchaîné africain qui abandonnerait les calembours pour un humour à froid, fin et hargneux.

Poil à gratter, coûte que coûte Depuis mai 2006, Grégory Protche a récupéré les rennes d’un Gri-Gri recentré sur les nouvelles africaines. Plus poil à gratter que porte-voix, le panafricain satirique vert et blanc fêtera bientôt son centième numéro, cultivant coûte que coûte sa posture de résistant, habile contre-pied à la pensée dominante, française, ou africaine « Quand tu répètes de façon pavlovienne que tous les dirigeants africains sont corrompus, tu restes dans la vulgate normale. Etre subversif aujourd’hui, c’est aussi parler de ce qui fonctionne en Afrique », résume Grégory Protche. La preuve que, malgré son histoire chaotique, le Gri-Gri n’est pas un canard qui se plaît à broyer du noir. — Vincent Cocquebert

Nicolas Beau, lui-même : BHL, une imposture française. Ou comment mêler auto-promo et coup de pub pour le journal, au risque de déstabiliser nombre de lecteurs africains pour qui le philosophe à mèche ne symbolise pas grand-chose. Les problèmes financiers aidant, l’ambiance se durcit. Michel Ongoundou, présenté par certains comme la cinquième roue du carrosse, prend du recul et retourne ponctuellement au Gabon. Le climat de suspicion s’accentue concernant sa pureté dissidente. Ses relations avec Nicolas Beau se dégradent

Le Gri-Gri International, tous les quinze jours en kiosques, 2 euros. legrigri.fr/spip — 58

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Exotisme et bananasme Politique

Deux choses n’ont pu vous échapper récemment : Mai 68 et Barack Obama. Question récurrente dans la presse : « La France pourrait-elle avoir un président noir ? » Pourtant, même si on l’a largement oublié, ça c’est (presque) produit. En 1968 justement.

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9 mai 68. C’est le bronx, papy De Gaulle disparaît. Panique. Le vieux est allé voir Massu à Baden-Baden, mais personne n’est au courant. Pendant quelques heures, il n’y a personne aux manettes. Or, quand le chef de l’Etat ne peut assurer sa fonction, la constitution prévoit que l’intérim soit assuré par le président du Sénat. Ce président s’appelle Gaston Monnerville. Un métis, petit-fils d’esclaves, né en 1897 à Cayenne. Comme Aimé Césaire ou Albert Camus, il est un brillant élève d’Outre-Mer que les bourses de l’école républicaine méritocratique envoient étudier en métropole. Monnerville devient avocat. Ses talents d’orateur font décoller sa carrière politique. Radical-socialiste, franc-maçon, militant des droits de l’homme et de l’anti-racisme, il est un républicain fervent. Député, puis maire de Cayenne, il entre au gouvernement en 1937 comme sous-secrétaire d’Etat aux colonies. L’Azione coloniale, un journal de l’Italie mussolinienne, s’énerve : « La France a adopté une politique indigène qui, outre qu’elle est une folie pour la nation française elle-même, est un danger pour les autres nations de l’Europe, car cette action qui dépasse le cadre purement politique pour rencontrer le cadre biologique, doit être dénoncée à l’opinion publique mondiale, là où existe une race incontestablement supérieure à celle de couleur que la France voudrait implanter au cœur de l’Europe. » Les fascistes ne sont pas des gens très sympathiques.

Il préside la haute assemblée de 1947 à 1968. Il sera à l’origine du statut des départements d’Outre-Mer, et du transfert des cendres de Victor Schoelcher au Panthéon. En 1962, il devient « l’homme qui dit non à De Gaulle » en s’opposant au référendum concernant l’élection du président au suffrage universel direct. Il finit sa carrière au conseil constitutionnel et meurt le 7 décembre 1991. Malgré ce parcours exceptionnel, on n’a pas l’impression que Monnerville soit entré dans la mémoire collective. Après un rapide sondage auprès de trentenaires raisonnablement cultivés, on constate que tout le monde connaît Alain Poher ou Guy Mollet. Mais Monnerville, pas trop. « C’est vrai, il est oublié. Sans doute parce qu’il n’a pas porté la question de la représentation politique des Noirs », explique Pap Ndiaye, historien et auteur de l’essai La Condition noire. Peut-être aussi, à l’heure où la France commence à regarder en face les aspects tragiques de son histoire coloniale, que la success story de Monnerville (qui glorifiait la République), ne correspond pas à l’air du temps. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Une place qui porte son nom à Paris (initiative de Delanoë), une Société des amis du président Monnerville au Sénat (injoignable). Et pas vraiment d’héritiers politiques. Mais si De Gaulle n’était pas rentré le 30 mai 1968… — Julien Blanc-Gras

Un parcours considérable Pendant la guerre, Monnerville résiste. Après la Libération, il navigue entre son fief de Saint-Céré (Lot) et le Conseil de la République, qui deviendra le Sénat.

Pap Ndiaye La Condition noire. Essai sur une minorité française Calmann-Lévy — 59

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Exotisme et bananasme Etymologie

Faut-il déterrer Césaire pour imposer à notre langue le concept de « noiritude » et de nouveau pouvoir dire « noir » ?

L

es mots ont un sens. La gauche est sinistre et le petit noir est un café. Le Noir, en revanche, serait une personne à la mélanine dense, dont la peau tire de l’albâtre chez le « nègre blanc » et au noir chez... très peu de Noirs en réalité. Le 17 avril dernier, Aimé Césaire s’éteint à Fort-de-France. La négritude, concept mal défini par des commentateurs plus ou moins coutumiers des œuvres du poète, disloque l’acception péjorative et dégradante accolée au mot « nègre » par les Blancs depuis des siècles pour leur retourner le compliment. Subversion ultime, le « Nègre » ne se résigne plus aux insultes, mais s’en empare, les récupère et les déforme à l’envi, jusqu’à les faire imploser : sont nègres tous les peuples que vous n’osez déjà plus qualifier comme tels ; sont nègres tous les opprimés, et aussi tous les hommes tout court.

d’origine x ou y”, “issus de l’immigration”… pour en arriver au mot “Black”, qui a gagné la première place au hit-parade de l’hypocrisie. D’accord, c’est infiniment mieux que “Nègre” ou “bamboula”… mais “Black” est toujours un mot qu’on nous a imposé. Un mot honteux, coupable, frappé de réticences et de non-dits. Comme si les Noirs étaient des infirmes, ou des malades, qu’il faudrait ménager ! On ne va pas leur dire franchement qu’ils sont noirs, ça risquerait des les démoraliser, les pauvres ! Ce qui me gêne, dans le mot “Black”, c’est que beaucoup de Blancs l’utilisent pour ne pas paraîtrent racistes. Comme si en éliminant le mot “Noir”, on éliminait le racisme. »

« Le mot "Black" a gagné la première place au hit-parade de l’hypocrisie. » Patrick Lozès

« De couleur », « métis », « issus de l’immigration »… Fin avril un vigile, Pierre-Damien Kitenge, accuse un haut fonctionnaire rattaché au récent ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, Gautier Béranger, de l’avoir traîté de « sale Noir ». Césaire était écrivain ; « sale Noir », une injure : ce sont bien de mots dont nous parlons. Mais qui dit encore « Noir » pour parler d’un Noir ? Les cools et les frileux ont leur mot : black. Ce qui irrite Patrick Lozès, président du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran) et auteur de Nous, les Noirs de France. Il écrit : « Nous devons nous réapproprier le mot “Noir”. Il est ridicule d’utiliser les périphrases ampoulées : “de couleur” – comme si les Blancs n’avaient pas de couleur –, “café au lait”, “métis”, “immigrés”, “enfants d’immigrés”, “Français

Requalifier un mot-valise Si « blanc » et « noir » se sont substitués à la réalité des couleurs de peau – blanc pour le rose, noir pour le marron –, Patrick Lozès, par téléphone, précise l’histoire d’un adjectif qui, parrallèlement à l’usage des verlans « feuj » et « rebeu », s’avère tristement symptomatique de l’époque : « Le terme “Noir” apparaît vers 1516 ; il n’est alors ni positif ni négatif. L’industrialisation de la traite négrière occidentale transatlantique débute peu après, et cela change tout : c’est la première fois que l’apparence physique fait de vous un esclave. “Nègre” en devient le synonyme, et cela durera près de quatre siècles. » — 60

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Faut-il alors réhabiliter le mot « noir » ? « Il s’agit plus d’une requalification. On l’évite car il semble trop brutal, infâmant. Cependant, pour fixer une réalité, il faut d’abord fixer le mot qui décrit le mieux cette réalité. » Mais où placer les métis, par exemple, dans ce bazar sémantique ? « Je ne cherche pas à savoir qui est noir et qui ne l’est pas, où commence et où s’arrête le fait d’être noir. Pour paraphraser Sartre, est noir celui que les autres prennent pour noir ! Je sais en revanche qu’en France, où la langue est le français, les Noirs sont discriminés parce qu’ils sont noirs et non pas parce qu’ils sont Blacks, immigrés, Africains, etc. Celui qui refuse de louer un appartement à un Noir se moque de savoir s’il vient du Togo, du Mali ou de France. »

de classification reposant sur un critère éminemment flottant, la couleur de la peau. De quoi rendre dingue celui qui s’essayera à entrer dans les détails : les Antillais sont-ils moins noirs que les Ethiopiens ? D’ailleurs, ça tombe bien puisque comme tout mot-valise, il ne fonctionne que dans deux cas : soit on ne l’interroge pas vraiment et on l’instrumentalise sans vergogne ; soit on s’accorde sur une définition, même fragile, même imparfaite, et on s’évertue ensuite à la rendre caduque, en la dépassant. Parce que les mots ont un sens, précisément. — Texte François Perrin Photographie Pauline Beaudemont

On en revient donc à la négritude. Ce mot, planqué ou non sous l’un de ses avatars, constitue une tentative

Patrick Lozès Nous, les Noirs de France Danger Public, 2007

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RĂŠalisation Juliette MaĂŻ Poirot

Robe KanaBeach Bottes Aigle

Coupe-vent 55DSL Short de bain Napapijri Chaussures Nobrand

Fond : tongs Havaianas

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Sweat DC Sarouel KanaBeach Chaussure noire Quiksilver Chaussure rose Reebok Freestyle

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Exotisme et bananasme Société

Quand on a grandi dans le Cantal, ce n’est pas toujours simple d’avoir la tête de Lucy Liu.

«

A peu près tous les jours, il y a des gros cons qui m’abordent dans la rue en me disant ni hao ou sayonara, quand ce n’est pas carrément hé ! la Chinoise. Il y a aussi les gens, pas forcément malveillants, qui me parlent pendant des heures de leur amour pour la culture asiatique ou la cuisine thaïlandaise. Le problème, c’est que l’Asie, moi j’y connais rien. » Des anecdotes comme celles-ci, Aurore en a des dizaines. Née en Corée du sud, elle est adoptée à l’âge de quelques mois par une famille française. Elle a grandi à Bourgen-Bresse, ne parle pas un mot de coréen, n’a jamais (re) mis les pieds dans son pays d’origine, et n’en ressent pas le besoin. Son identité culturelle est 100 % française. Mais dans le regard de l’autre, ses traits évoquent inévitablement l’Extrême-orient, cette région du monde où on bande les pieds des femmes et où tout le monde porte de grandes nattes en faisant du kung-fu. Et c’est relou.

de son identité : « Je ne saurai jamais à qui je ressemble et je ne sais pas toujours qui je suis », explique-t-elle en ouverture de son film Corps étranger. On y palpe toute la complexité d’avoir « le cul entre deux chaises », sans même avoir les avantages d’une double culture (comme les enfants d’immigrés). « Je n’ai rien à transmettre de la culture asiatique », constate-t-elle. Une scène du film la montre face à un Chinois de France qui ne comprend pas qu’elle parle uniquement français. Pas simple d’être exotique aux yeux de tous. « Pendant longtemps, j’ai été agressée par la dimension érotique du regard qu’on portait sur moi. L’attirance pour la femme asiatique en Occident s’accompagne souvent d’un niveau de grossièreté permis par un arrière-plan historique raciste. » Raffinement érotique et sophistication Dans son film Femmes asiatiques, femmes fantasmes, Sophie Bredier retrace la généalogie des clichés sur les extrême-orientales. Ils sont en grande partie issus de l’époque où les garnisons coloniales tuaient l’ennui tropical avec les masseuses des bordels du Tonkin. Dans la hiérarchie raciale en vigueur en ce tempslà, l’Asiatique était « la femme exotique autorisée », plus proche du Blanc que les autres populations colonisées. La littérature a contribué à la construction des stéréotypes. En 1887, dans son roman Madame Chrysanthème, Pierre Loti exalte le raffinement érotique et la sophistication de la femme du Soleil levant. Enorme succès. L’Occident découvre les geishas, et les Japonaises deviennent à la mode, déjà. Les visages asiatiques, considérés comme impénétrables, font alors gambader les imaginations masculines : ces faciès mystérieux ne cacheraient-il pas des cochonnes soumises et vicieuses juste comme il faut ? « Pourquoi représentons-nous un idéal de féminité alors que nous avons moins de formes que les Occidentales ? » s’interroge

Un fardeau propre aux adoptés De prime abord, on peut avoir l’impression que les Asiatiques de France ne sont pas particulièrement confrontés au racisme. Aurore n’a jamais ressenti de discrimination à l’emploi, au logement ou à l’entrée en discothèque. Ce qui ne veut pas dire que les petits tracas n’existent pas : « A l’école, il y avait toujours des abrutis qui me traitait de Chinetoque. » Mettons cela sur le compte de la cruauté de l’enfance, car les enfants sont des cons, c’est bien connu. Reste la lassitude d’avoir à constamment justifier son origine. Et le fardeau propre aux adoptés : être assimilé à une communauté qui n’est pas la sienne. La cinéaste Sophie Bredier, elle non plus, « ne correspond pas à la tête qu’elle a ». Née en Corée en 1970, adoptée, élevée à Créteil, elle a « un nom français et un accent de pétasse parisienne ». Son travail documentaire largement autobiographique questionne les frontières — 64 Std20_2.indd 64

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la chorégraphe Mariko Aoyama dans le documentaire. Peut-être parce que ces corps plus androgynes et juvéniles répondent à l’obsession de la jeunesse. Désormais, ce sont plutôt les putes et les trans de Bangkok, ainsi que les mangas et le bondage japonais qui véhiculent les fantasmes. Le culte de la surface Comment les perceptions évoluent-elles ? Le métissage contemporain ne contribue-t-il pas à déteindre les clichés ? « Non, répond Sophie Bredier. On va plutôt dans le sens d’un durcissement. Plus les Asiatiques sont visibles, comme c’est le cas aujourd’hui avec l’augmentation de l’immigration chinoise, plus l’idée du péril jaune

La lassitude d’avoir à constamment justifier son origine. revient. Ça s’entend dans le traitement médiatique de l’actu en Chine. » Aurore : « Pas plus tard qu’hier, j’étais assise sur un banc et une femme est venue me dire cash : “j’aime pas les Chinois, vous êtes des communistes, vous allez nous envahir. C’est Sarkozy qui l’a dit.” » Délire d’une cinglée, ok. Mais les folies individuelles trahissent les névroses collectives. Sophie : « Vu l’ambiance politique et sociale actuelle, les gens veulent se regrouper pour se protéger. Je ressens clairement cette inquiétude communautaire à cause de la tête que j’ai. » Un exemple qui révèle une des schizophrénies de notre société. Malgré l’anti-racisme érigé en religion, c’est le culte de l’apparence qui préside. Dommage collatéral : que nous le voulions ou non, nos peaux nous définissent. — Texte Julien Blanc-Gras Photographie Julien Tual — 65 Std20_2.indd 65

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Exotisme et bananasme Portfolio

Et DEMAIN

A gauch A gauch Ci-desso

Par Benjamin Bruneau

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A gauche, en haut PMU 2007, huile sur toile, 160x220 cm A gauche, en bas Hollywood 2007, huile sur toile, 160x220 cm Ci-dessous Sans-titre 2006, huile sur toile, 114x146 cm

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A gauche Sans-titre 2007, huile sur toile, 160x200 cm Ci-dessus Tex Avery 2006, huile sur toile, 220x165 cm

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Exotisme et bananasme Afro pop

Un drôle de syndrome frappe la pop et ses blancs-becs : de Vampire Weekend au prochain Franz Ferdinand, les airs se métissent dans des odes au break et au groove, à l’Afrique et à son beat. Safari sonore historique au cœur du cycle des rencontres black & white.

B

Afro-di-siac is back! Est-ce un hasard si ces citations reviennent par cycle ? Milieu des années 70 : la variété américaine west coast (Paul Simon, Steely Dan, Michael Franks) va frotter ses arpèges aux rythmiques cuivrées des Crusaders. Joni Mitchell débauche les musiciens de Miles Davis et compose un album en collaboration avec Charles Mingus (Mingus, 1979). Plus tard, les Talking Heads enregistrent à Paris leur dernier album (Naked, 1988) avec la crème des musiciens africains en diaspora. Quelques années auparavant, David Byrne pactisait solo avec Brian Eno pour un disque aussi singulier que réussi (My Life in the Bush of Ghosts, 1981). Black is beautiful, rien de moins. Afro-di-siac is back, Black is the color… Nouveau cycle. Ça métisse et ça cite, ça emprunte à tout-va chez les Toubabs, les Blancs d’Afrique. Mais d’où vient cette fascination ? « J’aime les Blacks », disait Gainsbourg. Brian Eno également. Sur papier glacé, avec des gros seins, crâne rasé et jambes écartées, c’est ainsi qu’il les préférait, les femmes noires. New York City, fin seventies : l’Anglais en pince pour les culs des renoies. De passage pour le mastering du deuxième album des Talking Heads, qu’il vient de produire, Brian Eno reste finalement sept mois et fait le directeur artistique pour Island, le label de Chris Blackwell. Mission : signer des nouveaux talents issus de la scène no wave émergente. Entre CBGB et Mudd Club, la no wave affiche une pâleur extrême. Devant un public blanc comme un linge, « trop occupé à perfectionner [ses] regards inexpressifs et impassiblement cools » (Simon Reynolds), les punks d’après délivrent l’aspirine par tubes entiers à force de larsens et de

onne nouvelle, c’est à la louche que se déguste le caviar afro. Dans le sillage de Damon Albarn, Franz Ferdinand brise ses chaînes : « Nos nouvelles chansons ont un feeling africain, comme l’ensemble de notre troisième album », a déclaré le guitariste Nick McCarthy. Invités par le chanteur de Blur à participer en mars dernier au festival Africa Express de Liverpool, les quatre mèches de Glasgow étaient accompagnées sur scène de Bassekou Kouyaté, joueur malien de n’goni (instrument à cordes d’Afrique de l’Ouest), ainsi que de percussionnistes sénégalais. D’autres n’avaient pas attendu pour relever leur poulet maffé : dans l’entretien qu’il nous accordait en mars [Standard n° 19], le chanteur soul anglais Jamie Lidell, un rien rigolard, voulait devenir « plus noir que Michael Jackson ». De l’autre côté de l’Atlantique, c’est à Brooklyn, épicentre d’un renouveau du rock modal, que les déflagrations sonores s’épicent de couleurs tribales. Dirty Projectors, Animal Collective, Yeasayer ou Liars sont les activistes imprévisibles d’une pop rock percussive. Sur le même front, les Chicagoans de Mahjongg tressent sur une rythmique afro-beat electronica et guitare dissonante. Plus sages, les blancsbecs de Vampire Weekend métissent leur solution pop d’Africa. Plus qu’à Fela ou Toumani Diabaté, on pense à Paul Simon. A Paris, enfin, où, lassés des africanism badaboums − folklore pour boîteux du samedi soir − des projets iconoclastes comme Blackjoy ou L’Homme avion de Vincent Courtois et Ze Jam Afane voient le jour. D’autres, comme El Diaz ou le projet malien du guitariste Thomas Naïm, éprouvent de réelles difficultés à trouver un label. — 70

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Coconuts. Métisse, hispano-américain, le Kid écrit, joue, produit et remixe. Adepte du croisement sonore, il remet le son des big bands des années 40 à l’heure du cosmopolitisme des années 80, épiçant à sa sauce salsa, calypso, rumba ou funk (chef-d’œuvre : Emile (Night Rate) d’Aural Exciters, dub bizarroïde de modernité). On y est : le métissage comme sang neuf, la mixité comme modernité. A l’image de l’épopée des labels Talking Loud (Gilles Peterson) et Mo’ Wax (James Lavelle), de la mixité des Bristoliens Massive Attack ou de sensualité métisse de Neneh Cherry. Avec d’autres,

tensions. Pour la première fois depuis l’ère hot jazz des années 20, la bohème blanche semble se désolidariser de la culture noire. Aux antipodes, le Paradise Garage discoïse black. De là à se travestir paillette, et pelle à tarte pour aller bouger-son-corps-sur-la-piste-de-danse-baby, merci bien. Le métissage comme sang neuf, la mixité comme modernité Alors, que s’est-il passé pour que Liquid Liquid et les autres (Arthur Russel, James Chance, A Certain Ratio) pactisent avec le « diable » noir ? Un constat implacable, identique à celui des premiers producteurs de hip hop : la quintessence du rythme, c’est le break de funk, ce pont avec lequel James Brown nous satellise. Essayez d’ordonner à vos pieds de ne pas déraper sur Super Bad… Les jeunes branchés qui fondent 99 Records et Ze Records n’y sont pas arrivés. Leur ambition : dresser la passerelle entre post punk et disco underground. Vingt-cinq ans avant DFA. Influencé par les percussions latinos qui résonnent aux quatre coins du Lower East Side, autant que par Fela Kuti ou le reggae, Liquid Liquid, récemment réédité, superpose au break une ligne de basse détergente pour un résultat franchement percussif. A la postérité, des perles comme Optimo et surtout Cavern, pillé par Grandmaster Flash pour son tube White Lines – Don’t Don’t Do It, en 1983. Côté Ze Records, le mutant disco se la joue plus orchestral. Derrière la console, le producteur maison, August Darnell, homme-orchestre de Kid Creole & The

Dès la fin des années 60, compréhension intuitive qu’on a plus à partager avec un voisin noir du East London qu’avec un yuppie de Notting Hill. ces artistes melting pot de l’Angleterre du début des années 90 n’ont eu de cesse, par la combinaison des influences, de créer des styles nouveaux : l’acid jazz, le trip hop, la jungle, le two steps ou le broken beat. La compréhension intuitive qu’on a plus à partager avec un voisin noir du East London, qu’avec un yuppie de Notting Hill existait pourtant dès la fin des années 60. A San Francisco, quand Sly Stone et sa Family ont constitué le premier groupe mixte (Noirs/Blancs, femmes/hommes) de l’histoire de la pop.

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Exotisme et bananasme Afro pop (suite)

« Briser ses chaînes », la rébellion politiquement correcte Avec le métissage, le clivage Noirs/Blancs, ce mythe archaïque, ne serait donc plus qu’un lointain souvenir ? « Obama for President! » scandent déjà par milliers des grappes de Blancs middle class du Kansas. Justin Timberlake casse la baraque au même scrutin qui élit en son temps Prince et Michael Jackson. Retour en arrière : 1983, année clé quand James Brown, le Godfather of soul, intronise ses fils spirituels sur une scène de Ploucville, USA. Deux génies qui, au même moment, prennent MTV en otage et font sauter la banque. Longtemps après Elvis, pilleur de la première heure, l’Amérique blanche succombe à nouveau aux coups de pelvis. Fait nouveau,

d’esclave pendant des siècles par l’aveuglement de l’homme blanc, finit par briser ses chaînes : existet-il modèle plus politiquement correct de rébellion ? En tout cas, Mick Jagger, John Lennon et Sid Vicious n’auront jamais acquis qu’une rebelle attitude de prolo. Mais laissons les scrutins majoritaires à l’opinion publique. Et les machines réconcilièrent l’Afrique et l’Occident… C’est aux marges que ça se passe. Dans l’ombre, là où Stagger Lee officie. Billy Lyons et Stagger Lee, deux hommes noirs, deux amis. Passablement avinés. La dispute éclate. Lyons s’empare du Stetson de Lee, refuse de le lui rendre. Ni une, ni deux, cht’aaa : Stagger Lee refroidit Billy Lyons, ramasse son chapeau et sort d’un pas de promenade. C’était en 1895. Les mythes ont la peau dure. Celui de Stagger Lee a eu la destinée d’être mis en musique dans les années 20. Ses nombreux avatars comptent pour auteurs le Clash et Nick Cave. On a entendu pire référence. Verdict : la postérité pour Stagger Lee, black à la dure à la cool, amoral et violent. Il est celui qui vit hors la loi blanche. Stagger Lee, émancipateur précoce. Stagger Lee, Public Enemy n°1. Hier Sly Stone, aujourd’hui Pete Doherty. « Le système te débecte ? Do it yourself ! Monte ton business, baise le système de l’intérieur. » La clique à Dre, le label Death Row, 50 Cent et Eminem. Pour les rappeurs west coast comme pour les punks d’après, pour Stock, Aiken et Waterman comme pour la Star Ac, le modèle, c’est MOTOWN. L’objectif : la THUNE. Véritable usine à tubes, le label fordiste de Berry Gordy

Essayez d’ordonner à vos pieds de ne pas déraper sur Super Bad de James Brown ! ils sont l’attribut de deux freaks de couleur noire. Et c’est précisément cela que l’Amérique blanche plébiscita. Deux bandits crossover qui ressemblaient plus à E.T. (1982) qu’aux « Nègres » de La Couleur pourpre (1984) – c’est l’histoire de Steven Spielberg, réalisateur des deux films précités, qui confesse à Quincy Jones (producteur de Thriller et co-producteur de La Couleur pourpre) : « Hé, Quincy, j’ai mauvaise conscience d’avoir fait un film sur l’esclavagisme des Afro-américains. » Quincy qui répond : « Et tu t’es posé le même cas de conscience lorsque tu as tourné E.T. ? » Complexe de petit Blanc ? Pas si simple. Steven Spielberg et Quincy Jones, deux milliardaires qui partagent un point commun : celui d’appartenir à un peuple opprimé par l’Histoire. On connaît la suite. L’homme noir, réduit à l’état

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illustrait d’abord la volonté d’une minorité de conquérir le marché mainstream. Odes à la famille, romances à l’eau de rose, ces complaintes tendrement mélancoliques étaient imposées aux jeunes prodiges de l’écurie, Stevie Wonder ou Marvin Gaye, avant que ceux-ci ne s’engagent dans l’exploration d’une conscience civique plus tourmentée. Sonnant et trébuchant, l’argent gagné par Berry Gordy aura au moins réparé deux injustices. L’imposture de l’Original Dixieland Jass Band, orchestre blanc connu pour avoir, le premier, sorti un disque de jazz. C’était en 1917. Plus proche de nous, en 1986, le premier 33-tours de hip hop à atteindre la tête du hit parade américain, Licence to Ill des… des… des Beastie Boys ! Mystification ? Pas sûr. Et pas cons ces punks qui croisent le fer des guitares avec le rythme des boîtes. Le sample a transformé une génération entière de branleurs en rats de home studios. Pour des kids qui n’ont pas eu accès au conservatoire, l’ordinateur est comme l’or. La musique, elle, devient séquence, répétitive à foison. C’est la machine qui veut ça. Comme l’oud et le balafon, ces instruments à cordes africains qu’il faut réaccorder pour changer de tonalité. Le chant des machines rompt l’axiome historique : à l’Occident la tonalité, fondée sur la variation des accords et l’héritage de la musique classique ; à l’Afrique, la tradition modale et rythmique du tourbillon séquentiel. Privilégiez la boucle Caricaturons : Frank Zappa contre Miles Davis. Vous choisissez qui, vous ? Les deux mon capitaine. Du moment que la musique est bonne. Du moment que les boucles de nos alchimistes résistent aux canons des marchands. Humblement, commençons par accepter ce qu’offre notre époque. N’intellectualisons pas trop. Tirons-en le meilleur. Jouons-là modal. Une note,

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deux, au max. La basse d’abord. Le break et les percus ensuite. Démerdez-vous pour le riff, un motif suffira. Une cocotte, de préférence. Ne changez pas de tonalité, c’est inutile. Privilégiez la boucle, faites-vous plaisir, étirez la séquence, explorez-là, n’ayez pas peur, laissez-là s’épuiser. Merci. Nous tenons, grâce à vous, un cycle. La possibilité d’une transe. — Texte Alexis C. Tain Illustration Sylvain Cabot

A LIRE : Simon Reynolds Rip it up and start again (Allia) Greil Marcus Sly Stone : Le Mythe de Stagger Lee (Allia)

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DÉJÀ DANS LES BACS POUR TOUS LES BROTHERS ET LES SISTERS : Liquid Liquid Slip in and out of Phenomenon (Domino) Kid Creole & The Coconuts Going Places: The August Darnell Story (Strut) Funky Nassau The Compass Point Story, 1980-1986 (Strut) Jamie Lidell Jim (Warp) Yeasayer All Hour Cymbals (We Are Free/Differ-ant) Mahjongg Kontpab (K Records/Differ-Ant) Vampire Weekend Vampire Weekend (XL/Beggars Banquet) Vincent Courtois et Ze Jam Afane L’Homme avion (Chief Inspector)

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Exotisme et bananasme Ethno punk

S

ylvie Astier, fondatrice du collectif Dokidoki – réunissant depuis 2001 sept filles (styliste, graphiste, costumière, cinéaste) dans un productif atelier parisien – nous présente une compilation abstraite et barrée. Pourquoi avoir choisi une pochette si tropicale ? Sylvie Astier : C’est une photo qu’on a prise dans une soirée à Saïgon. Elle réprésente une séduction nocturne et mystérieuse qui colle avec les morceaux qu’on a choisis.

