Voyages d'un naturaliste et ses observations faites sur les trois règnes de la nature.T1

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VOYAGES D'UN

N A T U R A L I S T E .

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Conseil générai de la Martinique


AVIS D E L'ÉDITEUR.

Lorsque j'annonçai que les V O Y A G E S D'UN etc. formeroient six volumes in-8°, je n'avois point encore examiné les manuscrits de l'Auteur, ni en conséquence pu juger de leur étendue ; c'est pourquoi , d'après la variété des matières dont le Discours préliminaire donne l'exposé, j'avois cru pouvoir statuer sur six volumes; mais le but de l'Auteur étant d'intéresser son Lecteur par un récit soutenu, d'éloigner la monotonie des répétitions, et d'éviter des phrases prolixes et inutiles, il a cru, en employant néanmoins les mêmes matériaux , devoir réduire ses Voyages à trois volumes , qui seront d'un tiers plus gros que si l'édition eût été continuée à six. Cette nouvelle mesure est d'autant plus délicate, qu'aux charmes d'une action sans lenteur, ce Livre réunira l'avantage de devenir à la portée de toutes les fortunes. NATURALISTE,

Prix des 3 Volumes enrichis de 45 planches tant simples que doubles, et de beaucoup de tableaux : 3 o f r , fig. en noir;

5o —figuresvélin coloriées; 72—fig.et texte papier vélin.



Tom.1er

FRONTISPICE.

Voyeuz T. 111. Page 163.

Cabanes et Temple des Pkylanis.


VOYAGES D ' U N

N A T U R A L I S T E , E T

S E S

O B S E R V A T I O N S

F A I T E S s u r les trois règnes de l a N a t u r e , dans p l u s i e u r s ports de m e r français , e n E s p a g n e , a u c o n t i n e n t de l ' A m é r i q u e s e p t e n t r i o n a l e , à SaintY a g o de C u b a , et à S t . - D o m i n g u e , o ù l ' A u t e u r d e v e n u le p r i s o n n i e r de 4o,ooo N o i r s r é v o l t é s , et p a r suite m i s e n liberté p a r u n e c o l o n n e de l ' a r m é e française, d o n n e des détails circonstanciés sur l'expédition d u général Leclerc ; r

D É D I É S à S. E x . M g . le Comte D E L A C É P É D E , Grand Chancelier de la Légion d'Honneur, membre du Sénat, de l'Institut, etc. PAR

M . E.

D E S C O U R T I L Z ,

Ex-Médecin Naturaliste du Gouvernement, et Fondateur du Lycée Colonial à St.-Domingue. Multa latent in majestate Naturœ! P L I N E , Hist. nat. Prœm.

TOME

PREMIER.

PARIS. DUFART,

PÉRE,

LIBRAIRE-ÉDITEUR. 1809.


Deux exemplaires de cet Ouvrage ont été déposés à la Bibliothèque impériale, afin d'en mettre la propriété sous la protection des lois, et chaque exemplaire sera signé de l'Auteur.


A.

S. Ex. Mgr L E C O M T E

D E LACÉPÈDE, Grand Chancelier de la Légion d'Honneur, Membre du Sénat, dè l'Institut, etc.

MONSEIGNEUR,

COMME c'est aux grands Génies qu'il appartient de protéger les talens naissans, de sourire à leur essor, et de les encourager par l'indulgence, j'ai reçu avec enthousiasme les éloges dont vous avez daigné honorer mes essais. La faveur de votre protection, Monseigneur,m'enhardità présenter à Votre EXCELLENCE, un Ouvrage dont la Dédicace exprime bienfoiblement le voeu de mon cœur. En rendant un juste hommage à votre science profonde, Monseigneur, ne suis-je point l'écho de l'immortel Buffon? et votre nom célèbre n'est-il pas déjà


couronné dans les fastes de l'Histoire naturelle ? Quoique VOTRE EXCELLENCE se plaise à ignorer son vrai mérite, quoiqu'elle cherche à se soustraire aux éloges qui lui sont dus, peut-elle faire taire la voix de la Renommée? Ainsi l'on voit dans nos bosquets l'humble violette se cacher sous le feuillage, mais son coloris et son parfum la décèlent toujours à notre vue et à notre odorat. C'est donc de ma gloire que je m'occupe, Monseigneur, en suppliant Votre EXCELLENCE d'agréer la Dédicace de cet Ouvrage, comme un témoignage des bontés dont elle n'a cessé de m'honorer. Je suis avec le plus profond respect, MONSEIGNEUR, DE

VOTRE

EXCELLENCE

Le très-humble et très-obéissant serviteur, DESCOURTILZ.


DISCOURS

PRÉLIMINAIRE.

H O M M E ! être privilégié de la Nature , preuve incontestable d'une Puissance infinie, chefd'œuvre orgueilleux de la création , rends grace au destin qui t'a fait roi de l'Univers ; admire en tous lieux les merveilles d'un Monde formé pour toi; témoin auguste du passé et du présent, adore le Génie suprême qui l'a doué de facultés intellectuelles, parcours l'espace au moyen du pouvoir inconcevable de ton imagination; par-tout tu feras des pauses d'extase en faveur de l'Ouvrier qui en a conçu le plan, et de son exécution si admirablement coordonnée dans son tout. C'est une obligation que tu as contractée en voyant le jour. Quel plus doux devoir que celui de la reconnoissance envers le grand Architecte de l'Univers ! Soulève d'une main confiante et respebtueuse le rideau que les Buffon, Linnaeus, Daubenton, Lacépède , Sonnini, etc. ont placé à la porte du temple qu'ils ont consacré à la Nature en pénétrant dans son sanctuaire. Parcours l'édifice plus circonscrit (I) dont le peintre fidèle, le (1) Le Muséum d ' H i s t o i r e naturelle de P a r i s .


viij

DISCOURS

Pline français posa les premiers fondemens , et dis-moi si tu es insensible à la vue du tableau imposant et majestueux des ressources infinies du Créateur. Dans celte riche collection, qui n'a pas le droit de fixer ton attention , d'émouvoir tes sens , d'enchanter tes regards? Ah ! si tu éprouves ce doux état , rends-en grace à la Nature, et écrie-toi avec Bernardin-de-Saint-Pierre : « Il » n'est peut-être qu'une vérité pure, intellec» tuelle, simple et sans idées contraires, c'est » l'existence de Dieu » ! Soit que lu élèves tes yeux aux voûtes de cet auguste monument, soit que tu les fixes devant toi, soit que tu les promènes autour, la multiplicité des objets étonnera ta pensée, éblouira toujours ta vue; en vain tous ces êtres qui ont existé, ces témoins de la formation du Monde, réclameront-ils ton attention. En vain l'imagination la plus active voudroil-elle embrasser tout, et raisonner. Celle sublime immensité paralyse les sens, suspend le génie ; on voit, on admire, on se tait; mais le silence le plus profond, un éloquent recueillement deviennent l'hommage le plus pur qu'on puisse offrir à l'Auteur de tant de merveilles. Ici lu vois pour toujours dans le repos, des babitans de l'onde qui ont' été tyrans d'espèces


P R É

L I M I N A I R E .

ix

plus foibles (I) , placés p r è s de leurs victimes fières de leur n é a n t , et semblant insulter à l e u r impuissant ennemi. L à , des reptiles, ou utiles (2) o u dangereux (3) , dont la vue ne peut plus inspirer

de

frayeur,

mais

qui

retracent

à

l'observateur le souvenir de leur ancienne e x i s tence. De ce c ô t é , l ' é t o n n a n t e v a r i é t é des richesses végétales , la combinaison à l ' i n f i n i de contexture , de nuances

dans les bois et dans les

é c o r c e s ; les formes bizarres et r é g u l i è r e s des fruits et des semences des quatre parties d u M o n d e , q u i proclament la toute-puissance

du

G é n i e c r é a t e u r par leurs modifications souvent indéfinies et toujours nouvelles. D e celui-ci , des corps dont l'existence semble moins

reconnue ,

quoique

cependant

orga-

nisés (4) , louent l ' h o m m e de son industrie

(5),

o u l'accusent de son a m b i t i o n (6). P l u s l o i n , les ornemens de la couronne des monarques , ou les parures brillantes de l'opulence (7). A c ô t é , (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7)

Les. squames , e t c . . . . Les tortues. Les serpens et crocodiles. Les métaux L e fer, le plomb, e t c . . . . L ' o r , l'argent. L e diamant et les pierres précieuses.


x

DISCOURS

des productions plus communes dont les arts savent tirer le parti le plus avantageux (I). Veut-on des objets plus propres à récréer la vue? on trouvera dans les galeries supérieures la réunion intéressante de quadrupèdes vivipares. On consultera pour leurs mœurs et leurs habitudes, le fidèle interprète de la Nature ; on interrogera également pour les découvertes plus récentes, un Lacépède (2), un Sonnini; et gracesà ces continuateurs de l'illustre historien qui siége au temple de l'Immortalité, on complétera une étude d'autant plus attrayante qu'elle se modifie à l'infini, et devient attachante par son agréable variété.On aimera à considérer lelion pour retrouver en lui le roi des animaux, au caractère fier, franc et généreux ; on préférera ce noble ennemi, cruel par besoin, au tigre féroce par caractère, et sanguinaire par habitude , ravageant, immolant de sa dent meurtrière , lors même que sa faim est apaisée, pour le seul plaisir de détruire et de s'entourer de lambeaux palpitans, ou de (1) A g a t e s , jaspes, m l i b r e s , g y p s e , chaux, e t c . . . (2) « L a c é p e d e a été reconnu digne de tenir la p l u m e de Buffon, dit S o n n i n i ; elle lui fut confiée, et la postérité confirme ce jugement solennel». ( Voyez le p r e m i e r v o l u m e de l'Histoire naturelle générale et

particulière, par Leclerc de Buffon, rédigée par C. S. Sonnini. )


PRELIMINAIRE.

xj

cadavres et d'ossemens dont la vue seule rappelle sa voracité, et semble lui demander de nouvelles victimes. On examinera avec plus d'intérêt l'industrieux éléphant, l'utile chameau , le cheval, l'âne , ces serviteurs fidèles et soumis aux volontés de l'homme , dont ils partagent les travaux , et à qui ils obéissent volontiers. L'œil sera également flatté de la robe élégante du zèbre, des formes sveltes du cerf, de l'antilope, de la gazelle. On se rappellera avec intérêt les ruses du loup, du renard comme tyrans ; du lièvre , du lapin , comme victimes, cherchant à échapper à ces ingénieux chasseurs ; les gentillesses de l'adroit écureuil ; la souplesse et l'intelligence de l'imitateur de l'homme, du singe dont les espèces sont si variées. Enfin , après s'être arrêté un moment sur les autres espèces dont la vie privée offre moins de détails communs, on donnera des éloges ou des soupirs aux vrais amis de l'homme, aux chiens , dont les races sont aussi tant multipliées. Celte galerie a-t-elle été suffisamment examinée? on trouve dans la suivante la réunion complète des formes, l'élégance des robes , le coloris lustré et inimitable , ce vernis inaltérable, ces nuances irrisées et chatoyantes qui ne se trouvent que sur la palette de la Nature , et


xij

DISCOURS

qu'elle s'est plue à prodiguer aux colibris , aux oiseaux mouches et aux autres oiseaux, q u i tous brillent d'un éclat q u i en distingue l'espèce. O n y voit aussi les papillons le disputer aux oiseaux pour la richesse de la parure et le brillant d u coloris ; enfin les insectes et les m a drepores annoncent au curieux que les C u v i e r , les L a m a r k , les Desfontaines, les Hauys , les Bernard de Jussieu, les Geoffroy, les Faujas de S a i n t - F o n d , etc. n'ont rien négligé pour remplir les vues d u fondateur de ce monument élevé à la gloire d u D i e u de l'Univers. Combien l'homme q u i p é n è t r e sous

cette

v o û t e imposante, doit être é m u d'admiration et de reconnoissance ! E t que ces t é m o i n s de l a Grandeur s u p r ê m e doivent puissamment c o m battre dans l'impie les sourdes impulsions de L'incertitude o u de l ' a t h é ï s m e ! C r o i t - o n , a p r è s celte contemplation , voir l a fin des merveilles de la Nature? S i l'on quitte cet édifice, c'est pour p é n é t r e r sous u n d ô m e plus é l e v é , plus vaste, plus imposant, dont l ' œ i l ne peut embrasser

ou p é n é t r e r l ' i m m e n s i t é ,

dont les justes dimensions sont inconnues, et q u i donne vie à tout ce q u i végète , à tout ce q u i respire ; c'est pour cela encore q u e , plein d'une noble émotion , on aime à aller respirer sous le c è d r e antique et sous les autres arbres

élégans


P R É L I M I N A I R E .

xiij

et curieux , pour s'y livrer à des réflexions t o u jours p u r e s , et douces à p e r p é t u e r . E n effet cette extase, q u i agrandit l'ame et q u i l'élève au dessus des passions humaines, est une muette adoration, u n culte en quelque sorte que l ' o n rend à la D i v i n i t é ; car l'esprit la retrouve sans cesse dans la

multitude prodigieuse de

ses

œuvres. L ' é t u d e de la Nature est immense ( I ) , i n é p u i sable et toujours nouvelle. Ses détails v a r i é s , l a magie de ses attraits appellent m ê m e l'attention et l ' i n t é r ê t de ces hommes oiseux que la fortune accable ; mais malheur à e u x , s'ils sont insensibles aux charmes de l'harmonie des p r é s o u des b o i s , des ruisseaux o u des vallons! M a l h e u r !

le

plus beau des sentimens est éteint en eux ; et ( I ) L a Nature offre tous les jours à l'observateur dé nouvelles m e r v e i l l e s , et son étude depuis tant de siècles n'est encore qu'une ébauche imparfaite. P o u r établir une échelle de, démarcation entre le gramen. et l'arbre de nos forêts, dans l'ornithologie entre l'aigle altier et l'agile roitelet, dans les quadrupèdes entre le lion ou l'éléphant et l a musaraigne, i l a f a l l u , pour éviter la confusion , composer des n o m e n clatures. « L e s divisions en genres et espèces, dit S o n n i n i , sont autant de jalons plantés de distance en distance q u i procurent à notre esprit du soulagement, à notre i m a g i n a t i o n des auxiliaires, et à notre mémoire, du soutien »,


xiv

D I S C O U R S

matériellement

o r g a n i s é s , ils portent par-tout

u n ennui qu'ils font partager aux autres. Q u e penser d'une ame q u i n'est point é m u e par la surprise des p r e m i è r e s feuilles d u printems , qu'une nuit d o u c e , aidée d'une rosée bienfaisante, a fait éclorre déjà parées des

diamans

humides de la Nature? S i les premiers acccns de P h i l o m è l e o u de sa voisine constante, la fauvette babillarde, de cette rivale audacieuse, si le chant soutenu de l'alouette au milieu des airs , si celui plus aigu de la grive o u d u merle au milieu.des bocages de son p a r c , si celui égayant du c o u cou sans cesse en mouvement, o u l'agréable gazouillement de l ' h i r o n d e l l e , et m ê m e le simple patois d u moineau franc, courtisant avec ardeur l a femelle q u ' i l convoite , n'intéressent

point

l'opulent, que l u i servent les douceurs de la vie c h a m p ê t r e ? Il n'est point digne d'habiter au m i l i e u de la simple Nature, et d'en savourer à son réveil les exhalaisons e m b a u m é e s , d é r o b é e s à mille fleurs des prairies o u des bois par u n z é p h y r badin. O n me. reprochera p e u t - ê t r e une partialité que je suis l o i n de n i e r , on s'élèvera contre m o n enthousiasme pour une é t u d e q u i fait et mon bonheur, et ma consolation depuis les revers dont la fortune m'a a c c a b l é ; mais que l'homme malheureux se consulte l u i - m ê m e , et i l ap-


P R É L I M I N A I R E .

xv

p r e n d r a , comme m o i , à s ' a b î m e r sans réserve dans le sein d'un Dieu q u i n'a jamais repoussé sa c r é a t u r e chérie : ainsi le voyageur, fatigué par un chemin â p r e et raboteux, aime à se reposer au pied d'une fontaine o m b r a g é e , o ù i l doit trouver la f r a î c h e u r , et.oubher, en buvant a celte source pure , le feu b r û l a n t

q u i le

dévoroit. E n projetant d ' é c r i r e le résultat de mes observations faites dans des pays déjà connus, i l y e û t eu de la p r é s o m p t i o n à p r é t e n d r e ne donner que des choses nouvelles ; mais en c o n s i d é r a n t la multitude innombrable des productions de la N a t u r e , les diverses modifications sous lesquelles on peut peindre le m ê m e objet , j ' a i repris courage en réfléchissant q u ' u n peintre peut obtenir d'une seule t ê t e , d ' a p r è s la position d u m o d è l e , plusieurs dessins produits par la variété de ses contours,

et d u point d ' o ù le

buste est envisagé. D'ailleurs l'étude de la Nature a toujours eu pour m o i tant d'altraits, que j ' a i c o m p t é , en raison de cet a m o u r , obtenir de celle bonne m è r e dés faveurs qu'elle n'accorde souvent pas toujours à ceux q u i osent consulter sa fécondité

avec

indifférence, ou ceux dont le seul esprit est, par des innovations Cabalistiques, de rapporter à e u x - m ê m e s la d é c o u v e r t e des merveilles q u i ,


xvj

D I S C O U R S

parce qu'elles n'éclatent point aux yeux des' profanes,

n'en

existent

pas

moins dans

le

réservoir c o m m u n de l a N a t u r e , o ù d ' u n pas plus hardi ils ont osé les surprendre. C'est en vain que ces êtres p r é s o m p t u e u x veulent caches l'existence d'une retraite où tout contemplateur peut p é n é t r e r ; d'un livre o ù tout aspirant peut lire s'il est m u par des vues sages et par des p r i n cipes philosophiques. O n peut dire avec Buffon : « Que

l'amour

l ' é l u d e de la Nature suppose,

» dans l'esprit, deux qualités q u i

paroissent

» opposées ; les grandes vues d'un génie ardent » q u i embrasse tout d'un coup d ' œ i l , et les » petites attentions d'un instinct laborieux q u i » ne' s'attache q u ' à un seul point ». J ' a i é p r o u v é d'une m a n i è r e distincte ces deux mouvemens à la vue de pays inconnus o ù toutes les p r o d u c tions de la Nature devenoient nouvelles pour m o i , et o ù tous les individus q u i l'embellissent venoient é b l o u i r mes yeux é t o n n é s , pour me jeter b i e n t ô t dans une extase o ù mes facultés devenoient impuissantes. Mais bientôt saisi de ce noble désir de rendre hommage à l ' A u t e u r de ces merveilles , mon intention étoit é c o u t é e , et mon esprit étoit de nouveau susceptible d'embrasser ces intéressans détails. Telle est la passion dominante q u i m ' a toujours e n t r a î n é vers cette é t u d e c h é r i e . Naturellement


P R É L I M I N A I R E .

xvij

Naturellement enclin aux observations de ce genre , i l me restoit, après l'examen rigoureux de diverses collections d'Histoire naturelle , à établir des objets de comparaison entre la Nature vivante et la Nature m o r t e , à laquelle u n art imposteur veut en vain conserver les graces et l a fraîcheur. Ces p r é p a r a t i o n s , d'ailleurs fort utiles et fort i n t é r e s s a n t e s , ne peuvent supporter le p a r a l l è l e , et elles sont, m a l g r é les ressources de l ' a r t , si éloignées de la perfection et de la v i e , que

je. d i r a i avec Bernardin-de-Saint-Pierre :

« Nos livres sur l ' H i s t o i r e naturelle n'en sont que » le, roman , et nos cabinets que le tombeau ». L e s voyages devinrent donc l ' u n i q u e objet de mes d é s i r s . Ils m'offroient l'occasion d'observer en g r a n d , et d'admirer la magnificence de la Nature dans l'immense variété des t e m p é ratures des c l i m a t s , et de leurs productions spéciales. Les voyages, en r é u n i s s a n t l'utile à l ' a g r é a b l e , é p u r e n t nos m œ u r s et nous i n s truisent; ils nous apprennent à pouvoir a p p r é c i e r nos connoissances, et ils parviennent souvent à persuader l'observateur de l'imperfection de ses recherches, et q u ' i l est non point inventeur , mais seulement l'ouvrier adroit d u grand Architecte de l'Univers. T o u t le monde l i t avec plaisir les voyages. Ils concourent à l'instruction de la TOME

I.

jeunesse; 2


xviij

D I S C O U R S

l ' é l u d e n'en est point applicante, c'est un d é l a s sement en quelque sorte a p r è s des occupations plus

sérieuses;

et heureux q u i s'instruit

en

s'amusant ! c a r , en laissant au courageux voyageur le soin de tracer des routes nouvelles, on

profite

sans peine et sans fatigue de ses

heureuses d é c o u v e r t e s , et c'est alors cueillir des roses sans épines.

