Spirit n°64

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Sono en Spirit L’œil faim#62 Spirit #64

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L’Aquitaine compte plusieurs collections publiques d’art contemporain au premier rang desquelles celles du CAPC commencée dans les années 1970, du Frac Aquitaine démarrée au début des années 1980 ou encore de l’artothèque de Pessac, plus jeune, dont les premières œuvres ont été acquises au tournant des années 2000. Si ces grands ensembles relèvent d’une vision patrimoniale généreuse où l’objectif est de les partager avec le plus grand nombre par le biais d’expositions, le fait de collectionner n’en demeure pas moins remarquable. Les mécanismes qui régissent la constitution et l’augmentation d’une collection publique sont sans doute différents de ceux qui président à la naissance d’une collection privée. Rechercher, acheter, trouver, collecter, accumuler relèvent d’un comportement qui peut aller parfois jusqu’à l’obsession. La collection dans tous ses états, c’est le thème de ce dossier que nous ouvrons ici dans l’intention d’aller voir ailleurs, un 5 à 7 en quelque sorte, comme y invite la perméabilité dont fait preuve la sphère des arts plastiques. Ce mois-ci, rencontre avec le Bordelais Guy Lafargue, fondateur et directeur depuis 1984 de l’Art Cru Museum, qui abrite une collection singulière de près de 1 500 œuvres à « l’expressionnisme corrosif ». Vous êtes à la fois analyste-thérapeute, docteur en sciences de l’éducation et artiste. En 1983, vous créez le concept d’Art Cru et fondez un institut : les Ateliers de l’Art Cru – centre de formation à l’animation d’Ateliers d’Expression Créatrice Analytiques – dont la philosophie est de considérer l’expérience créatrice comme un moteur privilégié du processus de création de soi. À partir de 1968, vous recevez et collectez aussi par vous-même des œuvres réalisées par des personnes pour la plupart autodidactes, qui, d’elles-mêmes ou à la suite de votre rencontre comme professionnel du soin analytique, ont été amenées au détour d’une crise existentielle parfois sévère à s’exprimer à travers les langages de la création. Aujourd’hui, vous êtes en possession de près de 1 500 œuvres, que vous avez constituées en une collection sous le nom d’Art Cru Museum. Vous êtesvous toujours considéré comme un collectionneur ? Pas du tout ! La chose m’est arrivée lentement, de façon subliminaire. Rien dans mes origines sociales, morales ou universitaires ne m’avait préparé à investir de cette façon aussi radicale, intense et irrémédiable le monde de la création. Rien, sinon, peut-être, l’intensité de ma révolte contre cette destruction programmée qu’on appelle « l’Éducation nationale », contre l’endoctrinement mortifère de la religion, contre l’insignifiance dramatique de la culture de synthèse. En fait, ce penchant maternel s’est installé simultanément à ma découverte native du monde de l’expérience créatrice et de sa puissance métamorphique. Je suis ainsi devenu collectionneur didacticien. Ma collection n’est en aucune façon touristique. Elle est didactique. Une des trois sources de ma collection est née dans mes Ateliers d’Expression Créatrice Analytiques : œuvres de participants données ou abandonnées

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qui m’en ont clairement confié le destin didactique. Une deuxième source de ma collection est née de la rencontre de créateurs hors norme comme Philippe Aïni (en 1982), dont j’ai conservé à travers le temps les œuvres premières. Aïni a été pour moi le véritable catalyseur de ce qui allait devenir une inquiétude et une jouissance permanen-

et à Lagrasse… Et tous ces autres lieux subversifs de l’art des innocents de la vie enchaînés à leur création jusqu’à ce que mort s’ensuive : Raymond Morales, Gérard Lattier, Raymond Reynaud, Danielle Jacqui, Picassiette, Fernand Cheval, Robert Tatin, Marie Morel. Enfin, le magnifique travail de Gérard Sendrey avec le site de

