Voyage à travers mes livres : lectures pour tous.

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UN ORIGINAL.

dirai pas de bizarre, mais d'insolite pour l'époque. La seule chose qui pût exciter quelque étonnement dans cet individu, c'était sa présence dans un établissement qui passait pour le point de réunion des libéraux, tandis que les hommes de sa tenue se montraient ordinairement au café de Valois, qui n'était pas loin de là. Le petit homme venait au café *** tous les matins à dix heures sonnant; il demandait une lasse de café à la crème et un pain de gruau, qu'il chapelait lui-même à sa guise, mais il fallait que ce pain fût rassis. Comme on connaissait sa manie, on prélevait un pain sur la consom­ mation du jour, et on le gardait au vieillard pour son déjeuner du lendemain; pour cette raison, les garçons et le maître de la maison se le désignaient entre eux s o u s la dénomination de « l'homme au pain rassis. » La manière d'être du petit vieux était uniforme à tel point, qu'il semblait mû par des ressorts un peu m o i n s compliqués que ceux d'un automate. Lorsqu'il arrivait dans l'établissement, il s'acheminait, sans regarder ni à droite ni à gauche, vers une petite table ronde, isolée, incommode, et qui, pour ce motif, était toujours v a ­ cante. Aussitôt qu'il était servi, il mettait dans la p o c h e de son gilet deux des cinq morceaux de sucre qui figuraient a côté de sa tasse; il préparait tous les jours le même nombre de tartines de beurre, les saupoudrait, je crois, du même nombre de grains de sel, et ne lisait aucuns journaux. Ce dernier point partageait à son égard les opinions de la galerie. Quelques-uns de ses cohabitués, se fondant sur une profonde et constante indiffé­ rence en matière de politique et de littérature, le regar­ daient comme une variété de l'espèce des crétins; les


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