'

O n apprend toujours avec un nouvel intérêt à c o n n o î l r e les l o i s , les m œ u r s , les coutumes des peuples é t r a n g e r s pour établir des comparaisons, réfuter des s y s t ê m e s , m e t t r e . à profit des leçons souvent utiles. O n acquiert dans ces lectures,des connoissances

topographiques q u i conduisent

insensiblement à la science utile et agréable de la G é o g r a p h i e universelle. « M o i , dit S o n n i n i , » ( C o u r r i e r de l ' E u r o p e , n ° . 3 i 2 . 1 8 0 8 . ) » bientôt

serai

le doyen des

voyageurs

qui de

» France , et p e u t - ê t r e de l ' E u r o p e , m o i q u i a i » passé quinze années de ma vie à. visiter Jes « quatre parties de la T e r r e , j'avoue que je ne » connois point de lecture q u i m'instruise et me » plaise autant que celle des voyages; j'aime à » trouver dans les relations des autres ce que je » n'ai p u observer o u apprendre m o i - m ê m e , et »

dans leurs entreprises, ce q u ' i l ne m'est plus

» permis d ' e x é c u t e r (I) ». (1) Ce savant profond est sur le point d'ajouter aux


P R É L I M I N A I R E .

xix

Les arts et la science doivent trop à cet observateur zélé pour que ses sectateurs n'adoptent point u n système à l a propagation duquel o n se livre volontiers. Nous r é p é t e r o n s é g a l e m e n t d'après l u i : « Q u ' o n aime à suivre le voyageur » dans ses courses lointaines, à devenir son » compagnon par l a pensée , à s'associer à ses » dangers; on s'intéresse vivement à son

sort,

» on partage ses peines, ses fatigues, ses plaisirs, » et l ' o n s'enorgueillit de ses succès. Les relations » des voyageurs offrent en g é n é r a l beaucoup » de variété ; les é v é n e m e n s y sont mêlés aux » observations, et les accidens, les aventures » viennent tour à tour affliger l'ame sensible, o u »

égayer la narration par des récits q u i n'ont » rien d'imaginaire; o n y rencontre tout l'attrait » qu'inspire le r o m a n , joint à la vérité de » l'histoire ». O n voit d ' a p r è s cette profession de f o i , combien i l me tardoit de mettre en pratique la t h é o r i e que j'avois acquise. I l falloit voir

beaucoup,

et revoir souvent pour ne point m ' é g a r e r dans les conjectures, pour éviter le labyrinthe de la

différens V o y a g e s dont i l a e n r i c h i les bibliothèques, un nouvel ouvrage en ce genre q u i sera du plus grand intérêt, et formera le pendant du V o y a g e du jeune Anacharsis dans l'ancienne Grèce. 2 *


xx

D I S C O U R S

science. A u s s i l'espoir d ' a c q u é r i r faisoit des plaisirs de mes peines; et comme le m y s t è r e excite naturellement la c u r i o s i t é , m o n travail augmentoit d'assiduité en raison des difficultés que j ' é p r o u v o i s dans mes recherches,

et des

doutes q u i s'élevoient pour mes nomenclatures. E n cueillant une fleur, par exemple, je la croyois classée

par l a seule inspection de ses formes, de

sa corolle o u de son calice, lorsque l'examen des é t a m i n e s et d u pistil la reportoit dans une autre classe. Nouvelle gloire à a c q u é r i r , mais qu'une cruelle incertitude rendoit souvent d o u teuse. O Linnaeus ! combien souvent l u me fus utile! et q u ' i l est juste de transmettre ton n o m à l a postérité! C'est une foible dette qu'acquitte envers toi u n des amateurs de l'Histoire naturelle. Combien de fois, en consultant tes immortels é c r i t s , j ' a i a b r é g é mon travail ; et de quelle utilité tes lecons ont été pour l'ordre de mes d é c o u vertes, autant que pour soulager ma m é m o i r e ! L a merveilleuse concordance de la m é t h o d e r é u n i t dès objets q u i paroissent é t r a n g e r s entr'eux , et pourtant en q u i une attention soutenue

finit

par d é c o u v r i r des rapports incontestables. L a Nature moins restreinte que notre i m a g i n a t i o n , arrive au m ê m e but par des chemins différens, dont la recherche désole et trouble notre intel-


P R É L I M I N A I R E .

xxj

ligence ; m a i s , l o i n de nous trouver h u m i l i é s de ce défaut de p é n é t r a t i o n , que cette i n c a p a c i t é soit pour nous le motif louable d ' u n hommage respectueux envers l'Etre des ê t r e s , moteur de ces merveilles, et pour q u i les p r o b l ê m e s n ' e x i s tent pas. Multa latent in majestate Naturœ

!

« Q u e de merveilles nous sont cachées dans l a » N a t u r e » ! Mais revenons a u motif q u i m ' a fait rassembler les observations faites

pendant

le

cours de mes voyages. J e devois publier s é p a r é m e n t , a p r è s les avoir soumis à l'approbation de l ' I n s t i t u t , plusieurs ouvrages que j ' a i depuis r é u n i s au j o u r n a l de mes voyages, et que j'offre a u public sous le titre

des Voyages

d'un

ses Observations faites de la Nature,

Naturaliste

sur les trois

,

et

règnes

etc. ( I ) . L a relation de ces

Voyages q u i comprend trois gros v o l u m e s , a u l i e u de six petits, ainsi que l ' a n n o n ç a le premier

( I ) Quelqu'un peu versé dans l'étude de l'Histoire naturelle, et ne considérant que le m o t , m e reprochoit ce titre en prétendant qu'on n e devoit point désigner les trois règnes de la Nature ; cette objection est d'autant plus m a l fondée que tous les jours un naturaliste écrit ses voyages, mais q u ' i l parle sans ordre de matières, et souvent ne classe point ses observations, ou qu'elles n'embrassent point les trois règnes de la Nature.


xxij

D I S C O U R S

Prospectus , est o r n é e de planches, de sujets nouveaux , et elle est ainsi classée : J'expose à M . Desdunes - L a c h i c o t t e , m o n h ô t e à Saint -Domingue , mes observations faites en Normandie sur la nature d u sol , sur les p r o ductions des pays que j ' y ai parcourus,

sur

les m œ u r s et l'industrie des habitans; et pour ne point fatiguer le lecteur par un récit monotone et des relations s t é r i l e s , je le conduis au H â v r e , au m i l i e u des campagnes pittoresques q u i b o r dent là grande roule , et dont je l u i donne la description la plus exacte. C o m m e un auteur nedoit point é c r i r e seulement p o u r les savans, j ' a i c r u devoir choisir m o n lecteur p a r m i les personnes q u i n'ont jamais v o y a g é , afin de l u i rendre ma narration utile et a g r é a b l e . C'est p o u r q u o i i l m'accompagne par-tout, dans mes courses au m i l i e u des campagnes; je l u i fais admirer les b e a u t é s de la N a t u r e , je le r a m è n e sur le rivage de la m e r , o ù , saisi d'un é t o n n e ment respectueux , i l admire et se lait. Plusieurs pensées s'élèvent en son ame, à la vue d'un horizon humide q u i l u i p a r o î t sans fin ; i l frémit pour le matelot assez hardi pour se confier aux flots q u i l ' é p o u v a n t e n t par leurs brisans, et q u i l u i paroissent redoutables ; i l admire le génie de l'homme dans la construction de ces demeures

flottantes,

et l ' é t o n n a n t e d é c o u v e r t e


P R E L I M I N A I R E .

xxiij

au moyen de laquelle on est parvenu à les d i riger à volonté , pour arriver d'un pôle à l'autre , en traversant des écueils sans nombre et une route uniforme, et q u i ne laisse apercevoir les traces

d'aucun voyageur,

E n parcourant les rochers d u rivage , je rends m o n compagnon t é m o i n de la libéralité du Créateur envers ses c r é a t u r e s . A deux é p o q u e s de l a j o u r n é e , le pauvre se transporte en ces lieux , enrichi par des présens-que le C i e l l u i envoie ; i l ramasse en abondance d u poisson, deâ crustacées que les flots ont rejetés pour l u i de leur sein ; i l en nourrit sa famille , ses enfans, et souvent m ê m e , au moyen d'une mesure

qu'une

m a i n prodigue a c o m b l é e , i l peut en vendre une partie q u i l u i devient superflue par l'espoir d'une nouvelle m a r é e . Je fais part de quelques observations relatives aux pêches de la rade, et aux ruses qu'emploient les c r u s t a c é e s , pour se soustraire aux piéges de leurs p e r s é c u t e u r s . J ' a i occasion, au retour de ces promenades instructives , d'examiner plus.à loisir les objets dont je donne la description. Je me suis partic u l i è r e m e n t attaché à la rendre aimable, afin de captiver mon lecteur. « O n regrettera toujours , » dit M . Salgues , de quitter d'agréables rela» lions q u i nous enchantent, pour chercher chez » les secs et arides nomenclateurs , celte partie


xxiv

D I S C O U R S

» technique , q u i est à la science ce que la » G r a m m a i r e est à l ' é l o q u e n c e et à la p o é s i e , ce » que, le squelette est à l'homme a n i m é . S i vous » voulez m'instruire , i l faut mêler quelques » charmes à vos leçons ». Je me suis donc fait un devoir de me conformer à d'aussi sages p r i n c i p e s ; h e u r e u x , si j ' a i suivi celte, route agréable que tout le monde aime à parcourir ! A f i n de d é t r u i r e la monotonie de mon r é c i t , et de

diversifier les objets que je traite , je

donne

quelques détails

sur

la

position

du

H a v r e , que les A n g l a i s b o m b a r d è r e n t plusieurs fois pendant m o n séjour. J'offre é g a l e m e n t les fruits de mes promenades d'observations aux environs d u H a v r e , de H o n fleur , et je donne avec le plus grand soin la description exacte des sites enchanteurs c o m muns dans ce beau c l i m a t , tels que la côte des O r m e a u x , celle d ' É g o u v i l l e , et la côte de Grace. J ' a i aussi occasion d e citer quelques anecdotes p a r t i c u l i è r e s , propres à piquer la c u r i o s i t é ; je décris plusieurs collections d'Histoire n a t u relle; je p r o m è n e m o n lecteur dans les agréables vergers de M . P o u l e t , négociant: De là , je le conduis à Honfleur pour y é t u d i e r avec m o i les mœurs

et coutumes d u pays, y admirer les

curieux effets de la m a r é e montante , y prendre


P R É L I M I N A I R E .

xxv

part sur Je gazon à u n divertissement champ ê t r e , et y jouir d ' u n tableau attendrissant d ' u n bon père fêté par ses enfans. M a i s comme les effets naissent des contrastes , mon journal me rappelle le funeste é q u i n o x e d u mois de septembre de cette a n n é e . C e fidèle d é positaire me fournit les détails affreux de ravages inouis q u i d é s o l è r e n t , à cette é p o q u e c a l a m i teuse , le H à v r e et ses environs. E t comme le calme succède toujours aux t e m p ê t e s , je raconte les joutes q u i se font sur l'eau en certains jours de fête, je décris celle des canots a r m é s , de v i goureux r a m e u r s ,

celle du fameux

m â t de

Cocagne. Enfin , a p r è s l a description de quelques poissons de la r a d e , ne pouvant trouver passage sur un b â t i m e n t , je renonce pour le m o ment au projet de m ' e m b a r q u e r , et je retourne en G â t i n a i s , o ù je trouve à observer, chez mon p è r e le c a r a c t è r e aimable et intéressant d'une fouine devenue familière. Je m ' y livre, alternativement à u n travail plus utile , sur la culture d u safran de cette province; et quoique celte plante bulbeuse ait été décrite avec détails par l'illustre D u h a m e l , je trouve à ajouter à son m é m o i r e mes observations, et surtout des dessins fidèles q u i manïquoient à l'histoire de celle plante si précieuse au c o m merce,

lesquelles

planches

servent

mieux


xxvj

D I S C O U R S

l'intelligence , que les meilleures et les plus exactes descriptions que l'on peut faire à ce sujet. A p r è s quelques idées générales , je considère le safran depuis l ' é p o q u e de son importation dans le G â t i n a i s , et j'en donne la description ; j'établis la différence q u i existe entre celte plante utile et le colchique , avec lequel les fraudeurs savent le sophistiquer; j ' i n d i q u e sa c u l t u r e , et le terrain q u i l u i est propre ; les caractères a u x quels o n doit reconnoitre les bons oignons, l a différence de leur robe, et la t e m p é r a t u r e q u i leur convient. Je fais c o n n o î t r e la m a n i è r e de p r é p a r e r la terre qu'on l u i destine , et l ' é p o q u e à laquelle se font les labours; je désigne le tems q u i est le plus propice au plantage , et les moyens à e m ployer pour p r é p a r e r les oignons, et les disposer à une prompte végétation. Je décris le d é v e l o p p e m e n t de ces oignons, et leur floraison; je d é n o n c e les animaux q u i les ravagent, et dont la dent m e u r t r i è r e d é t r u i t en u n moment les espérances d u diligent c u l t i vateur. Je passe ensuite aux travaux de la seconde et de la troisième années , q u i comprennent l'arrachis des oignons, et l'usage q u ' o n en fait. A r r i v e


PRÉLIMINAIRE.

xxvij

le moment de l a récolte de celte fleur autant intéressante pour les sens, que sous le rapport du produit qu'on en relire. J e décris avec soin sa cueillette, son épluchage , sa dessication , et le produit annuel qu'on obtient de celui auquel o n r e c o n n o î t les qualités exigées. Je rends compte des maladies auxquelles l'oignon est en b u t , telles que le fausset, le tacon et la mort. Je développe les p r o p r i é t é s d u safran comme b é c h i q u e , h i s t é r i q u e et e m m é n a g o g u e s , d i a p h o nique, c o r d i a l , a l e x i t è r e , c é p h a l i q u e et ophtalm i q u e ; comme stomachique, h é p a t i q u e , carminatif et détersif ; enfin comme résolutif, anodin et assoupissant. Je le considère enfin sous le rapport des arts, et j'évalue les frais de culture d ' u n arpent de terre à safran. Ce m é m o i r e est t e r m i n é par des noies additionnelles sur sa c u l t u r e , et des détails historiques. Je me rends ensuite à Paris d ' o ù je fais route pour B o r d e a u x , en exposant mes observations faites pendant l a route. A r r i v é à Bordeaux, j'étudie les m œ u r s et coutumes des habitans de celle ville ; puis e m b a r q u é à bord d u vaisseau anglo-américain l'Adrastus , j'y écris mes r e marques sur les usages bizarres et peu sensuels


xxviij

D I S C O U R S

des naturels de la Nouvelle-Angleterre (I). A p r è s avoir reconnu le Platè-de-Blaie, long-tems

et

attendu

le capitaine et les passagers pour

mettre à la voile, on appareille pour l a tour de Cordouan. P o u r mettre mon n é o p h y t e au fait de la n a v i gation , je l'instruis des principaux mouvemens d u b o r d ; c'est pourquoi je ne passe point sous le silence un fort coup de vent que nous

es-

s u y â m e s au d é b o u q u e m e n t , afin d'avoir occasion de l u i citer les diverses m a n œ u v r e s q u i se font pour soustraire u n vaisseau aux dangers dont i l est m e n a c é par la t e m p ê t e ; je l u i raconte divers faits extraordinaires, douteux quelquefois pour (I) J'ai reçu avec reconnoissance les avis d'un censeur distingué qui me reprocha de parler souvent de moi et de nos repas du bord, mais je crois devoir lui observer ici que je suis le voyageur, et qu'en ma qualité d'observateur, je dois un compte fidèle de ce que j'ai tu , éprouvé, senti. Car quel héros pouvois-je mettre enjeu, si ce n'est moi?..! ne suis-je point le narrateur? Quant aux repas du bord, ils sont sur un bâtiment américain, si différens de ceux qu'on prend à terre, que le lecteur ne peut me faire connoître des usages nouveaux pour l u i ; et que la principale occupation dans les traversées est, dans l'oisiveté qu'on éprouve, de se quereller sans raison, ou de songer même à table , au repas qui doit suivre. J'en appelle à cet égard aux personnes qui se sont embarquées.


