L'empereur Soulouque et son empire

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COLLECTION

MICHEL

LÉVY

L'EMPEREUR

SOULOUQUE ET

SON

EMPIRE


Paris. — Imprimerie de Édouard BLOT, rue Saint-Louis, 46


L'EMPEREUR

SOULOUQUE ET

SON

EMPIRE PAR

GUSTAVE

D'ALAUX

DEUXIÈME ÉDITION

123574 PARIS MICHEL

LÉVY FRÈRES,

LIBRAIRES-ÉDITEUR

2 B I S , R U E V I V I E N N E , 2 BIS 1860 Tous droite réservés



L'EMPEREUR

SOULOUQUE

ET

SON

EMPIRE

AVANT-PRO.POS

ça pas b o u , ça senti fumée... (L'EMPEREUR DESSALINES.)

Le sujet que j'aborde m'attire et m'embarrasse tout à la fois. J'ai à parler d'un pays q u i a des journaux et des sorciers, un tiers-parti et des fétiches, et où des adorateurs de couleuvres proclament tour à tour, depuis cinquante ans, « en présence de l'Être suprême, » des constitutions démocratiques et des monarques « par la grâce de Dieu. » 1


2

L'EMPEREUR SOULOUQUE

Ce que j ' a i à raconter de ce pays, et surtout d u chef q u i le gouverne, laisse encore bien loin et ce qu'on en sait et ce qu'on en pourrait i m a g i n e r ; m a i s , dans cette tragi-comédie q u i aura pour dénouement, après tout, l a condamnation on l a réhabilitation finale d'une des c i n q familles h u m a i n e s , n ' y a-t-il donc q u ' u n intérêt de curiosité à poursuivre? Ici commencent mes hésitations. L e monde n o i r dont nous allons déchirer le rideau offre en effet, dans le même incident et souvent dans le même h o m m e , une telle confusion de contrastes ; la civilisation et le Congo, le t o u chant et l'atroce, le grotesque et le sang h u m a i n s'y mêl e n t , s'y pénètrent, s'y coudoient avec une telle brutalité d'invraisemblance et d'imprévu, qu'en restant scrupuleusement véridique, je risque d'autoriser à l a fois les préventions les plus opposées. Que ceci soit donc bien entendu d'avance : les sentiments q u i me guideront dans ce récit, l a conclusion q u i va ressortir de son ensemble, s'éloignent également de l'excès d'optimisme et de l'excès de négation. Je n'admets pas, par exemple, avec quelques négrophiles maladroits, que l'angle facial soit la mesure des devoirs h u m a i n s e t q u ' u n nezépaté excuse certaines abominat i o n s ; m a i s , bien loin de conclure aussi de ces abominations l'infériorité originelle de l a race n o i r e , j ' y vois l a preuve de sa liberté morale, c'est-à-dire de sa perfectibilité. S i elle peut descendre jusqu'à l'extrême perversité, c'est qu'elle peut atteindre à l'extrême v e r t u , et nous là retrouverons, en effet, à ces deux degrés de l'échelle. Je ne nie pas n o n plus que l'aptitude civilisatrice des noirs n'ait guère dépassé jusqu'à présent certain instinct d ' i m i -


E T SON E M P I R E .

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tation ; mais toute civilisation n'est pas nécessairement spontanée. Pour neuf peuples européens sur d i x , qu'est-ce, après tout, que le progrès? L ' i m i t a t i o n intelligente. Qu'elle ne soit pas toujours intelligente i c i , que cette France aux cheveux crépus offre en ses accoutrements d'emprunt plus d'une incohérence burlesque ou sauvage, cela prouve à la r i g u e u r une chose : c'est q u ' o n ne va pas en u n j o u r de l a rivière de Gambie aux bords de l a Seine (1). L'essentiel, c'est que cette faculté d ' i m i t a t i o n ne soit pas limitée : pour les peuples, pour les races, pour les espèces, on ne reconnaît infailliblement l a perfectibilité qu'à ce s i g n e , et i c i l'expérience est encore faite. P a r m i les quelques haïtiens q u i , avant ou depuis l'émancipation, ont été appelés à v i v r e dans notre m i l i e u intellectuel, p a r m i ceux-là même q u i n ' e n ont reçu que le rayonnement l o i n t a i n , i l s'est produit des talents q u i feraient honneur à tous les pays. Haïti a beau être, depuis bientôt h u i t ans, en pleine réaction de barbarie africaine, i l répugne d'admettre que tant d'encourageants symptômes ne soient qu'une dérision d u hasard, et que ces appelés de la dernière heure n'aient été poussés, pendant plus d ' u n demi-siècle, par le souffle (1)

L a traite i n t r o d u i s a i t a n n u e l l e m e n t à S a i n t - D o m i n g u e de t r e n t e

à trente-trois m i l l e A f r i c a i n s , et l a mortalité m o y e n n e annuelle était é v a l u é e , p o u r l ' e n s e m b l e des e s c l a v e s , a u trentième.

E n admettant,

ce q u i est e x a g é r é , que cette mortalité fût d o u b l e p o u r les n o i r s réc e m m e n t i n t r o d u i t s , et en ne c a l c u l a n t , ce q u i est a u - d e s s o u s de l a v é r i t é , que sur les i n t r o d u c t i o n s de la dernière période d é c e n n a l e , on t r o u v e r a i t p l u s d e d e u x c e n t m i l l e A f r i c a i n s p u r s s u r les q u a t r e c e n t c i n q u a n t e m i l l e n o i r s que l a révolution, a p p e l a à l a vie p o l i t i q u e ot civile-


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

de l a c i v i l i s a t i o n , que pour aller misérablement échouer sur l a Côte-d'Ivoire. T e l q u ' i l v a nous apparaître d ' a i l leurs, l'empire de Soulouque ne vaut n i m i e u x n i m o i n s en somme que mainte république d u continent v o i s i n . S i la civilisation espagnole s'oublie, quoi d'étonnant que parfois l a barbarie cafre se souvienne ? Toute différence de passé mise à p a r t , Haïti aurait même une excuse que ces républiques n'ont p a s , car i l recélait d'avance dans son sein deux éléments de lutte : une minorité à demi blanche, que ses penchants et son éducation mettaient au n i v e a u des idées françaises, et une majorité n o i r e , pour q u i l e despotisme était à l a fois u n e aspiration instinctive et une transition nécessaire. Chaque élément tour à tour a eu peine à s'acclimater dans l'atmosphère politique de l'autre ; de là u n malaise perpétuel, et parfois aussi l a fièvre et le délire. S i l a crise est aujourd'hui plus violente que jamais, tant m i e u x peut-être; i l n ' y a que celles-là de décisives, et de nombreuses chances sont i c i d u côté d u salut. S o u l o u q u e , en q u i se sont accidentellement résumées toutes les réminiscences de l a sauvagerie originaire, semble en effet conduit, moitié par l a force des choses, moitié par ses propres instincts, à constituer sur ses véritables bases ce r u d i m e n t de nationalité. Ces réserves faites, j e m e crois parfaitement à couvert de toute accusation d'engouement ou d'hostilité systématique. — A u j o u r d ' h u i d'ailleurs que le fond même d u débat est radicalement tranché par l'émancipation, quel intérêt y aurait-il à rester partial ? Je prendrai donc les hommes et les faits tels q u ' i l s se présentent, en laissant chacun d'eux produire sa propre conclusion, et sans m ' i n -


ET

5

SON EMPIRE.

quiéter de savoir s'ils donnent raison à l a b i e n v e i l l a n c e , a u r i r e ou à l'horreur (1). (1) L'empereur

Soulouque

et son empire

fait p a r t i e d ' u n e série

d ' a r t i c l e s q u i o n t p a r u d a n s l a Revue des Deux-Mondes.

Après être

allé étudier s u r l e s l i e u x des faits q u ' i l n ' a v a i t d ' a b o r d publiés q u e s u r l a foi d ' u n e enquête à d i s t a n c e , l ' a u t e u r s'est trouvé n ' a v o i r à r e t r a n c h e r de son premier travail que les redites

inévitables d a n s des ré-

cits écrits a u fur et à m e s u r e des événements. D e s faits n o u v e a u x o n t , d ' a u t r e p a r t , motivé q u e l q u e s a d d i t i o n s .



1

Aperçu historique. — Origine des partis haïtens.

L a plupart dEs Haïtiens éclaires mettent une sorte de point d'honneur à d i s s i m u l e r , tant à l'étranger que chez eux, l'antagonisme qui divise l a caste sang-mêlée ou jaune et l a caste noire. Je trouve beaucoup plus u t i l e de rectifier le double malentendu d'où cet antagonisme est sorti : on ne détruit pas l'erreur en l a niant. S i Haïti semble, à l'heure q u ' i l est, condamné à devenir l a succursale d u r o y a u m e de J u i d a , si chacun des deux éléments, q u i était civilisateur à sa façon, s'y est souvent transformé en inst r u m e n t de b a r b a r i e , c'est surtout parce q u e , de part et d'autre, on ne s'est pas expliqué à temps. Ceci ne sera pas une digression. L ' h i s t o r i q u e sommaire des deux grands partis haïtiens est indispensable pour l'intelligence des intérêts et des passions, des espérances et des terreurs, q u i


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

s'agitent autour de cette majesté de chrysocale et d'ébène er

qui a n o m Faustin I . L a querelle des deux castes remonte à l'origine même de l'indépendance haïtienne. Chacune revendique pour elle seule l'initiative d u travail d'affranchissement,

et

accuse l'autre d'avoir, dès Je p r i n c i p e , pactisé avec l'oppression blanche. Toutes deux ont à l a fois tort et raison. L a vérité, c'est que l'élément jaune et l'élément noir ont également participé à l'œuvre-commune, mais chacun à son heure, pour son propre compte, dans l'ordre et dans les l i m i t e s que l a force des choses l u i assignait. Quant à l ' i n i t i a t i v e , l'honneur n'en revient de fait n i à l ' u n ni. à l'autre. Nous allons v o i r l a secousse révolutionnaire passer en quelque sorte fatalement de haut en bas à travers tous les degrés de l'ancienne société coloniale, et, à chaque temps d'arrêt q u i se manifestera dans l a transmission de ce mouvement, la métropole i n t e r v e n i r pour l'accélérer. L a véritable initiative révolutionnaire appartient i c i aux planteurs. N o n moins imprévoyants que l'aristocratie métropolitaine, bien qu'au fond plus logiques, i l s avaient chaleureusement accepté et patroné les idées d'où sortit 1789. L'affaiblissement de l'autorité monarchique, c'était avant tout pour eux le relâchement d ' u n système q u i les excluait des hautes positions coloniales, et forçait l e u r orgueil et leurs habitudes de despotisme à s'incliner devant le pouvoir quasi discrétionnaire des agents de l a métropole. L'égalité c i v i q u e , c'était l'assimilation complète de l a colonie à l a F r a n c e , le libre exercice des moyens d'action que leurs immenses richesses semblaient leur assurer. C'est dans ce sens q u ' i l s interprétèrent l a convo-


ET

SON

EMPIRE.

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cation de nos états généraux. Sans attendre l'autorisation du gouvernement, les colons se formèrent e n assemblées paroissiales et provinciales et envoyèrent à Paris d i x - h u i t députés, q u i furent admis les uns en t i t r e , les autres comme suppléants. Surexcitées par ce premier succès, ces prétentions à l'égalité politique et administrative se transforment bientôt, dans l'aristocratie coloniale, e n pensée ouverte d'indépendance. Les assemblées provinciales délèguent l a direction des affaires intérieures de l a colonie à une sorte de convention q u i se réunit à Saint-Marc, et celle-ci, où dominait l'influence des planteurs, déclare se constituer en vertu des pouvoirs de ses commettants, contrairement à l'avis de l a minorité, q u i proposait de dire : « E n vertu des décrets de l a métropole. » Mais à côté de cette aristocratie se trouvaient les blancs des classes inférieure et moyenne, q u i s a l u a i e n t , surtout dans les idées nouvelles, l'avénement de l'égalité civile et sociale. E n t r e l'oligarchie féodale que les planteurs entrevoyaient dans leurs rêves d'indépendance et le partage des conquêtes déjà réalisées par le libéralisme métropolitain, ces deux classes ne devaient pas hésiter, et elles prirent fait et cause pour l a mère patrie. Les planteurs changent aussitôt de tactique. Ils affectent de renoncer à leurs projets d'indépendance, s'arment contre l'autorité métropolitaine des idées démagogiques, et parviennent a i n s i à se faire dans l a l i e de l a population blanche u n parti n o m breux ; mais le gouverneur P e i n i e r , appuyé par l a partie saine d u tiers état c o l o n i a l , dissipe l'assemblée insurrectionnelle de S a i n t - M a r c . C'est i c i q u ' u n troisième élément apparaît sur l a scène


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

et v a prendre vis-à-vis de l'ensemble de l a population blanche le rôle qu'avait eu le tiers état colonial vis-à-vis des planteurs. Tandis que les colons discutaient sur l a l i berté et légalité, les affranchis n'avaient pas bouché leurs oreilles. P l u s que d'autres, i l s avaient droit de voir dans la révolution u n bienfait; car, par cela même que leur coul e u r (les deux tiers étaient de sang mêlé), leur éducation, l e u r qualité de libres et de propriétaires, les faisaient toucher immédiatement à l a caste b l a n c h e , c'était surtout pour eux que l'ombrageuse susceptibilité du préjugé colon i a l se plaisait à rendre l a démarcation blessante et dure. Le décret du 8 mars 1 7 9 0 l e u r conféra, en effet, des droits p o l i t i q u e s ; mais ce décret souleva dans tous les rangs de l a population blanche une réprobation t e l l e , que le gouverneur lui-même concourut à en empêcher l'exécution. E n v a i n les aflranchis prirent-ils les armes en faveur de la

métropole dans l a lutte soutenue par le gouverneur

contre l'aristocratie coloniale. C e l u i - c i , après l a v i c t o i r e , ne l e u r en sut pas le moindre gré, et poussa le dédain j u s qu'à leur refuser l'autorisation de porter le pompon blanc, qui servait à distinguer le parti royaliste. Les mulâtres abandonnèrent ce p a r t i , et u n nouveau décret, par lequel l'assemblée constituante rétractait le décret d u 8 m a r s , compléta la rupture. Je ne cite que pour mémoire le soulèvement des mulâtres Ogé, Chavannes et R i g a u d . Troisième décret q u i restitue leurs droits politiques aux affranchis : nouvelle résistance des blancs. L e parti démagogique s ' i n surge contre l'autorité; le parti aristocratique ou des indépendants offre l a colonie à l ' A n g l e t e r r e ; le parti royaliste, tout aussi hostile que les deux autres a u x mulâtres, ne


ET

SON

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EMPIRE.

trouve rien de m i e u x , pour tenir en respect les planteurs, que de soulever sous m a i n les n o i r s , et les mulâtres, q u i avaient fait de leur côté une nouvelle prise d'armes pour soutenir leurs droits contre l a caste b l a n c h e , recueillent tout le bénéfice de cette intervention des noirs, p a r m i lesquels ils font même de. nombreuses recrues. Je n'ai pas à raconter ce sanglant imbroglio, où les trois factions blanches, — car, aux colonies comme en F r a n c e , le parti royaliste lui-même était déjà condamné au rôle de faction, — se virent successivement réduites à traiter d'égal à égal avec les affranchis. U n fait y domine tous les autres : sentant que leur unique point d'appui était dans l a métropole, les nouveaux citoyens eurent l'habileté ou l a bonne f o i , ce q u i est souvent tout u n , de rester fidèles à celle-ci. Il a r r i v a ainsi u n moment où i l s d e v i n r e n t , pour les c o m missaires chargés de pacifier l'île, ce qu'avait été le tiers état blanc pour le gouverneur Peinier : les seuls auxiliaires coloniaux de l'influence française ; de sorte que le triomphe final de l'autorité métropolitaine eut pour résultat nécessaire l a prépondérance des hommes de couleur. On reproche durement à l a classe de couleur de n ' a v o i r , au début, r i e n stipulé en faveur des esclaves, et d'avoir m i s , qui plus est, une sorte d'affectation injurieuse à séparer ses intérêts de ceux de l a population noire. E n effet, l e sang-mêlé J u l i e n R a y m o n d (I), appelant l a générosité de l'assemblée constituante s u r les hommes de c o u l e u r , fai-

(1)

L e même q u i , plus t a r d , devait demander à l a tribune

de

la

C o n v e n t i o n l a liberté des n o i r s c o m m e u n e conséquence n a t u r e l l e de l'égalité c i v i q u e accordée à sa caste.


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

sait u n mérite à ceux-ci de composer l a maréchaussée des colonies, et de donner, en cette qualité, l a chasse aux nègres marrons. Il représentait les hommes de couleur comme le véritable rempart de l a société coloniale, et protestait avec force qu'ils n'avaient aucun intérêt à soulever les esclaves, v u qu'ils en possédaient eux-mêmes. Ogé, les armes à l a m a i n , tenait à peu près le même langage et repoussa obstinément l a proposition que l u i faisait son compagnon Chavannes de soulever les ateliers. — Voilà en gros toute l'accusation : que prouverait-elle au besoin? Que R a y m o n d et Ogé agissaient, sciemment ou n o n , en très-habiles abolitionistes. Les mulâtres pouvaient-ils raisonnablement commencer par proclamer leur solidarité avec l a caste noire? Mais c'est cette solidarité même que dénonçaient et qu'exploitaient les adversaires de leur réhabilitation civique. Ceuxci objectaient avec raison que le préjugé de l a peau était l a plus puissante sauvegarde de l a société et de l a propriété coloniales, et que, cette digue une fois rompue au profit des affranchis, i l n ' y avait pas de raison pour que le flot noir ne débordât pas par l a même issue. P l u s les mulâtres affectaient de s'isoler des esclaves, m i e u x i l s servaient l a cause commune- E n procédant autrement, l a classe de couleur aurait nécessairement échoué, et les nègres n ' y auraient gagné qu'une chose : c'est de rester séparés de l a liberté par deux degrés au l i e u d ' u n . Mais d'abord les noirs voulaient-ils la liberté? en comprenaient-ils même bien distinctement l'idée? Voilà ce qu'à leur tour on leur dénie, et, au premier aspect, celte accusation semble beaucoup plus soutenable que. celles


E T SON EMPOIRE.

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dont nous venons de disculper l a classe jaune. Dans leurs luttes contre celle-ci, les confédérés blancs armèrent une p o r t i o n de leurs esclaves, et les compagnies africaines, comme on les appelait, torturaient et massacraient avec f u r e u r ces mêmes mulâtres q u i cependant venaient frayer l a voie à l a race noire. L e parti mulâtre, q u i avait, de son côté, armé les siens, donna l a liberté au p r i n c i p a u x ; mais les nouveaux libres ne crurent pas pouvoir m i e u x témoigner l e u r reconnaissance qu'en faisant rentrer leurs compagnons dans l'esclavage, ce q u i ne provoqua pas l a m o i n d r e protestation. A l'affaire de l a Croix-des-Bouquets, où quinze m i l l e n o i r s , véritablement insurgés cette fois, car i l s avaient été surtout recrutés dans les ateliers des b l a n c s , v i e n n e n t donner l a victoire à l a classe de couleur, est-ce encore d'émancipation q u ' i l s'agit? Est-ce le mot magique de liberté q u i précipite ces Gongos désarmés et demi-nus sous les pieds des chevaux auxquels ils se cramponnent, à l a pointe des baïonnettes qu'ils m o r d e n t , à la gueule des canons chargés où i l s plongent leurs bras jusqu'à toucher le b o u l e t , en s'écriant dans u n accès d'hilarité folle, bientôt i n t e r r o m p u e par l'explosion q u i les rejette en lambeaux : Moé trapé li (je l ' a i attrapé, je le tiens)? N o n , c'est une queue de t a u r e a u , u n e queue enchantée, i l est v r a i , et que l e u r chef Hyacinthe, q u i connaît son monde, a brandie dans les rangs pour détourner les balles et changer les boulets en poussière. Je laisse à penser le carnage q u i se faisait de ces m a l h e u r e u x ; mais les sorciers q u i formaient l'état-major d'Hyacinthe annonçaient aussitôt à grands cris que les morts ressuscitaient en A f r i q u e , et une n o u velle jonchée h u m a i n e allait joyeusement s'ajouter à ce l i t


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

de cadavres (1). Ces crédules héros, — q u i pourrait l e nier? — étaient au fond bien moins des vengeurs de l e u r race que les dévots de quelque sombre rite africain apporté en droite ligne d u cap Lopez ou du cap Nègre, et c o m m e l a tradition s'en perpétue encore de case en case, dans les mystérieux conciliabules du Vaudoux (2). L a fête terminée, les survivants retournaient paisiblement, à l a v o i x d ' H y a cinte et sans demander leur compte, à leur labeur d'esclaves. Sur ces entrefaites, i l est v r a i , l'élément nègre p u r , l'insurrection de l a province du n o r d , que le parti royaliste s'effrayait déjà d'avoir déchaînée, refusait de se dissoudre; mais ce q u i retenait ces bandes sous l'autorité de J e a n François, de Biassou et de Jeannot, c'était bien moins l a soif de l a liberté que l a crainte des châtiments qu'elles avaient encourus par leurs brigandages et le prestige qu'exerçait encore i c i le lugubre et grotesque attirail de l a sorcellerie africaine (3). Les deux premiers le savaient s i (1) Cette c r o y a n c e à l a m i g r a t i o n des c o r p s et des âmes p r o d u i s a i t t a n t de SUICIDES p a r m i l e s esclaves de I b o s , que l e s p l a n t e u r s avaient

la Côte-d'Or, notamment

les

dû r e c o u r i r à u n étrange expédient.

I l s c o u p a i e n t soit l a t ê t e , soit le nez et les o r e i l l e s d u suicidé, et les clouaient â un poteau.

L e s a u t r e s I b o s , r o u g i s s a n t à l'idée de

repa-

raître a u p a y s sans ces o r n e m e n t s n a t u r e l s , se résignaient à ne pas se pendre. (2) S o r t e de franc-maçonnerie a f r i c a i n e d o n t

S o u l o u q u e est l ' u n

des g r a n d s d i g n i t a i r e s , et q u e nous v e r r o n s apparaître dans les d e r n i e r s événements d'Haïti. (3) A l ' e x e m p l e d ' H y a c i n t h e , « B i a s s o u s ' e n t o u r a i t d e s o r c i e r s , d e m a g i c i e n s , et en f o r m a i t s o n c o n s e i l . Sa tente était r e m p l i e de p e t i t s chats de toutes les c o u l e u r s , de c o u l e u v r e s , d'os de m o r t et de t o u s l e s a u t r e s o b j e t s , s y m b o l e s des s u p e r s t i t i o n s

africaines. Pendant l a


15

E T S O N EMPIRE..

b i e n , qu'ils offraient de faire rentrer leurs innombrables bordes dans l'esclavage, moyennant six cents affranchissements. Ils visaient surtout si peu à exercer u n apostolat de race, qu'ils vendaient sans façon aux Espagnols (1) les n u i t , de g r a n d s f e u x étaient allumés d a n s son c a m p ; des f e m m e s n u e s exécutaient des danses h o r r i b l e s a u t o u r de ces feux en faisant d'effrayantes contorsions et en c h a n t a n t des m o t s q u i ne sont c o m p r i s q u e dans les déserts de l ' A f r i q u e . Q u a n d l ' e x a i t a t i o n était p a r v e n u e à s o n c o m b l e , B i a s s o u , s u i v i de ses s o r c i e r s , se présentait à l a foule et s'écriait que l ' e s p r i t de D i e u l ' i n s p i r a i t . I l annonçait aux A f r i c a i n s q u e , s'ils s u c c o m b a i e n t dans les c o m b a t s , ils i r a i e n t r e v i v r e d a n s l e u r s anciennes t r i b u s en A f r i q u e . A l o r s des c r i s affreux se p r o l o n g e a i e n t a u l o i n d a n s les b o i s ; les chants et le s o m b r e t a m b o u r r e c o m m e n çaient, et B i a s s o u , profitant de ces m o m e n t s d ' e x a l t a t i o n , poussait ses bandes contre l ' e n n e m i , q u ' i l s u r p r e n a i t au fond de l a n u i t . » (Histoire d'Haïti, par T h o m a s M a d i o u fils, P o r t - a u - P r i n c e , 1847.) (I) L'écrivain que nous v e n o n s de citer r e p r o d u i t l a lettre s u i v a n t e , p a r l a q u e l l e Jean-François d e m a n d e à l ' u n d e s agents d u g o u v e r n e m e n t espagnol l ' a u t o r i s a t i o n de faire le c o m m e r c e des j e u n e s n o i r s , ses p r i s o n n i e r s : A M. Tabert,

commandant

de sa

majesté,

« S u p p l i e très-humblement Mr Jean-François, chevalier des ordres r o y a l e s de Saint-Louis, amiral de toute la partie française de Saint-Domingue conquise *, q u e , ayant de très-mauvuis sujets, et n ' a y a n t pas le cœur de les détruire, n o u s avons r e c o u r s à votre bon cœur p o u r vous d e m a n d e r de les faire passer p o u r les dépayser. N o u s a i m o n s m i e u x les vendre au profit du roi, et e m p l o y e r les mêmes s o m m e s à faire des emplettes en ce q u i c o n c e r n e p o u r l ' u t i lité de l'armée campée p o u r défendre les d r o i t s de sa majesté. » R e n dons cette juste.ce à l ' e x c e l l e n t cœur de Jean-François, q u ' u n civilisé n ' a u r a i t pas s u y m e t t r e p l u s d ' h y p o c r i s i e . (*) Jean-François se donnait plus habituellement les titres de grand-amiral de et de général en chef. Son lieutenant Biassou prenait Celui de vice-roi des pays conquis. Jean-François, Biassou et Jeannot portaient des habits de généraux surchargés de galons, de pierreries, de cordons, de croix, qu'ils avaient pris aux officiers français.

France


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nègres n o n insurgés, — h o m m e s , femmes et enfants, — q u i tombaient en leur pouvoir. Ils n'agissaient guère plus libéralement envers leurs propres soldats, soumis à une discipline bien autrement dure que celle de l'esclavage, et sur lesquels i l s s'arrogeaient droit de v i e et de mort. Ce n'est pas tout : pendant que l a fraction dirigeante des a n ciens libres, — je suis l o i n de dire tous les anciens l i b r e s , — s'efforçait de paraître digne de l a réhabilitation sociale pour laquelle elle combattait, les chefs noirs semblaient avoir pris a u contraire à cœur de mettre en relief l a tache o r i g i nelle de brutalité et de sauvagerie reprochée à leur caste. Jean-François, le plus éclairé, le plus h u m a i n et le plus hypocrite de l a bande, Jean-François, q u i est mort officier général au service d'Espagne, s'était formé u n harem de ses prisonnières blanches, et l i v r a i t à ses officiers et à ses soldats celles dont i l était las. Jeannot violait les jeunes filles blanches en présence de leur famille et les égorgeait ensuite. Son étendard était le cadavre d ' u n petit blanc porté au bout d'une pique. Sa tente était entourée d'une haie de lances dont chacune portait une tète de blanc, et tous les arbres de son camp pourvus de crocs où pendaient, par le menton, d'autres blancs. I l sciait aussi ses p r i s o n niers entre deux planches, o u amputait les pieds de ceux q u ' i l trouvait trop grands, ou faisait étirer de six pouces ceux q u ' i l trouvait trop petits. P u i s Jeannot disait avec b o n h o m i e : « J ' a i soif. » Il coupait une nouvelle tête, e n exprimait le sang dans u n vase, ajoutait d u tafia et b u v a i t . Je ne parle que pour mémoire de B i a s s o u , q u i se contentait de brûler ses prisonniers à petit feu et de l e u r arracher les yeux avec des tire-balles. Nous avons droit d'être blasés


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s u r certaines antiphrases libérales et humanitaires de l'époque dont i l s'agit; mais, franchement, ces vendeurs de c h a i r noire et ces dépeceurs de chair b l a n c h e , ces étranges régénérateurs, moitié satyres, moitié loups, semb l a i e n t se soucier fort p e u , — aussi peu que l a foule stup i d e tour à tour déchaînée ou terrifiée à l e u r v o i x , — de f o u r n i r des arguments à la société abolitioniste de Paris. De q u e l côté s'étaient d'ailleurs rangés Jean-François et Biassou? D u côté des émigrés et de l'Espagne, du côté de l ' a n c i e n régime et de l'esclavage contre l a révolution q u i préparait visiblement l'abolition de l'esclavage, et q u i , en l a proclamant, ne put détacher de l'ennemi n i ces deux chefs noirs n i le noyau de l e u r armée. A i n s i , voilà les n o i r s jugés. Les uns n'étaient que des brutes inertes, q u i se battaient stupidement, sans s'enquérir de liberté, pour l e p r e m i e r q u i les a r m a i t ; les autres, que des brutes perverties q u i se battaient sciemment contre l a liberté, de volontaires séides de l e u r propre dégradation, — des nègres légitimistes, pour tout dire (1) ! L e mot peut paraître d u r , m a i s o n l ' a très-gravement imprimé. Regardons pourtant au fond des choses et voyons s i , sous toute cette stupidité de courage, sous toute cette indifférence automatîque, cette sauvagerie, ces abominations,

(1) L e u r s chefs écrivaient a u x c o m m i s s a i r e s de la république : « N o u s n e p o u v o n s nous c o n f o r m e r à l a volonté de l a n a t i o n , p a r c e q u e , d e p u i s q u e l e monde règne, nous n'avons exécuté que c e l l e d u r o i ; n o u s a v o n s p e r d u c e l u i d e F r a n c e , m a i s n o u s s o m m e s chéris de c e l u i d ' E s p a g n e q u i nous témoigne des récompenses et ne cesse d e n o u s s e c o u r i r . G o m m e c e l a , n o u s ne p o u v o n s v o u s reconnaître c o m m i s s a i r e s q u e l o r s q u e vous a u r e z trouvé u n r o i . »


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voire sous ce légitimisme nègre, — i l n'y avait pas des instincts très-réels de réhabilitation sociale et de liberté. E t d'abord, pour des gens qu'on bat en général, quel est le côté saillant et enviable de l a liberté ? A v a n t tout, le droit de battre et de n'être pas battu. Les noirs q u i c o m battaient de si bonne volonté pour les planteurs faisaient donc de l a liberté à leur façon. E n devenant soldats, i l s se voyaient monter d ' u n cran dans l a hiérarchie humaine ; ils se trouvaient assimilés aux affranchis, qui étaient seuls admis jusque-là dans les compagnies coloniales. Pour des noirs transportés d'Afrique en particulier, et q u i n'avaient jamais Iu le Contrat social, que pouvait être encore l a l i b e r té? L'état q u i avait précédé l'esclavage, le droit de v i v r e comme en A f r i q u e , de se faire tuer pour des queues de vaches, des coqs blancs et des chats n o i r s , et de porter à bras des chefs empanachés de plumes et q u i ont droit de vie et de mort (1). Chez ces pauvres esclaves q u i semblaient ne vouloir changer que de chaînes, i l y avait non-seulement u n réveil de liberté i n d i v i d u e l l e , mais, q u i plus est, un réveil confus de nationalité. Pour les chefs noirs, enfin, le nec plus ultrà de l a liberté et de la dignité h u m a i n e , c'était évidemment de faire ce que faisaient les chefs blancs, c'est-à-dire d'avoir des habits galonnés, de posséder des nègres et de d o r m i r avec des blanches, et voilà pourquoi Jean-François, Biassou et Jeannot vendaient des nègres, violaient des blanches et portaient tant de galons C'était toujours l a déclaration des droits de l ' h o m m e , mais traduite en mandingue et quelque peu e m p r e i n t e , à (1) C'est ce qui se pratiquait à l'armée d'Hyacinthe.


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l'occasion, de l'inculte férocité des traducteurs. En fait de cruauté, d ' a i l l e u r s , les blancs, dans leurs terribles représailles contre l'insurrection n o i r e , avaient f o u r n i plus d'une fois à celle-ci l'excuse de l'esprit d ' i m i t a t i o n . Les insurgés d u nord étaient encore, à leur point de vue, très-logiques lorsqu'ils se disaient gens du roi et s'unissaient a u x contre - révolutionnaires. Les deux grandes fractions d u parti révolutionnaire de S a i n t - D o m i n g u e étaient, nous l'avons v u , également hostiles à l'abolition de l'esclavage, et quoi d'étonnant que, se voyant les mêmes ennemis que le r o i , les noirs identifiassent leurs intérêts avec les siens? L a confusion, s ' i l y a réellement i c i conf u s i o n , était d'autant plus excusable que l'autorité d u r o i et de ses agents ne se révélait guère a u x esclaves que p a r son côté protecteur, comme médiatrice entre eux et l a sévérité ou l a cupidité des maîtres. L a justice royale étant, ainsi que l'égalité chrétienne, leur seul point de contact avec le droit c o m m u n , pouvaient-ils ne pas en voul o i r à une révolution q u i venait « d'assassiner, selon leur expression, le r o i de F r a n c e , Jésus-Christ et l a vierge Marie? » O n savait d'ailleurs de bonne source, a u fond des inornes q u i recélaient cette Afrique errante, que le roi de Congo lui-même armait contre les républicains; Toussaint L o u v e r t u r e , tout le p r e m i e r , y crut très-longtemps. L e chef n o i r Macaya, q u i , dépêché à Jean-François et à B i a s s o u pour les convertir au républicanisme, était revenu converti par e u x , traduisait donc encore à sa façon l a déclaration des droits de l'homme, lorsqu'il, expliquait ainsi sa défection au commissaire Polverel : « Je suis l e sujet de trois r o i s , du r o i de C o n g o , maître de tous les n o i r s ,


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du r o i de F r a n c e , q u i représente m o n père, d u r o i d ' E s pagne, q u i représente m a mère : ces trois rois sont les descendants de ceux q u i , conduits par une étoile, ont été adorer l ' H o m m e - D i e u ; » ce q u i n'était pas trop m a l pour u n Congo. E n s o m m e , i l n ' y avait i c i q u ' u n malentendu, et lorsque le commissaire Sonthonax abolit l'esclavage, les transports de reconnaissance et de joie (1) q u i a c c u e i l l i rent sa p r o c l a m a t i o n , l'explosion de colère que provoqua le commissaire Polverel en essayant d'apporter quelques restrictions, d'ailleurs fort sages, à l'affranchissement, prouvèrent que l a masse de l a population noire comprenait tout le p r i x de l a liberté. L a plupart des bandes de J e a n François elles-mêmes, éclairées par Toussaint sur l e u r s

( 1 ) « L a p r o c l a m a t i o n de l a liberté générale, publiée dans t o u t e s l e s p a r t i e s d u n o r d où régnait l'autorité de l a république p a r des o f f i c i e r s m u n i c i p a u x précédés d u b o n n e t r o u g e porté a u b o u t d ' u n e p i q u e fit naître dans le p e u p l e émancipé u n e n t h o u s i a s m e q u i a l l a j u s q u ' a u délire. B o i s r o n d le j e u n e , h o m m e d e c o u l e u r , m e m b r e de l a c o m m i s s i o n intermédiaire, chargé p a r S o n t h o n a x d e f a i r e ces p u b l i c a t i o n s , v o y a i t a c c o u r i r a u - d e v a n t de l u i , de b o u r g en b o u r g , de v i l l e en v i l l e , les c u l t i v a t e u r s réunis en masse. Ces h o m m e s neufs et i m p r e s s i o n n a bles paraissaient ne pas c r o i r e à tant de félicité; ils créaient des p o n t s s u r s o n passage avec des m a d r i e r s q u ' i l s a v a i e n t portés s u r l e u r s têtes de p l u s de t r o i s lieues , et c o u v r a i e n t l a t e r r e de f e u i l l e s d ' a r b r e s . L e nom d e S o n t h o n a x était b é n i ; i l s l ' a p p e l a i e n t l e B o n D i e u . D u P o r t d e - P a i x a u G r o s - M o r n e , B o i s r o n d fut porté en c h a i s e à b r a s d ' h o m m e s p a r u n c h e m i n en ligne, d r o i t e o u v e r t en q u e l q u e s h e u r e s à t r a v e r s l e s b o i s . » ( M a d i o u , Histoire d'Haïti.) O n j o u a le s o i r même a u C a p la Mort de César. E n a p p r e n a n t q u e l ' h o m m e assassiné a u d e r n i e r acte était u n e n n e m i de l a l i b e r t é , u n b l a n c pas b o n d u t o u t , un p l a n t e u r d ' E u r o p e , l e p a r t e r r e a f r i c a i n éclata, en a p p l a u d i s s e m e n t s f u r i e u x et se répandit dans les rues p o u r célébrer a v e c des h u r l e m e n t s de j o i e le châtiment infligé à César.


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véritables intérêts, suivirent, quelques mois après, la défection de celui-ci, et devinrent d'enthousiastes a u x i liaires de l a république. Les deux classes opprimées restaient finalement maîtresses d u t e r r a i n , et chacune d'elles avait apporté u n concours décisif à l a victoire commune. Les j a u n e s , en ouvrant l a brèche du préjugé de couleur, avaient frayé l a voie a u x n o i r s , et c'est grâce à leurs auxiliaires noirs que les jaunes à leur tour n'avaient pas échoué dans leur seconde levée de boucliers contre les blancs (1). 11 n'était pas j u s q u ' a u souvenir de leur antagonisme partiel q u i ne fût devenu, pour les anciens et les nouveaux libres, u n m o t i f de reconnaissance mutuelle et d ' u n i o n , car chaque caste se trouvait avoir servi les intérêts de l'autre en l a combattant. Sans l'appui donné par les nègres d u nord aux factions blanches, les agents de l a métropole n ' a u raient pas été amenés, pour tenir tête à ce surcroît de danger, à s'appuyer de leur côté sur les anciens libres, à les g r a n d i r , à personnifier tour à tour en eux l'influence française et le triomphe de cette influence. Sans l ' a p p u i donné par les anciens libres à l a métropole contre l ' i n s u r rection noire et ses instigateurs blancs, Saint-Domingue serait devenu l a proie des indépendants q u i appelaient l ' A n g l a i s , et des contre-révolutionnaires q u i appelaient l ' E s p a g n o l , c'est-à-dire de deux partis et de deux pays égal e m e n t hostiles à l'émancipation. Voilà sur quoi i l i m (1) S a n s c o m p t e r l a g a r n i s o n européenne, les b l a n c s étaient, v i s à-vis d e s affranchis, dans l a p r o p o r t i o n d e dix à sept. Ils c o n c e n t r a i e n t e u o u t r e , au début de l a l u t t e , dans l e u r s m a i n s , presque tous les m o y e n s d ' a t t a q u e et de défense.


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portait de s'entendre de part et d'autre; on n ' e n eut pas l e temps. Il était dit que la gradation se poursuivrait j u s q u ' a u bout, et que deux classes ne pourraient tenir ensemble s u r ce sol si ébranlé sans q u ' i l s'effondrât sous l'une d'elles. C'est au moment même où leur passé, l e u r avenir, semblaient se confondre dans u n intérêt c o m m u n que l a lutte éclata, cette fois générale, inexorable et mortelle, entre les jaunes et les noirs. Deux faits s'étaient produits après l'émancipation. Q u e l ques anciens l i b r e s , q u i étaient eux-mêmes propriétaires d'esclaves, s'étaient jetés par cupidité et par vengeance dans les bras de l ' A n g l a i s . U n peu plus t a r d , quelques officiers n o i r s , jusque-là au service de l a république, mais jaloux de l a préférence que les mulâtres, par l a supériorité de leur instruction et par l'ancienneté de leurs services, avaient obtenue dans l a répartition des grades, imitèrent l a trahison de ces anciens libres. Ce n'étaient là, pour l'une et l'autre caste, que de honteuses exceptions dont l a responsabilité était d'ailleurs réciproq u e ; mais l a moins éclairée des deux devait être l a plus soupçonneuse, c'est dans l'ordre, et les noirs, dont les p l a n teurs excitaient par rancune les défiances, ne virent dans cette double trahison que celle des hommes de couleur. O n répéta a u x nouveaux libres que ceux-ci étaient des partisans de l'esclavage, qu'ils n'avaient jamais v o u l u de droits politiques et civils que pour eux seuls et pour agrandir encore l a distance qui les séparait des noirs. L e s faits isolés q u i semblaient corroborer cette accusation f u rent habilement exhumés. Les nouveaux libres devaient y prêter d'autant plus volontiers l'oreille q u e , dans l ' a n -


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cienne société coloniale, le dédain pour l a classe affranchie s'était souvent reproduit de cette classe aux esclaves, et quoi d'étonnant? A y a n t toutes les charges d u préjugé de couleur (1), les affranchis auraient-ils pu résister à l a tentation d'en recueillir le bénéfice? Ce n'est qu'en s'éloignant des noirs qu'ils se rapprochaient de l a race privilégiée. Inutile de dire que les rôles étaient complètem e n t changés, et que d u j o u r où les affranchis étaient devenus citoyens, c'est-à-dire politiquement et civilement égaux à cette race, le préjugé de couleur ne pouvait plus l e u r apparaître que par son côté blessant. Ils avaient tous les premiers intérêt à faire oublier l a seule cause d'infériorité sociale q u i pesât désormais sur e u x , à effacer jusq u ' a u germe de distinctions q u ' i l s n'auraient pu mainten i r en bas sans les autoriser en h a u t , à réhabiliter, en u n m o t , ce sang africain q u i , après tout, coulait dans leurs veines (2). Mais des masses à demi sauvages ne pouvaient voir n i si l o i n , n i si juste, et Sonthonax acheva de tout gâter en paraissant ne remarquer l u i a u s s i , entre les défections isolées dont i l s'agit, que celles de gens de couleur. Les principaux chefs mulâtres, V i l l a t e , Bauvais, M o n (1) L e s esclaves n ' a v a i e n t e n c o r e rien à r e p r o c h e r i c i à l a classe a f f r a n c h i e . L e s nègres créoles se c r o y a i e n t très-supérieurs a u x bâtiments, a u x baptisés debout, c o m m e i l s a p p e l a i e n t les nègres venus d'Afrique. (2) L e s a n g a f r i c a i n était môme sans mélange chez les deux sixièmes des anciens l i b r e s . L e s mulâtres f i g u r a i e n t dans l a p o p u l a t i o n a f f r a n c h i e p o u r trois sixièmes, et les nuances supérieures p o u r un. sixième s e u l e m e n t . N o u s e m p r u n t o n s ces chiffres à M o r e a u de S a i u t Méry


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b r u n , Rigaud, qui ne s'étaient pas montrés moins irrités et moins sévères que l u i contre les traîtres de leur, caste, furent naturellement blessés de cette partialité. Sonthonax, à son tour, crut voir dans leur mécontentem e n t , beaucoup trop vivement exprimé d u reste, le symptôme de défections nouvelles, et, pour neutraliser les anciens libres, i l finit par les dénoncer ouvertement comme les ennemis de la république et des noirs e n même temps q u ' i l affectait de donner toute sa confiance à ceux-ci. On comprend quels effrayants écbos dut trouver dans les masses africaines une imputation dont Bon Dieu Sonthonax lui-même se faisait le garant. De plus en plus aigris et découragés par ces défiances, quelques-uns des chefs mulâtres en viennent presque à les justifier. M o n b r u n et Bauvais, par l a mollesse de leurs opérations, p a raissent de connivence avec les A n g l a i s ; V i l l a t e , de son côté, provoque une émeute contre le gouverneur L a v e a u x et le fait arrêter pour se mettre à sa place. Toussaint, accouru avec d i x m i l l e noirs, délivre L a v e a u x , q u i le proclame le « Messie de l a race noire » et le fait son l i e u t e nant. P e u après, Toussaint est promu au grade de général de d i v i s i o n , ce q u i plaçait tous les généraux de couleur sous les ordres d ' u n ex-colonel des bandes de Jean-François. L ' u n d ' e u x , André R i g a u d , q u i n'avait pas cessé de donner d'éclatantes preuves de dévouement à la république, s'indigna de ce passe-droit, et, tout en restant f i dèle à l a métropole, q u i ne l u i rendit que trop tard sa confiance, i l refusa de soumettre le s u d , où i l c o m m a n dait, à l'autorité de Toussaint. Ce n'était là qu'une question d'ancienneté; mais c e l u i - c i , entretenu dans ses dé-


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fiances par les agents français, par les A n g l a i s et surtout par les planteurs, q u i avaient déjà adopté le Caussidière n o i r , n ' y v i t qu'une susceptibilité de caste, le dédain d u mulâtre pour l ' A f r i c a i n . L'extermination de ce qu'on n o m m a i t déjà à son tour l'aristocratie de l a peau devient dès l o r s s o n idée fixe et publiquement avouée. Après de sanglantes péripéties, durant lesquelles le gros des hommes de couleur achève de se grouper autour de R i g a u d , celui-ci est expulsé par son compétiteur n o i r , q u i fait massacrer des m i l l i e r s de mulâtres. T e l fut le premier acte de cette guerre de couleur q u i dure encore en Haïti. Est-ce b i e n l a classe métisse q u i en a p r i s l ' i n i t i a t i v e , comme certains négrophiles l'ont répété avec tant d'affectation? L e malentendu d'où cette guerre est sortie fut au moins égal des deux parts, et c'est, le chef n o i r , constatons-le b i e n , q u i s'arma seul i c i des haines de caste, jetées entre les anciens et les nouveaux libres pour les d i v i s e r . Ce n'est pas tout : en dépit de l a farouche obst i n a t i o n de Toussaint à prendre l a peau pour cocarde, les noirs d u sud et d'une partie de l'ouest q u i , depuis le commencement de la révolution, avaient accepté l a direction des hommes de couleur et s'en étaient bien trouvés, restèrent d u côté de Rigaud et formèrent de fait, comme i l s continueront de former, l a majorité de ce qu'on nomme le p a r t i mulâtre. E n résumé, aristocratie, tiers état, sang-mêlés, tous les étages de l'ancienne société coloniale s'étaient successivement écroulés l ' u n sur l ' a u t r e , et le pouvoir métropol i t a i n , à chaque craquement, avait aidé d ' u n coup d'épaule à l a chute. Ce n'avait été que pour tomber à son tour. 2


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A peine nommé général de d i v i s i o n , Toussaint n'avait eu r i e n de plus pressé que de se débarrasser de L a v a u x et de Sonthonax, en les faisant élire députés. C e l u i - c i , q u i se défiait déjà de son protégé, méttait une hésitation v i sible à s'éloigner. Toussaint joua au naturel l a scène de M . D i m a n c h e , et, tout en accablant Sonthonax de protestations, le poussa doucement par les épaules j u s q u ' a u vaisseau q u i devait emporter ce surveillant i m p o r t u n . A l'arrivée de l'envoyé du directoire Hédouville, les projets d'indépendance de Toussaint, encouragés par les A n g l a i s , q u i , en évacuant pas à pas le territoire devant, l'agent f r a n çais et R i g a u d , affectent de ne capituler qu'avec le c h e f n o i r , et q u i l u i offrent même, par u n traité secret, de l e reconnaître roi d'Haïti, se dessinent très-clairement. B r a vant u n à u n tous les ordres du jour d'Hédouville, i l rétablit l e culte, rappelle les émigrés, en peuple l ' a d m i n i s tration et l'état-major c o l o n i a u x , renvoie pour c i n q ans les nouveaux libres sur leurs anciennes plantations et réduit d u tiers au quart l a part accordée à ceux-ci dans le produit de leur travail. I l ne trouve pas moins le secret de faire accroire aux noirs qu'Hédouville, q u i cependant voulait les protéger contre les complaisances de leur c h e f pour les planteurs, a mission de rétablir l'esclavage, et l'envoyé d u directoire est forcé, par u n soulèvement, à quitter l'île après avoir confié les intérêts de l a métropole à R i g a u d , dont nous avons dit l'insuccès. Ici se produisent sous une autre forme les mêmes récriminations : de Toussaint, q u i poursuivait l'indépendance d'Haïti, et de R i g a u d , q u i combattait pour l a suzeraineté de l a F r a n c e ; d u chef n o i r q u i restaurait de l'ait tout l'an-


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cien régime sans autre correctif que l a substitution d u bâton (1), du fusil même, au fouet, et du chef mulâtre défendant les institutions républicaines d'où était sorti l'affranchissement, q u i fut le véritable Haïtien? q u i fut le traître? Guerre de mots encore. R i g a u d jouait u n j e u loyal et sûr, tandis que Toussaint risquait le tout pour le tout et t r i c h a i t ; mais l'enjeu était, de part et d'autre, l a régénération sociale des noirs. L e chef mulâtre l a voyait tout entière dans l a liberté c i v i l e , et i l était logique autant que probe en persistant à confondre les destinées politiques de son pays avec celles de l a F r a n c e , où aucune tendance anti-abolitioniste ne s'était encore révélée. L e chef noir l a cherchait dans l a liberté nationale, et, que son ambition l'abusât ou n o n , i l était, ce point de vue donné, non moins logique en adoptant et en fortifiaut tous les intérêts hostiles au pouvoir métropolitain. S i Rigaud eût réussi, l'expédition d u général Leclerc n'eût pas été nécessaire, et l a violente réaction d'où sortirent successivement le rétablissement de l'esclavage, l a séparation définitive de Saint-Domingue, son isolement de tout contact c i v i l i s a t e u r , n'eût pas été motivée. E n échange de son n o m d'Haïti, ce tronçon saignant de l a barbarie africaine v i vrait aujourd'hui de la vie européenne et française. Mais, parce que Toussaint favorisait l'ancienne aristocratie coloniale , parce q u ' i l faisait rendre aux terres u n tiers de

(1) L e s d r o i t s de l ' h o m m e a v a n t t o u t , et o n n ' e m p l o y a , o u d u m o i n s i l fut sérieusement q u e s t i o n de n ' e m p l o y e r q u ' u n bâton tricolore.


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plus qu'avant l'émancipation, f a u t - i l , comme on F a écrit, conclure q u ' i l était l'instrument volontaire des planteurs, q u ' i l leur avait secrètement v e n d u , en échange de leur complicité, l a liberté des n o i r s ; q u e , pour consommer, e n u n m o t , l'usurpation q u ' i l méditait, i l s'était arrêté à l'étrange expédient de soulever contre l u i les dix-neuf vingtièmes de ses futurs sujets et de les refouler dans les bras de l a métropole? Ce n'est pas discutable. Toussaint n'était i c i que doublement habile. A y a n t affaire à deux intérêts q u i auraient p u se dire également spoliés, — à l a métropole et aux p l a n t e u r s , — ne devait-il pas chercher à en désarmer au moins u n ? O r , i l jetait de préférence son dévolu sur celui des deux q u i pouvait le m i e u x s'accommoder de ses projets d'indépendance, et dont le contact était le moins menaçant. C'était le cas des planteurs, q u i faisaient, on l ' a v u , très-bon marché de l e u r nationalité française, et q u i , perdus dans l'océan de l a population n o i r e , forts de l a protection seule de Toussaint, ne pouvaient l u i inspirer aucun ombrage. Les anciens colons apportaient d'ailleurs à l a nationalité noire rêvée par Toussaint les quatre p r i n c i p a u x éléments de toute société constituée : c i v i l i s a t i o n , capitaux, relations commerciales, influence extérieure même par leurs affinités avec l a contre-révolution européenne. Mais pourquoi le rétablissement des ateliers? Parce que le v i e u x n o i r avait compris d'instinct ce qu'une terrible et coûteuse expérience seule a appris a u x blancs. L e caractère essentiel de l'esclavage étant le travail forcé, l a première preuve de liberté que l'ancien esclave soit tenté de se donner à lui-même, c'est l a paresse illimitée, et


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Toussaint prévenait ce dernier excès par l'excès contraire. S ' i l suspendait l a liberté en fait, i l la fortifiait en p r i n c i p e , car i l détruisait le p r i n c i p a l argument des partisans de l'esclavage, en prouvant que l'affranchissement pouvait très-bien se concilier avec l'intérêt et les droits des propriétaires, de même q u ' i l popularisait son projet d'indépendance auprès de ceux-ci en prouvant q u ' u n gouvernem e n t n o i r pouvait plus faire produire au travail q u ' u n gouvernement blanc. L a meilleure preuve que Toussaint ne conspirait pas contre les droits de sa race, c'est q u ' i l la préparait à l'usage de ces droits, suscitant en elle par l a religion ce sentiment de dignité humaine et de responsabilité morale que le régime servile y avait éteint ; réagissant par son rigorisme extérieur (1) contre les habitudes de dissolution que ce régime avait léguées; rendant l'instruction obligatoire aussi bien que le t r a v a i l ; s'efforçant en u n mot à civiliser les hommes et à rendre les femmes plus sauvages. I l avait

(1) « S a v i e i n t i m e , » écrivait P a m p h i l e L a c r o i x , « n ' e s t r i e n m o i n s qu'édifiante. N o s j e u n e s généraux, c u r i e u x et i n d i s c r e t s , t r o u v e r o n t d a n s les coffres d u g o u v e r n e u r n o i r b i e n des b i l l e t s d o u x , b i e n des mèches de cheveux de toutes couleurs; mais s o n h y p o c r i s i e n a t u r e l l e l u i sert à c a c h e r ses fautes : i l s a i t , c o m m e i l le d i t une fois d a n s u n d e ces d i c o u r s q u ' i l faisait s o u v e n t d a n s l e s églises où l e p e u p l e était a s s e m b l é , i l sait que le s c a n d a l e donné p a r les h o m m e s p u b l i c s a des conséquences e n c o r e p l u s funestes q u e c e l u i donné p a r u n s i m p l e c i t o y e n , et extérieurement i l reste un modèle de r é s e r v e ; i l r e c o m m a n d e les b o n n e s m œ u r s , i l les i m p o s e , i l p u n i t l ' a d u l t è r e , e t , à ses soirées, i l r e n v o i e les d a m e s et l e s j e u n e s f i l l e s , sans épargner l e s b l a n c h e s , q u i se présentent l a p o i t r i n e découverte , « ne c o n c e v a n t p a s , » d i t - i l , « que des f e m m e s honnêtes pussent a i n s i m a n q u e r à l a décence. »


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su notamment inspirer à ces anciennes hordes de JeanFrançois, qui n'avaient jusque-là appris l a liberté que par l a dévastation et le p i l l a g e , une horreur presque superstitieuse du bien d'autrui. C'est à ce point qu'elles n'osaient prendre même les gratifications que les blancs leur offraient (I). Cet ordre modèle n'était à l a vérité obtenu qu'au p r i x l ' u n despotisme effrayant; mais i l faut toujours t e n i r compte d u m i l i e u . Pour les noirs qui se souvenaient de l a pairie africaine, comme pour l a plupart de ceux q u i ne pouvaient interroger que les souvenirs de l'esclavage, l'idée d'autorité était inséparable de l'idée d'arbitraire et de violence. Après l a proclamation de l a liberté générale, le commissaire Polverel p u b l i a u n règlement de t r a v a i l dont les principales prescriptions ne se glissaient que t i midement entre les orties et les ronces des droits de l ' h o m m e . « L'œuvre d u premier législateur d u t r a v a i l libre, dit M . Lepelletier Saint-Rem y ( 2 ) , fut accueillie par les rires et les quolibets de ses nouveaux justiciables : Commissai Pnlverel, li bête trop, li pas connaît ayen, disaientils en riant des peines que se donnait le commissaire de l a république pour les légiférer. » — V o i l à l'esclave de l a veille et surtout l ' A f r i c a i n de l'avant-veille; ils ne se seraient pas crus gouvernés s'ils ne s'étaient sentis o p primés. I c i , comme dans les bandes de Biassou et d ' H y a c i n t h e , l'oppresseur était u n chef n o i r , et c'était assez pour leurs vagues aspirations de liberté. Toussaint fondait (1) M a d i o u , Histoire d'Haïti. (2) St-Dominyue, étude et solution nouvelle de la question tienne. — P a r i s , A r t t i u s B e r t r a n d , 1 8 4 6 .

haï-


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en somme l a véritable politique n o i r e , l a seule q u i convînt à l'élément incivilisé et brut d u nouveau peuple. E n effet, nous verrons successivement presque tous les chefs nègres l a relever comme d'instinct, et, à chaque brèche que le temps ou de généreuses illusions feront à cette sanglante d i g u e , l a sauvagerie déborder de nouveau. Mais les débris tremblants de l a population de couleur, que son éducation, ses goûts, son rôle passé, avaient initiée aux mœurs et aux idées françaises, les anciens esclaves de l a partie méridionale q u ' u n contact politique de d i x ans avec cette classe avait relativement civilisés et q u i , en restant jusqu'au bout d u côté de R i g a u d , avaient appris à goûter la douceur et l'équité de l'administration française, les deux fractions du parti jaune, en u n m o t , devaient naturellement trouver intolérable le joug de l'usurpateur n o i r ; aussi accueillirent-elles l'expédition de 1802 comme une délivrance. De leur côté, les p r i n c i p a u x généraux n o i r s , q u i , à force de tout faire ployer sous e u x , s'étaient déshabitués de ployer eux-mêmes, abandonnèrent l ' u n après l'autre Toussaint. Voilà encore l'inévitable dénouement de chaque tyrannie noire. Je ne mentionne que pour mémoire les suites de l'expéd i t i o n Leclerc : le rétablissement aussi déloyal q u ' i m p r u dent de l'esclavage r a l l u m a n t cette insurrection que de solennelles promesses de liberté avaient contribué à éteind r e ; les accidents du climat aggravant les fautes de l a pol i t i q u e ; l a fièvre jaune emportant quatorze généraux, quinze cents officiers, vingt m i l l e soldats, neuf m i l l e m a t e l o t s ; l a famine s'ajoutant à l'épidémie, et l'ouragan n o i r refoulant jusqu'à l'escadre anglaise les restes m o u -


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rants de notre armée, non sans d'effroyables luttes où toutes les horreurs h u m a i n e s , celles de l a civilisation et celles de l a barbarie, v i n r e n t souiller de mutuels prodiges d'héroïsme. L'indépendance fut proclamée, et le général noir Dessalines devint le chef d u nouvel État avec le titre de gouverneur général à v i e , q u ' i l ne tarda pas à échanger contre celui d'empereur. Les hommes de couleur ne pouvaient plus être soupçonnés désormais de conspirer contre l a liberté de l a race noire ; ils s'étaient lavés de cette accusation dans le sang français. C'était même u n d'eux, Pétion, adjudant général dans l'armée de L e c l e r c , et que nous allons voir bientôt apparaître à l a tête de sa caste, q u i , en apprenant le rétablissement de l'esclavage, avait donné le signal de l ' i n s u r r e c t i o n , entraînant avec l u i dans les bois les généraux Clairvaux (mulâtre) et Christophe ( n o i r ) . Mais l'antagonisme entre l'élément éclairé et l'élément africain a l l a i t se réveiller sous une autre f o r m e , et i l se trahissait déjà sourdement par l'affectation même que mettait l a minorité mulâtre à se d i s s i m u l e r , à proscrire les distinctions de p e a u , à se dire nègre (1).—Ne rions pas, hélas! N ' a v o n s nous pas eu aussi nos mulâtres-nègres?— C'est à l a m o r t de Dessalines que cet antagonisme éclata.

(1) Ces a p p e l s c r a i n t i f s à l a c o n c i l i a t i o n s'étaient t r a d u i t s en l a n gage officiel.

L ' a r t . 14 de l a première c o n s t i t u t i o n h a ï t i e n n e , votée

p a r les généraux, des d e u x c o u l e u r s , m a i s rédigée p a r les mulâtres , qui

étaient seuls lettrés, d i s a i t : « T o u t e a c c e p t i o n de c o u l e u r

parmi

les enfants d ' u n e s e u l e et môme f a m i l l e , d o n t le c h e f de l'État est le p è r e , d e v a n t nécessairement cesser, les Haïtiens ne seront désormais c o n n u s que sous l a dénomination générique de n o i r s , »


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Dessalines, c'était Toussaint, mais doublé do Biassou et de Jeannot, et Biassou et Jeannot avaient fini par avoir le dessus, de sorte q u ' u n régiment l e t u a u n beau j o u r à l'affût et sans cérémonie, comme o n tue u n loup enragé. De ce que le meurtre l u t accompli dans le sudouest, où dominait l'influence des hommes de c o u l e u r , et de ce q u ' i l eut pour signal celui d u général de couleur C l a i r v a u x , on a conclu que ce n'était là qu'une réaction de mulâtres contre l a domination noire. E n réalité, les d e u x castes en étaient. On avait persuadé à Dessalines q u ' i l ne serait pas le maître tant q u ' i l ne se serait pas débarrassé de ses anciens égaux, les généraux de l a guerre de l'indépendance, et le second personnage n o i r de l ' e m p i r e , Christophe, q u i était le plus menacé par ce système d'éliminations sommaires, se m i t à l a tète de l a conspir a t i o n . Les mulâtres se sentaient si peu préparés au pouv o i r , q u ' i l s furent les premiers à le l u i déférer; l e u r a m b i t i o n se bornait pour le moment à conquérir, par l'établissement d u régime parlementaire, quelques garanties contre les tendances autocratiques d u gouvernement n o i r et l a part d'influence que ce régime assure à l a classe l a plus éclairée; mais c'est là même que s'opéra l a scission. C h r i s t o p h e , irrité des restrictions que l'assemblée de port-au-Prince apportait au pouvoir exécutif, l u i enjoignit de se dissoudre et marcha contre elle juste au moment où les constituants l u i décernaient l a présidence de l a rép u b l i q u e . Cette boutade nègre était surtout à l'adresse des h o m m e s de couleur : l a peur contribua pour le moins autant que leurs susceptibilités démocratiques à l e u r mettre les armes à l a m a i n . Pétion alla à l a rencontre de C h r i s -


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tophe, et, après une courte lutte, les deux influences se classèrent comme au temps de Toussaint et de Rigaud (1). L a partie méridionale, ce qu'on nomme le sud et l'ouest, déféra l a présidence au chef de c o u l e u r , q u i , réélu deux fois de suite et finalement nommé à v i e , apporta dans l'exercice d u pouvoir une simplicité et u n désintéressement que nous n'osons plus dire républicains. L e n o r d se s o u m i t , de son côté, au chef n o i r , q u i , moins de c i n q ans après, le 28 mars 1811, se proclama roi d'Haïti sous le er

nom de H e n r i I . Ce n'était plus cette fois un monarque à la façon de l'empereur Dessalines, jetant de temps à autre son manteau impérial aux orties pour se l i v r e r p l u s à l'aise, au m i l i e u de son c a m p , aux bruyants caprices de l a danse et de l'orgie africaines. Christophe p r i t tout à fait son rôle au sérieux, et i l le j o u a , pendant près de d i x ans, avec une aisance, u n a p l o m b , u n esprit de suite q u i faisaient honneur au génie imitateur de sa race. L'ancien garçon d'auberge se fit faire u n sacre magnifique et s'entoura de princes, de d u c s , de comtes, de barons, de chevaliers , de pages (2). I l eut u n grand maréchal d u palais, u n grand maître des cérémonies, u n grand v e n e u r , un grand échanson, u n grand panetier, u n chancelier et son (1) R i g a u d a p p a r u t l u i - m ê m e , p e u de t e m p s après, d a n s l e s u d , et se fit une république d a n s c e l l e de Pétion." U n c o m m u n i n s t i n c t de c o n s e r v a t i o n empêcha s e u l les d e u x chefs de c o u l e u r d ' e n v e n i r aux m a i n s . R i g a u d m o u r u t bientôt, et s o n successeur B o r g e l l a se s o u m i t à Pétion. (2) D e s s a l i n e s t r o u v a d a n s sa fierté de sauvage c e t t e i n s p i r a t i o n b i e n a u t r e m e n t r o y a l e : « M o i s e u l j e suis n o b l e ! » répondit-il dédaig n e u s e m e n t à c e u x de ses généraux q u i l u i d e m a n d a i e n t de créer une aristocratie.