Parmi les artistes qui nous entourent, au hasard et les yeux bandés : pique et pique et oh ! un groupe qui s’appelle Antilles et une compilation avec des plantes exotiques.

Qu’est-ce qui a guidé le choix des morceaux ? C’est un regroupement plus affectif que musical. On a demandé des exclusivités aux musiciens qui gravitent autour de Dokidoki : Chris Club, Kumisolo, A*Class, Tujiko Noriko. Dans l’ensemble, c’est de l’electro abstraite et du rock barré. Il y a un artiste plus exotique que les autres ? Kink Gong, qui a deux morceaux et dont on va bientôt sortir le disque. C’est un Français qui vit en Asie depuis 10 ans. Là il est en Chine pour un travail d’archivage de musiques en voie de disparition avec des anthropologues. Régulièrement, nous envoie son electro ambiant.

A

vec leur musique percussive de transe dégénérée aux confins de la no wave, leurs sons tribaux et psychédeliques, les trois hommes blancs et sans âge de Antilles (Lionel Fernandez, Erik Minkkinen et Jérome Lori-Berg) recherchent l’envoûtement dans une quête primale, irresponsable et noire. Pourquoi avoir choisi un nom si tropical ? Lionel Fernandez : Nous avons gardé un souvenir ému de nos premiers maraboutages quand nous ne vivions encore que dans le 1-8. Depuis nous nous sommes installés dans les îles [imaginaire] c’est tellement pittoresque. Et puis Brian Eno nous a soufflé le nom. Comment êtes-vous parvenu à des sonorités exotiques en partant de la noise ? En élaborant des calculs mathématiques délirants que nous ne sommes pas encore parvenus à résoudre. Du coup, nos guitares jouent toutes seules et notre batterie s’est déréglée !? Est-ce que vous sentez une nouvelle approche de l’influence exotique dans les musiques actuelles ? Disons qu’un groupe comme Black Dice, d’une certaine manière, pourrait avoir mené à ça avec leur sorte d’electro tribale freaky aux relents de musique pygmée mutante. Mais en fait ta question m’inquiète : est-ce vraiment une tendance ? Je croyais qu’en France ils en étaient tous au Krautrock et à la disco italienne !? En tout cas, cet été, nous partons au Sri Lanka enregistrer notre premier album. —

Est-ce que vous sentez une nouvelle approche de l’influence exotique dans les musiques actuelles ? Oui, par exemple tenez, voilà le flyer de Chocolat Billy [le 10 juillet à la Java à Paris] : c’est chaleureux, dansant. On sent un nouvel enthousiasme, on sort des sons froids de l’electro pour aller vers ce que nous appelons « de l’ethno punk » : des rythmes impairs et des sons alambiqués. — Entretiens Magali Aubert

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Exotisme et bananasme Musique

«

Le dimanche, à Bamako, c’est jour de mariage entre la pop et l’Afrique. Car quand Björk et Damon Albarn se métissent, ils ont leur adresse : le studio Bogolan.

Le bogolan, c’est un tissu, de la toile de jute assez grossière, peinte ou décolorée, représentant des scènes de mariage, de la vie quotidienne, ou des motifs géométriques dans des tons blancs, noirs, beiges ou gris. Tiken Jah Fakoly est toujours vêtu de bogolan. J’en ai une bonne collection, encadrée pour décorer les murs du studio, faits de briques en terre, comme les maisons traditionnelles. » Ingénieur du son dans un groupe « punk disco indus » de Nancy, Yves Wernert débarque au Mali en 1992 – histoire de donner des couleurs à son rock. Il habite dans la remise du studio Ou Bien, monté à Bamako en 1987 par un copain disquaire, enregistrant vite et bien les cantatrices et musiciens du marché local, dont 90 % des albums sont piratés. Yves rencontre alors

Faudrait des violons, des flûtes, des balafons. Ali Farka Touré (Talking Timbutu, Grammy award en 1994) lors d’un baptême et part enregistrer « dans une ancienne école, en plein désert » l’album Niafunké, et l’album d’Afel Bocoum Alkibar en compagnie de Nick Gold (World Circuit). Lumière sur le studio. Yves place tous ses bénéfices dans le matos et devient copropriétaire. En 2002, Ou Bien se digitalise et se rebaptise Bogolan. « On rivalisait avec le studio de Youssou N’Dour à Dakar : on pouvait capter quinze musiciens dans trois cabines, et on était les seuls à des milliers de kilomètres. » De quoi chauffer les oreilles du Kirikou de la pop anglaise.

son mini-disc. Pendant trois,quatre mois, je fais écouter « les chansons du toubab » et chaque musicien qui passe lâche des morceaux. Sur l’album final, on les entend se planter, se marrer. Un an et demi plus tard, il m’apporte le disque. « Merci, c’était super cool.» Une bière, une photo, au revoir. » Succès d’estime, Mali Music attire des producteurs européens et américains curieux de signer des Maliens, ainsi que Dee Dee Bridgewater, la comédie musicale Kirikou et Karaba, et une certaine Islandaise. « Björk croise en tournée Toumani Diabaté, le plus grand joueur de kora de l’univers, avec lequel Ali Farka Touré gagne son second grammy pour In The Heart of The Moon, en 2005. Elle flashe dessus, je reçois des mails de vingt-cinq personnes différentes et elle déboule pour quatre jours. Son « icelandic blood » supporte mal les 42 °C. A peine a-t-elle passé la porte : coupure d’électricité. Diabaté se pointe avec quatre heures de retard, normal. Je paye les fantas, la bouffe, les rouleaux antimoustiques et ils chantent sous un arbre, dans la cour, jusqu’à 22 heures. Quand ils s’en vont, le courant revient. Les jours suivants, pas chiante, elle chante devant les enceintes, à la roots. » Le résultat s’entend sur Volta (2007). Graines, diarrhée « Il y a une part d’opportunisme, bien sûr. Mais déjà, venir au Mali, c’est un effort. Cette fournaise, c’est tout sauf confortable. Damon Albarn est revenu jouer et répéter son disque pendant quinze jours, ses musiciens souffraient des moustiques, ils avaient tous la diarrhée. Mais sur la question du “pillage”, sincèrement, les musiciens maliens étaient mieux payés que d'habitude, et s’ils plantent leurs graines dans les compos, ça devient de vraies créations. » — Richard Gaitet

Icelandic blood à 42 °C En 2000, Damon Albarn soutient les ONG d’Oxfam à Bamako, bronze, jamme. « On m’envoie le DAT de ce qui allait devenir Mali Music, avec cette consigne : « fais ce que tu veux, faudrait des violons, des flûtes, des balafons ». Il y avait seize titres et un peu de son local, attrapé avec

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Exotisme et bananasme Jazz fruité

Sur la planète jazz, les plus grands orfèvres de la guitare basse possèdent ce curieux point commun : leur fruit favori est la papaye.

L

es bassistes camerounais sont les meilleurs au monde parce qu’ils mangent cinq fruits par jour. Si. Le géant Hilaire Penda, qui sera l’un des invités de Bumcello en septembre à la Villette à Paris, nous a chuchoté cette légende : « Au Cameroun, certains fruits très juteux et pleins d’énergie ont la forme d’une calebasse. Les adolescents cueillant ces fruits se mettent alors à rugir plus fort que les Lions Indomptables, l’équipe nationale. » EPO ? Non : papaïne (enzyme présente dans la papaye), particulièrement les variétés « solo 8 » et « goliath », qui n’ont pas de saisonnalité. Elle se cueille sur le papayer, plante dioïque des régions tropicales humides. Etonnement, les

sans âme, il se rend en Afrique du Sud, jamme, écrit, compose et confie les arrangements au génial Ray Phiri, guitariste connu du tout Soweto. Les voix de Joseph Shabalala et ses Ladysmith Black Manbazo corsètent le tout. Graceland (1986) se vend très bien, les gars du marketing sablent le champagne et Simon reprend son bâton de sourcier. Sa radiesthésie opère en Afrique occidentale et centrale via The Rythm of the Saints (1990), dont l’ossature rythmique se construit autour du bassiste André Manga et du guitariste Vincent Nguini – deux Camerounais. André Manga parla à Simon d’un jeune playboy irriguant de son talent la scène jazzy parisienne, un certain... Armand Sabal-Lecco. Simon l’embauche pour le fameux concert Graceland à Central Park en 1991, les slaps assassins du jeune loup sur You Can Call Me Al font le reste. Sa carrière internationale, initiée par Manu Dibango, est lancée. Sabal-Lecco vit à Los Angeles, considéré par ses pairs comme l’un des meilleurs bassistes vivants, jouant des cordes aux côtés des artistes Herbie Hancock, Jonathan Butler, Sting, Seal, Peter Gabriel, Christina Aguilera, Jeff Beck, Ray Charles ou Stanley Clarke. Avec Hilaire Penda, Etienne Mbappé, Guy Nsangué ou Noël Ekwabi, Armand Sabal-Lecco vient d’une génération de bassistes camerounais émergés dans le sillon creusé par les « anciens » : Manfred Long, Vicky Edimo (la basse du tube Cuba des Gibson Brothers, 1979) et l’ancêtre Jeannot-Karl Dikoto Mandengué, qui accompagna Claude François. C’est au début des années 60 que Jeannot-Karl Dikoto Mandengué, guitariste de base, converti à la basse sur les conseils de Manu Dibango, imposa cet instrument dans les rythmes locaux, notamment le makossa.

Des écarts poétiques inimitables : EPO ? Non, Papaïne. meilleurs bassistes du Cameroun sont originaires de la partie tropicale et humide du pays, centrale et littorale. Leurs analyses sanguines révèlent une forte présence d’agents anti-oxydants, signe d’une vigueur étonnante, ainsi que de vitamines C, indispensables à la pratique d’une basse rassurante pour tout édifice musical. Merci Paul Simon Pour vérifier, écoutez le dernier projet du batteur de Police, Stewart Copeland, avec Armand Sabal-Lecco à la basse – ou le live Bona Makes You Sweat de Richard Bona. Sabal-Lecco, Bona, de qui tu parles, tonton Ele ? Revenons-en à Paul Simon. Après l’embrouille avec Arthur Garfunkel en 1971 et quelques disques solos — 76 Std20_2.indd 76

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1604 bassistes français au chômage Néanmoins, le titre de best bass player in da world revient naturellement à Richard Bona. Sa basse produit des écarts poétiques inimitables. C’est en écoutant Portrait Tracy de feu Jaco Pastorius dans un club de jazz de Douala, où il joue pour des touristes privilégiés, que son destin bascule. A 22 ans, il débarque en Europe, fréquente le conservatoire de Düsseldorf, puis gagne Paris où il écume les boîtes de jazz sans pouvoir donner la pleine mesure de son talent, tout en côtoyant Higelin, Didier Lockwood, Salif Keita. En 1995, son titre de séjour n’est pas reconduit, les autorités prétextant que 1604 (!) bassistes français sont au chômage. Richard Bona part à New York, est signé par le saxophoniste Brandord Marsalis et donne un tel élan à sa carrière qu’aujourd’hui son agenda des collaborations se confond avec celui de Queen Latifah, George Benson, Chaka Khan, Herbie Hancock ou Bobby McFerrin. Dans une édition du Monde de septembre 2002, on apprend que le professeur Luc Montagnier aurait contribué à l’amélioration de la santé du pape Jean-Paul II en lui administrant un traitement à base d’extrait fermenté de papaye. Qui sait : Sa Sainteté jouait peut-être de la basse, le soir, en private session pour ses cardinaux. — Texte Charles Uncle Pimp Ele Illustration Thomas Dircks

The Stewart Copeland Anthology, featuring Armand Sabal-Lecco Koch Records Richard Bona, Bona Makes You Sweat Universal Jazz — 77

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Exotisme et bananasme Tropicalisme

« Je ne suis pas Monsieur

Passeur inlassable du tropicalisme, mélomane éclairé et « connexionneur » essentiel de styles et d’artistes remuants, Rémy Kolpa Kopoul, 59 ans, compile ses refrains latins du moment sur Latino del futuro. C’est par où la plage ?

S

eptième étage de l’immeuble historique de la planète Nova. A l’antenne de la station noire et jaune depuis 1992, les plus fameuses bretelles de Paris nous font signe. RKK, c’est une voix, grave ou aiguë, chaude ou cassée, on ne sait plus – inimitable. C’est un look aussi : treillis militaire et Dr. Martens lorsque le soleil chauffe la ville, béret noir, lunettes en cul-debouteille et ventre souple. Sur son bureau, des piles de disques de toutes les couleurs, parmi lesquels on distingue Balkan Beat Box et Konono N°1. Musiques du monde ? Only music, señor. Que déclenche chez vous le terme « exotisme » ? Rémy Kolpa Kopoul : C’est un mot que je ne pratique qu’entre guillemets : on est toujours « l’exotique » de quelqu’un, c’est nécessairement réducteur. C’est pas mon angle. Si on ne veut pas lui donner un sens péjoratif, « l’exotique » sera celui qui tranche dans le panorama – par exemple, une Rémy Kolpa Kopoul personne renfrognée dans un environnement exubérant. De façon plus positive, un iconoclaste. Je ne me suis jamais considéré comme un propagateur des courants exotiques. J’ai mis du temps mais j’ai trouvé un mot : « connexionneur ». Que l’on parle allemand, français, espagnol, anglais, portugais, on comprend. Je me fais plaisir et j’essaie d’être contagieux. Faire des connexions, c’est à la fois ambitieux, ronflant, et très modeste.

Parker, Django Reinhart, Duke Ellington, les big bands – pas que du jazz New Orleans à la con (et encore, c’est réducteur) –, les chœurs de l’Armée Rouge parce qu’on était communistes, Yves Montand le héros de la maison, et un 45-tours, pas plus, qui a son poids dans l’histoire : Rock Around The Clock, Bill Haley, 1956, année de sortie du film éponyme. Mon père est mort cette année-là – j’avais 7 ans – et je peux dire qu’il a connu le rock’n’roll ; et aimé, éventuellement. J’avais ses disques et la radio : ma mère était ouvrière couturière à domicile dans les HLM du XVIe arrondissement, le poste marchait tout le temps. J’ai grandi en totale simultanéité et connivence avec la déferlante pop, plutôt du côté blues, greasy, crade, plus Rolling Stones que Beatles. Beaucoup de black music, de soul – j’ai l’âge de Stevie Wonder – et j’économisais un mois d’argent de poche pour aller

« Je veux bien être l’exotique de quelqu’un, à condition que quelqu’un d’autre soit mon exotique à moi »

Tout le monde vous considère spécialiste des musiques « chaudes »… Je ne suis pas M. Tropiques ! J’ai grandi avec la collection de disques de mon père. C’était de l’opéra que je n’écoutais pas, du jazz dont du bebop, Charlie

voir Otis Redding à l’Olympia, James Brown, Ike & Tina Turner, le premier concert de Bob Dylan à Paris en 1966, plus les groupes anglais. En 1967-68, j’organisais des concerts de folk et de jazz moderne à la MJC de la Porte de Saint-Cloud, je présentais des artistes comme Alan Stivell au Pop Club, l’émission de José Artur. Alors, d’accord, on m’a vu ouvrir ma gueule sur les musiques « chaudes », brésiliennes, salsa, africaines, mais ma culture est au-delà. Vous avez contribué à révéler ces musiques en France. Entre autres. Mais pendant onze ans, à Libération [1975-1986], je faisais aussi bien Miles Davis que

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Ci-dessus : Tout le monde était habillé comme ça à l'époque Ci-dessous : Rémy Kolpa Kopoul sans Os Mutantes

les débuts du punk. Si la pop d’aujourd’hui m’emmerde – je ne peux pas le nier –, mon amour pour le jazz et la black music ne s’est jamais démenti. J’ai fait jouer The Last Poets, ancêtres du hip hop, en France. Je suis ça aussi. Rémy, pourquoi le Brésil ? A cause des exilés politiques. Décembre 1971, la Mutualité : on m’emmène au premier concert parisien de Caetano Veloso. Deux mille personnes, dont mille neuf cent soixante-quinze Brésiliens qui chantent tout par cœur. Contrairement aux autres Latino-Américains, les exilés brésiliens, moins communautaires, venaient avec ou se faisaient envoyer leurs disques. Je me suis retrouvé dans leur tempérament, ils faisaient mon éducation, me traduisaient leurs chansons… qui n’étaient pas politisées, attention : les tropicalistes n’étaient pas des protest-singers. Caetano Veloso a eu des ennuis quand, en 1968, lors d’un concours, il reprend le slogan des murs de la Sorbonne, prohibe di prohibir. Les étudiants de la gauche et de l’extrêmegauche bien-pensante l’ont hué, il les a insultés. Puis il a été viré, parmi d’autres, parce qu’il gueulait contre la censure, dérangeait l’ordre établi. C’était des chansons engageantes, un mélange de radicalité et de poésie qui ramassait ce qui se faisait ailleurs pour en faire quelque chose à eux. Le cliché de l’engagement ne marche pas avec le Brésil : moi-même, il m’a fallu un moment pour débroussailler mes références. En 1977, je suis parti en Californie et au Brésil ; je suis retourné deux jours aux

Etats-Unis, trente fois au Brésil. Amoureux, d’un amour fait d’élans passionnels et de rejets violents. Le Brésil ne m’a jamais rendu béat et m’a exécré par instants, des chocs de pauvreté et d’opulence comme nulle part ailleurs. Que trouvez-vous là-bas que vous n’avez pas ici ? C’est un pays où il y a toujours à découvrir davantage – et je ne parle pas de géographie. C’est le côté anthropophage je digère tout du tropicalisme des — 79

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Exotisme et bananasme Tropicalisme (suite)

Ci-dessus : Caetano Veloso et Gal Costa se disent un truc marrant Ci-dessous : Os Mutantes sans RĂŠmy Kolpa Kopoul

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Qu’est-ce qui vous paraît exotique, aujourd’hui ? Les mélanges, faut que ça ait de la saveur, faut que ce soit gouleyant, que ça interpelle, bouscule, séduise. La question n’est pas de savoir si la musique est plus mauvaise aujourd’hui qu’en 1968, c’est une affaire de caractère. C’est cyclique, aussi. Je ne boude ni mes enthousiasmes ni mes énervements, grâce à mon petit système en deux questions : comment j’aime et pourquoi j’aime pas. Quand on n’aime pas, il est bon d’argumenter, quand on aime, faites passer.

années 20 : attraper tous les ingrédients et influences les plus novateurs du monde pour produire quelque chose d’éminemment brésilien. Pas mal, comme démarche. Ça permet de ne pas rester sur ses acquis. Là-bas, j’ai fait des articles pour la radio ; mes premières émissions de télé ponctuelles sur TF1 en 1982 (avant la privatisation), avec Caetano Veloso, Gilberto Gil ; ou en Afrique pour Antenne 2. Car il y a le Brésil, puis il y a le reste des territoires « exotiques », au sens où vous l’entendez. Lesquels ? J’étais très branché sur les musiques latines – le truc récurrent, si vous voulez m’énerver, c’est « tu reviens du Brésil ? t’as dansé la salsa ? » – puis j’ai fini par aller deux fois à Cuba, à la recherche d’artistes pour les faire enregistrer, tourner. Je connaissais un peu le milieu latino-américain à Paris, ainsi qu’un orchestre de jeunes musiciens à qui j’ai trouvé un label et un lieu, le Dancing de la Coupole, totalement poussiéreux, pour jouer tous les mardis pendant sept ans, faisant danser deux cent mille personnes. C’est là que j’ai vu les jeunes des années 90 plonger dans le glamour latin. J’ai monté aussi l’opération France Métisse pour l’année du Brésil en 1986, emmenant pour la première fois des musiciens africains et antillais modernes (Manu

Qu’est-ce que vous faites passer en ce moment ? En 2008, j’ai beaucoup aimé Buika, une chanteuse espagnole d’origine africaine, l’electro percussif du Brésilien Ramiro Musotto, un Africain d’ici, Bibi Tanga et le Professeur Inlassable, ou le dernier Quantic Soul Orchestra, Tropidelico. Je suis le contraire du cumulard. J’ai plus de diques que le commun des mortels, mais moins qu’un demi-collectionneur. Vous vous faites torturer dans les films du Groland. C’est dépaysant ? C’est la bonne définition de la contrée exotique. Mais dans le dernier, Louise Michel [en salles le 24 décembre], ils ont dû couper la scène parce qu’un chien en peluche n’était pas raccord. Pour aller jusqu’au bout, il m’arrive d’aller passer quelques jours dans la baraque de Moustic au Pays basque et de lui amener trois cent morceaux pour sa radio [I have a dream]. Entre gentlemen indépendants, il faut s’aider.

« Je ne revendique qu’une pureté : le pur bâtard. » Rémy Kolpa Kopoul Dibango, Kassav, Salif Keita) au Brésil. J’ai fait trois festivals brésiliens en France en invitant tous les grands : trois tournées de Chico Buarque, quatre de Gilberto Gil. J’ai même participé aux voyages officiels de Jack Lang et Mitterrand au Brésil.

Ça vient d’où, ce nom, Kolpa Kopoul ? Je suis authentiquement le seul en France, mes cousins ayant fait tomber le Kopoul. Devinez. Pologne ? Pas con. Lituanie.

Vous dites quoi : « sono mondiale », « world music » ? Si je devais n’en garder qu’un, je prends « sono mondiale ». C’est un tiroir commode qu’on utilisait à Nova, mais je ne sais pas comment ça résonne aujourd’hui. Qu’est-ce qu’on en a à branler, d’ailleurs ? Quel est le rapport entre une chanteuse lapone, Gotan Project et des bédouins du désert ? Le rock, le jazz, c’est pas de la musique du monde ? Ok pour les têtes de gondole, mais moi, j’ai pas besoin de ça. Je ne serai jamais un boutiquier musiques du monde. Je veux bien être l’exotique de quelqu’un, à condition que quelqu’un d’autre soit mon exotique à moi.

Et les bretelles ? Si je n’en porte pas, mon pantalon devient assez vite protège-tibias. Une ceinture ? Vous ne savez pas ce que c’est d’être enrobé, vous. Je peux rester deux mois avec les mêmes. Rayon chapeau, je porte le béret ou le panama : l’exotisme est à géométrie variable. — Entretien Julien Blanc-Gras & Richard Gaitet

Latino del futuro Naïve

Et ces musiques pillées dans le mainstream, c’est une victoire et une déception ? On n’est pas propriétaires, ça nous échappe et si on ne veut pas que ça nous échappe, on se retrouve comme les puristes à la con. Je suis aussi touché par des choses authentiques que par des choses bâtardes. Je ne revendique qu’une pureté : le pur bâtard.

Live!

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RKK mixe : le 11 juillet à Olmi Capella et Balagne (Corse), le 12 à Tour de Nonza (Corse), le 16 ou le 19 aux Nuits du Sud à Arles, le 1er août à la Ola de Sète pendant douze heures, le 9 aux Escales de Saint-Nazaire et le 14 au Parc des expositions de Paris.