PRÉLIMINAIRE.

xxix

ceux q u i n'ont pas v o y a g é , mais dont on rencontre de fréquens exemples. Ne me contentant point de restreindre m o n journal à des observations m é t é o r o l o g i q u e s , je donne à c o n n o î t r e le genre de vie qu'on m è n e sur un vaisseau dans u n voyage de long c o u r s , les plaisirs qu'on sait s'y c r é e r , les amusemens que chacun imagine pour éloigner l ' e n n u i , suite inévitable de la monotonie. E n parcourant le vaisseau pour visiter les lignes qu'on laisse à la traîne, j'aperçois de gros poissons , et aussitôt d'appeler m o n n é o phyte pour les l u i faire examiner , et l u i faire part de mes réflexions à leur é g a r d ; tout en l'entretenant sur ce p o i n t , le vent souffle, et la mer moutonne sous le poids et les bonds d'une troupe de souffleurs que j ' a p e r ç o i s à l'horizon. Une autre fois , c'est une bande nombreuse et fugitive d'adroits poissons volans q u i quittent leur é l é m e n t pour tromper la dorade dans sa poursuite a c h a r n é e . U n e dispute s'élève , et je me vois forcé d'en p a r l e r , et d'entrer dans d'autres détails qui ne paroissent superflus q u ' à ceux q u i les c o n noissent, mais q u i font partie de l'histoire d'une traversée. Ces anecdotes souvent piquantes ne délassent-elles pas quelquefois le lecteur, trop souvent e n n u y é d'un journal o ù il n'est question


xxx

D I S C O U R S

que de beau tems, pluie et vent, brume épaisse,

et d'autres observations monotones et

minutieuses,

qu'on

ne doit point

regarder

comme capables de captiver u n lecteur ? - J e raconte le b a p t ê m e d u T r o p i q u e , dont mon

n é o p h y t e surtout attendoit le récit avec

l'impatience de quelqu'un q u i cherche à s'inst r u i r e ; i l prend é g a l e m e n t i n t é r ê t à la p u n i t i o n exercée contre

les matelots indisciplinés ; i l

me questionne sur les trombes de m e r , et j ' a chève de l'entretenir sur ce point en d é c o u v r a n t terre , et apercevant à l'horizon le phare de Charles-Town. Je fais d é b a r q u e r avec m o i m o n n é o p h y t e , et je le p r o m è n e dans les rues de l a ville pour e n c o n n o î t r e les usages, et é t u d i e r les m œ u r s de ses habitans; i l a entendu parler des quakers et des m é t h o d i s t e s : je l u i établis la différence q u i existe entre ces sectes ; et lorsqu'il s'est bien p é n é t r é de ces notions instructives, je le vois encore revenir , et semblant désirer une autre é t u d e . Je l'examine, et je lis dans ses yeux son désir d'aller contempler la Nature au m i l i e u des c a m pagnes,

pour

établir

des comparaisons , y

donner l a chasse aux oiseaux q u ' i l veut c o n n o î t r e , aux papillons q u ' i l désire conserver, faire la recherche des plantes dont je dois grossir son herbier ; m a i s , tout en augmentant son b u t i n ,


P R É L I M I N A I R E .

xxxj

je l u i trace avec fidélité les tableaux des sites les plus pittoresques, le genre de ces campagnes primitives , et lés endroits destinés à l a course , amusement favori des A n g l o - A m é r i c a i n s . A u r e t o u r , je l u i fais c o n n o î t r e un sauvage d u C a n a d a , q u i , comptant sur les droits de l ' h o s p i t a l i t é , est e n t r é familièrement dans une maison o ù je me t r o u v o i s , pour apaiser la soif qu'une chaleur excessive a fait naître en l u i . J'entretiens aussi ce lecteur des autres productions d u pays, utiles aux arts, et favorables au c o m m e r c e , telles que l'arbre à cire,

l'érable

à sucre, etc. ; et tout en l u i rappelant plusieurs anecdotes sur les m œ u r s des bons habitans de ces pays f o r t u n é s , je l u i parle d ' u n sauvage de la C a r o l i n e , artiste sans a r t , mais q u i , par une rare faveur de l a N a t u r e , a c o m p o s é et peint à l'huile u n tableau dans lequel i l s'est r e p r é senté au milieu de ses campagnes. D é s i r a n t de l'instruire , et profitant de sa bonne v o l o n t é , je conduis mort n é o p h y t e dans des endroits q u ' i l n ' a point encore visité. Une excursion ornithologique devient d'abord le but de

notre

promenade ; mais après avoir fait

une ample collection d'oiseaux nouveaux pour l u i , je trouve et saisis l'occasion de l u i faire examiner u n boiciningua q u ' u n particulier de Charles-Town conserve depuis long-tems, sans l u i donner à manger.


xxxïj

D I S C O U R S

L o i n d'avoir épuisé l ' é t u d e des productions naturelles d u pays, le besoin de voyager sous d'autres climats nous fait embarquer sur une goélette a n g l o - a m é r i c a i n e , dont le capitaine est d i g n e , pas la p u r e t é de ses m œ u r s et la l o y a u t é de ses actions, de vivre au tems d u mondeprimitif. Nous faisons voile vers l'île de Cubes ; et notre bon capitaine, après nous avoir p r o d i g u é pendant la traversée tout ce q u i pouvoit nous la rendre a g r é a b l e , poussa la générosité j u s q u ' à nous choisir secrétement à terre des logemens plus commodes que les cabanes étroites que nous avions à son b o r d . Je donne la description des côtes arides de l ' e n t r é e de C u b a , et m o n n é o p h y t e , d'abord attristé par ces tableaux peu aimables, sourit à celle de l ' i n t é r i e u r de la baie de S a i n t - Y a g o , q u i offre le paysage le plus riche et le plus pittoresque. U n pilote espagnol étant venu à notre rencontre , nous fournit l'occasion d ' é t u d i e r ses m a n i è r e s , et de le questionner sur les m œ u r s et usages des habitans de cette île. A p r è s nous avoir fait mouiller

en lieu de sûreté , nous

mettons pied à terre, et nous escaladons une côte richement b o i s é e , au sommet de laquelle se trouve la maison d u commandant du fort q u i protége


P R É L I M I N A I R E .

xxxiij

p r o t é g e la b a i e , et dont les batteries sont formidables. A p r è s une réception aussi h o n n ê t e q u ' o b l i geante, nous descendons la c ô t e , et remontons à notre bord pour faire voile vers S a i n t - Y a g o , q u i se trouve au fond de la baie. I l tarde à mon n é o p h y t e de me voir visiter l ' i n t é r i e u r de la v i l l e ; aussi n'ayant rien de plus à c œ u r que de le satisfaire, je mets pied à terre, et je parcours les rues de S a i n t - Y a g o , j ' é t u d i e les m œ u r s , les usages de ces Espagnols , et quelques

notions intéressantes deviennent le

fruit de mes observations, que je me plais à r é p é t e r à mon n é o p h y t e q u i attend mon retour avec impatience. E n admirant les ressources précieuses que fournit cette île pour les besoins de la v i e , je fais quelques courses ornithologiques que j ' a i soin d ' e n t r e - m ê l e r de parties de p ê c h e , et de chasse aux insectes et aux papillons de cette île. Je reviens dans la v i l l e , o ù j ' é t u d i e avec soin le c a r a c t è r e des padres , et o ù je prends note des c é r é m o n i e s religieuses q u i se

pratiquent

pendant la semaine Sainte et le jour de P â q u e s . L e besoin de nous rendre à S a i n t - D o m i n g u e , me fait profiter d'une frêle embarcation q u i m'y transporte au m i l i e u des flots é c u m a n s de l a mer en furie : e n f i n , après une t e m p ê t e horTOME

I.

3


xxxiv

D I S C O U R S

r i b l e , je d é b a r q u e à Saint-Domingue; tel est le sommaire de mon premier

Volume.

S i le lecteur ouvre mon second V o l u m e ,

et

q u ' i l daigne me suivre dans mes observations, i l me verra d é b a r q u e r à Saint-Domingue, m'y entourer de personnes capables de m'instruire , et de

me donner

des renseignemens

sur le

c l i m a t , les lieux , et l'histoire d u pays ; comme i l me semble que c'est l a . p r e m i è r e é l u d e à l a quelle on doive se l i v r e r , je me fais raconter par un

ancien

colon

l'histoire de l'île

d'Haïti,

depuis sa d é c o u v e r t e par Christophe C o l o m b j u s q u ' à nos jours , que les traditions nous ont transmise.

A l o r s , p é n é t r é de ces v é r i t é s , je

parcours le pays

avec plus d ' i n t é r ê t ; i c i je

retrouve au m i l i e u d'un peuple heureux , ces bons caciques q u i ne connoissoient leur autor i t é que de n o m , et s'en servoient pour faire planer autour d'eux le bonheur et la confiance ; l à , je crois v o i r des groupes de ces insulaires attendre leur existence des libéralités

de la

N a t u r e , sans s'astreindre à u n d u r et pénible t r a v a i l ; p a r m i eux se trouvent des p ê c h e u r s , des chasseurs, tandis que les plus âgés vaquent aux soins de l ' i n t é r i e u r . A r r i v e - t - o n à l ' é p o q u e d'une fête c é l è b r e ? elle est s i n c è r e m e n t c h ô m é e ; car ces peuples n ' h o noroient pas seulement des lèvres leur dieu


P R É L I M I N A I R E .

xxxv

i m a g i n a i r e , mais par leurs actions; et si q u e l ques r i d i c u l e s , ordinaires à ces tems r e c u l é s , présidoient aux c é r é m o n i e s religieuses, i l faut être

indulgent

pour

ces détails

accessoires

inventés par l ' i n e x p é r i e n c e et la bonhomie de ces peuples, auxquels on pourroit r é p o n d r e par des c é r é m o n i e s de nos jours n o n moins absurdes, quoique consacrées

par

policés : au reste , le principal

des

motif

peuples dans les

pieuses r é u n i o n s des insulaires d ' H a ï t i , étoit d'y adorer u n objet dont ils connoissoient l a puissance sans pouvoir la comprendre , et c'est envers le s o l e i l , ame et source sacrée des trésors de la Nature, qu'ils devenoient respectueux, et à q u i ils offroient leurs plus purs hommages. C o m m e de tout tems l'esprit trompeur d u fanatisme a subtilisé les c œ u r s foibles o u trop confians, i l se trouva à H a ï t i , d è s son état p r i m i t i f , des êtres plus astucieux que Je c o m m u n des insulaires, et qui, par u n i n t é r ê t personnel , i n s p i r è r e n t une terreur panique à ces naturels d é b o n n a i r e s pour en obtenir des honneurs , des rangs et de la fortune; c'est p o u r q u o i une secte s'éleva, et c o m m e n ç a à prophétiser en un langage mystique et barbare, et abusant de la crédulité d u peuple , elle l u i fit voir ce q u i n'existoit p o i n t , et fascinant leurs regards i n t i m i d é s , elle s'annonça en rapport direct avec u n 3 *


xxxvj

D I S C O U R S

dieu qu'elle créa , et dont elle osa se d é c l a r e r L'interprète. De là une confiance absolue , u n respect universel pour ces hommes adroits auxquels les naturels d ' H a ï t i d o n n è r e n t le n o m de butios , ou prêtres

indiens.

A f i n de grossir leur p a r t i , les butios associèrent à leur a u t o r i t é s u p r ê m e ceux des Indiens en q u i ils reconnurent des principes conformes aux l e u r s ; et afin d'opposer au peuple deux freins puissans, ils crurent convenable de revêtir ces derniers d'une a u t o r i t é c i v i l e , s u b o r d o n n é e n é a n m o i n s à celle des ministres de l a divinité. D e là l a division des peuplades et leur d é n o m brement; de là l'élection de chefs pour les gouverner , auxquels on donna unanimement le n o m de caciques. J ' i n d i q u e le partage de ces gouvernemens i n d i e n s ; je décris leur paix i n t é r i e u r e , leurs m œ u r s douces, leur délicieuse existence au m i l i e u de campagnes ravissantes et embellies par leur union ; mais comme le bonheur tient à peu de chose, et q u ' u n rien , dit F l o r i a n , le fait é v a n o u i r , ces peuplades f o r t u n é e s , vivant au comble de leurs v œ u x , sont t r o u b l é e s , dispersées, anéanties par l a corruption de nations féroces dont elles ne peuvent éviter le joug , et dans les piéges desquelles une confiance trop aveugle les fait précipiter. J e d o n n é alors des détails histo-


P R É L I M I N A I R E . riques sur l a découverte, de l'île

xxxvij d ' H a ï t i par

Christophe C o l o m b , cause innocente des m a l heurs q u i depuis en ont fait le séjour d u crime , de l'ambition et des attentats; et comme ces d é t a i l s , quoique c o n n u s , intéressent n é a n m o i n s mon n é o p h y t e q u i les ignore , i l me presse de continuer mon histoire relative à l'expédition de Christophe C o l o m b : i l me demande comment un homme aussi bon a p u laisser commettre des crimes aussi révoltans. I l frémit avec m o i , en traversant la r i v i è r e , des massacres q u i l u i r a p pellent des souvenirs pleins d'amertume , et l u i font r é p a n d r e m ê m e quelques larmes; car i l est sensible. B i e n t ô t , en continuant mon r é c i t , nous parcourons les lieux signalés par des é v é n e m e n s transmis à la postérité ; i l apprend avec douleur la

mort

de Christophe C o l o m b ,

protecteur

infortuné des bons insulaires , et par cela m ê m e devenu la victime de l'envie et de l'ambition de ses successeurs altérés par la soif de l ' o r et d u sang. I l voit avec regret Bovadilla et Ovando succéder à Christophe C o l o m b ,

et g é m i t d'une

a u t o r i t é despotique et féroce q u i semble p r o noncer aux Indiens la malheureuse destinée q u i leur est réservée. E n vain Ferdinand,

par u n

a r r ê t humain ,veut a r r ê t e r les exploits homicides et sanglans des tigres Bovadilla

et

Ovando


xxxviij

D I S C O U R S

n i la voix de la N a t u r e , n i celle de leur m o narque ne peuvent se faire entendre à ces c œ u r s pervers et ulcérés : ils tracent leur route dans l'île au milieu des cadavres o u des corps foibles et palpitans, des femmes, des enfans et des v i e i l lards qu'ils ont fait massacrer. De l'or ! de l'or!.. voilà leurs cris de rage, et rien ne peut étouffer ces cris i m p é r i e u x ; ils font donc supplicier tout ce q u i ne peut servir à leur procurer ce m é t a l funeste qu'ils retirent, par

des c r i m e s , des

entrailles fécondes d'une terre q u i semble r e gretter de s'être entr'ouverte. Enfin des divisions intestines s'élèvent p a r m i les Espagnols de l'expédition de Christophe C o l o m b , après le massacre général des Indiens d ' H a ï t i , et ces E u r o p é e n s ont à leur tour à c o m battre des ennemis puissans, des forbans sans aveu , et mus par de semblables projets d'une ambition d é m e s u r é e , enfin les flibustiers dont je fais c o n n o î t r e les m œ u r s et la vie privée. M ' é t a n t a p e r ç u à des soupirs bien louables, que ces récits fatigans ont attristé l'ame de m o n n é o p h y t e , je cherche à délasser son i m a g i n a t i o n , en l ' e n t r a î n a n t au milieu d'une belle campagne; mais comme y arrivant subitement, l'état de son c œ u r ne l u i permeltroil point d'en a p p r é c i e r les beautés , d'en saisir les nuances, d'en respirer les parfums , je le conduis d'abord au milieu


P R É L I M I N A I R E .

xxxix

d'une Nature déserte o ù je donne le tems à ses pensées de s ' a d o u c i r , et après avoir côtoyé et visité la halle aride de m o n h ô t e , M . DesdunesLachicotte , je conduis m o n n é o p h y t e au lagon P e i n i e r , appelé cirque des Bambcus,

o ù la

Nature est p a r é e de tous ses charmes, et o ù elle se montre dans tout son éclat aux yeux de l'amateur La

passionné.

vue d'une

riante verdure

harmonise

b i e n t ô t tout son ê t r e , sensible d é s o r m a i s aux parfums de ces fleurs q u i bientôt égayent son imagination ; mais comme une transition subite de la douleur au plaisir seroit u n contraste trop p é n i b l e , je conduis m o n n é o p h y t e sous des ajoupas a b a n d o n n é s et célèbres , l ' u n par les soupirs d ' u n amant malheureux et l'autre par sa consécration à l'amour paternel. Enfin , a p r è s les dernières larmes d o n n é e s aux plus touchans souvenirs, je permets à mon n é o p h y t e de s'abandonner à l a contemplation. Cet être sensible, toujours r e p o r t é par son c œ u r à désirer quelques notices sur les anciens habitans d u pays, m'engage à l u i parler a u moins d u colon e u r o p é e n q u i a succédé à l ' I n dien i n s u l a i r e , et des troubles long-tems perpétués de l a c o n q u ê t e d ' H a ï t i . J e cherche à satisfaire sa juste curiosité par le parallèle d u colon modeste et d u colon ambitieux. Je l u i


XL

D I S C O U R S

transmets ensuite les renseignemens q u i m'ont été d o n n é s par m o n h ô t e sur le caractère des créoles de nos jours, sur les m œ u r s et usages de cette nouvelle g é n é r a t i o n . J'ouvre ensuite m o n j o u r n a l , et m o n n é o phyte y l i t mes observations sur la. nature d u climat de S a i n t - D o m i n g u e ; et après quelques remarques m é t é o r o l o g i q u e s , je le fais voyager pour l'instruire. Il m'accompagne

dans ma

roule d u C a p ; i l est aussi ardent que m o i à saisir et admirer les choses nouvelles q u i s'offrent à ses yeux. I l suit dans les airs les oiseaux et les papillons, sur la terre, les insectes et les reptiles; il é t u d i e la v é g é t a t i o n , et son c œ u r reconnoissant

s'attendrit à

l a vue des ressources qu'offre

la Nature , m ê m e au milieu des déserts. Nous nous a r r ê t o n s sur les habitations les plus dignes de nos remarques, et nous mettons de ce nombre celle de l'Étable appartenant à l a famille Rossignol-Desdunes, celle de M M . R o s signol-Crammont et Descahaux, entourées par des colonnades imposantes de palmiers q u i s'y élèvent

avec

grace

et majesté au milieu de

haies de citronniers garnissant l'intervalle de ces arbres. A p r è s avoir reconnu le bourg des G o n a ï v e s , et y avoir fait quelques observations sur la nature du s o l , sur ses productions et sur les m œ u r s des


P R É L I M I N A I R E .

xlj

habitons, nous continuons noire roule au m i l i e u d'une riche Nature q u i donne une ample latitude à notre contemplation; les sites devenant de plus en plus pittoresques par la diversité de leur exposition, je me plais à les d é c r i r e à m o n n é o phyte q u i , ainsi que m o i , en fait son profit. I l jette un regard inquiet sur la montagne des Escaliers , q u ' i l doit franchir au m i l i e u d'écueils et de rochers âpres et.roulans. Mais i l est

dé-

dommage de ses fatigues et de ses peines, à la vue d u bourg enchanteur de Plaisance, q u ' i l rencontre au revers de ce morne rocailleux. Il traverse avec m o i la rivière d u L i m b e t , dont les eaux basses et limpides bouillonnent à leur rencontre de rochers posés çà et là a u milieu de son lit. Enfin , après d'autres r e marques, nous a r r i v o n s a u C a p . Je l'engage à ne point me suivre dans la ville pendant les premiers jours q u i seront consacrés à mes affaires personnelles. M a i s mon n é o p h y t e , q u i a l'ame grande et le c œ u r bon , s'est i n t é ressé à ce q u i me regarde, et ne veut plus me quitter; je le conduis donc chez M . R o u m e , agent d u Gouvernement f r a n ç a i s , homme i n s t r u i t , et avec lequel on ne peut que profiter; mais des affaires i m p r é v u e s m'appelant à l ' A r t i bonite, mon n é o p h y t e , q u i est devenu m o n o m b r e , y retourne avec m o i , en formant le


xlij

D I S C O U R S

projet de revenir au C a p , pour y tirer parti des entretiens naturelle.

de M . R o u m e sur

l'Histoire

D e retour aux G o n a ï v e s , après avoir d o n n é mes premiers soins aux affaires q u i m ' y ont appelé , je conduis mon n é o p h y t e à une tannerie située au m i l i e u d'un bocage enchanteur. C'est en rentrant que je reçois de Toussaint-Louverture la Jevée des séquestres mis injustement sur nos habitations; je fais u n voyage au P o r t a u - P r i n c e pour entrer de suite en possession. T o u r à tour t r o m p é par les chefs noirs de l ' a r rondissement, et l e u r r é par les offres perfides de nos nègres , j'accorde une confiance trop p r é m a t u r é e , dont j ' a i lieu de me repentir , étant à peine fixé sur notre habitation. Je m'y livre n é a n m o i n s à une passion d o m i nante, à la chasse, q u i en ces lieux favorisés offre tous les a g r é m e n s en ce genre. N é a n m o i n s , possesseurs d é grandes p r o p r i é t é s affermées, et dont nous ne touchons point les revenus, nous vivons dans une p é n u r i e universelle; et c'est pour le bonheur de mon n é o p h y t e que j'aime à l u i faire apprécier l'instabilité des choses h u maines, et la bizarrerie de la p r é d e s t i n a t i o n . Résigné au milieu de celte infortune, je n'en bénis pas moins l ' A u t e u r de la N a t u r e , et c'est pour me consoler de ces épreuves a m è r e s , que