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chauffe-cire, u n roi d'armes, des chambellans et des gouverneurs de châteaux; i l eut u n ordre royal et m i l i t a i r e de S a i n t - H e n r i , des gardes haïtiennes, des gardes d u corps et des chevau-légers, sans compter une compagnie de royal-bonbons (1). Les maisons militaires et civiles de l a r e i n e M a r i e - L o u i s e , du prince r o y a l , de l a princesse Améthyste (Madame première) étaient à l'avenant. L'étiquette classique présidait aux grands et petits levers de l e u r s majestés noires : l a poudre et l'épée y étaient de r i gueur, et le tabouret des duchesses y tenait à distance le pliant des simples comtesses. O n a d'ailleurs beaucoup trop r i de cet innocent carnaval nègre. Chez ces pauvres ilotes africains, q u i , pour faire acte d'égalité, ne trouvaient r i e n de m i e u x que d'emprunter à l'ancienne aristocratie blanche sa poudre et ses dentelles, i l y avait, en s o m m e , des aspirations plus sincères de progrès social, de p l u s véritables instincts démocratiques, comme nous d i r i o n s a u j o u r d ' h u i , que chez les avocats ouvriers et les médecins en blouse de nos lendemains de révolution. (1) École militaire.



II

La politique noire et l a politique Jaune.

Voilà donc l a politique noire et l a politique jaune réell e m e n t en présence cette fois. Les planteurs ne sont plus derrière l a première, n i l a France derrière l a seconde. C h a c u n e d'elles est désormais livrée à ses propres instincts, et chacune est dans son m i l i e u de prédilection. Voyons-les à l'œuvre. Christophe recommença l a tyrannie de Toussaint. Comme saint L o u i s , le petit monarque n o i r se plaisait à rendre l a justice sous u n arbre; mais i l ne rendait que des arrêts de m o r t . L a mort était à peu près l'article unique de son code : l a paresse, l a désobéissance, le moindre l a r c i n , le moindre symptôme de mécontentement ou de tiédeur monarchique, r i e n n ' y échappait; m a i s , sous Christophe pas plus que sous Toussaint, ce régime de terreur ne pouvait convenir 3


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à l a minorité éclairée, et, comme i l l a sentait secrètement désireuse de secouer le j o u g , c'est précisément pour elle que l'ombrageux despote se trouva conduit à l'aggraver, surexcitant ainsi l'hostilité contre laquelle i l cherchait à se défendre. A u c u n e tyrannie n'échappe à cette l o i . Dans u n e expédition contre l'ouest, deux officiers mulâtres passèrent avec leur corps d u côté de Pétion, et Christophe fit égorger par représailles, sans distinction d'âge et de sexe, l a nombreuse population de couleur q u i se trouvait à SaintM a r c , l'une de ses places frontières. Ce q u i restait dans le nord d'hommes de couleur et d'adhérents noirs de l'ancien parti jaune ne fut que plus empressé à émigrer vers la république de Port-au-Prince, emportant graduellement le peu de civilisation q u i vivifiât le royaume de Christophe. Avec le despotisme de Toussaint, que ne mitigeait plus cette fois l'influence européenne des anciens p l a n t e u r s , Christophe reprit et exagéra même son système de c u l t u r e , bien q u ' i l n'eût p l u s , comme le premier chef n o i r , des intérêts préexistants à ménager. Les plantations furent érigées en fiefs héréditaires au profit des p r i n c i p a u x officiers, et les noirs y furent attachés dans les mêmes conditions qu'autrefois,, à ces différences près que le salaire était substitué à l a tutelle permanente q u ' i m p l i q u e l'esclavage, et que les nouveaux p l a n t e u r s , transformés e n grands feudataires, s'arrogeaient droit de vie et de m o r t sur les anciens esclaves, devenus serfs. Aussi la grande c u l ture se réveilla-t-elle plus florissante que jamais. C o m m e organisation momentanée d u t r a v a i l , cette vigoureuse discipline était, je le répète, pour la masse des n o i r s , u n e transition nécessaire, et pouvait même se concilier avec


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l'idée que l a plupart d'entre eux se faisaient encore de l a liberté, d'antantplus q u e , l a féodalité de Christophe étant toute m i l i t a i r e , l a discipline de l'atelier semblait être l a c o n t i n u a t i o n naturelle de celle de l a caserne et d u champ de b a t a i l l e ; mais i l y avait i c i plus que le t r a v a i l forcé et et les engagements temporaires du système de Toussaint : i l y avait l a m a i n m o r t e , q u i i m m o b i l i s a i t , sous forme de majorats, l a presque totalité de l a propriété, et l a glèbe, q u i , en rendant les cultivateurs partie intégrante de l ' i m m e u b l e , leur enlevait tout espoir certain de devenir u n j o u r travailleurs libres et propriétaires. Or, on comprend que les anciens esclaves, après avoir suffisamment goûté l'orgueilleuse satisfaction que pouvait éprouver l ' A f r i c a i n à n'être tyrannisé que par des A f r i c a i n s , auraient fini par d e v e n i r assez indifférents à une nationalité qui n'aboutissait qu'à une aggravation indéfinie de l'esclavage. C h r i s tophe le pressentait lui-même; pour combattre cette tend a n c e , pour exploiter par l a même occasion contre son r i v a l d u sud les souvenirs de l'ancienne alliance francomulâtre, le t y r a n n o i r , que circonvenaient d ' a i l l e u r s , c o m m e Toussaint, les agents de l'Angleterre et des ÉtatsU n i s , s'efforçait de raviver l a haine de l a France (1), mettant à mort comme espion le premier envoyé français q u i s'aventura dans ses domaines, et ne laissant pas même prendre terre à l a seconde commission française q u i se présenta en 1816. Par l'exagération même de ce système ,

(1) I l avait conçu le p r o j e t de f a i r e o u b l i e r à ses sujets jusqu'à l a langue glais.

française. L ' e n s e i g n e m e n t q u ' i l avait organisé était t o u t a n -


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Christophe allait encore i c i contre son but. Il n'aurait p u , en effet, m i e u x s'y prendre pour provoquer tôt ou t a r d une invasion de la F r a n c e , q u i , n'ayant plus l'Europe sur les bras et pouvant cette fois choisir son h e u r e , serait immanquablement rentrée en possession de son ancienne colonie. Pétion adopta en tout une politique opposée. Moitié par goût, moitié par tactique et pour attirer à l u i les forces civilisatrices que s'aliénait son r i v a l , le chef d u sud m e surait sa tolérance sur le despotisme de. c e l u i - c i ; m a i s , de même qu'après l a scission géographique des deux i n fluences i l était resté dans le nord u n noyau trop avancé pour l a tyrannie n o i r e , i l restait dans le sud u n n o y a u trop neuf pour le régime mulâtre, et q u i , par une i n t e r prétation dont le génie nègre n ' a pas le monopole, t r a d u i sit immédiatement l a liberté républicaine par le droit de danser, de d o r m i r et de manger les bananes de « b o n D i e u » en prenant le frais dans les bois. L a banane, c'est le dîner tombé d u c i e l , et comme q u i dirait le droit a u travail de ces socialistes de l a nature. Ce n'est pas q u ' i l n'existât de très-sages règlements contre l a paresse et l ' i n constance des cultivateurs : l a difficulté était d'appliquer ces règlements. E n paraissant adopter, même partiellem e n t , les moyens coercitifs du système de C h r i s t o p h e , Pétion n'aurait-il pas p e r d u , auprès de ces natures défiantes, tout le bénéfice d u contraste q u ' i l tenait à établir? Les attractions de caste n'étaient pas d'ailleurs à redouter du côté d u nord seulement : au cœur même de l a répub l i q u e , un bandit de l'école de Biassou, le noir G o m a n , avait fondé u n petit État à l'africaine, autour duquel tous


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les éléments réfraetaires d u nord et d u sud s'étaient insensiblement tassés. P o u r ne pas fournir de recrues à ce qu'on n o m m a i t l'insurrection de l a Grande-Anse, i l fallut donc respecter les vagabondes fantaisies de nos amateurs de bananes. L e v a u d o u x , sorte de franc-maçonnerie religieuse et dansante, introduite à Saint-Domingue par les nègres A r a d a s , et fort redoutée des planteurs, le vaudoux les groupa en corporations q u i se substituèrent peu à peu à l a police r u r a l e , ruinant ou enrichissant à leur gré les propriétaires qu'elles disgraciaient ou protégeaient. Pétion avait v o u l u fonder une petite F r a n c e , et c'était l ' A f r i q u e q u i e n prenait possession. Pétion éprouva d'abord moins de mécomptes dans l'établissement de son système foncier. Gréer u n puissant faisceau d'intérêts démocratiques à l'encontre des intérêts féod a u x que représentait et que menaçait d'imposer le gouvernement du nord ; — neutraliser, en s'attachant l'armée, l a défection possible des généraux q u i , s'étant constitués fermiers des meilleures plantations, auraient p u être séduits à la longue par les garanties qu'offrait l ' a d m i n i s tration de Christophe à l a grande c u l t u r e , et surtout par l a perspective de voir transformer leurs baux de ferme en fiefs; — donner aux masses noires l a preuve palpable que l a classe j a u n e , en les appelant autour d'elle, entendait, n o n pas les exploiter, comme répétait Christophe après T o u s s a i n t , mais bien les associer à son bien-être et à ses d r o i t s ; — intéresser enfin ces masses à l'indépendance d u territoire et susciter en elles par l'esprit de propriété l e goût d u travail dont sa couleur l u i interdisait d'imposer trop ouvertement l'obligation : tel est le b u t m u l t i p l e que


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Pétion s'était proposé d'atteindre. Dans cette pensée, i l morcela le domaine national. Une partie fut distribuée, p a r petits lots proportionnés au grade, aux vétérans d'abord, puis aux différentes catégories de militaires et de fonctionnaires en activité. Le reste fut mis en vente, également par parcelles et à très-bas p r i x , dont Pétion, pour hâter les résultats politiques q u ' i l poursuivait, provoquait tout le premier l'avilissement. L'appât réussit au delà de toute prévision. P a r m i les cultivateurs l a b o r i e u x , ce fut à q u i profiterait des facilités q u i l u i étaient offertes pour devenir propriétaire. Ceux dont le pécule n'était pas suffisant p r i rent à f e r m e , avec partage égal d u p r o d u i t , les lots des concessionnaires militaires et civils à q u i leurs fonctions ou leur inexpérience agricole ne permettaient pas l ' e x p l o i tation directe, et devinrent à leur tour propriétaires de fait ; mais ici encore le m a l se manifesta à côté d u b i e n : l a grande c u l t u r e , q u i peut seule fournir avec avantage a u commerce extérieur le sucre, le café, l ' i n d i g o , le coton, c'est-à-dire les principaux éléments de l a richesse colon i a l e , acheva de perdre à cette transformation le petit nombre de bras assidus qu'elle avait p u retenir. C'était d'autant plus regrettable que Pétion comprenait bien m i e u x que Christophe les intérêts commerciaux de son pays. T o u t en cherchant à montrer à l a France que, pour reconquérir Saint-Domingue, elle aurait désormais cent mille propriétaires à exterminer, le chef mulâtre ne se dissimulait pas que l a simple possibilité d'une nouvelle expédition Leclerc équivalait pour l'île à u n b l o c u s , et au lieu de se r e t r a n cher vis-à-vis de nous dans l'isolement farouche et stupide de Christophe, i l s'était hâté de poser le principe d'une


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indemnité pécuniaire q u i devint l a base des négociations d'où devait sortir l a reconnaissance amiable de la nationalité haïtienne. E n s o m m e , chacune des deux politiques avait sacrifié une moitié de sa tâche à l'accomplissement de l'autre m o i tié. Christophe, tout en comprimant l a barbarie, refoulait l'élément civilisateur; Pétion ouvrait a u contraire une large porte à l'élément civilisateur et a u progrès s o c i a l , m a i s i l y laissait passer l a barbarie. L e premier avait assis sur son peuple broyé les fondements d'une grande prospérité nationale; le second faisait bon marché de l a richesse nationale pour donner aux masses une liberté et u n b i e n être immédiats. Tandis que le t y r a n nègre enfin enlevait à l a grande culture, q u ' i l avait s i violemment organisée, l a sécurité et les débouchés q u i en sont les garanties vitales, le président mulâtre l a désorganisait, tout en t r a v a i l l a i t à créer ces garanties. L a politique jaune avait cependant sur l a politique noire u n avantage incontestable : c'est de serv i r doublement l a cause de l'indépendance, que celle-ci compromettait doublement. E n 1 8 1 8 , Pétion, miné par u n profond découragement a u q u e l étaient venus se joindre des chagrins domestiques, se laissa m o u r i r , dit-on, de f a i m . L e général Boyer l u i succéda et continua son œuvre. L a seconde et l a troisième année de son gouvernement furent signalés par deux événements décisifs, l a pacification de l a Grande-Anse et l a soumission d u n o r d . A l a suite d'une attaque d'apoplexie, Christophe, était resté à d e m i paralysé, et, en voyant le tigre couché, son tremblant entourage n'avait pas hésité à l u i c o u r i r sus. Une insurrection m i l i t a i r e éclate à Saint-


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M a r c , puis au Cap. Christophe essaie de rendre une élasticité momentanée à ses membres en se faisant frictionner d'une m i x t u r e de r h u m et de p i m e n t , mais c'est en v a i n . Rugissant d'impuissance, i l se fait porter en litière au m i l i e u de sa garde, l a harangue, et l u i donne ordre de m a r cher sur le C a p , dont i l l u i accorde le pillage. Celle-ci se met en marche avec toutes les démonstrations de l'enthousiasme nègre; m a i s , rencontrant en route les insurgés, elle pensa q u ' i l était beaucoup plus court de revenir p i l l e r avec eux l a résidence royale. Prévenant ce dernier outrage, Christophe se déchargea u n pistolet dans le cœur. D e u x généraux n o i r s , R i c h a r d , duc de Marmelade, et P a u l R o m a i n , prince de Limbé, comptaient b i e n , en c o n s p i r a n t , recueillir l'héritage de Christophe ; mais Boyer, à q u i les insurgés de Saint-Marc avaient envoyé, en guise d ' i n v i t a t i o n , l a tête d ' u n des chefs de Christophe, Boyer n'eut qu'à se présenter pour que tout le n o r d l e reconnût. P o u r comble de bonheur, l a partie espagnole, où l a classe de couleur était proportionnellement aussi nombreuse que l a classe noire dans l a partie française, fut amenée à i m i t e r le n o r d , apportant ainsi à l a minorité jaune u n renfort qui allait compenser et bien a u delà celui qu'avait donné à l a majorité noire l a chute de Christophe et de G o m a n . E n f i n , en 1825, u n traité avec l a France consacra définitivement l'indépendance d'Haïti. U n e voie entièrement nouvelle s'ouvrait donc devant le gouvernement mulâtre. Les exagérations et les faiblesses où i l s'était laissé a l l e r jusque-là provenant surtout des nécessités que l u i avaient créées l'antagonisme incessant de deux gouvernements n o i r s , l'éventualité d'une invasion française et l a trop


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grande inégalité numérique des deux couleurs, i l était n a t u r e l de croire q u e , ces trois causes disparues ou atténuées, l a politique jaune ne se manifesterait désormais que par ses bons côtés. C'est malheureusement tout l'opposé q u i a r r i v a . Boyer v i t se tourner contre lui-même ses propres succès. Christophe avait outré les rigueurs de l'ancien esclavage et même celles de ses deux devanciers noirs ; aussi l a réact i o n d'indiscipline et de paresse q u i s u i v i t sa chute avaitelle été plus violente que jamais, et comme dans le m i l i e u où pénétrait brusquement ce nouveau flot d'émancipés r i e n n'était organisé pour le contenir, je laisse à penser quel débordement ! Cependant, quand cette première effervescence se fut u n peu calmée, que le morcellement d u s o l , en s'étendant du sud au n o r d , eut intéressé a u m a i n t i e n d u nouveau régime la minorité laborieuse des anciens sujets de Christophe, et que l a paix avec l a France v i n t permettre de relever les restes de l a grande c u l t u r e , B o y e r pensa q u ' i l était temps, pour son peuple, de consommer u n peu moins de tafia et de produire u n peu plus de sucre. U n code r u r a l fut promulgué. Les cultivateurs étaient déclarés exempts d u service de l'armée et des m i l i c e s ; mais quiconque ne justifierait pas de moyens réguliers d'existence était tenu de s'engager comme cultivateur p o u r t r o i s , s i x , neuf a n s , par contrat i n d i v i d u e l , ce q u i coupait court à l a tyrannie des corporations dansantes. Malheureusement, comme i l est impossible de désigner certaines choses autrement que par l e u r n o m , quelquesunes des prescriptions réglementaires de ce code rappelaient trop littéralement l'ancienne discipline de l'atelier.


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Les sourdes rancunes q u i s'agitaient autour d u parti t r i o m p h a n t , et q u i s'étaient révélées par quatre ou cinq conspirations successives de généraux n o i r s , ne manquèrent pas d'exploiter ces analogies : Sonthonax, Toussaint, C h r i s tophe avaient donc d i t v r a i , et l a classe de couleur n'avait jusque-là flatté les noirs que pour les désarmer et les o p p r i mer ensuite à l'aise ! Boyer recula devant ce réveil subit de préventions que les mulâtres avaient mis trente ans à dissiper, et on l u i a reproché trop durement cet aveu d ' i m puissance. P a r cela s e u l , en effet, q u ' i l n'était plus groupé autour de Christophe et d u r o i bandit de l a G r a n d e - A n s e , le parti ultra-africain se trouvait maintenant partout, semant jusque dans l a portion l a plus docile des masses ses v i e u x ferments d'ignorance et de h a i n e , n'attendant peutêtre qu'une provocation pour se relever s u r v i n g t points à l a fois, et d'autant plus à redouter que le spectacle de l a tyrannie noire n'était plus là pour neutraliser les antipathies de peau. Accepter l a l u t t e , c'eût été jouer le tout pour l e t o u t , et B o y e r a i m a m i e u x laisser cet esprit de défiance et de révolte s'éteindre peu à peu faute d ' a l i ment. Le code r u r a l tomba donc en désuétude; travailla à peu près q u i voulut. L a p a i x même, en rendant i n u t i l e une organisation m i l i t a i r e q u i seule avait m a i n t e n u jusque-là un reste de discipline et d'unité dans le t r a v a i l a g r i c o l e , contribua à le désorganiser. Haïti débutait, en u n m o t , dans la vie des nations par ce double contre-sens d ' u n gouvernement pour q u i l a défaite de l ' e n n e m i intérieur devient une nouvelle cause de crainte et de faiblesse, « et d ' u n peuple q u i languit et q u i meurt par ce q u i est l a l o i


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d u développement et de l a prospérité des nations : l a sécurité (1). » Dans quelques cantons, cependant, le code r u r a l reçut u n commencement d'exécution ; mais comment? U n j o u r n a l haïtien de l'époque nous le d i r a (2) : « Résistant à s'employer pour autrui moyennant salaire, i l s (les c u l t i vateurs) accusent les contrats synallagmatiques de gêner l e u r libre arbitre, i l s devraient dire leur inconstance. P o u r s'en affranchir, ils appauvrissent les propriétaires, les dégoûtent, les désespèrent jusqu'à les porter à sacrifier leurs propriétés. A l o r s , aux termes des contrats, l e u r gros pécule, amassé patiemment, est là pour être offert aux propriétaires q u i se résignent. » Dans le paysan nègre, i l y a largement, comme on voit, l'étoffe d ' u n paysan européen. Habilement excité et dirigé, cet esprit de cupidité et de ruse pourra devenir plus t a r d , au pis aller, u n puissant levier d'organisation sociale ; mais, en attendant, i l avait i c i pour mobile l a paresse, pour tactique le ralentissement de l a production, et pour fin l'accélération d u morcellement. Une ressource suprême, mais décisive, restait: c'était d'appeler les bras et les capitaux étrangers à l'exploitation des immenses ressources vierges de l'île. L a constitution de 1805 et toutes les autres constitutions à l a file avaient

(1) Saint-Domingue,

p a r M . Lepelletier S a i n t - R e m y .

(2) Le Temps (7 a v r i l 1 8 4 2 ) . C e j o u r n a l , rédigé p a r d e u x h o m m e s q u i o n t p r i s une l o n g u e p a r t au g o u v e r n e m e n t de l e u r p a y s , M M . B . et C. A r d o u i n , c o n t i e n t u n e série d'études où l ' e s p r i t et les conséq u e n c e s d u système a g r i c o l e de Pétion et de B o y e r sont appréciés avec a u t a n t d'impartialité que de sens.


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dit : « Aucun blanc, quelle que soit sa n a t i o n , ne mettra le pied sur ce territoire à litre de maître o u de propriétaire, et ne pourra à l'avenir y acquérir aucune propriété.» Après l a reconnaissance de l'indépendance haïtienne, l e maintien de cet article n'était plus q u ' u n ridicule et r u i neux contre-sens. Malheureusement, dans l a position q u ' i l s'était laissé faire, Boyer était le dernier q u i osât déduire cette conséquence logique d u traité avec l a France. C e traité, sans lequel Haïti s'appellerait probablement a u j o u r d ' h u i Saint-Domingue, et q u i sera, pour des générations moins prévenues, le grand titre historique de B o y e r , ce traité avait soulevé de violentes récriminations au sein d u parti ultra-noir. Les patriotes de l'école de Toussaint, de Dessalines et de Christophe s'étaient indignés presque aussi haut que les patriotes de certaine école française contre ces « mulâtres » qui se laissaient vendre (à très-bon compte d'ailleurs) u n territoire que les « noirs » avaient conquis (1), et, à chacune des rares parcelles d'indemnité que le gouvernement expédiait e n écus sonnants à P a r i s , « peuple n o i r , » condamné q u ' i l était lui-même au maigre régime des assignats, sentait naturellement se raviver l a blessure. Ce n'est pas tout : ces efforts constants de Pétion, de Boyer, de tout l e parti mulâtre pour lever le seul obstacle q u i s'opposât désormais à l ' i m m i g r a t i o n b l a n c h e , c'est-à-dire au croisement des deux races et par suite à l a multiplication des sang-mêlés, ne trahissaient-ils pas u n e

(1) S o i t ; mais si Charles X , au lieu d'envoyer à Haïti des négociateurs, y avait envoyé une armée, l'argument tiré du droit de conquête n'aurait-il pas un peu embarrassé les Haïtiens à leur tour?


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arrière-pensée de prépondérance numérique et d'oppression? O r , i l n ' y a pas de temps d'arrêt possible dans l a pol i t i q u e de faiblesse : ayant cédé sur u n point a u x préventions d u parti ultra-africain, Boyer et sa caste s'étaient d'avance condamnés à céder sur tous les autres, et, de même que nous les avons vus se justifier d u reproche de despotisme en s'efforçant de mériter le reproche opposé, i l s n e trouvèrent rien de m i e u x , pour se soustraire au contre-coup des défiances anti-françaises, que d'en prendre eux-mêmes l a direction. L a haine d'abord affectée et à l a fin réelle de l a France, les appels quotidiens a u sentiment n a t i o n a l contre les ténébreuses menées de l a F r a n c e , les tracasseries de toute sorte à l'adresse de quelques négociants français et européens q u i n'avaient pas reculé devant l'espèce de mort civile dont l a race blanche était et est encore frappée à Haïti, devinrent, dès ce moment, l a tactique gouvernementale de Boyer et de presque tous les h o m m e s de couleur. O n eut donc encore i c i ce triste et s i n g u l i e r spectacle d ' u n gouvernement réduit à frapper lui-même de stérilité l a partie l a plus féconde de son œuvre et de toute une classe se condamnant par peur à écarter l a seule solution q u i pût l a relever de son oppression morale. Comme s ' i l était dit enfin que pas une des p l u s habiles combinaisons de Boyer n'échapperait à cet enchaînement de mécomptes, l a majorité mulâtre de l'est, dont les mœurs, les traditions, les intérêts répugnaient à u n pareil système, ne tarda pas à se repentir de l'annexion et ne devint ainsi pour l a minorité mulâtre de l'ouest, à q u i elle devait apporter u n renfort décisif, q u ' u n embarras de p l u s .


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Cependant Boyer avait pour l u i u n puissant a u x i l i a i r e : le temps. Vingt ans de calme avaient tellement adouci les mœurs, que le vol à m a i n armée et le meurtre étaient devenus choses inouïes. L e contact pacifique des d e u x castes amenait peu à peu leur fusion, et déjà le parti n o i r proprement dit, l'école de T o u s s a i n t , n'était plus q u ' u n e faible minorité qui s'éclaircissait chaque j o u r , emportant avec elle dans l a tombe le germe des sauvages susceptibilités devant lesquelles avait dû s'effacer l'action gouvernementale. Boyer et les hommes intelligents de son entourage, tant jaunes que noirs, entrevoyaient donc le m o m e n t où i l s pourraient lancer le marteau sur ce bloc de b a r barie sans en faire j a i l l i t l'insurrection. V a i n espoir encore ! à cette société q u i se décomposait en naissant, i l manquait u n dernier dissolvant, et le tiers-parti p a r u t .


III

La hourgeolsio Jaune. — Un 24 février noir. — Guerrier P i e r r o t , Riche. — Soulouque. — Un fauteuil ensorcelé.

O n doit rendre cette justice aux Haïtiens que, s'ils font des constitutions absurdes, ils excellent à les violer. Pétion lui-même, malgré ses illusions démocratiques, n ' a v a i t pas tardé à comprendre que plus l'autorité gouvernementale était entachée de faiblesse, plus i l importait de ne pas l a diviser, et que l'unité d'action et de direction en h a u t était le seul correctif possible de l'excessive tolérance que les préventions de caste l u i imposaient en bas. U n e fraction d u sénat et derrière elle u n p a r t i assez nomb r e u x , q u i se r a l l i a plus tard au schisme momentané de R i g a u d , avaient v o u l u s'opposer à ces indispensables empiétements : Pétion s'en débarrassa par u n 18 brumaire à l'africaine, et sut prouver, en n'abusant pas u n seul instant de l a dictature, q u ' i l l'exerçait, non par goût, mais


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par nécessité. Les récalcitrants finirent par s'en c o n vaincre eux-mêmes, et l a constitution révisée de 1816 l u i accorda tout ce q u ' i l avait p r i s . Boyer p u t continuer e n p a i x , durant vingt a n s , le système centralisateur de P é tion ; mais, à l a longue, une génération entièrement n o u velle avait surgi q u i , trouvant toutes les places prises, dev i n t naturellement opposition, et q u i , n'ayant p u , v u l a communauté d ' i d i o m e , étudier son rôle d'opposition q u e dans les j o u r n a u x français, se m i t à débiter les tirades d u National à son p u b l i c de six cent m i l l e nègres, lequel n ' y comprit r i e n , et continua de danser l a c a l i n d a , avec accompagnement de bamboula. Voyant l e u r peu de succès, les acteurs conclurent t o u t naturellement encore de trois choses l'une : que le p a r terre était stupide, ou q u ' i l était v e n d u , ou q u ' o n ne l u i laissait pas l a liberté d'applaudir. A q u i fallait-il s'en prendre? Évidemment à l a concurrence gouvernementale, a u président Boyer. Ce malheureux président-soliveau, q u i n'avait pas u n sou v a i l l a n t , q u i ne voyait pas devant l u i de plus formidable obstacle que l'ignorance des masses, et dont tout le crime était d'avoir v o u l u trop brusquement transformer les esclaves de l a veille en citoyens, ce m a l heureux Boyer, disons-nous, fut donc accusé (1) de « s o u -

(1) L ' o p p o s i t i o n française venait môme d i r e c t e m e n t à l ' a i d e de l ' o p p o s i t i o n haïtienne. II n'est pas jusqu'à l ' h o n o r a b l e M . l s a r n b e r t q u i , dans une l e t t r e adressée t o u t exprès a u président d u sénat d'Haïti, M . B . A r d o u i n , n'ait c r u d e v o i r s t y g m a t i s e r l a tyrannie raffinée et l e s actes i n c o n s t i t u t i o n n e l s d u président B o y e r , à q u i i l a d r e s s a i t c e t t e f o u d r o y a n t e a p o s t r o p h e : « C h a r l e s X en avait fait moins!»—-Mon Dieu, o u i , M . lsarnbert-


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doyer » les consciences, de plonger les Haïtiens dans le « s e r v i l i s m e , » et de les « a b r u t i r systématiquement » par l'ignorance, afin de m i e u x dominer leur torpeur. L a classe de couleur étant la plus lettrée, ou à peu près l a seule lettrée, l a nouvelle opposition se recrutait bien entendu dans ses rangs : c'est l'inévitable bourgeois dénonçant le gouvernement de l a bourgeoisie. Boyer l u i en r e m o n t r a i t avec beaucoup de sens le danger et le r i d i cule : au bruit de ces querelles mulâtres, l ' A f r i q u e , la pure A f r i q u e , q u i ne dormait peut-être que d'une oreille, ne finirait-elle pas par se réveiller ? M a i s , en comprenant que le gouvernement avait peur, l'opposition ne fit que redoubler de violence, et l'Afrique, q u i s'était en effet rév e i l l é e , apprenant à son tour qu'elle faisait peur, résolut d'en profiter à l'occasion.Le tremblement de terre de 1842, q u i détruisit l a v i l l e du Cap et fit périr l a moitié des h a b i t a n t s , l u i fournit cette occasion. L a population des campagnes envahit les décombres, et, sourde aux sifflements de l'incendie comme au râle des mourants, p i l l a pendant q u i n z e j o u r s , se ruant indifféremment au passage sur les mulâtres du parti conservateur, dont l'opposition l u i avait d i t tant de m a l , et sur les mulâtres de l'opposition, dont le gouvernement l u i disait si peu de bien (1). A i n s i , i l avait suffi d'agiter u n peu cette eau dormante pour faire r e m o n t e r à l a surface tous les instincts dépravés o u sauvages q u i fermentaient depuis quarante ans au fond. (1) L e s p a y s a n s n o i r s d i s a i e n t p o u r l e u r r a i s o n : « C'est, bon Dié qui ba nous ça; hié té jour à ous, joudui c'est jour à nous. » — C ' e s t l e b o n D i e u q u i nous donne ça; h i e r c'était v o t r e j o u r , a u j o u r d ' h u i c'est n o t r e j o u r .


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L'opposition n'y v i t qu'un nouveau prétexte d'agitation, accusant le gouvernement de n'avoir pas osé p u n i r ces abominations, ce q u i était malheureusement u n peu v r a i , mais ce q u i aurait dû être une raison de plus de ne pas ajouter à l a faiblesse de ce gouvernement. Deux ou trois coups d'État successifs tuèrent l'opposition dans la chambre. E l l e ressuscita aussitôt dans le pays à l'état dé conspiration, sous la direction d ' u n ambitieux de faible portée, Hérard-Rivière, commandant d'artillerie, que soufflait u n ambitieux de talent, Hérard-Dumesle. L a conspiration éclata dans le sud par la publication de ce qu'on a nommé le manifeste Praslin. Les signataires de cette pièce, remarquablement écrite, déféraient le pouvoir exécutif à Hérard-Rivière, tout en nommant pour l a forme u n gouvernement provisoire dont l'ancien lieutenant de R i g a u d , le v i e u x général Borgella, était le Dupont de l ' E u r e ; mais Borgella, q u ' o n avait nommé de confiance' marcha furieux contre l ' i n s u r r e c t i o n , ce q u i compliqua u n moment l a lutte ; lutte assez peu sanglante d'ailleurs, et où l ' o n échangea, pendant s i x semaines, plus de promotions que de coups de fusil. I l paraît qu'Hérard sut en faire plus que B o y e r , apparemment parce q u ' i l savait moins que Boyer ce qu'elles coûtent, et celui-ci, cédant pour le moins autant au dégoût q u i avait tué Pétion, qu'aux progrès de l a révolte, s'embarqua le 13 mars 1843 pour l a Jamaïque, après avoir adressé ses adieux au pays dans u n langage q u i ne manquait pas de dignité. Les deux Hérard restèrent à l a tête d u gouvernement le temps nécessaire pour expier les attaques q u i l e u r en avaient ouvert la voie, c'est-à-dire pour doubler les cadres


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SON

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de l'état-major, qu'ils trouvaient naguère trop surchargés, p o u r reprendre en les aggravant les errements financiers q u ' i l s étaient venus détruire, pour recommencer contre le p o u v o i r parlementaire et m u n i c i p a l , dont tout le tort était d ' a v o i r pris au mot leurs récentes théories constitutionn e l l e s , les coups d'État de Boyer (1); enfin pour v o i r se séparer d'Haïti l a partie espagnole dont i l s avaient caressé et exploité l'opposition, et q u i forme aujourd'hui l a répub l i q u e dominicaine. Mais i l n ' y a pas de 24 février sans l e n d e m a i n , et le lendemain a r r i v a . Dans l a dernière lutte du gouvernement mulâtre contre l'opposition mulâtre, les masses, se sentant cajolées de part et d'autre, étaient restées à peu près neutres. L a révol u t i o n qu'on faisait en leur n o m une fois accomplie, elles avaient encore mis plusieurs mois de s o m m e i l au service de l a république. C'est à ce point que le « carillon de l a liberté » n'avait réuni à Port-au-Prince que deux cents électeurs sur six mille : dans quelques localités i m p o r tantes i l ne s'en présenta môme pas u n seul ; mais quand le n o u v e a u régime fut consolidé, que tant de fracas n'eut abouti qu'à donner quelques m i l l i e r s d ' é p a u l e t t e s à l a j e u nesse mulâtre d u parti Hérard, le « peuple noir» comprit q u ' o n l'avait décidément oublié, et regarda aux quatre points cardinaux si personne né se présenterait pour l u i d o n n e r « révolution à l i . » Les Candidats s'offrirent aus(1) A v e c un p e r f e c t i o n n e m e n t soudre signifia

la constituante aux

qui

mérite d'être noté. P o u r d i s -

et les comités m u n i c i p a u x , Hérard-Rivière

m e m b r e s d ' a v o i r à r e j o i n d r e immédiatement l'armée, « l e

p r e m i e r d e v o i r des représentants d u p e u p l e étant de défendre l'unité et l'indivisibilité de l a république. »


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sitôt e n foule. Les généraux noirs Salomon et Dalzon s ' i n surgent presque simultanément, l ' u n dans le s u d , l'autre à Port-au-Prince. Quelque temps après, le général n o i r Pierrot, battu par les Dominicains, v a se consoler dans l e nord en s'y proclamant indépendant, et l'ouest, à son t o u r , proclame le général noir G u e r r i e r ; mais Guerrier, c o m m e P i e r r o t , comme Dalzon, comme S a l o m o n , ce n'était q u e le n o i r , et voici venir dans le sud le nègre, le nègre h u m a nitaire et beau diseur de l'école de Jean François. I l s e nommait Acaau, « général en chef des réclamations de s e s concitoyens, » avait de gigantesques éperons à ses talons nus, et, suivi d'une troupe de bandits, armés l a p l u p a r t de pieux aigus faute de fusils, parcourait, dans l'intérêt de « l'innocence malheureuse » et de « l'éventualité d e l'éducation nationale, » les villes dépeuplées à son a p proche par l a terreur. Acaau portait spécialement l a p a role au « n o m de l a population des campagnes, réveillée d u s o m m e i l où elle était plongée. » — Que d i t le c u l t i v a teur, s'écriait-il dans une de ses interminables p r o c l a m a tions où l'impitoyable obstination d u paysan doublé d u nègre refusait de faire grâce a u parti Hérard d'une s e u l e de ses promesses, « que dit le cultivateur auquel i l a été promis par l a révolution l a d i m i n u t i o n du p r i x des m a r chandises exotiques et l'augmentation de l a valeur de s e s denrées? — I l dit qu'il a été trompé. » A u s s i les mulâtres des Cayes, principal foyer de la dernière révolution, reçurent-ils l a première visite de ce formidable porteur d e contraintes. L'opposition bourgeoise, q u i avait s i l o u g temps désiré le réveil politique du peuple, n'avait p l u s , Dieu m e r c i , à se plaindre. E l l e en fut cependant quitte


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cette fois pour l a peur. U n c o m m u n intérêt de conservation groupa l a majorité des deux couleurs autour de l a présidence de Guerrier, q u i , grâce à sa qualité de n o i r , put refouler sans peine l'élément ultra-africain; mais Guerr i e r m o u r u t peu de jours après, volontaire victime des devoirs que l u i imposait sa nouvelle position. Jusque-là ivre-mort dès h u i t heures d u m a t i n , i l avait e u , à quatrevingt-quatre ans, la force d'âme de renoncer a u tafia, q u i , en effet, le transformait parfois en bête fauve; c'est ce q u i le t u a . P i e r r o t , beau-frère d u r o i Christophe, a m i d'Acaau, et q u i était, après G u e r r i e r , le plus en évidence, a r r i v a à son tour au pouvoir, tracassa les étrangers, se fit toutes sortes de mauvaises affaires avec notre consul, M . Levasseur, fut encore battu par les D o m i n i c a i n s , et jeta de nouveau l a terreur p a r m i les mulâtres. Ce n'était a u fond q u ' u n r i d i cule b o n h o m m e , cédant bien moins par passion que par bêtise à l a pression de l'élément ultra-africain; mais bonh o m m e à la façon des tyrans nègres. Quelqu'un q u ' i l avait recommandé est u n j o u r condamné à trois mois de prison. P i e r r o t , très-mécontent de l a sentence, se souvient, après mûres réflexions, que l a l o i accorde au chef de l'État le d r o i t de commuer les peines, et, tout radieux de sa découv e r t e , i l commue ces trois mois d'emprisonnement en peine de mort : voilà Pierrot. Sou rêve f a v o r i , c'était d'avancer, s i n o n en puissance, d u m o i n s en grade, et d'échanger l a présidence d u n o r d , de l'ouest et d u s u d , contre une petite royauté dans le n o r d . Mais u n heau m a t i n i l a r r i v a q u e , sans s'être donné le m o t , sans tirer u n coup de f u s i l , noirs et mulâtres l u i signifièrent son


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congé, q u ' i l accepta sans m u r m u r e r et en adjurant la n a tion de l u i laisser au moins ses anciens appointements de général. Les tiraillements et les désordres qu'avait amenés l a chute de Boyer n'étaient pas, comme on v o i t , sans c o m pensation. De cette triple simultanéité d'idées et d'intérêts qui avait successivement réuni l a grande majorité des noirs et l a minorité mulâtre dans une commune pensée d'unité nationale autour de G u e r r i e r , dans une c o m m u n e pensée de défense contre Acaau, dans u n c o m m u n besoin de conciliation et de légalité contre Pierrot, i l ressortait ce fait aussi nouveau que rassurant, à savoir : que l a fusion morale, économique et politique des deux couleurs, était déjà à peu près accomplie; i l ne s'agissait plus que de trouver u n homme capable de développer les conséquences de cette nouvelle s i t u a t i o n , u n homme q u i accouplât p a r leurs bons côtés le système de Christophe avec celui de Pétion et de Boyer, et pût être énergique comme le premier, en restant h u m a i n , libéral, civilisateur comme les seconds. Raisonné ou instinctif, le sentiment national n e se méprit pas en appelant à l a succession de Pierrot le général noir Riché. Unissant à l'ascendant que lui donnait sa couleur une certaine déférence sympathique pour les m u lâtres et les b l a n c s , Riché réalisa un moment l'idéal d u gouvernement haïtien. I l sut maîtriser l'élément b a r bare sans écraser sous l a même pression l'élément éclairé, et i l voulait et: pouvait, sans crainte de soulever les susceptibilités devant lesquelles avait reculé Boyer, d ' u n e part, o u v r i r le territoire aux capitaux étrangers, d'autre


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part, réorganiser le travail intérieur, lorsqu'une mort subite l'emporta deux jours avant le premier anniversaire de son élévation (1). L e sénat à q u i appartenait l'élection du chef de l'État, et que présidait à cette époque M . Beaubrun A r d o u i n , se partagea également et durant h u i t scrutins entre deux candidats noirs : les généraux Souffran et P a u l . L e premier avait pour l u i l'année; mais i l avait servi et t r a h i tous les partis. L e second était digne de continuer l'œuvre politique de Riché; mais, général improvisé et de fraîche date, l'armée ne le connaissait pas. De l a parité même de leurs chances naissait d'ailleurs ou u n danger de scission nationale, ou une cause de faiblesse pour celui des deux q u i l'emporterait. M . Beaubrun A r d o u i n coupa court à l a difficulté en proposant tout à coup u n troisième candidat q u i ne divisait personne, par cela même que personne n ' y songeait, et, à la grande surprise d u nouveau président et de ses présidés, le sénat n o m m a le général F a u s t i n Soul o u q u e (1 mars 1847). C'était u n bon, gros et pacifique nègre q u i , depuis 1804, époque à laquelle i l était domestique d u général Lamarre, avait traversé tous les événements de son pays sans y laisser de trace n i en m a l n i en b i e n . E n 1810, le général L a m a r r e fut tué en défendant le Môle contre Christophe, et Soulouque, q u i était déjà devenu quelque chose comme l ' a i d e de camp de son maître, fut chargé, m'a-t-on dit, er

(1) I l mourut d'une forte dose de cantharides, ou « d'amour, » pour employer les délicatesses de langage d'un Haïtien qui me racontait ses derniers moments.


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de porter son cœur à Pétion. Pétion le n o m m a lieutenant dans sa garde à cheval, et le légua plus tard à Boyer comme u n meuble d u palais de l a présidence. Boyer, à son tour, le n o m m a capitaine et l'attacha au service particulier de M Joute, une Diane de Poitiers au teint d'or q u i avait été successivement la présidente des deux présidents. S o u louque resta ensuite complétement oublié jusqu'en 1 8 4 3 ; m a i s , depuis cette époque, chaque révolution l'avait aidé d'une poussée à gravir ce mât de cocagne d'où i l ne s'attendait pas à décrocher une couronne. Sous Hérard, i l devint chef d'escadron; sous G u e r r i e r colonel; sous Riché, général et commandant supérieur de l a garde d u palais. l l e

L e nouveau président avait de soixante à soixante deux a n s ; mais le ton clair de ses y e u x , le jais u n i et l u i s a n t de sa peau, le jais sombre de ses cheveux n'auraient pas permis, à l a première vue, de l u i en donner plus de quarante. C'est le privilége des nègres de bonne souche de ne commencer à v i e i l l i r qu'à l'âge où l a décrépitude commence pour les blancs, et de garder souvent sur une tête octogénaire des cheveux vierges de toute nuance argentée. L a calvitie régulière et symétrique q u i dégarnissait le haut de son front n ' e n faisait que m i e u x ressortir le beau type sénégalais, c'est-à-dire presque caucasien, type que complétaient u n nez assez droit, des lèvres médiocrement lippues et des pommettes de joues dont l a saillie n'avait r i e n d'exagéré. De ses y e u x , d'une douceur extrême, mais légèrement bridés, partaient des lueurs u n peu incertaines q u i rappelaient tour à tour le regard l i m p i d e et étonné d'un enfant de six ans et l a finesse intelligente et câline d ' u n matou q u i s'endort. L e double rictus, q u i de


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s e s n a r i n e s allait rejoindre les deux extrémités de l a b o u c h e , contrastait seul par ses lignes fortement creusées avec l a jeunesse et la placidité de toute cette physionomie; m a i s e n somme elle attirait, si elle n'imposait pas. L ' i n s u r m o n t a b l e timidité d u nouveau président, t i m i dité q u i le faisait parfois balbutier d'une façon i n i n t e l l i g i b l e , i n s p i r a i t seule de sérieuse inquiétudes à ses amis, et dès le l e n d e m a i n , à l'occasion d u Te Deum q u i cons a c r a , selon l'usage, son élévation à l a présidence, on s'aperçut que ce n'était pas là sa seule infirmité morale. S o u l o u q u e , arrivé à l'église, repoussa obstinément le siége d ' h o n n e u r q u i l u i avait été destiné pour cette cérémonie. O n s u t le j o u r même le motif de cette singulière répug n a n c e ; le siége en question était ensorcelé! N o u s allons dire comment et pourquoi ce fauteuil était ensorcelé et par quelles gradations cet inoffensif et pauvre h o m m e , q u i croyait et croit encore aux sorcières, q u i b a l b u t i e de timidité en parlant, q u i rougit devant tout i n c o n n u p o u r q u i sait l i r e l a rougeur sous l'ébène de l a peau, a s u faire passer mulâtres et noirs d u sourire à l a terreur, de l a commisération railleuse à l a prosternation et jeter s u r ses vieilles épaules de nègre u n manteau impérial q u i , tout grotesque q u ' i l y paraisse, est bien réellement de p o u r p r e , car i l a trempé u n an entier dans le sang.



IV

L'illuminisme nègre. — Les dévotions de madame Soulouuque. — La chasse aux fétiches.

Eh ! eh ! Bomba , hen ! hen (1) ! Canga bafio té Canga m o u n e dé lé Canga do Ki la Canga l i .

J ' i g n o r e si je viens de parler là sénégalais ou yolof, foule o u b a m b a r a , mandingue ou b o u r i q u i s , arada ou caplaou, ibos o u mokos, congo ou mousombé : tout ce que j e p u i s affirmer, c'est que je viens de parler nègre. Quand ces mots i n c o m p r i s , alternativement chantés par une et. p l u s i e u r s v o i x , s'élançaient en crescendo d u m i l i e u des (4) L e s d e u x p r e m i e r s sons de l a première l i g n e sont prononcés très-ouverts, et l e s d e u x d e r n i e r s d e l a même l i g n e ne s o n t q u e des inflexions sourdes.


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ténèbres, les colons de l'ancien Saint-Domingue faisaient compter leurs esclaves, et l a maréchaussée était sur pied. On savait ces mots dans l'armée d ' H y a c i n t h e ; on les h u r l a i t , à m i n u i t , autour des grands feux allumés dans le camp de Biassou. Pétion et Boyer avaient presque réussi à les i n t e r d i r e , et les bandes d'Acaau les avaient remis en honneur. Muets sous Guerrier, enhardis sous P i e r r o t , se dissimulant sous Riche, les chœurs africains q u i en perpétuent la tradition s'en donnaient à leur aise depuis l'avénement de Soulouque, car Soulouque appartient au v a u d o u x , et ces mots sont l ' h y m n e sacramentel d u v a u doux. L e vaudoux est u n culte africain en grand honneur au royaume de J u i d a , mais q u i paraît originaire du royaume d ' A r d r a , car, a u dire de Moreau de Saint-Méry, c'étaient les nègres de ce dernier pays q u i , dans l'ancien SaintDomingue, en maintenaient les principes et les règles. O n nomme également Vaudoux l'être surnaturel auquel s'adresse ce culte. Le dieu Vaudoux sait tout, voit tout, peut tout, et consent à se montrer à ses bons amis les nègres sous l a forme d'une espèce de couleuvre non venimeuse enfermée dans une petite caisse dont l'une des parois est en claire-voie, de façon à permettre l a vue de l'intérieur; mais i l ne reçoit leurs vœux et leurs offrandes et ne l e u r transmet sa vertu que par l'intermédiaire d ' u n g r a n d prêtre que les sectateurs élisent eux-mêmes, et d'une grande-prêtresse désignée par celui-ci. Ces deux ministres sont appelés indifféremment roi et reine, ou maître et maîtresse, ou papa-loi et m a m a n - l o i . Comme tous les rites p r i m i t i f s , le vaudoux compte


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p a r m i ses cérémonies une danse particulière que les a n c i e n s esclaves affectaient d'exécuter quelquefois en public, e t q u ' i l s faisaient suivre d'un repas où l ' o n ne mangeait q u e d e l a v o l a i l l e , afin de laisser croire à l a police que les mystérieuses réunions dont elle s'inquiétait étaient le plus i n o f f e n s i f passe-temps du monde. Quant au véritable v a u d o u x , l e secret est rigoureusement observé, et ce secret est g a r a n t i par u n serinent conçu dans les termes et entouré des circonstances q u i sont le plus propres à l u i d o n n e r l a sanction delà terreur. «Quelquefois, dit M o r e a u d e Saint-Méry, dont la description semble écrite d ' h i e r , quelquefois u n vase où est le sang encore chaud d ' u n e chèvre va sceller sur les lèvres des assistants l a prom e s s e de souffrir l a mort plutôt que de r i e n révéler, et m ê m e de l a donner à quiconque oublierait q u ' i l est solenn e l l e m e n t lié. » Nous avons entendu parler d'un vaudouxm o n s t r e , tenu u n peu avant ou u n peu après l a transform a t i o n de Soulouque en empereur, et où, au l i e u d u sang d ' u n e chèvre, o n aurait b u , avec addition de tafia, le sang d ' u n bœuf tué séance tenante pour donner plus d e relief à l a cérémonie. L e s initiés se réunissent dans u n endroit écarté et soig n e u s e m e n t clos qu'on leur a désigné dès l a réunion précédente. E n entrant, i l s mettent des sandales et s'entour e n t l e corps de mouchoirs où l a nuance rouge doit d o m i n e r , et dont le nombre paraît être proportionné au grade d e c h a c u n des assistants. U n autre mouchoir entièrement r o u g e ceint, en guise de diadème, le front du r o i , et une écharpe de même couleur sert d'ordinaire à distinguer l a r e i n e . Tous deux se placent à l'une des extrémités de l a


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pièce, près d'une espèce d'autel, sur lequel est posée la caisse qui rétiferme la couleuvre sacrée. Après l'adoration de l a couleuvre et le renouvellement du serment, le r o i et la r e i n e , prenant tour à tour l a parole, vantent les b i e n faits dont le dieu Vaudoux comble ses fidèles et i n v i t e n t les assistants à v e n i r le consulter ou l ' i m p l o r e r . Ceux-ci se présentent par rang d'ancienneté et formulent leurs souhaits, où l a morale trouverait parfois à reprendre. À chaque i n v o c a t i o n , le r o i vaudoux se recueille et attend venir l'esprit; p u i s , posant brusquement à terre l a boîte qui renferme l a couleuvre, i l l'ait monter dessus la reine, q u i , à ce contact, est saisie d'un tremblement convulsif et rend ses oracles, prodiguant, selon l'occasion, les p r o messes ou les menaces. L a consultation finie, chacun des assistants vient déposer son tribut dans u n chapeau recouv e r t , et le produit de ces collectes forme le budget p u b l i c et secret de l'association. L e r o i et l a reine transmettent ensuite à l'assistance les ordres généraux d u dieu V a u doux, et u n nouveau serment d'obéissance est prêté. C'est à ce moment qu'on procède, s'il y a l i e u , à l'admission de nouveaux membres, admission sur laquelle le dieu V a u d o u x a été préalablement consulté. L e récipiendaire se place dans u n grand cercle tracé au charbon. Le roi l u i met daiis l a m a i n u n paquet composé d'herbes, de crins, de morceaux de cornes ou d'ossements, et, le frappant légèrement à l a tête avec une palette de bois, entonne l a chanson africaine q u i commence ce récit. L'assistance l a répète en chœur, et le récipiendaire, q u i s'est m i s â trembler et à danser (ce q u i s'appelle monter vaudoux), arrive bientôt, le tafia aidant, à u n tel paroxysme d ' e x c i -


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t a t i o n nerveuse, q u ' i l ne reprend quelquefois ses sens et ne cesse de danser que sous l'impression d'Un vigoureux coup de nerf de bœuf (1). S i , dans les écarts de cette danse épileptique, le récipiendaire franchit le cercle, les chant e u r s se taisent brusquement, et le roi et l a reine tournent l e dos p o u r écarter ce mauvais présage. L'épreuve terminée, le récipiendaire est admis à prêter s e r m e n t devant l'autel de l a couleuvre, et l a danse d u v a u d o u x commence. L e r o i touche d u pied ou de l a m a i n l ' a s i l e de la couleuvre, et peu à peu toutes les parties supér i e u r e s de son corps tremblent et s'agitent à contre-sens c o m m e si elles se disloquaient. A l o r s se produit u n effet s y m p a t h i q u e que l a physiologie pourrait difficilement rév o q u e r en doute après ce que nous savons des sectes conv u l s i o n n a i r e s de l ' E u r o p e , et auquel ceux des blancs m ê m e q u ' o n a surpris épiant les mystères du vaudoux n ' o n t pas toujours échappé. L a commotion désordonnée q u i agite l a tête et les épaules du roi vaudoux se transmet de proche en proche à tous les assistants. Chacun d'eux est bientôt en proie à u n tournoiement vertigineux que l a r e i n e , qui le partage, entretient en agitant les grelots dont

(4) P a r f o i s même l'insensibilité p h y s i q u e est a b s o l u e . Q u e l q u ' u n , d i g n e de f o i , m ' a d i t a v o i r v u line jeune f e m m e q u i montait vaudoux s'élever d ' u n b o n d fébrile a quatre o u c i n q p i e d s , faire u n d e m i - t o u r en l ' a i r et r e t o m b e r v e r t i c a l e m e n t sur la tête , sans que ce c h o c , q u i eût brisé l e crâne d ' u n b u f f l e , parût l u i causer l a m o i n d r e d o u l e u r . D a n s u n e p r o m e n a d e n o c t u r n e aux e n v i r o n s de P o r t - a u P r i n c e , j e pus s u r p r e n d r e quelques détails d ' u n e i n i t i a t i o n v a u d o u x , et j e v i s le p a p a - l o i exécuter devant le récipiendaire des gestes s e m b l a b l e s a u x passes par l e s q u e l l e s nos magnétiseurs prétendent déterm i n e r de ffets a n a l o g u e s d'insensibilité.


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est garnie l a boîte de l a couleuvre. Les rires, les sanglots, les hurlements, les défaillances, les morsures ajoutent l e u r délire au délire croissant de l a fièvre et d u tafia. Les plus faibles finissent par tomber comme morts sur place, et l a rauque bacchanale les emporte, toujours dansant et tournoyant, dans une pièce voisine où parfois, sous le triple excitant de l a promiscuité, de l'ivresse et des ténèbres, se passent des scènes à faire grincer les dents d'horreur à tous les impassibles dieux de l ' A f r i q u e . Voilà le vaudoux classique. Voilà le secret de ce mystér i e u x pouvoir q u i , en 1791-92, transformait, dans l'espace, d'une seule n u i t , les esclaves indifférents et disséminés de l a veille en masses furieuses, et les lançait presque désarmés dans ces combats invraisemblables où la stupidité d u courage déconcertait l a tactique, et où l a chair nue

finissait

par

u s e r le fer.

L'ascendant que

les

chefs du vaudoux exercent sur l e s autres membres de la secte est en effet sans bornes. « I l n'est aucun de ces derniers, dit l'écrivain cité plus h a u t , q u i ne préférât tout aux malheurs dont i l est menacé, s ' i l ne v a pas assidûment aux assemblées, s'il n'obéit pas aveuglément à ce que Vaudoux exige de l u i . On en a v u que l a frayeur avait assez agités pour l e u r ôter l'usage de l a r a i s o n , et q u i , dans des accès de frénésie, poussaient des h u r l e m e n t s , fuyaient l'aspect des hommes et excitaient l a pitié. » L a croyance au vaudoux s'est d'autant m i e u x maintenue, que, dans les idées religieuses des masses noires et même d'une partie des mulâtres, elle n'exclut pas l'orthodoxie catholique, pour laquelle le peuple haïtien professe une ferveur très-sincère, sinon très-éclairée. Nous dirons plus


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t a r d à q u e l déplorable clergé ou soi-disant clergé se trouve d é v o l u e l a mission de débrouiller le chaos q u i s'est fait d a n s ces imaginations africaines. E n attendant, cette soif de m e r v e i l l e u x qu'on retrouve au premier et au dernier t e r m e de toute civilisation en prend i c i des deux côtés. D a n s l e s campagnes surtout, on voit souvent dans l a môme case l e s baptêmes chrétiens alterner avec les funérailles m a n d i n g u e s ; sur plus d'une poitrine, le scapulaire cathol i q u e pend au même cordon que le maman-bila (1) des s o r c i e r s n a t i o n a u x , et l a vieille négresse q u i redoute les v i s i t e s d ' u n zombi (2) va indifféremment demander des m e s s e s au curé et des conjurations aux papas vaudoux. S o i t q u ' i l s subissent eux-mêmes l'influence d u m i l i e u où i l s v i v e n t , ou soit calcul, ce qui est plus probable, les papas tombent tous les premiers dans ces pléonasmes de l a dévotion nègre, tenant à l a disposition de leurs crédules o u a i l l e s des wangas, des neuvaines, des fétiches gardec o r p s et des cierges bénis. C ' e s t dans ce monde fantastique, tout peuplé de zombîs et d e présages, de merveilleux et d'épouvantes, qu'on était allé p r e n d r e Soulouque. Quoi d'étonnant q u ' i l en sortît u n p e u dépaysé et a h u r i , et qu'au moment de s'asseoir sur le f a u t e u i l de Boyer i l regardât bien s ' i l n'allait pas s'asseoir s u r u n sortilége? A u c u n des quatre présidents q u i s'ét a i e n t succédé, depuis 1844, sur ce fauteuil, n'avait atteint (1) P e t i t e s p i e r r e s c a l c a i r e s contenues dans u n sachet. (2) F a n t ô m e , revenant pas

longtemps

que,

sur

( c o r r u p t i o n créole d u m o t o m b r e ) . I l n ' y a un palmier v o i s i n du palais de S o u l o u q u e

on a v u apparaître u n z o m b i ; d ' a u t r e s d i s e n t une v i e r g e habillée de blanc.


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le bout de l ' a n : deux avaient été frappés de déchéance, deux autres de mort avant ce terme, et l a mort de R i c h e surtout, arrivant juste l'avant-veille d u premier anniversaire de son avénement, avait confirmé le peuple, a i n s i que les membres les plus compétents de l a sorcellerie haïtienne, dans l'opinion q u ' i l y avait là nécessairement maléfice. Je sais des blancs que cette remarque aurait quelque peu émus. E n échappant à ce premier danger, Soulouque n'était pas encore au bout de ses transes. Était-ce bien au f a u t e u i l , n'était-ce pas plutôt au palais national même que s'attachait cette influence sans n o m s i fatale a u x quatre derniers présidents? Les opinions étaient à cet égard fort partagées, et o n v i t le moment où le n o u vel élu allait refuser net d'habiter ce palais, dont les hôtes ne sortaient qu'expulsés ou sans v i e . U n e révélation précieuse v i n t cependant calmer u n peu cette incertitude et ces angoisses. A u x premiers rangs de l a sorcellerie de Port-au-Prince figure une femme de couleur q u i tire les cartes, fait parler les pierres et les couleuvres, préserve les enfants d u tétanos, et assure à vie ou à terme contre l'infidélité des m a r i s et des amants. E l l e brûle aussi, devant une statuette de la Vierge, u n nombre donné de petites bougies, et, si l'une des bougies a charbonné o u s'est prématurément éteinte, elle en avertit consciencieusement les consultants, q u i l a paient pour recommencer. Madame Soulouque q u i était l'une de ses clientes les plus assidues l a manda. O n s'enferma, on brûla des cierges, on épuisa toutes les ressources de l a liturgie vaudoux, et l a devineresse finit par deviner que le président Boyer avait caché en partant, dans les


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a r d i n s d u palais, une poupée dont elle donnait l a descript i o n m i n u t i e u s e , et par l a vertu de laquelle tout success e u r d e celui-ci était condamné à ne jamais atteindre son treizième mois de pouvoir. Soulouque avait pu trembler d e v a n t l ' i n c o n n u : le danger défini, i l l'attaqua bravement de f r o n t , et par ordre de Son Excellence... on commença des f o u i l l e s pour découvrir le fétiche enfoui par l e m a chiavélique Boyer (1). P a r l o n s sérieusement, car ceci v a devenir l a clé d'évén e m e n t s sérieux et lamentables, et i l importe de bien dét e r m i n e r la part de responsabilité q u i reviendra dans ces événements à chacun. Les rires trop peu deguisés par l e s q u e l s l a fraction éclairée des jaunes et des noirs acc u e i l l i t ces anecdotes de palais étaient à la fois une injustice et u n e faute. Qu'importait, après tout, q u ' u n pauvre n o i r illettré gardât, dans le secret de son intérieur, le c u l t e des croyances paternelles? L e m i l i e u haïtien étant donné, ne fallait-il pas môme se féliciter de l a c o m m u nauté de superstitions qui rattachait moralement au gouv e r n a n t les quatre cinquièmes de ses gouvernés, et r a l l i a i t à l'action officielle des influences q u i , depuis Acaau, étaient redevenues u n dangereux levier de sédition et de brigandage? L'essentiel, c'était que Soulouque sût se fortifier de ces influences et ne les fortifiât pas, et, à ce point de v u e , i l offrait toutes les garanties désirables. Sous

(1) V e r s l a môme é p o q u e , u n ecclésiastique fut accusé d ' a v o i r , un jour q u ' i l officiait d e v a n t S o u l o u q u e ) présenté le S a i n t - S a c r e m e n t à l ' e n v e r s , toujours p o u r l'aire m o u r i r S o u l o u q u e a u bout de l ' a n . C e t

ecclésiastique fut b a n n i .