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Exotisme et bananasme Portfolio festival Villette Sonique

Photographie Philippe Levy Entretiens Marie Groneau

Zoom fleuri sur quatre découvertes inédites en France.

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HIGH PLACES

(Thrill Jockey) Jardin des Bambous Ce binome US, inspiré par la musique traditionnelle asiatique, habillent ses samples d'atmosphères bucoliques. C’est quand la dernière fois qu’on vous a dit que vous étiez exotiques ? Les gens emploient plutôt « tropical », « tribal » ou « primitif ». On est gênés par ces mots un peu péjoratifs qui désignent tout ce qui n’est pas occidental : on est des Occidentaux, simplement influencés par la musique de partout. C’est quoi l’exotisme pour vous ? L’évasion. User de notre imagination pour s’échapper, voir au-delà. Nous utilisons des instruments différents de ceux de chez nous. La musique occidentale est fixée par des règles rigides. Maintenant qu’on a accès à tout, on réalise l’éventail de possibilités immenses de la musique.

CHROME HOOF

(Southern / Rise Above) Jardin des Bambous La tribu afro métal londonienne, guidée par la voix d'une Grace Jones du futur, n'hésite jamais à se traîner par terre. C’est quand la dernière fois qu’on vous a dit que vous étiez exotiques ? Jamais, mais c’est un bon mot. On adorerait que les gens nous qualifient comme ça. Steven Seagal, c’est typiquement le mec exotique ! C’est quoi l’exotisme pour vous ? Regarde dans le dictionnaire ! A exotique, il y a Steven Seagal ! La meilleure queue de cheval du monde ! — 83

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Exotisme et bananasme Portfolio festival Villette Sonique

HEALTH

(Lovepump United) Jardin de la Cité de l’industrie Une tornade américaine de rock épileptique, inspirée par Liars. Batteur-gorille, cris primitifs : on parie sur eux. C’est quand la dernière fois qu’on vous a dit que vous étiez exotiques ? Jamais. Les zèbres, la jungle, c’est exotique. Pourtant, nos sons sont bizarres comme les zèbres. Enfin, ils sont plus tropicaux qu’exotiques ! C’est quoi l’exotisme pour vous ? Un toucan. Le jaguar. La panthère, elle, est sexuelle. Et violente ! Le sexe, la violence, ! En fait, en France, c’est le synonyme « d’original ». On aime bien ça.

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EL GUINCHO

(Discoteca Océano) Jardin des Bambous Le voyage electro zouk d'un Espagnol effacé, entre kitsch ethnique et boucles positives. C’est quand la dernière fois qu’on vous a dit que vous étiez exotiques ? Maintenant. Pourquoi pas : les années 50 ont un côté exotique et je les considère comme ma principale inspiration. C’est quoi l’exotisme pour vous ? Des mecs comme Martin Denny qui essayaient d’importer des sons d’autres régions du monde. Rien à voir avec ce qui se faisait en Occident.

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Exotisme et bananasmeReggae stuff

Producteur d’un groove d’avant-garde, architecte sonore pour M.I.A., Wesley Pentz alias Diplo, 29 ans, revient tout juste de Jamaïque où, outre le reggae massive de l’album Major Lazer disponible en juillet, le blondinet a tricoté une autre spécialité locale…

R

acontez-moi votre voyage en Jamaïque. Par rapport à votre premier séjour en janvier 2007, vous sentez-vous plus proche de l’île ? Diplo : Je descends dans ces îles… Saint-Vincent, Trinité, la Jamaïque, Porto Rico… depuis près de dix ans ; ce n’est qu’à trente minutes d’avion de la Floride, où j’ai grandi. Mais je n’y travaille sérieusement que depuis deux ans. En Jamaïque, nous n’avons pas le bras long. J’y ai quelques amis, nous faisons du business, comme d’habitude… J’enregistre avec Vibz Kartel depuis cinq ans maintenant. C’était le premier mec que j’avais en tête en venant. Je veux dire : les dee-jays de la côte Est collaborent constamment avec les îles, ce n’est pas nouveau. Mais, d’accord, moi et Dave [le producteur Switch] avons spécialement l’air plutôt blanc, et un soir, nous sommes allés au studio, bourrés, sans n’en avoir rien à foutre et nous avons laissé les beats faire le taf… Les gosses devenaient dingues en écoutant nos morceaux, pour de vrai.Je crois qu’ils nous aiment à cause de M.I.A : ses vidéos explosent sur leurs huit chaînes musicales.

maisons par exemple à base de cola, de crème glacée et de rhum japonais pourpre… Leur poulet frit par contre est exactement comme en Floride et, en ce moment, je suis à fond sur le poisson et les dumplings [des boulettes de pâte] dès le matin. Ça, c’est leur meilleure merde. Les femmes sont sublimes, les enfants sont sublimes, l’endroit est si vert… L’exotisme, pour moi, c’est quand tu abandonnes l’asphalte… pour entrer comme dans des jungles… le niveau deux du jeu. Comment expliquez-vous votre goût très spécial pour les aventures tropicales ? Hum, je m’ennuie juste un poil à la maison… Tenez, hier soir, je me renseignais sur les détails pour retourner au Brésil en lisant le pire magazine de l’histoire. Je n’avais pas réalisé à quel point tous ces machins de récits de voyages sont fascinés par la culture Indiana Jones. Ces mecs qui quittent leurs femmes et sautent dans un train pour l’Inde, ceux qui se tirent au Cambodge dans les seventies et qui ne reviennent jamais… quelles conneries… On dirait que j’ai de la chance. Je ne fais que suivre le mouvement, vous savez.

« Les ingénieurs du son fument plus d’herbe que je n’en ai vue de toute mon existence… »

Que signifie ce nouveau pseudo, « Major Lazer » ? Ça sonnait bien… et c’est idiot. Les gens adorent le son laser sur les mixtapes. Et tout le délire autour des militaires, des rebelles et du futur est toujours aussi présent dans les paroles de dancehall jamaïcain. Nous sommes partis de ces vieilles pochettes vertes, avec tous ces dessins humoristiques, qui représentaient le lointain mais avec une bonne grosse dread… une sorte de Terminator de la dread – dingo. On a donc créé ce vieux général à dreads en train de porter un énorme laser mon cul, et c’est devenu notre emblème, notre homme. Que Dave et moi produisons.

Diplo Les gosses avaient-ils un surnom pour deux blancsbecs ? « Merde… Les blancs-becs assurent. » Maintenant, ça devient plutôt chaleureux. Il y a des Jamaïcains blancs aussi ! Cette couleur n’est pas tellement rare. Que trouviez-vous exotique sur place ? Putain, les gars qui font les cocktails ! Un mélange (dégueulasse) de Red Bull et de Guinness devient sauvagement populaire… il y a aussi la folie des liqueurs

Ça fait quoi d’enregistrer dans les studios Tuff Gong de Bob Marley ? Je voulais un endroit facile à trouver, difficile de — 86

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A Londres, le mouvement « future primative » de la styliste Cassette Playa [voir reportage page suivante], ça vous dit quelque chose ? Euh… non ! Bien sûr que si. J’ai fait la tournée des bars avec elle et M.I.A. pas plus tard qu’il y a quatre jours… elles harcelaient les gens dans les rues de Shephards Bush. Elles font partie de mon crew. Je suggère aussi d’aller jeter un œil chez Amapo à Saõ Paulo, si les jungle girls complètement tarées, c’est votre truc.

faire mieux. Bunny Wailer tient toujours la baraque et les ingénieurs du son fument plus d’herbe que je n’en ai vue de toute mon existence… et ils ont toujours ces vieux scientifiques chinois cinglés qui gèrent les enregistrements. Ça, mec, c’était réellement le top – et le plus fort accent jamaïcain que je n’ai jamais entendu. Vous avez donné une audience internationale au baile funk brésilien. Est-ce la bonne définition d’un artiste worldwide : « qui prend des bouts de musique un peu partout pour bâtir son propre pays » ? Merde alors : dans votre magazine, on rentre carrément dans les détails. Il y a des tas de vies fantastiques… et moi je ne peux en vivre qu’une, celle d’un mec américain blanc. J’aurais des nuits agitées, sinon. C’est bon de comprendre que les mômes avec lesquels je collabore au Brésil ne pourraient jamais obtenir de passeports tout seuls, et ne voient généralement pas plus loin que les deux prochains mois. Alors, si je peux les mettre en lumière, eux, leur scène, ça me suffit. Et si la philanthropie d’un dee-jay blond des classes laborieuses vous intéresse, allez sur heapsdecent.com…

Et la France, c’est exotique ? Yeah man [indiquant une photo de vieux Français à béret, moustachu, pull marin, deux baguettes sous le bras]. Un type comme ça, c’est exotique pour moi : je viens d’un pays de centres commerciaux, de routes crades et de skateurs. Les mimes aussi, c’est plutôt exotique. — Entretien Richard Gaitet Photographie Caroline de Greef

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Major Lazer Mad Decent

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Exotisme et bananasme Mode

Happy mix afro-tribal : allez savoir, c’est peutêtre à cause de la pluie que la mèche (mouillée) a pris dans la capitale anglaise. Par manque de soleil, on finit par en créer. Attention, c’est toxicolore.

Y

ouhou boum-boum. Tous des Papous ? Les coupes de cheveux en palmier au défilé de Gareth Pugh, les broderies flashy de Manish Arora, les t-shirts à grosses lettres de Henry Holland, la veste « oursin» de Giles Deacon et les masques guerriers des sweats de Cassette Playa. Tous ces créateurs anglais aux styles très éloignés (aux connotations, par ordre de citation : goth, oriental, street, punk et acid) semblent portés par le même alizé chaud et puissant d’imageries intertropicales. Les

Un boomerang sculpté dans du bois d’ébène Felipe Oliveira Baptista, Portugais (vainqueur au festival de mode de Hyères en 2002 et du concours de l’Andam en 2005) ayant fait ses classes à l’université de Kingston à Londres, est loin de se plaindre de ce retour à l’exotisme. Dans les colonnes de Dazed & Confused, il s’amuse : « Je crois que j’ai un petit côté exotique car il n’y a pas beaucoup de créateurs portugais sur la scène internationale. » Depuis deux ans, accompagnant la scène vibrante du mouvement nu rave et son esprit fluovideogame aux réminiscences nineties, ce sirocco revenu d’Afrique comme un boomerang sculpté dans du bois d’ébène souffle ses couleurs et ses poses tropicales. Installé au cœur de Londres, sans langueur, diffusant au contraire en petites brises éparses une électricité sauvage et positive, une fraîcheur retrouvée grâce à la chaleur. — Texte Magali Aubert Photographie DR

La force de cette imprégnation de la culture primitive et tribale réside dans son ancrage dans le futur. musiciens anglais proches du grime s’en accommodent d’ailleurs avec rugissement : M.I.A. danse en pantalons imprimés peau de bête, Namazonia secoue sa toque en fourrure, et Niyi ses grelots en strass. La force de cette imprégnation de la culture primitive et tribale réside dans son ancrage dans le futur. Une énergie communicative résumée par le nom de la collection automne-hiver de la griffe pour hommes Cassette Playa : « Future Primative ».

Ci-dessous : House of Holland AH 2008

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En haut : Gareth Pugh PE 2008 Ci-dessus : Giles Deacon AH 2008 Ci-contre : Cassette Playa AH 2008

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Exotisme et bananasme Micro-trottoir

Que pensent les Blacks de Brixton de la drôle de culture tribale ancestrale qui peinturlure la scène créative londonienne ? Nous avons traversé la Manche.

L'

Angleterre est une île… nordique. Et c’est sweat à capuche et veste molletonnée, sous un grincheux crachin de juin, que nous arpentons le quartier le plus exotique de raining London. Casquettes rastas sous la bruine : nous voilà bien au cœur du fief des « Yardies », ces Jamaïcains d’origine ayant fait pousser chez les Anglais des boutiques à la devanture débordante et dont les ghettoblasters haranguent les clients en hurlant les mix des tapes aux beats afros. Entre cet alignement de disquaires, de salons de coiffure afro et de primeurs de la passion : Atlantic Road, antre du soleil timide, est désormais investie par les Asiatiques, les Indiens et les musulmans cacher pas chers. Depuis vingt ans, l’immigration a suivi son cours et les commerces en témoignent. Qui sont-ils, les derniers des Africans à tenir boutique ici ? Dans l’ordre d’apparition – en remontant la rue mythique –, on s’aperçoit que pour eux, la vie des magazines est loin, la mode moins mais à bas prix. Ils ont pourtant accepté, non sans étonnement et efforts, de nous livrer ce qu’ils ont de la peine à considérer comme un avis publiable. —

7 Atlantic Road

Stella’s Exclusive Hair & Beauty Salon Anne-Marie, 29 ans, coiffeuse, mère antillaise et père anglais, née à Londres. Mama Stella, patronne des lieux, avait les yeux brillants face à la demande d’interview. Elle n’est pourtant pas venue au rendez-vous, son employée Anne-Marie répond à sa place. Aviez-vous remarqué que la mode actuelle s’inspire de vos codes culturels ? Oui, un peu. Mais ça n’a rien à voir avec les coupes des vêtements africains. En plus, l’inverse est plus courant : les Africains que je connais ont adopté la mode occidentale. Pensez-vous que la population black de Londres ait eu une influence ? Non, je m’habille à New York, chez Rocawear, Enyce, j’ai la chance de pouvoir y aller souvent. Je pense surtout que les créateurs d’ici sont influencés par la mode de là-bas. Qu’est-ce que ça signifie pour vous ? Ça reste la mode… peu importe qui invente les vêtements. Blancs ou Noirs, j’aime bien ce qui se fait en ce moment. —

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21 Atlantic Road

25 Atlantic Road

40 Atlantic Road

Tina, 40 ans, vendeuse, père et mère nigériens, née au Niger.

Jimmy, 38 ans, disquaire, père et mère ghanéens, né à Londres.

Anna, 20 ans, boulangère, mère jamaïcaine et père anglo-ghanéen, née à Londres.

Tina possède la plus petite boutique de la rue. Impossible d’y tenir debout ou de s’y asseoir à deux. Elle était ravie de s’exprimer sur la mode, son domaine de prédilection.

Jimmy est un pseudo. D’apparence cool, il refuse d’être pris en photo : « Qui sait ? Lundi j’aurai peut-être tué quelqu’un. » Facile d’y croire à son regard.

Aviez-vous remarqué que la mode actuelle s’inspire de vos codes culturels ? Oui, le démodé revient toujours. Depuis 2005, on voit des stilettos et des mini-jupes partout : c’est à nouveau le retour aux années 50. Enfin, ce que j’ai surtout remarqué c’est le retour de la coupe de cheveux afro. C’est super ! Et ça, peu de Blancs peuvent nous l’emprunter.

Aviez-vous remarqué que la mode actuelle s’inspire de vos codes culturels ? Je ne crois pas que ce soit vrai. J’ai jamais vu d’indice concernant ce que vous avancez.

Pensez-vous que la population black de Londres ait eu une influence ? Oui, regardez ce que je vends ici. C’est une mine d’or pour votre magazine, non ? [Ah oui tiens, on n’avait pas vu le sac panthère là haut !]

Qu’est-ce que ça signifie pour vous ? J’en sais rien. En tout cas, vous ne pouvez pas me photographier, je ne veux pas que le gouvernement ait ma photo. —

Tina’s shop

Nellys

Pensez-vous que la population black de Londres ait eu une influence ? On a toujours de l’influence, ne seraitce que parce qu’on est différents.

Qu’est-ce que ça signifie pour vous ? Que nous, les Noirs de Brixton, nous sommes aware. You know, awarness. —

50 Atlantic Road Beach Bar

Idriss, 25 ans, serveur, père et mère ghanéens, née à Londres. Le seul bar de la rue organise des beach parties tous les vendredis. Dans la journée, c’est fermé, mais la télé reste allumée. Entretiens et photographie Magali Aubert (à Londres)

Aviez-vous remarqué que la mode actuelle s’inspire de vos codes culturels ? Oui, mais plus par rapport à la musique. Ce n’est pas un hasard si on fait des soirées beach. Ce n’est

First choice Bakers LTD

Entretien speed. Il y a beaucoup de clients pour peu d’achalandage. Qu’achètent ces gens ? Le même pain. Aviez-vous remarqué que la mode actuelle s’inspire de vos codes culturels ? Je suis les vitrines de Top Shop, pas les podiums des créateurs. Ça ne change pas trop de ce que ma mère me faisait porter, à part la longueur des jupes. Pensez-vous que la population black de Londres ait eu une influence ? Mon père vend des fruits et légumes donc je ne pense pas que nous – notre famille – ayons eu une influence culturelle. A part le fait d’oser porter des assortiments de couleurs. Qu’est-ce que ça signifie pour vous ? Je n’en sais rien. Tous mes amis sont blancs et j’ai été élevée avec Britney Spears, pas Bob Marley… —

pas que les gens viennent en maillot, mais que les DJs passent des morceaux tropicaux. Pensez-vous que la population black de Londres ait eu une influence ? Je ne vois pas trop comment parce que les Noirs d’ici sont de moins en moins exotiques. Peut-être parce que ça manque, justement. Qu’est-ce que ça signifie pour vous ? Discrimination positive. Mon patron m’a embauché pour ma couleur à thème [rires]. —

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Exotisme et bananasme Festival

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Plumes lĂŠgères, beats endiablĂŠs et cortège cul-nu : les 24 et 25 d’aoĂťt, le quartier de Notting Hill fait mal aux yeux. Responsables : les CarraĂŻbĂŠens de Londres qui organisent depuis 1965 le plus grand carnaval d’Europe sur Portobello Road. Pas trop bella. — M. A. nottinghillcarnival.org.uk

Ci-dessus : La plus belle danseuse du carnaval A gauche : La plus belle danseuse du carnaval Paris-Londres en 2h15, Lille-Londres en 1h20 Nouvelle gare d’arrivÊe depuis le 14 novembre 2007 : St Pancras International au centre de Londres Jusqu’à 17 liaisons par jour Billets à partir de 77 euros l’aller-retour avec THE PLACE THE PRICE RÊservations : www.eurostar.com ou 08 92 35 35 39 (0,34 euros/minute)

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antidatés en clauses ajoutées, tout est devenu aberrant. On a beaucoup d’appuis, les gens s’indignent, mais tout ça devient absurde et kafkaïen, alors qu’il serait simple d’oublier tout ça.

n, is, clow w e L y r e Jer ançais d r et gentleman, r r f n i s u Co ateu oteu , dessin le prom e t t s s a e é , s n i n c a taix, 79 affiné. Pierre E our élégant et r de m vement 60 – u u h o n m u ’ d d an es nt un gr dans les anné our Généra – m l’auteur nt, Le Grand A ur , n e i t u so cœ pira , Le Sou e se retrouve au films de Yoyo n e cocag dant ses es d n e s r y a e P u q ou nd ridi pour l’u ffaire ju d’une a Drôle de farce es. invisibl e. du genr maîtres Pouvez-vous nous faire un point sur vos déboires juridiques ? Pierre Etaix : C’est très complexe. Le producteur de mes films, Paul Claudon (producteur, entre autres, des Valseuses) me faisait signer régulièrement la prolongation de ses droits, depuis plus de quarante ans. Il ne faisait pas grand-chose de mes films. Un jour, un distributeur m’a proposé de les racheter. Paul, qui avait déjà dépassé l’âge canonique, voulait resigner pour dix ans, vexé, me disant que je ne pourrais rien faire. J’ai gagné en référé et j’ai eu accès aux négatifs, mais pas aux droits d’exploitation. A cause d’une avocate véreuse, nous voilà en 2006 et tout est bloqué jusqu’en 2017. J’ai démarché des producteurs et des banques pour essayer de restaurer mes films. Ça a traîné jusqu’à ce que JeanClaude Carrière [co-auteur de ses cinq long-métrages] et moi rencontrions à nouveau des distributeurs. Mais d’engagements en lettres recommandées, de contrats

Heureusement, vous avez de l’humour. Quel est le secret de fabrication d’un gag ? Y a pas de secret. L’idée d’un gag vient de manière anarchique. On s’aperçoit après coup qu’il y a une mathématique. Mais si on veut appliquer ces règles avant, on est sûr d’être stérile. Tout part d’une observation parfois enfouie dans le cerveau. Un jour, ma mère incite une dame l’après-midi chez moi et lui sert un gâteau. La dame continue à parler de choses graves… sans s’apercevoir que le sucre glace lui a laissé une moustache blanche. Ce souvenir a resurgi quarante ans après, pour un film. Le gag se construit à partir d’un détail que tout le monde peut reconnaître. Plus on va chercher des situations exceptionnelles, moins on a de chances de se faire entendre. Jacques Tati [Etaix collabora à la conception de Mon Oncle] m’a beaucoup influencé dans l’observation. Il avait vu mes dessins de presse pour Le Rire [journal satirique, 1894-1950] et m’a appris à ne pas me disperser, à épuiser un sujet, quitte à l’abandonner s’il s’use. Il répétait : « Travaillez, travaillez, travaillez. » Il me disait qu’une bonne idée devait encore faire rire un ou deux mois plus tard. Comme pour tout dans le domaine artistique, il faut savoir reconsidérer son humour. Le timing est important ? Oui. Moi, j’ai eu la chance de faire du music-hall. Je mettais trois ans pour faire un numéro de huit minutes. Ce qui me paraît difficile aujourd’hui puisqu’on demande à un jeune comique de faire un spectacle d’une heure. La télévision bouffe tout et ne peut pas remplacer le cinéma, le théâtre, le cirque ou le music-hall. Quels comiques actuels vous plaisent ? Fellini disait : « Quand je prépare quelque chose, je ne vais pas au cinéma, parce que j’ai peur de rencontrer dans un film quelque chose dont j’aurais eu l’idée. » Pareil : ma curiosité s’exerce ailleurs. Je n’ai pas envie de voir des

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« LES GENS S’INDIGNENT AU SUJET DE MES FILMS INVISIBLES, MAIS TOUT ÇA DEVIENT ABSURDE ET KAFKAÏEN : IL SERAIT SIMPLE D’OUBLIER TOUT ÇA. » PIERRE ETAIX

choses matraquées à la télévision. Groland, j’aime bien. Omar et Fred aussi, mais avec réserve dans la mesure où on les exploite un peu trop. On sature à devoir produire autant. Shirley et Dino, qui avaient quelques idées intéressantes, se sont fatigués. Groland, une fois par semaine, ça permet des choses très fortes. Mais tout va plus vite à notre époque. Rien ne peut remplacer le temps, et l’humour visuel est méprisé aujourd’hui. Les master clowns des années 20 avaient gagné tous les continents : Buster Keaton, Charlie Chaplin, Harry Langdon, Harold Lloyd… Ils n’avaient pas un ego, mais des choses universelles à partager. Quand Chaplin a froid, on a froid avec lui. L’amour de ce que l’on fait, c’est important.

podium d’Europe 1, et en première partie, il y avait un radio-crochet. J’ai pensé filmer et interviewer ces gens, pourquoi le boucher voulait se lancer dans la chanson, etc. J’ai découvert que tous avaient soif de passer à l’écran et j’ai eu des déclarations ahurissantes. Sur le Tour de France, des gens manquaient de se faire écraser pour attraper un jouet publicitaire. Les problèmes sociaux ne concernaient plus personne. Le cirque est une composante de votre vie. Ne venant pas d’une famille du cirque, cela a-t-il été difficile de vous intégrer ? C’était impossible. J’allais voir les cirques dans ma ville de province. Tout était fascinant. Mais la tradition ne se perpétuait qu’entre enfants d’artistes. Le jour où j’ai épousé Annie Fratellini, je me suis retrouvé apparenté avec des Russes, des Américains, des Chinois. J’ai eu envie de transmettre ce savoir [avec Annie Fratellini, Pierre Etaix a créé l’Ecole nationale du cirque en 1973]. Après mon premier film Yoyo [1964], cette grande famille a été sidérée que je revienne au cirque. Aujourd’hui, des clowns comme

Pays de cogagne semble montrer dès 1969 que les idéaux de Mai 68 était perdus face à la société de consommation ? J’étais fou de bonheur en Mai 68. Comme je n’ai jamais fait de politique, je ne voulais pas d’un film à message. Il a pris cette tournure, mais je ne savais pas ce que j’allais faire : Annie Fratellini partait avec le — 97 Std20_3.indd 97

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« UN BON GAG DOIT ENCORE FAIRE RIRE DEUX MOIS PLUS TARD. » PIERRE ETAIX, CITANT TATI

PAGE DE DROITE GROSSE TÊTE AUTOPORTRAIT, 1981

Avec Coluche, vous aviez aussi un projet de film sur l’histoire du monde, non ? Vous allez croire que je suis obsédé par les projets qui n’aboutissent pas… Vous savez, ça ne me touche plus. Coluche était très enthousiaste : « Je vais y aller au bazooka ! » Il est mort avant. L’année dernière encore, on devait faire un courtmétrage avec Jean-Claude Carrière. Il m’a dit : « J’ai raté Tati, je ne veux pas vous rater. » J’ai eu des choses qui sont parties en carafe mais je me suis toujours remis sur autre chose.

Ouch Maouch ont su renouveler le genre en s’inspirant de la tradition. Est-ce que, comme votre grand ami Jerry Lewis dans La Valse des pantins ou Arizona Dream, vous pourriez jouer un rôle dramatique ? Je suis trop attaché au comique pour jouer un personnage dramatique. Et puis je trouve que le poids dramatique est déjà contenu dans ce que l’on fait de comique. Mais Jerry est extraordinaire. The Day The Clown Cried (1972) est un film incroyable, jamais sorti, auquel vous avez participé, où Jerry joue un clown qui emmène des enfants dans les chambres à gaz… Nous avions tourné une scène au Cirque d’hiver de Paris, j’y jouais aussi un clown. Dans les grandes lignes, il m’a dit que c’était l’histoire d’un artiste du spectacle qui avait des démêlés avec le régime allemand avant la guerre et qui finissait dans un camp de concentration. C’était trop audacieux. Ce film a été confisqué par le producteur de l’époque. Par ailleurs, Jerry n’a pas pu tourner dans les meilleures conditions. La production ne lui a pas donné les moyens et il s’est débrouillé tout seul. Je lui ai donné un coup de main pour dessiner les costumes, pour trouver les artistes de cirque dont il avait besoin. Il avait modifié le scénario en fonction. Un grand artiste s’adapte à toutes les situations.