P R É L I M I N A I R E .

xliij

je reprends mes exercices. Je décris le site pittoresque d'une fabrique coloniale, observée au milieu d u G r a n d - l l e t . Je cache d e r r i è r e m o i mon n é o p h y t e , et i l prend part s e c r é t e m e n t à l'entretien que j ' a i avec des solitaires que la vue d'un nouvel ê t r e auroit pu intimider. L e bon Isidore , l ' u n d'eux , me conduit à sa bananerie , y é t a n c h e ma soif dans une feuille fraîche de cette plante précieuse. I l d é p l o r e ensuite les ravages de l'épizootie de sa hatte. Je

retourne

sur

l'habitation pour

visiter

le beau verger Rossignol, situé dans les bas de l ' A r t i b o n i t e , et j ' y trouve le p r o p r i é t a i r e en b u t , ainsi que m o i , aux vicissitudes humaines. Je fais admirer à mon n é o p h y t e u n beau trait d'hospitalité de M . Desdunes-Lachicotte, q u i nous raconte les dangers auxquels i l a été e x p o s é , comme b l a n c , au m i l i e u des noirs révoltés et ennemis de sa couleur. J e propose à m o n n é o p h y t e une seconde p r o menade au lagon P e i n i e r , et nous y d é c o u v r o n s une nouvelle inscription é r o t i q u e . Je l ' e m m è n e le lendemain au b o u r g du G r o s - M o r n e , pour en c o n n o î l r e le c l i m a t , et j ' a i l i e u , pendant m o n séjour en ce canton, de l u i faire le parallèle de l'existence q u ' o n m è n e au milieu des mornes o ù la t e m p é r a t u r e est salutaire, avec celle de l a


xliv

D I S C O U R S

p l a i n e , o ù la chaleur anéantit les facultés au lieu de les vivifier. A p r è s ce voyage , u n long séjour sur l'habitation

de l'Etable me

permet d'y é t u d i e r les

m œ u r s des animaux de toute e s p è c e , dont la présence embellit ce s é j o u r , et c'est en me livrant avec ardeur, à leur poursuite, que je trouve à d é c r i r e les diverses chasses qu'on peut leur faire, et les pèches qu'on y pratique pour aller chercher les habilans de l'onde jusqu'au m i l i e u de leur retraite. Les observations que je cite à cet é g a r d ne sont point des répétitions plagiaires, car elles me sont personnelles. U n voyageur seul peut parler avec certitude

des m œ u r s

d'animaux

q u ' i l étudie journellement. A u s s i l'histoire que j'en offre est n o u v e l l e , et n'a aucun rapport avec la description de sujet dont le nom seul étoit connu. J ' a i eu soin, pour le plaisir de mon lecteur , d'éviter des descriptions arides et scolastiques, hérissées de termes baroques et scientifiques q u i seroient déplacés dans un voyage, et remplaceroient, par u n ennui i n v o l o n t a i r e , l'intérêt

soutenu

q u ' u n auteur doit chercher

à inspirer; D é s i r a n t faire de ces Voyages u n ouvrage i n s tructif, je répète à mon n é o p h y t e j u s q u ' à mes observations mentales ; et après l u i avoir transmis


P R É L I M I N A I R E .

xlv

des détails intéressans sur l a guerre d u S u d , suscitée par Toussaint - L o u v e r t u r e , chef des noirs , contre Rigaud , général en chef des hommes de couleur, j'arrive successivement à l ' é t u d e des haras de Saint-Domingue, o ù les pratiques , en raison d u c l i m a t , diffèrent de celles d'Europe. J e donne des renseignemens sur les bours-équiors, sur les bâtards

sur les chevaux

d'allure,

anglais, sur les hattiers ma-

quignons , s u r l ' é d u c a t i o n des chevaux peautres, sur la castration des poulains ; les p r é c a u t i o n s à prendre pour leur éviter le tétanos dans certaine circonstance de leur vie ; j'indique les herbes nuisibles dont les p â t u r a g e s sont trop souvent infestés. Je relate et soumets quelques observations sur la puissance fécondatrice des é t a l o n s , sur l a perfection des races, sur les i n c o n v é n i e n s des p â t u r a g e s humides pour les poulains , sur l a police qu'exercent les étalons envers leurs j u m e n s , sur l'imitation d e ces dispositions par les b o u r s - é q u i o r s , sur les mulets de SaintD o m i n g u e , et enfin sur l a nature des épizooties connues dans celle î l e . M o n n é o p h y t e se rappelant

d u joli petit

animal dont je donne le dessin (page 41 d u IIème v o l u m e ) , me demande de nouvelles notes sur les cabrits domestiques, sur les maladies


xlvj

D I S C O U R S

auxquelles ces q u a d r u p è d e s sont assujettis; quels sont les r e m è d e s à opposer aux épizooties q u i en désolent l'espèce. Je termine m o n récit en l u i disant q u ' à l'utilité des cabrits, à la qualité de leur c h a i r , on peut comparer le cochon appelé

tonquin , dont o n fait dans l'île

une

grande consommation. Bientôt je quitte ces paisibles occupations, p o u r faire voyager mon n é o p h y t e au milieu des orages , le transporter ensuite sur un sol b o u l e versé par les tremblemens de terre; je l ' é g a r e , après avoir é c h a p p é à ces désastres , au m i l i e u d'autres campagnes o ù i l est en but aux o u r a gans. P l u s loin i l essuie avec m o i les ravages d'un d é b o r d e m e n t . A ces fléaux, de la N a t u r e , je fais s u c c é d e r les i n c o n v é n i e n s qu'offre le séjour de la plaine, o ù l ' o n a à redouter les scorpions, les araignées à c u l r o u g e , les araignées crabes, les bêtes à mille pieds, les c h i q u e s , les tiques et les autres insectes sinon tous venimeux , au moins i m portuns. Je

fais

aussi

part

à mon néophyte

des

e x p é r i e n c e s que j'ai eu occasion de répéter sur les

lézards

et les autres reptiles

de

Saint-

D o m i n g u e ; des dangers auxquels est exposé le botaniste au m i l i e u des poisons végétaux q u i se rencontrent c o m m u n é m e n t . M a i s , pour ne plus


PRÉLIMINAIRE.

xlvij

alarmer m o n n é o p h y t e , je cesse de l u i retracer les i n c o n v é n i e n s de l ' î l e , et je l u i en fais a p p r é cier ensuite les rares avantages. J e l u i soumets en c o n s é q u e n c e le tableau des ressources qu'offre S t . - D o m i n g u e , sous le rapport des subsistances; des manufactures q u i y sont é t a b l i e s , o u q u ' o n pourroit y établir , d'autres avantages

qu'on

pourroit retirer de l a cochenille, des. vers à soie, des é p i c e s , des laines et des abeilles. Je conduis ensuite m o n n é o p h y t e au m i l i e u d'un jardin , et i l r e c o n n o î t avec m o i qu'on peut adapter les charrues à l a culture coloniale. Je le rends t é m o i n s des récoltes d u r i z , de celle d u c o t o n , d u s u c r e , d u café, de l'abattis des bois propres aux constructions et à l a teinture. Quelques petits voyages donnent lieu à de n o u velles observations sur les usages de la colonie , sur les chasses d u pays , et sur les raz de marée. M o n n é o p h y t e me suit u n autre jour sur les habitations Guyot et Robuste,

puis à Saint-

M a r c , chez M . T u s s a c , o ù i l admire avec m o i l a belle Flore des Antilles, à laquelle ce zélé naturaliste travaille depuis quinze ans ; c'est alors q u ' i l saisit avec empressement le double avantage de faire l a route d u Gap avec M . T u s s a c , et d'y revoir M . R o u m e . C e voyage devient instructif


xlviij

D I S C O U R S

en raison des remarques q u i ont peine alors à é c h a p p e r aux regards de trois observateurs. A r r i v é au Cap , je conduis mon n é o p h y t e au jardin de botanique de l'hôpital des P è r e s , d ' o ù i l contemple avec u n juste enthousiasme l a position de la rade. Je le m è n e ensuite à l'agence d u gouvernement, pour le faire présenter avec m o i par M . R o u m e aux naturalistes q u i y sont a t t a c h é s , et q u i à leur tour nous annoncent chez M . D a u b e r t è s , possesseur d'un cabinet d ' h i s toire naturelle o ù se trouvent r é u n i e s toutes les coquilles que

fournissent

les côtes de Saint-

D o m i n g u e , riches en ce genre de production. Je repars pour les G o n a ï v e s , o ù je trouve l'ordre de me rendre sur-le-champ aux monts C i b a o , pour donner l'état de la situation de ces mines anciennement exploitées. Quelle joie pour m o n n é o p h y t e , q u i n'avoit encore pu faire aucun essai mincralogique ! Dans le voyage, nous trouvons à joindre l'utile à l'agréable ; c'est p o u r q u o i tout en effleurant les rochers métalliques que la Nature semble vouloir retenir dans son sein, nous admirons la b e a u t é de tous les sites de la partie espagnole, et l ' i m m e n s i t é de la c h a î n e des montagnes Cibao.

du

Nous visitons les anciennes m i n i è r e s

comblées

depuis

voyage, et une

un

tems

collection de

immémorial.

Ce

m i n é r a u x que je parviens


xLix

P R É L I M I N A I R E .

parviens à me f o r m e r , me donnent les moyens d'offrir aux minéralogistes les tableaux de la géologie

de Saint-Domingue, que je fais p r é c é -

der d'instructions sur la m a n i è r e dont les naturels d ' H a ï t i , et par suite les captifs espagnols e x p l o i toient les m i n e s , et comment encore aujourd'hui les orpailleurs recueillent, au moyen de sébiles , le sable aurifère que charrient plusieurs rivières. Nous quittons ce théâtre devenu le tombeau de tant de malheureux Indiens , pour porter nos pas dans la campagne , avec l'intention d'y surprendre

l'Espagnol simple et paisible, de le

suivre dans l ' i n t é r i e u r de son m é n a g e , et d'y j o u i r avec l u i d'une paix délicieuse qu'aucune passion ne vient troubler. Je saisis au retour l'occasion d'entretenir m o n n é o p h y t e , des salines de la partie espagnole, et de celles de la partie française ; je le conduis sous des voûtes sombres q u i inspirent la terreur, et o ù au milieu de grottes pittoresques i l admire de belles stalactites

menaçant

de leur poids

é n o r m e les stalagmites m a m e l o n n é e s

qu'elles

ont déjà formées ; je l'introduis au milieu d'antres plus redoutables , et o ù des feux souterrains conspirent pour é b r a n l e r la terre , et l'embraser de ses flammes d é v o r a n t e s : c'est après l'examen des soufrières

que se terminent nos courses

minéralogiques. De retour à l ' A r t i b o n i t e , mon n é o p h y t e veut TOME

I.

4


L

D I S C O U R S

y partager mes contrariétés et les vexations que les noirs exerçoient alors envers les p r o p r i é taires blancs. C'est au m i l i e u de ces traverses que l'adjudant-général H u i n , d é p u t é en France par Toussaint-Louverture , vient prendre

mes

d é p ê c h e s sur l'habitation de l'Etable o ù i l sait nous faire respecter , et menace , en notre p r é sence , nos noirs de toute la rigueur des l o i s , s'ils persistent dans leur insubordination. Cet officier-général m ' e m m è n e avec l u i au P o r t - a u - P r i n c e , et pendant la route me recommande à tous ses amis : c'est à cette faveur que je dus l'analyse des sources puantes de la C r o i x des-Bouquets. M . H u i n ayant ordre d'aller s'embarquer au C a p , i l veut que j'assiste à son d é p a r t , et m ' e m m è n e avec l u i ; c'est là que je reçois de Toussaint-Louverture le sauf-conduit q u i devoit protéger mes courses d'Histoire naturelle. Quelques

anecdotes

sur

l'originalité

des

matelots , sur le caractère des colons de SaintD o m i n g u e ; quelques réflexions sur la situation d u pays; u n trait de la fidélité d'un chien ; un autre q u i prouve l'attachement d'un aras ; u n exemple de piété filiale; enfin une notice sur les eaux de Boines, terminent le second Volume de mes

Voyages.

Soudain je quitte les campagnes

habitées,

pour conduire m o n n é o p h y t e au sein d'une nature sauvage, dont la sombre verdure glace


P R É L I M I N A I R E .

lj

les sons de terreur, et inspire une sombre m é lancolie. I l frémit avec m o i d u morne silence q u i attriste ces lieux déserts , et i l ne l'entend interrompre que par des rugissemens

sourds

q u i , sans être bruyans et tonitrueux , alarment l'imagination. Bientôt i l voit s'élancer d u m i lieu d'épiues u n monstre hideux q u i le menace de sa fureur; ce monstre est le Crocodile de Saint-Domingue , qu'on y appelle Caïman dont l'histoire commence le troisième de mes

, et

Volume

Voyages.

Je n'entrerai dans aucun détail sur le s o m maire des treize chapitres q u i composent ce m é m o i r e ; i l me suffira

de dire que j ' e n a i

retiré toute la partie anatomique, é t r a n g è r e a u récit d ' u n voyageur , et dont je réserve la p u blication pour les savans et les anatomisles : je me suis principalement attaché dans cet O u vrage à d é c r i r e les m œ u r s d u C a ï m a n avec e x a c titude, et à raconter plusieurs faits q u i furent le fruit de mes observations. J e donne connoissance à mon n é o p h y t e , des p r é l u d e s de l'amour d u r e p t i l e ; je l u i expose quelques détails sur son accouplement, et sur l'âge auquel i l peut produire ; et à la faveur de nos promenades r é i t é r é e s , je l u i fais remarquer successivement les soins d u mâle et de la femelle avant et après la ponte. Bientôt m o n curieux n é o p h y t e d é t e r r e avec

4*


Lij

D I S C O U R S

m o i les œufs de ces reptiles , et impatient d'en c o n n o î t r e le d é v e l o p p e m e n t , i l les ouvre pour examiner la position d u reptile sous celte enveloppe crétacée. Une

é l u d e constante,

et des observations

multipliées nous fournissent des détails sur ses m œ u r s , sur les ruses qu'emploie le reptile, et sur la perfection de son organe olfactif. M o n n é o p h y t e trouve trop d'intérêt dans cette contemplation pour ne pas m'engager

à lui

fournir les moyens d'examiner de plus près le terrible a m p h i b i e ; i l me propose

d'attaquer

l'animal , et je profite de son ardeur pour le d i riger dans les diverses chasses q u ' o n fait aux C a ï m a n s : mon n é o p h y t e n'y trouve pas toujours de l ' a g r é m e n t , mais le désir de s'instruire le fait surmonter avec courage les difficultés q u i se rencontrent,

et les dangers auxquels on est

exposé dans ces attaques périlleuses. A r m é de prudence, i l se méfie à l'approche de louffes de roseaux q u i recèlent un

dangereux

ennemi;

c est p o u r q u o i notre chasseur se tient sur l a défensive, et toujours prêt à faire feu au moindre mouvement d u C a ï m a n q u i souvent brave i m p u n é m e n t plusieurs d é c h a r g e s . M o n néophyte est studieux , et voulant mettre à profit tous les instans q u ' i l passe avec m o i à Saint-Domingue, i l me propose tous les soirs une promenade nocturne, dans laquelle nous pourrons, à la faveur des ombres de la n u i t ,


P R E L I M I N A I R E .

liij

assister aux rassemblemens des n è g r e s , sans nous y faire c o n n o î l r e , et étudier par ce moyen les m œ u r s des habitans de G u i n é e q u i ont été t r a n s p o r t é s à Saint-Domingue. C e projet nous r é u s s i t , et nous procura successivement des renseignemens exacts sur les Dunkos et les Aradas,

amans jaloux et em-

poisonneurs ; sur

ceux de

femmes

sont

tatouées

Fida,

néanmoins

dont

les

coquettes

m a l g r é cette m u t i l a t i o n ; sur les nègres

d'Essa,

sur ceux si cruels

d'Amina

d'Urba,

sur ceux

q u i croient à la M é t e m p s y c o s e , et p a r m i lesquels on voit des mères é p e r d u e s , le dirai-je? ô Nature ! des mères d é n a t u r é e s porter sur leurs enfans une main h o m i c i d e , pour les d é r o b e r à la honte de l'esclavage! Les nègres Ibos nous présentent des m œ u r s plus douces , et des exemples d'un amour constant et s i n c è r e ; vient ensuite l ' é t u d e des nègres de

Beurnon , sévères observateurs

de

leurs

principes pieux et favorables à la pudeur q u i , p a r m i eux , est r e g a r d é e comme la p r e m i è r e vertu des femmes. Nous remarquons

que les nègres M o z a m -

biques professent la religion catholique q u i leur a été c o m m u n i q u é e par les Portugais; mais q u ' i l se rencontre parmi ces Africains une secte de vaudoux, espèce de convulsionnaires, dont les principes religieux sont d i a m é t r a l e m e n t opposés à ceux des Mozambiques devenus catholiques.


liv

D I S C O U R S U n autre groupe des nègres que nous obser-

vons dans ces rassemblemens nocturnes , nous fournit des détails sur la s é p u l t u r e des rois de Dahomet,

sur la barbarie des nègres de cette

nation envers leurs prisonniers ; sur la coquetterie toujours naturelle aux femmes, et q u i porte celles de Dahomet à se parfumer avec e x c è s ; enfin sur d'autres faits relatifs aux m œ u r s et coutumes de ces peuples de l ' A f r i q u e . E n nous glissant d ' u n ajoupa à l'autre, nous apercevons des Akréens , des Crêpéens Assianthéens,

, et des

rassemblés autour d u f e u , et

o c c u p é s à y faire boucaner l'épi de maïs qu'ils préfèrent à toute nourriture. Nous apprenons d'eux que les nègres de leur nation sont i d o l â t r e s , qu'ils consultent leurs fétiches dans les circonstances critiques; qu'ils ont la peau et les cheveux diversement colorés par le secours d'un art grossier : u n d'eux rappelle à ses camarades leur c o u t u m e de conjurer les flots avant de livrer une bataille, et de tirer un heureux o u un fâcheux p r é sage d u calme ou d u courroux des vagues q u ' o n va consulter. Cet orateur naïf décrit avec l'exactitude de celui q u i se reporte sur la s c è n e , les armures des g é n é r a u x et de leurs soldats; la p r é caution do ces derniers à l ' é g a r d des prisonniers qui

seront

faits dans le combat. I l adopte,

comme Crêpéen

, la coutume que pratiquent

ces peuples d'enfouir leur argent avant la b a taille qu'ils ont à livrer. Bientôt quittant les


P R E L I M I N A I R E .