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Pierrot lui-même, sous Pierrot, l ' a m i d'Acaau, Soulouque était allé arrêter en personne, aux Cayes, les p r i n c i p a u x lieutenants de celui-ci, sans excepter le prophète vaudoux de l a bande, frère Joseph. De là, i l s'était rendu au siége du commandement m i l i t a i r e d'Acaau, avait fait venir les principaux mulâtres, et l e u r avait d i t , en présence même d u verbeux bandit : « Les mulâtres ont autant de droit i c i que les noirs. S i le général Acaau vous o p p r i m e , prenez u n fusil et servez-vous-en ! » Les débuts de Soulouque, comme président, p r o u vaient plus péremptoirement encore q u ' i l entendait n ' a voir r i e n de c o m m u n en politique avec ce parti u l t r a africain dont ses superstitions le rapprochaient. J ' a i d i t que l'idée fondamentale de ce parti était l a haine des F r a n çais , haine par laquelle i l cherchait à maintenir le seul obstacle q u i pût s'opposer, depuis 1825, à l ' i m m i g r a t i o n blanche, et par suite à l a m u l t i p l i c a t i o n de l a classe de couleur, ce q u i est pour l u i le grand point. O r , le p r e m i e r message de Soulouque constatait avec une véritable effusion de reconnaissance les bons procédés du gouvernement français. Ce désir de bons rapports avec nous qu'on v e r r a devenir une des idées fixes de Soulouque et survivre, chez l u i , même au réveil de ces passions ultra-africaines dont i l sera bientôt l a personnification sanglante, u n pareil désir, disons-nous, était de sa part d'autant plus méritoire, que la seule idée politique q u i se fût logée jusque-là dans son cerveau répondait à des tendances diamétralement c o n - , traires. L e bon, le paisible, le discret capitaine Soulouque s'était en effet émancipé, une fois dans sa v i e , jusqu'à e n trer dans une conspiration, et, ce q u i est plus fort, dans


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u n e conspiration contre Boyer, que d'ardents patriotes v o u l a i e n t p u n i r de s'être laissé octroyer par Charles X l'indépendance haïtienne, au l i e u de nous l'imposer. P e u après l e message, un projet de l o i dont l'idée remontait à Riche e n dégagait l a conclusion implicite en proposant l a légitimation d u mariage entre l'Haïtienne et l'étranger. L ' e x p l o s i o n de regrets qu'avait provoquée l a m o r t de c e l u i - c i avait fait une impression profonde sur l'esprit de S o u l o u q u e . Imiter en tout le dernier président, telle était sa g r a n d e préoccupation, préoccupation q u i se traduisait p a r f o i s en actes d'une bonhomie naïve et touchante. U n j o u r , p a r exemple, Soulouque se lève en disant : « L e général Riche, devenu président, a décrété u n service funèbre e n l'honneur d u général B o r g e l l a , q u i était son b i e n f a i t e u r , et c'est une chose belle. Moi aussi je v e u x f a i r e u n e chose belle en ordonnant u n service pour le général L a m a r r e , q u i est m o n bienfaiteur. » Et eu effet ce s e r v i c e eut les proportions d'une solennité nationale. Après l a cérémonie, i l y eut réception au palais, et le prés i d e n t , entouré des parents d u général L a m a r r e , les présenta successivement à toutes les autorités de l a v i l l e , en disant : « V o i c i la famille de m o n bienfaiteur, et c'est ma famille. » Mettez cet immense besoin d'approbation aux prises avec l a r a i l l e r i e , et u n choc terrible est à prévoir. L e nègre redoute le r i d i c u l e , précisément parce q u ' i l aime à le m a n i e r , et Soulouque y devait être d'autant plus sensible, que les rires parlaient i c i de la classe éclairée, de cette classe dont i l aspirait à devenir, comme Riche, le représentant. Il faisait des efforts visibles pour désarmer, à 5


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force d'application et de bonne volonté, les plaisanteries que provoquaient ses superstitieuses terreurs ; m a i s , ne sachant n i écrire n i l i r e , étranger à tous les détails de l'administration, ballotté sans jamais trouver de fond dans u n océan d'affaires dont l a moindre était pour l u i tout u n monde i n c o n n u , i l revenait plus a h u r i que jamais de ces inutiles excursions dans l a vie positive, et le senti- . ment profond, exagéré même, de son incapacité ajoutait aux angoisses de sa vanité africaine. Les ministres avaient beau être d'une discrétion absolue sur les naïvetés officielles de Son E x c e l l e n c e , i l en arrivait toujours quelque chose en p u b l i c , et les rires redoublaient. Soulouque changeait alors de tactique : au questionneur h u m b l e et timide q u i se faisait épeler lettre à lettre le pourquoi et le comment des plus minces affaires courantes succédait l ' h o m m e entendu. U n m i n i s t r e , u n chef de division venaient-ils l u i l i r e une dépêche : — Voyons ça, disait en créole le chef de l'État, et, prenant fièrement le manuscrit, i l parcourait pendant quelques secondes, d ' u n regard à l a fois réfléchi et dédaigneux, les mystérieuses lignes noires de papier pâlé (papier q u i parle, écrit) ; puis i l le reployait, ajoutant avec une assurance majestueuse : « B i e n ! j ' y penserai. » E n effet, le malheureux y pensait tellement que papier pâlé finissait par l u i brûler les m a i n s . A l o r s , pour échapper aux tortures d'une curiosité à laquelle se mêlait toujours l a peur des sortiléges, i l mandait quelque employé dont i l avait préalablement éprouvé l a discrétion au moyen d'un innocent espionnage dont tout le monde avait le m o t , et se faisait lire l a dépêche. Une velléité d'hésitation s'était-elle manifestée


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d a n s l a v o i x d u lecteur : — B i e n , c h e r ! disait doucereus e m e n t Soulouque, et, après avoir noté dans son i n f l e x i b l e mémoire et le nom de celui-ci et le passage suspect, i l faisait appeler u n autre employé pour collationner l a première lecture. U n e dangereuse gradation commençait ; à l a peur des e s p r i t s s'était évidemment ajoutée, chez S o u l o u q u e , l a défiance des hommes, et i l fallait, après tout, s'y attendre. D a n s ce duel inégal q u ' i l soutenait contre des puissances i n c o n n u e s , pouvait-il considérer comme amie l a portion de l a galerie q u i riait au lieu de l u i v e n i r en aide? Chose significative et dont i l dut être frappé tout d'abord, le sortilége d u j a r d i n était l'œuvre d ' u n chef mulâtre, et au p r e m i e r rang des rieurs figurait l a bourgeoisie mulâtre. D e l à cette inévitable conclusion que les mulâtres étaient de c o m p t e à d e m i avec l'introuvable poupée. Par contre, s i u n regard d'encouragement et de sympathie venait s o u t e n i r le courage d e S o u l o u q u e , c'était surtout de l a p o r t i o n noire de l a galerie que ce regard partait. Tant d'affinités devaient nécessairement aboutir à u n contact, et l e bas-fond d u vaudoux, remontant peu à peu à l a surface, avait fini par déborder sur le palais présidentiel. Je laisse à penser si les antipathies de caste, dont cette corp o r a t i o n est le p r i n c i p a l refuge, avaient m i s à profil l a circonstance. Soulouque était d'autant plus accessible aux n o u v e l l e s influences q u i l'entouraient, q u ' i l trouvait là à p a r l e r , à cœur ouvert et en p u r créole, à des gens dont l a supériorité intellectuelle n ' h u m i l i a i t pas son incurable vanité. O n eut comme une première révélation de ces i n fluences dans le retrait subit d u projet relatif à l a légiti-


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mation des mariages entre Haïtiennes et étrangers. Il échappait aussi déjà à Soulouque des paroles comme celles-ci : « Je n ' a i pas demandé d'être président, je n ' y songeais pas, et je sais que je n ' y étais pas préparé; mais, puisque l a constitution m ' a appelé, pourquoi veut-on se défaire de moi ? » Il est dans l a nature de toute prévention gratuite de cesser tôt ou tard d'être gratuite, et l a classe éclairée, dont i l s'isolait par ses perpétuelles défiances, avait fini par le prendre au mot. Cette classe se gênait d'autant m o i n s dans l'expression de ses craintes, que l'ascendant croissant de l a coterie ultra-africaine était b i e n plus attribué à l'incurable faiblesse de Soulouque qu'à des dispositions menaçantes de sa part. Bref, les grenouilles demandaient u n r o i . Cette opposition n'avait à l a vérité r i e n de sérieux, car les nécessités politiques d'où était sortie l'élection de Soulouque subsistaient toujours; — mais, par cela même qu'on ne conspirait pas et que le mécontentement se traduisait en commérages de r u e , l'écho n'en parvenait que plus souvent et plus vite aux oreilles d u « peuple n o i r , » q u i , déjà outré de l'incrédulité des gens b i e n vêtus à l ' e n droit des sortiléges, allait chaque j o u r apporter à ce «président » cette nouvelle preuve de l a complicité des mulâtres avec l a poupée toujours introuvable d u j a r d i n . Soulouque en devenait de plus en plus sombre. « Je sais, d i s a i t - i l , qu'on conspire contre m o i . Personne ne peut cracher en Haïti sans que je le sache; mais, quand je pense à tout ce q u ' i l en coûte aux familles pour faire un homme de ving-cinq ans ; je n'ai pas le courage d'agir... » Mot trèsbeau dans cette bouche, mais répondant à une pensée où


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se trahissaient déjà d'étranges luttes. Dans ces moments, Soulouque recommençait avec une nouvelle ardeur les fouilles d u j a r d i n , et les esprits forts riaient de plus belle, sans se douter qu'à force de lancer l a pioche dans le s o l , i l pourrait bien y creuser leur fosse.



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C'est dans ces inexprimables angoisses, l'oreille tendue à tous les bruits et à tous les rêves et tremblant à chaque pas q u ' i l faisait de marcher sur un complot ou sur deux raies e n c r o i x , que le président traversa ses cinq premiers m o i s de pouvoir. Vers l a fin de j u i l l e t 1847, soit q u ' i l voulût échapper par l'éloignement à l ' i n v i s i b l e regard du fétiche, soit que, distrait de cette obsession par quelques r u m e u r s alarmantes q u i venaient de l a partie septentrion a l e de l a république, i l saisît avidement l'espoir de se t r o u v e r enfin face à face avec des ennemis de chair et d'os, Soulouque résolut de faire u n voyage au C a p . Il dev a i t p a r t i r le 2 7 , et voilà que le 2 6 , à l'issue de l a séance d u sénat, i l reçoit l a visite de ses ministres, q u i le glacent de t e r r e u r en l u i remettant leur démission collective.


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Était-ce là u n signal de conspiration, ou plutôt M M . P a u l , Céligny A r d o u i n , Dupuy et Larochel croyaient-ils le m o ment venu de séparer l e u r sort de celui d ' u n malheureux qui avait m a i l l e à partir avec les puissances surnaturelles? Tel était sans doute le double soupçon qui venait d'assaill i r son esprit, et Soulouque demanda d ' u n air troublé s'il était question d'une nouvelle révolution, ajoutant qu'il était prêt, si on v o u l a i t , à résigner ses pouvoirs. Ces messieurs s'efforcèrent de le rassurer en l u i expliquant que leur retraite était uniquement motivée par d'énormes réductions que le sénat venait de faire au buget, et, allant eux-mêmes au-devant de ses méfiances, i l s l u i offrirent de l'accompagner, quoique démissionnaires, proposition que Son Excellence p r i t au mot avec u n empressement marqué. Soulouque partit d o n c , dans l a nuit d u 27 j u i l l e t , tout j o y e u x de mener en laisse ses quatre otages, mais, comme i l ne pouvait s'assurer par le même procédé des vingt et quelques m i l l e complices de la poupée q u ' i l allait laisser derrière l u i , i l chargea confidentiellement le général de brigade noir S i m i l i e n , commandant l a garde d u palais, de tenir ceux-ci en respect jusqu'à son retour. S i m i l i e n exécuta si consciencieusement ses instructions, que, moins de deux semaines après le départ d u président, les habitants de couleur de Port-au-Prince affluaient dans les consulats pour implorer l a protection des pavillons. L e même j o u r , à l a même h e u r e , à J a c m e l , aux C a y e s , à Jérémie, à Léogane, c'est-à-dire d ' u n bout à l'autre de l a presqu'île du s u d , les magasins étaient fermés, et une panique aussi vive se manifestait dans l a population de


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c o u l e u r . P o u r comprendre ce q u i venait de se passer, i l f a u t d i r e ce qu'était S i m i l i e n . J ' a i parlé de l a conspiration q u i se f o r m a , au sujet de l'ordonnance de 1 8 2 5 , contre Boyer. L e futur président n ' y a v a i t adhéré que par entraînement et sans trop savoir ce q u ' i l faisait, ce dont on l u i avait tenu compte. Mademois e l l e Joute avait répondu en personne de l a fidélité d u cap i t a i n e Soulouque, et c'est à cette occasion même qu'elle se l'était attaché en l u i donnant l a gérance d'une sucrerie q u ' e l l e possédait. L e noir S i m i l i e n , q u i avait dans l a garde u n grade supérieur à celui de Soulouque, était aussi de cette conspiration, et sa complicité était assez évidente et assez raisonnée pour q u ' i l méritât d ' y laisser sa tête ; mais le débonnaire Boyer s'était contenté de le renvoyer de sa g a r d e et de le placer avec son grade dans u n autre régim e n t . I l conserva môme à S i m i l i e n l a fourniture de l'hab i l l e m e n t de l'armée, car S i m i l i e n était tailleur. A l a chute d u tyran, S i m i l i e n ne passa pas moins comme victime, et avec tous les profits attachés à cet emploi, dans l e parti Hérard. P a r m i les quatre ou cinq généraux noirs q u i se soulevèrent successivement contre Hérard-Rivière, était, o n s ' e n souvient, u n général Dalzon. Dalzon fut tué sur l ' a c t e , et le colonel noir M e r c u r e , impliqué dans le comp l o t , fut condamné à mort avec son propre fils, q u ' i l y avait entraîné. Celui-ci était le filleul de S i m i l i e n , q u i se t r o u v a i t être ainsi le compère d u colonel M e r c u r e , titre p l u s sacré aux colonies et surtout dans l'ancienne populat i o n esclave que ceux que créent les liens d u sang. S i m i l i e n déclara, l a larme à l'œil, qu'Hérard avait droit de fusiller « compère Mercure ; mais tuer le fils parce qu'il avait obéi


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au père! » voilà ce q u i bouleversait ses notions d u juste et de l'injuste, car, dans les idées d u n o i r , i l n ' y a pas de l i m i t e connue à la toute-puissance paternelle. L e fils de Mercure fut fusillé en dépit des supplications et des m e naces de S i m i l i e n , q u i , furieux contre Hérard, se r a l l i a à l a scission de Guerrier, et se m i t , dès ce m o m e n t , à faire une consommation effroyable de tafia pour se consoler de l'injustice des hommes. Guerrier, devenu président, fit arrêter et mettre en j u gement Acaau. « C'est juste ! dit sentencieusement S i m i l i e n : Acaau n'a pas droit de tuer les mulâtres ; » mais en apprenant qu'on poursuivait A c a a u , même au sujet des brigandages q u ' i l avait commis sous Hérard-Rivière et contre les partisans mulâtres de celui-ci, S i m i l i e n entra dans une épouvantable colère. D'après l u i , u n gouvernement q u i n'existait que par l a chute d u parti riviériste devait plutôt rendre grâces à l'accusé de ce q u ' i l avait fait contre ce p a r t i , et, suivant le fil de cette idée avec l ' i m p i toyable persistance de l'homme i v r e , i l en était arrivé, au bout de h u i t j o u r s , à faire publiquement le panégyrique d'Acaau. Cette fraction de la classe de couleur que S i m i l i e n mettait ainsi en cause se récria, l'accusant d'adopter les haines de caste de l'affreux bandit. L'accusation alla droit au cœur impressionnable de S i m i l i e n . Exaspéré de ce que les mulâtres ne saisissaient pas trop bien l a distinction faite par l u i entre leur couleur, qu'aurait dû respecter Acaau, et leurs opinions riviéristes, q u i les désignaient à l a justice d'Acaau, i l crut de sa dignité de ne plus composer avec tant d'ingratitude, et, des altercations journalières aidant, S i m i l i e n avait fini par vouer une haine acharnée


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à tous les hommes de couleur, — aux uns parce q u ' i l s étaient riviéristes, aux autres parce que l e u r teint l u i r a p p e l a i t celui des riviéristes. Cette h a i n e , mise en conserve dans u n b a i n sans cesse renouvelé d'alcool, s'était maintenue intacte jusqu'à l'avénement de Soulouque. A cette époque, S i m i l i e n commandait en second l a g a r d e , dont Soulouque était, je l ' a i d i t , le commandant supérieur. Jugeant, par son propre exemple et par l ' e x e m p l e de Riché et de B o y e r , que de ce dernier grade à l a présidence i l n ' y avait q u ' u n pas, Soulouque avait trouvé p r u d e n t de tirer après l u i l'échelle. I l n'avait pas rétabli ce g r a d e , et S i m i l i e n , tout en restant commandant en second, se trouvait a i n s i placé sous les ordres immédiats d u nouv e a u président. De l à , entre e u x , des rapports de tous les j o u r s et de toutes les heures, auxquels de v i e u x souvenirs de camaraderie donnaient u n nouveau caractère d ' i n t i m i t é . S i m i l i e n n'avait pas négligé, comme on pense, cette occasion de se venger de « l'ingratitude » des mulâtres, et les superstitieuses préventions de Soulouque ne le disposaient que trop à recevoir les impressions de son confid e n t . A l a vérité, celui-ci était d'une incrédulité révoltante à l'endroit des tireuses de carte et des fétiches, et c'est même là ce q u i doit plus tard le perdre; mais Soulouque n e l u i savait que plus de gré de s'associer à ses soupçons : l e sceptique S i m i l i e n était presque u n allié dans le camp e n n e m i . Voilà pourquoi Soulouque l u i avait laissé en part a n t , outre le commandement de l a garde, celui d u fort q u i commande l a v i l l e , et de p l u s , comme on le sut plus t a r d , certaines instructions secrètes q u i l'autorisaient à se


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conduire à sa guise en cas d'éventualités dont l'appréciation était abandonnée à son seul discernement. Or, dès le premier jour de sa dictature confidentielle, S i m i l i e n avait discerné deux choses : 1° que l a garde était à peu près l a seule force régulière de l a v i l l e ; 2° que les batteries du fort pouvaient au besoin incendier et écraser l a v i l l e ; d'où i l ressortait, avec l a dernière évidence, que l ' h o m m e q u i cumulait le commandement de l a garde et celui d u fort était maître de la v i l l e corps et biens. Je me hâte de dire que si l a première impression de S i m i l i e n , à cette découverte, pouvait être peu rassurante pour les mulâtres, l a seconde fut une pensée de clémence. Saisi d'admiration devant le spectacle de sa propre magnanimité, i l ne résista malheureusement pas à l'envie de faire partager cette admiration aux autres, et, pour q u ' o n pût m i e u x comprendre tout le mérite q u ' i l avait à pardonner, i l crut devoir préalablement bien établir tout le droit q u ' i l avait de menacer. S'adressant donc tour à tour aux soldats de la garde q u i était consignée a u palais national et aux bandes de chenapans q u i en assiégeaient les grilles et guettaient peut-être quelque sinistre signal dans le flux d'incohérentes paroles q u i échappaient à l'ivresse de l'orateur, S i m i l i e n se vanta tout haut des pouvoirs discrétionnaires q u ' i l avait reçus. L e caractère b i e n connu d u personnage ne permettait guère de se méprendre sur l a nature de ces pouvoirs réels ou prétendus, n i sur l'usage q u ' i l pourrait, le cas échéant, e n faire. L a classe aisée jeta les hauts cris. A i n s i les mulâtres s'obstinaient à ne jamais deviner que la moitié des intentions de S i m i l i e n , et S i m i l i e n en était pour sa mise en scène de magnanimité.


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Cette n o u v e l l e preuve de « l'ingratitude » des mulâtres l u i p a r u t c o m b l e r l a mesure, et deux canons, mèche a l l u m é e , n e permirent désormais l'accès d u palais national q u ' a u x ennemis avérés de l a classe de couleur, q u i , de là, a l l a i e n t porter de mystérieux mots d'ordre, les uns dans les q u a r t i e r s pauvres de l a v i l l e , les autres au dehors. S ' a g i s s a i t - i l de massacrer à u n moment donné tous les mulâtres, de piller et d'incendier les magasins ? C'est l e b r u i t q u i tout à coup c i r c u l a , et l a simultanéité de cette p a n i q u e dans tous les centres populeux de l a presqu'île ne p e r m e t guère de douter qu'elle ne fût fondée. Les noirs de l a campagne refusèrent heureusement de se ruer sur P o r t - a u - P r i n c e , ce q u i devait être, d i t - o n , le signal des m a s s a c r e s , et les mesures p r i s e s , pour le cas d'une agress i o n des troupes d u p a l a i s , par les généraux Therlonge (mulâtre) et P a u l Decayet (noir), l ' u n commandant de l a s u b d i v i s i o n , l'autre de l a place, achevèrent d'imposer à Similien. L e m i n i s t r e des relations extérieures, M . É l i e , était seul à P o r t - a u - P r i n c e . E n apprenant ces événements, sur lesquels i l n'avait naturellement reçu que des rapports c o n t r a d i c t o i r e s , Soulouque détacha de son cortége le m i n i s t r e de l'intérieur, M . David T r o y , q u i , informations p r i s e s , signifia à S i m i l i e n l'ordre d'aller rendre compte de sa conduite au président. Pour toute réponse, S i m i l i e n i n t e r d i t l'entrée d u palais d u gouvernement a u x deux m i n i s t r e s , et écrivit au Cap que M . T r o y était l'agent d'une c o n s p i r a t i o n mulâtre ayant pour but u n changement de présidence au profit du général P a u l ou d u général Souff r a n . E n effet, soit que ce fût une tactique de S i m i l i e n ,


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soit que l a classe menacée eût eu réellement l a velléité de se soustraire au danger permanent que faisait peser sur elle l'entourage de Soulouque, ces deux noms avaient été, au fort de l a crise et on ne sait trop de quel côté, m i s en avant. C'était là pour Soulouque le plus clair de l'affaire, et t r a n q u i l l e au sujet d u général P a u l q u i l'accompagnait, je l ' a i d i t , en qualité de ministre démissionnaire, i l ordonna par exprès au général Souffran, resté à l a tète de l a division de Port-au-Prince-, de se rendre immédiatement sur l a frontière dominicaine. Quant au reste, i l ne parut pas d'abord y songer; p u i s , à deux jours de distance, on put entendre Similien se vanter d'avoir reçu des dépêches q u i approuvaient complétement son zèle, et les ministres se féliciter d'avoir reçu d'autres dépêches q u i approuvaient complétement leur prudence. E n attendant que le chef de l'État v i n t donner lui-même le mot de l'énigme, u n e sorte de régularité avait fini par s'établir dans ce désordre. Les magasins s'étaient rouverts, les administrations s'étaient remises à fonctionner tellement quellement; M M . Élie et D a v i d T r o y faisaient des circulaires, et le majestueux S i m i l i e n , toujours maître du fort et du p a l a i s , buvait d u tafia, à l ' a b r i de ses deux canons, avec une foule d'affreux coquins en guenilles auxquels i l citait tous les jours u n nouveau trait de « l'ingratitude mulâtre. » Malgré l a trêve tacite des deux partis, trois tentatives d'incendie de m a i sons de mulâtres v i n r e n t rendre témoignage de l'éloquence de S i m i l i e n et de l a sensibilité de ses auditeurs. Soulouque se décida enfin à revenir à P o r t - a u - P r i n c e , et s'y fit précéder par u n e proclamation n o n moins ambiguë que sa conduite. Il déplorait, dans cette proclamation,


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l e conflit q u i s'était élevé en son absence entre les autor i t é s , et menaçait d u « glaive de la l o i , les pervers » q u i a v a i e n t profité de cette absence pour essayer de jeter le t r o u b l e et l a discorde dans le pays. Quels étaient les perv e r s ? Dans cette attitude et dans ce langage fallait-il voir p e u r , bêtise o u complicité ? Une nouvelle q u i arriva quelques heures avant l a rentrée d u président commença à éclaircir les doutes. Dans une allocution adressée aux t r o u p e s à Saint-Marc et aux Gonaïves, Soulouque avait décidément dévoilé ses rancunes contre l a classe de coul e u r et prononcé de sinistres paroles à propos d ' u n article de la Feuille du Commerce, où les abominables projets de S i m i l i e n avaient été très-nettement signalés. A cette occ a s i o n , Son Excellence avait laissé échapper plusieurs phrases de suite en p u r français, ce q u i était chez elle F i n d i c e d'une grande surexcitation mentale. U n e expér i e n c e décisive restait encore à faire, et, au b r u i t des salves d'artillerie q u i annonçaient la rentrée de Soulouque, l a p o p u l a t i o n presque entière se porta a u x abords de l a résidence présidentielle pour assister à l a première entrev u e de celui-ci avec S i m i l i e n . S i m i l i e n attendait à la porte principale d u p a l a i s , à l a tête de son état-major. On put pressentir d'étranges choses q u a n d on v i t le président serrer sur sa poitrine l ' a u t e u r de si chaudes alarmes, le remercier avec effusion et r e n t r e r avec l u i dans ses appartements le bras passé sous l e sien. Les généraux Therlonge et P a u l Decayet et le colonel Dessalines ( 1 ) , chef de la p o l i c e , qui., tous t r o i s , (1) F i l s naturel d u fameux empereur.


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avaient pris diverses mesures pour protéger les habitants contre les fureurs de S i m i l i e n , furent vertement tancés par Soulouque. M . David T r o y , à son tour, ayant vaine­ ment exigé du président u n désaveu formel de l a conduite tenue par S i m i l i e n pendant les deux derniers m o i s , donna a démission, q u i entraîna le renouvellement entier d u cabinet.


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Un procès de preses a Haïti.

L a complicité d u président dans l a récente tentative de S i m i l i e n parut dès ce moment évidente, et pourtant i l n ' e n était r i e n . Les tergiversations de Soulouque entre S i m i l i e n d'une part et M M . Élie et David Troy d'autre p a r t , avaient été, jusqu'au dernier j o u r , très-sincères. C'était le général Soullran lui-môme q u i venait de le pousser dans le parti ultra-noir. Des deux candidats à l a présidence dont les noms avaient été .remis en avant, Souffran était le seul q u i se trouvât, lors des derniers t r o u b l e s , à Port-au-Prince, et, sentant que cette circonstance le désignait d'une façon toute particulière aux défiances de S o u l o u q u e , i l a v a i t , comme on d i t , tiré son épingle d u jeu en affectant auprès de celui-ci de prendre


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l a défense de S i m i l i e n . « C e sont ces petits mulâtres, c'est ce Courtois, aurait-il d i t , q u i ont inventé toute cette affaire pour se créer une occasion de ressaisir le pouvoir. » M . Courtois, mulâtre et membre d u sénat, était l'auteur de cet article de la Feuille du Commerce dont nous avons parlé. L e président avait c r u aisément à ce témoignage en apparence si désintéressé d ' u n homme qu'une notable portion de l a classe éclairée avait adopté, et q u i ne pouvait pas être surtout soupçonné d'appartenir à l'école dé S i m i l i e n . Delà, la réaction q u i s'était opérée en faveur de celui-ci dans l'esprit de Soulouque. I l y avait encore dans cet esprit flottant si peu d'aptitude à une résolution v i o lente et préméditée, qu'en apprenant le fâcheux effet qu'avaient produit ses nouvelles tendances, le président fit immédiatement u n pas en arrière. L e chef de police Dessalines rentra en grâce. Une mission à l'étranger fut en-même temps offerte à M . David T r o y , qui se contenta de répondre : « Je n ' a i donné à personne le droit de supposer que je pourrais jamais consentir à représenter à l'extérieur u n gouvernement aussi avili.» O n put d'autant m i e u x croire à un retour de Soulouque vers les modérés, qu'une circulaire d u 18 octobre v i n t enjoindre, en termes sévères, aux agents de l'autorité de maintenir l'interdiction q u i pesait sur le vaudoux et le don Pèdre (1) ; mais (4) L a d a n s e à don Pèdre, inventée en 1 7 6 8 p a r u n m a g i c i e n n o i r d u P e t i t - G o a v o , E s p a g n o l d ' o r i g i n e , est le vaudoux à la cinquième p u i s s a n c e . Ses m o u v e m e n t s sont p l u s saccadés et s o n effet sur les spectateurs p l u s c o n t a g i e u x . O n en m e u r t q u e l q u e f o i s . P o u r l u i l'aire p r o d u i r e p l u s d'effet, les nègres m e t t e n t dans l e tafia q u ' i l s b o i v e n t en d a n s a n t de l a p o u d r e à c a n o n b i e n écrasée.


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voilà q u e , le 6 novembre suivant, une autre circulaire défendait en termes non moins sévères, a u x mêmes a g e n t s , de molester les bonnes gens q u i voudraient s'amuser à danser l ' a r a d a , euphémisme officiel d u vaudoux. E n effet, l a canaille vaudoux était dans l'intervalle complét e m e n t remontée en faveur au p a l a i s , qu'elle fréquentait c o m m e a u x plus beaux jours de l a dictature intérimaire de S i m i l i e u . U n écrit manuscrit de M . D a v i d T r o y , et dont o n s'arrachait avidement les copies d ' u n b o u t a l'autre de l a république, avait produit ce nouveau changement. D a n s cet écrit, que son auteur n'avait pas hésité à avouer dès l a première interpellation, M . D a v i d T r o y développait et j u s t i f i a i t les mesures proposées par l u i pour prévenir le r e t o u r des scènes d'épouvante provoquées par S i m i l i e n . Il établissait l a résistance désespérée d u président à toute espèce de répression et l a protection dont i l avait couvert les auteurs de tant de scandales et d'inquiétudes. L ' i m p o s sibilité d u m a i n t i e n d u président ressortait clairement des révélations de M . T r o y . Les mulâtres q u i , en se sentant soutenus par l a bourgeoisie n o i r e , aussi menacée q u ' e u x par le parti S i m i l i e n , étaient passés de l'effroi à l a j a c t a n c e , ne se gênaient pas pour exprimer tout haut ce que cet écrit donnait à penser, et, comme M . T r o y n'avait p u se dispenser de citer textuellement certaines réponses d u f u t u r empereur, les lecteurs ne gardaient pas toujours l e u r sérieux. C'était attaquer Soulouque par ses deux côtés faibles : l a préoccupation des complots mulâtres et l a terr e u r des plaisanteries mulâtres. A ce double choc, tout ce q u e S i m i l i e n avait accumulé de dangereux ferments dans cette pauvre machine fit explosion. L a session était


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a peine ouverte (novembre 4847) que le président enjoignit au sénat de se constituer en haute cour de justice pour décréter d'accusation et faire arrêter immédiatement le sénateur Courtois, coupable d'avoir excité les citoyens à s'armer les uns contre les autres, diffamé, calomnié, injurié une portion de ces mêmes citoyens. Les citoyens dont Soulouque épousait si chaudement les susceptibilités étaient, je l ' a i d i t , S i m i l i e n et les odieux gredins q u i , pendant près d ' u n m o i s , avaient fait peser sur l a v i l l e une menace publique de massacre, de pillage et d ' i n cendie. L e sénateur dénoncé n'était q u ' u n b r o u i l l o n de considération fort m i n c e ; mais sa personnalité disparaissait devant l'immense et terrible intérêt que soulevait l a question posée. Les deux injonctions du protecteur de S i m i l i e n trahissaient u n parti pris d'autant plus menaçant qu'elles n'avaient pas même l'excuse d'une apparence de légalité. L a constitution ne permettai t l'arrestation d ' u n sénateur qu'en cas de flagrant délit pour des faits criminels, et, a u x termes d ' u n autre a r t i c l e , la forme de procéder devant le sénat devait être déterminée par une loi, laquelle l o i n'avait jamais été rendue. Aussi le message présidentiel trouvat - i l dans le sénat une opposition très-vive; mais cette opposition dut bientôt céder devant u n formidable appareil m i l i t a i r e q u i se déploya non l o i n d u palais de l'assemblée, pendant que le reste de l a ville était parcouru en tout sens par des forces nombreuses et une nuée d'officiers et de généraux à cheval. L e bruit q u i se répandit tout à coup de l'approche des noirs de l a p l a i n e , et plus encore, une deuxième injonction du président au sénat d'avoir à or-


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d o n n e r sur-le-champ l'arrestation prescrite, s i on ne v o u l a i t l e v o i r lui-même, à la tète de sa garde, aller appréh e n d e r l e sieur C o u r t o i s , achevèrent de vaincre les résistances, d'heure e n heure plus faibles, de cette assemblée, q u i décréta enfin l a double illégalité qu'on l u i i m p o s a i t . U n e commission de cinq sénateurs se rendit à h u i t h e u r e s d u soir chez le prévenu pour l u i signifier ce décret et l ' i n v i t e r à se constituer p r i s o n n i e r . Ils le trouvèrent dans sa galerie, devant la porte extérieure de sa demeure, e n u n i f o r m e , entouré de sa famille, et l a ceinture garnie de pistolets. Sa réponse fut u n refus bien articulé d'obéir, et l a menace, s i la force était employée, de mettre le feu à u n b a r i l de poudre placé derrière l u i . L a maison resta cernée de très-loin toute l a n u i t , pendant que l a terreur régnait dans les quartiers environnants et que toute l a v i l l e était sur pied. Ce fut dans l a matinée d u l e n d e m a i n s e u l e m e n t que M . Courtois céda aux vives instances de ses a m i s et d'une partie des sénateurs, lesquels l u i prom e t t a i e n t , sans probablement le croire, que le président, désarmé par son obéissance, ne pousserait pas les choses p l u s l o i n ; i l consentit à se rendre eu. p r i s o n , p o u r v u q u ' a u c u n agent de l a force publique ne l'accompagnât. A son entrée dans l a geôle réservée a u x c r i m i n e l s ordinaires, on l e chargea de fers. Les magasins restèrent fermés tout le j o u r et, le lendemain dimanche, les crieurs publics, précédés de musique et de tambours, v i n r e n t i n t e r r o m p r e le silence de terreur qui planait sur l a v i l l e en proclamant les crimes de Courtois et sa mise en jugement. Ce procès, d'où allait peut-être sortir une lutte effroyable, s'ouvrit deux jours après. Il est à remarquer q u ' a u


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nombre des griei's formulés contre l'accusé par l e commissaire d u gouvernement figurait celui d'avoir souvent risqué d'irriter l a France par d'odieuses diatribes contre son gouvernement et le r o i lui-même, et par d'infâmes accusations contre notre précédent consul général, M . Levasseur. À u n e époque où l a haine de l a France était encore le thème favori des hommes de couleur, M . Courtois, élevé en France, ancien officier au service de France et marié à une Française, n'avait en effet r i e n trouvé de m i e u x , pour se mettre à l a mode, que d'outrer des sentiments contraires à ceux que semblait l u i imposer ce triple l i e u . L a tâche des défenseurs était facile, car, outre les deux causes de nullité .et d'incompétence mentionnées plus h a u t , l a constitution consacrait une liberté à peu près illimitée de l a presse ; mais Soulouque apportait u n terrible concours à l'argumentation d u ministère public. Dans des allocutions journalières adressées aux heures de parade à sa-garde, pendant toute l a durée des débats, Soulouque répétait avec une insistance implacable, que, s i la mort de Courtois l u i était refusée, i l ne le ferait puis moins fusiller. Ce speech m a t i n a l de Son Excellence était chaque fois applaudi avec fureur par les gens de sac et de corde q u i avaient élu domicile aux portes et jusque dans l a cour d u palais, toujours à l'affût d ' u n signal à interpréter contre les mulâtres. S i m i l i e n en était rayonnant de satisfaction et de sérénité. L'effroi a r r i v a peu à peu à tel point dans l a v i l l e , qu'on n'osait plus y faire des vœux pour l'accusé, dans l a persuasion que cette victime était nécessaire à l a satisfaction d'instincts dont l a cruauté n'avait pas été soupçonnée jusque-là. E n f i n , le soir d u quatrième


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j o u r , après h u i t heures de délibération durant lesquelles l e s i n j o n c t i o n s les plus menaçantes n'avaient pas été éparg n é e s , l'arrêt fut rendu : le sénat, qu'on jugeait avoir fait u n e complète abnégation de lui-même, avait eu le courage de n e condamner M . Courtois qu'à u n mois d'emprisonnem e n t , e n l u i conservant son siège de sénateur. O n devine l ' e m p o r t e m e n t d u président et d u parti S i m i l i e n à cette n o u v e l l e . L a garde et les troupes restèrent sous les armes t o u t e l a n u i t , pendant qu'on agitait au palais les résolut i o n s les plus violentes. Les plus modérés proposaient d ' e n j o i n d r e à l a chambre des représentants de casser l a s e n t e n c e d u sénat, et, en cas de refus d'obtempérer à une e x i g e n c e aussi monstrueusement illégale, de briser tout l e p o u v o i r législatif. Je dois dire que Soulouque recula t o u t d'abord devant une pareille éventualité. Dans ses idées à l u i , le pouvoir législatif faisait partie intégrante d u m o b i l i e r gouvernemental et i l n'entendait pas être p l u s p a u v r e m e n t meublé que. ses prédécesseurs. E n f i n , le j o u r v e n u , Son Excellence s'arrêta à u n expédient q u i , d'après elle, devait tout concilier. I l s'agissait non plus de casser l a sentence du sénat q u i restait l i b r e de faire de cette sentence ce que bon l u i semblerait, mais simplement de f a i r e rejuger Courtois par u n conseil de guerre, auquel f u r e n t immédiatement convoqués les innombrables génér a u x domiciliés ou employés dans l a capitale. L e formaliste Soulouque les reçut au m i l i e u d'un f o r m i d a b l e appareil m i l i t a i r e , ayant près de l u i l'inévitable S i m i l i e n , u n certain général Bellegarde, homme d'affreux antécédents, q u i , pour son coup d'essai, avait v o u l u assass i n e r jadis le président Boyer, et u n autre nommé Belan-


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t o n , q u i , à ses moments d'épanchement, se vantait de pouvoir d'un mot lancer sur l a ville les noirs de l a plaine. Il ne manquait à l a réunion que le brave général Therlonge, commandant de l'arrondissement de Port-au-Prince, q u i avait refusé d'obéir à trois appels consécutifs et fut, pour ce motif, remplacé peu après par l'abominable B e l legarde. Après de violentes récriminations, le président, interpellant u n à u n tous les généraux convoqués, posa à chacun d'eux cette question : « Courtois est-il coupable à vos yeux? » Quelques-uns voulaient biaiser et développer une opinion. « Répondez o u i ou n o n ! » disait aussitôt Soulouque d'un ton froidement impératif qu'on ne l u i avait pas connu jusque-là. Personne n'osa répondre n o n . Les plus audacieux ajoutèrent seulement à leur affirmation ces mots : puisque le sénat l'a condamné. Les généraux furent congédiés à d i x heures avec ordre de revenir à deux heures de l'après-midi pour signer leur décision, et, pendant q u ' i l faisait rédiger cette décision, Soulouque, q u i pensait à tout, donna ordre de creuser la tombe de Courtois. Les mulâtres exaspérés avaient passé l a n u i t à préparer leurs armes et à faire des balles, décidés à se porter à l a maison d'arrêt pour en arracher Courtois à l a première tentative q u i serait faite contre sa v i e ; mais, au j o u r , une pensée de prudence était venue se mêler à ces apprêts belliqueux. Les magasins étaient fermés. Des objets de p r i x étaient de toutes parts apportés au consulat de France ; des demandes de protection et d'asile l u i étaient incessamment adressées par les familles de couleur les plus considérables, soit par leur fortune, soit par la position politique


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de l e u r s chefs. On venait, en effet, d'apprendre que les n o i r s de l a vaste plaine q u i s'étend à l'est et au n o r d de P o r t - a u - P r i n c e et ceux q u i habitent les mornes voisins a v a i e n t reçu chacun d i x cartouches avec ordre de se ruer s u r l a v i l l e au premier coup de canon q u i partirait d u fort n a t i o n a l . Vers trois heures, les membres des deux c h a m bres furent convoqués par leurs présidents à u n e séance e x t r a o r d i n a i r e , ce q u i semblait faire présager une résolut i o n décisive; m a i s , dans l ' i n t e r v a l l e , tous les généraux étaient retournés au palais, selon l'ordre qu'ils avaient reçu l e m a t i n , et venaient de signer dans u n morne silence l e u r u n a n i m e affirmation de l a culpabilité de Courtois. E n ce m o m e n t , les tambours battirent a u x champs dans l a grande cour d u palais, remplie de troupes en bataille et de canons mèche allumée, et l a foule de généraux q u i e n c o m b r a i t l a grande salle de réception se sépara en deux h a i e s pour saluer le consul de F r a n c e , M . M a x i m e R a y b a u d , et l u i l i v r e r passage. N o u v e a u venu dans le pays, représentant d'une puissance q u i en est réduite à jouer auprès d u gouvernement haïtien le rôle peu gracieux de créancière, et contre l a q u e l l e s'élevaient tant de préventions invétérées ; en butte a u x intrigues des commerçants anglais et allemands, d o n t sept étaient pourvus de consulats, et q u i , maîtres des trois quarts des affaires traitées à Haïti, se disaient ruinés par notre dernière convention, dont les dispos i t i o n s tendaient, en effet, à l i m i t e r les bénéfices réguliers prélevés par eux sur certaines dilapidations oifieielles, M . M a x i m e Raybaud avait déjà su conquérir, sans l a c h e r c h e r , cette immense considération personnelle dont 6


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on le verra plus tard faire u n si magnifique usage. O n l u i savait surtout gré de son attitude pendant les événements du mois d'août. Après que S i m i l i e n eut chassé du palais du gouvernement M M . Élie et David T r o y , que le silence du président et l'absence de toute force armée à leurs ordres condamnaient à une impuissance absolue, le consul d'Angleterre, M . Ussher, par u n procédé très-familier à l a chancellerie b r i t a n n i q u e , était bravement allé les trouver pour leur imposer avec menaces l a responsabilité des dommages que pourraient éprouver non-seulement ses nationaux, mais encore les Haïtiens liés d'affaires avec ceux-ci. M . Raybaud s'était conduit tout autrement. B i e n l o i n de vouloir ajouter par d'intempestives réclamations à une impuissance que les deux ministres étaient les premiers à déplorer, i l avait silencieusement secondé le système de réserve et de temporisation que l a situation leur i m p o s a i t , prenant de concert avec M . J a n n i n , c o m m a n dant de notre corvette stationnaire la Danaïde, toutes les mesures propres à garantir les Européens et les Haïtiens q u i auraient, le cas échéant, à s'abriter sous notre pav i l l o n , mais évitant aussi toute démonstration de nature à être interprétée par l a classe menacée comme u n signal d'alliance offensive et à l a jeter dans une lutte dont les suites eussent été incalculables. A u début d u procès, et tant qu'une j u r i d i c t i o n régulière en était restée saisie. M . Raybaud avait refusé de s'immiscer dans une affaire purement intérieure. Devant l'urgence et la gravité des circonstances, i l oublia ses s c r u pules. Adjuré par une requête lamentable de madame Courtois, sollicité, pressé par une foule de gens q u i le


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s u p p l i a i e n t de prévenir une i m m e n s e effusion de sang, s a c h a n t d ' u n autre côté que des ordres allaient être expédiés p o u r l'arrestation de M . David T r o y , d u député Prest o n , l e plus riche négociant de Port-au-Prince, des trois défenseurs de C o u r t o i s , dont l ' u n était également député, et d u sénateur Latortue q u i avait le plus insisté pour son a b s o l u t i o n ; apprenant enfin que la tombe était déjà creusée, i l fit prévenir le ministre des relations extérieures q u ' i l désirait être reçu par le président. Ce ne fut que trois h e u r e s après q u ' u n aide de camp de celui-ci v i n t dire a u c o n s u l q u ' i l était attendu. M . R a y b a u d avait fait préalablement proposer a u consul d ' A n g l e t e r r e de se réunir à l u i pour tenter u n effort en c o m m u n ;. mais ce jour-là M . Ussher n'était pas en veine d ' e x i g e n c e s , et i l se résigna à laisser à M . Raybaud tout l ' h o n n e u r d'une démarche dont le succès était beaucoup p l u s douteux que l e danger. L e s marques exceplionnelles de considération q u i ven a i e n t d'accueillir à son entrée M . Raybaud étaient de b o n a u g u r e ; mais l a contraction des traits d u président, q u i p a r u t c i n q minutes après et le fit asseoir près de l u i , app r i t bientôt a u x spectateurs pleins d'anxiété de cette scène q u e notre consul avait accepté une tâche fort pénible. M . Raybaud parla au président de l a collision q u i allait nécessairement éclater, s ' i l s'obstinait à faire périr le sén a t e u r Courtois au mépris d'une sentence rendue par le p r e m i e r corps de l'État, de l'incendie et d u pillage de l a v i l l e , enfin des pertes énormes dont le commerce étranger a u r a i t à demander compte à l a république. — « L e sénat m ' a outragé Si l'homme ne meurt pas, que deviendra


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mon h o n n e u r ? » — Telle était l'invariable réponse de Soulouque, et l'altération de sa v o i x , entrecoupée de pénibles silences, témoignait d u violent état de son âme. L a conversation continua u n moment à voix basse ; on put cependant comprendre que M . Raybaud insistait sur le danger de ne pouvoir s'arrêter dans l a voie sanglante où le président allait se précipiter, sur les inimitiés mortelles q u ' i l allait accumuler contre l u i . Cette considération, à en juger par l a crispation croissante des traits de Soulouque, parut faire sur l u i une impression q u i n'était pas celle qu'avait v o u l u produire M . R a y b a u d ; p u i s , revenant avec cette obstination particulière aux enfants et aux noirs à sa première réponse, i l persistait à se d i r e outragé par le vote indulgent d u sénat. Dans ses y e u x i n jectés de sang (c'est l a rougeur des nègres) roulaient des larmes prêtes à j a i l l i r . « N o n . . . tout sera fini ce s o i r . . . V o y e z . . . ce monde est ici pour cela, » d i t - i l enfin en m o n trant le groupe de généraux, q u i , debout à quelques pas de là, considérait les deux interlocuteurs dans une attention profonde. Ces derniers mots en apprenaient beaucoup au c o n s u l : une terreur maladive de l ' o p i n i o n , telle était évidemment l'idée fixe et dominante de cet inculte orgueil, pour q u i l a clémence était u n aveu de faiblesse. M . Raybaud fit vibrer violemment cette corde : « E h bien ! d i t - i l assez lentement pour être b i e n c o m p r i s , s i cet honneur dont vous venez de parler vous est si cher, i l est indispensable que vous sachiez que votre réputation sera à jamais flétrie à l'étranger par le coup que vous allez l u i porter vous-même. P l u s vos ressentiments contre cet homme vous paraissent légitimes, plus le sacrifice en


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s e r a i t trouvé glorieux, et j'ose assurer que notre roi, si clément lui-même, l'apprendrait avec une véritable satisfaction. » L e c o n s u l , ne recevant pas de réponse, croyait a v o i r définitivement échoué, lorsque Soulouque l u i dit : « S i l ' h o m m e ne meurt pas, je veux q u ' i l parte... et pour t o u j o u r s , pour toujours, répéta-t-il avec force; c'est en considération du roi. » Il était i n u t i l e d'insister pour obten i r m i e u x que ce bannissement, toujours illégal. Après la tragédie, la comédie. A u moment où M . R a y b a u d remerciait le président de l u i avoir accordé cette v i e et d u calme que sa promesse allait rendre à la v i l l e , le c o n s u l anglais, accompagné de son vice-consul, entra préc i p i t a m m e n t dans l a salle. A l a prière de M . R a y b a u d , S o u l o u q u e répéta sa promesse devant le nouveau v e n u , et ce brave M . Ussher sortit non moins précipitamment, p o u r a l l e r , au grand galop de son c h e v a l , annoncer à l a f a m i l l e Courtois q u ' i l venait de sauver son chef. On sut p l u s t a r d l a cause de ce dévouement subit de M . Ussher. S o n a m i . M . Dupuy, q u i de l o i n avait assisté à l'entrevue, c r o y a n t comprendre que l'affaire prenait une tournure favorable, l'avait envoyé presser de venir participer à une démarche d'où pouvait rejaillir quelque honneur pour le représentant de l a France. Les m i n i s t r e s , q u i , dans tout c e c i , avaient montré une faiblesse pitoyable, v o u l u r e n t a u s s i , comme M . Ussher, placer leur mot dans l'affaire, et, pour colorer d'un semblant de légalité cette clémence à l a Pierrot q u i consistait à commuer u n mois de p r i s o n e n bannissement perpétuel, i l s répandirent à profusion d a n s l a v i l l e stupéfaite une proclamation où i l s faisaient d i r e entre autres choses a u président : « M . Joseph Cour-


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« l o i s , s'étant rendu coupable d ' u n article intempestif, à « été livré au glaive de l a l o i . L e pays attendait justice « de cette conduite blâmable, imprudente. Cédant à mes « principes d'humanité et aussi à l a généreuse sollicita« tion des consuls de France et d'Angleterre, laite au n o m « de leurs gouvernements respectifs, j ' a i usé d u droit de « faire grâce que m'accorde l'article 129 de l a constitu« t i o n . Depuis cet acte de clémence, le sieur Courtois a « sollicité la permission de quitter le sol de l a républi« q u e ; j ' a i cru devoir, dans l'intérêt de l'ordre, profiter « de cette disposition pour éloigner de nos foyers u n pa« reil sujet de discorde. » Proclamation monumentale et q u i dénote u n progrès immense dans la pruderie constitutionnelle des noirs !


VII

Une solution nègre.

H e u r e u s e d'en être quitte à s i bon marché, la bourgeoisie jaune et noire passa de l'emportement à l'excès de condescendance. L e sénat tout le premier, revenant s u r l e s réductions q u ' i l avait faites a u budget, revota sans compter tout l'argent que Soulouque voulait b i e n l u i dem a n d e r . O n désirait, mais sans oser le désirer trop haut, que l e président comprît à l a longue le tort que l u i faisait s o n entourage ultra-noir : les révoltes de l'opinion se réduisaient à l'expression timide de ce vœu. A i n s i le p a u v r e n o i r s i facile à décontenancer était déjà arrivé à ce p o i n t , que l a classe éclairée, dont i l agaçait naguère les nerfs p a r sa pusillanimité et ses ridicules, était prête à l u i s a v o i r gré de ce q u ' i l voulût b i e n l a laisser v i v r e . Ces revirements subits de l ' o p i n i o n , l'épreuve q u ' i l ve-


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nait de faire de sa propre force, p a r u r e n t , d'un autre côté, calmer les superstitieux pressentiments d e - S o u louque. L a politique d'abnégation perdait décidément du terrain devant l a politique de persévérance, et, à travers le large trou q u ' i l venait de faire dans la constitution, le président embrassait déjà, d ' u n regard visiblement satisfait, des perspectives beaucoup plus lointaines que celles de son pouvoir quatriennal. A tout hasard, i l voulut se mettre en règle avec l'avenir, et un m a t i n , le 31 décembre 1847, Soulouque épousa sans b r u i t madame Soulouque, q u i , non moins prévoyante, avait déjà donné u n gage indirect de perpétuité à l a future dynastie (1). Ceci est tout u n côté curieux des mœurs haïtiennes, et nous aurons à y revenir. Q u ' i l nous suffise de dire que, dans l a circonstance, l e mariage de Soulouque équivalait à u n manifeste politique, et fit à ce titre sensation; ce que l'on comprendra, si nous rappelons que les deux fondateurs mulâtres de la république, Pétion et Boyer, n'avaient successivement épousé mademoiselle Joute qu'en présence de l'Être suprême, tandis que les autocrates n o i r s , Toussaint, Dessalines, Christophe, étaient b i e n et dûment mariés à l'église. L'approche d u mois f a t a l , du douzième m o i s , rendit Soulouque à toutes ses terreurs, et l a deuxième quinzaine de février surtout se passa pour l u i dans des transes inexprimables. Je n'ai p u savoir s i l'on découvrit enfin l a poupée ; mais on fit en petit co(1) S o u l o u q u e

e n avait déjà une f i l l e , d e v e n u e p l u s t a r d l a p r i n -

cesse O l i v e . A u c u n enfant mâle ne l ' a s u i v i e , de sorte q u ' a u x t e r m e s de

la constitution,

l ' e m p e r e u r sera réduit à se désigner u u succes-

s e u r p a r s o u m i s s i o n cachetée r e m i s e a u sénat.


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mité t a n t de conjurations que, le 1 mars 1848, Soul o u q u e se retrouva radieux de santé, dé joie et d'orgueil, dans ce même palais de la présidence où étaient tombés flérard et P i e r r o t , où étaient morts G u e r r i e r et Riché. Les d i e u x nègres avaient v a i n c u ! T r a n q u i l l e d u côté des esprits, sachant par une récente expérience q u ' i l pouvait beaucoup oser vis-à-vis des h o m m e s , persuadé e n f i n , sur l a foi de ses confidents v a u d o u x , d o n t certains discours d'anniversaire s'étaient fait c o m p l a i s a m m e n t l'écho, q u ' i l n'avait franchi cet écueil si redouté d u douzième mois que grâce à une évidente préd e s t i n a t i o n , Soulouque reprit ouvertement l'idée favorite des chefs noirs et d u parti n o i r , idée que le président G u e r r i e r avait déjà émise pour son propre compte, que le président Pierrot avait à son tour poursuivie, et que Riché a l l a i t lui-même réaliser, lorsqu'il fut surpris par l a m o r t . S e r a i t - i l r o i absolu comme Christophe, ou empereur const i t u t i o n n e l comme Dessalines ? Soulouque n'en comprenait pas t r o p l a différence, ce q u i était au f o n d , chez l u i , u n e g r a n d e preuve de sens. E n attendant, cette innocente fantaisie se compliquait de préoccupations assez inquiétantes. L a nouvelle était arrivée de Santo-Domingo que le président Santana avait fait f u s i l l e r , comme impliqué d a n s u n e conspiration haïtienne, son p r i n c i p a l m i n i s t r e . O r , sait-on ce q u i frappa Soulouque dans cette nouvelle? Ce n ' e s t pas l'avortement d ' u n complot q u ' i l avait soudoyé, c'est l a vigueur déployée par ce hattier (1), terme de mépris dont i l se servait pour désigner le chef espa(1) D e l ' e s p a g n o l halo,

l i e n OÙ L'ON élève LES BESTIAUX, p a c a g e .


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gnol. Cette idée le poursuivait partout et jusque dans son conseil des m i n i s t r e s , où i l l u i arrivait souvent d'interrompre l a lecture d'un rapport par des distractions comme celles-ci : « Savez-vous que ce hattier a d u caractère ! I l a l'ait fusiller son premier m i n i s t r e ! . . . O u i , ce hattier a du caractère! » Ces parenthèses présidentielles durent plus d'une fois faire frissonner les nouveaux ministres ; mais Soulouque s'en prenait pour le moment aux anciens. A propos de troubles provoqués aux Cayes par le parti ultran o i r , M . D a v i d T r o y venait d'être arrêté à Port-au-Prince et jeté dans u n cachot avec toute sa famille. Quant au général Céligny A r d o u i n , l ' u n des membres les plus distingués de l a classe de couleur, i l avait été, en attendant m i e u x , éliminé de l a chambre des représentants, sous prétexte d'incompatibilités q u i n'existaient pas. Soulouque persistait, en u n m o t , dans l'idée qu'on conspirait contre l u i , et la certitude que les fétiches n'étaient p l u s , cette fois, de l a partie, donnait u n caractère entièrement nouveau à l'expression de ses perpétuels soupçons, autrefois formulés sur le ton de l a plainte. « Je ne veux pas faire la sotte figure d u président Pierrot, s'écriait-il en créole. Puisque je suis arrivé au pouvoir sans i n t r i g u e s , je brûlerai tout, je tuerai tout plutôt que de... A propos, savezvous que ce hattier de là-bas a d u cœur ! » Jamais certes, ces soupçons n'avaient été plus gratuits, car jamais l'abattement de l a classe à laquelle i l s s'adressaient n'avait été plus profond n i m i e u x motivé. Les hommes de couleur n'avaient plus même l a ressource de se faire oublier en se perdant dans les rangs de l a bourgeoisie noire. L a fraction ultra-africaine les y désignait


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m a i n t e n a n t d u doigt. Chaque d i m a n c h e , après l a parade, u n e b a n d e composée des noirs les plus connus par l e u r a n t i p a t h i e pour les mulâtres se mêlait au cortége q u i rec o n d u i s a i t Soulouque, et, à l'entrée d u palais, voici l a scène q u i se jouait régulièrement, depuis le premier a n n i v e r s a i r e présidentiel : « Président, disait u n compère, l e p e u p l e n o i r demande telle ou telle chose. » E t u n j o u r « p e u p l e n o i r » voulait que tous les hommes de couleur f u s s e n t exclus des emplois publics, u n autre j o u r que l'une des d e u x couleurs d u pavillon haïtien, le rouge, emblème des sangs-mêlés, en fût enlevée; ainsi de suite. E t notez q u e c e c i se passait au mois de mars 1848 : « peuple n o i r » n e se doutait pas qu'à deux m i l l e lieues de distance, « p e u p l e blanc » le copiait. L e V) a v r i l , on craignit d'avoir le m o t de cette sinistre comédie. L ' o r a t e u r de l a bande ajouta ce jour-là à ses précédentes exigences le rétablissement de l a constitution de 1 8 1 0 , q u i transformait l a présidence en dictature viagère, le r e n v o i d u cabinet et l a substitution de simples secrétaires a u x m i n i s t r e s . Soulouque adhéra gracieusement aux deux dernières parties de cette requête, et p r o m i t , quant à l a c o n s t i t u t i o n de 1 8 1 6 , d'obéir aux « réclamations d u peuple et de l a force armée. » De cette connexité de demandes i n constitutionnelles et de cris de proscription contre l a classe de c o u l e u r fallait-il conclure que l a politique de stabilité et l ' e x i s t e n c e de l a classe de couleur devenaient incompatibles ? O n annonçait e n même temps quelque chose d'ext r a o r d i n a i r e pour l e dimanche suivant 16 a v r i l . S o u l o u q u e a l l a i t - i l proclamer l'empire o u l a royauté ? C'était à p e u près l ' u n i q u e question q u ' o n se posât, et cependant


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une impression inexpliquée de terreur y répondait dans plus d'une poitrine. A u jour indiqué, la parade se passa comme à l ' o r d i n a i r e ; mais, vers le m i l i e u de l'après-midi, trois coups de canon partirent d u palais, et furent immédiatement répétés par le fort. A ce signal d'alarme, si rarement entendu, et qui annonce à quinze lieues à l a ronde que l a patrie est en danger, tous les habitants, comme i l est prescrit en pareil cas, se précipitèrent armés sur l a voie p u b l i q u e . Les génér a u x , sénateurs, députés et fonctionnaires supérieurs présents dans l a capitale se rendirent, à l'exception des plus prudents, au palais pour connaître l a cause de cet appel et recevoir des ordres. Ils passèrent à travers l a garde du président, q u i occupait à rangs serrés l a cour intérieure. L a générale battit de toutes parts. Bientôt u n officier général arriva au consulat de France, et rebroussa c h e m i n de toute la vitesse de son cheval après avoir jeté au consul ces mots : « C'est une scène toute de famille q u i v a se passer. Le président vous fait dire q u e , quelque chose qui arrive, vous n'avez pas à vous alarmer pour vos nationaux. » Cet officier général était M . D e l v a , depuis ministre haïtien à Paris. Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, qu'on entendit du côté du palais des feux répétés de mousqueterie, auxquels répondit u n immense c r i d'angoisse et de désespoir dans toute l a v i l l e . Des chevaux de généraux venant de celte direction fuyaient épouvantés, et sans leurs caval i e r s , à travers une population q u i se précipitait, folle de terreur, vers les consulats et jusque dans les maisons des étrangers. L a grille en fer q u i renferme dans son vaste


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quadrilatère toute l'enceinte d u palais et de ses dépend a n c e s était fermée. E n dedans et près de l'entrée, le député C e r i s i e r - L a u r i s t o n , chef de d i v i s i o n des relations extérieures et secrétaire de l'avant-dernière mission haït i e n n e à Paris, gisait, l a tête fracassée, dans son sang. D a n s l a galerie ouverte q u i fait face à l a cour, des m o u r a n t s et des morts étaient étendus pêle-mêle, et p a r m i ces d e r n i e r s deux généraux, dont u n n o i r . U n long chapelet, d e f u y a r d s , que les balles égrenaient à chaque seconde, escaladait l a grille du côté d u j a r d i n ; mais i l s ne furent q u e faiblement poursuivis : le gros de l a garde s'était précipité en tumulte dans l'intérieur même du palais, massac r a n t a u passage les mulâtres errants dans les corridors, p e n d a n t que le général Céligny A r d o u i n se traînait tout s a i g n a n t jusqu'à l a chambre à coucher du président, q u i s u i v a i t , h i d e u x de f u r e u r , les pas chancelants d u blessé e n l'accablant de menaces de mort. L a politique de stabilité s'était enfin levée pour Haïti : Soulouque venait de t r o u v e r une solution. N o u s v o i c i et pour longtemps dans le sang j u s q u ' a u c o u . N o u s allons voir Soulouque entasser cadavres sur cadavres pour s'en faire u n marchepied impérial, puis déc o u v r i r que l'enjambée est encore trop longue et redesc e n d r e paisiblement à terre pour ramasser et ajouter à l a p i l e des victimes quelques cadavres de bourreaux. A u s e i n même de ces saturnales de la barbarie nègre finiront a i n s i p a r se produire des garanties relatives d'ordre, ou d u m o i n s de sécurité. D'autres surprises nous sont réservées c h e m i n faisant. Sans avoir reçu le mot et comme d ' i n s t i n c t , cette Cafrérie en délire v a poser, développer et, q u i 7


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plus est, résoudre des questions q u i , vers l a même époque, sont restées heureusement chez nous à l'état de question, et q u i semblaient être le privilège des civilisations ennuyées et v i e i l l i e s .


VIII

M a s s a c r e s . — M . Maxime Raybaud. nègre.

— L e communisme

L o r s de l a réaction noire de 1844, l e bandit Acaau se r e n d i t , pieds n u s , vêtu d'une espèce de toile d'emballage et coiffé d ' u n petit chapeau de p a i l l e , a u calvaire de sa p a r o i s s e , et là fil publiquement vœu de ne pas changer de t o i l e t t e tant que les ordres de l a « d i v i n e Providence » ue s e r a i e n t pas exécutés. P u i s , se tournant vers les paysans nègres convoqués a u son d u lambis (1), Acaau expliqua q u e l a « d i v i n e Providence » ordonnait au pauvre peuple, (1) G r o s c o q u i l l a g e , a y a n t à l'intérieur l a f o r m e d ' u n a l a m b i c , q u i f a i s a i t l'office de t r o m p e t t e c h e z les esclaves insurgés. C ' e s t à p e u près l e caracol des paysans à d e m i a f r i c a i n s d e l a c a m p a g n e de V a l e n c e . A u n e époque b i e n récente e n c o r e , s i l e c a r a c o l résonnait dans l a huerta, V a l e n c e s'attendait à être pillée.


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premièrement de chasser les mulâtres, deuxièmement de partager les propriétés des mulâtres. Si indélicate que parût cette exigence d'en h a u t , l'auditoire pouvait d'autant moins l a révoquer en doute, qu'elle avait pour garant un ex-garde champêtre, doublé d'un lieutenant de gendarmerie, car telle était l a position d'Acaau lorsqu'il s ' i m provisa « général en chef des réclamations de ses concitoyens. » U n m u r m u r e désapprobateur c i r c u l a toutefois dans les groupes, pendant que les regards erraient de quelques noirs bien vêtus à quelques mulâtres en haillons perdus dans l a foule. Acaau comprit : — « Oh ! ceux-là sont nègres ! » r e p r i t - i l en désignant les mulâtres en question. U n n o i r d'une trentaine d'années, attaché comme ouvrier à une guildive (fabrique de tafia) du voisinage, sortit alors des rangs, et dit à son tour à l a foule : « Acaau a r a i s o n , car la Vierge a dit : Nègue riche qui connaît li et écri, cila mulâte ; mulâte pauve qui pas connaît li ni écri, cila nègue (1). » Puis i l joignit dévotement ses oraisons aux oraisons d'Acaau. Ce noir s'appelait J o s e p h , e t , à partir de ce j o u r , i l se fit appeler frère Joseph. Coiffé d ' u n mouchoir b l a n c , vêtu d'une chemise blanche q u ' e m p r i sonnait u n pantalon également b l a n c , i l m a r c h a i t , u n cierge à l a m a i n (2), au m i l i e u des bandes d ' A c a a u , q u ' i l

(1) T o u t nègre r i c h e et s a c h a n t l i r e et é c r i r e , est mulâtre ; t o u t mulâtre p a u v r e et ne s a c h a n t ni l i r e n i é c r i r e , est nègre. (2)

L e j o u r où T o u s s a i n t L o u v e r t u r e e n t r a eu c a m p a g n e c o n t r e R i -

g a u d , i l se c e i g n i t a u s s i l a tète d ' u n m o u c h o i r b l a n c , e t , u n c i e r g e à c h a q u e m a i n , a l l a se p r o s t e r n e r sur le s e u i l de l'église de L é n g a n e , p u i s i l m o n t a en c h a i r e p o u r L e b l a n c est le d e u i l des

prêcher l ' e x t e r m i n a t i o n

nègres.

des mulâtres.