Sur quoi en ce moment ? Je dessine, j’écris. J’aimerais monter un spectacle où je referais l’Auguste. Je voudrais monter ma pièce de théâtre L’Age de Monsieur est avancé et faire un nouveau film avec Jean-Claude Carrière, mais ça c’est plus difficile vu la conjoncture actuelle et la télé qui formate tout. J’ai aussi un projet sur les chiens dans la rue – une société parallèle. — Entretien Jean-Emmanuel Dubois Photographie Brigitte Henry

Si, comme Michel Gondry, Woody Allen ou Jérôme Deschamps, vous voulez signer la pétition contre la destitution des œuvres de Pierre Etaix : lesfilmsdetaix.fr

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Denny. D’abord amusés par ce qu’ils croient être une coïncidence, les spectateurs comprennent que la nature s’invite dans les compositions. Amusés, les musical musiciens imitent des chants d’oiseaux : l’exotica t n e n i t con a naît d’une plaisanterie. Denny incorporera par la ouveau -chair, l’exotic n n u ’ d suite les sonorités animales dans ses arrangements g rockin Rivages urs n e e h r n et escaladera les charts américains au moment où u o e b g ya ine de ues. Hawaï devient le cinquantième État américain. pour vo voie ple es farfel

t une sonor a ouver d’expériences et e. simples a balanc ç , s u o v Asseyez

Tester le matériel hi-fi des ménages Quelques crapauds n’auraient pas suffi sans cette industrialisation du fantasme des antipodes. Une fascination générale, ludique et libératrice qui permet aux musiciens, compositeurs, producteurs, ingénieurs d’expérimenter, de tester, d’innover et de s’amuser. Martin Denny collectionne (grâce à quelques amitiés dans l’aviation civile) des instruments étranges et exotiques qu’il invite dans ses compositions, combinant différents styles ethniques. « Nous différencions chaque chanson par l’usage d’un instrument ethnique différent, généralement sur un rythme semi-jazz ou latin », confiera-t-il. Une autre révolution technique apportera un potentiel de jeu énorme : la naissance de la stéréo en 1957, qui permettra de faire des effets spectaculaires pour l’époque, ajoutant à la dimension mystique sousjacente à l’exotica. Denny, Esquivel ou Mancini seront mis à contribution pour composer les musiques des disques uniquement destinés à tester le matériel hi-fi que les foyers américains achètent alors en masse.

Le folklore du Pacifique fait une irruption spectaculaire aux Etats-Unis dans le barda des militaires américains dès les première heures de l’après-guerre. Epoque insouciante, nouvel âge d’or et médias de masse. Le terrain est prêt, le fantasme est neuf, le voyage est haute fidélité. Au-delà de la vague tiki, de l’entertainment kitsch et des lounge bars US, l’exotica, mouvement spontané et éphémère, reste l’un des plus fascinants moments musicaux de notre époque. Les années 50 ont vu naître des compositeurs et des arrangeurs de génie : Martin Denny, Les Baxter, Arthur Lyman, Herb Alpert, Julius Wechter, qui, jusqu’au milieu des années 60, façonnent les rivages d’un continent musical pour voyageur en rocking-chair et ouvrent une voie pleine de bonheurs simples et d’expériences sonores farfelues, jusqu’aux reliefs quadraphoniques de la space age pop d’un Juan Garcia Esquivel.

La « Zu-Zu musique » du Duke Ellington mexicain Mais la technique ne serait rien sans le flamboyant de ces compositeurs dont le talent rivalisait avec l’imagination. Au Mexique, Juan Garcia Esquivel utilise au maximum les capacités techniques de la stéréo, de l’effet surround et de la quadraphonie, pour les mettre au service de ses arrangements bondissants (piano galopant, chœurs d’onomatopées, percussions exotiques…). Artiste atypique, inventeur de la « ZuZu musique », Variety le baptise « le Duke Ellington mexicain », affirmant que « Esquivel est à la pop ce que Aaron Copeland est à la musique sérieuse ou ce qu’un John Coltrane est au jazz ». Musicien soliste à 14 ans sur

L’EXOTICA NAÎT D’UNE PLAISANTERIE Martin Denny revient de la guerre et étudie le piano et la composition au conservatoire de Los Angeles. Invité en 1954 à jouer deux semaines à Honolulu par Don the Beachcomber, le boss de la chaîne des bars et restaurants tikis américains, il restera à Hawaï pour former son propre combo l’année suivante et trouve des engagements au Shell Bar. C’est sur cette scène en plein air que la magie opère en 1956 : les crapauds buffles des bassins voisins répondent à la musique de — 100 Std20_3.indd 100

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Photo tirée de l’excellent Tiki Modern, de Sven A. Kirsten, paru chez Taschen, suite mobilière de l’indispensable World of Tiki, même auteur même éditeur, désormais épuisé.

la radio la plus populaire de Mexico, il lui faudra trois années pour former son premier orchestre (un ensemble de quinze pièces). A 18 ans, il composait, arrangeait et conduisait cet orchestre de vingt-deux pièces (qui sera ensuite complété par cinq vocalistes). Devenu une star à 25 ans dans son pays, Juan Esquivel ouvrira sur scène à Las Vegas à plusieurs reprises pour Frank Sinatra, composera pour le cinéma et la télévision, arrangera les thèmes les plus connus, et sera repris par le Kronos Quartet.

1978 il proposa le brief suivant à Ryuichi Sakamoto et Yukihiro Takahashi : « Reprendre et arranger Firecracker de Martin Denny en une énorme disco électrique au synthétiseur pour vendre quatre millions d’albums à travers le monde. » Et ce n’était pas une plaisanterie. — Jean Soibon

Exotica David Toop

Les sucreries exotica et space age pop continuent d’influencer la musique (et notamment la pop). La force des références reste intacte. Le thème Firecracker de Martin Denny inspire même Haruomi Hosono lorsqu’il fonde Yellow Magic Orchestra. Il déclara qu’en

Incredibly Strange Music vol. 1&2 V. Vale & Andrea Juno

lesbaxter.com vikslounge.com/denny.html — 101

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$ ")*&3 "354 %& 7*73& t PARTIR, DÎNER, CONSOMMER

MATIÈREVIVANTE

ECOLOGIE

Découverte Deux îles que tout sépare 104 VOYAGES

Province Tiens, voilà du boudin 106 GASTRONOMIE

Chasse à cour La curée 108 SÉLECTION

Imports-Exports De l’ailleurs pour pas cher 110 — 103 Std20_3.indd 103

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ENVIRONNEMENTÊUÊEN VERT ET CONTRE TOUT

L’ I M P O S S I B I L I T É D ’ U N E Î L E Deux îles que tout sépare. D’un côté, la paradisiaque Aldabra, aux Seychelles, royaume des tortues géantes. De l’autre, un sixième continent d’ordures, grand comme la France, au large d’Hawaï. L’insulaire des contraires, et cette question cruciale : qui passe le balai dans l’océan ?

« Ce n’est pas vraiment une île : on ne peut même pas poser le pied dessus. » François Chartier est chargé de mission Océan à Greenpeace France. « Plutôt une sorte de soupe de déchets d’un à trois mètres de profondeur, qui s’étale à perte de vue. » Les images satellites parlent d’elles-mêmes : un « sixième continent » d’ordures a pris forme entre Hawaï et la Californie, par l’agrégat de millions de résidus plastique, rien que des sacs, des bouteilles, des chaussures, des brosses à dents, des joujoux et des filets de pêche, coincés dans cette zone sans vent – un vortex, en plein Pacifique nord. C’est en 2001 que le navigateur écologiste américain Charles Moore tombe sur le trash vortex, par hasard, loin des routes maritimes. Il n’en croit pas ses yeux : autour du bateau, des centaines de milliers de détritus. Comment le contenu de nos poubelles finit-il donc par se retrouver là ? François Chartier : « Il y a encore trop de décharges publiques à ciel ouvert. Il suffit d’une inondation, d’un gros coup de vent, et tout se retrouve dans les cours d’eau. Les incinérateurs ne sont pas non plus une solution car ils rejettent de la dioxine dangereuse pour l’homme, et l’enfouissement n’est qu’un moyen de ne pas voir les détritus. Bref, rien de satisfaisant. » Aldabra, protégée par elle-même Pendant ce temps aux Seychelles, l’atoll d’Aldabra. Trente-cinq kilomètres de long sur quinze de large, au nord de Madagascar. Jusqu’en novembre 2008, une exposition du Muséum national d’histoire naturelle de Paris rend hommage à cet authentique jardin d’Eden : Aldabra abrite la plus importante population de tortues géantes – environ cent mille – ainsi que des colonies d’oiseaux qui viennent s’y reproduire par milliers chaque année. Si extraordinaire par sa biodiversité, l’atoll a été classé « réserve spéciale » et inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco en 1982. Depuis, seuls de rares scientifiques ont le droit d’y séjourner pour étudier les animaux. Car Aldabra a un secret : elle est protégée par elle-même. Difficile à atteindre en raison

des récifs, loin de tout, l’île ne compte aucune réserve d’eau douce et s’entoure d’une profonde mangrove, tel un fourreau. Son sol, composé de coraux, est coupant comme un rasoir. Autant de raisons qui découragèrent les Seychellois de s’y installer et les marins d’y tenter le négoce de la tortue ou du bois de mangrove. En mer, chacun fait ce qui lui plaît L’équipe de photographes de Foto Natura, menée par le Hollandais Danny Ellinger, s’est rendue plusieurs fois sur Aldabra. Leurs clichés, accrochés dans la petite rotonde de la ménagerie du Muséum, s’avèrent exceptionnels non seulement par leur qualité plastique, mais surtout parce qu’ils prouvent au visiteur, s’il en est besoin, la beauté et la richesse d’un écosystème intégralement préservé des dégradations humaines. Pur miroir du continent trash, Aldabra interroge sur notre urgence à protéger des milieux aussi immenses que les océans – l’idéal impliquant de transformer 20 % à 30 % des surfaces en réserves, où pêcher serait défendu, où les poissons pourraient se reproduire. François Chartier est intraitable : « On observe un effondrement global et massif de la biodiversité marine. En mer, chacun fait ce qui veut. Si on veut sauver ce qu’il reste, il faut appliquer des solutions politiques massives : développer des emballages réellement biodégradables, mettre en place une régulation de la pêche mondiale. En France : développer une vraie politique de recyclage des déchets, et réduire drastiquement sa consommation personnelle de plastiques. A chaque achat, se demander : que va devenir cet objet quand il ne servira plus ? » A ce sujet, voir sur Internet The Story Of Stuff, un bijou d’animation présenté par la journaliste américaine Annie Leonard sur les façons dont l’homme fabrique et consomme trop. Au point, dans la réalité, de créer des continents. Quel est d’ailleurs l’avenir de l’île aux déchets ? François Chartier paraît pessimiste : « Etant donné que cette masse est en suspension dans l’eau, on pourrait chaluter tout ça et le ramener à terre. Ça représenterait un coût énorme — 104

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« Pur miroir du continent trash, Aldabra interroge sur l'urgence à protéger des milieux aussi immenses que les océans»

EXPOSITION ALDABRA, TRÉSOR DE LA BIODIVERSITÉ. Ménagerie du Muséum d’histoire naturelle de Paris. Jusqu’au 9 novembre Du lundi au samedi de 10h à 17h30, dimanche et jours fériés jusqu’à 18h. Entrée gratuite aux visiteurs munis d’un billet de la ménagerie (7/5 euros).

qu’aucun Etat ne voudrait prendre en charge, mais ça serait réalisable pour enlever l’essentiel. Reste ce dilemme : incinération ou enfouissement ne sont pas de vraies solutions. Et quoi que l’on fasse, la plaque des déchets se reformera dans les mois qui suivront. » En 2010, la France a prévu d’interdire la commercialisation des sacs plastique non recyclables. Louable effort. Cependant, tant qu’une décision politique mondiale ne fera pas avancer les choses, cela reviendra à jeter une bouteille à la mer. — Texte Estelle Cintas Illustration Sammy Stein — 105 Std20_3.indd 105

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V O YA G E S Ê U Ê L À - B A S

LES HÉDONISTES DU BOUDIN Plus dépaysante que l’île de Pâques, la foire au boudin de Mortagne, dans l’Orne, nous a permis de rencontrer le philosophe Michel Onfray. Tiens ?

Nous pénétrons dans le bazar exotique de la France profonde : une zone industrielle champêtre, le carré du Perche, dans l’Orne. Une tour géante de tôle ondulée rappelle le Campanile de Venise, version cage à lapins. Petite rue grise, show room de caravanes. Sur le côté, deux croque-morts en costume sombre attendent le client. A Mortagne, contrée pseudo-rabelaisienne de vrais gens avec des haies à tailler, des boules de lavage et une installation de tupperwares annonçant « l’univers du possible », on vend des soutiens-gorge et de la bière à la pomme. Les anciens dieux sont présents sous la forme d’une statue végétale avec un balai-brosse à la place de la bouche. Dehors, un rebouteux new age essaie son « spiritor » sur le crâne d’une jeune fille – vous savez, ce fouet à omelette doté de petites boules massant le cuir chevelu. Le libidineux l’affirme : « Vous le sentez maintenant ? Vous avez déjà beaucoup plus de yang ! ». Gamin Rary admire une collection de lampes sur le thème des pompiers, reste pétrifié devant ces bas-reliefs de plâtres hybrides entre Giger et des nains de jardin vérolés. La lampe Johnny Hallyday ressemble à une vieille squaw et la fanfare joue Tiens, voilà du boudin ! Philippe cligne de l’œil avec sa bière à la pomme. « J’ai faim ! » dit-il, et nous voici chez Jean-Mi. La salle est vide, le buffet géant, à volonté ; on y sert cet atroce jambon à l’os, spécialité des arrêts d’autoroute. Milan filme, ce qui n’est pas du goût du vendeur de gants à boulettes pour nettoyer les claviers. Puis, ce hurlement : « Vous êtes dans la merde ! » C’est Débouche-tout, l’homme qui débouche la France, redoutable orateur installé devant une machine infernale avec des tubes transparents qui simulent le passage d’étrons artificiels, éjectés dans un pot de chambre. Certains mâchouillent, croquent, écrasent C’est l’heure du grand concours des mangeurs de boudin. L’épreuve est sise dans une pâture avec estrade accueillant dix-huit concurrents, dont un bonhomme de cent-cinquante kilos, un keupon sautillant, un petit

trapu moustachu et bien sûr la grande Daniela, celle qui s’est enfilée – c’est dans la brochure – 1,2 kilo de boudin l’année dernière. L’arbitre rappelle les règles : ingurgiter le maximum de boudin en quinze minutes. Et ces athlètes de s’enfoncer des saucisses comme de longs pénis. Chacun son style : certains mâchouillent, croquent, écrasent. Daniela, elle, suce à faire défaillir le plus hardcore des pornographes, sur une musique tonitruante entre Bratisla Boys et disco bulgare. Premiers abandons, jusqu’à la lutte à mort entre le petit moustachu et Daniela, séparés par quelques centimètres de charcuterie. La championne en titre avale sans broncher, c’est une boucherie, puis son adversaire accélère et soudain Daniela perd ! Le moustachu exulte… avant d’aller vomir 1,3 kg de boyaux, de sang et de graisse de porc derrière un bosquet. « Sortir de l’hédonisme ? » Quelques heures auparavant, le philosophe Michel Onfray, l’auteur de L’Art de jouir : pour un matérialisme hédoniste (1991) donnait une conférence en roue libre : « Jésus ne mange pas [...] Jésus ne défèque pas, évidemment, on n’est pas tenu de le voir aux toilettes pour montrer son humanité ! » Il s’en prenait aussi à saint-Paul, « un homme qui va étendre son impuissance à une civilisation tout entière. » Un open bar accompagnait la fin du discours avec des vins que nous nous étions empressés de goûter, par pur péché de gourmandise. Gamin Rary s’était avancé, cul et chemise avec le philosophe : « Comment faire, Monsieur Onfray, pour sortir de l’hédonisme ? ». Michel avait répondu : « Pourquoi en sortir si vous y êtes ? » Selon lui, l’hédonisme est d’abord un acte de volonté, qui ne se termine pas nécessairement en eau de boudin. — Texte et photographie Tristan Ranx (à Mortagne) Prochaine foire : en mars 2009 foireauboudin.free.fr

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« La grande Daniela s’est enfilée – c’est dans la brochure – 1,2 kilo de boudin l’année dernière. »

Ci-dessous à gauche : Michel Onfray Ci-dessous à droite : Le Débouche-tout

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GASTRONOMIEÊUÊANTIF**DING

D E L I C AT E S S E N S D ’ U N C H I E N DE CHASSE Le plus gourmet des toutous vous le dira de bonne heure : la viande de cerf, comme de toute bête traquée, n’est jamais meilleure qu’au moment sacré de la curée.

« C’est la curée. Ils veulent savoir si je vais mal. » Alain Juppé, 18 juin 2007, au lendemain de sa retentissante défaite aux élections législatives. Pauvre Alain Juppé, mangé vif par les siens, dépecé par une droite décidément bien ingrate envers les amis de Jacques Chirac. La curée, c’est l’acharnement sur l’homme à terre, la ruée vers les places soudain libres, le grand moment de cruauté festive où l’allié devient la proie, où tous se mettent d’accord, dans un rare moment de complicité, sur une seule et même victime. Qui se souvient que la curée est d’abord un terme de vénerie, désignant le dernier moment de la chasse à courre, quand les chiens se précipitent sur la dépouille de la bête ? Au moins une personne : Emile Zola, qui fait de la curée la métaphore centrale de son roman du même nom, paru en 1872, et décrivant le dépeçage de Paris par les spéculateurs à la grande époque du baron Haussmann : « La fortune des Saccard brûlait en plein Paris comme un feu de joie colossal. C’était l’heure où la curée ardente emplit un coin de forêt de l’aboiement des chiens, du claquement des fouets, du flamboiement des torches. Les appétits lâchés se contentaient enfin, dans l’impudence du triomphe, au bruit des quartiers écroulés et des fortunes bâties en six mois. La ville n’était plus qu’une grande débauche de millions et de femmes. » Ce qui nous donna l’envie de mettre notre nez dans les tripes de cerf lors des dernières journées de la saison, en forêt d’Ecouves (Orne) – il n’est plus besoin de décliner ses quartiers de noblesse pour être admis aujourd’hui à une chasse à courre ; il suffit d’avoir de bons amis qui vous invitent, et de s’acheter une cravate chez Saillard − une boutique spécialisée qui affiche fièrement son slogan : « A l’ancienne levrette ») Version naïve. Une chasse, c’est comme une bataille de Guerre et Paix : on ne comprend rien. Je suis comme son ombre l’un des « boutons » (membres de l’équipage, reconnaissables au bouton de leur épingle de cravate), habitué de la forêt, qui porte sa trompe de chasse.

Rapidement, nous perdons l’équipée. L’oreille tendue vers le sous-bois, nous guettons les moindres bruits de voix ou d’aboiement. Quand enfin nous retrouvons nos camarades, nous nous postons devant une allée où nous voyons passer les bêtes. Nous donnons l’alerte, et les chiens repartent dans la bonne direction, nous filant entre les jambes comme un banc de poissons en eau claire. Version technique. La chasse traverse les bois de Rouperroux et plonge sur le carrefour sans nom au voisinage duquel les chiens sont lâchés : c’est le découplé. Les deux cerfs se séparent près de la nouvelle route et la plus grande partie de la meute trie (poursuit) le cerf coiffé (jeune mâle de l’année). Après un défaut de deux heures, le relancer intervient au lieu-dit la Croix Rouge dans une assez grosse harde comportant plusieurs cerfs, dont notre troisième tête et sans doute le mulet (un cerf qui a perdu ses bois) initialement attaqué. Le cerf de chasse est servi le long du grillage de l’étang. C’est alors qu’arrive en nageant dans l’étang un daguet dont personne n’a suivi la chasse, immédiatement gracié. Version mondaine. Les présentations ont lieu avant de monter à cheval. Une antique aristocrate belge, qui chasse « depuis soixante-dix ans, oui jeune homme », m’est particulièrement sympathique. Puis la partie commence par des conversations en groupes réduits, le temps de repérer la bête. Sur la route en bordure du bois défile au petit trot une jeune amazone toute de noir vêtue, portant un adorable chapeau de velours et escortée de quatre gaillards dont l’un, plus taquin que les autres, semble bien être son fiancé. Nous la saluons d’un coup de bombe. Il faut attendre la fin de la journée au Rendez-vous des Gardes pour voir apparaître le comte en personne, maître d’équipage, de retour d’un enterrement. Le comte est accaparé par le numéro deux, un nouveau riche qui a fait fortune dans la construction de piscines et qui répète qu’il faut « avoir — 108

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On sent une odeur âcre et pâteuse, comme lorsqu’on a du sang dans la bouche.

la niaque ». Méprisé et courtisé par les autres chasseurs, qui se plaignent d’une nouvelle augmentation de loyer, le piscinier cherche à parler d’égal à égal avec le vieux comte. Du pur Balzac. Version équestre. Long moment d’attente. Puis, quand la bête est débusquée, commencent les allongements au grand trot – allure reine de la chasse à courre. De courtes et belles échappées au galop, tête sur l’encolure pour ne pas être fauché par les branches des pins. Après huit heures sans boire ni manger, nous rentrons doucement vers les camions, croisant des cavaliers sans monture, des chevaux à l’abandon, des chiens perdus, et sur la route les voitures de ceux qui ont déjà abandonné. Seuls trois cavaliers parviendront à terminer la chasse. Viscères chaudes Enfin, le soir, c’est la curée. Il faut nuit noire. Le cerf a été dépecé : il ne reste qu’un tas de tripes sur lequel a été jetée la peau du cerf, qui prend alors le nom de « couverture ». Un petit gars avec un sourire en coin balance la tête entre ses jambes, un bois dans chaque main. Les chiens – une cinquantaine – sont réunis tout autour par une longue femme sèche armée d’un

Ci-dessus à gauche : Notre reporter, incognito Ci-dessus à droite : Gentil, le chien

fouet. Aucun aboiement, n’en déplaise à Zola. On sent une odeur âcre et pâteuse, comme lorsqu’on a du sang dans la bouche. Puis le petit gars soulève la couverture avec un mouvement de toréador ; l’orchestre sonne la curée ; et les chiens se jettent furieusement sur les viscères chaudes de la bête dont ils ont suivi l’odeur toute la journée, et qu’ils vont enfin pouvoir goûter. Ils grouillent sur la carcasse comme de gros vers marron, en la déplaçant avec eux. En trente secondes, il ne reste rien, même pas la colonne vertébrale. Quelques chiens se battent pour les derniers morceaux et retroussent leurs babines. Les hommes forment tout autour un cercle silencieux. Voilà pour la « curée chaude ». Notons que pour les chiens les plus gourmets, il est possible de préparer une « curée froide », avec des morceaux de pain trempés dans le sang du cerf, délicatement assortis de quelques morceaux de chair, comme la cervelle et le cou, et servis à même la peau de la bête. Alain Juppé, tout de même, ne méritait pas ça. — Texte Octave Préboist (en forêt d’Ecouves)

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SÉLECTION UÊCONTREBANDE ORGANISÉE

IMPORTS Confectionnée au sud du Brésil pour entrer dans la légende, la collection 2008 de Rödel LA, de la créatrice Helen Rödel s’appelle Reality is Forbidden. La légende en question c’est un territoire interdit d’accès à quiconque (même à l’armée, dit l’histoire) car on y découvrirait sa propre réalité et, face à elle, on pourrait réaliser tous les rêves. Les motifs égyptiens des sweats en laine, velours coton ou lin sont pensés pour accéder à « la zone » et y vivre en toute discrétion, protégé par le phénomène cosmique qui dévoile la réalité interdite. — M. A. rodel-la.com

La grande surprise de 2008 qu’Elisabeth Tessier n’avait pas annoncée, c’est la sortie de Full Circle (au Japon sur Victor entertainment), marquant le retour inespéré de Roger Nichols trois décennies d’absence. L’un des maîtres absolus de la pop harmonique, Nichols collabore avec PaulWilliams (Phantom of the paradise) et Tony Asher (Pet Sounds). Les comeback brillants se comptent sur les doigts de la main, alors profitons-en. — J.-E. D. dustygroove.com Joe Meek

Des super chaussons

Joe Meek le Phil Spector britannique a droit enfin à un ouvrage ludique et informatif sur ses techniques de production. Joe Meek’s bold technique de Barry Cleveland est une référence pour tous les Géo Trouvetou en herbe des studios avec en cd bonus I Hear a New World. — J.-E. D. mixbook.com

Rödel LA

Dans le genre sunshine pop l’album Freedom Wind des Américains Explorers club est un magnifique tour de force intemporel distribué en France par les activistes de Differ-ant. C’est vraiment chaud, l’été, avec ces garnements de la Caroline du Sud ! — J.-E. D. myspace.com/explorersclub

Attention, ce n’est pas une pantoufle à deux places, vous n’iriez pas bien loin. Ce sont des pantoufles chauffantes, tout droit importées de nulle part. C’est juste le genre de truc qui se vend depuis l’invention de l’électricité dans les catalogues Cyrilius et sur les sites de gadgets à trois sous, et que l’on ne peut s’empêcher de placer, sur l’échelle des marchandises inutiles, entre la trouvaille et la ringardise la plus totale. Bref, c’est émouvant. Surtout l’été. — M. A. discounteo.com

The Umbrella Academy de Gererd Way & Gabriel Ba est un comic qui devrait marquer autant que The League of Legendary Gentlemen d’Alan Moore ou Hellboy de Mike Mignola. Un type à la tête greffée sur un corps de gorille, une violoniste étrange, un homme de 60 ans dans un corps de gamin, un Paris fantasmé entre Adèle Blanc-Sec et Jules Verne, cette bande dessinée est un grand huit jouissif qui devrait ensorceler les amateurs de fantastique. — J.-E. D. myspace.com/umbrellaacademycomic

L’Allemand Peter Granser, que nous avons connu en photographe des loisirs de la société de consommation avec ses travaux Sun City et Coney Island (cf. Std n°7) immortalisant des Américains ayant opté pour une retraite aux activités heu, comment dit-on « beauf » en slang, publie Signs (éd. Hatje Cantz). Clichés de sites, panneaux et inscriptions rurales pris au Texas. Signes de quoi, d’une Amérique perdue qui a besoin de repères ? — M. A. hatjecantz.de (en vente chez Lazy Dog)

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EÉSINAGRO EDNABERTNOCÊU NOITCELÉS

EXPORTS NOTRE MEILLEUR PRODUIT À L’EXPORTATION : LE JEAN-EMMANUEL DELUXE Docteur ès pop à la barre du label Martyrs of Pop, disciple rouennais de Jean-Pierre Dionnet et jockey de la première heure de l’écurie Standard, Jean-Emmanuel Deluxe publie deux livres, deux films et un disque. De quoi remplir notre page exports à lui tout seul.