lv

horreurs de la guerre, ce fidèle narrateur, au secours d'une m é m o i r e prodigieuse , naturelle à tous ceux de son pays, se reporte à des o c c u pations plus douces, et décrit les chasses et les p ê c h e s auxquelles se livrent g é n é r a l e m e n t Akréens,

les Crêpéens,

et les

les

Assianthéens

pendant la majeure partie, de la j o u r n é e . I l termine son récit par quelques instructions relatives aux moeurs des P o p é e n s t r è s - c é r é m o n i e u x envers leurs s u p é r i e u r s . A peine avons-nous q u i t t é cette s o c i é t é , joyeuse de pouvoir se reporter par la pensée en un pays qu'elle regrette, que nous observons' u n groupe de P h y l a n i s , nouveaux Juifs, et dont la destinée est de mener une vie errante. Ces modestes A f r i cains , simples dans leurs m œ u r s , voyagent avec de nombreux troupeaux, et fournissent aux peuplapes des pays qu'ils parcourent, un laitage gras et p u r , que leur l o y a u t é ne leur permettroit pas d ' a l t é r e r au moyen d ' u n liquide é t r a n g e r . N o u s admirons l ' u n i o n intime de ces n è g r e s bons et caressans, et regrettons que ces qualités

aient

dégénérées depuis qu'ils ont connu des peuples policés. L ' u n des Phylanis p r é s e n t , l'alpha (I) (i) G r a n d prêtre et sacrificateur. C e brave benjamin d'une douceur angélique, et c o m m e v i e i l l a r d , habitué à recevoir avec résignation les insultes de jeunes nègres pervers, m e fit don par suite de tablettes de taches de bambou, sur lesquelles i l traça à l'aide d'une baguette fendue, et de l'encre composée de jus de citron et de siliques


lvj

D I S C O U R S

de leur secte, et vieillard o c t o g é n a i r e , apprit à ses enfans q u i l'entouroient, que ceux de sa religion vivoient en G u i n é e au m i l i e u de la paix et de la bonne intelligence ; q u ' o n y infligeoit une p u n i tion exemplaire aux enfans q u i manquoient a u respect d û aux vieillards ; que leur religion avoit beaucoup de rapport avec celle des Juifs ; en effet, a p r è s avoir d é c r i t leur temple m o b i l e , i l parle des c é r é m o n i e s q u i s'observent dans les jours de f ê l e , et d u sacrifice d u bélier q u i a Heu a u fameux jour d'Audebiché,

en c o m m é m o r a t i o n

d u sacrifice d ' A b r a h a m . Nous quittons avec d'autant plus de regrets la r é u n i o n des bons P h y l a n i s , que m o n n é o p h y t e et m o i , nous surprenons avec indignation p l u sieurs aveux de n è g r e s de Diabon,

cruels et

féroces par habitude autant que par c a r a c t è r e . Ces monstres immolent à leurs d i e u x , d ' a p r è s le conseil de leurs p r ê t r e s , les é t r a n g e r s qu'ils surprennent sur leurs terres, tandis qu'ils tolèrent p a r m i eux l'assassinat de leurs pareils. Nous ne sommes pas plus heureux en prolongeant

notre

marche , puisque

nous

ren-

controns une assemblée de Congos n è g r e s , q u i semblent r é u n i r en eux tous les vices contraires à

d'acacia , les dogmes de sa religion que je regrette bien de n'avoir pu rapporter en Europe. Ces lignes écrites dans le sens opposé à notre usage, offroient des caractères hiéroglyphiques très-variés et très-curieux.


P R É L I M I N A I R E .

lvij

la société. N é a n m o i n s nous nous cachons avec soin à quelques pas d u cercle de ces G u i n é e n s , pour entendre plusieurs anecdotesqui concernent cette peuplade rustre et cruelle. E n f i n , après avoir recueilli des instructions propres à faire c o n n o î t r e la secte des vaudoux , fameuse par ses o p é r a t i o n s ridicules , par ses p r é d i c t i o n s emphatiques et ses menaces diaboliques , nous terminons nos observations sur les m œ u r s et coutumes des G u i n é e n s transportés à S a i n t - D o m i n g u e , par l'histoire des nègres n é s dans cette colonie.

Suivent i m m é d i a t e m e n t le

d é n o m b r e m e n t de diverses peuplades g u i n é e n n e s , et le résultat des nuances produites par les c o m binaisons d u m é l a n g e des blancs avec les nègres. Je dois autant à l'attachement que me porte m o n n é o p h y t e , q u ' a u désir de l'instruire de la r é v o l u t i o n d u pays, les détails de ma c a p t i v i t é ; et comme u n récit q u i ne m ' e û t été que personnel , n ' e û t point servi à son i n s t r u c t i o n , je l'introduis p r e m i è r e m e n t à la cour de ToussaintL o u v e r t u r e , et je l u i fais c o n n o î t r e le caractère i m p é r i e u x de ce chef africain,

et celui non

moins entreprenant d u substitut de ses pouvoirs, de Dessalines

enfin. J e rappelle l'empire arbi-

traire des noirs avant l ' a r r i v é e d u CapitaineG é n é r a l Leclerc, je l u i fournis des anecdotes sur le règne de Toussaint-Louverture

, et sur son

projet d ' i n d é p e n d a n c e , qu'une h i é r a r c h i e de pouvoirs fil conjecturer long-tems auparavant.


lviij

D I S C O U R S

Je relrace à m o n n é o p h y t e les preuves de la rivalité existante entre Toussaint-Louverture et M . . Roume,

agent

fidèle

au

Gouvernement

f r a n ç a i s , et par cela m ê m e , en but aux v e x a tions d u premier; je dépeins les m œ u r s de l a cour d u chef noir , et je mêle à mon récit des anecdotes secrètes de la vie privée de ToussaintL o u v e r t u r e et de Dessalines , q u i me sont o u personnelles, o u dont j'ai connu les principaux acteurs. Toussaint-Louverture projetteau Cap de rendre la colonie i n d é p e n d a n t e , et ordonne le massacre de tous ceux q u i seroient dans le cas de s'opposer à l'exécution de ses vastes projets. Il sacrifie sou neveu Moyse,

général commandant la partie

d u nord , pour s'être permis quelques réflexions contre

l'indépendance,

et

en faveur

de l a

métropole. Dessalines instruit de l'arrivée de l'expédition f r a n ç a i s e , par une correspondance

qu'il

fait

intercepter, se rend au bourg de la P e t i t e - R i vière de l ' A r t i b o n i t e , où i l harangue les soldats et les cultivateurs. Bientôt les blancs deviennent la couleur proscrite, et leur tête est mise à prix ; le Cap est i n c e n d i é , on a r r ê t e tous les b l a n c s , et on ordonne leur massacre. Ces détails toujours pénibles à r é p é t e r , se trouvent

très-circons-

tanciés dans le troisième V o l u m e , et ma plume en ce moment refuse de tracer de nouveau des horreurs aussi révoltantes !,


P R E L I M I N A I R E .

lix

Je n'ai rien omis dans le récit de ces barbares persécutions contre les blancs , parce que je me suis rappelé , comme u n auteur m o d e r n e , « que » les hommes et les enfans se plaisent aux récits » des aventures lamentables : les voyages p é » nibles et p é r i l l e u x , les longues souffrances, » les catastrophes , sont des sources de plaisir » pour celui q u i l i t ou q u i é c o u t e ; plus le h é r o s » est malheureux , plus le lecteur est Satisfait : » le m é r i t e littéraire est presque n u l dans ces » sortes d'ouvrages ». E n effet, j'ai souvent r e c o n n u que les voyages purement scientifiques n ' i n t é r e s s e n t q u ' u n petit nombre de lecteurs, tandis que ces m ê m e s voyages variés par des anecdotes , sont à la p o r t é e de tout le monde. O n y verra à combien de périls j ' a i été e x p o s é , et si je dois b é n i r la Protection invisible dont la toute-puissance p r é v a l u t toujours sur le crime , et se plut tant de fois à déjouer les projets insensés de mes barbares ennemis. A h ! dans l'excès de ma juste reconnoissance je m ' é c r i o i s

souvent

avec Joad : Celui qui met un frein à la fureur des flots Sait aussi des méchans arrêter les complots. Soumis avec respect à sa v o l o n t é sainte, Je crains Dieu , cher Abner , et n'ai point d'autre crainte !

E n effet, une confiance absolue en l ' A u t e u r des destins, m'a

souvent fait contempler la

mort sans p â l i r , tandis que les athées q u i m ' e n touroient, versoient des larmes et se livroient au désespoir. Quelles étoient leurs ressources, et


LX

D I S C O U R S

quel étoit leur soutien en ces momens c a l a miteux?...! J'arrache m o n n é o p h y t e a u t h é â t r e sanglant des massacres d u b o u r g de l a P e t i t e - R i v i è r e , pour l'emmener avec m o i , existant par m i r a c l e , dans les hautes montagnes des C a h a u x , o ù l ' o n me

confie l a direction des

noire. Toujours

captif

ambulances de l ' a r m é e m i l i e u des grandeurs

dont o n m'a r e v ê t u , d é n u é de t o u t , m a l g r é une abondance dont o n devoit me croire le dispensateur , je traîne des jours malheureux, etsuis sans cesse exposé aux poignards de nègres q u i ont j u r é ma m o r t , et q u i me tendent continuellement des piéges dans lesquels

i l s doivent m ' i m m o l e r .

Devant jouir d'une liberté absolue, je suis conduit a u fort trop fameux de l a C r ê t e - à - P i e r r o t , o ù l'ordre est d o n n é de me faire sauter avec la p o u d r i è r e . C'est là que la Toute-Puissance q u i veilloit sur m o i , se signala par des merveilles, et sut me soustraire sain et sauf aux feux croisés dirigés sur m o i dans m a fuite vers

l'armée

française. Ces dangers imminens n ' é t o i e n t point les derniers q u i m ' é t o i e n t r é s e r v é s , et rendu au m i l i e u des F r a n ç a i s mes compatriotes, j ' y retrouve des noirs q u i exercent contre m o i tous les ressorts de la plus affreuse vengeance, et m a l g r é mes p r é cautions , je suis e m p o i s o n n é ! M e s ennemis p u n i s , et ma santé étant r é t a b l i e , je reprenois le cours de mes observations sur l'Histoire naturelle,


P R É L I M I N A I R E . lxj lorsqu'un nouvel orage politique c o m m e n ç a à gronder. L e général T h o u v e n o t , chef de l'étatmajor - g é n é r a l , a m i et protecteur des arts, ordonne m o n d é p a r t pour la France , afin de mettre nos manuscrits à l'abri d'une nouvelle insurrection, et q u i éclata au moment o ù le canon de notre d é p a r t se fit entendre; nos voiles c o m m e n ç o i e n t à peine à s'enfler que l'attaque d u Port-au-Prince eut l i e u , et que le feu y fut mis de toutes parts. M o n n é o p h y t e quitta ainsi que m o i avec regret u n aussi beau p a y s , et encore nouveau pour les observateurs, mais i l se consola par l'espoir de mettre à profit le reste de son voyage. L e hasard nous servit; car au lieu de d é b a r q u e r à T o u l o n , lieu de notre destination , les A n g l a i s nous ayant d o n n é la chasse , nous fûmes contraints de mouiller en la rade de Cadix , avec l'espoir flatteur de traverser l'Espagne dans son plus grand d i a m è t r e , pour nous rendre à Paris. A p r è s une quarantaine toujours prescrite aux passagers q u i arrivent des pays chauds, je n'ai rien de plus pressé que de faire c o n n o î t r e au studieux n é o p h y t e q u i m'accompagne , l'intérieur de Cadix ; nous en visitons aussi les e n v i rons ; nous y faisons plusieurs remarques sur les m œ u r s et usages des habitans, et après u n assez long séjour pour bien c o n n o î t r e ce pays, nous nous mettons en route pour M a d r i d . En

traversant

l'Andalousie, la

Manche


lxij

D I S C O U R S

célèbre par les exploits de Don Quichotte, et l a Castille-Nouvelle,

nous faisons des remarques

fort intéressantes sur la nature d u c l i m a t , et s u r les habitudes des Espagnols q u i habitent ces contrées. L a ville de Madrid

nous donne asile

un certain tems que nous employons le mieux possible en observations. Nous quittons cette v i l l e , et nous prolongeons nos études sur l'Espagne, en traversant la V i e i l l e Castille et la Biscaye (I). Nous arrivons a u passage d u pont de limites jeté sur l a Bidassoa, et nous p é n é t r o n s sur le territoire français o ù , par un sentiment naturel aux c œ u r s sensibles, j ' é p r o u v a i une douce é m o t i o n en retrouvant une patrie que je croyois ne plus revoir. E n f i n , après des détails curieux sur les usages et les m œ u r s des habitans des Landes des environs de B o r deaux q u ' u n é v é n e m e n t nous oblige de v i s i t e r , nous nous rendons à Paris o ù je fais mes adieux à mon n é o p h y t e , avec l'espoir q u ' i l se rappellera quelquefois de nos entretiens; c'est la seule (I) J'ai ajouté aux descriptions topographiques un tableau itinéraire qui remplacera la carte d'Espagne, devenant inutile pour la connoissance des pays que j'avois à parcourir. L a première colonne de ce tableau donne des instructions géographiques, la seconde indique les lieux , et dans la troisième, le voyageur voit d'un coup d'œil les posades qu'il doit choisir de préférence, et apprend en même tems à connoître les productions du pays indiqué.


lxiij

PRÉLIMINAIRE.

r é c o m p e n s e que j'exige de l u i pour tous les soins que j ' a i d o n n é s à son instruction. M o n teins, dans ces voyages, étoit consacré aux p r o g r è s de l'Histoire naturelle, et j ' a i c h e r c h é par là à imiter le travail de l'abeille q u i n'a

d'autre

désir que de déposer son b u t i n dans l a ruche commune. J ' a i tâché de rassembler et de d é c r i r e avec le plus d'exactitude possible, les objets variés et dignes d'être r e m a r q u é s dans mes différens voyages, et j ' a i toujours

v u avec des yeux

admirateurs ces c h e f s - d ' œ u v r e s de la N a t u r e , dans l'espoir de faire partager à mes lecteurs m o n juste enthousiasme pour leur divin A u t e u r . J ' a i dû, comme principal h é r o s de ces voyages, tracer m o n histoire. « C a r on aime à parler » de s o i , dit M o n t a i g n e , et ceux q u i censurent » le plus a m è r e m e n t les écrivains à ce sujet, » privés d u talent d ' é c r i r e , occupent sans cesse » les sociétés de leurs principes et de

leurs

« a c t i o n s » , a O n doit à cet é g a r d , dit Gresset, » s'honorer des c r i t i q u e s , m é p r i s e r les satires, » profiler de ses fautes, et faire m i e u x » .

Je

demanderai donc grace pour quelques termes francisés q u i m'ont paru mieux rendre le sens de la chose, et m o n intention semble justifier cette licence. J e ne serai point disert, mais je serai v r a i , et mes récits seront comme ceux des voyageurs devroient toujours l'être. J ' a i c r u devoir ajouter dans le cours de ma


lxiv

D I S C O U R S ,

etc.

narration, des notes instructives d e m a n d é e s par des personnes q u i n'ont point fait de voyages sur m e r ; ce q u i m'a forcé de répéter avec quelque modification des descriptions déjà connues. O n trouvera p e u t - ê t r e é t r a n g è r e à l'Histoire naturelle une digression sur la musique? mais q u i n'est plus o u moins sensible à ses douceurs?. ! « Interrogeons les animaux m ê m e s , dit Gresset, » interrogeons le peuple ailé des a i r s , le peuple » muet des ondes, le peuple fugitif des forêts et » des rochers, et tous se montreront sensibles à » l'harmonie (I) ». Consultons maintenant l a classe des

êtres raisonnables, et pour

nous

rapprocher davantage de la simple N a t u r e , choisissons le tableau d'une nourrice q u i cherche à endormir son enfant au berceau; y parviendral-elle avec des menaces?... apaisera-t-elleles pleurs de son nourrisson en le grondant?.! Ses chants seuls sauront le calmer en b e r ç a n t mollement son imagination pure. T e l est le pouvoir indicible de l'harmonie ! Enfin j ' a i v o u l u i n s t r u i r e , intéresser et être u t i l e , y suis-je parvenu? c'est ce que l'avenir me prouvera. H e u r e u x , si j ' a i acquis des droits à l'indulgence de mes lecteurs !

(1) Voyez le savant discours de Gresset sur les pouvoirs de l'harmonie. VOYAGES


V O Y A G E S D'UN

NATURALISTE.

A P R È S u n orage violent (i), lorsque les gouttes d'eau c o m m e n ç o i e n t à filtrer moins p r é c i p i t a m ment d u chaume de notre retraite ; alors que les moutons, sortant de leur a b r i , c o m m e n ç o i e n t à bondir en cherchant leur p â t u r e , le ciel é p u r é reprenant son azur é b l o u i s s a n t , et le tonnerre sourd

ne

s'annonçant

plus

qu'au

lointain,

M . Desdunes Lachicotte, oncle de m o n é p o u s e , (I) Ces orages sont connus dans les Antilles, sous le nom de travade ou tornado. Ces pluies des pays chauds sont toujours accompagnées de tonnerre. L e c i e l , quoique paraissant serein, laisse pourtant apercevoir à l'est un petit nuage noir porteur de la foudre et des éclairs. Ce nuage amoncelé s'étend lorsqu'il doit pleuvoir; alors s'élève un tourbillon de poussière, et incontinent le firmament s'obscurcit. L'éclair sillonne les nues, et le tonnerre se fait entendre. Les cataractes du ciel entrouvertes , i l tombe une pluie abondante pendant l'espace de deux heures environ; après lequel temps l'horizon s'éclaircit ,et le ciel reprend son azur. TOME

I.

B


18

V O Y A G E S

et notre bon hospitalier à Saint-Domingne, me voyant soupirer en suivant des yeux un couple de pigeons en a m o u r , chercha à me distraire d'une pensée accablante q u i agitoit alors m o n c œ u r . A i n s i , pour calmer m o n impatience, et soulager mes maux par un r é c i t , i l me p r i a , au nom de l'amitié que je l u i portois, de l u i raconter tous les é v é n e m e n s remarquables d'un voyage que j'avois entrepris, pour d é b a t t r e a u p r è s d u gouvernement les intérêts de sa famille, devenue l a mienne. A p r è s l u i avoir d é p e i n t l'état c r u e l d ' u n é p o u x et d ' u n p è r e au moment d'une s é p a r a t i o n , peut-être é t e r n e l l e , je c o m m e n ç a i a i n s i , à l'aide de m o n journal. V e n d r e d i 25 m a i 1798,

; à quatre heures d u

m a t i n , i l fallut se séparer. A p r è s avoir é t r o i t e ment s e r r é sur m o n c œ u r la jeune épouse q u i m ' é t o i t c h è r e , je la quittai en silence, pour aller encore jouir une fois avant m o n d é p a r t , à la vue d u sommeil paisible de notre bel enfant, à peine âgé de six mois. Les petites jambes en l ' a i r , une m a i n a p p u y é e sur les bords de son berceau , l'autre sur l ' o r e i l l e r , je c o n s i d é r a i quelques i n s tans l'état de repos d û à une ame aussi pure. Q u ' i l é t o i t b e a u ! Son teint a n i m é des plus fraîches c o u l e u r s , sa bouche entr'ouverte laissant é c h a p per une paisible respiration, ajoutoient encore à mes justes regrets. J e ne voulois point troubler


D'UN

NATURALISTE.