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é d i f i a i t par ses neuvaines à l a V i e r g e , q u ' i l maîtrisait par s o n crédit bien notoire auprès d u dieu V a u d o u x , et dont i l t r a n c h a i t , aux heures de p i l l a g e , les rares cas de cons c i e n c e p a r l a distinction obligée : Nègue riche qui connaît li et écri, cila mulâte, etc. L e c o m m u n i s m e nègre était, comme on v o i t , fondé, et r i e n n ' y m a n q u a i t , n i cette impartialité de proscription q u i s a i t tenir l a balance égale entre les aristocrates d u s a n g e t ceux de l'éducation ou de la fortune, — n i la religiosité mystique des petits-fils de Babeuf, — n i même l e u r tartuferie pacifique et fraternelle, témoin le b u l l e t i n où A c a a u raconte son expédition contre les boutiquiers réformistes des Cayes. « I l était l o i n de notre pensée de l i v r e r aucune bataille, » dit le paterne b r i g a n d ; « mais s e u l e m e n t nous voulions présenter nos réclamations dans une attitude qui prouvât que nous y tenions... » — Quoi de p l u s n a t u r e l ! Gomme quelque autre part au 1 6 a v r i l , a u 1 5 m a i , au 2 3 j u i n , i l est bien convenu q u e , s'il y a c o n f l i t , c'est l a réaction seule q u i l'aura cherché. E n effet, a u x Cayes comme à P a r i s , l ' i n c o r r i g i b l e bourgeoisie, q u ' o n p r i a i t uniquement de vouloir b i e n mettre l a clé s o u s l a p o r t e , reçut fort m a l cette requête; laissons parler Acaau : « Je fis connaître par une lettre au conseil « m u n i c i p a l , la cause de notre prise d'armes. Une ré« p o n s e v e r b a l e , s'appuyant sur l a semaine sainte, q u i « n e permet aucune affaire sérieuse, est le seul honneur « q u i nous fut fait,-et le même jour, à onze heures d u « m a t i n , voilà trois colonnes q u i marchent sur nous... « Après une heure de combat, la victoire nous sourit. « N o u s avons eu à déplorer dam les rangs ennemis la mort


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« de beaucoup de nos frères. Dieu a v o u l u que nousn'eus« sions qu'un mort et.trois blessés. J'aurais pu poursui« vre avec avantage l'armée vaincue et entrer dans l a ville « pêle-mêle avec elle; mais le sentiment de la fraternité a « retenu nos pas. » Devant tant de modération, i l y aurait certes injustice à le nier : Acaau ne voulait que le b i e n des mulâtres. Aussi l a fraternité retient-elle ses pas juste le temps nécessaire pour que les mulâtres épouvantés puissent déguerpir de leurs magasins et de leurs maisons et se réfugier sur les navires en rade. Cela f a i t , i l se décide à diriger deux colonnes sur les Cayes. « Elles étaient « en v i l l e vers les d i x heures, tout ayant fui devant « nous,» ajoute avec une modeste simplicité le b u l l e t i n . . . « La justice de nos réclamations est reconnue, et les proa priétés sont respectées. » Quelle o n c t i o n , quel a m o u r , et surtout quels scrupules! L a justice de ses réclamations une fois reconnue, Acaau n'a plus qu'une préoccupation : le respect des propriétés. Il n ' y a de changé que les propriétaires (1). — S i par hasard on m'accusait de forcer ces rapprochements, j ' e n établirais bien d'autres. « L ' i n nocence malheureuse» joue, par e x e m p l e , dans les proclamations d'Acaau le même rôle que « l'exploitation de l'homme par l'homme » dans certaines autres proclamations. « L'éventualité de l'éducation n a t i o n a l e , » cette

(1) A c a a u ne se vantait p a s . U n e fois installé d a n s l a v i l l e , i l l i t f u s i l l e r u n o u d e u x des s i e n s , q u i s'étaient m i s à p i l l e r . D a n s s o n respect p o u r le principe, de p r o p r i é t é , i l fit f u s i l l e r en môme t e m p s u n officier soupçonné d e s y m p a t h i s e r a v e c les ex-propriétaires réfugiés à l a Jamaïque, et q u i , d a n s l ' o p i n i o n d ' A c a a u , n'étaient p l u s a p p a r e m m e n t que des v o l e u r s .


E T S0N E M P I R E .

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a u t r e corde de l a lyre humanitaire d ' A c a a u , correspond v i s i b l e m e n t « à l'instruction gratuite et obligatoire, » et l o r s q u ' i l réclamait encore, au n o m des cultivateurs, q u i s o n t les travailleurs de là-bas, « l a d i m i n u t i o n du p r i x des m a r c h a n d i s e s exotiques et l'augmentation de l a valeur de l e u r s denrées, » le socialiste nègre avait certainement trouvé l a formule la plus claire et l a plus saisissable de ce f a m e u x problème des Acaau blancs : d i m i n u t i o n d u trav a i l et augmentation des salaires. Nous nous heurterons, c h e m i n faisant, à des analogies bien autrement r i g o u r e u s e s ; m a i s , après celles-là, nous n'aurions plus qu'à c r i e r à l a contrefaçon, s i , hélas! les contrefacteurs n'ét a i e n t pas de ce côté-ci de l'Atlantique. N'oublions pas que l a p u b l i c a t i o n et l a première mise en œuvre du prog r a m m e d'Acaau remontent au printemps de 1844. L e c o m m u n i s m e nègre échoua comme le communisme blanc, devant l'extrême morcellement de l a propriété. L a première surprise passée, l'armée d'Acaau se trouva réd u i t e à une poignée de gens sans aveu que G u e r r i e r m i t aisément à l a r a i s o n , que la faiblesse ou l a complicité de p i e r r o t rappela sur la scène, et que Riché acheva de disp e r s e r . Traqué sans relâche, profondément froissé de l'acc u e i l que ses concitoyens faisaient à l a science nouvelle, A c a a u résolut d'abandonner à elle-même cette société q u i n e l e comprenait pas, et u n beau j o u r i l s'embarqua, u n c a n o n de pistolet dans la bouche, pour cette Icarie d'où l'on ne revient plus. Frère Joseph renonça de son côté à l a casuistique, et o u v r i t , comme je l ' a i d i t , boutique de sorcellerie. Peu après l'affaire Courtois, Soulouque, q u i l ' a v a i t si malmené trois ans auparavant, le lit secrètement


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appeler, et le prêtre vaudoux déploya u n tel savoir-faire dans les conjurations q u i précédèrent l'anniversaire si redouté d u 1 mars 1 8 4 8 , que sa faveur ne fut bientôt plus u n secret pour personne. Les scènes de meurtre et de confusion au m i l i e u desquelles nous avons arrêté le lecteur n'étaient que le contre-coup de cette faveur subite de frère Joseph. E n voyant leur prophète si bien en cour, les piquets (on désignait ainsi les anciens soldats d'Acaau en souvenir des pieux aigus dont i l s étaient originairement armés), les piquets avaient c r u le moment venu de se venger des i n justices de l a police. Réunis aux environs des Cayes, théâtre de leurs anciens exploits, ils déclarèrent ne vouloir déposer les armes que lorsque le général Dugué Z a m o r , commandant le département d u S u d , et q u i , eu cette qualité, leur avait donné jadis la chasse, serait révoqué, comme coupable de trahison envers le gouvernement. U n officier du palais fut envoyé sur les l i e u x . Entendant crier : V i v e Soulouque! dans les deux camps, i l trouva le cas très-délicat, et engagea le général à aller prendre les instructions verbales d u président. Ces instructions se bornèrent à l'ordre de se rendre en p r i s o n , sans autre forme de procès. L'arrestation de M . David T r o y se rattachait au même incident. Rapproché des sinistres avertissements q u i ressortaient de l'affaire Courtois, l'empressement avec lequel Soulouque cédait aux caprices des piquets avait jeté l a terreur dans le département d u S u d , p r i n c i p a l foyer de l a population mulâtre. L e 9 a v r i l 1848, trois communes de l'arrondissement d ' A q u i n se soulevèr e n t , déclarant à l e u r tour, par l'organe de leurs autorités e r


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m i l i t a i r e s , ne vouloir se soumettre qu'après l a mise eu l i b e r t é d u général Dugué Zamor. I l ne s'agissait n u l l e m e n t , c o m m e o n v o i t , de renverser S o u l o u q u e ; i l s'agiss a i t d'obtenir de lui u n désaveu indirect des menaces de p i l l a g e et d e mort que les bandits, encouragés par l e u r p r e m i e r succès, proféraient déjà contre les hommes de c o u l e u r . J'ignore ce q u i se passa dans l'esprit d u présid e n t ; m a i s , bien q u ' i l pût être informé d u mouvement d è s l e 11 o u le 1 2 , ce n'est que le 1 5 q u ' i l lança sa prem i è r e proclamation contre les pétitionnaires, o n ne peut t r o p d i r e les rebelles, et ce n'est qu'après u n nouveau délai d e vingt-quatre heures q u ' i l se décida à faire tirer l e c a n o n d'alarme. E n arrivant dans l a cour d u p a l a i s , les fonctionnaires reçurent l'avis que l ' i n s u r r e c t i o n marchait s u r P o r t - a u - P r i n c e . Cette nouvelle n'avait pas le m o i n d r e f o n d e m e n t : était-ce u n prétexte préparé par Soulouque? n ' é t a i t - c e qu'une tactique de S i m i l i e n et consorts pour v a i n c r e les dernières hésitations de celui-ci ? L ' a n c i e n m i n i s t r e de l'intérieur, M . Céligny A r d o u i n , a r r i v a des premiers auprès d u président. Celui-ci l'accueill i t e n l'accablant d ' i n j u r e s , l'accusa d'être l'âme de l a c o n s p i r a t i o n « mulâtre, » et l u i ordonna de se rendre, a u x arrêts. Dans l'état de fureur où était S o u l o u q u e , tout éclaircissement devenait i m p o s s i b l e , et l e général r e m i t s i l e n c i e u s e m e n t son épée à Bellegarde, q u ' i l s u i v i t . E n sortant des appartements de Soulouque, i l fut assailli p a r q u e l q u e s officiers subalternes q u i voulurent l u i arracher ses épaulettes. Dans cette courte l u t t e , deux coups de f e u f u r e n t tirés presque à bout portant, mais sans l'atteindre, sur l e général, q u i p a r v i n t à gagner, sous u n e grêle d e


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coups de sabre, l a chambre à coucher d u président, où nous l'avons laissé, couvert d'affreuses blessures, aux prises avec les fureurs de Soulouque. Ce n'était que le prélude. A l a double détonation partie de l'intérieur, les troupes rangées près de l'entrée avaient fait brusquement volte-face et tiré sur la foule des généraux, officiers et fonctionnaires c i v i l s , q u i occupait le péristyle. Les soldats croyaient, a-t-on dit depuis, qu'on venait d'attenter à l a vie du président; mais comment se faisait-il que ce jour-là, contrairement à l'usage, leurs armes se trouvassent chargées? L a probabilité d'un guetapens ressort plus clairement encore de l'étrange à-propos avec lequel des ordres mystérieux avaient fait fermer l a g r i l l e , pour couper l a retraite aux fuyards. S i , p a r m i les morts et les blessés q u i jonchaient le péristyle i l y avait des noirs et des mulâtres, cela prouvait à l a rigueur u n e chose, c'est que S i m i l i e n avait adopté à l'égard d u m o t mulâtre l a définition d u frère Joseph. L e gros de la garde avait fait, je l'ai d i t , i r r u p t i o n dans le palais. Après quelques instants seulement, soit q u ' i l crût le massacre terminé, soit qu'au b r u i t de plus en plus rapproché des pas et des cris de cette meute h u m a i n e i l craignît de la voir forcer l'entrée de sa chambre, le président se décida à se montrer aux soldats, q u ' i l ne parvint à contenir qu'avec des efforts inouïs et aidé de quelques généraux noirs. M . Céligny A r d o u i n dut momentanément la vie à cette brusque d i v e r s i o n ; Soulouque se contenta de le faire jeter dans u n cachot. Ceux des généraux de couleur qui avaient pu se cacher dans les appartements f u rent consignés au palais, où ils devaient attendre plusieurs


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j o u r s , dans u n morne effroi, et sans autres nouvelles de l'extérieur que le bruit des feux réguliers q u i annonçaient l a c o n t i n u a t i o n des massacres, qu'on statuât sur leur sort. A u n o m b r e des personnes qui avaient réussi à s'évader par l e j a r d i n étaient le général D u p u y , dernier m i n i s t r e des r e l a t i o n s extérieures, et le général Paul Decayet, dernier c o m m a n d a n t de la place, q u i passait, quoique n o i r , pour dévoué à l a classe de couleur. Ce groupe de fuyards avait laissé derrière l u i une traînée de h u i t cadavres, qu'on e n t e r r a , chose à noter, sur place, c'est-à-dire dans ce sol fraîchement remué par les superstitieuses fouilles de S o u l o u q u e . Soulouque se préoccupait assurément fort p e u , c o m m e on s'en convaincra, de d i s s i m u l e r l a trace de ses vengeances; pourquoi donc cette sépulture insolite? Étaitce l e mystérieux complément de quelque conjuration v a u d o u x , et cette oblation h u m a i n e venait-elle apaiser le c o u r r o u x d u fétiche vaincu? V o y o n s maintenant ce q u i se passait dans l a v i l l e . A u s i g n a l d ' a l a r m e , les gardes nationaux, q u i n'avaient pas p o u r le moment de colonel, s'étaient rendus à l'état-major de l a place pour recevoir des ordres et demander des cartouches. Les mulâtres, q u i , en l e u r qualité de suspects, se trouvaient plus intéressés que les noirs à faire montre de zèle, étaient arrivés les premiers, et le vague pressent i m e n t d ' u n danger c o m m u n avait insensiblement rapproché leurs groupes. Ils s'étaient désignés par cela même a u x défiances qu'ils redoutaient, et le commandant de place V i l L u b i n alla leur dire brusquement : « Vous n'avez r i e n à faire i c i , vous autres; retirez-vous. » Dans l a circonstance, cette exception n'avait r i e n de rassurant. Les


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mulâtres purent croire qu'on ne leur ordonnait de se disperser que pour les arrêter, peut-être les massacrer isolém e n t , et la scène d'épouvante q u i commençait en ce moment a u x alentours d u palais v i n t corroborer ces appréhensions. Sans s'être concertés, tous les hommes de couleur armés se retrouvèrent donc réunis sur l a place Vallière. Ils se dirigèrent de là sur le q u a i , d'où ils pouvaient espérer de se réfugier au besoin sur les navires en rade, et s'alignèrent assez confusément le long des magasins. L a plupart manquaient de m u n i t i o n s . L e chef de police Dessalines v i n t les examiner de près, en détail et en silence. Ils crièrent : V i v e le président! vive l a constitution de 1846! Le second c r i gâtait u n peu l'effet du premier, et, q u e l ques instants après, un détachement de l a garde, infant e r i e , cavalerie et a r t i l l e r i e , sous les ordres des généraux Souffran, Bellegarde et S i m i l i e n , déboucha par deux rues parallèles sur le quai. L e commandant de la Danaïde, M . J a n n i n , q u ' u n avis expédié à la hâte par M . Raybaud avait trouvé en route, venait d'arriver avec quatre embarcations armées d'obusiers et de pierriers, montées par tout le personnel disponible de l a corvette. A u moment où M . Raybaud concertait avec l u i les mesures à prendre pour protéger non-seulement les réfugiés d u consulat de France, mais encore ceux du consulat d'Angleterre ( M . Ussher e n avait fait la demande), le commandant d u port se présenta avec prière, de l a part d u président, de ne pas débarquer, et l'assurance l a plus positive que des mesures énergiques allaient être prises à l'instant pour protéger tant les consulats que les étrangers.


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S i m i l i e n somma les hommes de couleur de déposer le» a r m e s et de se retirer. U n coup de fusil partit des rangs de c e u x - c i , tiré, nous a-t-on assuré, par u n jeune mulâtre d u p a r t i Hérard. L e feu devint aussitôt général; mais, aux premières décharges de l'artillerie, les mulâtres se déband è r e n t , laissant une quinzaine de morts sur le carreau, et d e ce nombre M . L a u d u n , ancien m i n i s t r e . L a n u i t , q u i a r r i v e presque instantanément sous cette latitude, p e r m i t à beaucoup de blessés de s'échapper et de regagner l e u r s m a i s o n s ; les autres furent achevés sur place. L e gros des fuyards s'était jeté à l a mer : u n grand nombre f u r e n t noyés ou assommés à coups d ' a v i r o n par les péc h e u r s n o i r s ; quelques-uns, trouvés p a r m i les amarres des b a r q u e s attachées au rivage, furent livrés aux soldats et massacrés en touchant terre. L e général Souffran n'av a i t p a s v o u l u négliger cette nouvelle occasion de se j u s t i fier auprès de Soulouque de tout soupçon de connivence avec « ces petits mulâtres. » I l déploya plus d'acharnement que S i m i l i e n et Bellegarde dans cette boucherie de prisonn i e r s et de blessés. Les embarcations de la Danaïde et celles des navires marchands en rade, purent recueillir s u r l ' e a u une cinquantaine de fugitifs. Dans le nombre se trouvèrent M M . Féry et Detré, anciens m i n i s t r e s , et le sénateur Auguste Élie. L e consulat de France, où s'étaient jetés le plus grand n o m b r e des réfugiés, fut r e m p l i toute l a n u i t de gémissem e n t s : de nouveaux proscrits y affluaient à chaque i n s t a n t , et les femmes, les mères, les sœurs apprenaient d ' e u x les pertes qu'elles avaient éprouvées. L'encombrem e n t d e v i n t t e l que M . Raybaud dut faire pratiquer une


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ouverture q u i donnât issue dans l a maison voisine. Les deux maisons ne formaient heureusement

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q u ' u n même édifice, et furent ainsi également protégées par le p a v i l l o n . Le 17, au point du j o u r , des bruits faibles et intermittents de mousqueterie vinrent terrifier l a population bien plus que ne l'avaient fait la fusillade et l a canonnade nourries de l a veille : les exécutions commençaient; elles avaient été ordonnées par Bellegarde. Les victimes étaient des professeurs du lycée, des m a r c h a n d s , des médec i n s , etc., arrêtés pendant la n u i t , les uns parce que leurs blessures les avaient empêchés de fuir, les autres parce qu'ils avaient cru pouvoir se dispenser de fuir, n'ayant pris aucune part aux événements de l a v e i l l e . Tous moururent avec courage. Ces exécutions avaient l i e u à l'extrémité d'une rue où se trouvait le consulat d'Angleterre, à sept ou h u i t pas de son p a v i l l o n , sous les y e u x du consul et des personnes réfugiées chez l u i . L e plus regretté de ceux q u i périrent là fut le docteur M e r l e t , l ' u n des hommes les plus honorables et les plus instruits de l a république. Il s'enfuit blessé jusqu'à l a porte d u consulat de Suède, q u i malheureusement était fermée, et fut massacré sur le seuil avec des circonstances atroces. Cette porte fut criblée de balles; u n domestique d u c o n s u l , q u i se trouvait derrière, fut traversé de plusieurs coups de feu. U n autre jeune homme était parvenu à se jeter dans le consulat d'Angleterre, et les soldats prétendaient y entrer de vive force pour l'en arracher. L e consul se rendit alors en uniforme chez le général Bellegarde pour invoquer le droit d'asile de son p a v i l l o n : Bellegarde fit


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répondre q u ' i l était sorti. M . Ussher, fort troublé, alla d e m a n d e r conseil à M . R a y b a u d , et i l s se rendirent ens e m b l e chez le président. A l'entrée du p a l a i s , de malheureuses femmes des fam i l l e s les plus aisées de la v i l l e , réclamaient en pleurant l a p e r m i s s i o n de faire enlever les restes de leurs pères, de l e u r s m a r i s , de leurs fils. On la l e u r refusa i m p i t o y a b l e m e n t , et tous ces corps, emportés le lendemain par des t o m b e r e a u x , furent jetés pêle-mêle dans u n trou, près de l ' e n t r é e , mais en dehors du cimetière. S i odieux q u e n o u s paraisse cet i n u t i l e raffinement de cruauté, i l l'était b i e n autrement au point de vue. des mœurs locales et d e l'idée qu'attache l'Haïtien au décorum des sépult u r e s . Pendant que les neuf dixièmes de la population v i v e n t dans de misérables h u t t e s , que les édifices laissés p a r n o s colons tombent en r u i n e , et que leurs insouciants héritiers plantent philosophiquement des bananes dans l e s vestibules des v i e u x Lôtels seigneuriaux, les c i m e tières se couvrent de monuments que plus d'une ville européenne envierait. Noires ou j a u n e s , les plus riches f a m i l l e s se sont parfois littéralement ruinées pour les m o r t s . Il y a des négresses q u i passent leur vie à préparer et à e n r i c h i r leur toilette funèbre, et tels pauvres diables q u i logent sous deux branches d'arbre, se nourrissent de crudités, s'habillent d'un rudiment de h a i l l o n ou d ' u n r a y o n de s o l e i l , trouvent le secret, en se cotisant, d ' i m p r o v i s e r des funérailles homériques à celui d'entre eux q u i l e s a précédés au pays des ancêtres. L a garde encombrait l a cour d u p a l a i s , appuyée sur ses f u s i l s et les pieds dans le sang. E l l e avait perdu dix-sept


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des siens dans le choc de l a soirée précédente, et les oraisons funèbres qu'elle débitait en l e u r honneur étaient aussi inquiétantes par le style que par l a pensée. Une explosion de murmures accueillit les deux consuls. A u moment où i l s allaient franchir le p e r r o n , u n capitaine, se détachant de sa compagnie et s'adressant particulièrement à M . R a y b a u d , voulut savoir s ' i l venait encore « demander des grâces. » M . R a y b a u d , bien entendu, ne daigna pas répondre. A leur arrivée dans l a salle de réception, le président leur envoya les secrétaires d'état provisoires, s'excusant de ce q u ' i l ne pouvait les recevoir lui-même et s'enquérant d u motif de l e u r visite. U n e laborieuse conversation s'engagea à distance, et grâce a u x allées et venues des quatre ministres, entre l u i et les consuls. M . Raybaud réclama vivement le droit d'asile pour les pavillons consulaires. L e président ne v o u l u t l'admettre qu'en faveur des femmes et des enfants, exigeant impérativement l a remise d u jeune homme réfugié dans le consulat britannique. I l finit par n'insister que dans le cas où ce serait le professeur N o r m i l B r o u a r d . Ce dernier point, sur lequel le président consentit à céder encore, est celui q u i donna l i e u à l a discussion l a plus v i v e ; mais Bellegarde avait m i s d'avance et à l e u r i n s u les deux parties d'accord : le suspect en question était déjà fusillé. A v a n t de quitter les ministres, le consul leur représenta q u ' i l était bien temps que cette h o r r i b l e tragédie finit, et après l e u r avoir de nouveau recommandé le respect dû non-seulement a u x consulats, mais encore au domicile et a u x propriétés des Européens, i l les prévint que, dans l a crainte de quelque méprise, les résidents


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français allaient être autorisés par l u i à suspendre à l'une des fenêtres de leurs maisons u n e cornette t r i c o l o r e ; ce à q u o i l e président consentit sans trop de difficultés. L e s m a i s o n s habitées par les Français devinrent ainsi par l e f a i t autant de nouveaux l i e u x d'asile. L e consul rapp e l a e n outre q u ' u n grand nombre de magasins apparten a n t à des gens d u pays contenaient des marchandises françaises n o n payées, et que de l e u r perte résulteraient nécessairement des demandes d'indemnité. L e mot d ' i n demnité produisit son effet habituel, et les ministres s'engagèrent avec le plus sincère empressement à y v e i l l e r . Cette dernière garantie était d'autant plus importante, que t o u t à Port-au-Prince est boutique ou m a g a s i n , q u ' i l n ' y a guère de boutique ou de magasin où ne se débitent q u e l q u e s - u n s de nos produits manufacturés, et que, faute d'avances et surtout de crédit i n d i v i d u e l (1), l a presque totalité des commerçants ne sont en quelque sorte que les dépositaires des marchandises étrangères sur lesquelles i l s spéculent. E n somme, sans être sorti u n seul instant de ses attributions de consul, M . Raybaud avait trouvé le secret de couvrir de notre pavillon toute l a portion m e nacée de l a v i l l e . M . U s s h e r q u i avait prononcé à peine quelques mots d u r a n t l ' e n t r e v u e , alla de ce pas s'enfermer dans son arche c o n s u l a i r e , pour n ' e n sortir qu'au bout d'une semaine, l o r s q u e ce déluge de sang commença à se retirer. M . Uss(1 ) L ' a r g e n t est t e l l e m e n t r a r e à Haïti, qu'on l ' y e m p r u n t e à des t a u x q u i v a r i e n t d e 20 p o u r 100 p a r a n à 1 p o u r 100 par jour. Q u a n t a u c r é d i t , i l n ' y existe pas même de n o m . L a l e t t r e de c h a n g e et le b i l l e t à o r d r e sont i n c o n n u s dans l e s t r a n s a c t i o n s c o m m e r c i a l e s .


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her est u n très-galant homme q u i , dans les relations p r i vées, jouit de la considération la plus méritée, et qui, dans une situation régulière, tiendrait son rang avec beaucoup de distinction ; mais dans cet enfer h u m a i n , dans ce chaos d'atroces invraisemblances où sa rectitude britannique se trouvait fourvoyée depuis deux j o u r s , M . Ussher, i l faut bien le dire, avait complétement perdu l a tête. Cette première démarche de notre consul ne suffit pas cependant à rassurer la bourgeoisie. Les magasins et les boutiques, même celles des n o i r s , restèrent fermés. Les rues désertes n'étaient parcourues que par des patrouilles, par des soldats isolés, le pistolet ou le sabre au poing, et quelques Européens à qui leur peau tenait l i e u de carte de sûreté. On entendait proclamations sur proclamations commençant par ces mots : Quiconque, et finissant i n v a riablement par ceux-ci : sera fusillé. Les vivres n ' a r r i vaient plus de la campagne, et, malgré cette perspective de f a m i n e , on redoutait bien plus qu'on ne l a désirait l'arrivée des campagnards. Le lambis avait retenti dans la journée sur plusieurs points de l a p l a i n e ; quelques propriétaires de couleur avaient été égorgés sur les habitations. Vers quatre heures du soir, la panique parut si motivée, que notre consul fit transporter sur l a corvette les dépots en numéraire de l a chancellerie. Les noirs des environs commençaient à affluer dans l a v i l l e , et on pouvait prévoir u n incendie général pour l a n u i t ; mais une pluie torrentielle, q u i dura d u coucher au lever du soleil, vint ajourner ces terreurs. L e 18, au point d u j o u r , le bruit de l a fusillade annonça


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q u e Bellegarde continuait sa besogne. L ' u n e de ces n o u v e l l e s exécutions eut encore lieu près d u pavillon d u c o n s u l anglais, sous ses yeux et malgré ses prières. U n c o l o n e l d'état-major mulâtre fut massacré dans l a cour m ê m e d u palais présidentiel. Les derniers liens de l a d i s c i p l i n e se relâchaient v i s i b l e m e n t , et on s'attendait d ' h e u r e en heure à voir la soldatesque, n'écoutant plus l a voix, de ses chefs, se ruer sur l a v i l l e . Une foule i m m o n d e , l'auditoire habituel de S i m i l i e n , l ' y provoquait p a r ses cris et ses gestes à travers les grilles de l a cour d u p a l a i s . C'est « bon Dieu q u i nous donne ça! » criaient d a n s l e u r effrayante naïveté, comme au pillage du C a p , ces étranges interprètes de l a Providence. L a grande appréhension du moment pour les familles décimées par S o u l o u q u e , c'était que, débordé par les passions sauvages q u ' i l avait déchaînées, i l ne finît par être sacrifié l u i m ê m e . Sang pour sang, on s'estimait encore presque heur e u x de s'abriter du poignard des assassins sous l a hache d u b o u r r e a u . O n apprit bientôt que le président payait assez m a l tant de sollicitude. A l a nouvelle des vêpres noires de l a capitale, l a prét e n d u e insurrection du sud était devenue réelle et gagnait d u t e r r a i n . U n courrier venait d'en donner avis, et Soul o u q u e , p r e n a n t , selon sa logique habituelle, l'effet pour l a cause, n'avait v u là qu'une preuve de plus de l a « cons p i r a t i o n mulâtre de P o r t - a u - P r i n c e , » sans parvenir à c o m p r e n d r e , le malheureux ! que, si les mulâtres criaient, c'est parce q u ' i l les saignait. Il avait résolu de se rendre lui-même, avec l a majeure partie des forces, sur le théâtre d u soulèvement, et venait de déclarer ne vouloir laisser


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derrière l u i « n i e n n e m i , n i sujet d'inquiétude. » L'extermination de l a bourgeoisie jaune, le pillage pour l a bourgeoisie noire, voilà donc l a double perspective q u i s'offrait pour le lendemain. M . R a y b a u d , dans ses n o m breuses allées et venues, était arrêté devant chaque porte par les noirs amis de l'ordre q u i le suppliaient d'intervenir. Des personnages marquants d u pays l u i donnaient mystérieusement rendez-vous dans quelque maison tierce pour l u i faire les mêmes instances. L u i seul pouvait en effet tenter u n suprême effort. L a terreur avait coupé l a voix aux quelques honnêtes gens q u i se trouvaient encore dans l'entourage de Soulouque. L'odeur d u sang, nous l'avons v u , avait rendu M . Ussher malade, et, quant a u x consuls des autres p a y s , placés qu'ils sont, e n leur qualité de marchands, sous l a dépendance continue de l ' a d ministration l o c a l e , i l s ne jouissaient d'aucune espèce d'iniluence. Mais comment arriver jusqu'au président? U n hasard heureux — pour les Haïtiens — servit i c i M . R a y b a u d . L a nouvelle de l a révolution de février était arrivée depuis cinq ou s i x jours à Port-au-Prince, et le consul écrivit q u ' i l désirait avoir le plus tôt possible d u président une audience pour l u i en faire l a notification officielle. L e prétexte était décisif, et Soulouque, très-scrupuleux observateur des convenances vis-à-vis de l'étranger et surtout vis-à-vis de nous, fit répondre au consul q u ' i l le recevrait le lendemain 19, à h u i t heures d u m a t i n . On ne se doutait guère à ce moment-là, en F r a n c e , que l a révolution de février fût bonne à quelque chose. M . R a y b a u d fut accueilli avec u n grand appareil d'hon-


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n e u r s m i l i t a i r e s . Les troupes, rangées en bataille, l u i présentèrent les armes, et le président, en grand u n i f o r m e , entouré de ses ministres et des généraux noirs de s o n état-major, v i n t au-devant de l u i jusqu'à l'entrée principale. N a t u r e l l e m e n t peu questionneur, c'est surtont avec les étrangers que Soulouque hésite à prendre le premier l a p a r o l e . Ce jour-là, au contraire, Son Excellence débuta p a r u n feu roulant d'interrogations sur les événements de P a r i s , tombant parfois en des confusions assez étranges, m a i s sans aller cependant aussi loin q u ' u n dignitaire d u p a y s , q u i , le lendemain encore, s'obstinait à prendre M . d e L a m a r t i n e pour l a femme à Martin. Soulouque c h e r c h a i t visiblement à égarer l a conversation, et une c o n t r a i n t e très-marquée se peignit sur ses traits, lorsque M . R a y b a u d aborda le véritable sujet de sa visite. L a lutte fut violente, pleine d'irritation à certains m o m e n t s et longtemps indécise. Soulouque énumérait avec volubilité ses griefs réels on prétendus contre les hommes de c o u l e u r , et à plusieurs reprises, comme lors de l'aff a i r e C o u r t o i s , ses y e u x se r e m p l i r e n t de larmes de col è r e . Souvent aussi i l s'arrêtait, l a v o i x l u i m a n q u a n t ; p u i s i l répétait après chaque pause, avec l'impitoyable persistance q u ' i l met à suivre une idée quand i l l a tient : « Ces gens-là m'ont proposé une partie, l e u r tête contre l a m i e n n e ; i l s ont perdu : c'est très-vil à e u x de vous déranger et de faire tant de façons pour me payer. N'estce p a s , c o n s u l , que c'est très-vil?... » Mais M . R a y b a u d tenait bon de son côté, demandant avec une persistance a u m o i n s égale non-seulement l a cessation immédiate des


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exécutions, mais encore u n e amnistie complète en considération d u sang déjà versé. Soulouque finit par céder sur le premier p o i n t ; mais i l ne se laissa arracher l a promesse d'amnistie qu'avec une restriction de douze noms q u ' i l se réservait de désigner. A u moment où le consul allait prendre congé, le général Souffran se précipita tout haletant dans l a salle, d i sant au président que les Français prenaient parti pour les rebelles, qu'une embarcation de la corvette avait rôdé toute la n u i t dans les lagunes pour recueillir ceux d'entre eux qui étaient parvenus à se cacher dans les palétuviers, que nous tenions en outre l a douane et les bureaux du port sous l a volée des obusiers de nos autres embarcations, et que tous les Haïtiens s'en indignaient. L e secrétaire d'État de l'intérieur, V a v a l , homme de boue et de s a n g , q u i , pendant que le consul plaidait l a cause de tant de m a l h e u r e u x , avait manifesté plusieurs fois son impatience, enchérit sur cette i n d i g n a t i o n de commande. L e visage de Soulouque s'était h o r r i b l e m e n t contracté; tout était perdu. L e consul répondit avec u n mélange de mépris et de colère q u ' i l se promettait de féliciter nos marins s'ils avaient eu , en effet, le bonheur de sauver quelque m a l heureux de p l u s ; qu'en p o l i t i q u e , le vainqueur d'auj o u r d ' h u i est quelquefois le proscrit d u l e n d e m a i n , et que lui-même, Souffran, pourrait être bientôt en situation de demander qu'on lui tendit la main. — V a v a l et Souffran en restèrent fort aplatis, d'autant plus que ces derniers mots de M . Raybaud ne semblaient pas trop déplaire à Soulouque. « Président, ajouta M . R a y b a u d , de toutes les personnes i c i présentes, je suis l a seule q u i ne dé-


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p e n d e pas de vous, et mon opinion doit vous paraître au m o i n s l a plus désintéressée. Beaucoup de ces messieurs, p o u r v o u s donner à leur manière des gages de dévouement, flattent à q u i m i e u x m i e u x vos ressentiments, et vous p o u s s e n t aux mesures les plus sanguinaires, sans se préocc u p e r l e moins d u monde du jugement qui sera porté de vous hors de cette île. J'emporte l a parole que vous m'avez d o n n é e , et vais en répandre l a nouvelle dans l a v i l l e . » — L e s traits de Soulouque achevèrent de se détendre; cette évocation de l'opinion européenne avait produit sur l u i l'effet habituel. Par cela seul d'ailleurs qu'une i n c u r a b l e défiance est le fond de ce caractère, tout conseil, m ê m e i m p o r t u n , dont i l ne peut suspecter l a sincérité, est de nature à l'impressionnér fortement. L e président s e r r a cordialement l a m a i n de M . R a y b a u d , se bornant à l e p r i e r de faire retirer nos embarcations. Celui-ci promit q u e ce retrait aurait l i e u immédiatement après la p u b l i c a t i o n de l'amnistie. L e l e n d e m a i n m a t i n , l'amnistie fut proclamée dans les r u e s a u b r u i t de l a musique m i l i t a i r e . Les consulats se vidèrent presque complétement; mais aucun des réfugiés des n a v i r e s n'osa descendre à terre avant trois ou quatre j o u r s , et qu'après s'être convaincu par u n scrupuleux e x a m e n de conscience q u e , dans les d i x derniers m o i s , i l n ' a v a i t péché n i par pensée, n i par parole, n i par a c t i o n , n i p a r omission contre Soulouque. Celui-ci entendait, en effet, l i m i t e r l'amnistie à Port-au-Prince et a u x seuls événements d u dimanche. P o u r bien constater ses droits à cet égard, i l avait, immédiatement après son entrevue avec M . R a y b a u d , donné l'ordre de juger, c'est-à-dire de


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condamner à mort l'ancien ministre et sénateur David T r o y et plusieurs autres notabilités arrêtées à l a même époque que l u i . L a famille et les amis de M . David T r o y conjuraient M . Raybaud d'aller solliciter sa grâce? mais le faible ressort de clémence que celui-ci avait déjà réussi deux fois à mettre en j e u venait d'être si violemment tendu que l u i demander coup sur coup u n nouvel effort, c'eût été le briser. Gagner d u temps, c'était l'unique chance qui s'offrit. M . Raybaud appela donc le supérieur ecclésiastique, et l'engagea à faire entendre au président, auprès duquel i l avait u n facile accès, que chez les nations chrétiennes, chez les nations civilisées, i l n'est pas d'usage de mettre à mort les condamnés pendant l a semaine sainte , et surtout le vendredi, j o u r fixé pour l'exécution. C'était encore toucher l a corde sensible : Son Excellence promit, pour qu'on vît b i e n , dit-elle, qu'Haïti est une nation c i v i lisée, de ne faire tuer David T r o y qu'après Pâques. L ' u n des proscrits de l a liste d'exception, l'ancien m i nistre Féry, avait été recueilli par nos m a r i n s . Sept autres parvinrent à gagner peu à peu la corvette. Les quatre restants, MM. Preston, ancien président de l a chambre des représentants, B a n s e , sénateur, l ' u n des caractères les plus honorables d u p a y s , le négociant M a r g r o n , b i e n connu par l a haine aveugle q u ' i l avait affichée jusque-là et en toute occasion contre le n o m français, enfin B l a c k hurst, fondateur et directeur des postes de l a république, réussirent, sous divers déguisements, à pénétrer j u s q u ' a u consulat de France. L ' u n d'eux avait été s u i v i , et le consulat, par ordre de Bellegarde, fut cerné, à distance respectueuse d ' a i l l e u r s ; m a i s , à l a première demande d u


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c o n s u l , le président le débarrassa de cet appareil au moins i m p o r t u n . B i e n que l'hôtel continuât d'être observé de n u i t p a r des forces considérables, les quatre proscrits, grâce a u dévouement d u capitaine G a l l a n d , d u navire le Triton de Nantes, q u i vint les attendre, une n u i t , au m i l i e u des lagunes, purent enfin, à l e u r tour, gagner la Danaïde. L a part de nos marins avait été aussi large que b e l l e dans la mission d'humanité q u i venait d'inaugurer, a u m i l i e u des A n t i l l e s , notre pavillon républicain. Les e x c e l l e n t e s dispositions du commandant J a n n i n , le zèle de ses officiers, l'admirable discipline de son équipage, l e dévouement avec lequel i l était resté lui-même, pend a n t soixante-quinze heures, exposé, sur u n rivage i n fect, a u x ardeurs d ' u n soleil dévorant, aux averses tropicales des n u i t s , en u n mot l'attitude constamment i m p o s a n t e , sans être hostile, de tous avait donné aux dém a r c h e s de M . Raybaud une autorité q u i semblait ne pouv o i r être obtenue qu'en présence d'une station de p l u sieurs bâtiments. T o u t faillit cependant être remis en question. Dans l a journée d u 2 1 , une véritable émeute m i l i t a i r e éclata dans l a c o u r du palais. Les troupes de la garde, sourdement travaillées, dit-on, par S i m i l i e n , vociféraient contre l ' a m n i s t i e et demandaient par compensation le pillage. L e président n'en était plus maître, et le b r u i t que S i m i l i e n a l l a i t se faire proclamer à sa place pour p r i x de ce pillage s i convoité, l'apparition de quelques hommes à figure affreuse q u i commençaient à circuler dans les rues avec des torches de bois résineux à l a m a i n , vinrent bientôt p o r t e r l a panique à son comble. L a corvette prit u n m o u i l 8


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lage plus rapproché, et notre consul fît transporter ses archives et son pavillon dans une maison isolée, à l'abri de l'incendie et voisine de l a mer. E n l'apprenant, Soulouque envoya en toute hâte le commandant de place i n former M . Raybaud que des mesures allaient être prises pour rassurer les esprits, et quelques instants après fut publiée une proclamation q u i autorisait chacun à tuer sur place quiconque serait surpris p i l l a n t ou cherchant à incendier. Le président partit trois jours après pour le s u d , laissant l a v i l l e sous l a tutelle peu rassurante de Bellegarde et de S i m i l i e n . Les premiers jours se passèrent en transes m o r t e l l e s , puis l'étonnement succéda à l'épouvante, puis enfin l a reconnaissance s'ajouta à l'étonnement. Une semaine entière s'était écoulée sans massacres, sans pillage, sans i n c e n d i e ! Soit que S i m i l i e n , privé d'une bonne partie de l a garde que Soulouque avait emmenée, n'osât pas risquer l a partie, soit par u n contre-coup de l a sourde rivalité q u i existait déjà entre l'ancien favori et le nouv e a u , Port-au-Prince expérimentait, juste à l a même époque que P a r i s , les bienfaits de l'ordre par le désordre, et l'infâme réaction commençait à relever ce qui l u i restait de têtes. Bellegarde, q u i h u i t jours auparavant était la terreur des bourgeois, en était devenu l a coqueluche. On l u i savait u n gré infini du m a l q u ' i l ne faisait pas ou ne laissait pas faire, et le 3 m a i une chaleureuse adresse des notables l'en remercia. L a France et l ' E u r o p e , hélas! n'étaient-elles pas réduites à choyer aussi des Bellegarde? Les nouvelles d u sud v i n r e n t mêler beaucoup de n o i r à tout ce rose.


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N o n content d'hériter d u prophète d'Acaau, Soulouque a v a i t v o u l u hériter de son armée. A v a n t de quitter Porta u - P r i n c e , et bien q u ' i l emmenât avec l u i trois ou quatre f o i s p l u s de forces q u ' i l ne l u i en fallait pour réduire les r e b e l l e s , i l avait imaginé de faire appel aux piquets. Leurs c h e f s ostensibles étaient u n ancien réclusionnaire nommé J e a n D e n i s , l ' u n des plus féroces pillards qu'ait produits l a p a t r i e de Jeannot et de B i a s s o u , et u n certain Pierre N o i r , brigand philosophe, q u i , après avoir conquis et r a n çonné des v i l l e s , avait dédaigné d'échanger contre les prem i e r s grades de l'armée le modeste titre de capitaine q u ' i l t e n a i t de l u i seul. E n 1847, le commandant d'une frégate a n g l a i s e , menaçant de foudroyer la v i l l e des Cayes si on l u i refusait réparation d'une insulte faite à l ' u n de ses officiers par l a bande de Pierre N o i r , fut m i s directement e n rapport avec celui-ci, q u i l u i d i t : « Vous voulez brûler l a v i l l e ? P a r quel côté allez-vous commencer, pour que j ' y t r a v a i l l e de l'autre? L a besogne i r a plus vite. » — U n n o m m é Voltaire Castor, condamné aux travaux forcés p o u r v o l , sous Boyer, et q u i , d u bagne, passa comme col o n e l dans l'état-major d ' A c a a u , était, après Pierre Noir et J e a n D e n i s , le personnage le plus important des nouv e a u x auxiliaires de Soulouque. P o u r réunir c e u x - c i , P i e r r e N o i r et Jean Denis leur avaient fait des promesses assez peu explicites; mais on s'était compris à d e m i mot. S o u l o u q u e lui-même avait craint de comprendre, car sa p r o c l a m a t i o n d'entrée en campagne disait : « Les propriétés sont respectées, voilà votre mot d'ordre ! » recomm a n d a t i o n q u i faisait plus d'honneur à l a perspicacité de S o n Excellence qu'à l a moralité de ses défenseurs.


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Pierre Noir commença par occuper l a ville des Cayes, q u i était fort t r a n q u i l l e , délivra les malfaiteurs détenus dans les prisons et m i t les principaux mulâtres à l a place des malfaiteurs. Quant à Jean D e n i s , i l se porta sur A q u i n et Cavaillon, occupés par le gros des rebelles au nombre de trois o u quatre cents, et m i t ceux-ci en déroute dès l a première rencontre. L a majeure partie des v a i n c u s , composée de jaunes q u i n'attendaient aucun quartier, s'enfuit dans les mornes, où beaucoup périrent plus tard. Cent quatrevingt-neuf noirs de l a classe aisée q u i avaient pris parti pour les mulâtres, et q u i déposèrent les armes, comptant que l a vie d u moins leur serait laissée en considération de leur couleur, furent garottés, et, dans cet état, égorgés jusqu'au dernier, afin que fut accomplie cette parole d'Acaau et de son prophète : Nègue riche, cila mulâte. — Voltaire Castor en poignarda soixante-dix de sa propre m a i n (1). Cette précaution des piquets était au moins i n u t i l e , car, aux formes près, les commissions militaires instituées dans les communes suspectes tuaient tout aussi vite et aussi sûrement. A Miragoane, sa première station, le président avait commencé par faire fusiller avec quelques (1) P e u après, à A q u i n , ce môme V o l t a i r e C a s t o r armé d ' u n t r o m b l o n ,

dans u n e

c h a m b r e où

l'on

t r e n t i a i n e de s u s p e c t s , et se m i t t r a n q u i l l e m e n t

s'introduisit,

avait entassé u n e

à tirer sur e u x ,

ne

cessant dé r e c h a r g e r et décharger son a r m e que l o r s q u e le g r o u p e e n t i e r fut a b a t t u . U n de ces m a l h e u r e u x , q u i n'était q u e blessé, p a r v i n t à f u i r . D a n s une a u t r e p r i s o n , V o l t a i r e C a s t o r a v a i t expédié s a b e s o gne à coups de s a b r e , ne c e s s a n t , c o m m e f r a p p e r que l o r s q u e s o n b r a s était tombé de

i l s'en vanta d e p u i s , lassitude.

de


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a u t r e s son propre aide de c a m p , le colonel Desbrosses, a d m i n i s t r a t e u r de cette v i l l e . L e même j o u r avaient été exécutés à A q u i n le général de division Lelièvre, deux c o l o n e l s et deux capitaines, et à Cavaillon le député L a m a r r e et le colonel S u i r e . Une trentaine d'autres condamnés étaient parvenus à fuir. L e général Lelièvre, désigné dans l'arrêt comme le chef de l'insurrection, était u n v i e i l l a r d paralytique : on le q u i l l a comme on put pour l e f u s i l l e r . E n même temps avaient été condamnés aux C a y e s , u n autre v i e i l l a r d presque octogénaire, le colonel D a u b l a s , ancien maire et chef de l a première maison de c o m m e r c e de cette v i l l e , le sénateur Edouard H a l l et une d o u z a i n e d'officiers supérieurs, dont u n s e u l , le colonel S a i n t - S u r i n , avait pris une part réelle au mouvement. L e président expédia l'ordre de surseoir à l'exécution jusqu'à s o n arrivée, q u i devait avoir l i e u le 9 ; mais Daublas et d e u x de ses compagnons furent égorgés l a veille par les p i q u e t s . Soulouque, en a r r i v a n t , parut fort blessé, n o n pas de ce m e u r t r e , mais de l a désobéissance des piquets, et, p o u r les p u n i r à sa manière, i l fit grâce de l a v i e aux autres condamnés. L e u r peine fut commuée en celle des t r a v a u x p u b l i c s , et on les v i t dès le l e n d e m a i n , avec une quarantaine d'autres malheureux de même rang q u i leur avaient été donnés pour compagnons, parcourir, enchaînés d e u x à d e u x , les rues des Cayes, dont ils enlevaient les i m m o n d i c e s sous le bâton des noirs. Les victimes de cet épouvantable arbitraire n'avaient participé, n i directem e n t n i indirectement, à l a rébellion. C'est sur l a s i m p l e dénonciation de leurs ennemis personnels o u de leurs déb i t e u r s , qu'elles avaient été réduites à cet état.


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Non content d'avoir fait acte d'autorité vis-à-vis de la bande de Pierre Noir en l u i refusant une cinquantaine de têtes, Soulouque voulut l a licencier. I l adressa donc aux gardes nationales (euphémisme officiel de piquets) une proclamation où i l leur disait : « Vous vous êtes montrés dignes de l a patrie ! L a paix étant rétablie, retournez dans vos foyers vous livrer à vos nobles et utiles travaux, et vous reposer de vos fatigues. » A quoi les piquets répondirent qu'ils ne demandaient pas m i e u x que de se reposer de leurs fatigues, mais qu'on paie les gens quand on les renvoie. Soulouque crut pouvoir s'en débarrasser avec de nouveaux remerciements et quelques gourdes. Les p i quets, après avoir empoché les gourdes, dirent que ce n'était pas assez. Soulouque en conclut que l'honneur leur était plus cher que l'argent, et, au grand mécontentem e n t de l'armée, q u i devait être pourtant blasée sur ce chapitre, une véritable averse de grades tomba sur les bandits. L a vanité africaine des piquets se prit d'abord à cette amorce, malgré l'abus qu'en avaient fait Pierrot et même Acaau. Pendant h u i t j o u r s , on ne vit dans les rues des Cayes que p l u m e t s ; après quoi les bandits, éprouvant cet immense vide que laissent au cœur les grandeurs humaines, s'écrièrent, et cette fois sur le ton de l a menace : N'a pas nous, non, ia prend dans piége cila encore! (ce n'est pas nous qu'on reprend à ce piège!) Il faut dire q u e , depuis l e u r victoire de Cavaillon, l e u r nombre s'était considérablement accru, et, selon l'usage, les piquets du lendem a i n enchérissaient sur les exigences des piquets de la veille. Pour l e u r dernier mot, ils déclarèrent v o u l o i r pre-


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m i è r e m e n t , chacun cinq carreaux (seize arpents) de terre, n o n e n f r i c h e , mais en p l e i n rapport, à prendre sur les propriétés des mulâtres; deuxièmement, des maisons en v i l l e p o u r leurs officiers. E n apprenant que Soulouque laissait discuter ces dem a n d e s au l i e u d'y répondre à coups de canon, les men e u r s de Port-au-Prince, u n moment tenus en respect par B e l l e g a r d e , avaient repris leur ultimatum du 9 a v r i l , en y a j o u t a n t de temps en temps quelques articles auprès desq u e l s les exigences des piquets n'étaient que du modér a n t i s m e . Par leur nouveau programme, à l'acceptation d u q u e l i l s subordonnaient l a rentrée de Soulouque dans sa c a p i t a l e , les amis de S i m i l i e n demandaient (outre l a d i c t a t u r e , le drapeau d'une seule couleur et l a d e s t i t u t i o n des derniers fonctionnaires mulâtres) : le pillage des m a gasins des mulâtres, — l a confiscation de toute maison l e u r appartenant au delà d'une seule, — trente de leurs têtes, — le bannissement du plus grand n o m b r e , et, chose à noter, de quatre généraux n o i r s , p a r m i lesquels figurait le n o m de leur ancien a m i Bellegarde, décidément passé à l'état de réactionnaire. Les amis de S i m i l i e n e x i geaient encore que l'État, c'est-à-dire Soulouque, s'emparât d u monopole des denrées d'exportation, et q u ' i l annulât l a dette envers les indemnitaires français (c'est, c o m m e on sait, l'équivalent de notre m i l l i a r d des émigrés), « attendu, disaient-ils, que cette indemnité avait été consentie par des mulâtres bannis depuis ou déclarés traîtres à la patrie, et q u i avaient traité avec les agents d'un roi qui ne l'était plus. » S i l ' o n veut bien se rappeler de n o u v e a u que ceci se passait au printemps de 1 8 4 8 , et


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que les amis de S i m i l i e n ne savaient pas l i r e , ce q u i écarte doublement le soupçon de contrefaçon, i l sera difficile de nier l'ubiquité d u choléra démocratique et social.


IX

Les scrupules de Soulouque. — Impromptu nègre.

N o u s n'avons plus affaire à ce pauvre noir irrésolu q u ' u n fiévreux besoin des sympathies de l a classe éclairée retenait à son i n s u sur l a pente de l a barbarie : le m o n ceau de cadavres q u i s'est interposé entre cette classe et l u i a r o m p u l'attraction. Des deux hommes que nous avons vus en Soulouque, i l ne reste désormais que le sauvage, l e sauvage q u i vient d'acquérir l a subite révélation de sa force, et q u i , fier d'imposer l a terreur, l u i qui ne v i sait h u m b l e m e n t qu'à l'estime, i v r e de joie à se sentir dégagé des invisibles liens où l'étreignaient les intrigues des h o m m e s et des fétiches, convaincu de la légitimité de ses griefs et de l a prédestination de sa vengeance, se rue, par l a première issue q u i s'offre, à l a satisfaction de ses appétits


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de haine et de tyrannie. Cependant il y a comme une grâce d'État attachée au rôle de pouvoir, et, si on a v u souvent les préjugés d'opposition les plus systématiques et les p l u s invétérés ne pas résister à l'épreuve de l a responsabilité gouvernementale, quoi d'étonnant que cette influence ait prise sur u n esprit ignorant et b r u t , qu'aucune idée préconçue ne fausse par cela seul q u ' i l n ' a pas d'idées? L ' i n stinct d u sauvage reculera même i c i devant l'absurde n n peu plus tôt que la raison du sophiste : l a seule différence à l'avantage d u second, c'est que le sophiste désabusé saura généraliser pour son usage chacune des révélations de l a pratique, tandis que le sauvage ne verra rien au delà de l a cause présente et de l'effet immédiat. I l ne faut pas chercher d'autre explication aux brusques incohérences, aux alternatives de parfait bon sens et de féroce imbécillité que va nous offrir maintenant le caractère de Soulouque. L a requête des piquets n'avait certes rien q u i choquât les notions de droit naturel q u i peuvent se loger dans le cerveau d'un tyran nègre. Prendre une portion de leurs propriétés aux mulâtres, q u i , dans sa conviction, avaient cherché à prendre le pouvoir, sa propriété à l u i , c'était presque, aux yeux de Soulouque, de l'indulgence. Il reçut cependant fort m a l cette requête. A u moment même où des politiques civilisés, et q u i croyaient ne faire par là que de l a conciliation, se laissaient aller à composer avec des requêtes analogues, Soulouque avait deviné à l u i tout seul que les propriétés à partager étant limitées, et que le nombre des piquets menaçant, depuis leur faveur, de devenir illimité, les exigences de ceux-ci s'accroîtraient en


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r a i s o n de l a difficulté d'y satisfaire. De là à comprendre q u ' i l f a l l a i t éviter toute transaction avec les piquets, et d i s s o u d r e , quand i l en était temps encore, ces ateliers n a t i o n a u x d'une nouvelle espèce, i l n ' y avait q u ' u n pas; m a i s , s i l'instinct du chef s'effrayait des goûts champêtres des b a n d i t s , l a logique d u sauvage ne pouvait se résigner à considérer comme dangereux et à traiter comme tels des gens q u i montraient tant de zèle contre ses prétend u s e n n e m i s . Pour tout concilier à sa manière, S o u l o u q u e c o u p a , comme on dit, le différend par l a moitié, et, t o u t en refusant aux piquets les propriétés des m u lâtres, i l l e u r abandonna les propriétaires. Les graciés d u 9 m a i , le sénateur Edouard H a l l et ses compagnons d ' i n f o r t u n e , firent les premiers frais de cette transaction tacite : Soulouque souffrit qu'ils fussent massacrés le 1er j u i n . Cela f a i t , les piquets allèrent donner la chasse a u x mulâtres de l a campagne, incendiant, tuant et p i l l a n t sous les yeux des autorités noires, q u i se taisaient ou approuvaient. D e s mulâtres, la bande de Pierre N o i r passa aux E u r o péens, et des Français eux-mêmes furent maltraites et rançonnés, sans excepter notre propre agent consulaire a u x C a y e s , dont les bandits dévasterant l'habitation. A cette n o u v e l l e , Soulouque, dont toutes les lettres à Bellegarde se terminaient invariablement par cette recomm a n d a t i o n : Ne nous faites pas d'affaire avec les Français, S o u l o u q u e fut pres de défaillir de colère et d'effroi. C'était l e cas ou jamais de rompre avec les piquets : à Torbeck, à Port-Salut, à Cavaillon, à l'Ause-d'Hainaut, à A q u i n , à S a i n t - L o u i s , autres théâtres de leurs exactions et de


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leurs atrocités, l a population n'attendait qu'un signe muet d u président pour le débarrasser de cette poignée de m i sérables. A J a c m e l , l a garnison noire et l a bourgeoisie mulâtre avaient môme pris l'initiative de l a résistance : une bande q u i avait essayé de pénétrer de vive force dans cette v i l l e venait d'être vigoureusement repoussée en laissant prisonniers quarante des siens, et on ne doutait pas que le président permettrait d'en faire u n e x e m p l e ; mais Soulouque s'était pris à réfléchir dans l'intervalle q u e , s i les piquets venaient de l u i créer de nouveaux embarras à l'endroit des étrangers, i l s venaient de l u i donner u n e nouvelle preuve de zèle à l'endroit des « conspirateurs » mulâtres, et, v u ce q u ' i l y aurait eu de contradictoire à confondre l a récompense et le châtiment sur les mêmes têtes, Son Excellence donna simultanément l'ordre de faire réparation aux étrangers en les indemnisant de leurs pertes, et de faire réparation a u x piquets en jetant au cachot les principaux habitants de couleur de Jacmel, dont les autorités noires furent en outre destituées. On devine le reste : les piquets continuèrent de maltraiter les étrangers, à l a grande colère de Soulouque, q u i se confondait de plus belle en réparations et en excuses, mais q u ' i l s étaient sûrs de désarmer par de nouvelles violences contre les conspirateurs mulâtres. Cette traduction nègre de ce qu'on nomme l a politique de bascule, Soulouque l'appliquait à tout. B i e n l o i n de mettre obstacle aux émigrations de l a classe j a u n e , l ' a u torité avait semblé d'abord les voir de bon œil ; mais l a p l u part des émigrés étant, je l'ai d i t , des détaillants dont l a fuite portait préjudiceaux c o s i g n a t a i r e s étrangers, ceux-ci


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s ' e n p l a i g n i r e n t vivement (1). Soulouque s'émut d'autant p l u s d e l a réclamation, que le plus clair de ses revenus ( i l s e r a i t désormais puéril de dire les revenus de l'État) p r o v i e n t des droits d'importation et d'exportation, c'est-àd i r e d e s échanges avec l'étranger. L'émigration fut donc r i g o u r e u s e m e n t i n t e r d i t e ; u n décret frappa les émigrés d e mort civile et de bannissement perpétuel. Cette sévérité même était de bon augure, en ce qu'elle semblait dénoter chez Soulouque l a pensée bien arrêtée de r a n i m e r l e c o m m e r c e , et par suite de mettre fin à ce système de t e r r e u r q u i dépeuplait les boutiques pour peupler les p r i sons et les cimetières. Soulouque fit par m a l h e u r ce r a i s o n n e m e n t , que, l'émigration cessant, les mulâtres rester a i e n t dans le pays; qu'en restant dans le pays, i l s ne s e r a i e n t que plus à portée de conspirer, et que ce surcroît de dangers ne pouvait être contre-balancé que par u n surcroît d e précautions. Pour premier surcroît de précautions, i l d o n n a ordre d'enrôler tous les mulâtres valides de Porta u - P r i n c e , afin de les surveiller plus aisément, et cette p r e s s e de mulâtres condamna au chômage bon nombre de boutiques que. n'avaient pu encore vider n i l'émigrat i o n n i l e bourreau (2). Pour second surcroît de précautions , et bien que l a petite insurrection d u sud eût cessé faute d'insurgés, Soulouque redoubla d'acharnement

(1) N o u s t e n o n s a constater q u ' a u c u n d e nos n a t i o n a u x ne p r i t p a r t à c e t t e réclamation. P e r d r e p o u r p e r d r e , i l s a i m a i e n t m i e u x v o i r l e u r s d é b i t e u r s e n fuite qu'égorges. (2) P l u s i e u r s a d m i n i s t r a t i o n s p u b l i q u e s cessèrent m ê m e de f o n c t i o n n e r , faute d'écrivains.

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contre les mulâtres de cette partie de l'île. Il est facile de comprendre que le commerce n'en alla pas mieux. Les quelques hommes de couleur que le triple fléau de l'enrôlement forcé, des piquets et des commissions militaires n'avait pas encore chassés de leurs magasins, s'empressaient de chercher une dernière chance de salut dans l'émigration clandestine, et l'émigration ne se l i m i t a i t plus aux hommes : les navires q u i longeaient cette terre maudite, déjà désertée par presque tous les pavillons, rencontraient tous les jours en mer de misérables embarcations chargées de femmes et d'enfants q u i essayaient de gagner l a Jamaïque. Outré de tant de mauvaise volonté, Soulouque entrait dans de nouveaux accès de fureur contre les mulâtres, d'autant moins excusables à ses y e u x , q u ' i l ne cessait de proclamer la confiance dans des ordres d u j o u r comme celui-ci i « ... Haïtiens, une ère nouvelle surgit pour l a répub l i q u e ! le pays, dégagé d'entraves et de tous les éléments hétérogènes qui gênaient sa marche progressive, deviendra prospère ! La plupart des traîtres ont passé sur l a terre étrangère... Citoyens des Cayes, je quitte bientôt votre cité pour explorer le reste d u département d u Sud ! M o n séjour y a ramené le calme dans l'esprit des populations, et je suis heureux de dire que ce calme et l a sécurité se font remarquer sur tous les points de l a république, etc., etc. » Il partit en effet le 2 j u i l l e t de Cayes pour Jérémie, v i l l e fort tranquille depuis longues années, et q u i s'était vainement flattée d'échapper à cette terrible visite. Outre une partie de sa garde et trois ou quatre régiments de l i g n e , i l emmenait avec l u i une bande de piquets q u i se-


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n i è r e n t sur toute l a route le pillage et l'assassinat, — une t r e n t a i n e de généraux q u e , par défiance de leurs disposit i o n s , i l tenait à avoir sous l a m a i n , une commission m i l i t a i r e à laquelle i l l i v r a i t de temps à autre, c h e m i n fais a n t , u n de ces généraux, enfin une nuée de délateurs en g u e n i l l e s q u i , à chaque halte d u président, jouaient le rôle de peuple dans des scènes comme celle-ci, dont nous e m p r u n t o n s l e récit à u n ordre d u j o u r d u 16 j u i l l e t : « Haïtiens, l a population de Jérémie, q u i attendait l'ar« r i v é e d u chef de l'État pour l u i faire connaître ses « g r i e f s et ses vœux, s'est réunie en cette v i l l e l e 13 de « ce m o i s . De vive voix et par pétition, elle a dénoncé « c o m m e traîtres à l a patrie... » (Suivent les noms de cinquante-sept des principaux habitants : c'étaient ou des fonctionnaires dont L'état-major des piquets convoitait les p l a c e s , ou des marchands q u i , pour leur m a l h e u r , se t r o u v a i e n t en compte courant avec les amis des piquets. D a n s s a maladive prédisposition à croire à l a sincérité et a u dévouement de tous ceux q u i flattaient ses défiances, S o u l o u q u e n ' y regardait pas de plus près.)—« Haïtiens!» ajoutait le chef de l'État dans u n élan de sollicitude pat e r n e l l e , « Haïtiens! les habitants de Jérémie, q u i , comme « tous ceux des autres points de l a république, aspirent à « la tranquillité gui conduit au bonheur, demandent j u s « t i c e de ces accusés, qu'ils déclarent être les seuls obs« tacles à l a paix publique dans l a Grande-Anse... Vous « a v e z besoin de l a tranquillité, vous l'aurez .-je vous le « p r o m e t s et vous le j u r e par cette épée dont vous m'avez « armé pour veiller à votre bonheur et à la gloire d'Haïti. « Cette épée ne sera remise dans le fourreau que l o r s q u ' i l


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« n ' y aura plus à frapper aucun des parjures q u i conspi« rent l a perte du pays ! » E n effet on arrêtait les parjures en q u e s t i o n , on les jugeait et on les exécutait. On pourrait s'étonner qu'ayant les piquets sous l a m a i n , Soulouque sacrifiât au préjugé des procédés judiciaires : ce serait b i e n m a l connaître le personnage. L a l o i l u i accordait des commissions m i l i t a i r e s , et i l se serait c r u volé d'une de ses prérogatives, si on avait exigé q u ' i l s'en passât : c'était en outre u n moyen d'éprouver les officiers suspects de sa suite q u ' i l obligeait à siéger dans ces commissions, quand par hasard l'accusé était de leurs a m i s . L'arrêt se distinguait, en pareil cas, par sa morne brièveté : complices forcés de l'assassinat, les commissaires voulaient d u moins s'épargner à eux-mêmes le sarcasme d'une parodie j u r i d i q u e . E n revanche, les commissions militaires recrutées dans le parti u l t r a - n o i r rehaussaient par le luxe des formes l a naïve impudence d u fond. Nous avons sous les y e u x plusieurs procès-verbaux (1) de ces commissions; on y l i t presque toujours cette phrase : « L'accusateur a exposé l'accusation et n'a produit aucun « témoin, » et cette autre : « L e président a ordonné a u x « défenseurs q u ' i l s (sic) ne peuvent rien dire contre « leur conscience n i contre le respect dû aux lois, et « qu'ils doivent s'exprimer avec descence et modération, « et que tout contrevenant sera condamné à une peine qui « sera définie par la loi. » Les défenseurs comprennent à demi m o t , et, pour ne pas s'exposer à l'effet rétroactif de l a l o i future dont on les menace, i l s entonnent d'une (1) Moniteur

haïtien d'août et s e p t e m b r e 1 8 4 8 .


