Joseph Henrion

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Un sculpteur sous le regard des fétiches Thierry Lenain (Université Libre de Bruxelles)

Le parcours artistique de Joseph Henrion (1936-1983) s’est déroulé en deux étapes, liées autour d’une brisure décisive. La première débute avec une formation à l’académie de Saint-Luc à Bruxelles auprès du peintre intimiste Fernand Wéry (1886-1964), poursuivie à l’académie de Boitsfort et sous la direction de Roger Somville (1923-2014) ; elle s’étend sur une quinzaine d’années consacrées à la peinture et à la gravure pour se terminer en 1966. Sous l’effet d’une rencontre avec l’art africain1 qui l’avait bouleversé quelques années plus tôt, Henrion abandonne alors la peinture pour se tourner vers la pratique exclusive de la sculpture, d’abord en terre cuite puis en bronze. Cette deuxième phase s’achève au décès de l’artiste, mort d’une crise d’asthme. Cette passion pour l’art africain, qui ne le quittera plus et à laquelle il consacrera une bonne partie de ses activités, est née à Paris sur les quais de la Seine en 1960 lors de son voyage de noces. Les jeunes mariés étaient tombés plusieurs fois en arrêt devant la vitrine de La Reine Margot, un commerce d’antiquités archéologiques et ethniques fondé en 1938 qui proposait, notamment, des objets africains à une époque où ce marché était encore peu développé (et n’existait pour ainsi dire pas en Belgique). Pour Joseph et Françoise Henrion, il n’était pas question d’achat. Cela n’empêcha pas l’antiquaire, frappé par l’intense curiosité des deux jeunes gens, de les faire entrer pour leur montrer ses plus belles pièces. Il leur donna aussi le numéro de téléphone d’un peintre, collectionneur et marchand bruxellois nommé Jean Willy Mestach, que Joseph rencontra presque aussitôt 2. C’est par son intermédiaire qu’il fit la connaissance de quelques-uns des principaux collectionneurs et pionniers du marché de l’art africain sur la place bruxelloise, et ce cercle de relations s’élargit rapidement. Un autre moment-clef de cette découverte qui devait briser le premier élan d’une carrière de peintre fut l’acquisition d’une statuette kongo d’une dizaine de centimètres de haut (fig. 1). Autour de cette pièce3, dont Joseph Henrion ne voudra jamais se séparer, allait se former une remarquable collection élaborée dans un esprit très particulier. Le témoignage des proches de l’artiste souligne l’importance que la statuette acquit d’emblée à ses yeux ainsi que le rôle qu’elle a pu jouer dans la réorientation de son itinéraire créateur. D’un côté, la peinture, ses vastes surfaces, ses couleurs et le côté déclamatoire qu’elle prend quelquefois – comme chez Somville, qui n’avait pas hésité à prononcer l’anathème sur l’art abstrait au nom d’un « réalisme » mis au service des idéaux révolutionnaires4 ; Somville, dont on connaît les grandes machines où des visages géants aux yeux agrandis claironnent, sous des à-plats de couleurs vives claquant comme des bannières, leur revendication d’humanité nouvelle à la face du monde. De l’autre, une figurine toute noire, une lilliputienne statique et muette, centrée sur elle-même et comme indifférente à la présence des regardeurs. Elle exerçait aux yeux d’Henrion un magnétisme à ce point irrésistible qu’elle ne laissait plus rien exister autour d’elle. Du haut de ses quelques centimètres, le petit personnage assis, les bras liés le long du corps par quelques brins 1. On a souvent, et à juste titre, souligné l’impossibilité d’essentialiser les arts d’Afrique, sauf à réduire leur diversité : l’usage du singulier trahit une simplification illégitime au regard de l’ethnologie (voir notamment Luc de Heusch, « Arts d’Afrique : une approche esthétique », in : Marie-Louise Bastin et Luc de Heusch, Utotombo. L’art d’Afrique noire dans les collections privées belges, Société des expositions du Palais des Beaux-Arts, Bruxelles, 1988, p. 11). Dans l’optique particulière de la présente étude, « l’art africain » désigne un corpus vu à travers le prisme d’un regard occidental qui tend à organiser la diversité en fonction de stéréotypes ; sans être tout à fait arbitraires, ceux-ci reposent, circulairement, sur une sélection d’objets reconnus comme « typiques ». Cela dit, l’ethnologue lui-même ne s’interdit pas de se demander ce que les arts d’Afrique pourraient avoir « de commun » en dépit des exceptions et répond par une courte énumération : « énigmatique principe de rigidité (…), frontalité et symétrie (…), volonté de rigueur » (ibid., p. 12). 2. Sur la collection de Willy Mestach, voir Anne Leurquin, « La distraction de l’objet africain ou l’histoire d’une errance », in : Bastin et de Heusch, op. cit., pp. 325 sq. ; Evan M. Maurer et Jean Willy Mestach, The Intelligence of Forms. An Artist Collects African Art, cat. exp. Minneapolis Institute of Art, 1991. 3. Œuvre numéro 99 de la vente de la collection d’art africain de Myron Kunin organisée par Sotheby’s à New York le 11 novembre 2014.

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4. La doctrine artistique de Somville s’est définie par opposition à l’art abstrait et par l’idée, d’inspiration marxiste, d’une mission socio-politique de l’artiste ; auteur prolifique, il l’a exposée dans divers ouvrages, dont : Le nouveau réalisme – Préface pour une bataille, Editions du Cercle d’Education populaire, cahier 11, Bruxelles, 1963 ; Pour le réalisme, Cercle d’Education populaire, cahier 35, Bruxelles, 1969 ; Peindre, Editions Luce Wilkin – Le Temps des Cerises, Hannut – Pantin, 2000. Outre Somville et son entourage, Joseph et son épouse Françoise fréquenteront aussi beaucoup les milieux intellectuels de gauche de l’Université Libre de Bruxelles et, en particulier, le philosophe Georges Miedzanagora, le physicien François Englert, futur Prix Nobel, ainsi que le biologiste Bernard Tursch.


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