19

son sommeil, et je ne pouvois me r é s o u d r e à le quitter, sans le serrer encore une fois dans mes bras paternels. Je cédai à m o n doux penchant, mais avec tant de m o d é r a t i o n que le pauvre e n fant ne se réveilla pas. L a m è r e de m o n épouse et m o i , nous m o n t â m e s en voiture, o ù j'entendis avec peine les conversations bruyantes des voyageurs. L e u r s plaisanteries grossières me fatiguoient, car j ' é tois attendri. Bientôt hors des b a r r i è r e s

des

C h a m p s - E l i s é e s , nous a rrivâ mes à N e u i l l y , d o n t , pour la seconde fois, j'admirai la hardiesse d u pont. Nous traversâmes le Pecq et S a i n t - G e r main-en-Laye, au m i l i e u d'une affluence considérable de peuple ; c'étoit u n jour de m a r c h é . Avant

d'arriver à Meulan , nous vîmes à

droite de la grande route une pente escarpée garnie de vignes, pièces de b l é , plantes l é g u mineuses et fourragères. E n sortant de cette v i l l e , le paysage change tout à coup ; i l devient plus r i a n t , et son aspect plus agréable. L a rive gauche offre u n pays de plate forme, o r n é de prairies naturelles, que baigne la Seine serpentante , et et qu'ombragent de longues allées de saules, q u i réfléchissent leurs rameaux déliés dans l'onde d u fleuve. D e hauts monts hérissés de rochers escarpés bordent aussi l'horizon lointain.

Quel-

ques c h a u m i è r e s éparses cà et là diversifient la B 2


20

V O Y A G E S

nature du paysage. O n voit aux environs de ces habitations

fortunées,

cerisiers,

amandiers,

ormes et novers, dont les rameaux et la verdure différemment n u a n c é s contrastent

élégamment

avec l'émail de la prairie , dont ils relèvent l a bigarrure et l'éclat par leur couleur uniforme. O n remarque aussi sur ces coteaux des r é d u i t s paisibles au milieu d'un bois sombre, dont l'aspect charma m a m é l a n c o l i e , cette volupté d u malheur. L a rive de ces c ô t e a u x moins boisée sert de p â t u r e à l a lourde g é n i s s e , à l a c h è v r e légère et lascive, ainsi qu'au paisible agneau, q u ' o n voit brouter autour des sommités d u feuillage nouveau. Quelques garennes isolées d é c o r e n t aussi le coteau enrichi d'une source précieuse q u i se trouve sur le b o r d de la route, et q u i jaillitdu sommet d'un rocher couvert de mousse. I c i , sur le bord d'un fossé, le jaune palissant de la funeste tilhymale s'éteint a u p r è s de l a p a querette b i g a r r é e , et de la vive couleur du ponceau. L à , j ' a p e r ç o i s , au milieu d'un tapis d'une verdure uniforme, s'élever une belle lampsane , q u i prête à mon imagination une douce allégorie. Bientôt mes yeux suivent les ondulations purpurines d'un sainfoin en fleur, q u i fixe mes regards et mes pensées. L e paysage, en sortant de Mantes, est sec , sérieux et aride. I l n'a plus l'aspect gracieux de


D'UN

NATURALISTE.

21

celui des environs de Meulan. Il a cependant ses b e a u t é s , et offre à la vue de vastes champs de blé et u n riche vignoble. E n quittant B o u l é , on admire un pays é l é g a m m e n t boisé. A la gauche de la route, u n coteau y offre les taillis les plus a g r é a b l e s , tandis q u ' à la droite, s'élève u n parc couvert de hautes futaies. L a Seine baigne les murs d u château , et la rive d u fleuve est parsem é e de gros têtards de saules. A p r è s le d î n e r que nous fîmes à Bonnières , nous voyageâmes pendant une heure, en voyant de belles prairies o ù la paquerette, l'adonis , les renoncules, l'espargoute, l'orvale, et tant d'autres plantes c h a m p ê t r e s étalent leurs brillantes c o u leurs. L a rive opposée de la Seine est b o r d é e de bocages touffus, o ù l ' o n voit le charme et l'ormeau u n i r leurs r a m e a u x , et les confondre avec ceux de l'épais coudrier. O n y remarque les sentiers p a r s e m é s de fleurs de toute espèce ; l'humble pervenche, la vipérine et le lierre terrestre en font l'ornement. L a colline escarpée offre à l'œil d u curieux spectateur des carrières ouvertes, divisées par couches bien distinctes de m a r n e , d'argile et de silex, dont les bancs forment des stries de toutes couleurs. U n sentier é t r o i t , o b s t r u é

par les nouvelles

pousses et tiges des haies d ' a u b é p i n e , conduit à la s o m m i t é , et perfectionne ce ravissant tableau.

B3


22

V O Y A G E S A u milieu de cet intéressant séjour, que la

Seine baigne de son onde à peine frémissante, se dessinent des languettes de terre q u i forment des péninsules amplement garnies de marsaults, coudriers et osiers sauvages. N o n l o i n de ces r é d u i t s silencieux , on distingue, au milieu de l ' e a u , des rets de p ê c h e u r s construits en osier, et q u i , par leurs contours i r r é g u l i e r s , détruisent la monotonie de cette glace liquide q u i en ce l i e u semble y couler sans m u r m u r e . Les environs de V e r n o n font plaisir à voir. L e s rejets des bois q u i se trouvent en a m p h i t h é â t r e en sortant de G a i l l o n , offrent, par leur é t e n d u e c o n s i d é r a b l e , u n coup d ' œ i l i m posant, et sont renforcés à la s o m m i t é par une large bordure de haute futaie. C'est là que l ' o n commence à rencontrer des plantations de p o i riers et de pommiers dont on fait le c i d r e , cette liqueur agréable et rafraîchissante. E n arrivant au pont de V a u d r e u i l , se trouve à droite dans une vallée profonde u n site enchanteur. L a Seine s'y subdivise en deux branches q u i se rejoignent, après avoir formé

par

leur embrassement une île tapissée d'un beau gazon. Cette île décrit u n ovale régulier. Sa rive est b o r d é e de marsaults dispersés çà et là en grand n o m b r e , et n é g l i g e m m e n t plantés. On

rencontre de

superbes

vergers

entourés


D'UN

NATURALISTE.

23

de. haies vives. C'est là que le cultivateur foule aux pieds le genet é c l a t a n t , tandis que d'une main i l cueille des fruits q u i servent à étancher sa soif et calmer ses besoins. A la gauche d u pont de V a u d r e u i l , l'art vent ennoblir la nature en l u i p r ê t a n t ses ciseaux , et la conformant à des régularités trop austères. U n vaste c h â t e a u s'y trouve e n v i r o n n é de longues et antiques allées q u i y aboutissent en tous sens. De hauts frênes composent et dessinent ces c o lonnes , dont le couronnement verdoyant et delié est v é r i t a b l e m e n t imposant. O n y cultive la gaude ( I ) , plante pyramidale, q u i donne une teinture jaune d u plus bel é c l a t , et dont o n fait des envois considérables à l'étranger. O n remarque dans ces parages des acres de terre plantés de chardons à foulons pour les manufactures voisines de draps d ' E l b œ u f et de L o u v i e r s . O n y cultive en plein champ des asperges , a r t i c h a u x , oignons, et autres plantes potagères. O n traverse ensuite la forêt d u P o n t - d e - l ' A r c h e , plantée de h ê t r e s en grande partie : elle a près de sept mille arpens. Nous r e p a r t î m e s de R o u e n samedi 26 mai, à

(1) Reseda luteola foliis simplicibus, lanceolatis, integris. Linn. 6 4 3 .

B4


24

VOYAGES

c i n q heures d u matin (I). C'est une ville assez m a l b â t i e , mais bien située , et agréable par ses promenades publiques ; intéressante par son p o r t , o ù l ' o n commence à voir des goélettes et autres b â t i m e n s de cabotage. L a grande route , en sortant de l a ville pour se rendre au H â v r e , est plantée de doubles allées d'ormes non élagués. Les campagnes riveraines de la route sont champêtres , et offrent de chaque côté un coup d ' œ i l différent. O n voit à gauche de grasses prairies traversées et arrosées par la Seine. De l'autre, une colline t r è s - h a u t e o r n é e de beaux vergers, de potagers féconds , et d'agréables maisons de plaisance. Nous traversâmes la forêt de la V a l e t t e , t r è s dangereuse par la fréquence des assassinats q u i s'y commettent. Nous a r r i v â m e s à Barentin , village à quatre lieues au delà de B o u e n . Il est (I) Cette ville, capitale de la Normandie, est la patrie de plusieurs grands hommes, parmi lesquels ou compte Pierre et Thomas Corneille, Jouvenel, Nicolas Lémery, Fontenelle et autres. On y remarque un pont de bateaux qui s'ouvre pour laisser passer les vaisseaux- C'est auprès de cette ville que sont les eaux minérales de Saint - Paul, à 24 lieues sud - ouest d'Amiens, 68 nord-est de Rennes, 42 nord par ouest d'Orléans, 41 nord-est du Mans, 28 nord-ouest de Paris, long. 18 deg. 45, 20. Lat. 49 deg. 26, 43.


D'UN NATURALISTE. 25 situé dans u n fond richement b o i s é , et e n t o u r é de collines rapides. O n y voit de belles plantations de poiriers et pommiers pour le cidre. O n cultive dans ce pays, pour prairies artificielles, d u trèfle au lieu de sainfoin. O n y remarque de belles cochoises, parées avec une p r o p r e t é q u i devroit être enviée d u reste de toutes les femmes de la campagne. Nous passâmes dans Yvetot , bourg

com-

m e r ç a n t , o ù se trouvent plusieurs tuileries. Les dehors en sont variés en plantations d'arbres propres à l a construction. O n y voit beaucoup de cochoises en grand costume, la plupart occupées à filer d u coton pour les manufactures de R o u e n . O n é c h a r d o n n e les blés dans ce pays, avec des pinces en bois t r è s - l o n g u e s , larges et plates à leur base. D e jeunes agneaux bondissant près de leur m è r e , et des génisses suivant à pas lents les vaches q u i les ont n o u r r i e s , font la richesse des p r o p r i é t a i r e s , et l'ornement des p â t u rages de ces lieux. Nous y vîmes u n nombre prodigieux d'élèves. P l u s l o i n , la grande route traverse une futaie de cinq rangs d'arbres de front, de quatre cents toises de longueur, et égale de chaque côté d u chemin. Ces voûtes romantiques portent un abri bien p r é c i e u x pour le voyageur fatigué. Celte chaussée d é p e n d d'un château n o m m é

Nanc-


26 V O Y A G E S teau. L e s puits ont cent vingt-cinq pieds de profondeur, d'après le rapport d'un ingénieur de la marine q u i voyageoit avec nous. Bolbec est traversé par u n courant d'eau q u i prend sa source près de la grande route. Cette espèce de canal sert à faire tourner les moulins. I l est utile également aux teinturiers, tanneurs et manufacturiers d'indienne. L e grand chemin d ' A r f l e u r , village situé à deux lieues d u H â v r e , se trouve dans un c r e u x , entre deux a m p h i t h é â t r e s de maisons de plaisance parfaitement boisés. Dans ce pays, la plus petite c h a u m i è r e a son parc q u i en d é p e n d . D e hautes futaies contournent l'extérieur d u d o maine , tandis que les arbres fruitiers sujets à la maraude et au pillage , ornent l ' i n t é r i e u r , et sont attenans à la maison d u p r o p r i é t a i r e , pour une plus parfaite surveillance. L e s maisons y sont bâties en silex concassé , de sorte que le crépis q u i les unit ne cachant pas la teinte d u caillou , i l semble voir des murs construits en poudingue. Nous approchions d u Hâvre de G r â c e , lorsque nous r e n c o n t r â m e s des voitures chargées de meubles et autres effets, et des groupes d ' h a b i tans q u i , fuyant leurs maisons, alloient chercher leur salut dans la fuite. L'enfance et l'adolescence marchant les premiers, avoient, m a l g r é cette


D'UN

NATURALISTE.

27

c a l a m i t é , la physionomie de l'enjouement ; l'âge viril cpti les suivoit hâtoit le pas en sanglotant, tandis que les vieillards s'efforçoient de suivre en silence leurs enfans, leurs amis qu'ils ont v u n a î t r e . O n nous apprit que les Anglais se disposoient à bombarder la ville. L e lendemain de m o n arrivée au H â v r e (le dimanche 27 m a i 1798)

, je sortis l ' a p r è s - m i d i

pour me transporter sur le rivage de la mer. Je g o û t a i son eau pour la p r e m i è r e fois. L a m a r é e c o m m e n ç o i t à remonter, et jeta sur les galets une q u a n t i t é c o n s i d é r a b l e d'étoiles de m e r , de varechs et de fucus, que mes yeux avides convoitèrent b i e n t ô t pour ma collection d'histoire n a turelle. Nous a p e r ç û m e s à regret que le nombre des vaisseaux de la station anglaise étoit a u g m e n t é , ce q u i nécessairement devoit prolonger

l'em-

bargo, et ne permettoit plus d'entrevoir l ' é p o q u e d u d é p a r t de deux goélettes a n g l o - a m é r i c a i n e s , sur l'une desquelles j'espérois u n passage. Je fus c o n s o l é d e ce contre-tems, lorsque j'appris que le capitaine de l a Julienne ne vouloit point révéler aux passagers le l i e u de sa destination, et que celui de l a S o p h i e , de peur d'être inquiété par les A n g l a i s , ne vouloit recevoir à son b o r d que des a n g l o - a m é r i c a i n s . V o u s n'avez donc q u ' u n parti à prendre, continua le commissaire p r i n -


28

V O Y A G E S

cipal de la marine, auquel j'avois été r e c o m m a n d é par le ministre, c'est de retourner à P a r i s , et d'en repartir pour Bordeaux, o ù i l vient d'arriver deux vaisseaux neutres q u i n'y feront pas long séjour. Cependant, m a l g r é ce nouvel espoir, nous ne p û m e s renoncer à celui de nous embarquer au H â v r e . Les Anglais par leur station opiniâtre en l a rade, e m p ê c h a n t les courses des p ê c h e u r s , nous ne p û m e s manger encore que des limandes et des homards. Je regrettois d'autant plus cette p é n u r i e , que je b r û l o i s d'essayer m o n p i n c e a u , dont l'emploi m'avoit été conseillé pour l ' i n térêt de mon journal. Je fis, toute la j o u r n é e d u mardi 29 m a i , de nouvelles tentatives pour obtenir u n passage sur le vaisseau la Sophie ; mais j'eus la douleur de voir mes d é m a r c h e s vaines. Cependant je r e grettai moins ce passage en examinant la Sophie, b r i c k tellement petit et incommode pour les passagers, q u ' à peine p o u v o i t - o n se promener sur le p o n t , tant i l étoit e m b a r r a s s é d'ustensiles propres à la navigation. O n m'apprit en outre que nous y serions fort m a l nourris pendant la traversée. Q u o i q u e tous ces inconvéniens soient supportables pour celui q u i aspire au bonheur d ' u n prompt retour , cependant i l fallut se r é s i gner , et renoncer à ce nouveau projet.


D'UN

NATURALISTE.

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L e s o i r , j'acceptai l'offre qu'on me fit d'assister au d é p a r t de deux frégates françaises. J e saisis avec empressement ce spectacle nouveau pour m o i . C o m m e on détendoit les v o i l e s , u n homme tomba à la m e r ; déjà on ne le voyoit p l u s , lorsqu'une embarcation q u i vole à son secours le r é c h a p p e à l'instant. Je vis avec plaisir la contenance noble et imposante de ces frégates, q u i d'abord sortirent lentement des bassins d u Havre. L e u r d é m a r c h e encore peu assurée leur faisoit fendre tranquillement et sans résistance l'onde calme et sans é c u m e , q u i pressoit mollement leurs flancs. L e u r mouvement étoit à peine sensible à l'oeil, mais b i e n t ô t elles a r r i v è r e n t en pleine m e r , et les flots mugissans c o m m e n c è r e n t à les presser, et à se rassembler en montagnes autour d'elles. Bientôt ces masses é n o r m e s , n a guères si tranquilles dans leur mouvement u n i forme, c o m m e n c è r e n t à être poussées fortement par le vent, et voguant avec c é l é r i t é , elles é c h a p p è r e n t bientôt aux yeux des nombreux spectateurs. O n nous dit le lendemain que probablement ces deux frégates avoient été rencontrées par les croiseurs anglais, q u i ne quittoient pas les p a rages voisins; car on entendit de terre, depuis trois heures du matin j u s q u ' à neuf, un feu roulant. O n ne connoissoit point encore les résultats de


3o

V O Y A G E S

ce combat naval. Curieux de d é c o u v r i r en pleine mer nos frégates, je dirigeai mes pas vers les phares de la H ê v e , et dans mon chemin je côtoyai la mer agitée. J ' a p e r ç u s d'abord deux frégates q u i sembloient en ramener une au H â v r e , lorsqu'une b o r d é e de la batterie de terre fit virer les trois b â t i m e n s , q u i disparurent en u n clin d'œil, en continuant le feu le mieux n o u r r i jusqu'à deux heures de l ' a p r è s - m i d i , sans q u ' o n ait p u c o n n o î t r e l'issue de ce nouveau combat. Je revins par u n chemin creux t r è s - p r o f o n d , site romantique en pente tortueuse , étroite et t r è s - s o m b r e . L e soleil ne pouvoit échauffer cet endroit, sans cesse rafraîchi par les fontaines q u i en arrosent les bords garnis de divers espèces de g é r a n i u m et de f o u g è r e , dont le feuillage élégant cède avec grace au souffle d u moindre vent. L a triste armoise occupe aussi quelques parties de ce terrain , au m i l i e u duquel o n rencontre u n donjon bâti sur u n m u r en ressif, q u i se trouve e n t e r r é et

confondu dans

une palissade

de

sureaux. O n arrive par ce chemin enchanteur à SaintAdresse, village situé à une lieue d u Hâvre, q u i s'étend vers la m e r , et o ù l ' o n rencontre partout des fontaines bordées de larges bardannes , de l'élégant arrête-bœuf, de l'odorant m a r r u b e , d,ç Hache ombellifèrc et de la mauve purpurine.


D'UN

NATURALISTE.

Les habitans de ce pays sont presque

31 tous

pêcheurs. Nous a p p r î m e s que les deux belles frégates, à la sortie desquelles j'avois assisté , ayant r e n c o n t r é les A n g l a i s , se battirent pendant douze heures avec eux. L a vaillance é p r o u v é e d u capitaine P e u v r i e u x , q u i les commandoit, fut encore mise à l ' é p r e u v e . Déjà tout couvert de blessures honorables, i l r é u n i t à sa grande valeur les q u a lités de bon m a r i n . I l ne voulut pas amener p a v i l l o n , mais sa frégate hors de combat, criblée par les boulets et faisant de l ' e a u , fut é c h o u e r sur le rivage d ' Y v e s . O n nous servit des chevrettes (r) et des o r phies ( 2 ) . Ce dernier est u n poisson long et é t r o i t , dont l'arête s u p é r i e u r e de la m â c h o i r e , d e n telée en scie de m ê m e que l ' i n f é r i e u r e ,

est

beaucoup plus longue que cette d e r n i è r e . Ce poisson est t r è s - d é l i c a t ; ses arêtes q u i sont en petit nombre sont d ' u n beau vert d ' a i g u ë marine L ' a p r è s - m i d i , je fis le tour des bassins d u Havre avec le commissaire de la m a r i n e , q u i m'annonça que pour la sûreté des vaisseaux neutres,

(I) Ou salicoque, ou bouquet; gibba squilla. Petit crustacé de mer, armé d'une grande corne au front. (2) Esoce orphie; esox bellona. Lacépède, tom. V , pl. v i i , n°. I.