Un livre Bubblegum & Sunshine Pop : la confiserie magique (Les Cahiers du rock). Inspiré du livre-référence Bubblegum Is the Naked Truth de l’Américaine Kim Cooper, l’ouvrage, agrémenté d’entretiens clés et d’une préface de Bertrand Burgalat, couvre les origines de musiques sucrées aux formations souvent montées de toutes pièces à l’intention d’un public pré-adolescent amusé par des paroles à double sens. Des premiers Strangeloves à Britney Spears, Stereolab ou Fugu, Deluxe caramélise le néophyte. Bémol : où sont passées les Rubettes et leur Sugar Baby Love ? cahiersdurock.com Un label Martyrs of Pop Garantie d’un « retour d’affection », Martyrs of Pop (co-dirigé avec Frankeinsound, Alexander Faem et Mathieu Bournazel) promet de prochaines sorties primesautières : Purple Submarine Orchestra, April March, The Witch Hazel Sound et un nouvel album solo de JeanEmmanuel Deluxe & Friends, après leur hommage à Delon et Melville. Les friends ? Kevin Coral, Faust, Van Dyke Parks, Ethan Stoller (compositeur de la bande originale de Speed Racer), Sean O’Hagan de High Llamas et de nouveau Bertrand Burgalat. martyrsofpop.com

Un second livre Le dico du rock’n’roll au cinéma (Scali). Fourmillant d’anecdotes sur les rencontres entre le rock et le 7e art, ce dictionnaire fantaisie propose un panorama de films d’auteur et d’exploitation plus large, riches en couleurs flash, en mods à vestons, punks romantiques, vampires hippies, femmes fatales et blousons noirs. Aussi attrayant pour les novices que gorgé de découvertes pour les cinéphiles et les mélomanes. Préface de l’azimuté Christophe Lemaire, from Brazil et Rock&Folk. scali.net Deux films Mondo Hollywood et The Committee (Chalet films). Premières bobines de la collection pop et bis de Martyrs of Pop, voici deux perles sixties. Documentaire exeptionnel sur la faune des freaks de Los Angeles et la mutation morale de la société, Mondo Hollywood (Robert Carl Cohen, 1967) fut interdit à sa sortie en France pour apologie de la perversité. The Committee (Peter Sykes, 1968), moyen-métrage underground se mêlant de politique, typique du Swinging London, évoque l’étrange histoire d’un conducteur décapité par un auto-stoppeur dans une clairière, et celle de juges statuant sur ce geste dans une maison de campagne, sous un halo sonore inédit de Pink Floyd. Brrr. chaletfilms.com

Un disque Beautiful Losers (Martyrs of Pop) Notre collaborateur réédite Beautiful Losers de Jay Alansky (1975), musicien culte des rivages électroniques depuis A Reminiscent Drive (F Com) et ses albums solo. Influences : Todd Rundgren, Kim Fowley, Timothy Leary, Dino Valente ou Kenneth Anger. Ambiance : adolescence folkglam et fulgurances décadentes. Des volutes sonores nappées de références dandys, préfigurant l’antifolk de Devendra Banhart & co, qui enchantèrent Yves Adrien – l’album trône sur sa cheminée depuis trente ans – et Patrick Eudeline (« … qui flashèrent Dolls et qui sombrèrent Reed… »). lionproduction.org — Astro

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BEAUTÉ

par Lucille Gauthier 113

IRONIE DU SORT

par Antoine Cadot 120

PRIMEURS

par Armelle Simon 126

CALIFORNIE-LES-BAINS 130 par Billy

VOODOO RAY

par Alfredo Piola 142

LITTLE FLUFFY CLOUDS 146 par Henrike Stahl

PSYCHIC TROPICAL

par Bec Stupak & Malcolm Stuart 154

FOREVER

par Caroline de Greef et Ilanit Illouz 160

BY NUMBERS

par François Hugon 174

METRONYMY

par Tom[ts74] 184 — 113 Std20_4.indd 113

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Beauté Edito

Poudrier Soleil d’Afrique Yves Saint Laurent 58 €.

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Végétaux noirs, racines et bronzages extrêmes : une vague tropicale déferle sur l’été. Les ingrédients venus d’ailleurs sont une véritable source d’inspiration pour donner de l’éclat à nos visages pâles. La tendance make-up se veut aux peaux ultra tannées rappelant des ambiances safari. La gamme Terracotta « Soleil de Légende » de Guerlain s’inspire des terres lointaines, Orient Sun terre de soleil aux subtils reflets rosés, Indian Bronze sensuels éclats d’or et AfricaRythm teinte chaude cuivrée. Pour fêter les 30 ans de maquillage, Yves Saint Laurent crée Soleil d’Afrique, un collier totem collector en bois naturel cachant une poudre de soleil. Plus besoin de cuire sous les tropiques pour réchauffer notre teint. Les autobronzants remplacent le bronzage excessif pour un résultat des plus naturels comme la Crème Délicieuse auto-bronzante de Clarins, texture fraîche caramel aux extraits de fève de cacao. Les fleurs noires comme la rose, la tulipe ou l’orchidée ont su traverser les millénaires grâce à leur capacité de survie en milieux extrêmes. Symbole de puissance et de performance, elles investissent les compositions de soins haut de gamme. Rose noire et huile de pavot noir pour la crème Premium EX Liérac, ou encore l’orchidée noire de Chine pour le soin Nectar Opulent By Terry, qui contient des anthocyanes, pigment actif rare qui l’imperméabilise contre les agressions extérieures. En plus des végétaux, ShuUemura intègre le ferment de thé noir agent redensifiant et le sucre noir activateur de collagène dans la gamme anti-âge Phyto-Black Lift. Encore préservés des pollutions urbaines et des pesticides, mais menacés par la déforestation, les ingrédients tropicaux riches en nutriments sont d’une extrême pureté. Le Yerba Mate, plante originaire d’Amérique du Sud, reconnue pour ses propriétés anti-oxydantes, redonne éclat et vitalité aux peaux fatiguées dans les soins Kielh’s. Cinq Monde utilise la rosée des fleurs tropicales pour stimuler l’épiderme dans l’eau de fleurs Pluie de Fleurs. Vegeticals s’intéresse aux racines végétales. Préservées de la lumière, sur-concentrées en principes actifs, les racines possèdent une action anti-inflammatoire, anti-oxydante et cicatrisante. Une gamme bio tech et performante en exclusivité chez Sephora. Par Lucille Gauthier Illustration Gwladys Rabardy

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Beauté Sélection

Par Lucille Gauthier Illustration Gwladys Rabardy Gel auto-bronzant teinté Terracotta Sunless Guerlain 40 € Concentré teinté auto-bronzant intense Clarins 19,60 € Gel bronzant de Laura Mercier 38 € Soin auto-bronzant sublimateur Reflets de Soleil Esthederm 41 € Poudre de soleil aérienne éclat sublime Dior bronze Christian Dior 37,80 € Brume de plage cheveux Frédéric Fekkaï 19,50 € Soin solaire visage Soleil Divin Caudalie 23 € Soin tenté auto-bronzant Sublime Bronze L’Oréal 17,50 € Soin teinté Teint Ultra Prodigieux Nuxe 20,50 € Fluide teinté Hydra-Intense Soleil de Rose By Terry 62 € Soin auto-bronzant instantané Too Faced en exclusivité chez Sephora 21,50 € — 116 Std20_4.indd 116

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Beauté Sélection Acqua Di Parma se lance dans le soin. Cette nouvelle ligne accompagne l’ouverture de son spa à Porto Cervo, en Sardaigne, et nous transporte sur les rives de la Méditerranée. Extrait d’écorce de saule blanc du maquis, aux textures fraîches de brise marine et parfum solaire. Une invitation au voyage véritable. Blue Mediterraneo Italian Resort à partir de 39 €

La vie en Roses Véritable source d’inspiration pour Terry, la rose se transforme en colorant naturel pour son blush Rose de Rose. Premier blush composé à partir de la rosamine, une poudre de pétales micronisés au pouvoir colorant ultra concentré. Résultat, des joues fraîches et naturelles pour un teint plein d’éclat tout en transparence. Blush Rose de Rose By Terry 15 ml, 48 €

Par Lucille Gauthier

Pour célébrer les 40 ans de la première création maison, l’Eau, Diptyque décline dans le même flacon d’origine trois nouvelles senteurs sous forme de cologne. L’Eau de l’Eau épicée et sensuelle, l’Eau de Néroli, aux senteurs d’agrumes, l’Eau des Hespérides, verte et mentholée. Simples d’apparence, ces nouvelles eaux déploient une richesse olfactive aussi sophistiquée qu’intemporelle. Cologne Diptyque 200 ml, 90 €

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Super pratique, ce soin solaire à indice protecteur variable. Le principe : on ajuste l’embout, dont l’indice varie de 15 à 50, pour choisir la protection nécessaire. Fini les tubes en quantitée et en vrac dans sa valise ! Crème solaire ajustable Sephora 100 ml, 25 €

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arjan

Direction artistique CHLOÉ FABRE Photographie ANTOINE CADOT Stylisme MISA ISHIBASHI Accessoires JULIE COUTUREAU Maquillage ESTHER GAMBIER Coiffure CÉLINE DELEZENNE Coordination LAETITIA ROUILLER Modèles JULIE COUTUREAU, ARNO CRABOS, TUJIKO NORIKO, DEVI SOK Remerciements GÉRALDINE DE MARGERIE — 120 Std20_4.indd 120

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pantalon Blaak short Gaspard Yurkievich page de gauche : sac Junko Shimada Std20_4.indd 121

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elle : pantalon Vivienne Westwood, lui : pantalon et top Gaspard Yurkievich page de droite : costume et chaussures Gaspard Yurkievich, chemise Marjan Pejoski, bijoux Marjan Pejoski et RT Std20_4.indd 124

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Accessoires par Armelle Simon

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BURBERRY PRORSUM À gauche, « Wayfarer » de RAY BAN

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De gauche à droite, ALAIN MIKLI, BLESS, «Incognito» de la MAISON MARTIN MARGIELA, MIU MIU.

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Réalisation, Photographie & Stylisme

BILLY (ISABELLE BOUFFIER, NICOLA DELORME, DORIS HÉMAR, JULIEN TUAL)

Maquillage

VIRGINIE DUBOIS

Coiffure

HÉLÈNE BIDARD

Modèles

BÉRÉ, CLARISSE, EMANUELE, LILOU, PHILIPPINE ET PIERRE-ALEXIS

Fonds

LA TROCAMBULANTE

Remerciements

KAROLYN ET LA FAMILLE ANDRIEU DELPHINE, JUSTINE BOUL ET ANOUK À LA MÉMOIRE DE BRITNEY

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combishort Burfitt top Girls From Omsk baskets Spring Court

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montre Quiksilver

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dĂŠbardeur et short Roxy enfant

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top Herrlicher corsaire Franklin Marshall sur le fil : sweat Le Tapin robe Dream and awake robe BÊrangère Claire

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jeans et chemise Quiksilver lunettes Terwoort

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lunettes Quiksilver

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robe Ysasu en fond : pull Sylvia Rielle

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robe Dream and awake baskets Spring Court

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body Girls From Omsk

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short Roxy maillot Quiksilver salopette Lois

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Mode Portfolio

LA CHATTE VS. AVAF En concert

NOCHE EN BLANCO, MATADERO, MADRID, 2007

Photographie

ALFREDO PIOLA CHEZ ARTLIST PARIS

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Avec VAVA DUDU NIKOLU STÉPHANE ARGILLET BERTRAND ARNAUD Et CHRISTOPHE HAMAIDE PIERSON THIBAULT PRADET VOIN DE VOIN

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photographie HENRIKE STAHL CHEZ CATHERINE CUKIERMAN stylisme ANNABELLE JOUOT assistante stylisme ELLEN ANGUS hair+make-up CELINE EXBRAYAT CHEZ AGENCE 55 modèle PALLOMA CHEZ METROPOLITAIN MODELS top et ceinture Issey Miyake pantalon Miu Miu bagues Yoshiko Creation bracelets stylist’s own chaussures Pierre Hardy

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robe Hermès foulard porté en ceinture Issey Miyake collier stylist’s own

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robe Sinéquanone veste Kenzo bagues Yoshiko Creation bracelets stylist’s own

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robe Wunderkind bagues Yoshiko CrÊation bracelets stylist’s own

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robe et écharpe Issey Miyake bracelets stylist’s own

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robe et ceinture Martin Grant bagues Yoshiko CrÊation bracelets et collier stylist’s own

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robe Etro oix istian Lacr ceinture Chr st’s own li bracelets sty

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robe Doii bagues Yoshiko Création bracelets stylist’s own Std20_4.indd 153

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Illustrations

BEC STUPAK & MALCOLM STUART

Réalisation

DAVID HERMAN

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Electronic Metallic Ox et Hi Multicolor Light Ox Canvas Violet Std20_4.indd 155

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90’S Electronic Hi Bleu et Jaune Fluo Light Ox Canvas Rose Std20_4.indd 156

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90’S Electronic Hi Vert et Jaune Fluo Light Ox Canvas Jaune Std20_4.indd 157

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Electronic Metallic Ox Multicolor

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90’S Electronic Hi Bleu, Jaune et Vert Fluo Light Ox Canvas Violet Std20_4.indd 159

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Mode Hommage

Photographie

ILANIT ILLOUZ ET CAROLINE DE GREEF

Stylisme

OLIVIER MULIN

Modèles

MAUD CHEZ FORD KAREN CHEZ MAJOR KELSEA CHEZ MARILYN MARIE CHEZ CONTREBANDE

Maquillage

FABRICE PINET

Coiffure

TIÉ TOYAMA CHEZ CALLISTÉ

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boucles d’oreilles Chanel

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KAREN robe rose et ceinture portée en turban Cosmic Wonder Light source portée sur une tunique fleurie Fabrics Interseason chemise portée en turban Paul & Joe foulard porté en turban Sinequanone Mitaines portées en jambières Lilith bijoux Métal Pointu’s chaussures Junko Shimada

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MARIE ensemble tailleur Vivienne Westwood blouse et sandales Christian Dior ceinture Richard Gampel collier Forte_Forte bague KMO

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KELSEA blouse Dimension gilet, paréo et short thaï Antik Batik leggings Phard toque Gilles François ceinture Christian Dior sac Minority collier zébu et bracelets bois Cesare manchettes cuir et sautoir Hermès bracelets kaki Miss June chaussures No Collection

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toque Gilles François lunettes Persol tunique Etoile Isabel Marant portée sur tunique Ba&sh gilet à col tailleur Guess Jeans veste Indress médaille Forte_Forte pantalon Paul & Joe ceinture Christian Dior sacs Jérôme Dreyfuss bracelets And I bague KMO baskets Spring Court

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robe Jeremy Scott veste Christian Dior pantalon Lemaire leggings portĂŠs en fichu Lilith collier Fabrice chaussures Heschung

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MAUD saharienne Hermès jupe et baskets Les Prairies de Paris sac Orla Kiely KELSEA pantalon cuir porté en turban Chanel veste Ralph Lauren chemisier Seïko Taki pantalon Loïs jupe portée en bustier No Collection sac Upla bijou de nez Yasmina Redjaï Salomés Repetto MARIE chemisier Lie Sang Bong jodhpur en cerf et bottes Hermès ceinture Sinequanone besace Upla KAREN chemise portée en turban Ralph Lauren leggings portés en turban Postweiler Hauber veste Christian Dior blouse Firetrap jupe Forte_Forte sac Lacoste bracelet Miss June escarpins Christian Dior

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MAUD chapeau en feutre Morgan saharienne et ceinture « collier de chien » Hermès chemisier à lavallière Dimension jupe Irène Van Ryb sac Vivienne Westwood chaussures Sartore KELSEA foulard dans les cheveux et chemise American Retro trench Christian Dior cardigan Junko Shimada jupe Vivienne Westwood écharpe portée en ceinture Epice ceinture Antik Batik collier Fabrice bracelets noir et blanc Marc Deloche bracelets et pochette de cheville Chanel chaussures Melissa

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MAUD chemise Baptiste Viry gilet noué autour des hanches Filippa K pantalon Hermès ceinture Madame à Paris sac Chanel mocassins Lacoste chevalière or rose Ginette NY

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KAREN veste Chanel sweat-shirt porté en sarouel, ceinture et lavallière Andrea Crews bas Wolford sac Anne Fontaine chaussures Les Prairies de Paris

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KELSEA kimono Lie Sang Bong robe Andrea Crews jogging et veste à capuche Antik Batik bijoux Métal Pointu’s baskets Asics

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MARIE robe April, May t-shirt porté en turban Zoé Tee’s broche et sac Chanel collier KMO sandales Christian Dior KAREN robe Paul & Joe sac Abaco sandales Christian Dior dans le turban : robe Irène Van Ryb tunique et écharpe Dimension écharpe Epice KELSEA robe et pantalon Hermès ceinture perlée portée sur le front Antik Batik collier de perles vertes Forte_Forte collier de perles bois Cesarée bracelets jonc or Métal Pointu’s salomés Repetto MAUD robe April, May chevalière or rose Ginette NY boucles d’oreilles Chanel chaussures Sara Navarro

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jupe Lilith robe et ceinture Etam blouse et ceinture portée en turban Paul & Joe écharpes portées en turban Epice leggings Pull-in colliers Cesarée sac Christiansen bracelets Karine Arabian sac à franges Aridza Bross derby Repetto AU SOL : gilet en crochet et pampilles, sac en fourrure et veste mouton bleu Touch Luxe châles Explora manteau de fourrure doublé soie imprimée pois Madame à Paris manteau de fourrure Antik Batik bracelets en cuir tressé Sinequanone bracelets « collier de chien » Hermès

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robe Jeremy Scott minaudière Cosmo colliers Fabrice boucles d’oreilles Viveka Bergstrom bracelets Métal Pointu’s sandales Christian Dior

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Photographie et stylisme FRANÇOIS HUGON

Modèle

THAIS CHEZ MUSE (NYC)

Maquillage

BEAU NELSON

Coiffure

KARMELA POUR JOHN SAHAG

Casting

JAMIE LEE JOHNSEN — 174 Std20_4.indd 174

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1 Std20_4.indd 175

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1 grenouillère ZERO MARIA CORNEJO 2 cardigan NOBODY t-shirt PLEASURE PRINCIPLE short TROVATA 3 robe SASS & BIDE leggings JEREMY SCOTT 4 t-shirt à capuche NOBODY sweat BERNHARD WILLHELM chaussures CHLOE 5 robe ALICE McCALL 6 robe LARS ANDERSON maillot de bain JET’S 7 robe en soie rose PLEASURE PRINCIPLE

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Photographie TOM[TS74]

Stylisme

MARION JOLIVET POUR ANDREA CREWS

Assistante stylisme

DEBORAH AMARAL

Coiffure

MARCO BAJINSKY

Maquillage

MEG ZLATOFF

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armure col fraise Andrea Crews

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PAGE 146 : JOSEPH MOUNT t-shirt eventré abstract jungle, banane dorée oversize, lunettes en tresses Andrea Crews jeans vert Firetrap OSCAR CASH doudoune upside-down green wax, sarrouel tartan Andrea Crews GABRIEL STEBBING t-shirt eventré abstract jungle, lunettes en tresses, bracelets golden boudins, sarrouel noeud noir Andrea Crews CI-DESSOUS : masque en cheveux Andrea Crews

PAGE DE GAUCHE : sweat shirt en mêches, capuche wax frangée, hoodie wax frangée Andrea Crews Std20_4.indd 187

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Metronomy “Nights out”

Because music Sortie le 08 septembre

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t-shirt space art vert, nike coque cover, ceinture en cheveux Andrea Crews jeans rose Diesel

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CAHIERCHRONIQUES Palettes

Art Leigh Bowery, Graffitis, Sophie Toulouse 162

Paraboles

Médias Edwy Plenel 168

Platines

Musique Mondkopf, Born Ruffians, The Notwist, Ratatat, Wolf Parade 174

Papiers

Littérature Nick Hornby, Gideon Defoe, Peter Bagge, Basara, Perrota 180

Pellicules

Cinéma La Personne aux deux personnes, Biutiful cauntri, Babylon A. D. 186

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Art Trans-culturel

QUEL BOWERY ! Une rétrospective Leigh Bowery, c’est un peu le pop art sous acide : photos, performances, mode, tout est lié le temps d’une nuit colorée. On sait tout de la vie nocturne de Leigh Bowery. Idole d’une culture clubbing londonienne, il devient dès les années 80 une référence de mode. Alexander McQueen, Vivienne Westwood et John Galliano avouent puiser dans son imaginaire mixte, outrancier et coloré. Il se fait filmer par Cerith Wyn Evans et photographier par Fergus Greer ou Annie Leibovitz, il habille Boy George. Le documentaire La Légende de Leigh Bowery de Charles Atlas (2002), condensant plus de dix années de performances et de costumes, le consacre en légende. Et pourtant, on ne lui connaît qu’une unique représentation dans le monde de l’art : en 1988, la galerie Anthony d’Offay (Londres) l’accueille pendant quatre jours. Les costumes qu’il arbore défilent sur un trafic sonore, rejouant une lutte dans un corps à corps narcissique. Ce que préfère Bowery, c’est la performance théâtrale : se jeter dans un escalier habillé en marquise baroque et accoucher de sa femme Nicole vêtu d’un manteau arlequin à écusson en chantant All You Need is Love. Bowery jouant Bowery étant limité, il a préféré bousculer toute identité déterminée. Que trouver, donc, dans cette rétrospective ? Surexposition et contrition Une exposition de mode doit relever de l’exploit pour ne pas tomber dans la « fétichisation » du vêtement porté et vécu. En 2003, celle présentée dans le pays natal de Bowery – au musée d’art contemporain de Sydney – avait condensé avec difficulté l’énergie de ses costumes. Mais en tant que modèle de Lucien Freud, Bowery obtient en peinture l’objet de sa lutte : un corps boursouflé, caché, châtié, qu’il s’agit de transcender par la voie de la surexposition et de la contrition. Chaque costume est une chrysalide où la chair est soit retenue par l’harnachement SM, soit enveloppée par

les accessoires référencés (ampoules aux oreilles, tutu masque, lunettes casque). Le maquillage contribue également à sa renommée : les marques Kodak ou Pepe Jeans l’affichent comme idole d’une époque d’insouciance, le Sida en arrière-plan. Il en meurt en 1994, pris dans l’étau du milieu fermé de la nuit et d’un nom acquis grâce au clown heureux qu’il représente. Si Bowery choque encore, c’est par le ridicule qu’il insuffle aux canons de beauté. A l’opposé d’un Paul McCarthy violemment kitsch, Leigh Bowery reste dans le contrôle d’une certaine beauté glacée. Si le témoignage de ses proches permet de comprendre son humour détaché à la croisée de nombreuses pratiques, le monde de l’art ne l’a pas pris au sérieux. Cette rétrospective prouvera le contraire, ou du moins le fait qu’une personnalité qui se joue de toute étiquette artistique n’appartient pas forcément à la sous-culture. — Damien Delille

LEIGH BOWERY Kunstverein Hannover Du 30 août au 26 octobre

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Leigh Bowery and Trojan, c. 1983 Photographie Johnny Rozsa

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Art Espace urbain saturé

VANDALES VENDABLES

Cette pratique subversive infiltrée dans les espaces d’exposition, chaque galerie se devra d’avoir son graffitiartiste attitré. La rétrospective 20 ans de graffiti en témoigne. Pschiiiiit. Ados en crise, jeunes de banlieue trop expressifs, artwork pour groupe de hip hop ? Plus seulement. Il fallait bien que, comme tout underground qui se respecte, cet art de rue acquiert, comme on dit, ses lettres de noblesse. La rétrospective 20 ans de graffiti permet donc d’embrasser une approche beaucoup plus institutionnelle de ce qui a peut-être été le dernier mouvement artistique du XXe siècle, avec en tête de ses représentants : RCF, HNT, Poch et Stak. Ayant tous débuté le graffiti dans les années quatre-vingt, dès son débarquement d’outre-Atlantique en France, voyons comment ces quatre artistes se sont inscrits dans le circuit de l’art contemporain. RCF propose des compositions complexes et colorées peuplées de fantômes et de lettrages corrosifs. HNT offre à voir une galerie de personnages très graphiques dans des scènes burlesques et macabres. Poch exploite pochoirs et affiches, et présente une imagerie oscillant entre punk rock et illustration publicitaire des années 60. Quant à Stak, il hisse les codes de la culture

populaire au statut d’œuvre d’art avec, par exemple, un ensemble de jolis petits cocktails Molotov multicolores joyeusement nommés Saturday Night Fever. Ces anciens marginaux n’ont plus de décalé que le fait d’être préservés de tous les codes du classicisme. Ils tiennent de l’art brut de s’être épanouis en marge des écoles et hors de l’éternel débat entre dessin et couleur. 20 ans de graffiti, ou comment décoller le phénomène humain de la recherche artistique. En tant qu’excroissance de la ville, le graffiti reste social en dessinant d’autres formes de territorialités soulignant les « non-lieux », espaces engendrés par l’urbanisation outrancière. Investissant RER et catacombes, puis la Vicious Gallery et Beaubourg, cette « subculture » rattrape la phrase de Bando, un des plus célèbres graffiteurs parisiens : « Graffiti is not vandalism, but a very beautiful crime ». — Marie Groneau

HNT/POCH/RCF/STAK 1988-2008 – 20 ANS DE GRAFFITI Exposition itinérante Montpellier Montana Gallery du 5 au 30 septembre Bursins Galerie Speerstra du 25 septembre au 8 octobre Seville Montana Gallery du 3 au 30 octobre Barcelone Montana Gallery du 10 au 31 octobre Saint-Brieuc Galerie Vaste Monde Citérap, du 31 octobre au 22 novembre Anvers 85 Gallery du 5 au 31 décembre Paris Galerie L.J. Beaubourg du 29 novembre au 4 janvier 2009