suicide, l’amour. Ils s’incarnent dans la majorité des travaux à travers des représentations « monstrueuses » du corps. Cet été, pendant l’exposition que m’a consacrée la Ville de Bordeaux, j’ai eu le temps de réf léchir. L’idée s’est lentement infiltrée en moi que l’Art Cru Museum était un musée des tragédies humaines

tes : être le gardien de ce dépôt extraordinaire. Enfin, entre 1974 et 1986, j’ai découvert ces hauts lieux de la beauté et de la fureur créatrice : la collection Dubuffet au musée de l’Art brut de Lausanne ; la rencontre amicale et intellectuelle avec Michel Thévoz, conservateur de la collection Dubuffet ; l’extraordinaire collection Bourbonnais, à la Fabuloserie ; l’époustouf lante collection Cérès Franco, à Paris

la Création Franche. Par la suite, avec mes petits moyens, j’ai commencé à acheter des œuvres d’art à des créateurs que je rencontrais dans mes itinéraires aléatoires, où qui venaient vers moi. Voilà toute l’histoire.

ordinaires. Cette pensée m’est venue de l’une de mes œuvres personnelles, censurée, particulièrement violente que j’ai nommée : Le séchoir à bébés / Ex-voto à la mémoire des mamans qui tuent leurs bébés. Je suis bien obligé de reconnaître que je suis profondément habité par la souffrance humaine. Et que tous les gens qui nourrissent cette collection sont calés dans cette gestation souter-

Les sujets abordés dans votre collection sont ceux qui jalonnent et marquent la vie d’un homme et d’une femme : le sexe, la mort, le

raine de la douleur, de la solitude, de la violence qui constitue le fond de toute humanité. Quant au caractère « monstrueux » que vous surlignez, ma famille est magnifique, Bosch, Bruegel, Goya, Bacon, Rustin… La collection Guy Lafargue est singulière tant par ce qu’elle donne à voir que par la position cardinale qu’elle occupe dans votre vie à la jonction de votre trajectoire professionnelle et privée. Envisageriez-vous de vous séparer d’une partie des œuvres ? Quel sens cela a-t-il de demander à une mère si elle se séparerait de son enfant ? Lorsqu’en octobre 2007, la mandataire judiciaire chargée de la liquidation de l’Art Cru Association a décidé et maintenu jusqu’au bout de ma lutte juridique son intention de vendre ma collection aux enchères publiques, j’ai vécu un déchirement affectif d’une extrême violence. L’angoisse de mort est un lieu de vérité. Actuellement, je suis en urgence vis-à-vis de la transmission de ma collection. J’ai bientôt 70 ans et je vais sans doute être obligé de la dégager du lieu d’« entreposition », où elle macère depuis vingt ans. L’espace/création Chantecrit, que les Bordelais connaissent sous le nom d’Art Cru, est depuis trois ans en vente judiciaire. L’issue de la procédure est proche. L’Art Cru comme lieu de haute culture créatrice va sans doute disparaître. [propos recueillis par Cécile Boqua & Cyril Vergès] Art Cru Museum 34, rue Chantecrit Renseignements 05 56 39 34 21www.art-cru.com

Bonne nouvelle : plus besoin d’aller sur l’agenda en ligne de la ville de Bordeaux, le CAPC dispose depuis le mois dernier de son propre site Internet : www.capc-bordeaux.fr. Toute l’actualité du musée se trouve en ligne avec pour les plus curieux la totalité de la collection en consultation libre. +++ Le livre L’Ange mal garé signé par le poète et critique d’art Didier Arnaudet vient de sortir aux éditions Le Bleu du ciel. +++ Jusqu’au 9 octobre à l’Espace 29, le plasticien Emmanuel Aragon montre son travail dans le cadre de l’exposition Précipite-toi. +++ Vincent Gicquel expose un ensemble de peintures à la galerie Cortex Athletico du 14 octobre au 4 décembre.


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