32

V O Y A G E S

et crainte de leur incendie en cas de bombardement , i l alloit les faire passer à Honfleur. Cette nouvelle m'affligea, parce que le b â t i m e n t sur lequel nous avions le projet de nous embarquer étoit compris dans ce d é p a r t . Je me donnai encore toute la soirée beaucoup de mouvement pour assurer notre départ. J'allois de vaisseau en vaisseau accabler de questions ceux q u i étoient à b o r d , puis enfin je repris ma promenade ordinaire vers le rivage. U n e flotte anglaise étoit aux prises avec le fort de Sa venelle, qu'elle assiégeoit vivement. L e feu q u i c o m m e n ç a à six heures d u soir se faisoit encore entendre à minuit. N o n l o i n de la rive d u H â v r e , cette belle scène d'horreur

étoit contemplée

par tous les habitans. Chaque coup sourd d u c a n o n , chaque b o r d é e a n é a n t i s s o i t , faisoit palpiter le c œ u r des p è r e s , parens et amis, q u i , d u rivage c o n s i d é r a n t ce choc i m p é t u e u x , adressoient des v œ u x au C i e l pour les combattans q u i leur étoient chers. L e lendemain m a t i n , j'allai sur le b o r d de la, mer. L e feu de l a veille duroit encore ; mais nous a p p r î m e s avec satisfaction que le fort avoit, par ses ripostes, fait plus de m a l à la station q u ' i l ne l u i en avoit été fait. J ' a p e r ç u s u n vaisseau à trois mâts faisant voile vers le port. C'étoit un b â t i m e n t de la NouvelleAngleterre ,


D ' U N

N A T U R A L I S T E .

33

Angleterre , dont on signala le pavillon. O n envoya une trentaine de chaloupes pour le haler , car la m a r é e étoit basse. Il venoit de P h i l a delphie, et i l étoit chargé de riz et de tabac. J'appris du capitaine l u i - m ê m e q u ' i l étoit adressé à M . Delahaie, n é g o c i a n t au Hâvre. Il me fixa l ' é p o q u e de son d é p a r t , mais ne put me dire s'il se chargeroit de passagers. Je c o n ç u s donc le projet de m'adresser à M . Delahaie, car ce b â t i m e n t nous convenoit infiniment mieux que les deux autres prêts à mettre à la voile. C e n é g o c i a n t me laissa dans la m ê m e incertitude, attachée aux é v è n e m e n s de guerre. F a t i g u é d u séjour de la v i l l e , je voulus visiter les environs d u Hâvre. A p r è s avoir e x a m i n é les remparts que baigne la m e r , j'allai chercher l a solitude vers la côte des O r m e a u x , ainsi n o m m é e par la grande q u a n t i t é d'ormes qu'on y voit s'élever. O n aperçoit de cette côte la Seine c o n fondre ses eaux douces à l'onde salée de la mer. O n y cultive des pommes de terre , non butées comme dans le G a t i n a i s , mais par sillons r é g u liers. O n les façonne avec une mare à manche t r è s - l o n g , de sorte que les cultivateurs ne travaillent point dans cette posture fatigante, i n s é parable de la forme raccourcie que l'on pratique dans le Gatinais , o ù les habitans ont dans leurs travaux le corps c o u r b é j u s q u ' à terre. TOME

I.

C


34

V O Y A G E S L a côte disposée en plusieurs étages douce-

ment i n c l i n é s , est formée de diverses galeries. Dans le bas on remarque des prairies artificielles en trèfle, luzerne, e n t r e m ê l é e s de pièces de terre en l i n , blé et plantes l é g u m i n e u s e s ; à m i côte , se trouvent les portes d ' e n t r é e des parcs q u i font la d é c o r a t i o n de cet endroit charmant. Dans les galeries s u p é r i e u r e s s'élèvent les b â t i m e n s de plaisance é l é g a m m e n t bâtis , et q u ' o m b r a gent

des

futaies

silencieuses. L e s murs

de

c l ô t u r e en sont'artistement construits ; ils sont c o m p o s é s de lignes transversales

diversement

n u a n c é e s : le grès à b â t i r o u quartz imparfait en forme la base, et s'élève u n peu au dessus d u n i veau de terrain ; de gros silex noirs font la seconde couche, q u i est s u r m o n t é e de deux rangs de briques posées à plat l'une sur l'autre, et ainsi de suite. Cet assemblage r é c r é e l ' œ i l , et imite l a m o s a ï q u e . L e s maisons bâties dans ce genre offrentdes dessins plus réguliers et mieux choisis. J'admirois avec extase la b e a u t é de ces climats, lorsqu'un

groupe de femmes ignorantes

me

voyant prendre des descriptions, s ' a p p r o c h è r e n t de m o i , en me traitant de conspirateur. V o u l o i r les convaincre de m o n innocence, c'eût é t é augmenter leur caquet fatigant et insupportable: me taire étoit le parti le plus sagej je le suivis, et m'éloignai en silence.


D'UN

NATURALISTE.

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O n ne sauroit trop élever la b e a u t é de ces sites c h a m p ê t r e s , o ù la nature g é n é r e u s e étale avec p r o d i g a l i t é ses riches parures. L a fleur p y r a midale d u marronnier d'Inde et les massifs de pommes-roses y composent u n ensemble t r è s a g r é a b l e . L e chant d u c o u c o u , faisant trembler pour leurs œufs les petits hôtes des b o i s , i n t e r r o m p i t leur doux gazouillement; i l disparut, et b i e n t ô t le chantre d u bocage, le rossignol, se d é robant au feuillage o ù i l s'étoit r é f u g i é , sortit de son silence pour c é l é b r e r l'heureuse absence de son e n n e m i , et ranima la nature attristée par l a p r é s e n c e de cet oiseau de mauvais augure. O n voit çà et l à , sur le penchant de cette montagne, des pavillons de toutes f o r m e s , les uns couverts en ardoises, et les autres en c h a u m e . Ces derniers, pour m i e u x sympathiser avec l a nature q u i les environne , n'ont pas l ' a u s t è r e s y m é t r i e , l a parfaite r é g u l a r i t é des premiers ; mais ils me plaisent infiniment davantage a u m i l i e u d'un bocage. Il me semble voir en e u x une paisible cabane o ù tout voyageur fatigué a le droit d'aller prendre d u repos, et choisir cet asile hospitalier pour se mettre à l'abri des injures de l'air et des i n t e m p é r i e s de la saison. L e chant des oiseaux fut encore i n t e r r o m p u u n instant. L e chant des oiseaux?... eh ! q u i peut le troubler?... U n e meute de chiens courans

C a


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acharnes après un l a p i n , le r a m e n è r e n t près d u chasseur q u i le l i r a , mais sans succès; car j ' e n tendis au mot tayau , les chiens redoubler d'ardeur. Je me rappelois avec plaisir cet exercice si attrayant pour m o i . Je choisis, pour arriver au sommet d u c ô t e a u , u n chemin q u i y conduit. Il est t r è s - s e r r é , c r e u x , à pic et tortueux. Les possessions des riverains sont à l'abri des malfaiteurs , non seulement par l a hauteur d u ressif, mais encore par des haies vives et épaisses, o ù la ronce cruelle, l'ortie et le m û r i e r sauvage sont autant de sûrs moyens de les écarter. Je parvins au sommet, o ù je restai en extase, en admirant l ' é t e n d u e de pays q u i s'olffroit d i s tinctement à ma vue. Je remarquois d'abord que l a grande route q u i se trouve au bas de ce c ô t e a u si élevé , a pour rive opposée des carreaux de terre disposés en longs sillons , et des p r é s c o u r o n n é s de saxdes. P l u s l o i n , ce sont des ormoies, autour desquelles on voit paître des bêtes à cornes. Enfin c'est l a Seine q u i charrie tranquillement, sur u n sable graveleux, son onde b l a n c h â t r e : de l'autre côté d u fleuve est u n côteau moins élevé que le p r e m i e r , mais plus g é n é r a l e m e n t boisé ; moins garni d'habitations, et par c o n s é q u e n t plus solitaire. C'est la côte de G r â c e , au bas de laquelle se trouve le pays d'Houfleur. Je voyois le soleil dorer par les


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reflets de sa brillante l u m i è r e , une large c a r r i è r e de m a r n e , dont la couverture, formée de gazon d'un vert u n i f o r m e , relevoit encore mieux l a blancheur de cette terre. De la côte o ù je me t r o u v o i s , on d é c o u v r e à plus de douze lieues en m e r , et t r è s - d i s t i n c t e ment , les objets

q u i semblent r a p p r o c h é s ,

quoique la superficie de l ' O c é a n offre toujours u n b r o u i l l a r d d û à son évaporation continuelle. O n trouve dans ces bois beaucoup de h o u x , d u jonc m a r i n et des fougères. A u delà d u sommet de ce coteau se dessine . u n genre plus sérieux. D e longues pièces d'avoine , de blé et de pois à brebis, recouvrent ce sol fertile, et promettent au laboureur q u i les a cultivées une récolte riche et abondante. Cette côte n'offre aucune fontaine, l'eau ne s'y trouvoit q u ' à une profondeur excessive;

mais

la b e a u t é d u site d é d o m m a g e amplement* de l a peine q u ' o n est obligé de p r e n d r e , en allant l a puiser au bas de la montagne. En

cueillant de la v é r o n i q u e m â l e , je vis

sortir à mes côtés une fauvette i n q u i è t e : elle s'échappa avec p r é c i p i t a t i o n d u m i l i e u d'une touffe de coudriers o ù elle avoit ses petits. Cette bonne m è r e , connoissant sa foiblesse relative, se contentoit de voltiger autour de m o i , en exhalant des cris plaintifs, comme pour implorer

C 3


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V O Y A G E S

ma pitié. Je m ' é l o i g n a i , et l a fauvette à tire d'ailes regagna son petit domaine , recéleur d u fruit de ses amours. L e jour suivant, en songeant au jeune enfant que j'avois q u i t t é , désolé de ne point recevoir de ses nouvelles, j'allai promener mes r ê v e r i e s , et répéter mes plaintes à tout ce que je rencontrois dans les prairies opposées à la côte que j'avois foulé

l a v e i l l e , et q u i se trouvent

au

delà de l a vieille r i v i è r e , avant d'arriver au village appelé le Nouveau-Monde.

Ces p r é s

peu o m b r a g é s n ' é t o i e n t pas assez sombres pour m a tristesse. Je me trouvai au m i l i e u des t r o u peaux que je voyois hier de l a c ô t e , mais ce spectacle pittoresque ne pouvoit fixer mon i m a gination. L e chant des bergers augmentoit mes souffrances , l a vue des enfans redoubloit m o n chagrin. N ' é p r o u v a n t de soulagement que dans l a concentration et la solitude, je fuyois jusqu'au chant des oiseaux q u i gazouilloient à l'envi sur l a lisière d u bocage.

Je ne désirois que les

accens plaintifs de l a tourterelle. I n q u i e t , p r ê tant au moindre b r u i t une oreille attentive, je profitai d u malheur d'une merluce à q u i u n p â t r e venoit d'enlever ses petits, p o u r g é m i r avec elle. Je me trouvai au delà d u village d u NouveauM o n d e , dans u n chemin étroit o ù le jour p é n è t r e


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à peine. I l est b o r d é d'ormeaux et de sycomores q u i , plantés sur u n terrain plus é l e v é , sembloient m'enterrer dans ce ravin solitaire. Ces arbres enlacés de baies épaisses, et dont l'écorce est r e v ê t u e d'un lierre grimpant, sont si touffus, que je ne pouvois distinguer l ' i n t é r i e u r d u bocage. U n e b r è c h e , que je rencontrai fort

heureuse-

m e n t , mefit apercevoir de beaux vergers sombres, o ù l ' o n met paître de jeunes poulains. J e p é n é trai dans u n verger clos de buissons, et je m'assis à l'ombre d ' u n gros pommier. Ces vergers , m u l t i p l i é s pour la richesse et l'utilité des habitans de l a N o r m a n d i e , sont contigus les uns aux autres , et très-solitaires par l'enlacement

de

leur verdure. L e s p r é s q u i tapissent leur s o l , servent de p â t u r e aux animaux q u ' o n y laisse en paix brouter le fourrage sans cesse renaissant. L e s arbres fruitiers, y confondant leurs r a m e a u x , rendent ce r é d u i t on ne peut plus c h a m p ê t r e et très-isolé , quoique chaque p r o p r i é t a i r e ait p r è s de son enclos sa c h a u m i è r e ensevelie dans les épais branchages de frênes, charmes, ormes et sureaux. A u x haies des entourages se marient des arbres plantés au m i l i e u çà et l à , pour leur parfaite

impénétrabilité.

Je regagnai la côte des O r m e a u x pour rentrer au Havre. Je pris tous nouveaux chemins pour m o i . I l est, entr'autres, un sentier au bas d ' u n

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V O Y A G E S

taillis en pente , à m i - c ô t e , dont rien ne peut exprimer la rusticité naturelle. Il est sombre , souteux pour les timides, et sa seule approche les fait trembler. I l semble q u ' a u premier pas , au premier d é t o u r , on doit y perdre la vie ; on craint en un mot q u ' i l ne cache un assassin. C'est u n simple sentier étroit et tortueux , long d ' u n quart de lieue e n v i r o n , plus bas de cinq pieds que l a plantation de jeunes peupliers q u i en font l'ornement et l'ombrage. L a soirée étant belle, je parcourois la côte d'Egouville lorsque je rencontrai madame R . , ma b e l l e - m è r e , q u i étoit venue au devant de m o i . Assis tous les deux à l'ombre d'un portiquede marronniers d'Inde, considérant la vaste étendue des mers, aspirant déjà au moment o ù entre le ciel et des gouffres affreux, sous l'auspice b i e n faisant d u R o i du M o n d e , nous devions voguer sur la plaine liquide de l ' O c é a n , et perdre de vue cette terre c h é r i e , dans une partie de laquelle r é s i d e n t tous les objets q u i nous rendent la vie i n t é r e s s a n t e , nous c o m b i n â m e s notre r e t o u r , et nous p r o m î m e s de nous rappeler de cette c o n versation , de la touffe d'arbres q u i nous ombrageoient, enfin de toute la c ô t e , si nous revenions par le H â v r e : i l nous sembloit déjà goûter le plaisir indicible que nous é p r o u v e r o n s à porter, en altérant au retour de notre voyage, nos r e -


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NATURALISTE.

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gards avides vers cet endroit t é m o i n de nos souhaits et de nos désirs. L e lendemain samedi 1 6 j u i n , voulant c o n n o î t r e parfaitement les environs d u H â v r e , je cherchai à me perdre dans la campagne couverte de récoltes q u i cachent, par leur m u l t i p l i c i t é et leur abondance, les chemins à la vue. Je voulois mettre à l ' é p r e u v e les remarques que

j'avois

prises p r é c é d e m m e n t pour reconnoître jusqu'aux sentiers. Je ne me trompai p o i n t , et marchant dans tous les sens, je me trouvai enfin o ù j'en avois c o n ç u le projet. A p r è s avoir parcouru sinueusement l a côte d ' E g o u v i l l e , avoir côtoyé tous ses vergers, ses ormoies et maisons de plaisance, je me rendis par u n chemin creux dans la vallée o ù est situé le charmant village de Saint-Adresse, dont j ' a i déjà parlé. Je le traversai dans une partie q u i ne m ' é t o i t pas encore connue , et j'assistai à la r é colte du l i n . Je sortis ensuite de ce profond e n foncement par des landes de b r u y è r e s , de joncs m a r i n s , de fougères; et parvenu au sommet de l ' é l é v a t i o n , je d é c o u v r i s avec plaisir l'endroit que je cherchois : c'étoit la pointe de la H è v e , o ù sont situés les deux phares. J'en demandai l'en-, t r é e q u i , moyennant un léger salaire, n'est jamais refusée. Je me proposai de l'augmenter, afin d'y voir le cabinet d'histoire naturelle qu'on


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V O Y A G E S

m'avoit dit être assez b e a u , mais h é l a s ! quelle fut ma

surprise!...

Daus u n galetas é t r o i t , chambre à coucher de l a fille du g a r d i e n , se trouvent remplis de poussière quelques cailloux r o u l é s d u H â v r e , multipliés à l'infini. L e s uns offrent les cristallisations les plus communes et les plus m a l choisies , les autres des s é d i m e n s calcaires , c e u x - c i des géodes cassées, dans l ' i n t é r i e u r desquelles on r e c o n n o î t à peine la présence d'une calcédoine imparfaite. Je passe à l ' o r n i t h o l o g i e , ne trouvant plus rien de remarquable dans le règne minéral. Quatre oiseaux d é p l u m é s , et ridiculement empaillés dans le p r i n c i p e , sont c o u c h é s sur le ventre, et attendent qu'une m a i n salutaire les délivre de la honte de p a r o î t r e , en cet é t a t , a u x yeux d'un public m é c o n t e n t de les v o i r aussi maltraités. D e grosses nattes de chanvre q u i garnissent, en attendant que le tisserand les mette en œ u v r e , les tablettes inférieures , composent le r è g n e végétal. L e plancher l u i - m ê m e n'ayant p u , par p é n u r i e , être garni d'objets curieux , on y voit accrochés des os de morue , des carapaces d e s s é c h é e s , seules pièces d'ichtyologie ; des fouets de bois et de cordes communes , mais q u i ont la haute,


D'UN

N A T U R A L I S T E .

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p r é r o g a t i v e d ' ê t r e tressés par les n è g r e s . Enfin , dans u n petit coin sont les plus beaux morceaux ainsi placés s û r e m e n t , afin d ' ê t r e e x a m i n é s les derniers. L e premier de ces deux objets q u ' o n ne montre qu'avec surprise, est u n serpent p r i v é de sa t ê t e , et dont le corps m a l p r é p a r é laisse v o i r l a paille que sa peau recouvre. Il a à peu près cinq pieds de l o n g u e u r , et est gros seulement comme une de nos fortes anguilles ; mais les d é m o n s t r a t e u r s le regardent d'une grosseur monstrueuse.