HNT & POCH

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Art Respect the past

GRASP THE FUTURE

SOPHIE TOULOUSE NATION OF ANGELA. CHAPTER07 — MUTATING LANDSCAPE Addict Galerie Jusqu’au 26 juillet

Pour sa seconde exposition parisienne, Sophie Toulouse livre un septième épisode de l’histoire de Nation Of Angela, l’île paradisiaque qu’elle a créée de toutes pièces. L’Addict Galerie vous rendra-t-elle addict ? Chacune des expositions de Sophie Toulouse aborde un nouveau chapitre de l’épopée de cette localité mystérieuse, Nation Of Angela (NOA), dont l’emplacement reste incertain, l’étendue indéfinie, et sa population énigmatique. Le nouveau volet, Mutating Landscape, présenté à l’Addict Galerie, dévoile l’environnement de l’île en proie à une mutation sans précédent. L’artiste française exploite donc le mythe de l’île idyllique, dont elle a confié la rédaction de la « Bible » à l’écrivain et musicien Scott Mac Cloud. Peuplée uniquement de femmes, avec pour chef de file Angela, NOA se remet de la bataille sanglante qu’elle a menée contre l’armée surréaliste/déconcertante de « Fat Elvis », dirigée par un Elvis pas vraiment glamour – chemise hawaïenne et surcharge pondérale comme tenue de combat. C’est sur l’orgie générale qui clôt cette lutte que s’amorce le septième chapitre de NOA. Place à la mutation. Une série de dessins à l’encre de Chine dévoile des paysages aux courbes licencieuses qui, au fil de la découverte, s’assument radicalement lascives. Dans cette mutation que subit l’île, le paysage adopte des reliefs étrangement anthropomorphes. Des dessins, les lignes et les formes semblent d’abord rêvées, aériennes quoique nébuleuses. Certains rappellent des fragments d’objets, céramique morcelée d’une civilisation disparue ou restes de papyrus. Au fur et à mesure de l’exploration s’offrent une cuisse, puis une fesse, et c’est tout un corpus de formes érotiques que l’on découvre. Franchement phalliques Des matières organiques exhibent des totems en terre franchement phalliques ou des bas-reliefs en bois aux

arabesques connotées. Mais l’exposition s’axe autour d’une pièce majeure, genre de laboratoire du petit chimiste composé d’une multitude de tubes à essai, pipettes et éprouvettes, berceau de la révolution qui s’annonce. Dans les cols et renflements des fioles, ce nécessaire lui aussi semble prendre des formes suggestives. Cependant, cette transformation ne se résume pas à un sympathique libertinage. Dans cette île régentée par l’armée d’Angela, constituée de muses anorexiques, et face à elle « Fat Elvis » et ses combattants boulimiques, le rêve cède la place au cauchemar. Par la superposition de réalités qu’elle offre, NOA semble être le produit d’une pulsion créatrice surgie à l’issue d’une montée de LSD. Absurde, drôle, psychédélique, oppressante, l’histoire de NOA fait appel à un imaginaire collectif perdu entre Lost, Le Grand Secret de Barjavel et l’Empire d’Akkad, avec Pink Floyd en fond sonore. Une vision de l’évolution du monde contemporain. Le thème de l’île idéale continue de guider les artistes contemporains. Comme Ultralab et son Ile de Paradis, par exemple, Sophie Toulouse entreprend de s’en emparer tout en semant le doute. On croirait avoir déjà entendu cette histoire s’articulant sur différents niveaux de réalité. A moins que ce soit celle qui se joue actuellement, éternellement, nouvelle. — Marie Groneau

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Médias Les meilleurs d’entre nous (épisode III)

« JOURNALISTE, CE N’EST PAS ÉMETTRE UNE OPINION. » Héraut farouche de l’investigation « qui bouscule », directeur contesté de la rédaction du Monde de 1996 à 2004, Edwy Plenel, 56 ans, a ouvert en mars le site Mediapart, nouveau modèle de presse multimédia, rigoureux et participatif, réunissant plus de 7 000 abonnés. Professoral et habité, ce défenseur monastique de la « pure » vérité factuelle détaille la crise « démocratique » secouant l’Hexagone, sa « conversion » au numérique, et renvoie ses adversaires dans les cordes. Un an après l’élection présidentielle, partagez-vous le sentiment de défiance des Français vis-à-vis de leurs journalistes ? Edwy Plenel : La crise la plus importante, c’est celle entre ce président bien élu et ce pays, commencée en janvier 2008 après une conférence de presse illustrant jusqu’à la caricature notre très faible culture démocratique et la façon dont le journalisme est pris en otage, malmené, abîmé, voire discrédité ; un show. Je n’y étais pas : ce n’est pas là que l’information se joue. Pour faire oublier qu’il s’agit d’une crise démocratique – dont la crise des médias n'est qu'un aspect –, les politiques prennent les journalistes pour leurs boucs émissaires. Nous avons un vrai problème d’épanouissement : la démocratie n’est pas un pouvoir, c’est une délibération, un conflit, une confrontation ; c’est tout l’enjeu du journalisme, qui n’est pas simplement un métier ou une marchandise.

Ce problème est-il spécifiquement français ? Pour évoquer « le journalisme de gouvernement », j’utilise souvent l’image suivante : on considère Théophraste Renaudot comme le premier journaliste français, avec la Gazette, 1631. Où est-il enterré ? Longez la cour carrée du Louvre et vous arrivez à l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, devenue un temps commissariat après la Révolution puis retapée par Viollet-le-Duc, ancienne église des rois de France, fréquentée par Louis XIII et le jeune Louis XIV avant la construction de Versailles – une église très chic où s’est marié le basketteur Tony Parker. Dans la travée centrale, il n’y a qu’une seule tombe. Vous vous baissez : pour l’éternité,

le « père » du journalisme français ne repose pas dans un cimetière populaire, mais au cœur d’un symbole

de la monarchie absolue de droit divin

de la « servitude volontaire » dénoncée par La Boétie. De plus, nous avons mis un siècle à faire respecter la promesse démocratique de 1789. En France, jusqu’en 1881 et la loi qui proclame la liberté de librairie et d’imprimerie, nous avions le cautionnement, l’autorisation préalable. Au-delà, on se réfère toujours à la Déclaration des droits de l’homme de 1789. L’article 11 concernant la liberté d’expression – celle des citoyens, car le journaliste est dépositaire de quelque chose qui ne lui appartient pas : le droit de savoir, de s’informer, de commenter, de débattre – autorise tout

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cela sauf à contrevenir à la loi. Alors que l’article 7 de la constitution de l’An I, 1793, l’acmé de l’espérance républicaine, disait que la liberté de réunion, le droit des cultes et la liberté de s’informer sont des principes contre lesquels on ne peut faire aucune loi. Une traduction littérale du first amendement de la constitution américaine. Et il n’y a pas de sauf.

C’est aux ordres, aussi. Non, c’est un chien de garde sans laisse, errant, bâtard ! En alerte ! Qui peut réveiller le quartier ! Mieux vaut ce désordre, cet excès, ce bruit, que le silence démocratique. En trente ans de métier, j’ai été un peu le révélateur de ce problème, y compris dans les polémiques qui ont pu m’accompagner. Tout pays démocratique à des moments de régression.

Ce qui renvoie au projet de loi sur le secret des sources de Rachida Dati, présentée le 15 mai dernier. Madame Dati dit qu’il faut bien concilier la nécessaire liberté d’information et l’intérêt supérieur. Désolé, ça ne marche pas comme ça. Pourquoi mettre des conditions, une défiance, une méfiance, sur le droit à l’information ? On est au cœur des limites démocratiques de la culture politique française, de son bonapartisme foncier : le droit d’expression et d’information devrait être un principe en soi. Début 2000, le Conseil de l’Europe a demandé à tous les Etats de faire un texte sur le secret des sources – la France obéit le dernier et le plus mal. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme définit le journalisme comme « le chien de garde de la démocratie ». L’expression, plus belle en anglais, watch dog, est bavarde : un chien de garde, ce n’est pas forcément sympathique, ça a parfois la bave à la gueule, ça montre les crocs…

Après le 11-Septembre, les Etats-Unis ont

connu une défaite médiatique immense : un

mensonge d’Etat − qu’un enfant pouvait démonter et dans lequel nous ne sommes pas tombés − a permis

la castastrophe de la guerre en Irak. Mais la culture démocratique fait qu’un jour un type, le chien de garde,

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Médias Les meilleurs d’entre nous (épisode III - suite)

un mauvais coucheur, un porc-épic, Seymour Hersch du New Yorker, sonne la fin de la récréation et révèle Abou Ghraib, la torture, les prisons secrètes, les enlèvements et les violations élémentaires des droits de l’homme, et le renversement s’opère. Bush devient le président le plus impopulaire, pire que Jimmy Carter. En France, dans un tel moment d’affolement, le mensonge ne fonctionnerait-il pas ? Et serait-il possible qu’un Seymour Hersch, apparemment beaucoup plus radical, moins commode et rond que moi, écrive dans le New Yor ker, propriété de Condenast, des révélations qui ébranlent la présidence de la République ? Je ne suis pas sûr que, dans ce registre, la démocratie la plus fragile, la plus éteinte, ne soit pas la française... Quels médias consultez-vous ? Je consulte tout, y compris des médias dont je n’apprécie pas la rigueur et la culture. Tout, et essentiellement, maintenant, sur le Net – sauf les hebdomadaires, pas le choix. Contrairement à la vulgate dominante qui dit qu’Internet égale gratuité, zapping, nous voulons instaurer un principe de fidélité, d’adhésion : un rendez-vous. Nous avons conçu Mediapart comme un journal autosuffisant qui vous permet d’être un citoyen concerné, actif, informé, dans une réinvention de la presse de qualité ; un peu ce que ma génération a connu avec Libération et surtout Le Monde, des lieux d’identification et de validation des débats publics importants. Nous réinventons aussi l’agora avec le « Club », sans démagogie, où les gens construisent des textes, interviennent, participent. D’où le nom Mediapart : média participatif ? Bien sûr – et un peu média « à part ». C’est un nom qui a suscité beaucoup de débats : il n’est pas beau, on est bien d’accord. Il fallait trouver un nom déclinable, singulier, un peu universel. Face au numérique, la profession est sur la défensive. D’autant plus depuis le slogan lancé par le site coréen Oh My News : « chaque citoyen est un reporter ». Moi, je viens de la presse classique et j’ai fini par basculer. Mais, à travers ma conversion, je crois que la vraie modernité, c’est sauver de la tradition. La bonne nouvelle, c’est que le numérique nous remet à notre place, par l’avènement du média personnel. Avant, pour exister dans l’espace public, j’avais besoin qu’un journaliste me fasse parler. Aujourd'hui, si vous ne voulez pas de ma parole, je crée mon blog. Nous avons vu le débat européen en 2005 : c’est un blogueur, professeur d’économie à l’université d’Aix, partisan du non face au conformisme du oui, qui finit au JT de TF1. Quel est le message ? « Vous, les

journalistes, vous n’êtes pas experts, vous n’avez pas le monopole du parti pris, du jugement, du point de vue, cela nous appartient à tous. » En revanche, chercher et recouper l’information, aller dans les usines, les pays en guerre, enquêter sur la pauvreté cachée et l’opacité de la finance, c’est un métier.

Je défends l’idée que

tout le monde n’est pas journaliste,

à condition que les journalistes fassent leur travail. Journaliste, ce n’est pas émettre une opinion.

Etes-vous inquiet ? Il y a un vrai souci concernant les fondamentaux du métier. Ce qui est arrivé aux Etats-Unis en 2001-2002 pourrait nous arriver. Il y a eu cette alerte, en 2005, avec les émeutes – enfin, les « émeutes » – les jacqueries après l’histoire de Clichy-sous-Bois, que j’ai suivie de près. C’est dramatique : une profession ne peut pas traverser le périphérique, ne connaît pas son pays et mythifie « la » banlieue où il faudrait des « fixeurs » comme à Bagdad !

Ça a été écrit dans Le Monde ! Dans Mediapart, nous avons l’édition

Iles-de-France sur les banlieues, l’édition Police & Co avec des journalistes, des universitaires et des sociologues de terrain qui nous renseignent sur les relations de la police avec la population. On a la chance de faire notre métier, plus une connaissance extérieure, via des blogs internationaux géniaux à Tel-Aviv, Berlin, en Finlande, en Irlande ou au Brésil, avec des papiers que vous ne lisez pas, a priori, dans la presse quotidienne. Comment financez-vous vos grands reportages ? Pour notre série en cinq volets sur les Balkans, le journaliste à traversé l’ex-Yougoslavie en car, c’est un superbe modèle de reportage multimédia, de carnets politiques, impressionnistes, fins. Pour une équipe costaude et pour pouvoir payer les piges à 50 euros le feuillet, les six fondateurs, avec nos économies et nos

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endettements, avons réuni 3 millions d’euros. Nous avions une intuition, totalement à contre-courant :

les « netocrates » attendent qu'on se casse la figure, arc-

boutés sur la gratuité et le journalisme de commentaires sans sortir une seule info.

Il y a une gratuité du Net que nous revendiquons, celle de l’échange, du partage, celle du logiciel libre ; puis il y a la gratuité du 100 % publicitaire, une ruse de la marchandise qui, forcément, a des conséquences sur le contenu. Marx a écrit plein de choses sur l’ambiguité de la valeur. Nous sommes beaucoup moins chers que la presse : 0,30 centime pour trois éditions par jour, quatre-cinq papiers par édition, sept jours sur sept (deux éditions le dimanche). Le vrai défi, et notre véritable ennemi, c’est le temps : nous nous sommes donné trois ans. Cela suffira-t-il, et sommes-nous arrivés à l’heure, ou trop tôt ?

Qui sont ces lecteurs prêts à payer 9 euros par mois pour de l’information sur Internet ? Ceux qui s’expriment, une cinquantaine, ne sont pas essent ellement parisiens, plutôt régionaux, expatriés, qui se socialisent en dehors du petit monde de mille personnes de la France centralisée. Des enseignants, des chercheurs, des cadres, impliqués. Partisans, aussi : de l’extrême-gauche très critique, à Bayrou, avec une petite aile droite. Une personne a publié des opinions assez xénophobes sans franchir la ligne, dans un langage sophistiqué : je ne l’ai pas censurée, tous les autres lui ont répondu. Enfin, il y a deux tranches d’âge : ceux au-dessus de 45-50 ans, abandonnistes de la presse papier, concernés mais pas fous du Web, qui basculent ; et les jeunes doctorants, des intellos précaires, sensibles à des séries d’articles, comme sur la crise alimentaire, avec vidéos et références. Le papier qu’il ne faut pas louper dans Le Monde ou le New York Times, il est dans notre revue de Web. Nous faisons le tri en essayant d’apporter quelque chose en plus et au cœur. Ni dans le mainstream, ni dans le décalage. Je cherche à être utile. Avec deux inventions fortes : la « boîte noire », où le journaliste explique les difficultés rencontrées (les sources anonymes, les entretiens relus) et le « prolongé », donnant la documentation pour approfondir.

des anciens du Monde, de Libération, de Challenges, de La Vie, des Inrockuptibles, de Télérama, de Reuters, de l’AFP, de 20 minutes papier et .fr, de Marianne. Ceux qui ont quitté un titre existant ont été embauchés en CDI, et les jeunes avec lesquels nous n’avions pas travaillé, en CDD – pas de contrats fragiles. Les salaires vont, en brut, de 2 000 à 6 000 euros. Les journalistes sont parfois victimes de leur confort : au Monde, c’était neuf semaines de vacances par an et avec les trente-cinq heures, de fait, trois mois ! Comment sauver le journal ?

La culture du métier, c’est de se défoncer pendant dix jours et de prendre une journée pour se reposer.

Comment êtes-vous positionnés vis-à-vis de Rue89 et Bakchich ? Bakchich, on n’est pas dans la même culture. Ce sont des jeunes et leurs anciens professeurs, dont Nicolas Beau [ex du Canard Enchaîné], qui se revendiquent d’un journalisme ironique, moqueur, blagueur, qui peut être amusant, mais qui manque de rigueur. Par exemple, pendant l’automne 2007, j’entendais « qu’Axa allait financer le projet de Plenel ». Une info Bakchich. Personne ne m’a jamais appelé, ils n’ont jamais démenti. Il y a quand même un b a-ba dans ce métier. Rue89, ce sont des confrères venus de Libération, un journalisme de qualité qui m’intéresse. La divergence radicale, c’est la gratuité ; je pense qu’il y a la place pour les deux aventures. Nous sommes à contre-courant, Rue89 est plus dans l’air du temps. Toutefois, comment vivent-ils ? Après avoir touché leurs indémnités de licenciement à Libé, c’est l’ANPE qui finance l’entreprise. Ça n’aura qu’un temps.

Qui travaille à Mediapart ? Vingt-neuf salariés dont vingt-six journalistes, de 25 à 55 ans, plus des collaborateurs irréguliers. Il y a

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Médias Les meilleurs d’entre nous (épisode III - suite)

La publicité sur Internet, tant que vous

un « traître », un « sans-frontièriste ». C’est une pensée d’une autre époque, détestable, mais ils ont le droit. Mais s’ils écrivent aussi que je suis un agent de la CIA, un trotskiste infiltré, ce sont des calomnies, je ne suis pas d’accord. « Notre métier a mal tourné », c’est celui qui dit qui y est. Nous sommes là face à tout ce qui mine actuellement le journalisme : ce sont des publicistes, des journalistes d'opinion, et le travail modeste de terrain, de vérification, d'enquête, ils ne sont pas vraiment faits pour.

n’êtes pas à deux millions de visiteurs uniques par jour, c’est peanuts.

Par ailleurs, j’ai la conviction que la gratuité, à terme, a des incidences sur le contenu, moins clivant, plus consensuel. Si c’était vrai que les sites gratuits produisaient du journalisme de qualité au centre de l’information – à la marge, il y en aura toujours –, on n’aurait aucunement besoin, dans tous nos pays démocratiques, de services publics dans l’audiovisuel. Mais Rue89 est parti pour réussir : en France, ils ont été les premiers chevronnés à larguer les amarres et à créer leur journal sur le Net. J’aimerais seulement que les deux modèles se complètent, s’entraident. J’ai fait quelques appels, tout en maintenant ma divergence intellectuelle. Eux, ils sont dans une logique de clics, les articles les plus lus sont mis en avant. A Mediapart, un bon article n’est pas forcément le plus lu, et c’est notre rôle de le mettre en valeur.

Philippe Cohen et Elisabeth Lévy, encore une fois, considèrent que plus personne ou presque ne veut faire du grand reportage. Dans ce métier, faut d’abord montrer – c’est au pied du mur qu’on voit le maçon. Le « media-bashing », la critique en tant que posture, pénalise aussi notre profession, et c’est un débat que j’ai avec Daniel Schneidermann, quel que soit son talent. Bien sûr que dans La Face cachée, certaines critiques fonctionnent puisqu’ils brassent tout ce qu’il y a dans l’air du temps. Péan et Cohen ont des convictions, l’un mitterrandolâtre, l’autre chevènementiste, tout ceci faisant le lit du sarkozysme et d’Henri Guaino, le nouvel ami d'Alain Minc, le lendemain. Et ils en font

Comment avez-vous réagi à l’essai de Philippe Cohen et Elisabeth Lévy, Notre métier a mal tourné, publié en janvier et très à charge contre vous, où ils évoquent votre « étrange complexe d’autodidacte » ? Oui, ils continuent l’attaque ad hominem. Le problème (ils ont le droit d’avoir toutes les opinions du monde à mon endroit) est qu’ils feraient mieux de faire leur métier. Ils écrivent par exemple que je suis parti du Monde en gardant le secret sur mes indemnités et qu’elles avoisineraient neuf cent mille euros que j’aurais mis dans Mediapart. Par mes avocats, je leur ai envoyé le compte rendu déposé au greffe du tribunal de Paris. Rien n’est secret : le tribunal a condamné Le Monde (je ne l’ai jamais caché) à me verser quatre cent dix mille euros (un mois de salaire par année de présence pendant quinze ans, un peu plus concernant mes années à la direction). J’ai demandé par lettre à ce que leurs erreurs soient rectifiées dans la nouvelle édition. On soupçonne un problème personnel entre vous… D’eux avec moi sans doute. Depuis le début, et concernant La Face cachée du Monde [Philippe Cohen et Pierre Péan, 2003], on pouvait faire un essai très critique sur ma politique éditoriale et ils l’ont fait, d’une certaine manière : je suis un « ennemi de la patrie »,

une machine de guerre avec des bruits de couloir, dans un n’importe quoi de copié/collé, avec des clous et de la boue, et

pouf, ça

pète.

Pour aboutir à quoi ? La normalisation du Monde. Ce ne sont pas Colombani et Minc les principales victimes, ce furent ma pomme et ma bataille pour l’indépendance du journal. Comme tout attentat terroriste sert l’ordre établi. Lequel de vos reportages a agi comme un déclic ? [Il rit] Le premier qui me vient : Clermont-Ferrand, 1977, au congrès de l’Institut coopératif de l’école moderne, soit le mouvement Fresnay, des instits et des pédagos inventant de nouvelles méthodes d’enseignement. Ce n’était pas un travail mais un engagement pour le quotidien Rouge [l’hedomadaire de la Ligue communiste révolutionnaire, fondé en 1968], où je tenais la rubrique éducation. Comment se dépatouille un maître dans sa classe, ça m’a passionné.

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J’envoie mon papier par télex, que j’écris à la poste. Je rentre : mon papier n’est pas paru. Dans les locaux à Montreuil, je vois un télex suspendu du plafond jusqu’au sol, comme un ruban tue-mouches. J’avais écrit sans penser à la forme, à la longueur, j’étais heureux, et j’ai eu droit à ce bizutage de la part des deux professionnels du journal, Bertrand Audusse et Jean-Paul Besset, qui m’ont appris le métier. C’est là où j’ai compris que c’était un métier de contraintes, pas pour se faire plaisir, dans ce rapport à la vérité factuelle : comment

jouer avec la contrainte (avec l’accroche, la chute, la longueur) comme quand Perec

fait disparaître le e.

On ne s’épanouit qu’en acceptant la contrainte, comme à l’atelier, comme un athlète. Par rapport à ce qu’on produit du réel, ça vous oblige à vous dépasser. Le tour de main, on l’apprend y compris en prenant des baffes, des gadins. Que vous reste-t-il de cette expérience militante [1979-1980] ? Je l’ai un peu raconté dans Secrets de jeunesse [2001] : c’est un rapport du journalisme vis-à-vis de la politique et du débat démocratique. Pour moi, la question de la liberté d’expression est un marqueur. Je ne peux pas, quel que soit mon lien personnel ancien avec la révolution cubaine, trouver indifférent qu’une jeunesse vive sans ça.

Avant chaque enquête, quelles sont vos règles ? On ne part pas en reportage la fleur au fusil, il n’y a pas de texte sans contexte. J’ai fait un grand reportage qui est devenu un livre [Voyage avec Colomb, 1991], publié en feuilleton dans Le Monde, au moment où j’ai reçu le titre – prétentieux, à la française – de « grand reporter ». J’ai pris le prétexte des 500 ans de la découverte de l’Amérique pour un voyage passé-présent sur le basculement de la mondialisation, la chute du mur. Pour moi, Colomb, en 1492, c’est le début de l’unification du monde, par projection de l’Occident, aujourd’hui en crise. C’était une galopade : deux mois pour aller en Italie, en Espagne, au Portugal, aux Canaries, au Sénégal, tout l’arc Caraïbes, toute l’Amérique centrale, la moindre plage où était passé Colomb. J’ai tout calculé, tout lu sur lui, pris des contacts partout, tout noté jusqu’à la couleur des chaussettes. Je vais, je vois, je raconte, c’est une illusion. On construit autour du rapport à la vérité factuelle.

Je suis assez raide làdessus.

Vous êtes né en Martinique. C’est exotique, non ? C’est un filtre. Je suis arrivé à Paris à 18 ans. J’ai le même rapport à la France qu’un étranger de culture française : ce pays, c’est ailleurs. Je me définis parfois comme un Breton d’outre-mer. Le palétuvier, un arbre au bois très dur, se déplace au moyen de ses branches qui font racines. Pour moi l’exotisme, c’est cette relation-là, du dedans avec le dehors. Soi-même, on est autre et l’autre est en soi. On a peur d’un extérieur parce qu’on oublie qu’on est fait d’autres. J’ai ça au fond au cœur, y compris dans ma façon de voir ce métier, comme passeur, trait d’union. — Entretien Richard Gaitet (avec Timothée Barrière) Photographie Jean-Luc Bertini

MEDIAPART.FR

Qu’auriez-vous voulu faire d’autre ? Ingénieur agronome (le rêve de mon père), archéologue, acteur (j’ai fait du théâtre au lycée, mais on m’a dit « passe ton bac d’abord »). Historien. Mathématicien. Je suis un peu tout ça puisque j’enquête.

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Musique Jeunes pousses

« JE PRÉFÈRE LES FILLES AUX RATS. »

C’EST QUOI CETTE TÊTE DE LUNE ? Techno nonchalante pour Fluokids convertis en niveau de gris, productions amples et sonorités ouvragées, la musique de Mondkopf se nourrit de hip-hop, de musique classique, et contemporaine, d’electronica et de club culture. Voyageur galactique au pied lourd et au phrasé aérien, il invite l’âpreté des musiques savantes dans une improbable rave en slow-motion qu’il irradie d’une tristesse lumineuse. Addiction béate promise ! — G.L.

Du haut de ses 22 ans, Paul Régimbeau alias Mondkopf imprime sobrement une empreinte élégante, personnelle et indélébile sur la musique électronique. D’où viens-tu ? Mondkopf : De l’amour de mes parents à Toulouse. Depuis quand ne joues-tu plus dans ta cave ? Depuis que je préfère les filles aux rats. Comment travailles-tu ? Tout à la souris. Quel sera ton secret pour durer ? C’est pas quelque chose qui me préoccupe. Si ça doit s’arrêter, ce sera pour une bonne raison.

Combien de disques penses-tu sortir ? Des quoi ? Je plaisante. J’espère juste que l’industrie tiendra le coup le temps que je puisse sortir les milliers de morceaux qui traînent dans ma tête Que feras-tu ensuite ? J’irai vivre au bord de l’océan.