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v o i x étranglée, et en guise de p l a i d o i r i e , les louanges du c h e f d e l'État. Cette formalité r e m p l i e , l'accusateur persiste en appuyant (six) son acte d'accusation, et en contin u a n t , b i e n entendu, à ne produire aucun témoin à c h a r g e . O n va aux v o i x , et le conseil, vu les articles, etc., c o n d a m n e invariablement lesdits accusés à la peine de mort, attendu que l'ordre public a été compromis. C'est d a n s ces formes que fut jugé et condamné, par exemple, l e sénateur Edouard H a l l . A u t r e trait non moins caractér i s t i q u e : le texte cité a. l'appui de l a condamnation de ce sénateur, q u i n'était pas m i l i t a i r e et q u i n'avait été m i s e n j u g e m e n t que sous prétexte de conspiration, était l'art i c l e 2 5 d u code m i l i t a i r e , concernant n o n pas les conspir a t e u r s , mais les soldats ou personnes attachées à l'armée q u i a u r o n t , soit en commettant des actes non approuvés du gouvernement, soit en agissant contrairement à ses instructions, exposé des Haïtiens à éprouver des représailles. I l f a l l a i t u n texte quelconque à ces terribles Brid'oisons, et c e l u i - c i avait d u moins le mérite de l'originalité et de l'imprévu. D ' a u t r e s fois, entre autres dans le procès d u v i e u x D a u b l a s , le président, pour ménager les scrupules de ses collègues, faisait de sa propre autorité une variante à l a q u e s t i o n sacramentelle, est-il constant que l'accusé, etc., et d i s a i t : « E s t - i l constant ou y a-t-il de (sic) probabilité ? . . . » P u i s , à défaut de tout témoignage à charge, l'arrêt se basait sur des probabilités comme celles-ci : « V u « l a situation des choses, considérant jusqu'à quelle extré« m i t é se sont portés les hommes q u i ont toujours cher« ché à n u i r e et à interrompre l a marche d u gouverne-


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« ment en intriguant toujours pour v e n i r à u n échange « du premier chef à chaque année (allusion au fétiche enfoui dans les jardins de l a présidence), « ce q u i est trèsce préjudiciable au pays ; considérant enfin que ces mes« sieurs, ennemis de leur pays, ont prouvé leurs desseins « par ce coup de pistolet que Céligny a porté au chef de « l'État personnellement (4) (version vaudoux des d e u x coups de feu tirés dans le palais d u président sur le général Céligny A r d o u i n ) ; « par ces faits, le conseil... passant « outre les conclusions du ministère public (qui avait apparemment abandonné l'accusation), « condamne le susdit « accusé (Daublas) à l a peine de... mort. » Cette épouvantable impôt sur le sang avait été d'abord presque exclusivement prélevé sur l a bourgeoisie de c o u leur : sénateurs, députés, généraux et officiers supérieurs, magistrats, négociants et grands propriétaires, payaient leur contingent avec résignation, lorsqu'un général de d i v i s i o n n o i r , nommé Télémaque, q u i commandait l ' a r rondissement des Cayes, s'étant apitoyé sur tant de m a l heurs, fut mis à son tour en jugement, en compagnie de tous les officiers supérieurs de son état-major. Ne t r o u vant pas ombre de culpabilité à l e u r charge et croyant pouvoir déroger en faveur d'accusés noirs à cet office de bourreau qu'on l u i a v a i t imposé à l'égard des mulâtres, l a commission m i l i t a i r e osa les acquitter. Soulouque donna aussitôt ordre de les rejuger et d'en finir cette fois. O n obéit : le général et son état-major furent massacrés avec grand appareil sur la principale place de l a v i l l e . P e u (1) Moniteur

haïtien d u 12 août 1848.


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après, u n autre général noir nommé Brice fut arrêté sur l a frontière dominicaine, et conduit avec une partie de son état-major dans l a prison de Port-au-Prince d'où i l ne s o r t i t q u ' e n devenant fou. L'exécution de D a v i d T r o y , q u ' o n croyait oublié dans cette prison jusqu'au retour d u président, v i n t encore sceller l a sanglante fraternité que c e l u i - c i renouait entre les deux couleurs. C e p e n d a n t , comme n u l m u r m u r e suspect ne s'élevait d e cette vaste solitude, moitié désert, moitié cimetière, q u ' i l avait faite dans l a presqu'île, — l a terreur y comp r i m a i t jusqu'aux gémissements, — Soulouque soupçonna que l'ordre était à peu près rétabli, et i l reprit l a r o u t e de Port-au-Prince (15 août). I l y rentra en travers a n t avec ses troupes une succession d'arcs-de-triomphe ornés d'enthousiastes légendes sur lesquelles Son E x c e l l e n c e daignait parfois jeter au passage u n regard de conn a i s s e u r , en disant : « Ça bon ! » L e bruit courut que « président » avait appris à lire (1), et l a bruyante allég r e s s e de « peuple noir » s'en accrut. Ce n'était déjà plus l a b i e n v e i l l a n c e qu'on se doit entre coreligionnaires v a u d o u x , c'était u n mélange de vénération curieuse et d'org u e i l q u i précipitait à l a rencontre de Soulouque transfig u r é cette foule avide d'obéissance, et pour q u i le respect c'est l ' e f f r o i , tout sceptre une hache. O n avait craint d'ab o r d quelque scène de massacre, et beaucoup de familles de c o u l e u r avaient sollicité u n asile dans les consulats;

(1) S o u l o u q u e , e n effet, s ' e x e r c e secrètement à l i r e , et o n n o u s a a s s u r é q u e l a lettre moulée est déjà sans mystères p o u r S a Majesté I m p é r i a l e S . M . ne l'ait pas m o i n s de progrès dans l'écriture.


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m a i s , cédant à l'impression nouvelle que tout subissait autour d ' e u x , les deux ou trois cents coquins q u i , pendant deux m o i s , s'étaient vantés de ne laisser rentrer Soulouque qu'à certaines conditions se dissimulaient maintenant autant que possible. L a v i l l e fut illuminée pendant trois soirées, et l'on reconnaissait entre toutes les autres, aux guirlandes de palmes et de feuillages q u i y formaient u n supplément de décoration, les maisons que l a proscription ou le meurtre avait visitées, les m a i sons des mulâtres. A l a froideur visible q u ' i l témoignait à S i m i l i e n , on p u t croire que le président lui-même était revenu à des idées moins inquiétantes; mais l ' i l l u s i o n ne fut pas longue. P a r m i les innombrables suspects q u i , n'ayant p u fuir cette terre de d e u i l , remplissaient l a prison de Port-au-Prince, t r o i s , — le général de division Desmarêt, q u i avait u n commandement sur l a frontière d o m i n i c a i n e , u n colonel et u n magistrat, — venaient d'être condamnés à m o r t . Quelques personnes osèrent hasarder une démarche a u près d u président pour leur obtenir au moins grâce de l a vie : elles ne réussirent qu'à le mettre dans u n état effrayant d'excitation nerveuse. O n supplia M . R a y b a u d de tenter u n dernier effort. Soulouque reçut le consul général avec sa courtoisie et son empressement habituels, mais sans que le sourire contraint q u ' i l avait préparé pour l a circonstance parvînt à se fixer sur ses lèvres agitées par u n involontaire t r e m blement : pour l a première fois, depuis trois mois q u ' i l fauchait jaunes et noirs sans soulever autour de l u i d'autres murmures que le b r u i t des corps h u m a i n s q u i tom-


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b e n t , i l se trouvait en présence d ' u n h o m m e q u i oserait p e n s e r et dire q u ' o n ne fait pas couler le sang chrétien c o m m e de l'eau. Dès les premières minutes de cette longue e n t r e v u e , Soulouque divaguait de colère. M . Raybaud l a i s s a i t passer le torrent, puis i l remettait en avant les r a i s o n s nombreuses que pouvait l u i suggérer l'intérêt d u p a y s e t d u président lui-même. Soulouque, comme v a i n c u p a r l a lassitude, reprenait alors avec u n certain calme son a r g u m e n t favori : que les mulâtres l u i ayant proposé une p a r t i e et l'ayant perdue, i l était « très-vil à eux de dérang e r l e c o n s u l , au lieu de payer de bonne grâce: » mais p e u à p e u , l'expression ayant peine à suivre le flot croiss a n t d e pensées q u i se pressaient en tumulte dans sa tête, l e s m o t s sans suite succédaient aux phrases et les monos y l l a b e s a u x mots. A u bout d'une h e u r e , le consul était i n o i n s avancé qu'en entrant: Ma mère sortirait du tombeau et se traînerait à mes pieds, dit à l a fin Soulouque, que ses prières ne les sauveraient pas! — Après le serment « par m a m a r r a i n e , » c'est là Je serment le plus terrible que p u i s s e faire u n noir. — Accordez-m'en du moins u n seul, r e p r i t M . R a y b a u d . . . — La moitié d ' u n , s i vous voulez, r é p o n d i t Soulouque, et cette fois i l parvint tout à fait à sourire. L e sauvage avait v a i n c u , et i l célébrait son t r i o m p h e à l a façon sauvage, moitié r i r e , moitié fureur. D i s o n s cependant que cette révolte f o r m e l l e , obstinée de S o u l o u q u e contre l ' h o m m e q u i représentait à ses y e u x l a c i v i l i s a t i o n française n'était qu'une conséquence dét o u r n é e , mais logique, d u sentiment q u i l'avait fait céder d e u x fois. C'était vers l a fin d'août; on connaissait donc d é j à d a n s les A n t i l l e s tous les détails de ce mélodrame


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européen en cent vingt journées, sur lequel l a victoire de j u i n venait de baisser l a toile. Soulouque, q u i se faisait lire avidement les journaux de France et des États-Unis, s'extasiait, comme naguère au sujet de Santana, sur les preuves de caractères que démocrates et réactionnaires donnaient de M a d r i d à B e r l i n , et, par cela seul que le chef noir se pique d'emprunter à l'Europe civilisée ses idées et ses habits, on comprend quel nouveau tour en avaient reçu ses dispositions. M . Raybaud essayant de l u i imposer l a clémence, c'est-à-dire une mode de l ' a n passé, était évidemment quelque peu suspect à ses y e u x ; blanc pas connaît ayen passé moqué nègue (1). Cependant les trois condamnés de Port-au-Prince ne devaient pas encore périr ; ceci est de l a physiologie nègre. Lors de l a première l'évolution, le commissaire Sonthon a x , pour achever de sans-culotiser les nouveaux l i b r e s , voulut introduire l a guillotine à Port-au-Prince, devenu Port-Républicain. U n blanc nommé Pelou, natif de R o u e n , devait faire les frais de l a première expérience, et une foule compacte de noirs que Jeannot, B i a s s o u , L a p o i n t e , Romaine-la-Prophétesse, avaient blasés sur toutes les atrocités h u m a i n e s , entouraient le l i e u de l'exécution; m a i s , soit que le vent eût ce jour-là une influence p a r t i culière sur le système nerveux africain, soit que l'effet foudroyant de l a machine déroutât les notions de ces hommes simples q u i n'avaient jamais fait m o u r i r de blancs que petit à petit, l a tête ne fut pas plus tôt tombée, q u ' u n long hurlement d e douleur et d'effroi partit des (1) L e s blancs ne savent q u e se m o q u e r des nègres.


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p r e m i e r s rangs des spectateurs et se c o m m u n i q u a de p r o c h e e n proche, à l a faveur de cette électricité animale d o n t l e vaudoux nous a déjà fourni l ' e x e m p l e , jusqu'à l a p o r t i o n de l a foule qui n'avait r i e n v u . E n quelques sec o n d e s , l a guillotine fut mise en pièces, et on ne l ' a j a m a i s relevée en Haïti. A plus de cinquante ans de dist a n c e , c'est une scène analogue que Port-au-Prince allait v o i r . Soulouque avait ordonné que le supplice eût l i e u à L a s - C a h o b a s , village de l a frontière dominicaine. Les trois c o n d a m n é s s'acheminèrent enchaînés, sous l a garde de c e n t c i n q u a n t e hommes de police et d'un régiment entier d ' i n f a n t e r i e , vers cette destination; m a i s , pendant qu'ils t r a v e r s a i e n t l a v i l l e , leur attitude triste et résignée excita p a r m i les femmes u n tel mouvement de s y m p a t h i e , u n e t e l l e tempête de pleurs et de c r i s , que l'effet en devint c o n t a g i e u x même pour les noirs. Malgré les efforts des s o l d a t s , tout le monde se précipita vers les condamnés p o u r les embrasser et leur serrer l a m a i n . Les soldats et l e s officiers finirent par n ' y pas tenir, et bientôt ce fut d a n s les rangs même de l'escorte qu'éclatèrent les plus v i o l e n t s m u r m u r e s contre tant de cruauté. L e funèbre c o r t é g e sortit cependant de l a v i l l e et marcha durant q u a t r e heures vers Las-Cahobas; m a i s , soit q u ' i l eût eu l u i - m ê m e les nerfs ébranlés par cette scène, soit que dev a n t l ' u n i v e r s e l l e réprobation q u i l'assaillait à l ' i m p r o v i s t e i l voulut se donner le temps de réfléchir, le présid e n t e n v o y a l'ordre de ramener les condamnés dans l a prison. A l a n u i t tombante, i l s traversèrent donc de nouveau l a v i l l e , précédés, entourés, s u i v i s d'une foule compacte de


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gens de toutes couleurs, q u i criaient, ivres de joie : Vive le président! On put remarquer que les noirs des quartiers d u Morne-à-Tuf et du B e l - A i r , c'est-à-dire les plus exaltés et les plus hostiles aux mulâtres, c r i a i e n t , riaient, pleuraient plus forts que les autres, et l a v i l l e ayant été spontanément illuminée, ce furent ces quartiers q u i offrirent l ' i l l u m i n a t i o n l a plus splendide. Tout était sauvé. L e papier-monnaie se releva subitement de plus d ' u n q u a r t ; les orateurs d u Morne-à-Tuf proclamaient que les mulâtres avaient d u b o n , et qu'après tout i l s avaient assez souffert. Soulouque lui-même paraissait décidément subir l a contagion, car — ce q u i n'était pas arrivé depuis le commencement de l a terreur, même pour les rares suspects acquittés çà et là par les conseils de guerre, — i l fit successivement élargir une quinzaine de détenus, des plus i n s i gnifiants, i l est v r a i , sur les cinq ou s i x cents q u i remplissaient l a prison de Port-au-Prince ; mais , trois semaines après, les élargissements cessaient, les arrestations recommençaient, le président faisait fusiller h u i t des p r i n c i p a u x habitants de couleur de J a c m e l , dont les piquets avaient, je l ' a i d i t , à se plaindre. L a populace de Port-au-Prince insultait et menaçait n o n plus seulement les mulâtres, mais encore l a bougeoisie noire, et l a campagne enfin parlait plus que jamais de venir piller l a v i l l e . C'était une expérience financière de Soulouque.


X

La conspiration d a capital en H a i t i .

H a ï t i offre ce miracle de crédit d ' u n papier-monnaie ne r e p o s a n t s u r aucun gage métallique ou t e r r i t o r i a l , d ' u n p a p i e r - m o n n a i e que le gouvernement émet à discrétion, q u ' i l se réserve de rembourser quand i l l u i plait et a u t a u x q u ' i l l u i plaît, q u ' i l proclame d'ailleurs lui-même f a u s s e m o n n a i e en refusant de le recevoir pour paiement des d r o i t s d ' i m p o r t a t i o n , et q u i cependant, au bout de v i n g t années, à l'avénement de Soulouque, circulait enc o r e p o u r un cinquième environ de la valeur n o m i n a l e . E n d ' a u t r e s termes, i l ne fallait, en 1847, que 72 gourdes de p a p i e r (la gourde véritable vaut 5 francs et quelques cent i m e s ) pour représenter 1 doublon, c'est-à-dire l a pièce d ' o r espagnole de 85 francs. L a gourde haïtienne a , comme on v o i t , le caractère


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bien fait; les scènes d u mois d'avril et l a terreur q u i les suivit ne laissèrent pas toutefois de l'impressionner fortement. Ce q u i jusque-là maintenait son cours, c'est que les importateurs de marchandises étrangères l'acceptaient des détaillants, grâce à l'a certitude de pouvoir l a passer immédiatement aux cultivateurs q u i l a reçoivent, même de préférence au numéraire dont i l s se défient beaucoup, en paiement de leurs cafés. Mais le m e u r t r e , l'emprisonnement, l a fuite de l a plupart des détaillants, les sérieuses craintes qu'une pareille situation donnait aux i m p o r t a teurs sur l a solvabilité des autres, avaient arrêté les affaires et, par suite, cette circulation de l a gourde. L e p e u d'espèces métalliques q u i restaient dans le pays avait aussi contribué jusque-là à soutenir l a gourde, soit e n entrant pour une part stipulée d'avance dans les règlem e n t s , soit en suppléant comme appoint dans les transactions de détaillant à consommateur à l'insuffisance des coupures. Or, les proscrits et les fuyards, sachant trèsbien que le papier haïtien n'est en dehors d'Haïti que d u papier, avaient fait ratle en partant de presque toutes les espèces métalliques. Ce double point d'appui l u i m a n quant, l a gourde avait subitement fléchi de plus d ' u n tiers de sa valeur courante. Les droits d'importation sont l a principale ressource d u trésor haïtien; par suite de l ' i n t e r r u p t i o n du négoce, le revenu public d i m i n u a donc de plus de moitié. Cette réduction des recettes coïncidant avec l'expédition d u sud et la levée en masse, c'est-à-dire avec u n énorme accroissement de dépenses, les ministres furent bientôt réduits à annoncer en tremblant à Soulouque que les fonds m a n -


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q u a i e n t . I l faut en faire ! répondit avec sérénité l e chef de l ' É t a t . E t l a fabrication d u papier-monnaié, q u i ne fonct i o n n a i t que petit à petit et comme pour n ' e n pas perdre l ' h a b i t u d e , fut brusquement portée à une émission de quinze à vingt mille gourdes par j o u r . Mais les assignats o n t m a l h e u r e u s e m e n t cela de particulier, que l a quantité, l o i n d e suppléer à l a qualité, l u i n u i t . L e peu de comm e r c e étranger q u i desservait encore l a consommation q u o t i d i e n n e (1), et par contre-coup les détaillants haït i e n s ( 2 ) , intermédiaires de ce commerce, finirent donc p a r n ' a c c e p t e r l a gourde de papier qu'à raison de cent quatre-vingt-cinq au doublon (à peu près le douzième de l a v a l e u r nominale). « P e u p l e n o i r » a tellement perdu l'usage de l'argent p r o p r e m e n t d i t , i l est tellement habitué à user des assig n a t s c o m m e d'une monnaie n o r m a l e , q u e , prenant, c o m m e le fit jadis et avec moins de m o t i f encore « peuple b l a n c , » l'effet pour l a cause, i l considéra cette dépréciat i o n d e l a valeur représentative de l a gourde comme une h a u s s e réelle d u p r i x des denrées. Deux faits venaient à l ' a i d e de ce malentendu. D'abord, le gouvernement, q u i ne p o u v a i t bonnement pas encourager une dépréciation déjà s i r a p i d e , continuait cle solder fonctionnaires et militaires à r a i s o n d u taux n o m i n a l de l a gourde. E n second l i e u ,

(1)

C e p a y s , l e p l u s r i c h e d u m o n d e , e n est réduit à f a i r e v e n i r

d e l ' é t r a n g e r l a p l u p a r t des objets d e première nécessité, tels q u e l a f a r i n , les v i a n d e s et poissons salés, le s a v o n et tous l e s a r t i c l e s d ' h a - b i l l e m (2)

A u x t e r m e s de l a l o i , le c o m m e r c e

e x c l u s i f d e s c i t o y e n s haïtiens.

d e détail est l e privilége


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comme i l est dans l a nature que les salaires baissent en raison d u ralentissement des transactions et de rémigration des consommateurs aisés, le j o u r n a l i e r , par le fait même de cette baisse, continuait à ne recevoir que le même nombre d'assignats pour l a même somme de trav a i l , et, ne pouvant comprendre que son travail valut m o i n s , i l en concluait q u e , de l'aveu même des capitalistes, l a valeur réelle de l'assignat n'avait pas varié. Donc i l y avait complot entre les négociants étrangers et les détaillants pour affamer le pauvre peuple et l'obliger à payer les denrées de première nécessité deux fois et d e m i plus cher qu'en 1847; donc i l fallait donner une leçon à l'infâme capital. L'infâme capital q u i veut être pris par l a douceur, n'en devint que plus faroucbe, et « peuple n o i r » ne v i t dans ce redoublement de défiance qu'une n o u v e l l e preuve d u complot en question. L e programme financier des amis de S i m i l i e n , c'est-à-dire le pillage combiné avec le monopole industriel et commercial de l'État, répondait à cette double préoccupation (mai et j u i n 1848). L a l u e u r de sécurité qu'avait produite l a grâce accordée au général Desmarêt et à ses compagnons avait réagi sur l a gourde, q u i , de 185 au doublon descendit subitement à 150; mais c'était encore une dépréciation de 100 pour 100 par rapport au taux de 1847, et, l a première effusion de sensibilité africaine passée, le bas peuple recommença ses m u r m u r e s contre l a conspiration des marchands. C o m m e , en outre, les expéditeurs français, anglais et américains avaient p u être informés dans l'intervalle de ce q u i se passait à Haïti, i l se trouva que tout arrivage d u dehors cessait (en septembre, l a rade de Port-au-Prince n'avait


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q u ' u n s e u l navire étranger) juste au moment où le peu d ' a p p r o v i s i o n n e m e n t s q u i étaient restés dans l a circulat i o n achevaient de s'épuiser. De là u n enchérissement c e t t e f o i s très-réel des denrées, une nouvelle cause d'efferv e s c e n c e populaire et de panique commerciale q u i ramena l a g o u r d e à 185. L'armée, q u i , par le fait de cette dépréc i a t i o n , se trouvait obligée de se n o u r r i r et se loger, à r a i s o n de six centimes par j o u r et par h o m m e , les offic i e r s subalternes, q u i , avec leurs cent francs par a n , é t a i e n t réduits à demander l'aumône quand i l s ne trouv a i e n t pas à s'employer comme manœuvres, les i n n o m b r a b l e s fonctionnaires q u i font pendant à u n effectif m i l i t a i r e proportionnellement septuple d u nôtre, et q u i , v u l a d u r e t é d u temps, n'avaient pas môme l a ressource de l a c o n c u s s i o n , tout ce inonde de galons et de guenilles criait f a m i n e aussi haut que le bas peuple. L e gouvernement s ' e n effraya, et, pour détourner l'orage, i l trouva tout s i m p l e d'encourager des préventions q u ' i l n'eût p u diss i p e r q u ' e n s'avouant lui-même l'auteur de tout le m a l . I l p r o c l a m a donc à deux reprises q u ' i l allait s'occuper de m e t t r e u n terme à l a hausse outrée de tous les objets de consommation, causée, d i s a i t - i l , par les ennemis d u peup l e , d o n t une partie seulement avait succombé sous le g l a i v e de l a l o i , et par l a mauvaise foi d'Haïtiens q u i conspiraient contre le bien public autrement que par les armes. En voyant le gouvernement abonder dans son sens, « peuple noir » comprenait de moins en moins qu'on laissât entre les mains des ennemis du bien public l ' i n s t r u m e n t môme de l a conspiration, et que les magasins


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ne fussent pas encore pillés. L a panique arriva à son comble. Heureusement, Soulouque et le secrétaire d'État des finances, M . S a l o m o n , n'entendaient accepter que l a seconde partie d u programme financier de S i m i l i e n , c'està-dire le monopole compliqué d u m a x i m u m , ce q u i revenait à l'ancienne idée d'Acaau. M . Salomon caressait l u i même depuis très-longtemps cette idée, et c'est à ce titre que l a faction S i m i l i e n l u i avait fait donner, le 9 a v r i l , le portefeuille des finances. Le gouvernement ne monopolisa cependant d'abord que deux articles d'exportation : le coton et le principal de tous, le café. Il se réservait le droit d'accaparer ces deux a r t i cles à des p r i x déterminés et de les répartir entre les commerçants. L e p r i x de vente en gros de l a plupart des marchandises étrangères était également déterminé par l'administration. L a simple annonce d ' u n système q u i allait donner par le fait à la gourde u n cours fixe et forcé produisit, reconnaissons-le, l ' u n des résultats qu'en attendait M . S a l o m o n : de 185 gourdes au d o u b l o n , le papier redescendit cette fois jusqu'à 1 1 0 ; mais ce ne fut ensuite qu'une série de mécomptes de plus en plus décisifs, que nous demandons l a permissiou d'énumérer rapidement et pour n ' y plus revenir. L'excuse favorite d u socialisme b l a n c , c'est qu'on n'a pas v o u l u le mettre à l'essai. O r , l'essai est accompli : c'est une véritable expérience socialiste que faisait Soulouque. Premier mécompte. Dès q u ' i l se trouva face à face avec les nécessités de l a p r a t i q u e , le gouvernement c o m p r i t , bon gré, malgré, qu'Haïti n'étant pas le seul pays d'Amérique q u i vende d u café et q u i achète de l a farine, des


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s a l a i s o n s , d u savon, des tissus, toute tarification de l'une o u l ' a u t r e catégorie de produits qui serait onéreuse au comm e r c e étranger n'aboutirait qu'à éloigner celui-ci du marché n a t i o n a l . i l dut donc fixer les p r i x de façon à ce que les n é g o c i a n t s étrangers ne s'en plaignissent pas, et en effet i l n ' y eut pas de réclamations, preuve évidente que ces négociants n ' y perdaient r i e n et q u e , par contre-coup, les p r o d u c t e u r s et consommateurs n ' y gagnaient r i e n . A i n s i , l e s d e u x données fondamentales d u système de monopole, — d i m i n u t i o n d u p r i x des marchandises exotiques, — a u g m e n t a t i o n du p r i x des denrées nationales, étaient abandonnées avant même que ce système fonctionnât. B i e n p l u s , i l fallut instituer dans chacun des onze ports ouverts à l ' i m p o r t a t i o n une administration du monopole, c'est-àd i r e u n nouveau rouage, u n nouvel intermédiaire, pour n o u s s e r v i r d u mot consacré. Les frais occasionnés par ce n o u v e l intermédiaire ne pesant point, par les raisons que j ' a i d i t e s , sur le commerce extérieur, et devant peser c e p e n d a n t sur q u e l q u ' u n , retombaient d o n c , soit direct e i n e u t , soit indirectement, sur les vendeurs et acheteurs n a t i o n a u x , dont l a position se trouvait par conséquent aggravée. Deuxième mécompte. L a récolte d u café fut par hasard très-faible cette année-là; le socialisme n'assure pas contre ces sortes d'accidents. Sous le régime de l a libre concurr e n c e , l a hausse des p r i x fût venue compenser pour les c u l t i v a t e u r s l a rareté d u p r o d u i t ; m a i s , comme l ' u n des o b j e t s de l a l o i était justement de rendre quelque fixité à l a g o u r d e en i m m o b i l i s a n t les p r i x ; c o m m e , d'autre part, l e g o u v e r n e m e n t , après avoir enlevé au commerce étran-


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

ger les avantages de l a libre concurrence, ne pouvait, sous peine de le mettre eu fuite, l u i en imposer les charges par une surélévation des p r i x fixés, r i e n ne fut changé au tarif. L e déficit de l a récolte du café se traduisit ainsi pour le travail agricole, qu'on avait prétendu relever, par une perte nette (1). Troisième mécompte. Sous le régime de l a libre concurrence, certains capitaines de n a v i r e s , à l a faveur de relations plus anciennes ou plus étendues que celles de leurs r i v a u x , seraient parvenus, malgré le déficit de l a récolte, à compléter leurs chargements. Beaucoup d'autres navires auraient dû, i l est v r a i , repartir à v i d e ; m a i s leurs capitaines ou leurs consignataires n'auraient p u s'en prendre qu'à leur manque d'activité. D u m o m e n t , au contraire, où le gouvernement monopolisait l a vente des (1) On objectera que dans l'hypothèse c o n t r a i r e , c e l l e d ' u n e récolte e x t r a o r d i n a i r e , cette fixité des p r i x eût, p a r c o m p e n s a t i o n ,

soustrait

le c u l t i v a t e u r a u x c h a n c e s de l ' a v i l i s s e m e n t d e l a denrée. Il n ' e n rien. N'apportant

pas

en

est

p r o d u i t s l a c o n t r e - v a l e u r de cet excédant

q u ' i l s n ' a u r a i e n t p u prévoir, forcés dès-lors de le p a y e r en a r g e n t , ce qui

est désavantageux, s a c h a n t en outre q u ' u n surcroît d ' a p p r o v i s i o n -

n e m e n t s eût amené l a dépréciation s u r l e s marchés c o n s o m m a t e u r s , les c a p i t a i n e s de n a v i r e s étrangers n ' a u r a i e n t c o n s e n t i à se

charger

d u s u r p l u s de l a récolte qu'à

haïtien

p r i x réduit. L e g o u v e r n e m e n t

se serait d o n c trouvé dans l ' a l t e r n a t i v e , ou d ' a c c o r d e r cette réduct i o n , ce q u i eût

réagi sur l a masse entière de

l a denrée et rétabli

p o u r le c u l t i v a t e u r les inconvénients de l a l i b r e c o n c u r r e n c e , o u de ne pas v e n d r e , e t , dans ce c a s , n o u s ne savons pas à q u i eût fité l a s u r a b o n d a n c e

de

l a récolte. A j o u t o n s q u e ,

v i n g t , cette surabondance

pro-

d i x - n e u f fois sur

eût été c o m m u n e à toutes les A n t i l l e s , et

que si le m o n o p o l e haïtien a v a i t , en p a r e i l l e c i r c o n s t a n c e , prétendu m a i n t e n i r ses p r i x , l a c o n c u r r e n c e des marchés l i b r e s l u i eût l i b l e m e n t enlevé tous ses a c h e t e u r s .

infail-


ET

SON E M P I R E .

165

c a f é s , i l ne pouvait, sous peine d'encourir l e reproche de p a r t i a l i t é et d'éloigner à jamais d u marché haïtien les i m p o r t a t e u r s éconduits, exclure de l a répartition u n seul d e c e s n a v i r e s . L a répartition fut donc faite au prorata de l a v a l e u r des marchandises introduites. I l résulta de ce f r a c t i o n n e m e n t que tel bâtiment q u i avait importé u n e v a l e u r de 50 à 60,000 m i l l e francs n'obtenait à grand'p e i n e , et après de longs délais, qu'une contre-valeur de 5 à 6 , 0 0 0 francs : tout le inonde fut mécontenté à l a fois. C e u x des capitaines q u i perdaient à cette innovation le b é n é f i c e d'une longue habitude d u marché haïtien, c'està-dire ceux-là même q u ' i l importait le plus de ne pas décourager, s'en retournaient en j u r a n t b i e n qu'on ne les r e p r e n d r a i t plus dans ce guêpier socialiste. P a r des motifs a n a l o g u e s , les principaux consignataires étrangers écriv i r e n t de plus belle à leurs maisons de suspendre tout e n v o i . L e s recettes de l a douane, q u i , par l a cessation de l ' é m i g r a t i o n , avaient quelque peu r e p r i s , retombèrent b i e n t ô t de nouveau. Pour arrêter cette désertion commerc i a l e , l e gouvernement autorisa les bâtiments étrangers à a l l e r , p a r voie d'escale, compléter leurs chargements de café d a n s tous les ports ouverts, même dans ceux q u i étaient exclusivement réservés jusque-là au cabotage haït i e n , c e q u i r u i n a celui-ci. Mais voici le pire : des bâtim e n t s américains chargés de farines signifièrent au gouv e r n e m e n t qu'ils ne débarqueraient ces farines qu'en échange de chargements complets de café, q u ' i l fallut d i s t r a i r e b o n gré, m a l gré, de l a masse à répartir, car l a d i s e t t e était i m m i n e n t e . Ceux des importateurs étrang e r s à q u i l a nature de leur commerce ne permettait pas


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SOULOUQUE

de prendre Haïti par la famine réduisirent de plus en plus leurs opérations. Quatrième mécompte. Quelques négociants, pressés d'expédier coûte que coûte leurs n a v i r e s , consentirent à payer à l a contrebande une p r i m e q u i s'élevait parfois jusqu'à 100 pour 100. Les spéculateurs gardèrent pour eux l a moitié de cette prime et consacrèrent l'autre à acheter.... les employés d u monopole. P a r l a seule force des choses, tout revenait à l'ancien état, à cette différence près, que le trésor était frustré des droits de sortie, que l a hausse des p r i x profitait non plus au producteur, mais à la concussion et à l'agiotage. Cinquième mécompte. Ne pouvant se dédommager de l a surtaxe dont l a spéculation contrebandière grévait l a sortie des cafés que par u n enchérissement correspondant des marchandises d ' i m p o r t a t i o n , les négociants étrangers refusèrent tout à coup de l i v r e r ces marchandises aux p r i x fixés par l a loi du monopole. « Peuple noir » recommença naturellement ses menaces contre l a conspiration d u capital ; les détaillants surtout, en leur qualité d'Haïtiens, étaient chaque jour insultés et frappés par l a populace. L a gourde ne s'en améliora pas, au contraire, et M. Salomon accéléra l a crise en voulant l'arrêter. Il commença par exclure de l a répartition des p r o duits monopolisés les négociants c o s i g n a t a i r e s q u i refuseraient de vendre au p r i x du tarif, et, pour empêcher que la fraude éludât cette interdiction, i l voulut astreindre les négociants à déposer leurs marchandises, a u sortir de la douane, dans u n local c o m m u n appartenant à l'État, sans garantie d u gouvernement contre le f e u , le v o l ou


ET

SON

EMPIRE.

167

l ' é m e u t e . I l rendit en outre passibles d'amendes et de sais i e l e s détaillants q u i refuseraient, de l e u r côté, de subir l e t a r i f , et les visites domiciliaires, les confiscations, les c o u p s de bâton, achevèrent de mettre à l a raison l'infâme c a p i t a l . O n devine le reste. Une année s'était à peine écoul é e , q u e M . Salomon eût p u inscrire sur l a porte de son é d i f i c e économique : Vente à soixante-cinq pour cent de r a b a i s p o u r cause de liquidation générale et définitive. Je n ' e x a g è r e pas : les p r i x d u monopole n'étaient tolérables q u ' a u t a u x de 110 gourdes au d o u b l o n , et sous l'influence d e c e s monstruosités, q u i n'étaient d u reste que l a conséq u e n c e très-pratique, très-logique, très-rigoureuse d u p r i n c i p e socialiste posé par M . S a l o m o n , le cours d u doublon s'était graduellement élevé jusqu'à 2 8 2 , l o r s q u e , au fort m ê m e de l'émigration, des arrestations, des exécutions, i l n ' a v a i t pas dépassé 185. Inutile d'ajouter que les c u l t i v a t e u r s , obligés de l i v r e r l e u r café à raison de 9 ou 10 centimes l a l i v r e , cessèrent pour la plupart de récolter. Je n ' a i p a s besoin de dire non plus ce que devenaient les dern i è r e s recettes d u trésor sous l'empire d'une situation où t o u t était fatalement combiné pour tarir à l a fois les ress o u r c e s d u dehors et les ressources d u dedans. A l'heure q u ' i l est, Sa Majesté Faustin I , dont nous aurons à racont e r bientôt les splendeurs monarchiques, serait probablem e n t réduit à se vêtir d'une feuille de bananier, et à dîn e r d e son m i n i s t r e des finances, si c e l u i - c i , secouru d ' u n b e a u désespoir, n'avait ramené son pays et son e m p e r e u r au modeste régime de l'économie politique bourg e o i s e (1). er

(1)

Le

m o n o p o l e fut a b o l i a u c o m m e n c e m e n t de 1850. Dès l a p r e -


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SOULOUQUE

A u moment de décréter cette expérience socialiste, Soulouque avait daigné se souvenir q u ' i l y avait des chambres pour enregistrer les l o i s , et les chambres, naguère si bavardes, étaient venues sanctionner, par u n vote aussi muet qu'unanime, les fantaisies de M . Salom o n . Soulouque avait, selon l'usage, ouvert l a session en personne, et, si blasé qu'on fut sur ces sortes d'émotions, u n frisson involontaire circula sur tous les bancs, lorsqu'on remarqua dans le cortège présidentiel ce Voltaire Castor q u i avait poignardé de sa m a i n soixante-dix des prisonniers garrottés de Cavaillon. Son Excellence annonça au parlement q u e , les pervers étant à p e u près vaincus, Haïti allait parvenir enfin à ce degré de grandeur et de prospérité que la divine Providence lui réserve. L e chœur des vivats q u i accueillit l'allocution d u président fut moins n o u r r i que d'habitude, mais par une raison toute simple : le tiers des sénateurs et une partie des représentants étaient absents pour cause de proscription ou de mort. Pour bien prouver que ce n'était, Dieu m e r c i , de sa part, n i mécontentement n i froideur, Ja chambre des représentants remerciait avec chaleur, deux jours après (Moniteur haïtien d u 2 décembre 18-48), le président d'avoir sauvé l a patrie et l a constitution. I l n ' y avait pas une seule page de cette constitution q u i n'eût servi de bourre aux fusils devant lesquels venaient de tomber par d o u zaines députés et sénateurs. A l'une des séances suivantes,

mière dérogation à ce système, le d o u b l o n d e s c e n d i t de 2 8 2 g o u r d e s à 1 4 4 , et le café, que

les c u l t i v a t e u r s étaient obligés de v e n d r e à

r a i s o n de 1 0 francs le q u i n t a l , m o n t a jusqu'à 3 5 et même 4 0 f r a n c s .


ET

SON

169

EMPIRE.

u n représentant, considérant que le président d'Haïti a b i e n m é r i t é de l a patrie par ses constants efforts pour le maintien de l'ordre et des institutions, propose de l u i acc o r d e r , à titre de récompense nationale, une maison à son choix, sise dans la ville, et les deux chambres, mues c o m m e p a r u n ressort, se lèvent en masse pour l'adoption. T r o i s m o i s se passent ensuite en votes s i l e n c i e u x ; mais b i e n t ô t cette majorité satisfaite et décimée tremble q u ' o n p r e n n e s o n silence pour une i m p l i c i t e protestation, et elle v i e n t brûler u n nouveau grain d'encens au pied d u t y r a n n è g r e . L ' o r a t e u r d u sénat dit : « Déjà, président, nous a v o n s e u à constater l'influence bienfaisante de votre adm i n i s t r a t i o n sage et modérée.... A votre v o i x , les passions se s o n t tues ( i l leur avait coupé l a gorge!) et le règne des i n s t i t u t i o n s est devenu une vérité pour nous tous.... Les circonstances vous ont bien servi pour mettre en relief v o t r e b e a u caractère, porté à tout ce q u ' i l y à de noble et de généreux. Continuez, président, ne vous arrêtez pas...» L ' o r a t e u r de l a chambre des représentants s'écrie à son t o u r : « Combien est grand l'amour de l a nation pour V o t r e E x c e l l e n c e ? combien ne s'honore-t-elle pas de votre a d m i n i s t r a t i o n paternelle, des nobles sentiments de fraternité, de concorde et de clémence q u i vous a n i m e n t , et q u i l ' o n t plusieurs fois transportée d'enthousiasme ! » (Moniteur haïtien d u 6 j a n v i e r 1849.) T o u s s a i n t , Dessalines et Christophe avaient pu exercer u n e t y r a n n i e aussi d u r e , mais jamais aussi b i e n acceptée q u e c e l l e de ce formidable poltron, pour q u i toute ombre était u n fantôme, tout silence u n guet-apens. E t ce n'ét a i t p a s l a stupeur d u premier moment de surprise q u i 10


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SOULOUQUE

glaçait autour de l u i chaque volonté. De ce parlement tout saignant des meurtrières atteintes portées à son i n v i o l a bilité et q u i s'essuyait le sang du visage pour laisser voir u n béat s o u r i r e , des restes de cette population mulâtre qui s'interdisait jusqu'à l a conspiration d u d e u i l , de ces prisons dont l'enceinte m a l close et m a l gardée renfermait assez de suspects pour en former au besoin une armée vengeresse, i l ne s'est encore, à l'heure q u ' i l est, élevé aucun c r i q u i ne fût u n c r i de servile dévouement. On ne doit pas, après tout, s'en plaindre ; par cela même qu'elle restait seule debout au m i l i e u de l'universelle prosternation, l a faction ultra-noire devait tôt ou tard attirer et arrêter ce soupçonneux regard que tout ce q u i n'est pas à plat ventre offusque. E t en effet, nous allons v o i r successivement les trois sommités de cette faction subir le contre-coup des inexorables défiances qu'elle a suscitées. Cette seconde réaction sera heureusement, d i s o n s - l e , bien que les victimes en soient peu dignes de pitié, beaucoup moins lugubre que l a première. L ' u n e est sortie d'un rêve d'extermination , l'autre va sortir d'une bouteille de tafia. L e tafia nous ramènera naturellement a u général Similien.


XI

Un c o u c h e r de soleil. — Les malheurs des piquets. — U n papa-loi voltairien.

J ' a i fait très au long le portrait de S i m i l i e n , et, s i on n ' a p a s trop perdu de vue l ' a l l u r e morale de cet effrayant p e r s o n n a g e , on ne s'étonnera pas de le v o i r tomber v i c t i m e de sa sensibilité. V o i c i q u e l nouveau tour l u i joua s a sensibilité. p e u de jours après les massacres d ' a v r i l 1848, Belleg a r d e , on l ' a v u , inspirant autant de sécurité q u ' i l avait naguère inspiré d'épouvante, reçut des bourgeois de Porta u - P r i n c e une chaleureuse adresse de remercîments. L e s e u l mérite d u nouveau favori et de son second, le c o m m a n d a n t de place, c'était d'avoir tenu en échec S i m i l i e n , m a i s l e donner à entendre, c'eût été jeter à celui-ci u n


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défi dangereux. A l'exemple de cette dévote q u i , pour ne se faire d'ennemi d'aucun côté, avait soin de ne jamais oublier le diable dans ses prières, l a bourgeoisie crut donc prudent de confondre dans l'expression officielle de sa reconnaissance S i m i l i e n avec les deux hommes q u i en étaient l'objet. Ce brusque coup d'encensoir était v e n u le surprendre juste au moment où i l se l i v r a i t , entre deux flacons de tafia, à ses méditations quotidiennes sur l'ingratitude des mulâtres, et, d'autant plus touché d ' u n pareil retour de sympathie q u ' i l sentait n'avoir r i e n fait pour le mériter, i l se prit, séance tenante, d'une belle tendresse d'ivrogne pour cette même population de c o u leur q u ' i l venait de vouer au massacre, au pillage et à l'incendie. S i m i l i e n était malheureusement sujet à v o i r double a u m o r a l comme au physique. E n rendant ses bonnes grâces aux mulâtres, i l n'avait nullement entendu se brouiller avec leurs ennemis, d'autant plus que ceuxc i , profondément blessés des obstacles que Bellegarde opposait à leurs projets de pillage, étaient des alliés n a turels pour l e favori supplanté. E n conséquence, S i m i l i e n avait fait de sa vie deux parts q u ' i l consacrait, l ' u n e à boire avec les mulâtres pour acquitter sa dette de cœur, l'autre à boire avec les meneurs ultra-noirs pour entretenir l e u r exaspération contre les tendances mulâtres de son r i v a l . Ce zigzag d'ivrogne eut u n double succès. Non contente d'enchérir sur le programme communiste des piquets, l a coterie des pillards en v i n t à demander, comme je l ' a i d i t , le bannissement de Bellegarde. De l e u r côté, les hommes de couleur, mesurant l e u r urbanité s u r l a terreur croissante que leur i n s p i r a i t S i m i l i e n , répon-


ET

SON E M P I R E .

173

d i r e n t avec u n empressement de j o u r en j o u r plus flatt e u r a u x politesses bachiques de ce terrible commensal. C e l u i - c i en conclut q u ' i l était à l a fois l'idole d u p a r t i m u l â t r e et d u parti ultra-noir : l a tète l u i tourna, et, t r o u v a n t que le n o m sans conséquence q u ' i l avait porté j u s q u ' à ce j o u r n'était pas en harmonie avec ses hautes d e s t i n é e s , S i m i l i e n ne voulut plus être appelé que M a x i milien. E n attendant que l'expiration, soit légale, soit révolut i o n n a i r e , des pouvoirs présidentiels vînt l u i permettre d ' a j o u t e r à ce n o m sonore le titre q u ' i l y accolait déjà d a n s s a pensée, S i m i l i e n crut ne pouvoir pas se dispenser d ' ê t r e a u moins le second personnage de l'état. P o u r cela, i l f a l l a i t évincer Bellegarde, et comme l a faveur subite d e B e l l e g a r d e , naguère simple c o l o n e l , ne s'expliquait q u e p a r l'influence du vaudoux, dont i l était u n des plus forcenés sectaires, S i m i l i e n conçut l e projet h a r d i de s a p e r l'édiGce par l a base et de discréditer le vaudoux. S o u l o u q u e étant encore absent, l'incrédule t a i l l e u r entrep r i t s u r ce chapitre madame Soulouque, l u i remontrant d ' u n t o n paternel que frère Joseph n'était pas ce q u ' u n v a i n p e u p l e pense, q u ' i l était, à l a rigueur, permis de r e n d r e à l'Être suprême l'hommage d ' u n cœur p u r , mais q u ' i l rougissait, l u i S i m i l i e n , de voir le chef d ' u n pays l i b r e o u v r i r son palais aux drôles et a u x drôlesses q u i b r û l a i e n t des cierges, tiraient les cartes, o u faisaient p a r l e r les couleuvres pour de l'argent. L a présidente, q u i , p e n d a n t cette tirade, avait été plusieurs fois près de déf a i l l i r , ne put réprimer l'indignation que l u i causait le m o n s t r u e u x scepticisme de S i m i l i e n . Froissé de l'accueil


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qu'on faisait à ses conseils d ' a m i , celui-ci s'échauffa à son tour, et on en v i n t aux gros mots. — Je l'écrirai à « prête sident! » s'écria madame Soulouque. — E h b i e n ! répliqua avec majesté l e commandant de l a garde, dites de m a part à « président » q u ' i l est aussi bête que « prési« dente, » q u ' i l aura lui-même affaire à m o i , et que, pour rentrer à Port-au-Prince, i l faudra q u ' i l passe par mes conditions. S i m i l i e n , m'a-t-on assuré, ne pensait pas encore à cette époque tout ce que l a colère l u i faisait dire ; mais, ayant cru devoir se consoler de l'ingratitude des femmes, comme jadis de l'ingratitude des hommes, par u n redoublement de boisson, i l ne put retrouver, avant l a rentrée d u président, l e quart d'heure lucide qui l u i aurait suffi pour rétracter ses imprudentes menaces. L a faction ultra-noire les avait même aggravées en s'en emparant, et je laisse à penser si l a présidente, Bellegarde et frère Joseph avaient tiré parti de cette circonstance dans les dénonciations quotidiennes qu'ils faisaient parvenir à Soulouque. De là l'accueil glacial fait à S i m i l i e n par Son Excellence, q u i , dès le lendemain, pour ne pas l u i laisser de doute s u r sa disgrâce, le tança avec une sévérité évidemment affectée à propos de quelques insignifiants détails de service. L ' e x favori crut ramener Soulouque en évoquant les souvenirs d'une vieille camaraderie; i l répondit donc en camarade, c'est-à-dire avec une familiarité q u i fit froncer le sourcil à son despotique a m i . S i m i l i e n en conclut que l a nuance amicale q u ' i l avait v o u l u donner à ses paroles n'était pas suffisamment accusée; et i l l'accusa tellement que sa familiarité dégénéra en impertinence, ce q u i acheva de


ET

SON EMPIRE.

175

g â t e r ses affaires. I l était donc de sa destinée d'être toujours

i n c o m p r i s ! A bout d'expédients, le sentimental

i v r o g n e se souvint q u ' i l l u i avait suffi en p a r e i l cas, pour c o n q u é r i r l e cœur des mulâtres, de l e u r montrer ce q u ' i l e n c o û t a i t de se brouiller avec l u i , et i l imagina de reconq u é r i r par u n procédé analogue le cœur de Soulouque. E n d ' a u t r e s termes, S i m i l i e n se m i t à conspirer tout de b o n , ce q u i , le tafia aidant, ne fut bientôt u n secret pour p e r s o n n e . L e président d i s s i m u l a plusieurs mois ; puis u n m a t i n , à l a parade de l a garde, i l dit d ' u n ton bref a l ' a n c i e n f a v o r i : « Général S i m i l i e n , je vous retire votre comm a n d e m e n t . Sortez d ' i c i , et restez aux arrêts dans votre maison jusqu'à nouvel ordre! » En s'entendant ainsi apostropher au m i l i e u de cette m ê m e garde dont i l avait s i souvent éprouvé le dévouem e n t fanatique, S i m i l i e n crut de très-bonne foi que le p r é s i d e n t était devenu fou ; mais i l crut rêver lui-même q u a n d le regard confiant et r a i l l e u r q u ' i l avait rapidem e n t jeté autour de l u i n'eut rencontré que des regards indifférents et des bouches muettes. Pas u n h o m m e n ' a v a i t bougé. S i m i l i e n était déjà depuis plusieurs jours aux arrêts lorsque trois ou quatre officiers osèrent les prem i e r s hasarder quelques propos sur cette mesure ; enlev é s n u i t a m m e n t , ces officiers furent conduits par mer d a n s l e s cachots du môle Saint-Nicolas, et on ne parla plusA p r è s mûres réflexions, S i m i l i e n trouva le mot de l ' é n i g m e . L a population et l'armée attendaient évidemm e n t p o u r se soulever en sa faveur que Soulouque fût e n g a g é dans sa prochaine expédition contre Santo-Do-


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mingo; elles n'avaient affecté l'indifférence que p o u r m i e u x cacher leur j e u . Soulouque entra en effet en c a m pagne le 5 mars 1849, et, à partir de ce j o u r , S i m i l i e n , persuadé que, d'une heure à l'autre, ses amis les m u lâtres et les meneurs ultra-noirs allaient v e n i r , bras dessus bras dessous, le supplier d'accepter l a présidence, ne p r i t même plus l a peine de dissimuler son légitime espoir. S i x semaines cependant s'étaient déjà écoulées dans cette fiévreuse attente, et le futur président commençait à dev e n i r inquiet, lorsque enfin u n mouvement inusité se fit autour de l a maison. V u l a chaleur, S i m i l i e n se trouvait justement dans un état de toilette q u i rappelait bien plus l a tenue d'apparat d ' u n chef mandingue que celle d ' u n président haïtien. Craignant de compromettre l a majesté de son début, i l sauta à l a hâte sur son pantalon, en criant au groupe nombreux q u ' i l entendait déjà pénétrer dans sa demeure, de vouloir bien attendre; mais telle était l'impatience des visiteurs, q u ' i l s forcèrent l a porte, se saisirent de S i m i l i e n , le portèrent en u n c l i n d'œil dans l a rue, et de là le poussèrent à coups de crosse, n o n vers le palais, mais vers l a prison. O n le jeta d e m i - n u dans le même cachot d'où David T r o y , sa première victime, était sorti quelque temps auparavant pour marcher à l a mort, et, rapprochement étrange, ceci se passait le 16 a v r i l 1849, c'est-à-dire un an j o u r pour jour après la scène de massacre q u i avait inauguré le programme de S i m i l i e n . Par une coïncidence non moins singulière, S i m i l i e n subissait i c i le contrecoup de ces mêmes défiances dont i l avait été le p r i n c i p a l instigateur. Se croyant en effet sûr de l'élément ultra-noir,


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i l s ' é t a i t exclusivement tourné, dans les derniers m o i s , v e r s l a classe de couleur, dont i l comptait exploiter le d é s e s p o i r , de sorte que Soulouque avait fini par ne voir e n l u i q u ' u n « conspirateur mulâtre » de plus. Quelques c r i s d e f e m m e , qui semblaient plutôt arrachés par l'étonn e m e n t que par l a commisération, se firent entendre sur l e p a s s a g e de l'escorte q u i entraînait l'ancien favori; mais c ' e s t t o u t . L a portion masculine de l a populace, q u i nag u è r e aurait brûlé l a v i l l e pour faire plaisir à S i m i l i e n , n e r e m u a pas plus que n'avait remué précédemment la g a r d e . L e s «philosophes» (orateurs, beaux diseurs) des q u a r t i e r s de B e l - A i r et du Morne à-Tuf se contentèrent de m o n t r e r d u doigt les deux points opposés de l'horizon en d i s a n t : Solé levé là, li couché là (1), sentence nègre q u i s e r t à e x p r i m e r l'instabilité des grandeurs h u m a i n e s . L ' a s c e n d a n t de respect et de terreur que S o u l o u q u e e x e r ç a i t , même à distance, n'expliquait pas seul, d u reste, c e t t e a t t i t u d e nouvelle des amis de S i m i l i e n . E n croyant s a p e r l e s croyances vaudoux, celui-ci creusait à son i n s u , d e p u i s d i x m o i s , l a m i n e où devait s'engloutir sa popul a r i t é . Soulouque avait uniquement attendu pour agir que ce s o u r d travail, dont ses espions suivaient j o u r par jour l a m a r c h e , eût produit ses résultats. L a contre-partie était en u n m o t complète : le v a u d o u x , cause première d u d é b o r d e m e n t ultra-noir, devenait le premier instrument d e l a réaction. p o u r en finir avec. S i m i l i e n , nous dirons q u ' i l ne fut p a s fusillé ; mais quelques mois après, i l n ' e n valait guère (1) L e soleil se lève là, et il se couche là.