En quoi as-tu l’impression d’être original ? Ma musique se définit plus par des émotions que par un style musical. On t’a déjà confondu avec quelqu’un d’autre ? Avec Paulie Bleeker dans Juno [de Jason Reitman avec Jennifer Garner]. Qu’y a-t-il de plus important pour toi en ce moment ? Profiter de pouvoir me lever à midi pour écouter Clipse ou le nouveau Death Cab [for Cutie]. — Entretien Guillaume Leroyer

(DECLERATION OF) PRINCIPLES EP Fool House myspace.com/mondkopfonthemoon Mondkopf remixe du beau monde : Sh** Browne, Jamie Lidell, Numero#, The Teenagers, Grand National, dDamage et même Johnny Cash.

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Musique Des critiques audacieuses

BOUTONNEUX NEZ

Born Ruffians, young power trio de l’Ontario, accouche d’un premier-né bouillonnant. Enfant précoce ou grossesse nerveuse ? Ces trois gars avaient tout pour eux, et surtout des patronymes propices aux vannes : Luke Lalonde (chant, guitare), Mitch deRosier (basse) et Steve Hamelin (batterie). 22 ans chacun, gueules d’ange, polos bleu ciel comme dans une crêperie, un bouton d’acné au coin de la narine. Pas vraiment des VoyousNés, ces Born Ruffians. On leur pardonne : ces gamins de Midland (Ontario), ville aux deux centres commerciaux entourés de champs, font le tour du monde depuis deux ans grâce à un fantastique premier album au titre kandinskien, Red, Yellow and Blue. Le Point Ephémère, Paris. Balances tonitruantes. Luke, le genre de type dont il ne devrait pas être épuisant d’être le père, lâche son ukulélé d’un air las. Questions. Il se trouve que Born Ruffians vient de faire exploser la termitière poilue du power trio, ce concept basique du rock’n’roll où de petites fourmis portent leurs guitares comme une charge, reproduisant les alvéoles âcres du punk rock. Red, Yellow and Blue est au contraire une conception bouillonnante de la pop, qui surprend malgré la rusticité de la formule guitare/basse/batterie.

RED, YELLOW AND BLUE (Warp/Discograph)

Peut-être fallait-il suivre nos instincts primaux, indiquant une certaine influence d’Animal Collective et de Clap Your Say Yeah, Lalonde chantant un peu comme Panda Bear et Alex Ounsworth. N’empêche. Leur grand truc, c’est le doo wop dégénéré, des chants qui partent en pagaille, du ouh ouh de machine à laver hippie dans tous les sens. « On accompagne Luke mais on ne chante pas non plus joue contre joue. Quoique ça nous arrive de nous endormir dans cette position. » Silence après cet aveu de Mike. Les jeunes – une autre marque de fabrique. Luke : « Ingénus ? C’est vrai qu’on se balade dans la forêt. Mais pour cette chanson, j’ai juste imaginé la vie au XIXe siècle, dans les champs. ». Doute. Les Born Ruffians, une coquille – nacrée – aussi vide qu’un bulot sur une plage normande ? Le titre, déjà : Red, Yellow and Blue. Lalonde répond avoir une obsession pour les couleurs primaires et leur capacité à se mélanger. Quelle est votre principale motivation ? Mitch avance :« Ça nous permet de voir d’autres groupes jouer. » Steve : « Je m’éclate. » Luke : « Etre les meilleurs. Je n’arrêterai pas tant que je n’aurai pas trouvé la meilleure chanson. On a fait les meilleurs choix de carrière. Vraiment, on a tout compris au business. » Les Born Ruffians, mieux vaut les avoir en disque. — Timothée Barrière

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Musique Chroniques

DISQUES

SANTOGOLD SANTOGOLD (LIZARD KING/NAIVE) C’est sûrement dans un grand magasin new-yorkais, fringues et fluo au kilo. Dans un certain pub branché du nord londonien, pintes et fashionistas. C’est entre les deux, sûrement. Dans cette musique il y a l’improbable mix anglais, la folie de Baltimore, le béton de Brooklyn. On ne saurait dire d’où ça vient et on s’en fout un peu. Un relent de Clash. Le politique, le social en moins. La fierté féminine en plus. On est en 2008, l’ascenseur est en panne, on sait. Dans la cage d’escalier, Santogold résonne comme le meilleur condensé d’une décennie ruminante. Avale, comme dirait l’autre. Parce que c’est bientôt 2010 et qu’il faut enfin écrire une suite : viens prendre une leçon de culture pop, petit Français. — A. C.

VALENTINO AND THE PIM’S S/T (FRINGANOR) Valentino est un performer-né. De ceux qui jouent avec le kitsch en le dépassant pour atteindre les sommets du nirvana pop. Son album est un parfait compagnon d’été pour visiter les rivages de ce « bon mauvais goût » aux roboratives effluves de monoï. Cabaret, décadence, rock psychédélique, glam de supérettes et variété duty free, Valentino secoue son shaker pour un cocktail oldschool. Ce qu’il chante : « Notre amour est un lagon turquoise / Faut au crépuscule régler l’ardoise / virer audessus de Singapour / quitter la Terre et alentours. » Réservez votre siège dans la navette de Richard Branson : Valentino est über cool et suave, et son album, groovy, faussement blang blang. Et lorsqu’on aperçoit, là-bas sur les rivages, les Pims, sémillant aréopage d’affriolantes créatures en guise d’orchestre pour crooner à turban, le paradis prend des fragrances de noix de coco. Bravissimo Valentino ! — Jean-Emmanuel Dubois

STEREOLAB CHEMICAL CHORDS (4 AD/BEGGARS) C’est l’histoire d’une groupie prénommée Laetitia qui rencontre son héros, Tim Gane, leader d’un obscur et excellent groupe : McCarty. C’est l’histoire de Stereolab, la formation majeure des nineties qui continue, malgré la disparition de l’un de ses piliers, Mary Hansen, en 2002. Après les tentatives pas toujours convaincantes de Laetitia Sadier pour s’émanciper grâce à son projet Monade, la perspective de retrouver le tandem excite, et il est peu probable que Chemical Chords déçoive. Les arrangements sont sophistiqués, la basse groove avec classe, et la voix de Laetitia possède ce grain si élégant. Le navire a ainsi quitté les ports du krautrock et de la noisy pop des débuts pour explorer un peu mieux le psychédélisme qu’il réinventait déjà il y a dix ans avec l’excellent Dots And Loops. Une perle. — Guillaume Léglise

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WOLF PARADE A MOUNT ZOOMER (SUB POP/PIAS)

GAVIN STEPHENS ANGELS FALLING DOWN (OCEAN OF TUNE) Tu te sens minable, les bacs des disquaires te rendent morose. Rien ne t’intéresse plus. Je pense avoir le remède avec un songwriter encore peu connu qui fait son trou sur la Toile avec des symphonies de poche transpercées de vague à l’âme. Gavin est certes baigné d’influences diverses (Van Dyke Parks, Randy Newman, Bacharach & co), mais possède son propre vocabulaire qui nous prouve que la pop sait se réinventer. Anglais, Gavin est aussi continental : il invoque Michel Legrand et Jacques Tati – avec des pincées de Prince. Si Valentino, chroniqué plus haut, a un côté Deauville, Stephens serait plutôt Trouville, le charme en demi-teinte. Angels Falling Down, ou quand l’homme s’élève par ses rêveries, loin du tiers provisionnel et des problèmes d’embrayage. — J.-E. D.

Vous êtes peut-être passé à côté de Apologies To The Queen Mary, premier et excellent album de Wolf Parade en 2005. Mais vous avez forcément entendu parler de l’un des autres projets de ces musiciens géniaux basés à Montréal. Citons Frog Eyes, Handsome Furs, Sunset Rubdown et même Hot Hot Heat (avec le guitariste Dante Decaro). Autant de clés pour entrer dans l’univers de ces pas si jeunes loups. Avec Mount Zoomer, le quinquet dessine les contours d’un rock progressif du XXIe siècle. Issus de longues sessions d’improvisations et de recherches dans le studio-chapelle de compatriotes d’Arcade Fire, chacun des titres croise le meilleur des seventies et le meilleur de l’indie rock, en éclatant les formats. Les Canadiens avaient même prévenu leur label d’un no single. Riche idée : l’album n’en est que plus passionnant. — G. L.

WILFRIED D’AILLEURS (HONEY IT’S ME/ABEILLE MUSIQUE) Wilfried est journaliste – ayant l’excellent goût d’écrire parfois dans nos colonnes, sur le chamanisme et les reprises moustachues de robots malgré tout. Nombreux ceux, collègues, artistes blessés par son verbe sévère mais juste, qui l’attendent au coin du bois avec des pétoires à sel – destin délicat que celui du chroniqueur/chanteur. Voilà du Moustaki post new wave en quelque sorte. Voix suave, chansons qui font mouche et qui rappellent (un peu, inévitablement) le Katerine de 8e ciel. Notre faible ira pour la chanson Les Coccinelles, faussement cul-cul franchement magique. Wilfried, ceci est une déclaration d’affection – valable jusqu’au jour où tu descendras l’un de mes disques, confrère. — J.-E.- D.

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Musique Chroniques (suite)

THE JUNIPERS CUT YOUR KEY (SAM REMO)

MICAH P. HINSON MICAH P.HINSON & THE RED EMPIRE ORCHESTRA (FULL TIME HOBBY/PIAS) Micah P. Hinson, 27 ans, Texan atypique. Accro à la morphine, il s’est fait pincé à 20 ans pour falsification d’ordonnances. La prison lui fait tout perdre, sinon l’angoisse et le talent. Boulots merdiques, motels minables, et premier album magnifique (Micah P. Hinson and the Gospel of Progress) en 2004. Ce quatrième présente l’un des plus beaux héritiers de Johnny Cash – musicalité exceptionnelle, voix caverneuse. On pense également à Nick Cave pour l’évasion, l’abandon. Merveilleusement servi par la production de John Congleton (Polyphonic Spree, Antony & The Johnsons), Micah et l’orchestre rouge chroniquent l’Amérique lugubre et lumineuse parfois, monstrueuse et fascinante toujours. — G. L.

Du mellotron. De la guitare jangly. Des harmonies baroques. Les Junipers ne révolutionnent pas la pop mais livrent un disque sensible qui touchera les âmes pures, comme Calooh Callay rappelle l’air marin sur le ferry. Cut Your Key, instantané, familier et proche, naïf et brillant. L’écriture de Joe Whiltshire (homme-orchestre, sous le nom de Monkberry Momma) est à l’image de cette pochette réalisée avec des crayons de couleur par lui-même : fragile, subtile. — J.-E. D.

RATATAT LP 3 (XL RECORDINGS/ BEGGARS BANQUET) Depuis leurs débuts en 2004, Mike Stroud et Evan Mast aux commandes de Ratatat nous intriguent. Leur image de duo hypeux brillantissime leur colle à la peau – ces gentils branleurs barbus furent invités à jouer au musée Guggenheim de New York. Comme par exorcisme, ils se brûlèrent les ailes en remixant Missy Elliot et Kanye West. Mais quand on télescope Beethoven, Megadeth et le Wu-Tang, on sait rendre grâce aux productions mainstream. Ce troisième Ratatat, abouti, cohérent, ressemble à de l’abstract hip hop nourri au psychédélisme sixties, ou à une pop muette hachée menue par la magie d’un beat maker. Du grand art qui ne se refuse rien, jusqu’à nous rassurer : vivrait-on une époque créative formidable ? — G. L.

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Musique Allemagne, année zéro huit

« PAS QUESTION DE SE RÉPÉTER. »

Six ans après le prodigieux Neon Golden, retour des Bavarois tristes de The Notwist pour un disque puzzle. Wie gehst ? « Nous n’allons pas faire de compromis pour autant » déclarait Markus Acher en 2002. La tête pensante de The Notwist réagissait au succès (phénoménal, pour un disque d’electro pop allemand) de Neon Golden, album aux inaltérables tubes Pilot, Consequences ou This Room. Six ans et des dizaines de collaborations plus tard, les quatre de Weilheim ont décidé de partir à la chasse aux préjugés. Sur leur nouveau, The Devil + You and Me, de compromis, il n’y a effectivement point. Quoique très inventif, l’album brouille toutes les pistes. Tout au long des morceaux, on s’épuise à faire la liste des influences qui ont marqué l’album : Sonic Youth, Nick Drake, Massive Attack, des airs de samba, du jazz, cet inventaire garde une relative cohérence grâce à l’usage intensif des sons « spatiaux » et à la voix cotonneuse de Markus Acher. Les fans éperdus du groupe regretteront malgré tout l’absence d'une mélodie aussi forte que sur Neon Golden, martyrisée sans cesse par les effets et les changements de direction.

« Foisonnement » Les yeux dans le vide, d’un fort accent germanique, Martin Gretschmann, clavier de Notwist (et à la tête de Console), sosie de Garth Algar de Wayne’s World, nous a confié cette longue explication dans la cour d’une Maroquinerie pluvieuse : « Il n’était évidemment pas question de se répéter, de chercher à sonner comme Neon Golden. C’était difficile, et cela nous a pris deux ans ! Surtout, nous avons radicalement changé nos méthodes. Jusqu’à présent, nous composions chacun sur nos instruments respectifs, dans notre coin, autour des mélodies que Markus proposait à la guitare. Cette fois, nous avons tout enregistré dans une immense pièce où nous n’arrêtions pas de prendre la place des autres, de composer sur des instruments qui ne nous étaient pas naturels, nous jammions plus longtemps. Cette impression de foisonnement sur The Devil + You and Me vient de là, mais aussi du fait que nos goûts respectifs ont évolué dans des directions opposées : Markus n’écoutait plus que de la folk américaine des années 60, moi-même de l’electro minimale de Cologne, Micha [Acher, bassiste] ne décollait plus de ses vieux disques de rock progressif de la scène de Canterbury… Tout cela se ressent sur ce nouvel album – un peu ovni, il faut avouer. » Du bist nicht sehr lustig, na ? — Timothée Barrière

THE DEVIL +YOU AND ME (Cooperative Music / Pias)

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Littérature Nos héros pour l’été

« UNE IMITATION RATÉE DE CHEERS CHEERS, SUR UN BATEAU. »

Avec Une aventure avec les communistes, l’Anglais Gideon Defoe et son moussaillon Richard Murkin livrent le troisième épisode de leur saga Les Pirates, riches d’un butin de bières et de non-sense, bientôt à l’abordage des salles de cinéma.

Combien de chapitres avez-vous jetés à la poubelle le lendemain d’une cuite ? Je dirais qu’indépendamment de la quantité de bières consommée, 80 % de ma production atterrit à la corbeille. Et je vois d’ici le critique effronté qui s’exclame que c’est trop peu. Vous écrivez à quatre mains avec Richard Murkin ? Au début, nous voulions écrire chaque mot de manière concertée. Ça n’a pas fonctionné, alors nous rédigeons certaines scènes chacun de notre côté. Disons que je me charge des créatures et Richard des personnes portant des vêtements. De manière générale, le secret de notre inspiration est le suivant : l’un lance « Je suis à cours d’idées, volons-en quelques-unes aux Simpsons » ; l’autre répond : « Okay ».

Vos héros prennent la mer avec Karl Marx. Etesvous communiste, transportez-vous des matières dangereuses ou avez-vous déjà fomenté un attentat contre les Etats-Unis ? Gideon Defoe : A l’attention de toutes les agences gouvernementales qui nous écoutent, je précise que François plaisante – merci de me laisser tranquille. La matière la plus dangereuse qui m’accompagne dans mes voyages est mon tube de Colgate, que j’oublie de refermer proprement, au prix d’un désastre chronique. A part ça, oui, je suis plutôt communiste, exception faite de mon incapacité à arborer une barbe respectable – la mienne pousse par plaques et tourne au rouquin. Or je ne crois pas qu’on puisse se déclarer communiste sans présenter au monde un visage luxuriant. Dans votre pub préféré, tous les jours vers 14h, combien de pintes sont nécessaires pour rédiger d’une traite un chapitre des Pirates ? Bien entendu, la situation varie selon que Mary Poppins, Benny Hill ou le squelette de Lady Di s’invitent ou non à boire le thé. Cela dit, je suis flatté du fait qu’on puisse penser qu’un épisode des Pirates s’écrive en une aprèsmidi de beuverie. J’ai dû trimer des années durant pour parvenir à un tel effet.

Les producteurs de Wallace et Gromit et le réalisateur de Chicken Run l'adaptent au cinéma ? Oui, au départ, il s’agissait d’adapter tel quel le premier épisode, Les Pirates dans une aventure avec les savants. Mais l’histoire a dû évoluer : les personnages d’un film d’animation doivent faire l’expérience de « voyages émotionnels » qu’on ne peut pas résumer par une formule du genre « avoir un petit peu faim ». Et puis l’évêque d’Oxford posé comme figure symptomatique du méchant, ça ne colle pas trop avec l’ambition d’un blockbuster estival à gros budget. Donc je ne sais pas comment le film va s’intituler... peut-être Une aventure sur l’île de l’excitante femme-léopard. Votre sex-appeal risque de monter en flèche. Je ne suis pas le genre de type qui profite de son succès pour viser des objectifs vulgaires. Je consacrerai ma fortune hollywoodienne à la construction d’un

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LES PIRATES ! DANS UNE AVENTURE AVEC LES COMMUNISTES Le Dilettante, 187 p., 17,00 euros. orphelinat pour jeunes filles de 19 à 25 ans. Et en tant que mécène universaliste, j’y accueillerai toutes celles qui le souhaitent, sans me soucier réellement qu’elles soient ou non orphelines. En France on adore les raccourcis. Que penser de ce que l’on évoque le « retour de l’esprit des Monty Pythons, so british. » ? Cette description paresseuse est en vigueur dans le monde entier. En même temps, j’ai cité Eric Idle sur la couverture de mon premier livre – j’en suis donc probablement responsable. Et puis ça n’est pas tout à fait faux, tant l’humour britannique a été profondément influencé par les Pythons. Je m’inquiète en revanche de ce genre de rapprochement, qui sert en général à souligner à quel point ce dont on parle ne soutient pas vraiment la comparaison. Les Pirates doivent aussi beaucoup aux séries. Je serais donc plus à l’aise si on les accusait d’être « une imitation ratée de Cheers, sur un bateau. » Pensez-vous réellement que la pensée de Nietzsche n’aurait pas été dévoyée s’il avait appris plus tôt à draguer les filles ? Je ne pense pas qu’on puisse blâmer Nietzsche pour ce que des gens ont fait de sa philosophie, ni Darwin dont le concept de « loi du plus fort » a poussé quelques crétins de droite à imaginer des applications sociales cauchemardesques. Cela dit, tout ce qu’on fait sert plus ou moins à impressionner les filles (ou les garçons). Seulement dans certains cas, comme dans celui de votre cher Sarkozy, ça peut confiner au cynisme. — Entretien François Perrin

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Littérature Le questionnaire de Bergson

« JE NE SUIS PAS BOB L’ÉPONGE. »

LE LIVRE FLIPS & BACK FLIPS Dans Slam, Nick Hornby raconte Sam, 15 ans et une solide pratique du skate au compteur. Né d’une grossesse adolescente, il commet à son tour le moyennement réparable avec la plus improbable beauté de son école. Une expérience pour le moins pénible, gérée tant bien que mal, qui lui renvoie au visage l’insouciance de ses années de frime sur une planche de bois et le séisme induit par son arrivée impromptue dans l’existence de ses parents. Hornby soulève les éternelles questions du passage à l’âge adulte et du fossé séparant la working class – lui, sa mère – des classes moyennes – elle, ses universitaires de parents. Un roman proprement bâti, malin, qu’on consomme d’une traite. — F. P.

Auteur acclamé pour High Fidelity, le Britannique Nick Hornby, 51 ans, publie cet été Slam, roman d’apprentissage sur fond de skateboard et de grossesses impromptues. Ce qui ne l’empêche pas de répondre à notre déjà célèbre questionnaire de Bergson, du bord d’une piscine italienne. Comment vous représentez-vous l’avenir de la littérature ? Nick Hornby : Diantre, voilà une question typiquement française. En Angleterre, on imagine les Français discutant de ces sujets à longueur de journée ! La semaine dernière, en vacances en Italie, j’ai vu d’un côté de la piscine une mère anglaise et sa fille plongées dans la lecture des biographies de Cherie Blair et de Jordan – une top-model qui aurait déjà « écrit » trois autobiographies avant la trentaine –, et de l’autre côté un couple français absorbé dans celle des derniers romans de Cormac McCarthy et Don DeLillo. Entre ces deux binômes, mes propres enfants ont trouvé un moyen de regarder la télé depuis la piscine, grâce à leurs iPods. Il me semble donc que votre avenir sera très différent du nôtre. Cet avenir possède-t-il une quelconque réalité aujourd’hui, ou représente-t-il un pur possible ? Il se déroule en ce moment-même autour de toutes les piscines d’Europe.

Où vous situez-vous dans cette littérature possible ? Nulle part : je ne suis ni une célébrité en toc, ni un romancier sérieux. Je ne suis pas Bob l’Eponge non plus. Si vous pressentez l’œuvre à venir, pourquoi ne la faites-pas vous-même ? J’y penserai sérieusement quand les éditeurs cesseront

de me payer pour faire ce que je fais. D’ailleurs, j’imagine qu’alors Bob l’Eponge sera le mieux à même de m’offrir une planche de salut. Je me mettrai à écrire ça s’ils veulent bien de moi. Question subsidiaire : dans Slam, le confident de Sam, votre héros, est un poster du skateur Tony Hawk, dont les réponses sont des citations tirées de son autobiographie [Occupation : Skate-boarder, 2000]. Quel rôle joue cet ami imaginaire dans la narration ? Tony Hawk est à la fois plus vieux et plus expérimenté que Sam, et son autobiographie est candide à un point rarement égalé dans ce type d’ouvrages. Quand je l’ai lue, j’ai constaté à quel point elle pouvait devenir une sorte de I Ching [Livre des transformations, manuel ésotérique chinois plus ou moins daté du VIIe siècle avant Jésus-Christ] pour un garçon comme Sam. Ouvrez-le à n’importe quelle page et pensez fort à ce que vous êtes en train de lire : une sagesse immédiatement exploitable s’impose à vous. C’est une bible, au sens propre. — SLAM Entretien François Perrin Plon, 289 p., 18,90 euros

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Littérature Bande-dessinée

APOCALYPSE NERD Dark Horse, non traduit

« NERD, UN COMPLIMENT BRANCHÉ. » Inspirée par la paranoïa post 11-Septembre, Apocalypse Nerd balance une bombe nucléaire nordcoréenne sur Seattle pour voir si deux geeks sont capables de survivre. De plus en plus politisé, Peter Bagge, 50 ans, décolle deux minutes son nez de l’ordi.

Peter, entrons dans le vif du sujet : vous considérezvous comme un nerd ? Peter Bagge : Je ne le suis qu’un peu, dans la mesure où j’ai toujours été plus cérébral et moins costaud que le mâle américain moyen. Ce terme, qui était une insulte, est devenu un compliment branché signifiant « citadin malin détestant George Bush » ! Votre travail semble plus populaire que celui d’Harvey Pekar (American Splendor). Ai-je tort ? J’essaie de rendre mon œuvre aussi accessible que possible, d’accord, mais c’est un peu simpliste. Venez-vous d’un milieu populaire ? Mon père était officier de l’Air Force, je ne viens donc pas d’une famille de « cols bleus » − à la différence de la plupart de mes amis. Pekar travaille de 9h à 17h et semble se révéler dans ses origines prolétaires, même s’il a clairement des aspirations littéraires. Quels sont vos héros dans le monde des comics ? Dès l’enfance, Charles M. Schulz [Peanuts], le magazine MAD et son rédacteur en chef Harvey Kurtzman, Bugs Bunny, les livres pour enfants de Richard Scarry et ceux du Dr. Seuss [Le Grinch]. Puis Robert Crumb a été mon modèle. Parmi les artistes plus jeunes, j’aime Dan Clowes [Ghost World] et Johnny Ryan [flingueur de monstres sacrés de la BD dans sa revue Angry Youth Comix], mais peut-on encore les qualifier de « jeunes » ?

BUDDY BRADLEY, EN ROUTE POUR SEATTLE ET EN ROUTE POUR LE NEW JERSEY Editions Rackham

Vous avez dessiné une parodie de Spiderman. Lisezvous des comics de super-héros ou pensez-vous, comme Art Spiegelman, qu’il n’y a pas de vie après le roman graphique ? Je lis peu de comics mainstream. A part celles d’Alan Moore, les histoires ressemblent à des mauvais films hollywoodiens ou à des programmes télé. Malgré tout, je regrette le bon vieux format traditionnel des comics [trente pages, couverture souple]. Tout est passé au mode « album » et « roman graphique » pour des raisons économiques. C’est une évolution positive, mais j’aurais aimé que ces fascicules survivent. Votre amour pour les Spice Girls et la musique bubblegum vous rend différent des fous de jazz que sont Crumb et Spiegelman, non ? J’écoute la pop de la fin des années 60 avec laquelle j’ai grandi. Ça me rend différent de TOUS les dessinateurs que je connais. Mes pairs exposent des goûts raffinés difficilement criticables. Qu’ils sont rasoirs ! Dans les comics américains, les Français sont souvent des idiots qui puent, à moustache, béret et pull marin. Ça suffit, oui ? Croyez-le ou non, on M’ORDONNE de peindre les Français ainsi, quel que soit le contexte, simplement parce que c’est un moyen simple d’indiquer qu’un personnage vient de votre pays. Ça, et remplacer « the » par « ze ». — Entretien Jean-Emmanuel Dubois

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Littérature Chroniques

LIVRES SVETISLAV BASARA PERDU DANS UN SUPERMARCHÉ LES ALLUSIFS, 180 P., 16 EUROS

Basara est totalement cinglé, pas seulement parce qu’il est serbe. Et puis, qui irait sortir à un Serbe qu’il est cinglé ? Et pourquoi pas, d’ailleurs ? Mais Basara est sans doute plus cinglé que serbe de toute façon. Son Perdu dans un supermarché, recueil de nouvelles sans fil narratif sauf celui qu’il s’amuse à emberlificoter à l’envi, est cent fois plus un objet littéraire qu’un livre à la con, déjà. Plus de la littérature sur la littérature, mais sans onanisme, que de l’onanisme sans littérature, mais sur l’onanisme. L’auteur joue en permanence avec son lecteur, son narrateur, son personnage – parfois les trois, qui sont d’ailleurs, parfois là encore, les mêmes. Ça fleure bon l’Oulipo, en jouant sur le texte en tant que texte – des caractères aléatoires, des italiques qui obliquent les objets, des expressions toutes faites disqualifiées sitôt qu’elles sont écrites. Ça fleure bon l’absurde, parce que douze niveaux de lecture différents s’entremêlent, sans se la raconter – le texte, ce qui est dit sur le texte, un personnage idéaltypique en quête d’une identité propre. Ça sent le désespoir et l’incompréhension de l’autre, aussi. La nouvelle éponyme, Perdu dans un supermarché, interroge, entre deux cents autres choses, les ellipses existentielles d’un personnage de roman : un type va acheter une lame de rasoir à la supérette du coin. Veut-il se raser ou se trancher les veines ? Lui-même

TOM PERROTA PROFESSEUR D’ABSTINENCE EDITIONS DE L’OLIVIER, 396 P., 22 EUROS A première vue, tout les oppose : Ruth, la quarantaine pimpante et la jupe taillée dans un mouchoir de poche, enseigne l’éducation sexuelle dans un lycée de Stonewood Heights. Tim est l’un des membres les plus actifs du Tabernacle, une église traditionnaliste bien décidée à combattre toutes les manifestations du mal dans cette banlieue cossue et proprette du nord-est des Etats-Unis. D’autant que le cours de Ruth a été placé sous haute surveillance par les puritains du coin depuis qu’elle a eu le malheur d’admettre que « certains pouvaient trouver du plaisir à la fellation ». Mais Ruth et Tim ont aussi deux ou trois trucs en commun : un divorce, une vie cabossée et un grand besoin d’amour. D’ailleurs, à y regarder n’en sait rien, parce que son auteur lui a fait des cachotteries. Alors pour y répondre, il se passe la main sur le visage et constate qu’il est glabre : la seconde et funeste solution sera donc la bonne – une nouvelle qui le désole plus que nous, parce que c’est lui, après tout, que l’auteur a poussé au bord du gouffre sans lui en donner les raisons en prologue. Salopard. On ne dit plus depuis longtemps d’un bon livre qu’il est un ovni, parce que c’est un énorme poncif. On dit d’un bon livre qu’il est bon, et c’est déjà bien − parce qu’en vérité, ce n'est pas si courant. — François Perrin

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LUTZ BASSMANN HAÏKUS DE PRISON ET AVEC LES MOINESSOLDATS VERDIER, 96 P., 9,80 EUROS ET 249 P., 13,50 EUROS C’est cette fois sous le nom de Lutz Bassmann qu’Antoine Volodine continue de tisser sa toile post-exotique, du nom du mouvement dont il est à l’origine. Littérature marginale, cryptée, concentrationnaire, le postexotisme se doit d’acquérir pour Volodine une dimension collective (en fait pas complètement collective, la bibliographie post-exotique ne regroupant que des hétéronymes de Volodine). Mais cet hétéronymat n’est pas une coquetterie, c’est un moyen pour l’auteur des Songes de Mevlido (Seuil, 2007) d’élargir, de déployer sa vision d’un monde décharné, rigide, en ruine. Volodine publie donc simultanément Avec les moines-soldats et Haïkus de prison, et c’est le second ouvrage qui frappe le plus : recueil de tercets japonisants mais néanmoins récit. On suit, dans une prison, les menus événements de quelques personnages, aux noms indéfinis (l’idiot, le cannibale…). Rien ne se passe, toutes les actions sont vaines : fuites, vol de pain, chacun bute contre sa propre fin (faim) : le système. Pourtant, la poésie résiste, une poésie pauvre, consciente de sa

de plus près, Tim (ex-drogué, exalcoolique, ex-rocker), résolu à cheminer dans la lumière céleste, a bien du mal à se racheter une conduite. Et Ruth, vivant seule avec deux filles adolescentes, désespère de trouver un mec. Tous les ingrédients ont été réunis pour faire un bon roman de plage, mais c’était compter sans l’humour corrosif de Tom Perrota, observateur facétieux d’une Amérique schizophrène, et quelques scènes d’anthologie à se taper sur les cuisses. On rit vraiment. C’est rare. — Delphine de Vigan

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Littérature Chroniques (suite)

propre absurdité et du fait qu’elle ne peut sauver ou même donner espoir, elle témoigne d’une aberration. Un livre désolant qui n’en est pas moins terrifiant de drôlerie, évoquant aussi bien Kafka que Soljenitsyne. Deux grands noms qu’on cite sans sourciller tant Antoine Volodine, un des écrivains les plus marquants actuellement, trace une trajectoire unique et obsédante. Voir aussi le site : lutzbassmann.org — Jean Perrier

MARIE DONZEL LE LIVRE À LIRE DANS MA CUISINE LES EDITIONS DE L’HÈBE, 158 P., 12 EUROS La donzelle est née dans les années 70, possède 63 paires de chaussures et sait à peine retrouver sa cuisine dans son 42 m2. Comme on l’a déjà croisée, on sait qu’elle travaille chez Points Seuil et qu’elle est très jolie. La donzelle a écrit un genre de livre, ou plutôt un objet non identifié, inventif et drôle, qui se lit dans l’ordre ou dans le désordre, un stylo à la main. On y trouve des tests, des jeux, des informations pratiques, des aphorismes et des mots d’esprit, toute une batterie d’occupations « no-cooking » à l’usage de ceux qui ont autre chose à faire que délayer la sauce ou pétrir la pâte, le nez plongé dans Ginette Mathiot. On y évalue ses bonnes manières à table, son vocabulaire culinaire, on y apprend toute la vérité sur les aliments aphrodisiaques et la séduction par le dessert. Le livre à lire dans ma cuisine est un manuel de savoir-vivre à l’usage des gourmands, des curieux, des fêtards, des flemmards… bref, des amoureux de la vie. — D. d. V.

ANNE-JAMES CHATON QUESTIO DE DIDO (AVEC CD) AL DANTE, 80 P., 25 EUROS Imaginez Didon, reine de Carthage et amoureuse déçue d’Enée, enfuie des Enfers pour retrouver le manuscrit de Virgile, L’Enéide, emmuré dans les contreforts du Château de l’Œuf à Naples et ainsi, peut-être, réécrire l’Histoire. C’est la trame développée par Anne-James Chaton dans Questio de Dido, livre comprenant un CD de pièces sonores. L’auteur nous entraîne dans un passionnant labyrinthe napolitain, à la rencontre des locaux et des héros antiques, et à la croisée de la mythologie et du monde contemporain. L’occasion pour Chaton d’élargir la littérature qu’il développe depuis plusieurs années, puisque le systématisme formel qui le fit connaître (ses « portraits » composés uniquement de listes d’objets trouvés sur une personne : tickets de métro, journal, tickets de caisse, le tout cristallisant la vie de quelqu’un), n’occupe qu’un tiers du livre. Le reste du livre, il se confronte au vers libre, lyrique et dans un sens plus classique. Questio de Dido marque donc un palier franchi par cet auteur qui, loin de s’enfermer dans un formalisme, entrouvre une brèche qui rendra son œuvre à venir encore plus passionnante à suivre. — J. P.

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DANS MA POCHE LA VIE SECRÈTE DE E. ROBERT PENDLETON, MICHAEL COLLINS POINTS SEUIL, 8 EUROS E. Robert Pendleton, écrivain raté et dépressif notoire, végète dans une université de l’Indiana où il fait mine d’enseigner. Le jour où son rival de toujours, devenu auteur à succès, est reçu en grandes pompes, Pendleton se suicide… et se rate. Adi, éternelle thésarde à laquelle il a légué son œuvre, s’installe chez lui et joue les gardes-malades. Alors que Pendleton, transformé en légume, réapprend l’alphabet, Adi découvre sous son escalier un manuscrit inconnu dudit écrivain raté. Le Cri est un chef d’œuvre. Mais le crime qu’il met en scène ressemble étrangement à celui d’Amber Jewel (une jeune fille découverte en morceaux dix ans plus tôt dans le champ du voisin), dont l’auteur n’a jamais été identifié. Le cinquième roman de Michael Collins (auteur irlandais devenu l’une des figures incontournables de la littérature anglo-saxonne) est à la fois un polar noir, un thriller psychologique et une satire sociale corrosive. Sombre, drôle, et terriblement intelligent. — D. d. V.

ELLE S’APPELAIT SARAH, TATIANA DE ROSNAY LIVRE DE POCHE 6,95 EUROS Rien ne semblait pouvoir troubler la vie de Julia Jarmond, journaliste bon teint d’origine américaine, installée à Paris. Mais Julia, chargée de couvrir la commémoration de la rafle du Vél d’Hiv, découvre une

MARGE BRUTE, LAURENT QUINTREAU 10/18, 6,50 EUROS

page obscure de l’histoire française : juillet 1942, des milliers de familles juives parquées puis déportées, à peine quelques survivants. Au cours de ses recherches, elle tombe sur l’histoire de Sarah, une fillette de 10 ans, déportée en pleine nuit après avoir enfermé son frère à clé dans un placard, et lui avoir promis qu’elle reviendrait. Les murs et les hommes ont des secrets que seuls certains sont capables d’entendre. Elle s’appelait Sarah est un roman habité par le devoir de mémoire, d’une rare intensité. — D. d. V.

Ah, la belle idée pour un premier roman : onze cadres d’une grosse agence de pub internationale, coincés dans un comité de direction qui n’en finit pas. Au centre de ce cercle infernal, Rorty, le nouveau PDG, « dieu des marges brutes », « héros compresseur d’effectifs », caresse, égratigne, condamne, achève. Dans ce haut lieu de l’ambition et du règlement de compte, les monologues intérieurs se succèdent. Tour à tour, Brémont, Pujol, Castaglione disent la peur, les frustrations, la volonté de puissance, les stratégies d’attaque ou de défense. Et ces vies brisées, au fond, par leur médiocrité. « L’entreprise est un lieu de prédation institutionnalisé », déclare l’un des personnages de Laurent Quintreau. Ce n’est pas la seule charge retenue contre l’entreprise dans ce roman grinçant et féroce, contre lequel nous n’en retiendrons aucune. — D. d. V.

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Cinéma Chroniques

C’ÉTAIT VRAIMENT TRÈS INTÉRESSANT Premier long-métrage timbré pour les zozos d’entreprise du Message à caractère informatif : le bureau schizo de la comédie française ?

On attendait le sursaut de créativité du cinéma français dans ses films de genre, alors qu’il fallait regarder du côté de la comédie. A l’ombre des mammouths consensuels (Bienvenue chez les Ch’tis étant le plus stupéfiant), il se trame bel et bien quelque chose. Quoi ? Difficile à dire à l’étape des prototypes. Mais les sorties en juin de JCVD (de Mabrouk El Mechri), Seuls Two (de et avec Eric & Ramzy) et de La Personne aux deux personnes, après celles de Steak (de Quentin Dupieux, avec Eric & Ramzy) ou 99 F (de Jan Kounen, sans Eric & Ramzy) ouvrent une brèche dans un territoire abandonné de guerre lasse aux œuvres cacochymes de Francis Veber. Voici donc des projets se réappropriant l’audace avec des concepts tellement barrés pour le pays des Bronzés 3 et d’Astérix aux Jeux Olympiques qu’on se demande comment ils ont pu être validés par les producteurs ciné des chaînes de télé. A moins de penser qu’à force de voir la génération Internet déserter leurs programmes pour se marrer, après téléchargement, devant les nouveaux champions de la vanne américaine, ils y aient vu une planche de salut pour leur audience. Collègues français des frères Farrelly Des trois films sur les écrans, celui de Nicolas et Bruno s’avère le plus conséquent. Pas uniquement parce qu’il s’agit du plus réfléchi en termes de mise en scène (ou le moins hasardeux ; JCVD et Seuls Two sont passionnants mais finalement plus emmerdés par leur postulat qu’autre chose), mais surtout parce que cette Personne assume clairement son cul entre deux chaises, jusque

dans son principe : un vieux cadre pas dynamique cohabite dans sa tête avec l’esprit d’un chanteur ringard. D’accord, l’idée d’un corps en colocation forcée n’est pas systématiquement bonne ; Michaël Youn, via son nanardesque Incontrôlable [Raffy Shart, 2006], en conviendra. On se rappelle que depuis leurs Messages à caractère informatif, Nicolas et Bruno racontent l’aliénation du monde du travail. Après leur scénario pour 99 F, La Personne aux deux personnes enfonce le clou pour un film plus que jamais schizo. Donc forcément instable, que ce soit dans l’étrange déséquilibre des comédiens (Chabat, ex-Nul, présent quasiment que par la voix, bien meilleur qu’Auteuil, ex-Sous-doué, omniprésent à l’image), une esthétique post-moderne incapable de se décrocher des années 70-80, ou par cet épilogue superflu noyant dans la rom-com gluante une épatante dissection des névroses en milieu professionnel. En diluant dans la compassion empathique un pur sens de la déconne et du masochisme, Nicolas et Bruno tendent plus vers les frères Farrelly que vers Charlie Kaufman. C’est déjà énorme. Allez, encore un effort, et la prochaine fois les gars vous parviendrez au Graal de notre jeune cinéma français : un vrai Fight Club à la française. — Alex Masson

LA PERSONNE AUX DEUX PERSONNES de Nicolas & Bruno en salles depuis le 18 juin.

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UNE VERITÀ CHE INCOMODA Deux journalistes italiens et la monteuse de Nanni Moretti signent un documentaire tétanisant sur l’éco-mafia napolitaine. Silvio, imbecille, tu l’as vu ?

Bienvenue à Acerra, petit village de Campanie (Italie). Sa mozarella di buffala, son limoncello… et ses décharges contrôlées par la Camorra pour y jeter tout et n’importe quoi, de préférence toxique. La mafia napolitaine pratique le développement durable à sa manière : elle « privatise » des carrières où sont parqués les déchets d’autres municipalités, convaincues de les céder de bonne foi à des entreprises de recyclage. « L’éco-mafia » est devenue un business juteux, tuant par empoisonnement l’une des régions les plus fertiles du pays et ses habitants, le taux de tumeurs cancéreuses ayant explosé depuis le début d’un tel trafic, voici quinze ans. DV râpeuse et colère noire Que fait la police à part pas grand-chose ? Les rapports entre justice, pouvoir et mafia tissent une toile aussi étendue que complexe. A son échelle, l’associatif alerte sur ce massacre à petit feu. Biutiful cauntri leur offre une tribune grâce à Raffaele Del Giudice, membre de l’ONG Legambiente, qui joue les guides au pas de course de ce documentaire. Biutiful cauntri rappelle à quel point les libertés du capitalisme forcent à redéfinir la notion de tiers-monde. Ce bétail chancelant se laissant crever pour avoir brouté de l’herbe contaminée, ces éleveurs vivant dans des quasi-bidonvilles n’habitent pas l’Afrique. Et puisque Michael Moore ne leur rendra jamais visite et que George Clooney a établi résidence sur les bords du lac de Côme, ce sont deux journalistes italiens, et la

monteuse de Nanni Moretti, qui grimpent au créneau. Sans effets, sans filtres, ils rédigent un état des lieux tétanisant. Celui d’un assassinat en insupportable temps réel que rien ne semble pouvoir empêcher. Des taux de dioxine mille fois supérieurs aux normes, mille deux cents décharges illégales, dix millions de tonnes de déchets dans la nature et… sept commissions extraordinaires mandatées par l’Etat, pour rien. Sinon une farce macabre, qui fait froid dans le dos lorsqu’on suit les écoutes téléphoniques entre entreprises mafieuses ayant décroché des marchés officiels. A la sophistication de ces réseaux éco-criminels, Biutiful cauntri rétorque par une forme brute, en DV râpeuse. Elle sied bien à la colère noire et desespérée de Del Giudice, mais ne soulage pas d’une version criminelle de la loi de Lavoisier édictée par la Camorra en col blanc. Encore moins quand on sait que depuis que ce saisissant film a été terminé, Berlusconi, revenu au pouvoir, a promis de s’occuper des ordures en Campanie. Avec quoi ? Un Grenelle de l’éco-criminalité ? — A. M.

BIUTIFUL CAUNTRI d’Esmeralda Calabria & Andrea D’Ambrosio en salles le 16 juillet

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Cinéma Chroniques (suite)

BABIES BLUES L’adaptation désossée du roman Babylon Babies de Maurice G. Dantec par Mathieu Kassovitz évite de peu l’accident industriel.

Mathieu Kassovitz a dû s’allier avec un gros studio hollywoodien pour s’attaquer à Babylon A.D., adaptation de Babylon Babies (1999), le roman infusé par le cerveau de Maurice G. Dantec avant qu’il ne soit considéré comme infréquentable. Il y a six ans, l’auteur de La Haine annonçait que ce film serait son grand œuvre, aussi dantesque que le bouquin. De l’eau a coulé sous les ponts, et les rumeurs aussi : dépassements de budgets (le cachet de Vin Diesel), rapports orageux avec la Fox allant jusqu’à la mise à l’écart du réalisateur… Pendant six ans, Babylon A.D. fut une machine à fantasmes pour le Net et éclipsait cette autre facette de Mathieu Kassovitz, celle d’un producteur audacieux de films aussi atypiques que pertinents, avivant à petite échelle son penchant pour le politique (Avida, Neg’ Marrons, et en novembre Johnny Mad Dog – entretien avec Jean-Stéphane Sauvaire page 48). Des films forts, militants, qui laissaient espérer que le gars reprendrait du souffle pour ses propres réalisations. Action movie balourd Il y a de quoi être perplexe devant Babylon A.D. Cet inconfortable salmigondis alterne le grand n’importe quoi et des instants réussis, comme la première partie redéfinissant le bordel de Dantec en univers à la Bilal : une Europe d’anticipation post-apocalyptique plongée en plein chaos moral. Tout va bien, jusqu’à ce que cette peinture prenante d’un monde blafard rappelle sérieusement Les Fils de l’Homme (2006). Au comparatif, l’irréprochable fable triste d’Alfonso Cuaron l’emporte de loin, mais on soupçonne la défaite de Babylon A.D.

de n’être que la résultante du bras de fer entre Kassovitz et la Fox, tant le film est malmené par une dramaturgie hollywoodienne préférant les scènes d’action et la production value à la psychologie des personnages ou au scénario nuancé. Envolé, toutes les allusions politiques du roman, disparu, la densité du récit. Désossé d’un fond ambitieux, ne reste qu’un action movie exhumé des années 80 et Vin Diesel en néo-Schwarzie s’avère aussi balourd que les vannes de son personnage. Les désastreuses apparitions de Gégé Depardieu en mafieux-survet et Charlotte Rampling en gourou décati achèvent de transformer le film en amusante BD pour ado, un Cinquième Elément version Wachowski. Soit très loin du projet de départ mais pas, non plus, aussi navrant que La Sirène rouge (Olivier Mégaton, 2002), précédente adaptation de Dantec à l’écran. L’ahurissant savoir-faire de Kassovitz, encore vivace dans certaines scènes, empêche de justesse l’accident industriel à haute échelle. Le montage présenté ayant tout d’un accord diplomatique satisfaisant en priorité les intérêts économiques, on risque fort d’attendre un hypothétique director’s cut pour voir le Babylon Babies de Mathieu Kassovitz. — A. M.

BABYLON A.D. de Mathieu Kassovitz en salles le 27 août

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Cinéma chez soi Pas ce soir, j’ai la migraine

DVDs

QUI A DONC VU MA BELLE ? ET NO ROOM FOR THE GROOM DE DOUGLAS SIRK 1952 (CARLOTTA) Il y a quelques mois, un superbe coffret regroupant quatre des plus grands mélodrames de Douglas Sirk nous poussait à rapprocher son œuvre de celle de Frank Capra. Aujourd’hui que sont regroupées deux de ses comédies antérieures, on aurait tendance à l’accuser de plagiat, en couleur. A six ans d’intervalle, La Vie est belle (Capra, 1946) et Qui a donc vu ma belle ? ont le même mot de la fin : sur les trompettes de Ce n’est qu’un au revoir, une famille se retrouve en liesse après la désunion, un soir de Noël. Dans le film de Sirk, Samuel Fulton (Charles Coburn), milliardaire malade, lègue son héritage au moyen d’un gros chèque anonyme à la descendance de son unique amour, décédée. Histoire de se fantasmer un autre destin (provincial et familial) que le sien (solitude du businessman), il part à la rencontre de cette famille putative pour tester sur eux l’impact d’une soudaine richesse. Plus le film avance, plus le personnage nous rappelle l’ange Clarence, qui permettait à James Stewart de comprendre que l’argent ne fait pas le bonheur. Si Qui a donc vu ma belle ? n’a pas le panache du chef-d’œuvre original, et pèche surtout par épaisseur sentimentale, il en retient certaines armes, dont celle de rendre convaincantes ses petites leçons de morale humanistes. Et la distribution − fredonnant souvent, chantant parfois − est étonnament rafraîchissante. Dans No room for the groom, plus volontairement comique, Alvah (Tony Curtis), en permission, galère pour voir sa récente épouse à cause d’une acariâtre belle-mère squatteuse. L’ensemble, pas très folichon, laisse supposer que Sirk

QUI DONC A VU MA BELLE ?, DE DOUGLAS SIRK CI-DESSOUS : GREETINGS, DE BRIAN DE PALMA

a bien fait de se détourner de la comédie pure pour prendre le virage des valeurs. N’aurait-il pas mieux fallu rééditer Ecrit sur du vent (1956) plutôt que ce film mineur ? — Eric Le Bot

GREETINGS DE BRIAN DE PALMA 1968 (OPENING) Ce film est cool : il allie tentatives formelles potaches et discours politico-bordélique. « Aussi fous et disjonctés qu’ils puissent paraître », De Palma considère lui-même ses œuvres des sixties comme reflétant une période qu’on ne peut imaginer plus chaotique. Des six films qu’il réalisa à l’époque, Greetings, aussi inédit que les autres et alors classé X, est le troisième. Il narre les déambulations de trois copains newyorkais sur fond de musique pop. Le premier d’entre eux – deuxième utilisation par De Palma d’un

inconnu nommé De Niro – est un voyeur arty se revendiquant du peep art (dans le prolongement du pop art). Le deuxième rencontre des femmes à l’aveugle et cherche, comme les autres, le meilleur moyen d’éviter un enrôlement au Vietnam. Le dernier raconte ses histoires de cul et veut faire la lumière sur le meurtre de JFK, film Zapruder à l’appui [les images de l’assassinat, en direct, captées par le témoin du même nom]. Il finira comme Travolta dans Blow Out (1981)… Comme de bien entendu, s’esquissent dans Greetings les futurs thèmes de prédilection du maître : le voyeurisme de Body Double (1985), le Vietnam d’Outrages (1990) ou la manipulation par l’image (Blow

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Cinéma chez soi Pas ce soir, j’ai la migraine

Out, Mission : Impossible, Snake Eyes). Sans compter les allusions directes au modèle (Hitchcock) ou au Blow Up d’Antonioni. Ici, De Palma s’amuse, survole ses sujets et ne semble pas prendre le cinéma très au sérieux : le Festival de Venise lui offrit pourtant le Lion d’Argent pour Greetings, ce qui allait faciliter un début de reconnaissance. — E. L. B.

SMILEY FACE DE GREGG ARAKI 2007 (STUDIO CANAL) Encore plus cool. Après les affres de l’inceste (Mysterious Skin, 2005) ou de l’adolescence dépravée (The Doom Generation, Nowhere, 1995 et 1997), Araki revient vers un sujet plus soft : le cannabis, mais celui, quand même, qui fait sacrément mal à la tête. Jane, en plus de fumer son gros spleef quotidien, engloutit un matin le space cake de son coloc. Ses miniobjectifs (remplacer le cake, passer un casting, rembourser son dealer) deveniennent alors des obstacles insurmontables au bon déroulement d’une journée épique. C’est drôle et l’héroïne des Scary Movies (Anna Faris) est épatante. — E. L. B.

TRILOGIE DE LA JEUNESSE DE NAGISA OSHIMA 1959-1960 (CARLOTTA) Si les trois films de ce coffret étaient un parcours, ce serait celui de l’affirmation des femmes. Dans Une ville d’amour et d’espoir (1959), un jeune étudiant cherche en noir et blanc à subvenir aux besoins de sa mère malade et vend continuellement les mêmes pigeons, qui reviennent chaque fois au bercail. La fade Kyoko (Yuki Tominaga), pauvre petite fille riche, s’entiche

L’ENTERREMENT DU SOLEIL, DE NAGISA OSHIMA

de lui, mais échoue autant qu’une enseignante consciencieuse, à le tirer de sa triste condition sociale. Poids du déterminisme, échec des mères. Contes cruels de la jeunesse (1959) présente une autre jeune bourgeoise, cette fois craquante, qui s’éprend d’un mini caïd l’ayant sauvée d’un viol. Avec lui, elle se met « en guerre contre la société », rackette des vieux libidineux et s’affirme dans la boue avant d’y laisser des plumes. En cours de route, elle aura pris le relais de sa sœur, frustrée de n’avoir transformé ses désirs révolutionnaires en réalité. Poids de l’inéluctable, échec des filles. Quand surgit Hanako (Kanoko Honoo) dans L’Enterrement du soleil (1960), on monte encore d’un cran physique avec une fascinante Brigitte Bardot nipponne qui, bien qu’au cœur d’un gang violent, saura préserver son intégrité sexuelle et sa personnalité trempée. Il n’y a qu’à la voir, stoïque, assistant au viol d’une

autre bourge, incarnée justement par la sœur de la mièvre première héroïne (Konie Tominaga), pour comprendre qu’avec ses trois premiers films, Oshima permet à la femme d’acquérir un statut solide à force de déchéance sociale et de brulant sex-appeal – avant de la dévêtir et la voir assumer son désir dans L’Empire des sens en 1976. Poids des conventions, succès de la femme. Quant aux films proprement dits, ils sont à l’image de ces égéries : de plus en plus chauds et sauvages ; Contes cruels de la jeunesse reste cependant le plus surprenant des trois, gardant le meilleur des deux autres. — E. L. B.

SMILEY FACE, DE GREGG ARAKI

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Exotisme et bananasme Un dernier coup d’œil sur le réel

Photographie Will Sanders

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Lima, Pérou

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Dubaï, Emirats Arabes Unis — 224 Std20_5.indd 224

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Pan American highway, Pérou — 225 Std20_5.indd 225

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Anne, 23 ans, Paris, France J’aime bcp votre magazine !

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