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m i e u x . Une démarche fut tentée en sa faveur à l'occasion de l a proclamation de l'empire : — Li sortir de prison! s'écria Sa Majesté Impériale, il poussera de la mousse en premier! ( i l m o i s i r a auparavant ! ) S i m i l i e n fît représenter que ses jambes, gonflées par l a pression des fers, allaient tomber en gangrène : — « Q u ' i l ne s'en préoccupe pas ; quand elles seront tombées, on l'enchaînera par le cou ! » dit finement F a u s t i n I . L'ex-favori est m o r t assez mystérieusement dans sa prison vers l a fin de 1853. e r

Dans l'intervalle q u i s'était écoulé entre l a mise a u x arrêts de S i m i l i e n et son envoi au cachot, le chef p r i n c i pal des piquets, Pierre N o i r , avait, l u i aussi, payé son t r i but au soupçonneux despotisme dont i l venait d'être l ' u n des plus épouvantables instruments. Fidèle à ses h a b i tudes de modestie, le capitaine Pierre N o i r avait obstinément refusé le grade de général, q u i l u i était échu dans l'averse de promotions dont sa bande fut l'objet en 1848. I l n'en voulait que les émoluments, et encore, trouvant honteux de recevoir ce qu'on peut prendre, prélevait-il lui-même ces émoluments sur le p u b l i c , s'attaquant de préférence aux étrangers. Notre consul-général s'épuisait en demandes de réparations toujours écoutées, mais toujours à renouveler. Perdant à la fin patience, M . Raybaud somma le gouvernement de mettre une fois pour toutes Pierre Noir dans l'impossibilité de n u i r e , ajoutant que les ménagements dont on usait envers cet abominable garnement donnaient à croire qu'ils faisait réellement peur au président, ainsi q u ' i l osait s'en vanter. Soulouque, q u i , pendant s i x mois, avait répandu le sang h u m a i n par ruisseaux pour faire preuve de caractère, fut, on le pense


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b i e n , très-sensible à ce soupçon : u n courrier porta imméd i a t e m e n t à Pierre N o i r l'ordre de se rendre à Port-auPrince. j u g e a n t ce voyage compromettant pour sa santé, Pierre N o i r n ' e u t garde d'obéir, et i l convoqua le ban et l'arrièreb a n des piquets ; mais les mesures avaient été s i bien p r i s e s , qu'avant d'avoir p u réunir son monde, i l fut arrêté a u x e n v i r o n s des Cayes. Gomme on le menait fusiller avec d e u x d e ses lieutenants, le bandit offrit à l'officier comm a n d a n t l'escorte de le faire son p r e m i e r ministre s ' i l v o u l a i t l e laisser évader, et, chose rare e n Haïti, l'officier r e f u s a , b i e n que Pierre Noir fût parfaitement e n mesure d e t e n i r le cas échéant, sa parole. E n croyant ne demand e r j u s t i c e que d ' u n simple coupe-jarret, M . Raybaud avait e n effet débarrassé Soulouque d ' u n conspirateur bien a u t r e m e n t sérieux que S i m i l i e n . I l fût prouvé que le m o d e s t e Pierre Noir n'attendait que l e moment où le prés i d e n t se trouverait aux prises avec les D o m i n i c a i n s pour s e f a i r e dans le sud u n petit royaume africain, à l ' e x c l u s i o n d e tout élément hétérogène, c'est-à-dire à l'exclusion d e s mulâtres, q u i auraient été simultanément massacrés s u r t o u s les points de l a presqu'île, et à l'exclusion des b l a n c s , q u i devaient être massacrés après les mulâtres, en commençant par les deux agents français et anglais. L'exéc u t i o n de ce h a r d i coquin, q u i devait à d i x mois d ' i m p u nité u n ascendant presque sans bornes, étendit à l a popul a c e n o i r e d u sud l'impression de superstitieux respect d o n t Soulouque avait déjà frappé les pillards cle Port-auP r i n c e . L e s piquets se bornèrent à manifester l e u r désol a t i o n p a r u n l u x e de d e u i l q u i finit par fatiguer le prési-


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dent. — Ça vini trop bête, dit u n m a t i n Son E x c e l l e n c e , et trois nouvelles exécutions vinrent imposer silence a u x sanglots des bandits. Disons, pour n ' y plus revenir, qu'après S i m i l i e n et les piquets, c'est-à-dire après l'élément m i l i t a i r e et l'élément bandit de l a trilogie ultra-noire, l'élément vaudoux a eu aussi son tour. Quelques mois après son avénement au trône, Soulouque souffrait d'une enflure au genou. L e médecin conseillait des sangsues, et frère Joseph, devenu colonel et baron, s'avisa d'être de l'avis d u médecin ; mais l'illustre malade signifia sa préférence pour les conjurations. Soit voltairianisme subit, soit dépit de voir pour la première fois ses conseils méconnus, frère Joseph eut l'imprudence de dire q u ' « empereur » n'en guérirait pas. Soulouque, q u i payait son sorcier pour écarter les m a u vais présages et non pour en faire, donna immédiatement l'ordre de conduire frère Joseph dans les cacbots d u môle Saint-Nicolas. Sa Majesté Impériale s'engageait là dans une formidable partie, v u le pouvoir qu'ont les sorciers de nuire même à distance. — Mais l'embarcation q u i conduisait le papa-loi disgracié au môle chavira providentiellement en route ; et, par u n hasard q u i fut remarqué, de toutes les personnes q u i s'y trouvaient, frère Joseph périt seul. E n somme, u n peu de b i e n est déjà né des causes même de tant de m a l . L a crainte d'être raillé sur ses croyances vaudoux, l a maladive préoccupation d'échapper au soupçon de faiblesse, enfin l a peur des maléfices, q u i avaient seules refoulé Soulouque dans le parti u l t r a - a f r i c a i n , sont devenues tour à tour le mobile de l a réaction


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q u i a successivement emporté les trois vauriens en q u i se p e r s o n n i f i a i t ce parti. Malheureusement i l s'en faut de b e a u c o u p que cette réaction soit systématique. Soulouque, s i p r o m p t à généraliser ses soupçons et ses rancunes à l ' é g a r d des mulâtres, Soulouque ne semble v o i r i c i le d a n g e r qu'à mesure q u ' i l s'y h e u r t e , emprisonnant o u f u s i l l a n t sans délibérer les conspirateurs ultra-noirs q u ' i l p r e n d e n flagrant délit, mais sans retirer sa confiance au r e s t e d u p a r t i , devenu l a pépinière des ducs, des comtes, des b a r o n s dont s'enorgueillit maintenant le puissant e m p i r e de F a u s t i n . I l est v r a i q u ' i l y a eu autour de S o u l o u q u e émulation de haine ou de peur pour flatter ses prév e n t i o n s contre l a classe opprimée, tandis que le p a r t i u l t r a - n o i r se trouve protégé auprès de l u i par l'excès même de c e s préventions. Comment se poser en e n n e m i des p i q u e t s sans s'avouer plus ou moins l ' a m i de leurs vict i m e s ? Pas u n seul des sept ou h u i t honnêtes gens q u i r e s t e n t dans l'entourage de Soulouque n'oserait c o u r i r les r i s q u e s d'une interprétation semblable. E n attendant, les p i q u e t s et leurs amis perpétuent, dans le ressort des comm a n d e m e n t s dont i l s sont i n v e s t i s , le système de terreur q u ' i l s exerçaient, en 1848, sur les grandes routes. Soit par f a n a t i s m e de reconnaissance pour l ' h o m m e sans lequel i l s s e r a i e n t encore réduits à voler des cannes à sucre ou à m e n d i e r , soit parce que l a plupart d'entre eux ne se sent e n t p a s l a conscience b i e n nette à l'endroit de l a conspir a t i o n q u i a coûté l a vie à Pierre Noir (1), tous ces étranges

(1 ) L ' i d é e d e c o n s t i t u e r l e s u d en État indépendant s'est r e p r o d u i t e , d e p u i s 1 8 4 4 , à c h a q u e p r i s e d ' a r m e s des p i q u e t s . 11


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généraux s'évertuent à faire preuve de dévouement à l e u r façon, c'est-à-dire en découvrant dans chaque bourgeois u n suspect. Sous l'empire de ces obsessions que personne ne combat, les élans de sauvage défiance que Soulouque semble parfois trouver contre les véritables suspects reprennent leur direction première. Les prisons et les cachots ne rendent aucun de leurs captifs, h o r m i s c e u x que l a maladie o u l a f a i m délivrent, et si les arrestations et les exécutions sont devenues plus rares, c'est que l a matière commence à s'épuiser. L ' i m p u l s i o n ne peut v e n i r i c i que des consuls, et les occasions ne l e u r manquent pas. L a haine des mulâtres n'étant en quelque sorte, chez l a crapule e n place, q u ' u n e nuance de sa haine des blancs, i l n'est sorte d'avanies et d'extorsions qu'elle épargne à ceux-ci. U n j o u r , des E u r o péens, et de ce nombre notre agent consulaire des Cayes, sont insultés et frappés a u sortir d'une audience de l a j u s tice de paix où i l s avaient été appelés en témoignage, et l'autorité locale l e u r refuse brutalement protection. U n autre j o u r , c'est u n piége q u ' o n tend à des capitaines de navire prêts à mettre à l a voile pour les faire tomber en flagrant délit de contrebande, et, le piége n'ayant pas réussi, l'autorité ne retient pas moins les navires e n offrant (verbalement, bien entendu) a u x capitaines de l e u r épargner, moyennant finance, les lenteurs ruineuses que peut entraîner une enquête judiciaire. A u x m o i n d r e s prétextes, les négociants étrangers sont en outre arrêtés et traduits devant les t r i b u n a u x . V o i c i u n échantillon de ces prétextes. E n 1850, u n jeune n o i r de q u i n z e ans, t r a vaillant sur une h a b i t a t i o n , i m a g i n a par passe-temps


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d ' e m p o i s o n n e r u n Français q u i gérait cette habitation, en i n t r o d u i s a n t dans une bouteille de terre, où i l avait l ' h a b i t u d e de boire, d u duvet de bambou et des racines de p o m m e s - r o s e s . A peine le Français eut-il goûté de ce b r e u v a g e , q u ' i l regarda avec défiance le jeune n o i r q u i le l u i a v a i t présenté. Celui-ci s'enfuit à toutes jambes, fut r a m e n é et conduit chez le commandant de place des Cayes, à q u i i l avoua q u ' i l avait v o u l u , à l a vérité, empoisonner l e Français, mais parce que ce blanc avait fait des motions séditieuses contre le gouvernement. L'effrayante précocité p o l i t i q u e de ce jeune drôle arracha u n sourire d'approbat i o n a u représentant de l'autorité, q u i manda le Français, e t , après l'avoir grossièrement insulté, le fit jeter au cac h o t , p u i s mettre en jugement. Ce commandant de place e s t u n ivrogne nommé Sanon, i l y a peu de temps tromp e t t e a u j o u r d ' h u i comte de Port-à-Piment. L e commandant de la province, l'ancien chef de p i q u e t s Jean-Claude (alias duc des Cayes), avait fait incarcér e r , quelques jours avant, pour des motifs tout aussi c u r i e u x , u n autre Français, commerçant paisible, établi d e p u i s une trentaine d'années dans le pays. U n capitaine e n inactivité, q u i venait d'être renvoyé par ce commerçant chez lequel i l travaillait comme j o u r n a l i e r , l'avait accusé d'avoir dit q u ' i l y avait trop de généraux en place et p a s assez de bras dans les caféières. I l fut prouvé par l a déclaration des témoins à charge eux-mêmes que l a m o i t i é s e u l e de cet innocent propos avait été tenue, et que le dénonciateur avait proféré, en revanche, cet autre propos b e a u c o u p moins i n n o c e n t ; q u e , si les choses ne chang e a i e n t pas, on égorgerait tous les blancs. L e Français ne


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fut pas moins condamné, car, en pareil cas, monseigneur le duc des Cayes fait cerner l a salle d'audience parla force armée, et le moyen ne manque jamais son effet sur le t r i b u n a l . Quand l'étranger s'est tiré de ces sortes d'affaires par l'intervention de son consul, i l n'est pas à bout d'épreuves. L e chef de l a première maison anglaise des Cayes en fit u n soir l a triste expérience. L e m a l h e u r e u x A n g l a i s , gagnant son domicile quelques minutes après l'heure à laquelle i l convient à ce terrible duc, son persécuteur, que chacun soit rentré chez soi, fut appréhendé a u corps par une patrouille q u i l'attendait à l a porte même de l a maison où i l avait passé l a soirée et conduit au corps de garde à coups de pied et à coups de crosse. I l y passa l a n u i t en compagnie de voleurs et de vagabonds, insulté et bafoué jusqu'au m a t i n . L a marine m i l i t a i r e de l'étranger n'est pas elle-même à l ' a b r i d'avanies pareilles. Vers l a fin de 1849, des officiers d'un vapeur anglais mouillé aux Cayes faisaient au b o r d de l a m e r des observations hydrographiques : i l s furent arrêtés par l a garde et conduits avec l a dernière brutalité, au m i l i e u des huées de l a populace, chez l'inévitable duc Jean-Claude, q u i les reçut avec toute l a grossièreté possible. 11 consentit cependant à les relâcher (1), mais n o n

(1)

L e commandant

d u vapeur

a n g l a i s , q u i avait été

traité l u i -

m ê m e avec u n e extrême i n s o l e n c e p a r le général J e a n - C l a u d e , p a r t i t e n déblatérant contre

s o n a g e n t c o n s u l a i r e , l e q u e l s'était contenté

d ' u n e b a n a l e e x p r e s s i o n de r e g r e t s , sans p u n i t i o n des c o u p a b l e s . L e c o n s u l a t a n g l a i s p r i t une h o n o r a b l e r e v a n c h e

e n a r r a c h a n t p e u après

à S o u l o u q u e l a grâce d ' u n a r c h i t e c t e condamné à m o r t , l e q u e l m a l h e u r e u s e m e n t ne fut pas m o i n s exécuté. L e v i c e - c o n s u l s'en p l a i g n i t


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sans a v o i r tourné et retourné dans ses mains avec une att e n t i o n soupçonneuse u n baromètre qu'on leur avait saisi, a j o u t a n t qu'on ne porte pas pour r i e n d u vif-argent dans u n t u b e de verre, et que ce vif-argent était l a preuve m a t é r i e l l e que ces messieurs venaient rechercher des trésors e n f o u i s . Je ne réponds pas que monseigneur le duc des C a y e s n ' a i t fait opérer pour son compte des fouilles à l ' e n d r o i t suspect. U n p e u plus tard, les commandants de deux bâtiments d e g u e r r e espagnols en relâche dans l a baie des F l a m a n d s s'étant aventurés à terre, certain général, q u i , par u n e d o u b l e antiphrase, s'appelle M . de Ladouceur, comte de l'Asile, les appréhenda a u corps, et i l fallut que l ' u n des c o m m a n d a n t s restât en otage. Pendant que M . Raybaud et n o t r e agent consulaire aux Cayes négociaient l a réparation d u e a u pavillon espagnol, et q u i , disons-le, fut aussi éclatante que possible, l'équipage d ' u n troisième bâtiment d e m ê m e nation, q u i venait faire des vivres à l ' A r c a h a y e , f u t reçu, à sa descente à terre, avec des dispositions tellem e n t hostiles, q u ' i l dut regagner l a m e r en laissant p r i s o n n i e r l'enseigne q u i le commandait. L e capitaine desc e n d i t le lendemain seul à terre, et se fit conduire chez le g é n é r a l commandant l a subdivision, auprès de q u i i l re-

a m è r e m e n t à S o u l o u q u e , q u i a t t r i b u a l a chose à u n e e r r e u r a d m i n i s t r a t i v e , e t , p o u r l e c a l m e r , l u i d o n n a u n vieux, général q u i se m o u rait

e n p r i s o n , ajoutant

architecte,

q u ' u n général étant b e a u c o u p

plus

l e v i c e - c o n s u l d e v a i t considérer cette dernière

qu'un faveur

c o m m e b e a u c o u p p l u s précieuse q u e l a p r e m i è r e . P e u s'en f a l l u t q u e S o u l o u q u e , pour rendre monnaie de son général.

l a c o m p e n s a t i o n e x a c t e , ne demandât l a


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vendiqua énergiquement le respect dû aux marins espagnols. A ce mot d'Espagnols, le général, partagé entre l a colère et l a stupeur, ne parlait de r i e n moins que de faire fusiller sur l'heure l'audacieux rebelle. Ce quiproquo, q u i aurait pu sortir des limites de l a comédie, s'éclaircit à l a fin. L e capitaine prouva par toutes sortes de témoignages irrécusables q u ' i l y avait au monde des Espagnols autres que ceux de l a partie dominicaine. L e général fut ébranlé, mais non convaincu, et, pour dégager sa responsabilité, i l expédia l'enseigne à Port-au-Prince, où celui-ci a r r i v a à pied, escorté comme u n malfaiteur, et après avoir été injurié, sur toute la route, des noms de pirate et d'espion. A Port-au-Prince, le fait de l'existence de l'Espagne fut facilement admis, et une troisième réparation s'ajouta aux deux réparations demandées. A chaque mauvaise affaire de ce genre que les e x - p i quets l u i jettent sur les bras, Soulouque se montre, selon la circonstance, contrarié, irrité, consterné. L e grief b i e n établi, i l s'empresse de le reconnaître; i l fait au besoin arrêter les agents subalternes de ce système d'extorsions et d'outrages, i l force même, dans les cas graves, les p r i n cipaux représentants de l'autorité à formuler des excuses publiques avec accompagnement de salves d'artillerie et d ' i l l u m i n a t i o n générale, mais c'est tout. Jean-Claude et consorts ne lésinent n i sur les excuses, n i sur l a poudre, n i sur les lampions, et quelques jours après i l s r e c o m mencent, certains de l'indulgence obstinée de Soulouque pour tout méfait, coûterait-il à sa vanité les désagréments les plus c r u e l s , q u i ressemblent à u n excès de dévouement et de zèle. Nous regrettons de dire que le consulat b r i t a n -


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n i q u e , comme s ' i l cherchait à se faire un titre de ce cont r a s t e auprès du gouvernement haïtien, ne seconde pas t o u j o u r s , autant q u ' i l dépendrait de l u i , l'énergique pers i s t a n c e que met le nôtre à réagir, dans les réparations qui l e c o n c e r n e n t , contre ce faible d u chef n o i r . Les marins et l e s résidents anglais se sont souvent plaints de certains ménagements hors de saison, et nous croyons savoir q u e l e Foreign-Office lui-même verrait pour cette fois de trèsb o n œ i l ses agents déroger à ce système de bascule q u i est l e procédé classique de l a chancellerie anglaise en Haïti. Q u a n t a u gouvernement français, i l s'est exprimé sur les g r i e f s sans cesse renaissants de nos nationaux en des t e r m e s q u i prouvent son intention b i e n arrêtée d'y mettre fin u n e fois pour toutes. L e m o y e n de répression le plus efficace, celui q u i a toujours réussi à M . Raybaud,, c'est de p r e n d r e le gouvernement haïtien par son côté faible, l'arg e n t , et d'exiger à chaque avanie commise contre les résid e n t s européens, non plus seulement l a réparation de leurs p e r t e s matérielles, mais encore de véritables dommagesi n t é r ê t s comme compensation des tracasseries éprouvées p a r e u x ; ceci n'est que de droit c o m m u n . S i ce m o y e n n e suffisait pas, si F a u s t i n I aimait m i e u x payer chaque j o u r l'amende que de se débarrasser de ses étranges favoris n o u s ne voyons pas pourquoi l a France et l'Angleterre hésiteraient à couper le m a l à sa source, et à exiger impér a t i v e m e n t l a destitution en masse des bandits officiels à q u i Soulouque a livré toute la province d u sud. Ceci n e s e r a i t pas encore sortir d u droit c o m m u n , car toute répar a t i o n i m p l i q u e de l a part de celui qui l'accorde l'engagem e n t d'empêcher, dans l a l i m i t e de son pouvoir, l a reproer


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duction du grief réparé. Or, i l est constaté que l a canaille galonnée dont i l s'agit i c i est incorrigible, et i l est également hors de doute que pour mettre, le cas échéant, à l a raison ceux des piquets disgraciés q u i seraient tentés de recommencer feu Pierre Noir, Soulouque n'aurait pas à dépenser le centième de l a brutale énergie q u ' i l a gratuitement déployée contre leurs victimes. C'est, en effet, beaucoup que d'évaluer à u n m i l l i e r , disséminé sur tout l e territoire, le ban et l'arrière-ban des coquins q u i prétendent isoler de l a race blanche u n pays dont le commerce extér i e u r est l'unique ressource, retiennent par l e u r influence dans les prisons ou dans l ' e x i l l a classe q u i servait d'intermédiaire à ce commerce, et alimentent u n foyer grandissant de haine, de sauvagerie, de désordre, a u s e i n d u peuple le plus paresseux, j ' e n conviens, mais le plus inoffensif, le plus hospitalier, le plus gouvernable q u i soit a u monde.


XII

Victoires et conquêtes de Soulouque. — Un procès de sorcellerie. —L'empireet l a cour impériale.

Reprenons l a suite des événements par lesquels Haïti s ' e s t acheminé vers l'ère des Faustins. Soulouque demanda u n j o u r comment Napoléon était a r r i v é à l'empire. On l u i répondit que c'était en gagnant l a bataille de Marengo, et le chef n o i r q u i se pique, on l ' a v u , de suivre nos modes, voulut avoir son Marengo. Les D o m i n i c a i n s , les mulâtres rebelles, comme i l les nomme, d e v a i e n t faire les frais de l a chose, et c'était u n coup d o u b l e , car, par l a même occasion, Soulouque allait achev e r de se débarrasser des mulâtres n o n rebelles, dont i l a v a i t enrôlé le plus grand nombre possible avec l'intention d e les exposer au premier feu. Depuis s i x ans que l a partie


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espagnole s'était déclarée indépendante, ces sortes d'expéditions étaient le signal des conspirations et des révolutions haïtiennes ; mais Soulouque y avait m i s bon ordre, emmenant comme toujours, en guise d'otages, les i n n o m brables généraux q u ' i l soupçonnait de viser plus ou moins à sa succession. Quant à S i m i l i e n et aux piquets, l ' u n était resté, comme je l ' a i dit, aux arrêts sous l a surveillance d u nouveau favori Bellegarde, et les autres, pris a u dépourvu par le trépas violent de l e u r chef, ne songeaient qu'à arroser de tafia et de larmes silencieuses l a tombe récente de Pierre N o i r . Cette guerre est profondément antipathique aux d i x - n e u f vingtièmes des Haïtiens, et l'hypothèse d'une balle d o m i nicaine tranchant les augustes jours de Soulouque n'était pas en soi de nature à jeter l a désolation p a r m i les i n n o m brables familles q u ' i l venait de décimer. Jamais pourtant, jamais vœux de succès plus sincères et plus ardents n'accompagnèrent une entreprise : l'idée seule que Soulouque pouvait revenir battu et en proie à l'exaspération causait à l a bourgeoisie noire et jaune, à celle-ci surtout, une véritable agonie de terreur. Les premières nouvelles de l ' e x pédition v i n r e n t heureusement calmer u n peu ces a n goisses. L e 19 mars 1 8 4 9 , les D o m i n i c a i n s , tournés à Las-Matas par u n corps parti d u C a p , pendant q u ' i l s avaient le président en tête, avaient perdu l e u r a r t i l l e r i e , et le l e n d e m a i n , Soulouque allait fièrement camper à Saint-Jean, point à peu près central de l'île. Comme on ne pense jamais à tout, S o u l o u q u e , arrivé là, s'aperçut q u ' i l , s'était embarqué sans v i v r e s . I l e n trouva bientôt après à A z u a , qu'évacuèrent presque sans


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résistance quatre m i l l e D o m i n i c a i n s commandés par le p r é s i d e n t Jiménez en personne ; mais i l eut l a malad r e s s e de consommer ces provisions sur p l a c e , attend a n t , u n e semaine entière, des soumissions q u i n'arrivèr e n t pas. Chassée d ' A z u a par l a l a m i n e , l'armée noire p u t cependant atteindre, après plusieurs autres succès c o u p s u r c o u p , l a rivière d'Ocoa, distante d'une vingtaine d e l i e u e s de l a capitale des D o m i n i c a i n s . Ce m a l h e u r e u x p e t i t peuple était perdu sans ressource. Les familles a i sées de Santo-Domingo s'embarquaient à l a hâte, et le c o n g r è s , voyant l'impossibilité de toute défense, allait p r e n d r e sur l u i d'arborer le drapeau français. O n savait t o u t cela j o u r par j o u r à P o r t - a u - P r i n c e , et l a population e n t i è r e était sur pied pour préparer l a réception t r i o m p h a l e q u i devait être faite au vainqueur de Sanfo-Dom i n g o , lorsque tout à c o u p , le 30 a v r i l , une sinistre n o u v e l l e circula dans l a v i l l e . Des environs de

Bani,

l ' a r m é haïtienne avait brusquement reculé jusqu'à SaintJ e a n , franchissant cette distance de quarante-cinq lieues e n m o i n s de quatre jours. Pendant que les Haïtiens s'end o r m a i e n t dans les délices d ' A z u a , les D o m i n i c a i n s a v a i e n t eu le temps d'appeler à l e u r aide Santana, u n m o m e n t éloigné des affaires, et Santana venait de donner u n e nouvelle preuve de caractère à son admirateur S o u l o u q u e en battant complétement celui-ci dans deux renc o n t r e s q u i avaient coûté aux Haïtiens s i x pièces de can o n , deux drapeaux, trois cents c h e v a u x , plus de m i l l e f u s i l s , quantité de bagages et des centaines de m o r t s , de c e n o m b r e plusieurs généraux. Santana avait ensuite refoulé l'armée haïtiennne vers le bord de l a m e r , où elle


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SOULOUQUE

avait été cruellement mitraillée par l a flottille d o m i n i caine, postée là pour l'attendre. Restait à deviner les causes d'une déroute si inattendue. L'attribuer à l'imprévoyance d u président, c'était jouer sa tête, et les bourgeois, se souvenant à propos que l a France leur avait servi pendant quarante ans de plastron dans toutes les circonstances où i l s avaient eu à redouter q u e l que éclaboussure de l a fureur d u parti ultra-noir, les b o u r geois se hâtèrent de mettre cette déroute sur notre compte. B i e n que le consul général de France n'eût r i e n épargné depuis u n an pour détourner Soulouque de ses velléités conquérantes, i l s découvrirent tout à coup que les c o n seils , les prières, les obsessions de M . Raybaud avaient seuls poussé le président dans une entreprise pour laquelle i l n'était pas encore préparé. L e perfide M . R a y b a u d savait d'avance q u ' i l l'envoyait dans u n coupe-gorge, car l a prétendue flottille d o m i n i c a i n e , ce n'était n i plus n i m o i n s que deux bâtiments, puis sept, ensuite quatorze, enfin dix-neuf bâtiments de guerre français. Messieurs les m u lâtres, q u i , à c i n q ou six exceptions près, se croyaient obligés de crier plus fort que les autres, avaient découvert ce chiffre de dix-neuf bâtiments dont deux surtout, la Naïade et le Tonnerre ( absents de ces mers depuis p l u sieurs années ), avaient puissamment contribué, d'après eux, au succès d u guet-apens. Les mulâtres découvrirent aussi que M . Raybaud, l a veille encore leur idole, avait joint à ses méfaits celui d'expédier à l ' e n n e m i le p l a n de campagne de Soulouque, q u i le l u i avait apparemment confié. Les autorités noires finirent par prendre a u m o t ce r o m a n , où l a peur, hélas ! tenait l a p l u m e . Nos natio-


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EMPIRE.

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n a u x étaient l'objet de menaces. L a v i l l e était parcourue e n tous sens par des ordonnances à cheval, et on armait l e s f o r t s pour couler bas notre corvette stationnaire, qu'on s u p p o s a i t faire de son côté des préparatifs pour bombarder la ville. M . Raybaud, dont les nerfs sont passablement aguerris, s e m b l a i t s'émouvoir fort peu de tout ce tapage. I l avait c e p e n d a n t déjà pris quelques mesures propres à rassurer n o s n a t i o n a u x , lorsque deux proclamations (1) vinrent b r u s q u e m e n t remettre à l'ordre d u j o u r l'enthousiasme e t l a j o i e , et redoubler, en l u i donnant u n autre cours, l'inquiétude des malheureux bourgeois, q u i , pour avoir t r o p v o u l u manifester l e u r gallophobie de circonstance, s'étaient faits les hérauts d'une défaite désormais désa v o u é e . Dans l'une de ces proclamations, le président d i s a i t : « Soldats ! de triomphe en t r i o m p h e , vous êtes « arrivés jusqu'aux bords de l a rivière d'Ocoa. Vous oc« c u p i e z dans cet endroit une position dont les avantages « m e permettaient de vous conduire encore plus l o i n ; « mais je n'ai pas cru devoir abuser de votre courage... « Arrivés dans vos foyers, vous aurez beaucoup à dire à « c e u x q u i ne se sont pas trouvés sur ces champs de ba« t a i l l e q u i ont rappelé les gloires de nos ancêtres... S o l « dats ! je suis content de vous ! » Dans l'autre proclamat i o n , adressée au peuple et à l'armée, Soulouque, après a v o i r énuméré ses t r i o m p h e s , ajoutait : « M a i s , toutes « favorables que soient ces circonstances, l a sagesse me « recommande de rentrer dans l a capitale... L e gouver-

(1)

Moniteur

haïtien d u 5 m a i

1849.


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SOULOUQUE

« nement veut encore laisser à ses fils égarés le temps de la « réflexion et du repentir. » On se le t i n t pour dit : les guirlandes de palmes et de feuillages, u n instant mises au rebut, décorèrent le lendemain les maisons sur le passage d u magnanime « vainqueur de l'est, » q u i rentra dans l a v i l l e au b r u i t des salves prolongées de l ' a r t i l l e r i e , et compléta cette intrépide gasconnade en faisant chanter u n Te Deum pour ses succès. On s'attendait à des arrestations et à des exécutions. Dans l ' i n t e r v a l l e , les parents et les amis des suspects étaient fort embarrassés de l e u r contenance, craignant à l a fois, s'ils se montraient tristes, de paraître insulter à l a joie officielle, et s'ils affectaient l a j o i e , de paraître insulter aux douleurs de l a réalité. Soulouque ne négligeait d'ailleurs r i e n de son côté pour donner le diapason à l'opinion publique. Chaque réception était marquée au palais par des scènes comme celle-ci, dont je ne puis reproduire que le sens, v u l'impossibilité de faire passer sur le papier les enjolivements de l a rhétorique et de l a m i m i q u e créoles. Après avoir témoigné son mécontentement des bruits ridicules qu'on avait fait courir sur l a prétendue intervention d'une escadre française, Soulouque répétait aux notabilités civiles et militaires q u i l'écoutaient avec une avide attention, tremblant de m a l saisir u n seul détail de l a version présidentielle; Soulouque répétait, disonsnous, q u ' i l n'avait nullement entendu s'engager dans une expédition définitive. L ' o c c a s i o n , l'herbe tendre et les triomphes surprenants q u i marquaient chacun de ses pas sur le territoire d o m i n i c a i n l'avaient seuls conduit, et à son corps défendant, jusqu'aux portes de Santo-Domingo ;


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SON EMPIRE.

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m a i s , les rebelles de l'est se trouvant plongés dans l a plus épouvantable misère depuis qu'ils avaient renoncé aux b i e n f a i t s de l'unité nationale, ses propres soldats n'avaient p l u s , depuis plusieurs j o u r s , pour subsister, q u ' u n épis d e m a ï s à partager entre quatre hommes, ce q u i l'avait d é c i d é à ajourner une conquête déjà accomplie en fait. « E t q u i croira, s'écriait le président, que cette glorieuse « expédition n'a coûté à l'armée haïtienne qu'une c i n « q u a n t a i u e de morts ! » U N

INTERRUPTEUR.

SOULOUQUE.

Quarante-huit, président!

V a pour quarante-huit

E n revanche,

c e t t e magnifique campagne, q u i ne nous a coûté que l a m o r t d'une quarantaine de braves, a laissé de cruels souv e n i r s aux rebelles. Ils ont perdu tant de monde, qu'on é t a i t incommodé, pendant plusieurs lieues, de l'infection de leurs cadavres. N'est-ce pas qu'on en était incommodé? L E S G É N É R A U X . O u i , président! (Contraction générale d e n a r i n e s . U n duc futur fait m i n e de chercher u n m o u c h o i r de poche absent. ) souriant. Ce n'est pas l e u r faute, car ces l â c h e s coquins ne songeaient guère à me tenir tête. Cour a i e n t - i l s , les m a l h e u r e u x ! couraient-ils!... A p r o p o s , n ' a - t - o n pas parlé de prétendus coups de canon que nous a u r a i t envoyés au passage l a flottille des rebelles?.... ( Fronçant le sourcil. ) Je serais c u r i e u x de savoir si ce s o n t les mulâtres d'ici qui ont fait courir ce b r u i t . . . U N G É N É R A L de l a dernière promotion. O u i , président! S O U L O U Q U E . Je crois que je me déciderai à donner enfin u n e leçon à messieurs les mulâtres. On a parlé aussi de c a n o n s abandonnés... SOULOUQUE ,


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L'EMPEREUR V O I X NOMBREUSES.

SOULOUQUE

N o n , président, vous n'avez pas aban-

donné de canons ! S O U L O U Q U E , sèchement. C'est ce q u i vous trompe; j ' e n ai abandonné quelques-uns, et je savais ce que je faisais. Puisque nous devons aller occuper définitivement dans s i x mois le territoire insurgé, ne sommes-nous pas sûrs de les retrouver ? A cette annonce d'une nouvelle campagne qu'ils m a u dissaient au fond d u cœur, les généraux venaient, l ' u n après l'autre, solliciter d u président l a faveur d'en faire partie. — O u i , disait le président en s'animant par degrés, vous et tous les autres, v i e u x et jeunes, tous ceux q u i sont en état de m a r c h e r . . . les piquets a u s s i ! J ' y m e t t r a i , s'il le faut, toutes mes ressources, toute m o n existence, car j ' a i juré de soumettre les rebelles. I l ne faut laisser chez eux ni poule ni chat vivants... Je les poursuivrai jusqu'au fond de leurs bois et j u s q u ' a u haut d u Cibao (1), sans pitié, comme cochons marrons ! C H Œ U R G É N É R A L . Comme cochons m a r r o n s ! U n violent hoquet de colère interrompait habituellement cette sortie de Son Excellence, dont les y e u x devenaient comme toujours sanglants, et les lèvres b l a n châtres. L e président ne reprenait quelque sérénité qu'en racontant le m a l que, dans sa retraite précipitée, i l avait eu le temps de faire aux Dominicains : l'incendie d ' A z u a , de toutes les habitations et distilleries dans u n r a y o n de deux l i e u e s , des chantiers de bois d'acajou, des champs de cannes; l a destruction de Saint-Jean et celle de Las Matas, celle enfin de toutes les bananeries. (1) N o m d ' u n e chaîne de m o n t a g n e s très-élevée


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R e s t a i t à savoir quelles victimes paieraient les frais de l a v i c t o i r e des Dominicains, car on ne doutait pas q u ' i l f a l l a i t encore d u sang pour faire patienter cette soif de v e n g e a n c e . Frère Joseph se chargea de fixer à cet égard l e s hésitations d u président, q u i , devant les c i n q ou s i x c e n t s prisonniers retenus dans l a p r i s o n et les cachots de P o r t - a u - P r i n c e , éprouvait l'embarras d u choix. L ' a m i d ' u n de ces prisonniers avait imaginé, pour le s a u v e r , d'employer l'immense crédit dont frère Joseph j o u i s s a i t encore auprès d u président. I l alla donc trouver le s o r c i e r , et, jouant le rôle de c r o y a n t , le supplia d'user, en f a v e u r d u prisonnier, de son influence b i e n connue s u r le d i e u vaudoux. Frère Joseph répondit qu'en effet l a c o u l e u v r e avait pour l u i des bontés, q u ' i l s'engageait à l a s o l l i c i t e r , e t , q u i plus est, g r a t i s , mais q u e , pour aider à la c o n j u r a t i o n , i l fallait de toute rigueur des cierges, des n e u v a i n e s et des messes, et que tout cela coûtait « de l ' a r g e n t , beaucoup d'argent. » C'est le mot qu'attendait son i n t e r l o c u t e u r , et une somme assez ronde fut donnée au s o r c i e r , q u i , illuminé tout à coup d'une magnifique idée, r e p r i t de ce ton doucereux q u i l u i était habituel : « M o n D i e u ! i l n'en coûte pas plus de prier pour cent et pour m i l l e q u e p o u r u n , et, si l ' o n voulait m ' e n f o u r n i r les moyens, je délivrerais en même temps que Masson (c'était le n o m d u p r i s o n n i e r dont i l s'agit) tous les autres prisonniers. » M a s s o n , informé de cette offre, s'empressa de l a comm u n i q u e r à ses nombreux compagnons de captivité, q u i l a p l u p a r t l'acceptèrent avec empressement. I l était en effet permis d'espérer que, pour soutenir sa réputation d e sorcier, frère Joseph tenterait une démarche secrète au-


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près de Soulouque. Ces p r i s o n n i e r s , ayant mis en comm u n les ressourcés qu'ils possédaient en argent ou en nature (le général Desmarêt, entre autres, donna ses épaulettes), parvinrent, avec l'aide de leurs amis du dehors, à réunir une valeur d'environ deux milles gourdes que frère Joseph empocha e n recommandant le secret. Quelques autres prisonniers eurent, a u contraire, l ' i m prudence de refuser d'encourager les momeries de ce gredin. L e sorcier l e u r fit proposer u n rabais, et, pour n'en pas avoir le démenti, l e u r offrit même finalement de se contenter d'une pure formalité, q u i consistait à porter au cou u n collier de certaine forme. Ils l'envoyèrent au diable, et frère Joseph j u r a de les envoyer au bourreau. L e sorcier se rendit donc au palais avec l a double i n tention de dénoncer, comme ayant v o u l u le payer pour faire des maléfices contre le président, les quelques p r i sonniers q u ' i l n'avait pas p u rançonner, et de demander, au contraire, l a liberté de ceux q u i s'étaient laissés r a n çonner de bonne grâce; m a i s , c h e m i n faisant, frère Joseph réfléchit que l a première partie de sa requête avait seule des chances de succès, et, calculant que les p r i s o n niers rançonnés pourraient l u i demander l e u r argent après l'insuccès de l a seconde, o u tout au moins le traiter d'escroc, ce q u i eût n u i à sa considération de prophète, i l se dit que le plus court était de leur fermer l a bouche. E n conséquence, i l dénonça du même coup et les prisonniers qui avaient méconnu son influence vaudoux, et quelquesuns de ceux q u i venaient de payer tribut à cette influence, certain que les autres souscripteurs de ce sauvetage à


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f o r f a i t verraient là u n conseil éloquent de discrétion (1). D i s o n s cependant q u e , par u n scrupule de délicatesse, i l c h a r g e a les prisonniers q u i l'avaient payé, et q u ' i l ne dén o n ç a i t que par nécessité de p o s i t i o n , beaucoup moins q u e c e u x dont i l avait à se p l a i n d r e . P a r m i ces derniers, c'est-à-dire p a r m i les incrédules, é t a i t l e général Céligny A r d o u i n , q u i gisait enchaîné dep u i s q u i n z e mois dans l e cachot où o n l'avait jeté tout t a i l l a d é de coups de sabre. Soulouque ne l'avait pas encore f a i t condamner, et on ne savait trop pourquoi, car i l n'ent e n d a i t jamais prononcer ce n o m sans entrer dans u n de c e s terribles accès de fureur (2) devant lesquels se tait t o u t conseil de clémence. L a dénonciation de frère Joseph f l a t t a i t donc doublement l a superstitieuse haine de Soul o u q u e . L e général fut m i s immédiatement en jugement a v e c n e u f de ses compagnons ( j u i l l e t 4 8 4 9 ) . L ' u n i q u e t é m o i n à charge entendu refusa net de prêter serment, d i s a n t pour sa raison q u ' i l n'était pas convenu de prêter c e s e r m e n t sur le Christ. Les juges ne s'arrêtèrent pas à c e détail, et les considérants de l'arrêt énoncèrent brave-

(1 ) O n m ' a assuré que des h a i n e s o c c u l t e s a v a i e n t désigné à frère J o s e p h l e s p r i s o n n i e r s q u ' i l d e v a i t dénoncer de p r é f é r e n c e , et que ce f u t l à p o u r l e p a p a v a u d o u x l ' o c c a s i o n d ' u n e spéculation aussi l u c r a tive q u e l e s d e u x a u t r e s . (2)

P a r u n e étrange fatalité, le m a l h e u r e u x Céligny A r d o u i n a v a i t ,

d e u x o u trois années avant et grâce à sa p o s i t i o n d e m i n i s t r e , sauvé l a v i e à s o n dénonciateur,

frère J o s e p h , q u i était a l o r s sous l e c o u p

d ' u n e c o n d a m n a t i o n c a p i t a l e . Coïncidence p l u s étrange e n c o r e , le f r è r e de l'homme

e n q u i S o u l o u q u e s e m b l a i t a v o i r résumé s a h a i n e

c o n t r e l a classe d e c o u l e u r était j u s t e m e n t c e l u i à q u i , o n l ' a v u , i l d e v a i t s o n élévation à la présidence.


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ment le fait dont venait de déposer ce témoin, le fait d'argent donné pour maléfices et neuvaines destinés à faire périr le président ou à le rendre insensé. Les rédacteurs de notre formulaire j u r i d i q u e , en usage dans les t r i b u n a u x haïtiens, ne se seraient pas doutés q u ' i l devait, en l'an 1849, servir de cadre à une accusation de sorcellerie. Après avoir payé ce t r i b u t à l'universelle lâcheté, les juges eurent pourtant le courage (dans l a circonstance c'était réellement d u courage) de ne prononcer l a peine de mort que contre trois accusés. Trois autres furent condamnés à trois ans de réclusion, et les quatre restants acquittés, mais laissés par une dernière transaction à la disposition du président. P a r m i les avant-derniers était le général Céligny A r d o u i n . Quand i l apprit ce résultat, le président lacéra les m i nutes d u jugement, en s'écriant, furieux, q u ' o n avait j u s tement condamné à l a peine capitale ceux dont l a m o r t l u i était indifférente. Les juges, éperdus de terreur, s'excusèrent sur l a timidité du témoin, q u i fut jeté dans u n cul de basse-fosse. L a sentence collective fut cassée, et les d i x accusés renvoyés devant u n nouveau conseil de guerre siégeant à l a Croix-des-Bouquets, à trois lieues de Port-au Prince. Mais Soulouque avait compté pour le j o u r même sur une large exécution. Il se souvint à ce propos q u ' i l avait sous l a m a i n trois malheureux condamnés à m o r t depuis plus d ' u n a n , et, l a grande pièce m a n q u a n t , c'était là pour son avide impatience de meurtre u n en-cas très-présentable. Ces malheureux, étaient le général Desmarêt et ses deux compagnons, les mêmes q u i , en 1848, à l'issue


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d e l'expédition d u sud, avaient été épargnés à l a demande d e l a population entière. O n les exécuta immédiatem e n t , et aucun d'eux ne fut tué a u premier feu. C'est e n c o r e là u n des procédés de l a justice distributive de S o u l o u q u e . Les suspects avec circonstances atténuantes s o n t fusillés comme on fusille partout, tandis que les aut r e s , ceux q u i sont spécialement recommandés, se sentent m o u r i r . Soit que Soulouque fût plus effrayant v a i n c u q u e v a i n q u e u r , soit que l a question de sorcellerie q u i se t r o u v a i t mêlée à l'affaire eût mis cette fois d u côté d u b o u r r e a u toutes les sympathies vaudoux de l a v i l l e , l a pop u l a t i o n ne m u r m u r a même pas contre cette féroce rét r a c t a t i o n des trois grâces qu'elle avait obtenues. L'exéc u t i o n se passa sans autre incident que l'apparition d u c h e f de l'État, q u i , au m i l i e u d ' u n n o m b r e u x état-major, d o n t l a présence ne dérangea même pas une bande de c h i e n s occupés à lécher le s a n g , v i n t regarder les s u p p l i ciés et compter les marques rouges de cette cible h u m a i n e . Q u a n t a u général Céligny A r d o u i n et à ses neuf co-accus é s , i l s furent conduits à pied et enchaînés à l a Croix-desB o u q u e t s . L e c h e m i n avait été r e n d u tellement i m p r a t i c a b l e par les pluies de l a saison, q u ' i l s m i r e n t sept heures à f r a n c h i r cette distance de trois lieues, bien que l'escorte l e s forçât d'avancer à coups de bâton. M Céligny A r d o u i n avait v o u l u suivre son père. l l e

L e consul général de F r a n c e , auquel se joignit le vicec o n s u l gérant pour Te moment le consulat britannique, v o u l u t tenter une démarche suprême en faveur d u m a l h e u r e u x général. L a scène habituelle se passa; l'excès d'épuisement entrecoupait seul de temps à autre de courts


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silences les divagations furieuses de Soulouque, divagations q u i avaient cette fois pour invariable refrain : « I l me faut son sang ! — Mais, l u i disait M . Raybaud, attendez d u moins q u ' i l soit définitivement condamné, et, s ' i l l'est, i l aura encore l a faculté de se pourvoir en révision. — N o n ! n o n ! répondait Soulouque, ça n ' e n finirait pas... Puisque je vous dis q u ' i l me faut son s a n g ! . . . I l sera f u sillé tout de suite, et comme un chien! — A y e z au moins pitié de sa femme et de ses malheureux enfants! — Je m ' e n . . . ! qu'ils crèvent tous! tous!... » L e vice-consul anglais l u i dit en désespoir de cause : « Mettez-le dans u n de vos terribles cachots d u môle Saint-Nicolas, mais l a i s sez-lui d u moins l a v i e ! — Je m ' e n garderais b i e n ! Il entrera dans le cachot d'où personne ne sort!... » Condamné à mort à deux heures d u m a t i n , le m a l h e u reux général était exécuté à neuf heures, malgré son recours en révision. I l mourut, comme tous les autres, avec u n sang-froid a d m i r a b l e , et cependant l u i aussi se sentit m o u r i r ; i l était particulièrement recommandé. L'arrestation de quelques autres personnes considérables combla immédiatement les vides que la triple spéculation de frère Joseph venait de faire dans les cachots. Soulouque projetait de se faire proclamer empereur, a u retour de la conquête de l'est, dans l'église des Gonaïves, où avait été proclamé Dessalines, et, l'est n'ayant pas voulu se laisser conquérir, cette idée carnavalesque semblait indéfiniment écartée; mais l a nouvelle et éclatante victoire que le président venait de remporter sur les i n trigues de sorcellerie l'avait subitement r e n d u a u sentiment de sa prédestination, et i l se laissa faire une douce


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v i o l e n c e par l a demi-douzaine de drôles q u i l'obsédaient d e cette idée depuis l a fin de 1847. L e 24 août 1849, on commença à colporter à Port-auP r i n c e , de maison en m a i s o n , de boutique en boutique, u n e pétition aux chambres par laquelle l e peuple haïtien, j a l o u x de conserver intacts les principes sacrés de sa liberté,... appréciant les bienfaits inexprimables dont Son E x c e l l e n c e le président F a u s t i n Soulouque avait doté le p a y s , . . - reconnaissant les efforts incessants et héroïques d o n t i l avait fait preuve pour consolider les institutions, l u i conférait sans plus de façons le titre d'empereur d'Haïti. P e r s o n n e , bien entendu, ne poussait le mépris de l a v i e a s s e z l o i n pour refuser sa signature. L e 2 5 , l a pétition é t a i t portée à l a chambre des représentants, q u i s'associait, a v e c l e double empressement de l'enthousiasme et de l a t e r r e u r , au vœu du peuple, et le l e n d e m a i n , le sénat sanct i o n n a i t l a décision de l a chambre des représentants. L e même jour, les sénateurs, à c h e v a l , se rendirent en c o r p s a u palais. L e président d u sénat portait à l a m a i n u n e couronne de carton doré, fabriquée pendant l a n u i t . I l l a posa avec l a précaution voulue sur l'auguste chef de S o u l o u q u e , dont le visage s'épanouit à ce contact s i désiré. L e président d u sénat attacha ensuite à l a poitrine de l ' e m p e r e u r une large décoration d'origine inconnue, passa u n e chaîne au cou de l'impératrice, et débita son disc o u r s , auquel Sa Majesté F a u s t i n répondit avec âme : Vive la liberté! vive l'égalité! L'empereur et son cortége se r e n d i r e n t ensuite à l'église, au son de l a plus terrible m u s i q u e qu'on puisse i m a g i n e r , mais q u i se perdait heur e u s e m e n t dans le frénétique crescendo des vivat et dans


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

le b r u i t assourdissant des salves d ' a r t i l l e r i e , lesquelles durèrent presque sans interruption toute l a journée. A u sortir de l'église, Sa Majesté parcourut l a v i l l e , et je laisse à penser l a profusion de guirlandes, d'arcs-de-triomphe, de tentures et de devises. A u bout de h u i t jours, les i l l u minations par ordre duraient encore, et l a police surveillait d ' u n œil soupçonneux l a fraîcheur des feuillages dont chaque maison (notamment les maisons des mulâtres) continuait, toujours par ordre, d'être décorée. e r

Cependant F a u s t i n I , renfermé dans son cabinet, passait des heures entières en contemplation devant une série de gravures représentant les cérémonies d u sacre de Napoléon. N ' y tenant p l u s , Sa Majesté Impériale appela u n m a t i n le principal négociant de Port-au-Prince, et l u i commanda de faire v e n i r immédiatement de P a r i s u n costume en tous points semblable à celui q u ' i l a d m i r a i t dans ces gravures. F a u s t i n I commanda en outre une couronne pour l u i , une pour l'impératrice, u n sceptre, u n globe, une m a i n de j u s t i c e , u n trône et autres accessoires, toujours à l'instar d u sacre de Napoléon. L e s f i nances de l'empire ne s'en relèveront pas de l o n g t e m p s , car tous ces objets ont été livrés, payés et, q u i plus est, utilisés comme on le verra plus l o i n . e r

Pendant que Sa Majesté débattait le p r i x de son trône, de son sceptre, de son manteau semé d'abeilles d'or et tout ce q u i s'ensuit, les départements, avertis par l a r u m e u r publique (car i l n'avait même pas été question de les consulter) qu'ils avaient u n empereur, les départements se hâtaient d'envoyer adhésions sur adhésions. Je n'ai pas besoin de dire que les signatures les plus voyan-


ET

SON E M P I R E .

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t e s , l e s paraphes les plus excentriques appartenaient aux s u s p e c t s tant jaunes que noirs. Cette graduation de l ' u n i v e r s e l enthousiasme se reproduisait sous toutes les form e s : a i n s i , les localités b i e n notées se contentaient de t i r e r , e n l'honneur de F a u s t i n I , v i n g t et u n coups de c a n o n , tandis que les localités m a l notées allaient jusqu'à d e u x cent vingt-cinq. L e parti u l t r a - n o i r l'emportait cep e n d a n t quant à l a pompe des formules. Les mots sire ou empereur l u i paraissant trop faibles, i l les remplaçait par magnanime héros, ou illustre souverain, ou illustre grand souverain. Dans les prônes que débitaient pour l a circons t a n c e les aventuriers déguisés en prêtres dont se compose l a m a j e u r e partie de ce qu'on nomme le clergé haïtien, S o u l o u q u e devenait l'empereur très-chrétien o u Sa Majesté Très-Chrétienne. e r

L a constitution de l'empire date d u 2 0 septembre. L e p o u v o i r impérial y est déclaré héréditaire et transmiss i b l e de mâle en mâle, avec faculté pour l'empereur, dans l e c a s où i l n'aurait pas d'héritiers directs (c'est le cas de S o u l o u q u e q u i n'a qu'une fille) d'adopter u n de ses nev e u x o u de désigner son successeur. L a formule de prom u l g a t i o n des lois est celle-ci : « A u n o m de l a nation, n o u s . . . par l a grâce de Dieu et la constitution de l'empire,» ce q u i donne à l a fois satisfaction aux partisans d u droit républicain, à ceux d u droit d i v i n et à ceux d u droit constit u t i o n n e l . L a personne de l'empereur est inviolable et sacrée, et l a souveraineté réside dans l'universalité des citoyens- L'empereur nomme le sénat, ce q u i n'empêche pas l e sénat de c u m u l e r des attributions telles, q u ' i l est beauc o u p p l u s souverain que l a souveraineté nationale dont 12


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i l n'émane pas, et plus puissant que l'empereur de droit d i v i n dont i l est l a créature : a i n s i de suite. O n voit que l a constitution haïtienne n ' a r i e n à envier, sous le rapport de l'absurde, à quelques autres constitutions. L a pratique corrige d u m o i n s i c i les contradictions de l a théorie, car i l est b i e n entendu que tout sénateur ou député q u i s'aviserait de penser autrement que le pouvoir exécutif serait immédiatement fusillé, ce q u i d i m i n u e les chances du conflit. Quant aux Haïtiens, i l s n'auraient r i e n à désirer sous le rapport des droits politiques et c i v i l s , si l a constitution pouvait leur garantir u n dernier droit : celui de m o u r i r de mort naturelle. L e traitement des sénateurs et députés est m a i n tenu à 200 gourdes par m o i s , soit environ h u i t cents francs par an au cours actuel de l a gourde. S'étant u n j o u r enhardis jusqu'à demander une augmentation, peu s'en fallut que Sa Majesté Impériale ne les fit fusiller. L a liste civile est fixée à 150,000 gourdes, ce q u i , pour tout autre, signifierait une soixantaine de m i l l e francs, mais ce q u i signifie, pour Faustin I , 450,000 gourdes d'Espagne ou près de 800,000 francs. C'est là u n détail d'interprétation q u i n ' a même pas été soulevé. Toute proportion de population gardée, L o u i s - P h i l i p p e aurait dû avoir une liste civile de près de 58 m i l l i o n s pour atteindre à l a splendeur de F a u s t i n I . L'impératrice a reçu u n apanage de 50,000 gourdes. Une somme annuelle de 30,000 gourdes, dont l'empereur règle lui-même l a répartition, est allouée a u x plus proches parents de Sa Majesté. Soulouque n'a pas encore dée r

e r


ET

SON

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EMPIRE.

finitivement arrêté cette liste de parents, car l e statut (1) concernant la famille impériale a pour préambule ces m o t s : « Avons résolu ce q u i suit : A r t i c l e 1 . — L a fam i l l e impériale se compose, quant à présent, etc., » ce q u i e s t une fiche de consolation pour les cousins oubliés. T e l l e qu'elle est, cette liste a déjà u n e longueur raisonn a b l e . Outre le frère de l'empereur, le père et l a mère de l'impératrice A d e l i n a , on y voit figurer onze neveux ou n i è c e s de l'empereur, c i n q frères, trois sœurs et c i n q t a n t e s de l'impératrice, en tout vingt-sept princes et p r i n c e s s e s du sang q u i en sont b i e n aises, car i l s auront, l e u r v i e d u r a n t , des souliers. e r

P a r m i les tantes de l'impératrice, l ' u n e est duchesse, les q u a t r e autres sont comtesses. Sont également comtes et comtesses ses frères et sœurs. L'altesse sérénissime se l i m i t e à monseigneur le prince Dérival Lévêque et à m a d a m e l a princesse Marie M i c h e l , père et mère de S a M a j e s t é A d e l i n a . L'altesse impériale commence au frère et a u x neveux o u nièces de l'empereur. L e p r e m i e r a le t i t r e de monseigneur, tandis que les neveux s'appellent s i m p l e m e n t monsieur le prince haïtien. Les nièces ne s o n t que madame tout court. L a fille de l'empereur (mad a m e Olive) est princesse impériale d'Haïti. L a nouvelle cour serait-elle exclusivement m i l i t a i r e c o m m e celle de Dessalines, o u féodale comme celle de C h r i s t o p h e ? Tout ce qu'on pouvait préjuger sur cette g r a v e question, c'est qu'elle serait résolue dans le sens l e p l u s extravagant. L'espoir que nourrissaient à ce s u (1) Moniteur

haïtien du 3 n o v e m b r e 4 8 4 9 .


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

jet les amis de la gaieté fut même dépassé de beaucoup. Christophe n'avait nommé, au bout de quatre ans de règne (1), que trois princes, h u i t ducs, dix-neuf comtes, trente-six barons et onze chevaliers, en tout soixante-dixsept nobles. Soulouque, l u i , i m p r o v i s a dès l a première fournée quatre princes de l ' e m p i r e , cinquante-neuf ducs, deux marquises (2), quatre-vingt-dix comtes, deux cent quinze barons et trente chevalières, en tout quatre cents nobles, plus du quintuple de l'aristocratie de Christophe, et l'équivalent de ce que serait à l a population de l a France une fournée de près de vingt-neuf mille nobles. Les princes et les ducs sont choisis parmis les généraux de d i v i s i o n , les comtes p a r m i les généraux de brigade, les barons p a r m i les adjudants généraux et colonels, et les chevaliers p a r m i les lieutenants-colonels. Les fonctionnaires civils ont été l'objet d'une autre fournée de nobles q u i a considérablement grossi ce chiffre, Les sénateurs et députés, par exemple, sont tous barons, c'est-à-dire assimilés aux colonels. Ces titres sont héréditaires; mais Soulouque, différant en ceci de C h r i s t o p h e , n ' y a pas attaché de priviléges t e r r i t o r i a u x , b i e n q u ' u n n o m de fief s'ajoute aux titres jusqu'à la catégorie des barons exclusivement. L e de, comme sous C h r i s t o p h e , a été mis devant tous les n o m s , que d i s - j e ? même devant les prénoms : au l i e u d'écrire, par e x e m p l e , M . le baron

(4)

Almanach

royal d'Haïti

pour l'année

1815.

(2) Il n'y a pas de marquis ; les m a r i s des m a r q u i s e s sont de s i m ples chevaliers.


ET

SON E M P I R E .

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L o u i s de Léveillé, on écrit le baron de Louis de Léveillé. Q u a n d on prend de l a p a r t i c u l e , on n ' e n saurait trop prendre. L e s quatre princes de l'empire portent le titre d'altesse sérénissime.A leur tète figure monseigneur de Louis P i e r r o t , e n d'autres termes l'ex-président Pierrot, q u i , relégué dep u i s sa chute dans l'intérieur, ne s'attendait pas à par e i l l e fête. Monseigneur de L o u i s Pierrot porte, par except i o n , le titre de prince impérial. Ses trois collègues étaient l e s généraux Lazarre Tape-à-l'OEil et Souffran, et m o n s e i g n e u r de Bobo. C'était Bobo q u i , le premier, avait déc e r n é à Soulouque le titre d'illustre grand souverain. U n e a t t e n t i o n si délicate en valait une autre, et Sa Majesté le n o m m a prince d u Cap-Haïtien, v i l l e pour laquelle m o n s e i g n e u r de Bobo avait en effet une v i e i l l e passion. I l l ' a i m a i t tant cette v i l l e , q u ' i l avait f a i l l i l'emporter en détail dans ses poches. Ce misérable se trouvait détenu, a u m o m e n t de l a chute de Boyer, pour pillage et autres atrocités commises à l a suite d u tremblement de terre q u i r e n v e r s a le Cap. Des quatre princes de l ' e m p i r e , i l ne reste aujourd ' h u i que l'éternel Pierrot. Lazarre Tape-à-l'OEil et Souff r a n ont très-peu survécu à cet avancement magnifique. Q u a n t à Bobo, i l court à l'heure q u ' i l est les bois, et voici à q u e l l e occasion : L ' e x - b a n d i t appartient à cette coterie ultra-noire q u i , après avoir peuplé de mulâtres les prisons et les c i m e tières, paie à son tour d'assez fréquents tributs aux farouc h e s défiances qu'elle a surexcitées et que, pour son c o m p t e , elle justifie. On peut, en effet, affirmer que chacun


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

de ses membres a plus ou moins rêvé pour l u i l a m e r v e i l leuse destinée de Soulouque. F a u s t i n I ne l'ignore pas; e r

des dénonciations réciproques le l u i apprendraient au besoin, et sa silencieuse police perdait d'autant moins de vue Bobo que celui-ci commandait en chef l a province d u n o r d , laquelle jalouse beaucoup l a prépondérance métropolitaine de l'ouest et a souvent visé à constituer u n État à part. A u mois d ' a v r i l 1851, et après s'être essayé l a m a i n par l'exécution de son ministre de l a justice F r a n cisque, autre notabilité d u parti ultra-noir, Soulouque destitua donc Bobo de son commandement et l u i ordonna de v e n i r à Port-au-Prince solliciter son auguste clémence. Monseigneur de Bobo savait tout à l a fois par expérience qu'en refusant d'obéir à cette i n v i t a t i o n i l serait condamné à m o r t , mais qu'en y obéissant i l serait fusillé, et i l échappa à ce dilemme par l'issue l a moins dangereuse, par l a fuite. Soulouque s'attendait à u n e tentative de soulèvement, q u ' i l s'était m i s en mesure de réprimer; mais plusieurs mois s'écoulèrent sans que Bobo donnât signe de v i e . L ' i n c o n n u , le mystère, exercent, comme on sait, une terrible attraction sur l'esprit soupçonneux de Sa Majesté, et, voulant toucher d u doigt le danger i n v i s i b l e que c o u v r a i t , à ses y e u x , l'inaction d u favori disgracié, F a u s t i n I se porta sur le n o r d à l a tête d'une véritable armée. Arrivé au Cap, i l déclara que l e prince de Bobo, devenu le or rebelle Bobo » , était déchu de tous ses titrés, et m i t sa tête à p r i x en déclarant complice dudit rebelle quiconque, connaissant son refuge, n ' e n informerait pas immédiatement l'autorité: mais l a religion de l'hospitalité est encore tellement vivace chez les nègres, que le e r


E T SON E M P I R E .

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n o b l e proscrit a jusqu'à ce j o u r échappé à l a clémence de s o n auguste maître. Q u a n t au ministre F r a n c i s q u e , c'est dans l a catégorie d e s d u c s que l a mort était venue le surprendre, et l'histoire e s t assez caractéristique pour mériter une seconde digress i o n . U n e certaine n u i t , le poste tout entier de l a douane s ' a v i s a de pénétrer par effraction dans le comptoir d ' u n négociant étranger et d'y voler une somme considérable. L e s perquisitions ordonnées à cette occasion amenèrent l a découverte d'un manifeste révolutionnaire ainsi que d'une l i s t e de gouvernement provisoire où figurait l a fine fleur d e l a coterie de S i m i l i e n ou du parti Zinglins, comme on l e n o m m e à Port-au-Prince (quelque chose comme le parti d e s rasoirs). Dans cette liste figurait le n o m d u propre f r è r e de Francisque. Celui-ci fut aussitôt destitué par un d é c r e t q u i , au l i e u de l u i donner son titre de duc de L i m b é , l'appelait simplement le citoyen F r a n c i s q u e , ce q u i équivalait à une double disgrâce, et peu après m i s e n arrestation. On ne le t i r a d u cachot où i l gisait depuis q u e l q u e s jours enchaîné et les pieds en l'air que pour le c o n d u i r e avec neuf co-accusés devant u n conseil de guerre d o n t i l déclina vainement l a compétence ( i l n'était pas m i l i t a i r e ) . Francisque n'avait réellement pas pris part à l a c o n s p i r a t i o n ; m a i s , au défi que l'accusé faisait de fournir n n e seule preuve, le commissaire impérial répondit d'ab o r d par de joviales plaisanteries, p u i s en réquérant c o n t r e l u i et quatre autres accusés spécialement recommandés u n e sentence de mort, sentence q u i fut rédigée au m i l i e u des rires et des bâillements bruyants de messieurs d u c o n s e i l . B i e n q u ' i l y eût a p p e l , le t r i b u n a l voulut se don-


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ner séance tenante le spectacle de l a dégradation d u n duc, et on arracha brutalement à Francisque ses décorations. Le conseil de révision eut le courage de casser l a sentence. Les cinq condamnés furent alors conduits devant u n nouveau conseil de guerre siégeant à l a Croix-des-Bouquets, et présidé par le même h o m m e q u i , à cette même place, avait prononcé l a condamnation d u général C . A r d o u i n , l'une des victimes de Francisque. U n e heure après, c e l u i - c i , q u i avait cependant interjeté appel, fut exécuté avec deux autres. Il ne tomba qu'à l a troisième décharge. Francisque était le troisième ministre fusillé en trois ans. Le soir de l'exécution, une joie pure i l l u m i n a i t le visage de Solouque, q u i s'écriait avec l'accent de l a conscience satisfaite : « O n ne d i r a pas cette fois q u ' i l n ' y a pas e u jugement ! » — Revenons à l a nouvelle cour. Chaque duc s'appelle sa grâce monseigneur de N . . . . . L'excellence appartient aux comtes, et les barons sont désignés tout u n i m e n t par monsieur. Il y a récidive de ducs de Marmelade et de Limonade. L a n o m i n a t i o n de celui-ci dérida les fronts les plus soucieux, car, en fait de l i m o nade , i l n'avait jamais connu que le tafia. Monseigneur de L i m o n a d e , ayant été en outre nommé grand-panetier, errait de porte en porte comme une âme en p e i n e , demandant vainement quelle était l a nature de ses fonctions. E n désespoir de cause, sa grâce s'adressa à l'emper e u r , q u i , n ' e n sachant r i e n lui-même, se contenta de répondre : « C'est quelque chose de b o n . » I l y a u n duc d u Trou et u n duc d u Trou-Bonbon, u n comte de l a Seringue, u n comte de Grand-Gosier, u n comte de CoupeHaleine, u n comte d'Etron-de-Porc et u n comte de


ET

SON

EMPIRE.

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Numéro-Deux (1). Comme sous Christophe, ces sortes de désignations ont la géographie pour excuse. Quelques bar o n s portent des noms à coucher dehors, tels que le baron d e A r l e q u i n , le baron de Gilles A z o r , le baron de P o u t o u t e , ou des noms galants tels que le baron de P a u l C u p i d o n , l e baron de Jolicœur, le baron de Jean L i n d o r , le b a r o n de Mésamour Bobo, l e chevalier de Pouponneau. p l u s i e u r s de ces dignitaires ont été au bagne, d'autres d e v r a i e n t y être : on n'est pas parfait. L e piquet Jean D e n i s , par exemple, a été nommé duc d ' A q u i n , p r i n c i p a l théâtre de ses pillages; l'exécuteur des hautes œuv r e s des piquets, Voltaire Castor, est devenu son excell e n c e M . de Voltaire Castor, comte de l'Ile-à-Vache. Çà et l à apparaissent au contraire quelques d u c s , quelques c o m t e s , quelques barons, q u i , dans u n m i l i e u v r a i s e m b l a b l e , mériteraient réellement d'être distingués, et q u i s e sentent fort m a l à l'aise entre leurs terribles pairs. L e high-life haïtien ne laisse pas que d'être fort access i b l e . Les duchesses et les comtesses persistent pour l a p l u p a r t à débiter q u i d u tafia, q u i d u tabac et des chand e l l e s , q u i d u poisson ou d'autres comestibles, n i plus n i m o i n s que Sa Majesté l'impératrice avant l'élévation de s o n époux. Sans ces utiles i n d u s t r i e s , les d u c s , avec leurs soixante-dix francs par m o i s , ne pourraient guère souten i r l a grandeur de leur rang. Beaucoup sont même écrasés s o u s le fardeau et ne dédaignent pas de rendre de temps en temps visite aux simples bourgeois pour l e u r e m p r u n t e r quelques gourdes destinées à acheter o u des sou(1) V o y e z l e Moniteur

haïtien.


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SOULOUQUE

l i e r s , ou u n pantalon, ou autres menus accessoires de toute toilette aristocratique. Ils demandent de temps en temps une augmentation, mais Sa Majesté est sans entrailles pour ces illustres infortunes. er

Non content d'avoir une noblesse, F a u s t i n I a créé u n ordre impérial et m i l i t a i r e de S a i n t - F a u s t i n , avec chev a l i e r s , commandeurs et tout ce q u i s'ensuit, plus u n ordre impérial et c i v i l de l a Légion d'honneur. L e ruban de l a Légion d'honneur était dans l'origine purement rouge; mais, depuis, on a modifié l a chose, ce que j ' a i le regret d'annoncer à certains démocrates français qui,alléchés par l a similitude d u n o m , ont sollicité de F a u s t i n 1 , à titre de négrophiles (et l ' u n d'eux avec offre d'argent), ce vain hochet, dont le rouge est décidément liseré de b l e u . Ici encore je n'invente r i e n . Les demandes de cette nature ont été tellement nombreuses, que S o u l o u q u e , finissant par concevoir lui-même une haute idée de ses deux ordres de chevalerie, a émis le regret de les avoir trop prodigués lors de l a création. T o u t le monde est en effet membre de ces deux ordres, à partir d u rang de capitaine inclusivement. L'organisation de l a maison de l'empereur et de celle de l'impératrice est l a même que sous C h r i s t o p h e , q u i avait lui-même fondu ensemble le cérémonial de l a cour de L o u i s X I V et celui de l a cour d'Angleterre. Seulement, Soulouque a i n f i n i m e n t plus de gouverneurs de châteaux, de chambellans, de maîtres des cérémonies, de veneurs, d'intendants, etc., que n'en avaient Christophe, et même, je c r o i s , Louis X I V . L a tradition des salons de Toussaint et de Christophe est à peu près perdue en Haïti, er


E T SON E M P I R E .

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d e sorte que les solécismes d'étiquette sont assez fréquents d a n s l a nouvelle c o u r ; Soulouque n ' e n est pas lui-même e x e m p t , bien q u ' i l commence à se former. O n fait ce q u ' o n peut.



XIII

Le clergé haïtien. — Cérémonie du

En

sacre.

même temps q u ' i l taisait commander à Paris les er

o r n e m e n t s d u sacre, F a u s t i n I

fit commander à Rome

u n évêque; et ceci nous amène à parler d'une des plus caractéristiques excentricités de cet excentrique empire, d u clergé haïtien. B i e n que l a religion catholique ait été longtemps la s e u l e reconnue en Haïti, et bien qu'elle y embrasse enc o r e l a presque totalité de l a population, aucun l i e n hiér a r c h i q u e ne rattache les Haïtiens au reste de l'Église. C h r i s t o p h e avait érigé (1), i l est v r a i , un siége archièpis( 1 ) Édit d u 2 a v r i l

1811.

13


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copal dans la capitale et des siéges épiscopaux dans les principales villes de son royaume de deux cent m i l l e h a b i tants; mais on ne fait pas d'évêchés sans évêques, et sa majesté noire q u i , en notifiant son avénement au pape, l u i en avait demandé, eut le crève-cœur de ne pas recev o i r même une réponse. On devine ce qu'en l'absence de toute institution et de tout contrôle peut être le clergé haïtien. Comme premier échantillon de sa moralité nous dirons que l a plupart des quarante-huit ou cinquante i n d i v i d u s , Français, Savoyards ou Espagnols, q u i le composent, vivent dans u n concubinage public, élèvent au presbytère les entants q u i en résultent, et disent sans plus de façons aux amis q u i viennent les visiter : or Je vous présente m a gouvernante et mes enfants. » Chaque année, jusqu'à ces derniers temps, le Moniteur haïtien publiait quelque foudroyante circulaire contre l'abus des gouvernantes trop jeunes, mais sans succès; les plus scrupuleux p a r m i ces étranges prêtres se sont bornés à sauver à leur manière les apparences en prenant deux gouvernantes au l i e u d'une. Sontils menacés d ' e x p u l s i o n , i l s accourent au ministère de l a justice et là exposent humblement que le gouvernement ne pourrait sans cruauté rendre leurs enfants orphelins. U n de ces aventuriers, Corse d'origine, et q u i a été à l a fin expulsé comme ayant pris les armes en faveur d'Hérard, disait au ministre : « L e gouvernement a tort de me suspecter; comment ne serais-je pas u n h o m m e d'ordre? J'ai une nombreuse famille à élever, j ' a i tant d'enfants de telle femme. » Or l a femme q u ' i l désignait était légitimement mariée à u n habitant d u pays. L e m i n i s t r e , ne sa-


ET

SON

EMPIRE.

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c h a n t trop s ' i l fallait r i r e ou se fâcher de cette candeur de c y n i s m e , répondit : « Mais ce que vous invoquez comme c i r c o n s t a n c e atténuante, ce n'est n i plus n i moins que le c r i m e d'adultère, crime prévu par le code pénal ! » Ce m a l h e u r e u x parut interdit de l a remarque; i l n ' y avait m ê m e pas songé jusque-là. P o u r compléter l e u r déconsid é r a t i o n , les curés sont constamment en querelle avec l e u r s ouailles chez le juge de p a i x , car l a plupart sont u s u r i e r s ou font tenir boutique au presbytère par leur g o u v e r n a n t e , combinant ainsi d'une façon aussi i m p r é v u e que peu édifiante l a religion, l a propriété et l a f a m i l l e - Ils vivent d'ailleurs dans les m e i l l e u r s termes a v e c l a sorcellerie vaudoux, trouvant parfaitement l e u r c o m p t e à l u i vendre des cierges bénits qu'elle revend à ses p r a t i q u e s et à dire les messes q u e , pour se donner d u r e l i e f , elle fait parfois intervenir dans ses conjurations. Ce c o m m e r c e interlope sur l a frontière d u fétichisme et d u christianisme n'est même pas l a branche l a moins p r o d u c t i v e d u casuel des curés haïtiens. — F a u t - i l après c e l a s'étonner s i , traduisant à l e u r façon l'exemple d ' h o m m e s qu'ils considèrent, sur l a foi d u costume, c o m m e les types vivants d u devoir, les nègres libres d'Haïti sont moralement et socialement aussi arriérés, p l u s arriérés peut-être que l a population esclave d u SaintD o m i n g u e d'autrefois, et si l ' o n voit encore alterner dans l a même case les baptêmes chrétiens, les mariages p h i l o sophiques et les funérailles mandingues (1)? J ' a i dû dire

(1 ) E n sa d o u b l e qualité de majesté très-chrétienne et de g r a n d d i g n i t a i r e v a u d o u x , S o u l o u q u e p r a t i q u e , q u a n t aux funérailles, les


220

L'EMPEREUR

SOULOUQUE

brutalement les choses; en voici maintenant l'explication. A

part

quatre ou cinq exceptions très-honorables,

les plus dignes p a r m i les desservants haïtiens, sont des prêtres expulsés de leur diocèse, et q u i viennent chercher fortune dans u n pays où l'absence d u l i e n hiérarchique soustrait l e u r passé à toute enquête et leur conduite présente à toute surveillance efficace. D'autres ne sont prêtres que de leur façon, en vertu de faux certificats, et on en a v u q u i , n'ayant pas eu le temps ou l a prévoyance

d e u x rites à l a f o i s . Q u e l q u e t e m p s après son é l é v a t i o n , o n célébra au P e t i t - G o a v e , l i e u de sa n a i s s a n c e , un s e r v i c e funèbre p o u r sa mère. L e j o u r fut consacré aux cérémonies de l ' é g l i s e ; m a i s , à l a n u i t c l o s e , Faustin I

e r

se r e n d i t mystérieusement avec q u e l q u e s fidèles a u c i m e -

t i è r e , et le s a n g d ' u n e b r e b i s immolée d e sa m a i n a r r o s a l a t o m b e de l a v i e i l l e esclave q u i a v a i t donné à Haïti u n e m p e r e u r . S e l o n n è g r e , l a fête d u r a une s e m a i n e , et F a u s t i n I

e r

l'usage

l i t tuer cent bœufs

p o u r l e s quinze o u v i n g t m i l l e invités v a u d o u x a c c o u r u s de tous les points d u pays. Dès l'époque môme où S o u l o u q u e était en instance à R o m e p o u r l a c o n c l u s i o n d ' u n c o n c o r d a t , le v a u d o u x , q u ' i l n ' a v a i t pratiqué d a n s l ' o r i g i n e que secrètement, t e n d a i t v i s i b l e m e n t à d e v e n i r l a r e l i g i o n s e m i officielle. S i , en v o y a g e , p a r e x e m p l e , S a Majesté

noire

entendait

résonner dans l e l o i n t a i n l e t a m b o u r d ' u n p a p a , e l l e s'arrêtait i n s t a n tanément et s e m b l a i t a b s o r b é e , d u r a n t q u e l q u e s s e c o n d e s , d a n s une sorte de c o n t e m p l a t i o n intérieure; p u i s , s u i v i e de q u e l q u e s

fidèles,

q u i étaient d ' o r d i n a i r e B e l l e g a r d e , Souffran et A l e r t e , e l l e s'enfonçait un

m o m e n t dans les b o i s p o u r opérer à l'écart q u e l q u e mystérieux

complément des cérémonies r e q u i s e s e n p a r e i l cas p a r l a c o u l e u v r e . Après ces aparté

e r

africains, Faustin I , reprenant l a

conversation

sur son sujet f a v o r i , c'est-à-dire s u r l e s négociations a v e c l e S a i n t S i é g e , d e m a n d a i t de n o u v e a u x détails s u r les l o i s o r g a n i q u e s d o n t i l ne saisissait pas b i e n l ' e s p r i t , et s u r le c o n c o r d a t , q u ' i l p r e n a i t p o u r un

homme.


ET

SON

EMPIRE.

221

d ' a p p r e n d r e leur nouveau rôle, ne savaient même pas officier. S o u s B o y e r , après l a reconnaissance de l a nationalité haïtienne, i l y eut de sérieuses tentatives pour amener l a cessation de ces monstruosités. Des négociations régul i è r e s s'ouvrirent dans ce b u t entre le gouvernement de P o r t - a u - P r i n c e et l a cour de Rome, q u i envoya sur les l i e u x , a v e c pleins pouvoirs pour arrêter les bases d'un concordat, u n évêque américain. Par malheur, l'évêque fut trop peu c o n c i l i a n t ; i l exigeait, entre autres choses, l a suppression d e l ' a r t i c l e du code q u i soumet à l a l o i commune les ecclés i a s t i q u e s convaincus de tenir des discours séditieux. De s o n côté, le parti mulâtre q u i , sous le rapport r e l i g i e u x , e n était encore aux idées d u Directoire, se montra moins c o n c i l i a n t encore, posant comme l i m i t e extrême de ses conc e s s i o n s le système napoléonien, y compris la reconnaissance du droit dudivorce. B i e n que les commissaires délégués par B o y e r fussent personnellement de m e i l l e u r compte que l e g r o s d u parti, et bien q u ' i l y eût p a r m i eux u n négoc i a t e u r fort habile, M . B . A r d o u i n , l a conférence tourna bientôt à l'aigre. U n négrophile très - connu acheva de t o u t embrouiller en écrivant lettres sur lettres au gouvern e m e n t haïtien pour l u i démontrer clair comme le j o u r q u ' i l allait se mettre dans l a gueule d u jésuitisme. B r e f , on ne s'entendit p a s , et l a jeune république, heur e u s e et fîère d'avoir échappé au joug d u jésuitisme, cont i n u a de sacrifier aux couleuvres sur l'autel de l a philosophie. er

S i , par l'élévation de F a u s t i n I , les couleuvres étaient d e v e n u e s plus que jamais en honneur à Port-au-Prince,


222

L'EMPEREUR

SOULOUQUE

on n'en pouvait pas dire autant de l a philosophie, et i l était permis de croire que l'obstacle à u n concordat ne viendrait pas cette fois d u gouvernement haïtien. Soulouque était certainement homme à envoyer fusiller, séance tenante, les défenseurs des droits de l'État assez i m p r u dents pour soulever des questions de nature à faire m a n quer son sacre. I l y avait là pour le monarque noir plus qu'une question de p r i n c i p e , i l y avait une question de toilette (1); car le manteau impérial semé d'abeilles d'or et ses splendides accessoires ne pouvaient servir qu'en cette occasion. — Mais décidément l a fatalité s'en mêlait. U n certain abbé savoyard nommé Cessons, grand aumônier

(1) L a toilette est b i e n c e r t a i n e m e n t u n e des p l u s g r a n d e s préoccup a t i o n s de S o u l o u q u e . O n l ' a vu parfois se m o n t r e r l e même j o u r clans l a v i l l e sous trois ou q u a t r e costumes différents, tous p l u s éblouissants les uns que les autres. I l a fait v e n i r , p a r e x e m p l e , en 1 8 4 7 , de P a r i s u n c e r t a i n h a b i t v e r t q u i ne coûtait pas m o i n s d e 3 0 , 0 0 0 francs» juste le b u d g e t a c t u e l de l ' i n s t r u c t i o n p u b l i q u e . F a u s t i n I a l o n g t e m p s raffolé d ' u n c e r t a i n c o s t u m e écarlate et or commandé p o u r Riché, et d o n t l a coupe et l a c o u l e u r n ' o n t j a m a i s été adoptées q u e p a r les présidents haïtiens et les m a r c h a n d s do vulnéraire s u i s s e . L a première fois que Riché endossa ce c o s t u m e , u n flatteur s'écria : « J ' e n ai v u u n p a r e i l a u duc de N e m o u r s . » R i c h é , resté nègre dans l'àme m a l gré ses énergiques et i n t e l l i g e n t s i n s t i n c t s de c i v i l i s a t i o n , d e v i n t làdessus fort p e n s i f et finit par d i r e en se g r a t t a n t l ' o r e i l l e : « Mais duc de Nemours, li pas premier chef!» ( M a i s le d u c de N e m o u r s n'est pas le c h e f de l'État!) C e t t e découverte le dégoûta immédiatem e n t d u costume en q u e s t i o n , q u ' i l se hâta d ' a l l e r q u i t t e r p o u r ne p l u s le r e p r e n d r e . S o u l o u q u e le fit élargir des p i e d s à, l a tête, y c o m p r i s les b o t t e s , p o u r son u s a g e . I l est j u s t e d'ajouter q u e S o u l o u q u e , s u r t o u t à c h e v a l , a f o r t b o n n e m i n e sous tout ce l u x e f a b u l e u x , q u i fait c e r t a i n e m e n t de l u i l ' e m p e r e u r le p l u s c o s s u de notre époque. e r


ET S O N EMPIRE.

223

d e l ' E m p e r e u r et curé de Port-au-Prince avec le titre d e supérieur ecclésiastique, trouva, sur ces entrefaites, le secret de supplanter le négociateur haïtien M . V i l l e v a l e i x et de se faire envoyer à sa place à Rome, d'où i l c o m p t a i t bien rapporter une mître. C'est là justement ce q u i gâta l'affaire. C e t abbé Cessens avait sur plusieurs de ses confrères l ' a v a n t a g e d'être réellement prêtre et de n'être pas u n p r ê t r e interdit. Les renseignements parvenus sur son c o m p t e à la cour de Rome étaient cependant d'une n a t u r e telle qu'à l a première audience i l fut sévèrement réprimandé par le saint-père et formellement éconduit d è s l a seconde. L'abbé Cessens n ' e n v o u l u t pas avoir le démenti. E n revenant de R o m e , i l raconta à q u i voulait l ' e n t e n d r e le prétendu succès de sa m i s s i o n , et manœuvra s i b i e n , que deux j o u r n a u x français, dont de n o m b r e u x exemplaires furent expédiés sous m a i n à SaintD o m i n g u e , annoncèrent successivement et de très-bonne f o i l e passage à Marseille d u père Cessens, évêque d'Haïti, e t l e départ d u Havre de monseigneur Cessens, m u n i de p l e i n s pouvoirs pour sacrer l'empereur Soulouque. C e l u i c i , à q u i i l fallut b i e n dire une partie de l a vérité, n'eut g a r d e de contester une fable dont i l avait le profit sans en a v o i r l a responsabilité, et comprenant que l'empereur ne v o u l a i t pas être désabusé, les quelques Haïtiens q u i sav a i e n t le fond des choses se le tinrent prudemment pour d i t . Pas u n seul membre d u clergé n'osa protester ouvert e m e n t contre cette mystification sacrilége; les plus cour a g e u x se bornèrent à informer notre consul général,


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

M . M a x i m e Raybaud, qu'ils ne l a sanctionneraient point par leur présence (1). M . Raybaud alla

charitablement

r e m o n t r e r a l ' u n des ministres, M . Dufrêne, autrement dit sa grâce monseigneur le duc de T i b u r o n , l a nécessité de prévenir le scandale q u i résulterait de cette abstention en faisant renoncer Soulouque à ses projets de sacre. ; M . Dufrêne promit d'y t r a v a i l l e r ; mais réfléchissant ensuite, d'une part, q u ' i l était mulâtre, c'est-à-dire suspect, d'autre part que sa majesté noire faisait f u s i l l e r , chaque année, u n de ses ministres, et que l'exécution du dernier remontait déjà à près d ' u n a n , monseigneur le duc de Tiburon crut devoir s'abstenir d'une c o m m u n i c a tion si risquée. L'évêque Cessens finit d u reste par se contenter du titre de vicaire général, titre également usurpé, mais q u i , en i m p l i q u a n t l'idée d'une délégation, laissait u n certain degré de vraisemblance aux prétendus pouvoirs dont i l se disait i n v e s t i . Soulouque allait donc être enfin sacré ! ! ! Dès l a fin de mars (1852), Port-au-Prince était littéralement encombré par une multitude de députations requises pour l a circonstance sur tous les points de l ' e m p i r e . L e dimanche, 4 a v r i l , distribution des nouveaux uniformes aux troupes de l a garde et de l a garnison. L e dimanche suivant, bénédiction et distribution des aigles impériales. E n f i n , le 17 a v r i l , au coucher d u soleil, cent u n coups de canon, auxquels répondit une immense clameur d'allé-

(1) Cette m e n a c e ne se réalisa p a s . D'après \e Moniteur le clergé de l ' e m p i r e assistait en masse à l a cérémonie.

haïtien,


ET

SON E M P I R E .

225

g r e s s e dans les quartiers populaires du B e l - A i r et d u M o r n e - a u - T u f , annoncèrent que les fêtes d u sacre comm e n ç a i e n t , c'est-à-dire q u ' i l fallait i l l u m i n e r pendant s e p t n u i t s et danser pendant sept jours. L e l e n d e m a i n 18, dès trois heures d u m a t i n , l a garde i m p é r i a l e et les députations m i l i t a i r e s occupaient le C h a m p de Mars, où s'élevait une église pour l a construct i o n d e laquelle on avait r e q u i s , au dernier m o m e n t , tous l e s c h a r p e n t i e r s de l ' e m p i r e . Les corps constitués, le corps c o n s u l a i r e , les officiers d u vapeur français le Crocodile et l e s représentants d u commerce étranger se réunirent d a n s cette église, et vers neuf heures, au son des cloches, des t a m b o u r s , de l a canonnade et de l a plus terrible m u s i q u e m i l i t a i r e q u i se puisse imaginer, Leurs Majestés sort a i e n t d u palais impérial. L a marche était ouverte par le chevalier de Dufort, r o i d ' a r m e s , que suivaient à pied, et sur s i x de front, v i n g t s e p t hérauts d'armes et huissiers d u palais ; les premiers é t a i e n t habillés de velours cramoisi et armés d ' u n cad u c é e . P u i s venaient dans le même ordre les chevaliers, l e s b a r o n s et les comtes; quant aux d u c s , i l s marc h a i e n t tous de front. S ' i l faut en croire le Moniteur haïtien , tous ces différents dignitaires portaient les costum e s affectés à l e u r r a n g , costumes q u i sont d'une m a gnificence sans égale, témoin celui des princes et des d u c s , t e l que le détermine l'ordonnance impériale du 9 n o v e m b r e 1849 : «

T u n i q u e blanche q u i descendra au-dessous d u genou;

m a n t e a u bleu de r o i , dont la longueur descendra au bas


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

du gras de j a m b e , brodé en or, de l a largeur de trois pouces ; doublé en taffetas rouge, attaché au cou avec u n gland d ' o r ; bas de soie blancs; boucles d'or carrées; souliers de m a r o q u i n rouge, couvrant le cou-de-pied ; épée à poignée d'or a u côté ; chapeau r o n d , retapé devant, galonné d'or avec plumes aux couleurs nationales

flottantes

pour les princes et maréchaux d ' e m p i r e , et sept plumes rouges flottantes pour les ducs. » Témoin encore celui des comtes : « T u n i q u e blanche ; manteau b l e u de c i e l , brodé en or, de l a largeur de deux pouces, doublé en blanc, même longueur que celui des princes et des ducs; bas de soie blancs; boucles d'or carrées; souliers de maroquin rouge, etc. » Par une singulière inadvertance, que semblent dès l'abord justifier les mœurs et le c l i m a t , l a culotte a été omise dans le costume des premiers dignitaires de l'emp i r e . C'est b i e n cependant u n p u r o u b l i , car nous la voyons apparaître en taffetas bleu dans l ' u n i f o r m e des barons (habit rouge), et en taffetas rouge dans celui des simples chevaliers (habit bleu); mais, hélas! et n ' e n déplaise au Moniteur haïtien, presque toutes ces m a g n i ficences q u i , sous C h r i s t o p h e , se réalisaient a u p i e d de l a lettre, n'existent guère plus aujourd'hui que sur le papier. L a reproduction photographique de l a cérémonie, q u ' i l nous a été donné de consulter l'année s u i v a n t e , à


ET

SON

EMPIRE.

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P o r t - a u - P r i n c e , ne nous a montré le costume réglement a i r e q u e chez sept ou h u i t ducs ou comtes. A part ces e x c e p t i o n s , les plus riches ou les plus formalistes p a r m i l e s g r a n d s dignitaires avaient remplacé l'habit de cérém o n i e par l'uniforme d u grade q u ' i l s occupent dans l'armée. O n pouvait étudier, chez une quarantaine d'autres, les i n n o m b r a b l e s gradations q u i séparent l'habit de v i l l e de l ' h a b i t de cour, l'uniforme m i l i t a i r e d u vêtement bourg e o i s , et le reste était réduit à compenser par l a dignité de l ' a t t i t u d e l'excessive simplicité de la tenue. V u l'énorme d i f f é r e n c e q u ' i l existe entre l a valeur nominale et l a val e u r réelle de la gourde, ceux des princes et des ducs que l ' e m p e r e u r ne met pas de moitié dans le pillage avoué d e s fournitures n'ont, on l ' a Y U , pour soutenir l a splendeur d e l e u r rang q u ' u n peu plus de quarante sous par j o u r , ce q u i n'est pas évidemment assez pour tant de taffetas e t de galons. On peut mesurer par là l a part de l u x e prop o r t i o n n e l q u i revient aux comtes et a u x barons. E t que d i r e des malheureux chevaliers ! P a r m i ces derniers, on en pourrait citer plus d ' u n q u i montre son « gras de jambe » , malgré les prescriptions si explicites de l'ordonn a n c e d u 9 novembre 1849. Après l'ordre de l a noblesse marchaient de front les

trois ministres de l'empereur et son chancelier, c'est-àdire L e u r s Grâces monseigneur de Louis Dufrêne, duc de T i b u r o n , maréchal de l'empire, monseigneur de L o u i s -

Étienne S a l o m o n , duc de Saint-Louis d u S u d , monseig n e u r d ' H i p p o l y t e , duc de l a B a n d e - d u - N o r d , et Son E x c e l l e n c e M . de D . D e l v a , comte de la Petite-Rivière-


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

de-Dalmarie. Suivaient les princes de l a famille impér i a l e , toujours de front, à l'exception d u duc de Port-deP a i x , frère de l'empereur, q u i se tenait seul à quatre pas en arrière. Douze pelotons des différents corps de l a garde impériale, derrière lesquels marchaient s i x aides de camp de l'empereur, précédaient immédiatement le carrosse où se tenaient Leurs Majestés et l a jeune p r i n cesse Olive. Devant et derrière ce carrosse, tiré à h u i t chev a u x , et dont l a magnificence ne serait, pas désavouée par u n monarque plus vraisemblable, s'étageaient d i x - h u i t pages. Deux simples colonels, le colonel des chevau-légers, le grand-écuyer de l'empereur et le premier écuyer de l'impératrice, tous à c h e v a l , se tenaient a u x quatre roues. L a voiture des princesses impériales Célia et O l i vette, q u i venait après, n'était attelée que de s i x chevaux et n'était escortée que de deux lieutenants-colonels. S i x aides de camp de l'empereur et deux pelotons de l a garde l a séparaient de celles où se trouvaient les autres dames de l a famille impériale, c'est-à-dire les nièces de l'empereur, l a princesse Marie M i c h e l , mère de l'impératrice, puis trois sœurs et deux tantes de celle-ci, simples comtesses. L e programme plaçait à l a suite les carrosses des dames d'honneur, dames d'atours, princesses, duchesses, comtesses, baronnes et chevalières; m a i s , à part quatre ou cinq exceptions, le programme se trouva sur ce point en défaut. L a plupart de ces dames exercent, je l ' a i d i t , des professions utiles et n'auraient guère p u exhiber, en fait de voitures, que les carrioles et les brouettes sur lesquelles elles transportent leurs denrées. Beaucoup d'entre elles, plus fidèles à l'étiquette que leurs époux, avaient


ET

SON

EMPIRE.

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c e p e n d a n t endossé l a robe de cour, dont elles faisaient p o r t e r l a queue par l e u r petit nègre. A r r i v é e s au Champ de M a r s , Leurs Majestés entrèrent d a n s u n e tente pour revêtir le costume d u sacre. Quelques m i n u t e s après, l a portière de l a tente se relevait, et l a figure épanouie de Soulouque, cette bonne grosse figure e n f a n t i n e que l a peur des maléfices ou l a soif d u sang d é c o m p o s e n t parfois d'une façon si étrange, se détachait, e n t r e u n splendide diadème et le manteau bleu constellé d ' o r ; m a i s le manteau était trop étroit et le diadème trop l a r g e . Sa Majesté portait en outre le sceptre et l a m a i n de j u s t i c e . Par u n reste d'habitude et tout pénétré q u ' i l était d e s o n nouveau rôle, S o u l o u q u e ne p u t s'empêcher, dans l e c o u r t trajet q u i séparait l a tente de l'église, de jeter q u e l l e s regards soupçonneux devant l u i ; c'était peine i n u t i l e . Les recherches les plus minutieuses avaient été f a i t e s à temps, et on n'eût p u découvrir, même au m i c r o s c o p e , sur tout le passage de l'empereur, n i brins d ' h e r b e n i grains de poussière figurant l a forme d'une c r o i x . Les incrédules n'étaient pas, on le sait, moins intér e s s é s que les croyants à ces sortes de précautions, car, à c h a q u e mauvais présage q u i avait frappé Soulouque d e p u i s quatre a n s , avait répondu une hécatombe h u maine. L'impératrice, couverte de son manteau, mais sans a n n e a u et sans couronne, et escortée de ses chevaliers d'honn e u r , ouvrait cette nouvelle marche. Les princesses O l i v e , O l i v e t t e et Célia soutenaient ce m a n t e a u ; le l e u r était s o u t e n u par les chevaliers de Sampeur, Léandre de Denis et

Myrtil

de Latortue, et c e l u i d e l'empereur par les princes


230

L'EMPEREUR

SOULOUQUE

Jean-Joseph et Alexandre de Jean-Joseph. C h a c u n des honneurs, c'est-à-dire l'épée, le collier, les anneaux, le globe, etc., etc., était porté sur u n coussin par u n grand dignitaire escorté de deux autres dignitaires de rang égal. U n magnifique dais avait été dressé dans l'église pour Soulouque et M Soulouque, et u n grand et u n petit trône devaient recevoir tour à tour ces deux étranges Majestés selon les différentes phases de l a cérémonie. I l faut renoncer à la décrire en détail. Les évolutions compliquées par lesquelles les objets composant l a toilette d u couronnement passaient des m a i n s , de l a tête et des épaules de l'auguste couple sur l ' a u t e l ; l a bénédiction et l a tradition de chacun de ces objets; l a triple onction que Leurs Majestés, agenouillées sur u n coussin au pied de l'autel, reçurent sur le front et les deux m a i n s ; — l ' i n terrogation latine adressée à brûle-pourpoint à l'empereur, lequel ouvrit des y e u x effarés, i n c e r t a i n , dans ce feu roulant de mots nouveaux q u i brouillaient depuis une heure sa mémoire, s i c'était là q u ' i l d e v a i t , l u i a u s s i , parler latin ; le vigoureux effort par lequel i l recouvra sa présence d'esprit et comprit que c'était b i e n là; le rapide combat que se livrèrent sur ses lèvres le mot profiteor indiqué par le r i t u e l et le mot confiteor plus familier à ses souvenirs de chrétien; — enfin le baiser respectueux, mais retentissant, que l'abbé Cessens i m p r i m a sur les joues d u monarque, voilà q u i dépasserait de beaucoup les bornes de ce v o l u m e , et nous ne serions pas encore arrivés au second tiers de la cérémonie. L e programme seul, q u i se bornait pourtant à des indications b i e n sommaires, ne comprenait pas moins de onze mortelles pages m

e


ET

SON

EMPIRE.

231

i n - f o l i o d'impression menue. U n épisode saisissant signala l a fin du sacre. Par u n noble mouvement de fierté qu'av a i t d'ailleurs prévu ce p r o g r a m m e , l'empereur, qui a v a i t v o u l u recevoir des mains de l'Église jusqu'au sceptre e t à l'épée, alla prendre lui-même l a couronne sur l'autel e t s ' e n couronna. Quant à l'auguste A d e l i n a , elle fut cour o n n é e par son époux. C e t t e autre prévision d u programme : « les cris prolongés de vive l'empereur! vive l'impératrice! se feront e n t e n d r e dans toutes les parties de l'église (1), » fut n o n m o i n s fidèlement r e m p l i e , et cela à deux reprises différ e n t e s : avant le Te Deum et 'après le serment constitut i o n n e l prêté sur l'Évangile par l'empereur. L'abbé Cess e n s donna le signal des premières acclamations, en s'écriant sur les marches d u grand trône : Vivat imperator in œternum! et le r o i d'armes donna le signal des autres en disant tout d'une haleine : Le très-glorieux et trèsauguste empereur Faustin I , empereur d'Haïti, est couronné et intronisé. Vive l'empereur! L e programme a u r a i t certainement pu se dispenser de pousser la prév o y a n c e si loin. U n amour bien naturel de la vie chez q u e l q u e s - u n s et u n véritable fanatisme de dévouement c h e z le plus grand nombre garantissaient d'avance l a spontanéité et l'unanimité des acclamations. Dans le bas p e u p l e surtout, l'enthousiasme, surexcité par les danses, er

(1)

P o u r que r i e n ne

manquât à

l ' i m i t a t i o n , le p r o g r a m m e avait été

t e x t u e l l e m e n t copié, et sans a u t r e v a r i a n t e que le c h a n g e m e n t d u passé en

futur,

phine.

s u r le procès-verbal d u

s a c r e de N a p o l e o n

et d e

José-


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

le b r u i t des tambourins, des cymbales, des cloches, de l a canonnade, tenait d u délire. Cette fois, d'ailleurs, u n profond sentiment d'orgueil s'en mêlait, car Soulouque est, à coup sûr, le premier papa vaudoux q u i ait eu les honneurs d ' u n sacre, et d ' u n sacre à l'instar de Napoléon, ce demi-dieu des nègres. L a musique de l a grand'messe fut tour à tour exécutée par les trompettes, les clarinettes, les cymbales et les tambours de l a garde impériale, formidable orchestre q u i donnerait le m a l de dents à u n mort, et par l a chapelle de Leurs Majestés, q u i se compose d ' u n premier et d ' u n second maître, de vingt-cinq chevaliers présentant ensemble u n effectif de onze violons, trois basses, une c l a r i nette sept flûtes, deux cornets à pistons et d'un seul chanteur, le chevalier Théogène de P o u l e , — enfin de vingt-quatre chevalières. Quelques-uns de ces exécutants ont u n réel mérite; m a i s , dans le choix des autres, o n a eu malheureusement plus d'égards à l a naissance qu'au talent, et l'harmonie n'était encore i c i que dans les cœurs. — A l'offertoire, l'abbé Cessens reçut des propres mains de L e u r s Majestés deux cierges où étaient incrustées treize pièces d'or, plus u n pain d'argent, u n pain d'or et u n vase. Ces cinq offrandes étaient portées par une p r i n cesse et quatre duchesses escortées d ' u n nombre égal de comtes. Nous passons les ruineuses magnificences q u i , durant h u i t j o u r s , célébrèrent ce sacre; et l a carte à payer ne s'arrêta pas même là. Quelque temps après, les chambres haïtiennes votaient à l'oint de l'abbé Cessens 250,000 gourdes (1,250,000 fr.) une fois payées, « pour s u b v e n i r


ET

SON

EMPIRE.

233

«

a u x dépenses imprévues, et parce q u ' i l est de l a dignité

« « «

d e l a nation » , disait ce parlement modèle, « d'envir o n n e r de toutes sortes de considérations le souverain q u i j o u i t de son amour et de sa sympathie. »



XIV

Le p r i n c i p e d'autorité en Haïti. — Le secret de Soulouque.

T o u t le monde n'a pas envisagé l'élévation de Soulouqne à l ' e m p i r e par son côté comique. Quelques j o u r n a u x amér i c a i n s ont c r u n ' y découvrir rien moins que l a première m a n i f e s t a t i o n officielle d u projet d'une confédération noire q u i grouperait autour d u noyau haïtien la population e s c l a v e ou affranchie des autres A n t i l l e s . I l se peut, en e f f e t , que des hommes de couleur de l a Guadeloupe aient rêvé à quelque chose de semblable avant les scènes d ' a v r i l 1 8 4 8 , q u i les ont édifiés sur l a tendresse de Soul o u q n e pour les hommes de couleur. Il se peut encore que c e t t e idée ait germé, à P a r i s , dans le cerveau de certains négrophiles monomanes, pour q u i l'émancipation ne sera


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pas complète tant qu'ils n'auront pas v u , dans nos colonies veuves de tout vestige de civilisation européenne, u n esclave blanc ou mulâtre expirer sous le fouet d ' u n p l a n teur n o i r . I l paraît avéré, enfin, qu'au printemps de 1849, les noirs insurgés de Sainte-Lucie ont assailli le palais d u gouverneur et incendié quelques habitations a u c r i de vive Soulouque ! Mais l'homme q u i sert de prête-nom à ces vagues desseins est à coup sûr le dernier q u i pourrait y tremper. E n apprenant quel rôle l u i assignaient des espérances insensées ou coupables, Soulouque manifesta autant d'irritation que d'effroi, et i l s'écria : C'est encore un tour de ces coquins de mulâtres pour me brouiller avec la France, avec l'Angleterre, avec tout le monde! Quant aux sujets de Soulouque, l'idée de revendiquer à l'extérieur le bénéfice d'une solidarité de race leur est, s ' i l est possible, plus étrangère encore qu'à l u i . Pour n ' e n donner qu'une p r e u v e , l a nouvelle de l'émancipation décrétée en 1848 dans nos colonies, nouvelle q u i parut causer une véritable joie au futur empereur, les trouva d'une indifférence absolue. I l ne s'agissait que de nègres ! Puisque nous voilà tranquillisés de ce côté, nous pouvons parler en amis de cet empereur comme i l n ' y en a guère, et de cet empire comme i l n ' y en a pas. L a première question q u i se présente est celle de durée, et cette question nous paraît résolue en faveur de Faustin I . Les trois précédents despotes noirs ont succombé sans doute par l a coalition des haines et des terreurs que Soulouque accumule depuis sept ans autour de l u i ; mais Toussaint, Dessalines et Christophe étaient environnés de généraux de l a guerre de l'indépendance, c'est-à-dire d'auer


ET

SON

EMPIRE.

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t a n t de r i v a u x d'influence que le souvenir d'une longue é g a l i t é rendait fort peu endurants à l'endroit des t y r a n n i q u e s fantaisies de celui d'entre eux dont i l s avaient fait l e u r maître, et q u i , disposant chacun d'une autorité sans b o r n e s sur l a partie de l'armée q u ' i l s avaient organisée, se t r o u v a i e n t parfaitement en mesure de traduire leurs ranc u n e s en rébellion. A u t o u r de Soulouque, r i e n de semb l a b l e . Parfaitement ignoré jusqu'au j o u r où u n expédient é l e c t o r a l l ' a porté au pouvoir suprême, i l exerce sur son t r e m b l a n t entourage l'ascendant de l a surprise et de l ' i n c o n n u , et l ' i l l u s i o n s i complète où on était tombé dès l ' o r i g i n e s u r son caractère donne même à l'abattement général l e c ô t é exagéré de toute réaction. E n second l i e u , l a génér a t i o n guerrière et disciplinée des trois époques dont i l s ' a g i t celle que l'ancienne agrégation de l'atelier avait g r o u p é e en masses compactes et distinctes, en véritables p a r t i s , autour de chaque chef, a complètement d i s p a r u ; u n e longue paix eût suffi à empêcher d'ailleurs l a recons t i t u t i o n des grandes influences militaires d'autrefois. L a p l u p a r t des généraux actuels ne le sont que de n o m , par u n e fiction q u i consiste à assimiler les principales fonct i o n s civiles aux grades militaires correspondants, et q u a n t aux véritables généraux, ils participent de l ' i m m e n s e impopularité q u i pèse aujourd'hui sur le service m i l i t a i r e . L'armée haïtienne s'élève à plus de vingt-cinq m i l l e hommes sur une population d'un d e m i - m i l l i o n (1)

(1 ) D a n s sa Géographie de l'île d'Haïti, publiée en 1832, M . A . Ardouin p a r a i s s a i t p e n c h e r p o u r le chiffre de 7 0 0 , 0 0 0 âmes, sur l e q u e l i l assignait 12S,000 âmes à l a p a r t i e e s p a g n o l e , ce q u i e n l a i s -


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d'âmes, où les femmes figurent a u moins pour les trois cinquièmes; c'est l'équivalent d ' u n effectif quintuple d u nôtre, et l'on comprend ce q u ' u n pareil système a d'intolérable dans u n pays où trente années d ' u n laisser-aller absolu ont déshabitué les masses de toute dépendance, où l'absence d'industrie et le morcellement systématique de l a propriété attachent presque tous les hommes valides au s o l , et où les facilités d ' u n concubinage devenu norm a l (1) ont créé à chacun d'eux des liens de f a m i l l e . L'appât d'une solde mensuelle de 4 gourdes ( 1 f r . 50 c. environ a u taux d u j o u r ) , sur laquelle les soldats haïtiens doivent se loger, se n o u r r i r et en partie s'équiper, n'est pas de nature à vaincre cette légitime répugnance. N'étant pas casernés, i l s peuvent, à l a vérité, disposer de-

sait 5 7 5 , 0 0 0 p o u r l a p a r t i e française ; m a i s l ' a u t e u r s i g n a l a i t e n même t e m p s l a tendance des c a m p a g n e s à refluer v e r s les v i l l e s , où les c o n d i t i o n s hygiéniques sont b i e n inférieures. O r , c e n ' e s t p a s t r o p q u e d'évaluer à 7 5 , 0 0 0 âmes l e déficit q u i a dû résulter tant de ce surcroît de causes de mortalité q u e des t r o u b l e s c i v i l s de 1 8 4 2 et 4 3 , de h u i t années de g u e r r e avec les D o m i n i c a i n s , enfin des éclaircies faites p a r l'émigration et l e b o u r r e a u d e p u i s l e 1 6 a v r i l 1 8 4 8 . T o u t relevé exact ou même a p p r o x i m a t i f de l a p o p u l a t i o n est d ' a i l l e u r s i m p o s s i b l e . L e s n o i r s d e s c a m p a g n e s , q u i attachent une h a u t e i m p o r t a n c e à faire b a p . t i s e r l e u r s e n f a n t s , e n t e r r e n t e n r e v a n c h e l a p l u p a r t de l e u r s m o r t s d'après l e rite idolâtre, de sorte q u e l'état c i v i l , q u i est dans les m a i n s d u c l e r g é , n ' e n r e g i s t r e a v e c q u e l q u e précision q u e l e chiffre des n a i s s a n c e s , c e q u i r e n d i m p o s s i b l e toute évaluation c o m p a r a t i v e . L e chiffre d e s naissances p r i s isolément serait u n e base d e c a l c u l tout aussi i n c e r t a i n e , c a r i l e s t n o t o i r e q u e l a mortalité d e s enfants est b e a u c o u p p l u s g r a n d e e n Haïti que p a r t o u t a i l l e u r s . (1) S u r 2 , 0 1 5 naissances relevées p a r le Moniteur haïtien d u 1 0 août 1 8 5 0 dans q u e l q u e s localités prises au h a s a r d , i l n ' y e n a v a i t q u e 8 4 d'enfants légitimes, u n p e u m o i n s d e quatre pour cent.


E T SON E M P I R E .

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l e u r t e m p s entre les périodes de service, et l a plupart p r e n n e n t même ce service fort à l e u r aise. R i e n n'est plus c o m m u n , par exemple, que de voir, dans une guérite v e u v e de sa sentinelle, u n pacifique fusil veiller tout seul a u s a l u t de l'empire. S'agit-il encore d'une expédition c o n t r e les Dominicains, le ban et l'arrière-ban de l'armée n o i r e acourent avec u n enthousiasme difficile à décrire à l a d i s t r i b u t i o n des vivres et des cartouches, et les soldats ne s o n t pas plus tôt en marche, q u ' i l s désertent par bandes à d r o i t e et à gauche d u c h e m i n (1), prenant l'air dans les BOIS t a n t que les vivres durent et dépensant follement l e u r s cartouches en pétards. Ce relâchement même de l a d i s c i p l i n e donne l a mesure d u peu d'autorité morale dont j o u i s s e n t aujourd'hui les généraux, et c o m m e , par u n r e s t e de scrupule, les déserteurs se croient tenus de se c a c h e r , ou tout au moins d'acheter l ' i n d u l g e n c e des chefs d e c o r p s , i l s éprouvent envers ceux-ci u n sentiment où l a h a i n e d u réfractaire se double de l a haine d u contribuable. L i b r e des rivalités d'influence en q u i se personnifièrent l e s g r i e f s soulevés tour à tour par Toussaint, Dessalines et C h r i s t o p h e , Soulouque a de plus u n point d'appui que c e u x - c i n'avaient pas. Toussaint et Christophe, avec leur

(1) A l a fin d e décembre 1 8 4 7 , les D o m i n i c a i n s a y a n t fait u n e p o i n t e s u r le t e r r i t o i r e h a ï t i e n , S o u l o u q u e e n v o y a c o n t r e e u x t r o i s r é g i m e n t s q u i , a u m o m e n t de se m e t t r e en m a r c h e , ne présentaient e n s e m b l e q u ' u n effectif de 7 0 0 h o m m e s , b i e n q u e c h a q u e régiment se compose d ' e n v i r o n 6 0 0 b o m m e s . Dès les premières étapes, l e s c i n q s i x i è m e s des soldats m a n q u a i e n t à l ' a p p e l ; l ' u n des régiments se t r o u v a i t même réduit à quinze soldats et quarante-trois officiers.


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SOULOUQUE

parti pris violent de civilisation, repoussaient i m p i t o y a blement le v a u d o u x , et Dessalines, malgré son engouement sincère ou affecté pour l a sauvagerie africaine, s'était lui-même brouillé avec les papas. N'étant encore que général, i l se fit, u n j o u r de b a t a i l l e , « droguer » par l ' u n d'eux, c'est-à-dire couvrir le corps d'amulettes destinées à le rendre invulnérable; m a i s , tout drogué q u ' i l était, i l fut justement blessé dès l a première décharge. F u r i e u x , Dessalines bâtonna de sa propre m a i n son sorcier, se fit rendre les d i x portugaises payées pour la consultation, et déclara, à partir de ce j o u r , que les papas n'étaient que d'odieux intrigants (1). S o u l o u q u e , dont l a tyrannie n'est au contraire qu'une réaction v a u d o u x , a dans les innombrables adhérents de cette franc-maçonnerie nègre autant d'espions et de séides prêts à l'avertir a u moindre symptôme de conspiration, ou à faire, par u n concert m u e t , le vide autour d u conspirateur; témoin l'indifférence si subite et si profonde q u i accueillit l a chute de S i m i l i e n . E t cependant, par l a hardiesse que l u i donnait sa vieille familiarité avec le chef de l'État, par sa position dans l a garde présidentielle, dernier foyer de cet esprit de

(1) D a n s une a u t r e c i r c o n s t a n c e , D e s s a l i n e s , a l o r s i n s p e c t e u r général des c u l t u r e s ,

apprit qu'un

c o n c i l e v a u d o u x se t e n a i t d a n s La

p l a i n e d u C u l - d e - S a c , sous l a présidence d ' u n e v i e i l l e f e m m e

noire,

e t q u ' u n g r a n d n o m b r e de c u l t i v a t e u r s a b a n d o n n a i e n t l e u r s t r a v a u x p o u r y assister. Il a l l a c e r n e r avec u n b a t a i l l o n le l i e u des d i s p e r s a l a réunion à coups de

séances,

f u s i l , et s'étant emparé d ' u n e

cin-

q u a n t a i n e de p r i s o n n i e r s , les fit baïounetter séance t e n a n t e . M . T h o m a s M a d i o u , q u i raconte l e f a i t , ajoute : « T o u s s a i n t a v a i t e n h o r r e u r tout ce q u i tenait a u v a u d o u x ; i l d i s a i t s o u v e n t q u ' i l ne p a r l a i t d u nez q u e p a r c e que l e s v a u d o u x avaient lancé s u r l u i q u e l q u e s malétices. »


E T SON E M P I R E .

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c o r p s q u i rendait autrefois les révolutions m i l i t a i r e s s i f a c i l e s , S i m i l i e n était le seul q u i remplît les deux condit i o n s nécessaires pour recommencer vis-à-vis de Soulouque l e r ô l e qu'ont successivement joué Dessalines et Christophe v i s - à - v i s de Toussaint, Christophe vis-à-vis de Dessalines, e t R i c h a r d vis-à-vis de Christophe. Soulouque n'a donc pas pour le moment de complot à r e d o u t e r , car l'instrument et l a matière, l'armée et les m a s s e s , manqueraient à ce complot. Ne pouvant croire à d e s trahisons là où l a trahison serait impuissante, chaque s u s p e c t a fini par prendre au mot les marques bruyantes d e dévouement que l a terreur suscite autour de l u i , et s i q u e l q u e vœu t i m i d e de délivrance germe çà et là dans les c o e u r s , on peut affirmer q u ' i l n ' y a pas en tout Haïti deux h o m m e s , deux parents, deux amis assez sûrs l ' u n de l ' a u t r e pour oser l'échanger. U n double, u n triple espionn a g e q u i transforme souvent le délateur en dénoncé, ne j u s t i f i e d'ailleurs que trop cette universelle contagion de défiance, q u i s'exerce à deux m i l l e lieues de distance : les Haïtiens proscrits qu'on interroge répondent i n v a r i a b l e m e n t par l'éloge de Soulouque, comme s'ils tremblaient q u e le reflux de l ' A t l a n t i q u e allât porter au v i e u x nègre illettré q u i règne sur leurs foyers vides quelque involont a i r e signe d ' i m p r o b a t i o n , pour rapporter i c i l ' i n v i s i b l e vengeance du maître. L'excès même de cette panique amènerait partout a i l l e u r s l'explosion de quelque désespoir i n d i v i d u e l ; mais, le m o b i l e de l ' a m b i t i o n manquant, celui de l a vengeance n'est guère à redouter pour Soulouque. Dans l a prostration de c e t t e bourgeoisie jaune et noire q u i semble n ' a v o i r plus 14


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

que le courage de m o u r i r , tout n'est pas en effet contrainte et stupeur. Il y a aussi beaucoup de cette vénération i n stinctive de l ' A f r i c a i n pour l a m a i n q u i le frappe et le pied q u i le foule. L e despotisme était i c i dans les mœurs avant d'exister dans les choses, et je n'en donnerai qu'une preuve. Lors de l a boucherie de mulâtres ordonnée à Saint-Marc par Christophe, un général, pour faire acte d'obéissance, tua de sa propre m a i n sa femme et ses enfants. S i exigeant q u ' i l fût sur cet article, Christophe trouva lui-même que c'était trop d'obéissance, et d'un violent coup de canne, disent les u n s , d ' u n coup de pied, disent les autres, i l creva u n œil au m e u r t r i e r . E h b i e n ! la pensée de cet abominable dévouement, q u i partout a i l leurs ne serait que de l a lâcheté poussée jusqu'à l'idiotisme , cette pensée a p u trouver place dans l'intelligence, sinon l a plus cultivée, du moins l a plus d r o i t e , l a plus f e r m e , l a plus avide de civilisation q u i ait surgi depuis longues années des rangs de l a caste noire. Ce général, ce n'était n i plus n i moins que le futur président Riché, le prédécesseur de S o u l o u q u e , l ' h o m m e d'adoption de l a classe éclairée du pays q u i l ' a pleuré, on peut le dire sans métaphore, avec des larmes de sang. Une classe si i n d u l gente pour le fanatisme de l a servilité était évidemment capable de l'éprouver plus ou moins pour son propre compte. Cette prédisposition n'a pas même attendu pour se révéler chez elle l'excitant de l a peur : a i n s i , sous le régime d'une constitution ultra-démocratique, alors que Soulouque n'était que président, les plus fougueux égalitaires trouvaient très-naturel et très-normal que, dans les dîners d'apparat, i l se fit servir par des généraux placés


ET

SON E M P I R E .

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d e b o u t derrière sa chaise. P a r m i les révolutionnaires r e p e n t a n t s q u i exaltent ailleurs le principe d'autorité, y e n a - t - i l beaucoup qui pousseraient l a sincérité jusqu'à chang e r ses assiettes? L a terreur n ' a donc tout au plus i c i que s u r e x c i t é une tendance inhérente à l'esprit public haïtien, et d o n t l a manifestation extérieure n ' i m p l i q u e aucune rév o l t e intérieure. Sa majesté noire a même p u soumettre i m p u n é m e n t le sentiment monarchique de ses sujets à des é p r e u v e s fort rudes. P o u r ne r i e n cacher, Soulouque, a u p r è s de q u i le chaste Hippolyte n'eût été naguère q u ' u n d é b r a i l l é , et qu'on avait v u , jusqu'en 1 8 4 9 , notamment d a n s sa sanglante expédition d u s u d , repousser avec u n v e r t u e u x effroi les agaceries féminines que l'enthousiasme e t s o u v e n t , hélas ! l a peur provoquaient sur son passage, S o u l o u q u e , depuis q u ' i l est empereur, semble tout à fait d é c i d é à prendre a u mot l'intrépide figure de rhétorique p a r laquelle certains discours officiels l'ont surnommé le p è r e d u peuple. A u c u n e dame de l a cour ne sera bientôt p l u s , d i t - o n , à l ' a b r i des formidables attentions de Faust i n . E t s i je révèle ces détails i n t i m e s , c'est qu'à proprem e n t parler ce n'est point vice chez l u i . L'idée de dominat i o n , surtout de royauté, ne se séparant p a s , dans l'esprit d e l ' A f r i c a i n , de celle d u pouvoir discrétionnaire (1), Soul o u q u e ne voit là de très-bonne foi q u ' u n des m i l l e droits s u p e r b e s attachés à l a qualité d'empereur, et i l exerce ce ( 1 ) V o i c i u n e a u t r e nuance d e cette interprétation nègre d u d r o i t de

d o m i n a t i o n . Après les scènes d ' a v r i l , l e s a m i s de S i m i l i e n

quelquefois

entraient

p a r désœuvrement dans l e s b o u t i q u e s et d i s a i e n t à l a

m a r c h a n d e d u ton l e p l u s n a t u r e l d u m o n d e : « V o u s m e p l a i s e z , et q u a n d nous a u r o n s tué v o t r e m a r i , v o u s serez m a f e m m e . »


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droit avec l a double sécurité d'une conscience pure et d'une santé de fer, — encore une garantie de stabilité q u ' i l faut mettre en ligne de compte. Les gens q u i spéculent sur l a mort naturelle de Faustin I risquent d'autant plus d'attendre, q u ' i l est d'une sobriété proverbiale à l'endroit d u tafia, ce poison lent des nègres q u i les tue vers l a centième année. er

De toutes ces garanties de sécurité et de durée i l sortirait partout ailleurs une réaction de clémence : par m a l heur, Soulouque continue de se montrer aussi inexorable, aussi ombrageux qu'au fort même de l a crise de 1848. A l'occasion de son avénement à l ' e m p i r e , une proclamation avait m i s à l'ordre du j o u r l a fusion des cœurs et engagé les citoyens à se serrer la main de la réconciliation sur l'autel de la patrie. Quelques personnes osèrent prendre l a chose au mot et exposèrent timidement à Sa Majesté qu'à moins de promener l'autel de l a patrie de prison en p r i s o n , les verrous et les murailles de ces prisons seraient u n obstacle insurmontable à l a poignée de m a i n demandée; m a i s , au seul mot d ' a m n i s t i e , Soulouque manifesta l'effroi courroucé de l'avare qu'on engagerait à dépenser en u n j o u r ses patientes économies d'une année. Depuis l o r s , disons-le, i l a p u d'autant moins se préoccuper de la pensée de clémence que semblait l u i dicter sa déférence pour les modes et les précédents monarchiques, q u ' i l en a le bénéfice sans les charges. On ne donne pas, en effet, au palais u n seul repas officiel où F a u s t i n I ne se rengorge au dessert devant des toasts comme celui-ci : « A l a magnanimité d u héros ! à l a clémence d u grand h o m m e ! » er


ET

SON EMPIRE.

245

L a réaction ne pourrait guère v e n i r i c i que de Rome. S a n s l'audacieux escamotage pratiqué par l'abbé Cessens, i l n ' e û t assurément dépendu que d u Saint-Siége d'utiliser a u p r o f i t des innombrables suspects retenus sans jugem e n t dans les prisons l'ardent besoin qu'éprouvait le m o n a r q u e nègre de se faire sacrer; i l suffisait de poser p o n r condition première de ce sacre l'amnistie. Même a u j o u r d ' h u i , si u n concordat mettait fin aux monstruos i t é s que je signalais plus h a u t ; s i , au l i e u et place des s c a n d a l e u x aventuriers q u i , pour faire tolérer leurs dés o r d r e s , sont souvent les premiers à flatter les fantaisies d e S o u l o u q u e , u n clergé véritable, d'autant plus consid é r é q u ' i l aurait pour l u i le bénéfice d u contraste, venait f a i r e entendre à cette nature b r u t e , mais non dépravée, des conseils d'humanité et de bon sens, i l ne faudrait peut-être pas désespérer de l a clémence. L e caractère de S o u l o u q u e offre, en effet, des ressources précieuses à toute i n f l u e n c e civilisatrice q u i serait en position de les u t i l i s e r . Je mettrai en première ligne u n extrême respect d e l ' o p i n i o n d u dehors, respect q u i perce dans les naïves contrefaçons de sa majesté noire, q u i l a rend sensible au d e l à de toute expression aux plaisanteries des j o u r n a u x français et américains, et q u i a p u souvent l a dominer j u s q u ' e n ses plus sanguinaires emportements, témoin le succès avec lequel notre consul général fit jouer ce ressort e n 1 8 4 8 . Soulouque a en outre, je crois l'avoir d i t , le bon côté des naturels soupçonneux, une déférence i n s t i n c t i v e pour tout conseil dont i l ne peut suspecter l e désintéressement, et de là encore l'ascendant d u consul d e F r a n c e plaidant l a cause d'une classe q u i , saur u n


246

L'EMPEREUR

SOULOUQUE

petit nombre d'exceptions, avait érigé jusque-là en tac. tique l a haine de l a France et des Français. Ce qu'a p u accidentellement obtenir u n agent étranger, dont l ' i m m i x t i o n dans les affaires intérieures, si loyale et s i b i e n amenée qu'elle soit, porte toujours quelque ombrage, u n clergé sérieux, u n corps dont l'intervention n'aurait r i e n de blesssant, parce qu'elle serait exclusivement morale, et d'ailleurs prévue et acceptée, ne l'obtiendrait-il pas plus aisément encore, et surtout d'une façon plus continue ? Le jour où une l u e u r durable d'humanité percerait ces ténèbres de sauvagerie, le jour où Soulouque serait parv e n u à comprendre que respirer et marcher n'est pas u n crime p o l i t i q u e , et que l a classe q u ' i l redoute a pour u n i q u e ambition de n'être n i emprisonnée n i fusillée, ce jour-là, à tout prendre, Haïti serait théoriquement plus près de l a civilisation q u ' i l ne l'a jamais été. Ne l'oublions pas : b i e n q u ' i l ne soit sorti d u m i l i e u mulâtre que pour entrer dans le m i l i e u ultra-noir, et q u ' i l n'ait cessé dès lors de subir le contact d'influences anti-françaises, Soulouque est, avec Riché, le seul chef haïtien q u i ait sinon c o m p r i s , d u moins senti l a nécessité de ménager et de ret e n i r nos nationaux (1). Or, c'est par haine ou méfiance

(1) I l a même à c e l a b e a u c o u p p l u s de mérite q u e R i c h é , q u i n'ét a i t pas obsédé c o m m e l u i p a r l a minorité u l t r a - n o i r e , et q u i était e n couragé d a n s ses

tondances

civilisatrices, d'un

côté p a r

quelques

hommes

de l a j e u n e génération mulâtre, b e a u c o u p p l u s i n t e l l i g e n t e

sous ce

rapport

q u e sa devancière; d ' u n a u t r e c ô t é , p a r

quelques

n o i r s éclairés, e n t r e a u t r e s s o n m i n i s t r e , M . L a r o c h e l . L e

contraire

a r r i v e a u t o u r de S o u l o u q u e . S i q u e l q u e s h o m m e s déplorent secrète-


E T SON EMPIRE.

247

d e s Français qu'Haïti refuse l e droit de propriété a u x b l a n c s , et, si notre ancienne colonie, q u i « exportait a n n u e l l e m e n t quatre cent m i l l i o n s de livres de sucre n ' e n fabrique plus assez pour les besoins de ses m a l a d e s (1) ; » s i , après avoir donné à sa métropole u n excédant a n n u e l de près de 22 m i l l i o n s de francs, elle rapporte à g r a n d ' p e i n e à son propre trésor de 6 à 7 m i l l i o n s ; s i sa m o n n a i e n ' a cours que pour le quinzième de l a valeur n o m i n a l e ; s i le peu d'espèces métalliques que l'usure fait c i r c u l e r sur le littoral y sont grevées d ' u n intérêt q u i varie d e 3 6 à 365 pour cent ; s i on a v u enfin vers le m i l i e u d e 1 8 4 7 , avant l a terreur ultra-noire et sous l'influence d ' u n e réaction complète de sécurité, une habitation de c i n q u a n t e arpents, parfaitement située et plantée e n g r a n d e partie de caféiers, c'est-à-dire en p l e i n r a p p o r t , ne pas trouver d'acquéreur a u p r i x de mille francs, — c ' e s t à l a ridicule et sauvage exclusion dont je parle q u ' i l f a u t surtout attribuer cette récidive de barbarie. L ' i n s u r r e c t i o n noire n'avait hérité que des ruines qu'elle avait f a i t e s ; l ' i m m i g r a t i o n européenne pouvait seule remplacer d a n s l'ancien Saint-Domingue les éléments de travail et d e commerce q u i en avaient disparu avec nos colons. Seule e l l e pouvait y apporter les capitaux, les procédés de c u l m e n t que l e u r p a y s n e soit p a s o u v e r t à l a c i v i l i s a t i o n b l a n c h e , i l s se t a i s e n t o u m ê m e affectent de s'associer a u x c l a m e u r s d u p a r t i u l t r a n o i r , afin de ne pas a t t i r e r s u r e u x les soupçons d e ce t e r r i b l e p a r t i . S o u l o u q u e a e n outre à lutter dans son p r o p r e c o n s e i l c o n t r e l e s o b j e c t i o n s anti-françaises d u m i n i s t r e des f i n a n c e s , M . S a l o m o n , n o i r très-instruit et très-habile. ( I ) Colonies étrangères et Haïti, Pagoerre, 1843.

p a r V i c t o r Schœlcher. — P a r i s ,


248

L'EMPEREUR

SOULOUQUE

ture et de fabrication, l'expérience et les relations commerciales nécessaires pour relever les sucreries, pour mettre l a production locale en mesure de lutter avec l a concurrence croissante que l u i faisaient les améliorations agricoles et mécaniques introduites par l'activité européenne dans les autres A n t i l l e s , pour rendre à cette production ses débouchés d'autrefois, pour substituer enfin à l'expédient mortel d'une émission continue d'assignats les ressources normales d ' u n accroissement de revenu. Les dispositions que montre Soulouque à l'égard des blancs en général et des Français en particulier seraient donc pour Haïti l'augure d'une véritable régénération, si i c i , comme à propos des piquets, comme à propos de l ' a m n i s t i e , et faute toujours d'un arbitrage éclairé et accepté qui vienne dégager à point le fait ou l'instinct civilisateurs des préjugés sauvages q u i les neutralisent, i l ne fallait se contenter encore de l a donnée sans l'application, d u p r i n cipe sans l a conséquence. Bien q u ' i l l u i eût suffi de froncer le sourcil pour réduire à néant cette conspiration de sauvagerie et de peur q u i perpétuait, v i n g t - c i n q ans après l a reconnaissance extérieure de l'indépendance haïtienne, u n isolement désormais sans prétexte, Soulouque a fait ou laissé introduire dans sa constitution impériale l'article qui interdit a u x blancs d'acquérir des immeubles. Soulouque n'a même pas l a logique de son despotisme. Cet étrange empereur constitutionnel ferait b i e n certainement fusiller, et de l a meilleure foi d u m o n d e , q u i conque oserait soutenir que l'État n'est pas F a u s t i n 1 , et on ne pourrait pas trop l u i en vouloir s ' i l savait pousser sous ce rapport jusqu'au bout l ' i m i t a t i o n de Christophe, er


ET

SON EMPIRE.

249

q u i , parti de la même idée, se croyait d u moins intéressé à g é r e r les finances de l'État en bon propriétaire ; mais p o i n t . Jaloux de cumuler i c i comme en tout les bénéfices d e s situations les plus contradictoires, F a u s t i n I apporte d a n s l ' a d m i n i s t r a t i o n de ce pays q u ' i l considère comme s o n p a t r i m o i n e perpétuel l'imprévoyante avidité d ' u n rév o l u t i o n n a i r e de passage. e r

L ' É t a t est chargé d'habiller les troupes, et, sous ce prét e x t e , Soulouque, q u i s'est adjugé le rôle de fournisseur g é n é r a l , achète tous les jours des centaines de pièces de d r a p à des p r i x fictifs, souvent doubles et triples d u p r i x r é e l , ce q u i revient à d i r e , pour nous servir de l'express i o n v u l g a i r e , que Sa Majesté noire fait sauter l'anse de s o n propre panier. Les magasins militaires regorgent de d r a p , et on offre toujours d u drap, toujours accepté, grâce à l'appât de ce bénéfice de cent à deux cents pour cent. I l est b i e n entendu q u e , malgré cette profusion de d r a p , le f o r m i d a b l e empire d'Haïti continue d'offrir ce phénomène b i z a r r e d'une armée habillée de trous. Les favoris officiels d u j o u r ont naturellement leur part dans le pillage q u i e m b r a s s e toutes les fournitures de l'État. A u commenc e m e n t , S o u l o u q u e , effrayé de l'invasion de cette bande affamée d'adjudicataires q u i venaient sur ses brisées, les r e p o u s s a en niasse ; mais depuis, i l s'est laissé fléchir, se c o n t e n t a n t de prélever u n bénéfice de 30 à 40 pour cent sur chaque affaire q u ' i l permet. I l a d u reste plutôt gagné q u e perdu à ce partage, car les piquets en faveur et leurs a m i s sont devenus pour l u i autant de courtiers dont l ' i n v e n t i v e avidité sait dénicher des affaires d'or là où Sa Majesté croyait souvent avoir fait place nette. Quelques


250

l'EMPEREUR

SOULOUQUE

gens ont trouvé le secret de piller dans le pillage même : nous p o u m o n s citer, par exemple, telle fourniture q u i a passé par trois ou quatre m a i n s , revendue chaque fois avec u n bénéfice de 80 ou 100 pour c e n t , avant d'arriver dans les magasins militaires. Soulouque préleva pour sa part 60,000 francs sur cette affaire, consentie en faveur d'une dame de sa connaissance, et q u i eut pour résultat de faire payer quinze à l'État ce q u i ne valait que quatre (1). S i Soulouque employait les sommes q u ' i l accapare annuellement à eréer des plantations et des sucreries, i l faudrait peut-être se féliciter de cette concentration de (1) L ' e n g r e n a g e des c o n c u s s i o n s ne s'arrête pas t o u j o u r s là. Plutôt que

de l a i s s e r p o u r r i r ces

fabuleux approvisionnements

de

drap,

q u e l q u e s généraux t r o u v e n t l o g i q u e de les r e v e n d r e p o u r l e u r p r o p r e c o m p t e , et au-dessous d u p r i x de f a b r i q u e , a u x détaillants d e

Port-

a u - P r i n c e , ce q u i a l e t r i p l e effet de f r u s t r e r le trésor des d r o i t s q u ' i l a u r a i t perçus s u r l a môme quantité de d r a p livrée à l a c o n s o m m a t i o n par

l a voie régulière; —

de créer une c o n c u r r e n c e écrasante a u x

m a i s o n s q u i s'étaient approvisionnées de m a r c h a n d i s e s s i m i l a i r e s p a r cette v o i e ; — e n f i n , de d i m i n u e r l a m a s s e des échanges a v e c l e d e h o r s , c'est-à-dire l ' e x p o r t a t i o n des denrées i n d i g è n e s , d a n s l a p r o p o r t i o n d u déficit et des causes d e r a l e n t i s s e m e n t s u b i s p a r l ' i m p o r tation légale. D e p u i s que c e c i est écrit, M . M a x i m e R a y b a u d e s t , d u r e s t e , p a r v e n u , à force de p e r s i s t a n c e , à i m p o s e r à S o u l o u q u e u n

arrangement

q u i a p o u r résultat, d ' u n e p a r t , de soustraire l e p a i e m e n t de l ' i n d e m nité c o l o n i a l e a u x f r a u d u l e u s e s

chicanes q u e p r o v o q u a i t l'interpréta-

t i o n de l a c o n v e n t i o n d u 15 m a i 1 8 4 7 ; d ' a u t r e p a r t , d ' a s s u r e r le serv i c e des intérêts et besoins

financiers

de

l'amortissement

de

l'emprunt

haïtien. L e s

q u e v a créor cette d o u b l e o b l i g a t i o n m e t t r o n t p e u t -

être fin a u x d i l a p i d a t i o n s i n i n t e l l i g e n t e s d o n t j e p a r l e . S ' i l est

dé-

p o u r v u de toute prévoyance et de t o u t e s p r i t de généralisation, S o u l o u q u e s a i t , e n r e v a n c h e , céder à l a p r e s s i o n d ' u n e nécessité immé diate.


E T SON E M P I R E .

251

c a p i t a u x dans une seule m a i n , car c'est par l'absence ou l'éparpillement de l a force productive que l a plus riche et l a m i e u x située des A n t i l l e s en est devenue l a plus i n c u l t e et la plus délaissée. Ces m i l l i o n s n'entrent m a l h e u r e u s e m e n t dans l a cassette impériale que pour sortir i m m é d i a t e m e n t du pays et aller solder à P a r i s , à L o n d r e s , à N e w - Y o r k , les splendides fantaisies de toilette de

s a majesté F a u s t i n . Ajoutons q u e , dans son incor-

r i g i b l e - manie de se voler l u i - m ê m e , Soulouque, n o n c o n t e n t de disposer à son gré d u revenu p u b l i c , fait enc o r e l a contrebande comme u n simple m o r t e l , et que les o b j e t s achetés pour son usage entrent sans payer de d r o i t s (1). L e s recettes officielles de Soulouque passent au dehors comme ses recettes extra-officielles et y sont encore plus m a l employées. Tout ce q u ' i l n ' e n réserve pas pour ses b e s o i n s personnels est dépensé en préparatifs d'extermin a t i o n contre les D o m i n i c a i n s , notamment en achats de n a v i r e s américains, souvent hors de services, q u ' i l surc h a r g e d'artillerie comme pour les rendre plus i m p r o p r e s encore à l a m a r c h e , et que ses matelots nègres font

( 1 ) A l a passion des b e a u x h a b i t s et des b e a u x g a l o n s , s'est a j o u t é e , ces dernières a n n é e s , chez S o u l o u q u e , l a m a n i e d u bâtiment. S a g r a n d e préoccupation est de posséder une m a i s o n dans c h a c u n des î l o t s d e m a i s o n s de l a v i l l e de P o r t - a u - P r i n c e . I l s'est aussi tourné u n peu vers l ' a g r i c u l t u r e et c h e r c h e a c t u e l l e m e n t à r e l e v e r une p l a n t a t i o n assez considérable, d o n t l a n a t i o n l u i a fait c a d e a u , aux e n v i r o n s d e l a c a p i t a l e . M a l h e u r e u s e m e n t , i l a requis e n masse p o u r cette e x p l o i t a t i o n , et à titre de service m i l i t a i r e , tous les c u l t i v a t e u r s des b o r d s de l'Arlibonite, s e u l e p a t r i e d e l ' e m p i r e où le t r a v a i l a g r i c o l a ne fût pas entièrement abandonné.


252

L'EMPEREUR

SOULOUQUE

sauter de temps à autre corps et biens, soit par distract i o n , soit en forçant l a soute aux poudres pour y voler de quoi faire des fusées et des pétards. Inutile de démontrer que ces sortes d'achats, outre qu'ils sont l'occasion d'armements r u i n e u x , sont d'une nature trop exceptionnelle pour alimenter le courant des échanges, et constituent une perte sèche pour le trésor haïtien. U n système où tout est combiné, d'une part pour augmenter les dépenses, d'autre part pour réduire tout à la fois et les recettes et le capital circulant à intérieur, prem i e r mobile de ces recettes, ce système n ' a nécessairement pour issue qu'une émission continue d'assignats : aussi en fabrique-t-on presque sans i n t e r r u p t i o n pour quinze à vingt-cinq mille gourdes par j o u r , et c'est i c i que va se révéler dans tout son éclat le génie financier de Soulouque. Ce q u i soutient, je l ' a i dit, l a circulation de ce fabuleux papier-monnaie, c'est que les importateurs étrangers ont encore l a bonté de le recevoir, mais à l a condition sine quâ non de l'échanger immédiatement et sur place contre des produits du sol, notamment des cafés, q u i sont aujourd ' h u i , avec les bois de t e i n t u r e , presque la seule branche de l'exportation haïtienne. L e simple bon sens conseillait donc de surexciter à tout p r i x l'exportation d u café, afin de neutraliser autant que possible les causes de dépréciation qu'une émission continue et illimitée fait peser sur le signe représentatif de cette production. Soulouque a fait justement le contraire. L'expérience socialiste d u monopole ayant eu pour résultat d'anéantir, ou peu s'en faut, les recettes métalli-


ET

SON E M P I R E .

253

q u e s d u trésor, en mettant en fuite l ' i m p o r t a t i o n étrang è r e qui alimente seule ces recettes, Soulouque i m a g i n a e n 1850 de les remplacer par des ressources en nature. L'appât était d'autant plus tentant q u e , par une coïncid e n c e fort rare, i l arrivait justement cette année-là, d ' u n c ô t é , que l a récolte de café était d'une abondance extraord i n a i r e en Haïti ; d ' u n autre côté, que les cafés étaient fort recherchés et par suite très-chers s u r les marchés d ' E u r o p e . E n même temps q u ' i l retirait l a l o i d u monopole, le g o u v e r n e m e n t haïtien s'adjugea donc le droit d'accaparer p o u r son propre compte, chez les négociants consignataires, à r a i s o n de 50 gourdes le q u i n t a l , c'est-à-dire à près de 40 pour 100 au-dessous d u cours, le cinquième des cafés destinés à l'exportation. Cette perte de quarante pour cent, répartie sur les cinq cinquièmes, se traduit, pour l a masse d e s cafés exportés, par une première surtaxe de 8 p . 100, e t ce n'est pas tout. L e gouvernement s'est réservé de p a y e r ce cinquième accaparé par l u i à 40 pour 100 audessous d u cours en bons de douanes q u ' i l consent à recev o i r pour paiement des droits d'exportation dus sur les q u a t r e cinquièmes restants; mais, comme le négociant détenteur de m i l l e quintaux, par exemple, reçoit en paiem e n t des deux cents q u i n t a u x que l u i enlève l'État, 1 0 , 0 0 0 gourdes en bons de douanes, alors qu'aux termes d u tarif i l ne doit, pour l a sortie des h u i t cents q u i n t a u x restants, que 6,400 gourdes, i l l u i reste pour 3,600 gourdes d e bons sans emploi. Par une de ces singularités de crédit q u ' o n ne rencontre qu'en Haïti, ces bons sans e m p l o i , et dès lors sans valeur, ne perdent à l a négociation qu'env i r o n 50 pour 1 0 0 , ce q u i , pour m i l l e quintaux de café 15


254

L'EMPEREUR

SOULOUQUE

valant sur le marché de production 80,000 gourdes, réduit cette nouvelle perte à 1,800 gourdes, ou à u n peu plus de 2 pour 100. Ce 2 pour 100, j o i n t au 8 pour 100 mentionné plus h a u t , porte à plus de dix pour 100 l a surtaxe dont la nouvelle combinaison financière de M . Salomon a grevé l'ensemble de l'exportation des cafés (1). Or, en temps ordinaire, les cafés de notre ancienne coJonie, b i e n que d'excellente qualité, se plaçaient déjà assez difficilement sur les marchés d'Europe, ce q u ' o n attribue à l'imperfection des procédés de nettoyage. Qu'arriverat-il donc le j o u r où, n'étant plus soutenus au l i e u de production par les conditions de bon marché résultant de la surabondance de l a récolte, et au l i e u de consommation par l a fermeté exceptionnelle des p r i x , ces cafés se présenteront en outre sur les marchés d'Europe avec une surcharge de 10 à 11 pour 100? L e consommateur n'en voudra p l u s , l'exportateur n ' e n demandera p l u s , et le cultivateur n ' e n produira plus (2). Il faudra u n temps

(1) C e t expédient f i n a n c i e r e s t , b i e n e n t e n d u , veaux tripotages.

C'est a i n s i ,

par e x e m p l e ,

que

l ' o c c a s i o n de

nou-

l a vente d u

quième de l a récolte 1850-1831 fut grevée d e d e u x p o t s - d e - v i n 5 fr

cinde

c h a c u n p a r q u i n t a l de cent l i v r e s .

(2) O u n'en r a m a s s e r a p l u s , p o u r p a r l e r exactement. L a c u l t u r e d u café se réduit, en effet, a u j o u r d ' h u i , à S a i n t - D o m i n g u e , à l a cueillette des g r a i n s q u i t o m b e n t périodiquement des a n c i e n s p l a n t s de caféier, d o n t pas u n s e u l n'est renouvelé. L e s n o i r s l a i s s e n t même se p e r d r e s u r p l a c e une p o r t i o n p l u s o u m o i n s considérable de cette précieuse denrée, s e l o n q u ' e l l e se v e n d p l u s o u m o i n s b i e n en E u r o p e et q u ' i l en faut une quantité m o i n d r e ou p l u s forte p o u r représenter les q u e l ques aunes de cotonnade dées p a r c h a q u e

et les q u e l q u e s l i v r e s de salaisons d e m a n -

f a m i l l e au

c o m m e r c e extérieur. C ' e s t grâce

m a r g e laissée p a r cet excédant que l ' e x p o r t a t i o n des cafés

à la

d u pays


E T SON E M P I R E .

255

p l u s ou moins long pour que l a situation que je signale p r o d u i s e ses conséquences extrêmes ; mais elles sont inév i t a b l e s , si ce monopole partiel est m a i n t e n u . L e café m a n q u a n t , l'importation arrêtera ses e n v o i s , car i l n'est p a s probable qu'elle consente à échanger des cargaisons d e viandes, de farines, de t i s s u s , etc., contre des cargais o n s de bois de teinture, que les bâtiments ne prennent q u e comme appoint et souvent même comme lest. L ' i m p o r t a t i o n s'arrêtant, l a circulation de l a gourde dont elle e s t l'unique soutien s'arrêtera aussi, d'autant plus que l e s trois ou quatre éléments d'échange intéreur que possède Haïti proviennent du sol et se trouvent, v u l'extrême d i v i s i o n de l a propriété, presque toujours réunis dans l a m ê m e m a i n , ce q u i suffit à paralyser l'échange. Privée du même coup des recettes d ' i m p o r t a t i o n , des recettes d'exportation et de l'impôt territorial que le cont r i b u a b l e ne pourra plus payer q u ' e n chiffons de papier s a l e , Sa Majesté n'aura plus qu'une ressource pour soup e u t résister encore à l'enchérissement f a c t i c e d o n t l e s a frappés l ' a c c a p a r e m e n t d u cinquième. M a i s l e m i r a c l e de fertilité d o n t je p a r l e n e saurait se c o n t i n u e r indéfiniment. L e s v i e u x caféiers et l e u r s reje t o n s sont g r a d u e l l e m e n t étouffés p a r l a f o r m i d a b l e p u i s s a n c e de végétation des forêts q u ' o n l'excédant en

l e u r a v a i t p r i m i t i v e m e n t donné p o u r a b r i ;

q u e s t i o n disparaîtra, l a p r o d u c t i o n f i n i r a

même p a r

d e v e n i r insuffisante, d'où une d o u b l e cause d'enchérissement réel q u i , s ' a j o u t a n t aux conséquences économiques de l ' a c c a p a r e m e n t d u c i n q u i è m e , f e r m e r a les marchés d ' E u r o p e aux cafés d'Haïti. I l ne r e s t e r a p l u s a l o r s q u ' u n m o y e n de reconquérir ces marchés : le r e n o u v e l l e m e n t des p l a n t s ; m a i s l e s n o i r s , que l a p e r s p e c t i v e d ' u n profit i m m é d i a t et c e r t a i n ne p e u t faire a u j o u r d ' h u i s o r t i r de l e u r

apathie,

n ' e n s o r t i r o n t pas à p l u s forte r a i s o n d e v a n t l a p e r s p e c t i v e d ' u n p r o f i t hypothétique et à l o n g t e r m e .


256

L'EMPEREUR

SOULOUQUE

tenir quelque temps encore l a splendeur de son trône : c'est de vendre ses ducs, ses comtes, ses barons aux p l a n teurs de Cuba et de Puerto-Rico. Quant aux paysans n o i r s , du moment où l a cessation des transactions l e u r aura enlevé toute chance d'accroître leur bien-être par le t r a v a i l , ils ne tarderont pas à s'enfermer dans ce problème : obten i r le nécessaire au p r i x de l a moindre fatigue possible. — Ce problème, neuf Haïtiens sur d i x se le sont déjà posé, et le bananier l ' a résolu. J ' a i entendu force gens soutenir que cette solution'est l a meilleure, et s'extasier sur le bonh e u r d'un peuple q u i n'aurait qu'à d o r m i r deux ou trois ans de suite pour se réveiller en plein âge d'or. I l y a là, à tout prendre, quelque chose de v r a i . L e seul inconvénient de ce bonheur, c'est de supprimer, avec l a nécessité d u t r a v a i l , le sentiment de l a solidarité sociale, de détruire avec ce sentiment le respect de l a propriété, de préparer dès lors l a disette par l a disparition graduelle des bananes, que le plus fort volera au plus faible et dont c e l u i - c i n'aura plus intérêt à soigner l a reproduction, et d'amener finalement l ' h o m m e à considérer son semblable comme u n repas servi par l a nature. Certaines peuplades océaniennes, n o n moins privilégiées que les sujets de Soulouque sous le rapport d u c l i m a t , justifient cette hypothèse inquiétante. E n somme, plus nous retournons cette vivante énigme q u i a n o m Soulouque, plus l'énigme s'obscurcit. Jamais forces, garanties, aptitudes civilisatrices aussi nombreuses ne se seront trouvées accumulées dans l a même m a i n , et jamais recul plus gratuit vers l a barbarie n ' a u r a été exécuté avec u n plus désespérant esprit de suite. Selon q u ' i l


E T SON E M P I R E .

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p l a i r a à cet indéchiffrable monarque d'entrer dans l a voie o ù l'appellent son intérêt et ses i n s t i n c t s , ou de rester d a n s celle où le pousse je ne sais quel mobile occulte, H a ï t i sera prospère dans d i x ans ou anthropophage dans v i n g t ans. Soulouque cache-t-il son jeu? I l le donnait p r e s q u e à entendre u n j o u r q u ' i l disait à q u e l q u ' u n : « P o u r m'arracher m o n secret, i l faudrait m ' o u v r i r c o m m e u n maquereau! » L'opération serait trop comprom e t t a n t e pour Sa Majesté noire ; essayons donc de cherc h e r ce secret a i l l e u r s : — dans cette petite république d o m i n i c a i n e dont l'obstination à demeurer république e r

coûte tant d'insomnies et de déboires à F a u s t i n I .



XV

L a république dominicaine.

L'état social de l a partie espagnole de Saint-Domingue o f f r a i t , à l'époque de l a première révolution, u n contraste p a r f a i t avec celui de l a partie française. Tandis qu'ici les p r i n c i p e s vraiment chrétiens déposés dans l'édit de 1698 a v a i e n t graduellement fait place à une législation q u i flét r i s s a i t les mariages m i x t e s , entravait les affranchissem e n t s et érigeait ouvertement, à l'égard des affranchis, l e préjugé de couleur en moyen de police, là tout était organisé pour faciliter l a fusion des deux races. L e code des I n d e s reconnaissait les mariages de maître à esclave, perm e t t a i t l'affranchissement d'une manière absolue, laissait d e fait à l'esclave l a faculté de se racheter en le reconnaiss a n t propriétaire des fruits acquis en dehors d u travail dû


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aux maîtres, et assimilait presque en tout l'affranchi a u x blancs. Les mœurs espagnoles, avec leurs tendances d'égalité pratique qui n'excluent pas l a subordination, mais l u i donnent u n caractère patriarcal, favorisaient encore le rapprochement, et des circonstances locales ajoutaient à cette influence des mœurs. A u moment même où les travaux des mines achevaient de dévorer le peu d'indigènes q u i avaient échappé à la férocité des premiers conquistadores, l'occupation du Mexique et d u Pérou ouvrait à l'esprit d'aventures u n champ illimité. L'absence de bras d'une p a r t , l'appât de l'inconnu de l ' a u t r e , firent émigrer vers l a terre ferme la portion l a plus entreprenante de l a p o p u l a t i o n , et l a grande culture, q u i supprime tout contact entre le maître et l'esclave, demeura à peu près inconnue dans l a colonie naissante. L a servitude des n o i r s , q u i étaient venus y remplacer les Indiens (déclarés libres par les édits répétés de l a métropole), se transforma en domesticité. L a plupart des colons avaient d'ailleurs embrassé l'occupation favorite des Espagnols de cette époque : i l s s'étaient faits pasteurs, et l'isolement que crée ce genre de v i e , l a communauté d'idées, d'éducation, de besoins, les relations d'égalité à peu près absolue q u ' i l amène à l a longue entre le maître et le serviteur firent le reste. L a double couche de sang l i b r e que l a race conquérante et le dernier noyau de l a race indigène (1) mêlaient a u sang (1) Q u a t r e

m i l l e indigènes s'étaient groupés a u t o u r d u

cacique

H e n r i , a v e c l e q u e l l ' E s p a g n e finit p a r t r a i t e r de p u i s s a n c e à p u i s s a n c e . L e u r d e s c e n d a n c e , q u o i q u e considérablement m é l a n g é e , se reconnaît e n c o r e à l a beauté de l a c h e v e l u r e , q u ' h o m m e s et f e m m e s t i e n n e n t à


ET

SON E M P I R E .

261

a f r i c a i n s'en distinguait d'ailleurs si peu dès l a seconde génération, le teint bronzé de l ' E s p a g n o l , le teint cuivré d e l ' I n d i e n et le teint bistré d u mulâtre tendaient tellem e n t à se confondre sous l'influence d'une hygiène et d ' u n climat c o m m u n s , que les observateurs intéressés, — s ' i l - y en avait eu, — auraient été souvent fort embarrassés d e retrouver sur les visages le secret d'une généalogie p e r d u e dans les savanes et les bois. Ce travail de fusion, q u e ne venaient ralentir n i l ' i m m i g r a t i o n européenne s o u s le rapport m o r a l , n i l ' i m m i g r a t i o n africaine sous le r a p p o r t physiologique, se résumait au m o m e n t de l a révol u t i o n par les chiffres suivants : 25,000 blancs de race espagnole p u r e ; — 15,000 Africains q u i , par leur dissémin a t i o n , échappaient à toute propagande insurrectionnelle, et d'ailleurs trop fiers de l a supériorité sociale q u ' u n cont a c t j o u r n a l i e r avec les maîtres leur donnait sur les esc l a v e s de l a partie française pour consentir à i m i t e r ceuxc i , q u ' i l s appelaient orgueilleusement « les nègres; » — e n f i n 73,000 sang-mêlés q u i se disaient volontiers blancs, et q u i , ne soulevant autour d'eux aucune objection i n j u r i e u s e , avaient fini par se considérer comme tels (1). L'élém e n t dissolvant de l a colonie française était ainsi devenu l'élément conservateur de l a colonie espagnole. L a vanité, q u i là creusait u n abîme de haines entre les trois classes, a v a i t opéré i c i leur cohésion.

g r a n d h o n n e u r de p o r t e r lisse et flottante. D e s c o n n a i s s e u r s ont prétend u d i s t i n g u e r l e s f e m m e s d ' o r i g i n e i n d i e n n e à ce s i g n e , que l e s v e i n e s , au

l i e u de se d e s s i n e r en b l e u sous l e u r p e a u , s'y d e s s i n e n t e n r o u g e . (1) Nous

Saint-Remy.

empruntons

ces

chiffres a u l i v r e de M . L e p e l l e t i e r de


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

Les troubles de l a partie française ne servirent qu'à rendre cette cohésion plus étroite. L a guerre ayant éclaté entre l'Espagne et l a France, le gouverneur espagnol comm i t l a faute d'attirer et d'enrôler les bandes de Jean-François et de Biassou. Ils entrèrent dans l'est comme en pays conquis, exigeant des titres, des cordons, une pension de 100,000 livres chacun, et massacrant de temps à autre les émigrés royalistes, dont i l s s'étaient déclarés les protecteurs. Jean François en égorgea d ' u n seul c o u p , à FortD a u p h i n , u n m i l l i e r (1) sous les yeux de l'autorité espagnole, q u i leur avait donné asile et q u i n'osa pas même protester. Pendant que l a minorité esclave, comparant l a douceur de sa servitude avec l'étrange liberté dont jouissaient les soldats de Jean-François, mutilés, tués ou vendus au moindre caprice d u maître, se fortifiait de plus en plus dans son mépris des « nègres » et de l a révolution, la minorité blanche et l a majorité sang-mêlée éprouvaient une commune i n d i g n a t i o n , une commune terreur en se voyant à l a merci de ces masses sauvages dont chaque pas avait été marqué, sur l a frontière, par u n massacre de mulâtres ou de blancs. Lorsque l a paix de Bâle nous eut donné l'île entière, et que Toussaint, se disposant à escamoter l a partie espagnole comme i l avait escamoté l a partie française, signifia qu'il allait v e n i r prendre possession de l'est au nom de la France, pet accord de répugnances et de craintes se manifesta plus énergiquement encore. Une députation des paroisses alla supplier les deux métropoles de se concerter pour que l a cession de l'est fût (I) M a d i o u , Histoire

d'Haïti.


ET

SON EMPIRE.

263

retardée jusqu'au moment où l a France serait en mesure d ' e n prendre possession au l i e u et place de son soi-disant délégué; m a i s , avant que l a réponse arrivât, R i g a u d , q u i t e n a i t seul en échec Toussaint, fut abattu, et c e l u i - c i , l a i s s a n t à Dessalines le soin d'achever le massacre des h o m m e s de couleur d u s u d , retourna brusquement vers l a partie espagnole. L e mulâtre Chanlatte et le général K e r v e r s e a u , q u i servait sous ses ordres, essayèrent vainem e n t , à l a tète de cent cinquante Français et d'une autre poignée de D o m i n i c a i n s , de barrer le passage à l'armée n o i r e . Quant au gouverneur espagnol, i l se borna à u n s i m u l a c r e de défense, et Toussaint resta maître de ce m a gnifique t e r r i t o i r e , où son approche avait fait le désert. T o u t ce q u i avait p u fuir avait f u i . Ceci se passait en 1801. L'année suivante, deux frégates apparurent à l'horizon de Santo-Domingo. A ce signal m u e t de délivrance, sans môme savoir si l e débarquement était possible (l'état de l a m e r ne le permit pas), cent c i n quante créoles, groupés autour de quelques Français, s'emparèrent de l ' u n des forts, e n massacrèrent l a g a r n i s o n , et forcés, faute de secours, de se jeter dans l a c a m p a g n e , y propagèrent le soulèvement. A u bout de vingt j o u r s , tout l'est était soumis à sa nouvelle métropole. Après le désastre q u i frappa l'armée de L e c l e r c , et quand notre drapeau, à peine entouré de quelques centaines de soldats, semblait plus compromettant que protecteur pour l a population q u ' i l abritait, l'est eut seul le courage de rester français, préférant a u x risques de l a domination n o i r e , et même a u x garanties de sécurité matérielle que l u i offrait le protectorat b r i t a n n i q u e , les dangers de l a


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

fidélité. Cette i n v i n c i b l e horreur d u joug n o i r , cette confiance dans le drapeau français sont restées jusqu'à ces dernières années les deux traits distinctifs de l'esprit p u blic d o m i n i c a i n . Dessalines en venant peu après, à l a tète de vingt-deux m i l l e noirs, semer le massacre, le pillage et l a dévastation jusqu'aux portes de Santo-Domingo, et le général F e r r a n d en l'obligeant à l a retraite, justifièrent cette double tendance. L e dévouement des Dominicains à l a France ne se démentit q u ' u n moment. Sous l'habile administration de F e r r a n d , l'ancienne audience, naguère l a plus désolée des colonies espagnoles, avait rapidement changé d'aspect. Les services publics avaient été organisés, des routes percées, des débouchés extérieurs ouverts ; mais quatre ans s'étaient déjà écoulés sans que l a France, absorbée par ses luttes continentales, semblât se souvenir qu'au fond d u golfe d u Mexique une poignée de citoyens français abandonnés à eux-mêmes entre u n ennemi s i x fois plus nombreux et l'Océan s i l lonné par les croisières d ' u n autre ennemi attendaient de l a métropole u n signe d'encouragement, u n gage au moins verbal de protection. Une sourde désaffection commença. Sur ces entrefaites eut l i e u l ' i n i q u e invasion de l'Espagne par Napoléon, et le noyau castillan de Saint-Domingue se sentit atteint au cœur par cette commotion électrique q u i , des Pyrénées à Cadix, de Cadix a u x A n t i l l e s , des A n t i l l e s à l a m e r V e r m e i l l e , soulevait l a race espagnole contre nous. Ces deux griefs furent habilement exploités par le gouverneur de Puerto-Rico, et surtout par les agents a n g l a i s , q u i ne cessaient de montrer a u x D o m i n i c a i n s d ' u n côté une innombrable armée noire prête à profiter, d ' u n


ET

SON E M P I R E .

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m o m e n t à l'autre, pour les envahir, de l'abandon où les l a i s s a i t l a F r a n c e , de l'autre une escadre britannique d é c i d é e à les protéger contre les rancunes de l a France, en a t t e n d a n t que l'ancienne mère patrie fût elle-même en m e s u r e de les secourir. U n e insurrection éclata dans le c a n t o n de Seybo, et le chef des insurgés , don J u a n Sanc h e z R a m i r e z , créole espagnol, réunit bientôt autour de l u i e n v i r o n deux m i l l e hommes. F e r r a n d alla à l e u r renc o n t r e avec c i n q cents h o m m e s , q u i , après u n combat de q u a t r e heures, furent enveloppés et m i s en déroute. F e r r a n d se brûla l a cervelle sur le champ de bataille, et les q u e l q u e s détachements français disséminés dans l a col o n i e se replièrent vers Santo-Domingo, place q u i n'était protégée que par u n mauvais m u r d'enceinte, sans fossés, m a i s que le général de brigade Barquier se m i t en tête de défendre contre les efforts combinés des insurgés et de l a croisière anglaise. L e peu de vivres q u i se trouvait dans l a place ou que d e s corsaires étaient parvenus à y jeter fut bientôt épuisé, et o n mangea les chaussures, les h a r n a i s , les buffleteries, q u i finirent par s'épuiser aussi. I l fallut alors faire une s o r t i e et gagner une bataille chaque fois qu'on voulait d î n e r . A la guerre comme à l a guerre ! et ce dîner se comp o s a i t tout bonnement d'une racine empoisonnée, appelée gualliga., q u i croissait par bonheur en abondance aux e n v i r o n s de l a v i l l e et dont on amortissait quelque peu les propriétés vénéneuses après s i x jours de manipulations très-compliquées. A u bout de h u i t mois et après onze sort i e s , onze batailles, onze victoires, dont chacune coûtait f o r t cher à l ' e n n e m i , l a fatalité s'en mêla décidément : l a


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gualliga manquait, et, comme une contrariété n ' a r r i v e jamais seule, l a croisière anglaise, devenue peu à p e u une escadre, se préparait au débarquement. B a r q u i e r q u i avait refusé jusqu'au bout de traiter avec les insurgés se résigna donc à proposer au commandant des forces britanniques une capitulation très-fière et telle qu'auraient p u l'exiger de braves gens encore approvisionnés de gualliga. Je sais quelque chose de presque aussi beau que cet héroïsme s u r h u m a i n complétement ignoré en France et q u i avait l a conscience de son obscurité : c'est l'allocution adressée par le major général sir H u g h L y l e Carmichaël à ses troupes en prenant possession de l a place : « Soldats, dit sir H u g h , vous n'avez pas eu l a gloire de vaincre l a brave garnison que vous remplacez ; mais vous allez reposer vos têtes sur les mêmes pierres où d'intrépides soldats venaient se délasser de leurs glorieux travaux après avoir bravé les dangers de l a guerre et les horreurs de l a faim. Que ces grands souvenirs i m p r i m e n t dans vos cœurs des sentiments de respect et d'admiration pour e u x , et souvenez-vous q u e , si vous suivez u n jour cet exemple, vous aurez assez fait pour votre gloire. » B a r q u i e r et le d i m i n u t i f de garnison q u ' i l commandait sortirent avec les honneurs de l a guerre, et furent conduits en France aux frais de l a Grande-Bretagne. Voilà par quels magnifiques souvenirs se clot l'histoire de notre passagère domination à Santo-Domingo. A l ' i n volontaire respect qu'ils laissaient au cœur des habitants, v i n r e n t se j o i n d r e , l a première effervescence d'espagnolisme passée, les regrets d u contraste. L e traité de Paris avait confirmé l a rétrocession q u i s'était opérée de fait en


ET SON EMPIRE.

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faveur de l'Espagne, et cette belle colonie, à q u i quatre années d'une administration française fonctionnant dans les circonstances les plus défavorables avaient suffi à révéler le secret de ses richesses, retrouva son ancienne métropole plus p a u v r e , plus affaiblie, plus impuissante à l a vivifier que jamais. L a mémoire du général F e r r a n d devint et est restée jusqu'à ce j o u r dans l a partie espagnole l'objet d'un véritable culte. E n 1 8 2 1 , u n avocat nommé Nuñez Caserès profita de l a réaction de mécontentement o u d'indifférence q u i s'était opérée autour d u drapeau espagnol pour arborer à SantoDomingo le drapeau colombien et se proclamer président ; mais une vieille rivalité municipale existait entre Santiago, v i l l e importante de l'intérieur, et Santo-Domingo : une scission éclata presque immédiatement, et les quadruples sauvés par Boyer d u pillage d u trésor de C h r i s tophe jouèrent, d i t - o n , de part et d'autre u n rôle i m p o r tant dans l'affaire. V u à distance, le mouvement q u i venait de soumettre toute l a partie française au successeur de Pétion pouvait passer pour une réaction mulâtre, et c e l u i - c i , q u i convoitait ardemment l'est, y avait h a b i lement semé l a d i v i s i o n , espérant qu'à l a faveur de l'espèce de solidarité que sa couleur, son récent triomphe sur l'influence africaine établissaient entre l a majorité sangmêlée de l a partie espagnole et l u i , i l se ferait aisément accepter comme médiateur. E n effet, une des deux factions l'appela. Sous l ' i m p r e s s i o n de l a sécurité relative q u ' i l i n s p i r a i t , r i e n n'avait été organisé pour l a défense, et son armée, divisée en deux corps q u i pénétrèrent l ' u n par le n o r d , l'autre par le s u d , a r r i v a sans coup férir à


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Santo-Domingo, où i l n'eut r i e n de plus pressé que de proclamer la constitution de l'ouest (9 février 1822). Le noyau castillan n'avait partagé cependant n i cette indifférence n i cette sécurité. Devinant d'avance où v o u lait en venir Boyer et ne pouvant pas attendre le m o i n d r e secours d u gouvernement de M a d r i d , i l se souvint d u d r a peau q u i , deux fois déjà, avait sauvé l a partie espagnole de l ' i n v a s i o n de l'ouest, et une députation de notables se rendit secrètement auprès du gouverneur de l a M a r t i n i q u e pour solliciter l a protection de l a France. U n e flottille commandée par le contre-amiral Jacob se dirigea aussitôt vers Saint-Domingue; m a i s , dans l ' i n t e r v a l l e , l'escamotage annexioniste de Boyer s'était accompli. Les troupes n o i r e s , q u i inondaient déjà tout le p a y s , y comprimaient par l a terreur l'explosion des tendances françaises, et le contre-amiral Jacob n ' a r r i v a à temps que pour r e c u e i l l i r ceux des habitants q u i s'étaient le plus ouvertement c o m promis à notre i n t e n t i o n . L'habileté dont Boyer venait de faire preuve l'abandonna dans l'administration de cette facile conquête. Appliquer ouvertement, dans u n pays où le quart de l a population est d'origine blanche et où l a moitié des sangmêlés revendiquent cette origine (1), l'article de l a constition q u i interdisait l a propriété aux b l a n c s , i l n ' y fallait pas songer ; mais Boyer l'appliqua d'une façon indirecte, soit en obligeant à se naturaliser Haïtiens les blancs, tant Français qu'Espagnols, q u i voudraient continuer à ré-

(1) L e s métis c l a i r s s ' a p p e l l e n t eux-mêmes « b l a n c s d u p a y s (blancos de ta tierra).

»


ET

SON E M P I R E .

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s i d e r dans le pays comme propriétaires (1), soit en confisq u a n t les biens des propriétaires absents q u i ne v i e n d r a i e n t pas faire valoir leurs droits dans u n délai d ' u n a n , prorogé de quatre mois pour sauver l'hypocrisie des f o r m e s , soit en exigeant enfin l a présentation des titres d e propriété dans u n pays où l a propriété ne reposait s o u v e n t que sur l a tradition orale. S i quelque blanc prot e s t a i t , i l était persécuté, emprisonné, parfois même f u s i l l é , et le découragement ou l a terreur chassaient l'une après l'autre le peu de familles considérables q u i étaient p a r v e n u e s à éluder le bannissement déguisé dont ces i n i quités fiscales frappaient l a race européenne. Avec elle disparaissaient de j o u r en j o u r d u sol « les talents, les r i c h e s s e s , le commerce, l'agriculture (2). » E n p e u d'ann é e s , les énormes accumulations de numéraire que les s o b r e s descendants des premiers colons laissaient s'ent a s s e r de génération en génération dans leurs coffres a v a i e n t d i s p a r u , et l'invasion d u papier-monnaie haïtien a v a i t achevé de paralyser l a faible circulation commerc i a l e qu'entretenaient les lents déplacements de ce numér a i r e . Les routes créées par F e r r a n d n'étaient plus viables,

(1)

L e s b l a n c s q u i ne v o u l a i e n t pas r e n i e r l e u r nationalité et prêter

s e r m e n t à B o y e r a v a i e n t , i l est v r a i , l a faculté d e v e n d r e l e u r s t e r r e s ; m a i s u n système q u i r e p o u s s a i t l e s b l a n c s établis d a n s l'est r e p o u s sait

à plus

forte r a i s o n l ' i m m i g r a t i o n e u r o p é e n n e , q u i seule eût p u

l e u r f o u r n i r des acquéreurs, l e s g e n s d u p a y s possédant c e n t fois p l u s de

t e r r e s q u ' i l n ' e n p o u v a i e n t c u l t i v e r . Cette faculté n'était d o n c q u e

dérisoire. (2) M a n i f e s t e des insurgés d o m i n i c a i n s . — A l a c h u t e d e B o y e r , le chiffre

d e l a p o p u l a t i o n de l ' e s t , q u i , v i n g t ans a u p a r a v a n t , s'élevait

à e n v i r o n 125,000 â m e s , se t r o u v a i t réduit à e n v i r o n 85,000 âmes.


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L'EMPEREUR

SOULOUOUE

et, par l a désertion graduelle des pavillons étrangers, l a production agricole était presque descendue au n i v e a u de la consommation intérieure. L a v i e i l l e université de SantoD o m i n g o , q u i appelait naguère à elle l a jeunesse espagnole des îles et d u continent v o i s i n , n'ouvrait même plus ses salles vides à l a jeunesse d u pays, condamnée au maigre brouet intellectuel d ' u n budget de l ' i n s t r u c t i o n publique q u i s'élevait, pour l a république entière, à quinze mille francs. I l n'était pas jusqu'aux restes architecturaux de l'ancienne magnificence castillane q u i , par u n effrayant s y m b o l e , ne se fussent écroulés sous ce souffle de barbarie. Boyer ne laissait même pas aux Dominicains le bénéfice de l'état de barbarie. Les deux grandes ressources de toute organisation sociale imparfaite, — l'élève des bestiaux q u i , dans ce climat privilégié, sur cet immense sol presque vierge, n'exige n i argent, n i soins, — l a coupe des bois précieux, travail q u i porte avec l u i sa rémunération immédiate, — n'échappèrent pas plus que le reste à l'avidité besoigneuse du gouvernement de Port-au-Prince. Les vastes terrains concédés aux premiers colons s'étaient presque partout transformés en hattes (pacages), dont les descendants de ces colons jouissaient en c o m m u n . Sous prétexte d'appliquer à l'est le système territorial de l'ouest, Boyer exigea que les hattes fussent partagées entre tous les ayant-droits, et, comme ceux-ci ne s'étaient guère m i s en peine de conserver les titres d'une copropriété que personne ne leur contestait jusque-là, cette prescription, en apparence si inoffensive, aboutissait à l a confiscation pure et simple des pacages c o m m u n a u x . L e morcellement seul


ET

SON E M P I R E .

271

d e ces pacages aurait d'ailleurs suffi à r u i n e r l'élève des b e s t i a u x . L a mesure dont i l s'agit trouva tant de résistance dans l'application, qu'elle ne pesa guère sur les hatt i e r s qu'à l'état de menace ; mais c'en était assez pour leur r e n d r e odieux le j o u g de Port-au-Prince. Une intolérable fiscalité v i n t paralyser plus tard l a coupe des bois d'acaj o u , et acheva d'étendre aux campagnes le découragement et les rancunes que l'anéantissement d u commerce, l a p r o s c r i p t i o n matérielle ou morale q u i pesait sur l'élite de l a population, avaient semés dans les villes. Ajoutons que, n o n content d'associer les habitants de l'est à sa barbarie présente, Haïti les avait rendus responsables de son passé, e n l e u r faisant payer leur quote-part de l'indemnité française, q u ' i l s ne devaient pas. Les atteintes portées par Boyer au sentiment catholique des D o m i n i c a i n s , q u i sont restés religieux comme des E s pagnols d u x v siècle, auraient au besoin suffi à grouper dans une commune antipathie les divers éléments de cette population. J ' a i dit q u e , sous le rapport r e l i g i e u x , l'ancien parti mulâtre en était encore aux idées de l a révolution et du directoire. D u choc de ce plilosophisme béat, q u i ne croyait qu'au compère M a t t h i e u , avec ce catholicisme ard e n t , q u i ne croit q u ' a u x miracles, devaient j a i l l i r de mortelles susceptibilités, et le gouvernement de Port-auP r i n c e fit saigner comme à plaisir l a blessure. L e trésor des églises assouvit plus d'une fois sa pénurie financière. Les presbytères, les chapitres, les couvents furent expropriés de leurs terres et de leurs rentes au profit d u domaine. L e s tracasseries, les h u m i l i a t i o n s de toute espèce ne f'ue


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

rent pas plus épargnées à ce tout-puissant clergé d o m i n i cain, en q u i se personnifiait depuis les premiers temps de l a conquête l a suprématie des Indes, qu'aux prêtres de convention de l a partie française. L'archevêque p r i m a t de Santo-Domingo, q u i passait cependant pour avoir prêté l a m a i n à l ' a n n e x i o n , rendit cet antagonisme plus saisissable encore en refusant d'étendre sa j u r i d i c t i o n sur l'ouest, et acheva de frapper l'imagination des masses en désertant son siége pour aller m o u r i r dans u n couvent de Cuba. L'exclusion systématique q u i les écartait graduellement des emplois publics, l a présence de nombreuses g a r n i sons noires dans chacune de leurs v i l l e s , les avanies quotidiennes auxquelles les exposait ce contact sous u n régime où l a partialité en faveur des noirs était érigée en m o y e n de gouvernement, tout concourait à donner a u x Dominicains ce rôle de vaincus q u i , à défaut même d'autres griefs, légitime l a révolte. A l a première nouvelle de l'insurrection des Cayes (1843), l'ancienne audience espagnole, Santo-Domingo en tête, se souleva en masse contre Boyer. L a pensée d'une scission ne d o m i n a i t pas d'ailleurs dans ce premier soulèvement ; car l a partie espagnole e n voya des députés à l a constituante de P o r t - a u - P r i n c e ; mais c'est là même que l a rupture définitive devait s'accomplir. L a députation dominicaine choisit noblement son terr a i n . L'est consentait à ne pas se séparer de l'ouest, mais à l a condition que l'ouest ne s'obstinerait plus à se séparer de l a civilisation et que l ' i m m i g r a t i o n blanche cesserait d'être repoussée. Soit que l a condition comminatoire


ET

SON E M P I R E .

273

q u ' i m p l i q u a i t ce dernier effort de conciliation ne fût pas c o m p r i s e , soit qu'on crût pouvoir dédaigner les menaces d ' u n e population s i x fois moins nombreuse que celle de l a partie française, l'exclusion des blancs fut maintenue. L'égalité absolue des cultes fut en outre introduite pour l a première fois dans l a foi fondamentale,

et cette i n n o v a -

t i o n , où l'esprit d ' i m i t a t i o n avait probablement plus de p a r t que l'esprit de système, put être considérée par les D o m i n i c a i n s comme l a consécration légale et par suite l'aggravation des atteintes portées sous Boyer à leur sent i m e n t religieux. « S i , lorsque le catholicisme était l a rel i g i o n de l'État, ses ministres avaient été méprisés et v i l i pendés, que serait-ce maintenant q u ' i l allait être entouré d e sectaires et d'ennemis (1)? » A p a r t i r de ce moment, t o u s les districts de l'est se préparèrent à l ' i n s u r r e c t i o n , p e n d a n t que les députés d o m i n i c a i n s , q u i continuaient de siéger pour l a forme dans l a constituante, faisaient de secrètes démarches auprès d u contre-amiral de Mosges, c o m m a n d a n t les forces navales françaises, de M . A d o l p h e B a r r o t , envoyé à Port-au-Prince pour traiter l a question d e l'indemnité, et de M . L e v a s s e u r , notre consul général. L e s députés dominicains demandaient le concours de l a F r a n c e à l a scission q u i se préparait, nous offrant, e n échange, soit l a suzeraineté, soit le protectorat, soit l a cession pure et simple de leur territoire. Nos agents refusèrent de se prononcer, se bornant à transmettre ces o u v e r t u r e s au gouvernement français ; mais entre les oppresseurs et les opprimés, entre Port-au-Prince q u i re(1) M a n i f e s t e d e l ' i u s u r r e c t i o u d o m i n i c a i n e .


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

poussait l a civilisation et Santo-Domingo q u i l'appelait, entre ces Haïtiens q u i , pour p r i x du généreux abandon de nos droits, pour p r i x de notre patience systématique dans l'affaire de l'indemnité, érigeaient l a haine d u n o m français en principe constitutionnel, et ces D o m i n i c a i n s q u i , ne nous devant r i e n après tout, appelaient pour l a quatrième fois depuis cinquante ans ce drapeau français qu'ils avaient été les derniers à défendre dans l'île, les sympathies de notre gouvernement

pouvaient-elles être dou-

teuses? Les députés de l'est crurent donc pouvoir se dispenser de dissimuler leurs espérances, et u n beau j o u r Hérard les lit arrêter. M . Levasseur obtint leur mise en liberté, et les D o m i nicains ne virent là qu'un gage formel de notre protection. L'arrivée à Santo-Domingo de M . Juchereau de St-Denis, consul désigné pour le Cap et q u i , par suite de l a destruct i o n de cette v i l l e , avait obtenu d u gouvernement haïtien que sa résidence fût transférée dans l a capitale de l'est, l a présence des bâtiments français q u i avaient transporté M . Juchereau de Saint-Denis et les députés dominicains délivrés à l a sollicitation de M . Levasseur, le langage peu diplomatique, mais ardemment sympathique de nos m a r i n s , — tout contribua à fortifier les Dominicains dans cette conviction. B i e n que nos agents se tuassent de dire que l a France ne s'était pas prononcée, bien que le chef de la députation d o m i n i c a i n e , M . Baëz, conseillât tout le p r e m i e r d'attendre cette décision pour a g i r , Santo-Domingo (27 février 1844) donna le signal d u soulèvement, q u i se propagea, avec l a rapidité de l'éclair, dans toute l a partie espagnole.


E T SON E M P I R E .

275

M . Juchereau de Saint-Denis put d u moins prévenir les suites d'une impatience q u ' i l n'avait pas été en son pouv o i r de comprimer. L a garnison haïtienne de Santo-Dom i n g o était parfaitement en mesure d'écraser l a v i l l e ; i l obtint qu'elle capitulât. L e chancelier d u consulat, M . Terny, prit même sur l u i de vaincre les dernières hésitations d u commandant haïtien en allant, tout essoufflé, annoncer à celui-ci q u ' u n corps innombrable d'insurgés devait, dans quelques instants, v e n i r l'égorger, l u i et ses soldats. — « Mais je ne vois personne, dit le commandant e n mettant le nez à l a fenêtre. — C'est que sans doute i l s sont à dîner répondit avec beaucoup d'aplomb M . T e r n y , dont l'observation produisit d'autant plus d'effet q u ' e l l e avait le mérite de l a couleur locale. — Je n ' y pensais pas! » dit à son tour l e commandant, et l a garnison haïtienne s'embarqua. L'insurrection p u b l i a u n long manifeste destiné à étab l i r ses griefs et ses droits auprès des nations civilisées, à q u i elle rouvrait l'île. Les Dominicains déclaraient se soul e v e r en vertu d u principe qui avait légitimé quelques mois auparavant l a chute de Boyer. Cette indirecte sanct i o n leur était même parfaitement i n u t i l e . « De ce que les naturels appelaient l'île de Saint-Domingue Haïti, i l ne s'ensuit pas que l a partie occidentale, q u i , l a première, se constitua en État s o u v e r a i n , eût le droit de considérer l e territoire de l'est comme partie intégrante de cet État... S i l a partie de l'est appartient à une autre domination qu'à celle de ses propres fils, elle appartiendrait à l a France o u à l'Espagne, et non à Haïti... » — Objecterez-vous le pacte tacite de 1822? L'existence de ce pacte est plus que


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L'EMPEREUR

SOULOUQUE

douteuse, et vous nous en avez, en tout cas, dégagés en le violant outrageusement... «Nous n'avons a u c u n devoir vis-à-vis de ceux qui nous privent de nos droits. » — Considérez-vous au contraire l'est comme conquis par l a force? E h bien ! que l a force décide. Telle est l a substance de ce long document, où le fatalisme espagnol et l'ergotage estudiantino de la vieille métropole universitaire se révèlent parfois d'une façon piquante, comme dans cette phrase : « considérant q u ' u n peuple q u i est condamné à obéir à la force et y obéit fait bien, mais qu'aussitôt q u ' i l peut y résister et y résiste, i l fait m i e u x . . . » Voilà déjà une douzaine d'années que ce généreux d i m i n u t i f de nation se promène de champ de bataille en champ de bataille à cheval sur son considérant. Nous n'avons pas à raconter i c i les épisodes romanesques de cette l u t t e , — les inutiles tentatives faites pendant h u i t ans par les Anglais et les Américains pour prendre à Santo-Domingo le rôle intéressé de sauveurs, — l a touchante obstination des tendances françaises de l a jeune république q u i , dans les situations les plus désespérées, refusait d'aliéner le droit de s'offrir à nous et q u i , e n attendant l a réponse de l a France, était réduite à se battre à l'arme blanche par économie. Bornons-nous à constater que les Haïtiens pris en masse n'auraient pas m i e u x demandé que de laisser les Dominicains en repos. L a r u p ture du faisceau n a t i o n a l , comme on disait à Port-auPrince, était à coup sûr le moindre souci d'une révolution q u i , quelques jours après, détachait pour son propre compte le nord et le sud de ce faisceau. Sans A c a a u , q u i effraya u n peu tout le monde et r a l l i a à propos les divers


ET

SON

EMPIRE.

2 77

partis sur le t e r r a i n neutre de l a candidature de G u e r r i e r , Haïti serait probablement partagé, à l'heure q u ' i l est, en quatre États distincts, deux monarchies et deux républiques. Les Haïtiens ont montré en outre, de tout temps, une répugnance i n v i n c i b l e à aller tenir garnison à SantoDomingo, et les levées en masse dont l a guerre de l'est était et est encore le prétexte devaient leur déplaire à plus forte raison. Ajoutons que cette guerre a souvent menacé d e famine l a partie française, q u i s'approvisionnait de bestiaux dans l a partie espagnole et y laissait en échange son café. S i enfin l a peur des blancs faisait désirer l a soumission d'un pays q u i appelait l ' i m m i g r a t i o n blanche, ces mêmes défiances contribuaient aussi par contre-coup à rendre odieuse une guerre q u i , en se prolongeant, pouvait substituer à cette i m m i g r a t i o n pacifique une intervention arméeGuerrier et Riché semblaient partager sous ce rapport l'impression générale, et l e u r passage au pouvoir fut marqué par une trêve tacite entre l'est et l'ouest. Soulouque semblait lui-même disposé, dans le p r i n c i p e , à laisser les Dominicains en repos; mais M . D u p u y et S i m i l i e n d e v i n rent, l ' u n m i n i s t r e , l'autre conseiller i n t i m e , et M . D u p u y , q u i était intéressé dans les fournitures m i l i t a i r e s , S i m i l i e n , q u i visait à l a présidence, s'entendirent à leur i n s u pour le pousser dans une guerre q u i assurait à l ' u n d'assez jolis profits, et q u i donnait à l'autre les balles dominicaines pour complices. Soulouque céda avec d'autant moins de défiance à ces suggestions qu'elles partaient à l a fois de deux côtés opposés, de deux influences r i v a l e s , de deux ennemis jurés. Dès 1847, l'asservissement de l'est 16


278

L'EMPEREUR

SOULOUQUE

était devenu l'idée fixe d u futur empereur, et depuis, p a r m i ceux-là même q u i déploraient cette m a n i e , ce fut à q u i l a flatterait pour ne pas être fusillé. L ' i l l u s i o n favorite de Soulouque, celle que ses courtisans caressaient le plus, consista longtemps à croire que les D o m i n i c a i n s soupiraient après la domination haïtienne, et que l a crainte du châtiment qu'ils avaient encouru par leur révolte comprimait seule cet élan de soumission. Aussi ne cessait-il de leur offrir u n pardon magnanime. U n des ministres, plus honnête homme que ses collègues, essaya de donner UN autre cours aux idées d u président, et prononça le mot de fédération. — « Qu'est-ce que c'est que fédération? dit Soulouque en fronçant le sourcil à ce mot entièrement nouveau pour son esprit et ses oreilles. — Président, c'est... c'est ce que vous voulez, balbutia le m i n i s t r e . — A l o r s , ça b o n , dit Soulouque tranquillisé. Je ne m ' e n dédis pas : je promets l a fédération; je consentirai même à reconnaître les grades créés par les insurgés. » A m n i s t i e et fédération étaient, en u n m o t , synonymes pour Soulouque, et ce quiproquo dura plusieurs mois. J'ai dit quels mécomptes Soulouque rapporta de son expédition de 1849, mécomptes d'autant plus cruels qu'après ces assurances répétées d'amnistie, i l s'attendait à être reçu dans l'est à bras ouverts. Les haines de peau s'ajoutaient à l'exaspération d u v a i n c u pour envenimer la blessure dont saignait ce sauvage o r g u e i l . Les v a i n queurs étaient non-seulement des rebelles, mais encore des mulâtres, ainsi q u ' i l les n o m m e , et son idée fixe de conquête se transforma en idée fixe d'extermination. L a soif de l'or, q u i est v e n u égaler chez Soulouque l a soif d u


ET

SON E M P I R E .

279

s a n g , a aussi sa part dans les préparatifs de destruction q u ' i l ne cesse de faire contre les « Espagnols » ; car l'idée d'Espagnols ne se sépare pas encore dans cette partie d u m o n d e de l'idée de quadruples, de reliquaires précieux, d e vierges en or massif. C'est là l'appât q u i de l o i n fascin a i t Toussaint, q u i attira Dessalines jusqu'aux portes de Santo-Domingo, et q u i , tout récemment encore, lors de l a réaction africaine qui sépara l a mort de G u e r r i e r de l ' a vénement de Riché, avait appelé Pierrot dans l'est, où i l f u t aussi m a l reçu que devait l'être plus tard son empereur. Ne toucherions-nous pas décidément au secret de Soul o u q u e ? S i le t y r a n nègre maintient contre les mulâtres atterrés l a compression de 1 8 4 8 , n'est-ce point par l a c r a i n t e , d'ailleurs très-chimérique, de les v o i r exploiter, l o r s de l a tuerie générale de Dominicains q u ' i l projette, l a solidarité de désespoir q u i les unirait à l a majorité sang-mêlée de cette population? S i par contre i l ménage t a n t les piquets, c'est q u ' i l les juge sans doute i n d i s p e n sables à cette œuvre d'extermination, où i l s déploier a i e n t , avec une science et u n aplomb de cruauté qu'eux seuls possèdent encore dans l a patrie de Biassou, ces furieuses antipathies de couleur dont i l s sont les derniers dépositaires. L'invasion de l a partie espagnole, si tant est que l a partie espagnole veuille se laisser envahir, n'offrirait-elle pas en outre une solution amiable d u différend s u r v e n u entre le gouvernement et les piquets sur l a question de p i l l a g e , question ajournée tant que l a fabrication d u papier-monnaie et les marchés de fournitures les aideront à patienter, mais q u i se reproduira inévita-


280

L'EMPEREUR

SOULOUQUE

blement le j o u r où ce papier ne vaudra plus r i e n et où les négociants étrangers refuseront de livrer leurs draps? C'est là probablement encore ce q u i explique comment Soulouque, après avoir pris si chaudement l'alarme sur l'attitude de ces dangereux créanciers au point de faire fusiller les plus pressés, n'a pas moins continué d'en peupler les administrations et les états-majors. L'heure de régler venue, l'est serait là pour payer l a rançon de l'ouest. N'est-ce pas enfin dans ces espérances d ' u n pillage dont elle s'exagère l a richesse q u ' i l faut chercher le mot de l'effroyable imprévoyance avec laquelle Sa Majesté noire épuise et gaspille, intérêts et p r i n c i p a l , les dernières ressources du pays? Je n'invente pas ces hypothèses; elles ont cours dans Haïti et figuraient naguères, comme nous dirions en Europe, p a r m i les prévisions constitutionnelles d u moment. P . S . — L a dernière campagne contre les D o m i n i c a i n s vient d'apporter u n nouveau et cruel démenti à ces prévisions (décembre 1855). Des deux corps d'armée haïtiens, l ' u n n ' a donné que par son avant-garde, laquelle s'est débandée au premier feu sur cette réflexion, émise à haute voix par u n des généraux : q u ' « empereur avait moqué (trompé) le pauvre monde en assurant que les Dominicains se rendraient sans coup férir. » Ce général i m prudent n'était r i e n moins que S. E . le comte de l'ile-àVache, c'est-à-dire l'abominable Voltaire Castor q u i , vérification faite, a été fusillé avec beaucoup de colonels ses amis (1). C'est là encore, après tout, pour Soulouque une

(1) P o u r faire toujours de la c o n c i l i a t i o n à sa manière,

Soulouque


ET

SON E M P I R E .

281

manière de liquider avec les piquets (1). — L e deuxième corps n'a pas même atteint l ' e n n e m i et a été ramené au quartier général, à l a suite d'un conseil de guerre où i l a été décidé que les troupes manifestaient des dispositions suspectes. Là-dessus, nouvelle enquête et nouvelle fusillade où se sont trouvés englobés le général Dessalines, fils de l'ex-empereur, et le colonel B e l l i a r d , fils de l'ex-roi Christophe. Aucune dynastie rivale n'aura donc à se féliciter du guignon de la dynastie des F a u s t i n . Après ces actes d'autorité, Soulouque a marché de sa personne sur Santiago; mais i l a été arrêté à quelques lieues de l a frontière par les Dominicains, q u i ne sont d'ailleurs restés maîtres d u terrain qu'après u n combat acharné de six ou sept heures. L e gouverneur des pages de l'impératrice, u n certain général Toussaint, q u i , en dépit des pathétiques rapprochements où se sont lancés à son sujet divers j o u r n a u x , n'avait de c o m m u n que le n o m avec le premier des noirs, a payé les frais de ce troisième mécompte.

a envoyé à l a m o r t avec les amis de V o l t a i r e C a s t o r de fort honnêtes gens. (1) D'après l e s dernières n o u v e l l e s ,

c e t t e l i q u i d a t i o n serait p l u s

u r g e n t e que j a m a i s . L e s p i q u e t s , c h e z q u i se m a n i f e s t a i e n t déjà, dep u i s u n a n , de r e d o u t a b l e s i m p a t i e n c e s , v i e n n e n t de se s o u l e v e r ( m a i s 1856) dans l a p l a i n e des C a y e s , e t , à l ' h e u r e q u ' i l e s t , l a presqu'île du

s u d est

p e u t - ê t r e à feu

et à s a n g .

S a Majesté

arrivera-t-elle

à t e m p s s u r les l i e u x ? P o u r e l l e et p o u r l e p a y s , toute l a q u e s t i o n est là. L i b r e d e c h o i s i r , l a b o u r g e o i e certes

avec effroi d u côté de

jaune

Soulouque

et n o i r e

se

rangerait

e n v o y a n t les p i q u e t s

de

l ' a u t r e c ô t é ; m a i s s i S o u l o u q u e ne v i e n t pas en p e r s o n n e r a l l i e r c e s terreurs

a u t o u r de l u i , les v i l l e s seront

inévitablement

entraînées

d a n s l ' i n s u r r e c t i o n . L a b o u r g e o i s i e a i m e r a m i e u x h u r l e r à l a suite des c o u p s que d'être mangée par e u x .


282

L'EMPEREUR

SOULOUQUE

L'empereur, q u i l'avait fait mettre aux arrêts dès l e début

de l a campagne, comme coupable d'avoir blâmé

l'expédition, l'a fait fusiller au retour. — Soulouque est rentré dans sa capitale l a veille même de l a Saint-Faustin, q u i , pour l a première fois depuis h u i t ans, s'est passée sans illuminations et sans coups de canon. Cette subite humilité de vaincu (1) doit couver de formidables orages. D u reste, l a victoire aurait eu celte fois pour Soulouque plus de dangers que l a défaite; car u n nouvel élément a surgi dans l a question dominicaine. Une haine acharnée a succédé, en 1852, à l'amitié presque proverbiale q u i avait si longtemps u n i le président actuel Santana et l'ex-président Baëz. E n 1 8 5 3 , le prem i e r bannit le second q u ' i l accusait de conspirer contre l u i , et concluant de certaines manœuvres où l ' o n mêlait indûment le n o m de l a France que celle-ci préméditait le rétablissement violent de Baëz, i l entra en négociation avec les Américains. L e plus imprévu deshasards nous déféra à nous-même l a m i s s i o n de dissiper ce m a l e n t e n d u , et M . M a x i m e Raybaud v i n t , peu après, tout remettre en ordre à Santo-Domingo ; — mais l a g l u annexioniste ne se détache pas si facilement de quiconque y touche, et les menaces d'une invasion haïtiennne aidant, l'influence américaine paraît avoir regagné d u terrain dans les conseils du président Santana. Une fois bien convaincu, de son côté, q u ' i l ne pouvait (1) L e n a t u r e l nègre n ' a pas tardé à r e p r e n d r e le d e s s u s . A. l ' o c c a sion de sa ordres

dernière déroute, F a u s t i n

I

e r

a institué d e u x

nouveaux,

ds c h e v a l e r i e : l ' o r d r e de S a i n t e - M a r i e - M a d e l e i n e et l ' o r d r e de

Sainte-Anne.


ET

SON E M P I R E .

283

attendre de la France qu'une bienveillante neutralité, Baëz s'est rejeté complétement vers l ' A n g l e t e r r e , q u i ne l u i a pas épargné d'ailleurs les avances. Voilà donc l a jeune république condamnée à osciller entre les deux i n fluences que repoussent si énergiquement ses intérêts et ses instincts (1) ! Voilà l a question désormais réduite à sav o i r lequel, d ' u n agent britannique ou d ' u n flibustier yankee, aura l ' h o n n e u r et le profit de relever cette patiente sentinelle q u i , au qui-vive de l a barbarie, répondait depuis si longtemps : « France ! » Les plus fortes chances sont naturellement i c i pour le Yankee dont l a convoitise a u n m o b i l e plus puissant (2), et à qui l a proximité du territoire convoité, d'une part, l a commode irresponsabilité du gouvernement de W a s h i n g t o n , d'autre part, laissent des moyens exceptionnels d'action. Or, si le moindre succès m i l i t a i r e de Soulouque avait fourni aux annexionistes américains, q u i se tenaient

(2) L ' A n g l e t e r r e et les États-Unis, c'est sans d o u t e l a f o r c e , l a sécurité, l a r i c h e s s e ; m a i s l e p r o t e c t o r a t a n g l a i s , c'est l e

protestan-

t i s m e ; mais le p r o t e c t o r a t américain, c ' e s t , avec l ' i n v a s i o n d u p r o t e s tantisme , l a tyrannie

de

cet i n e x o r a b l e préjugé de c o u l e u r q u i ne

p a r d o n n e n i à l'âme n i a u c o r p s , n i a u chrétien n i a u c i t o y e n , n i au - t a l e n t n i à la f o r t u n e , n i à l a t o m b e n i a u b e r c e a u . O n c o m p r e n d l a répugpance q u ' u n e p a r e i l l e a l t e r n a t i v e i n s p i r e à un p a y s que ses g r i e f s r e l i g i e u x ont peut-être p l u s contribué à s o u l e v e r q u e

ses g r i e f s

na-

t i o n a u x , et où l a majorité de la p o p u l a t i o n a p p a r t i e n t a u x r a c e s s a n g niêlées. (2) O u t r e q u ' e l l e r e n t r e d a n s l e u r système avoué d ' a b s o r p t i o n

de

t o u t le golfe de M e x i q u e , l ' o c c u p a t i o n d'Haïti a u r a i t

p o u r les a n -

nexionistes américains u n intérêt t o u t spécial; c a r ,

l à , ils p o u r -

de

r a i e n t t o m b e r e n q u e l q u e s h e u r e s s u r C u b a : cette dernière considér a t i o n a été p l u s i e u r s fois formulée p a r l a presse américaine.


284

L'EMPEREUR

SOULOUQUE E T SON E M P I R E .

aux aguets, le prétexte de sauver l a république d o m i n i caine , voici comment; l a question se serait posée pour Sa Majesté Impériale. Nous empruntons cette citation au Weekly Herald d u 27 a v r i l 1850: « . . . M a i s , si on ne fait en ce m o m e n t a u c u n m o u v e m e n t en ce qui c o n c e r n e l ' a n n e x i o n de C u b a , i l en a été fait p l u s i e u r s en ce q u i c o n c e r n e l'île d'Haïti. S o n E x c e l l e n c e B . B . G r e e n a été envoyé dans ce pays p o u r faire u n r a p p o r t sur son état a c t u e l , sa p o p u l a t i o n , son s o l , son c l i m a t et a u t r e s matières; et M . G r e e n est p r o b a b l e m e n t en ce m o m e n t à W a s h i n g t o n , préparant et exposant le résultat de ses t r a v a u x . N o u s ne s e r i o n s pas du tout s u r p r i s , d'après les r e n s e i g n e ments que nous a v o n s reçus, de v o i r sous p e u une expédition p a r t a n t (avec l a s a n c t i o n d u g o u v e r n e m e n t de W a s h i n g t o n ) de q u e l q u e p o r t du s u d , p o u r a l l e r a i d e r et assister l a p o r t i o n d o m i n i c a i n e o u espag n o l e des h a b i t a n t s contre les n o i r s e t , en fin de c o m p t e , envahir toute l'île et l'annexer aux Etats-Unis. U n projet de cette n a t u r e p e u t être soutenu o u v e r t e m e n t dans les États-Unis, et l ' o r g a n i s a t i o n d ' u n e expédition clans ce sens n'éprouvera d ' o b s t a c l e s d ' a u c u n côté. Ce serait une chose g l o r i e u s e de r e n v e r s e r ces h o r r i b l e s p i r a t e s , les p i r e s des pirates et des b a n d i t s c o u l e u r de c h a r b o n , l a p o p u l a t i o n noire de ce q u ' o n a p p e l l e l ' e m p i r e d ' H a ï t i , et de réduire Faustin I à la condition pour laquelle la nature l'avait fait » er

er

D'où i l appert que l a victoire aurait été pour F a u s t i n I u n véritable malheur, et qu'en allant moissonner des l a u riers à Santo-Domingo, Sa Majesté eût couru grand risque d'aller tout d'une traite couper des cannes à sucre à l a Louisiane. Puisse cette illustre existence ne pas finir par où finit ce modeste l i v r e !

FIN.


TABLE

Pages.

AVANT-PROPOS

1

I . — Aperçu h i s t o r i q u e . — O r i g i n e des p a r t i s haïtiens I I . — L a p o l i t i q u e n o i r e et l a p o l i t i q u e j a u n e

7 37

I I I . — L a b o u r g e o i s i e j a u n e . — U n 2 4 février n o i r . — G u e r r i e r , P i e r r o t , Riché. — S o u l o u q u e . — U n f a u t e u i l ensorcelé,

51

I V . — L ' I l l u m i n i s m e nègre. — L e s dévotions d e m a d a m e S o u l o u q u e . — L a chasse a u x fétiches V. —Similien

63 79

V I . — U n procès de p r e s s e à H a i t i V I I . — U n e s o l u t i o n nègre

89 103

V I I I . — Massacres. — M . M a x i m e R a y b a u d . — L e communisme nègre

III

I X . — L e s s c r u p u l e s de S o u l o u q u e . — I m p r o m p t u nègre X . — L a c o n s p i r a t i o n d u c a p i t a l en H a i t i X I . — U n coucher

141 157

de s o l e i l . — L e s m a l h e u r s des p i q u e t s . —

U n papa-loi voltairien

171


286

TABLE.

X I I . — V i c t o i r e s et conquêtes de S o u l o u q u e . — U n procès d e s o r c e l l e r i e . — L ' e m p i r e et l a c o u r impériale X I I I . — L e clergé haïtien. — Cérémonie d u sacre

189 217

X I V . — L e p r i n c i p e d'autorité en Haïti. — L e secret d e S o u l o u que

235

X V . — L a république d o m i n i c a i n e

259

FIN DE LA TABLE.

LAGNY.

— Imprimerie

de

VIALAT

et C o m p ,










BIBLIOTHEQUE S C H O E L C H E R

8

0019070



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