L a seconde pièce , n o n moins

intéressante par son état d é l a b r é , est u n c a ï m a n si petit, q u ' à peine n é , o n a eu l a barbarie de l u i arracher les entrailles, et de l u i laisser le ventre o u v e r t , comme on le voit encore à

présent;

à la faveur de laquelle incision on a p e r ç o i t une baguette q u i tient sa peau tendue. I l a à peu p r è s quatre pouces d ' é p a i s s e u r , sur vingt de l o n g u e u r , l a queue comprise ! quel monstre ! ! . . . F a t i g u é de ma complaisance, je sortis en haussant les épaules , et me rappelant l'axiome de Bernardin de Saint-Pierre, sur les cabinets d'histoire naturelle : « O u l a nature est m o r t e , o u « l'art est a n i m é ». Le

même

conducteur me fit monter a u x

phares établis dans deux tours séparées l'une de l'autre. L e u r nombre les distingue de celui de D i e p p e , avec lequel souvent, dans l'obscurité


44 V O Y A G E S des nuits , les navigateurs le confondoient l o r s que le phare étoit seul. O n arrive à la lanterne par cent quatre marches ; dans cette lanterne, garnie de. glaces très-épaisses , sont p r a t i q u é s circulairement deux rangs de r é v e r b è r e s t r è s gros , et q u i se meuvent pour leur p r é p a r a t i o n j o u r n a l i è r e , au moyen d'un cric que baisse o u élève à volonté une vis de rappel ; car les r é v e r bères sont fixés à u n cylindre. Chaque fanal a quarante m è c h e s ; et comme la fumée q u i s'en dégage est en si grande q u a n t i t é , que b i e n t ô t , si elle n'avoit point d'issue en raréfiant l'air , elle parviendroit à é t e i n d r e les fanaux ; on a placé au sommet de la v o û t e q u i a la forme d ' u n cône r e n v e r s é , deux tuyaux de tôle q u i servent de conducteurs à la fumée. A u retour des phares, je côtoyai les bords de la mer retirée d u m a l i n , et q u i c o m m e n ç o i t à remonter. Elle avoil laissé sur le sable, sillonné par chacune de ses ondulations, des étoiles de mer (i) et (2) et des fucus en q u a n t i t é . O n y (1) M . Victor Poulet m'en procura une, fort rare eu ces parages, et que je crois peu connue; j'en offre la figure ( p l . I - , fig. I . ) , sous le titre, Stella marina medio alba, et circum roseo fimbriata. ère

ère

(2) L'espèce appelée Astérie falciforme, composée de cinq rayons égaux ou lobes fendus en dessous suivant leur longueur, a chacun do ses rayons large à sa



I. l'AstĂŠrie frangĂŠe de rose .

2 l'Asterie

falciforme.


D'UN

NATURALISTE.

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rencontroit aussi des amas de vermiculites q u i dénotoient la présence de polypes, ces vers m e r veilleux q u i se reproduisent de leurs propres t r o n ç o n s . T o u t le monde sait qu'en coupant u n de ces vers filiformes en vingt o u trente m o r ceaux , de chacun i l r e n a î t à l'instant u n v e r semblable au p r e m i e r , et dont l'organisation est la m ê m e . J e m'approchai des rets de p ê c h e u r s pour les examiner. C'est une enceinte de perches recouvertes de pousse-pieds. Elles sont retenues et assujeties dans des amas de pierres q u i forment une espèce de c h a u s s é e , r e v ê t u e e l l e - m ê m e de varechs de toute e s p è c e , et de petits glands de mer. L a disposition des pieux o ù sont attachés les filets, a la forme d ' u n croissant presque f e r m é , mais dont Je manche est très-long. L a m a r é e montante pousse vers ce piège q u ' o n nomme fourrée , les poissons et coquillages q u i trouvant une ligne d r o i t e , la suivent pour m i e u x s'embarrasser dans les d é t o u r s d u filet, car ils arrivent dans l ' i n t é r i e u r ; et l a m e r , en se retibase, et qui s'élrécit vers le bout. Elle est d'un ronge chamois, bordée de violet (pl. I . , fig. 2) : c'est l'astérie falciforme des vers echinodermes de l'Encyclopédie, par ordre des matières. Elle est très-commune au Hâvre. On les confond souvent avec les scobpendroïdes. ère


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V O Y A G E S

r a n t , les laisse alors dans

très-peu

d'eau que le

p ê c h e u r vient faire écouler par une b o n d e , afin de s'emparer promptement de sa proie ; car s ' i l tardoit, les prisonniers, à force de tournoiemens, parviendroient à retrouver l'issue q u i leur servit d ' e n t r é e , et les crustacés surtout gagneroient à pas précipités la m e r , pour s'y mettre en sûreté j u s q u ' à la nouvelle m a r é e . Je trouvai dans ces pierres, outre les objets dont j ' a i p a r l é , une lune (I), beaucoup de cancres de toute espèce et de diverse grosseur, q u i ont soin de se retirer avec assez de c é l é r i t é , lorsqu'ils aperçoivent u n être vivant. Ils sont aussi méfians que l'araignée terrestre, dont ces crustacés sont les dignes soeurs quant aux habitudes et m œ u r s ; mais ces crabes diffèrent des araignées terrestres, par des formes extérieures propres au séjour tumultueux que la nature leur a destiné. L e u r carapace o u enveloppe calcaire est dure et propre à résister aux durs frottemens des flots, q u i les écraseroient dans le roulis i m p é t u e u x de leurs volutes é c u m a n t e s , si le corps de ces animaux étoit compressible et sans appui. O

Sagesse

divine ! Par-tout t u laisses des preuves de ton inconcevable profondeur !

(I) C'est le Zée Forgeron, Zeus Faber. ( L i n . ) Lacépède, tom. I V , pag. 570.


D'UN Ces crabes

NATURALISTE. apercevant

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un ennemi, com-

mencent par f u i r ; mais, si leur fuite est trop lente, que leurs mouvemens ne soient point assez précipités , elles s'enfoncent dans le sable, et cherchent à d i s p a r o î t r e ainsi aux regards de leur p e r s é c u t e u r . Quelcpiefois on les a p e r ç o i t ; alors se voyant sans ressource, elles vont ellesm ê m e s au devant de l'agresseur , et cherchent à le pincer de leurs tenailles m e u r t r i è r e s , toujours en marchant de côté. J e trouvai aussi beaucoup de l é p a s , espèce de coquille u n i v a l v e , le plus souvent recouverte de pousse-pieds. I l y en avoit de toute grosseur, mais leur drap m a r i n , à l a p r e m i è r e v u e , m ' a e m p ê c h é de bien examiner les sous - divisions dans lesquelles on les range d ' a p r è s leurs formes et couleurs. Ce coquillage convexe a l a base très-évasée, i l n'est point u n i à sa surface, mais ciselé de stries, de profondeurs et d'anfractuosités relatives à l'espèce. J ' a p e r ç u s aussi des a n é m o n e s de beaucoup de variétés (I). C'est u n animal zoophyte, q u i a (2) Ce zoophyte, de l'ordre des vers mollusques, est très-bien décrit par Valmont Bomare, dans son Dictionnaire raisonné d'histoire naturelle. C'est l'Actinia , l'Actinie de M . Bruguiere, docteur en médecine , auteur de cette partie des vers mollusques de l'Encyclopédie , par ordre de matières.


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la forme d'un sein c o u p é net à sa base. Cet anim a l s'adhère par cohésion aux pierres et caill o u x les moins en v u e , et i l y reste ainsi, comme une plante parasite sur l ' a r b r e , aux dépens de q u i elle v i t , à la différence près que l ' a n é m o n e ne demeure ainsi i m p l a n t é e que pour y attendre sa p r o i e , dont elle peut se passer pendant deux ans, ainsi que me l'a certifié M . Lefebvre, cont r ô l e u r de la marine en ce pays, q u i en a c o n servé dans de l'eau de mer pendant ce laps de tems, et q u i les en a retirées encore vivantes. L ' a n é m o n e de mer a une consistance molle et flasque. Q u a n d o n la presse, i l en sort beaucoup d'eau dont elle lire apparemment toute l a partie nutritive. J'en vis de la grosseur d u pouce, d'autres infiniment plus grosses. L ' a n é m o n e a u mouvement des vagues se dilate par le sommet de sa c o n v e x i t é , elle s'étend et étale toute sa b e a u t é . Ce que dans les fleurs radiées l'on nomme fleurons, l ' a n é m o n e les emploie pour saisir l a proie dont elle se nourrit : ce sont autant de bras. E n f i n , je revins chez mon h ô t e , après avoir a d m i r é de toute m o n ame ces merveilles tous les jours renaissantes, et q u i échappent à tant de regards indifférens. A y a n t appris d'un passager d'Honfleur, q u ' u n b â t i m e n t porteur de d é p ê c h e s , alloit sous quatre jours mettre à la voile pour la Nouvelle-Angleterre,


D'UN

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terre, et que ses provisions étoient faites, je me présentai chez M . P o u p e l , commissaire de la marine, pour le prier de mettre à exécution l a recommandation que l u i avoit faite le ministre de s'intéresser à notre départ. I l me reçut avec son aménité habituelle, mais j'eus la douleur d'apprendre la cessation de ses fonctions. Il est généralement regretté , et l u i - m ê m e paroît souffrir de ne plus être utile à sa patrie. Nous nous e m b a r q u â m e s à onze heures d u m a t i n , ma b e l l e - m è r e et m o i , sur le passager d'Honfleur. L a mer étoit houleuse, les flots b a l lottés avec impétuosité se blanchissoient, après s'être soulevés et brisés vers le sloupe, q u i laissoit d e r r i è r e l u i u n sillon d ' é c u m e . O n remarque dans le passage d'Honfleur, q u ' à la jonction des eaux de la Seine à celles de la m e r , la majeure partie des passagers é p r o u v e n t incontinent des n a u s é e s , des maux de c œ u r , et enfin n'obtiennent de soulagement à l ' i n c o m m o d i t é qu'on nomme le mal de mer, q u ' a p r è s avoir v o m i . Aussitôt les tintemens d'oreilles et les étourdissemens cessent, comme par enchantement. Cette traversée a cela de particulier, que m ê m e d'anciens marins naviguant depuis quinze et vingt-ans, et q u i ont fait le voyage des Indes sans é p r o u v e r aucune i n c o m m o d i t é de la m e r , se plaignoient aux flots de leur inconstance, q u i les rendoit tous malades. T O M E I.

D


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Nous fîmes celle traversée de trois lieues en une heure, et descendîmes au Cheval-Blanc, chez des hôtes très-prévenans. Celte auberge, r e c h e r c h é c par sa situation, borde la rade, et est effleurée par les pavillons de tous les b à t i m e n s q u i arrivent d u H â v r e à Honfleur. Nous y avions sans cesse le flux et reflux à observer de notre appartement. Q u e le bruit de ces vagues renaissantes est majestueux ! Souvent séparées l'une de l'autre, elles semblent se poursuivre, et voltigent comme des brisous sur le sable, q u ' a u m i l i e u de l'eau m ê m e elles ont laissé à sec i l y a quelques heures, p o u r rejoindre la masse d'eau q u i se trouve devant eux. P a r une merveille digne de la nature, les oiseaux aquatiques, tels que les mouettes, g o é lands et autres, profitent des instans o ù le sable est à d é c o u v e r t pour s'y reposer de la fatigue de leur natation, et faire la chasse aux petits crabes, chevrettes et autres crustacés m a r i n s , q u i veulent en vain échapper à leurs recherches en s'ensevelissant dans le sable ; ils ne peuvent se soustraire aux yeux de ces tyrans volatils, q u i les d é v o r e n t sans pitié. Nous fûmes témoins de nos fenêtres d ' u n spectacle bien intéressant pour les voyageurs , mais dont les répétitions journalières o n t é m o u s s é la curiosité des habitans d u pays , quoique cependant beaucoup d'entr'eux ne se lassent point


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de l'admirer. A la m a r é e montante, nous d i s tinguâmes à une très-grande distance, d u côté du Hâvre, une trentaine de petits points noirs s é p a r é s , lesquels, en grossissant à leur approche , nous firent r e c o n n o î t r è une escadre de barques de p ê c h e u r s poussée avec la rapidité de l'éclair par le torrent des flots de la m a r é e m o n tante. Chacune de ces barques se rendoit à d i verses destinations, mais leur commune h a b i tude est de ne point se séparer j u s q u ' à la hauteur d'Honfleur, d ' o ù la division prend la direction q u i l u i convient. L ' œ i l à peine pouvoit suivre cette flotille dans sa course légère et précipitée. Notre contemplation fut interrompue par les cris d'un jeune enfant q u ' u n groupe de peuple fil entrer à l'hôtel. A peine âgée de six ans, celle jolie c r é a t u r e jouoit avec u n de ses camarades q u i le fit tomber à la mer. L a peur d ' ê t r e g r o n d é par son p è r e éleclrisa les puissances m o trices de cet enfant, au point q u ' i l gagna s e u l , sans secours et je ne sais comment, l'escalier de pierre par lequel o n descend à b o r d des bâlimens. Ce jeune enfant é t o u r d i par sa chute, autant que par le concours de spectateurs q u i l u i f a i soient mille questions à l a fois, ne pouvoit s'exprimer de m a n i è r e à donner des renseignemens D .2


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convenables sur le nom de ses père et mère. I l n'étoit connu de personne, cependant i l n'excita pas moins la compassion de nos h ô t e s , q u i l u i p r o d i g u è r e n t les soins les plus désintéressés. Ils fermèrent lés portes, de peur que personne n ' e n t r â t et ne fût t é m o i n de leur bonne œ u v r e , qu'ils disoient e u x - m ê m e s n ' ê t r e qu'un devoir bien doux. Ils firent allumer u n grand feu pour réchauffer l'enfant transi et tout m o u i l l é . Ils le c h a n g è r e n t de vêtement : le linge le plus blanc fut choisi. O n l u i f i l avaler d u v i n chaud avec beaucoup de peine , car i l avoit perdu connoissanec ; p u i s , à force de questions faites aux voisins, l'enfant fut reconnu. Nos hôtes allèrent p r é p a r e r la m è r e sur cet é v é n e m e n t , afin qu'elle ne g r o n d â t pas son fils sur-le-champ, de peur d'une nouvelle révolution q u i pourroit avoir des suites funestes.

Cependant, graces aux soins

q u i l u i furent p r o d i g u é s , le petit espiègle q u i avoit avalé beaucoup d'eau de mer , la vomit heureusement après avoir pris le vin chaud. I l est inutile de d é p e i n d r e la situation de la m è r e , q u i vint à l a rencontre de son enfant. Tremblante et en sanglotant, q u o i q u ' a s s u r é e que son fils avoit é c h a p p é au danger, elle embrassa avec transport l'être foible que D i e u l u i avoit conservé si miraculeusement ; et après avoir


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c o m b l é de r e m e r c î m e n s les hôtes q u i s'en défendoient, celte bonne m è r e partit avec son enfant bien enveloppé dans une couverture. A y a n t appris dans la j o u r n é e que le capitaine que nous cherchions nous avoit c r o i s é , et q u ' i l étoit au Havre pour vingt-quatre heures, nous p r î m e s le parti de l'attendre; et pour charmer notre e n n u i , nous allâmes l ' a p r è s - d î n e r admirer les b e a u t é s de la côte de G r a c e , ainsi appelée , parce q u ' à son sommet est établie une chapelle célèbre dans le pays par l'affluence de voyageurs qu'elle attire des quatre coins de la terre. E l l e est vouée à Notre-Dame de Graces. T o u s les marins après de longs voyages, o u hors des n a u frages auxquels ils ont é c h a p p é , viennent r e m plir leur v œ u aux pieds de la m è r e d u R é d e m p t e u r d u monde. Quelques jours auparavant, i l étoit venu u n matelot q u i , seul ayant é c h a p p é d'une m a n i è r e miraculeuse à u n naufrage certain , en se vouant au moment de l'immersion de son vaisseau à Notre-Dame de Graces, promit d'aller en p é l e r i n a g e visiter les lieux q u i l u i sont c o n sacrés , si par sa puissante intercession i l obtenoit de l ' A r b i t r e des destins une existence dont ses compagnons étoient déjà privés. Cet homme , sévère observateur d'un v œ u si solennel, fit à pieds cinq cents lieues pour l'accomplir, et consacra le souvenir de sa délivrance par u n D

3

tableau


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historique q u ' i l plaça à la suite de tant d'autres q u i en font l'ornement. O n fait beaucoup de dentelles à Honfleur. Toutes les femmes y sont occupées la majeure partie du jour; les unes se servent de tambours , d'autres de grosses pelottes qu'elles tiennent sur leurs genoux. Nous allâmes à b o r d d u b r i c k la Sophia, o ù nous t r o u v â m e s le capitaine q u i nous y attendoit, et nous proposa u n t h é avec beaucoup d'instances. Il nous r e ç u t avec une affabilité peu c o m mune aux a n g l o - a m é r i c a i n s , et nous fit l'offre de sa complaisance pendant la t r a v e r s é e , si le consul consentoit à ce q u ' i l nous p r î t à son bord. Nous v o g u â m e s donc encore sur les flots de l'incertitude. Les p ê c h e u r s i n q u i é t é s dans leurs sorties par les b â t i m e n s de la station anglaise, laissoient les m a r c h é s dans une p é n u r i e désolante. C e p e n dant , comme voyageur c u r i e u x , je m'aperçus, q u ' i l est u n moyen d'oublier la disette, et j'usai d u grand mobile pour satisfaire ma fantaisie. Soudain , je vis arriver turbot ( i ) , truite saumo(I) Ou Rhombe , Pleuronectes maximus, Linn ; Pleuronectes oculis sinistris, corpore aspero, Arted., Gronov. ; Rhombus maximus asper , non squamosus , Willughb. : en Angleterre, Turbot et Bret ; et dans la Normandie, Bertonneau, suivant Valmont Bomare.


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n é e ( i ) , éperlans (2), soles (3), h u î t r e s et chevrettes. L a volaille à Honfleur y est hors de prix : nous y b û m e s de très-mauvais cidre qu'on nous servit, je c r o i s , pour nous forcer à demander d u v i n vieux de Bordeaux , q u i coûte beaucoup plus cher, et q u i par c o n s é q u e n t remplissoit mieux les vues de l'hôte. Les fruits y sont délicieux. R i e n n'égale le parfum de ceux récoltés sur les c ô t e s , et q u i y reçoivent l'action bienfaisante des rayons d u soleil. Les abricots q u ' o n nous servit étoient d'une saveur incomparablement plus délicate et plus e m b a u m é e que ceux trop vantés de Paris et de Montreuil m ê m e . O n me donna des graines de melons. O n sait (I) Salmo Iacuslris, L i n . ; salmo caudâ bifurcâ, maculis solum nigris , sulco longitudinali ventris, Arted.; salmo caudâ sub bifurcâ, maxillis aequalibus, Jateribus et capite maculis minutis, nigris crebris, Gronov.; Trutta lacustris, Jonston , W i l l u g h b ; Trutta salmonata ; Parvus salmo, Charl. ; Trutta dentata , dorso et capite dilutè ex viridi cœrulescentibus, maculis nigris undique et in pinnâ adiposâ adspersa , Klein : en Angleterre, Salmon - Trout ; en Allemagne , Torel. (2) Osmerus eperlanus. (3) Pleuronectes solea, Linn. Pleuronectos maxillâ superiore longiore, oculis à sinistrâ , corpore oblongo, squamis utrinque asperis, Arted. ; Buglossus seu solea , Willughb., etc.

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que ces productions d'Honfleur jouissent d'une haute r é p u t a t i o n , et elle est bien acquise. L ' a i r p u r q u i alimente leur végétation donne à ces fruits une supériorité à laquelle ne peuvent pas p r é t e n d r e ceux venus dans les clapiers des e n v i rons de la Capitale. Je vis chez M . L e l i e v r e , a n cien capitaine de vaisseau, u n de ces melons pesant trente-deux livres ; i l étoit savoureux et exquis ; quelques-uns de cette grosseur, n é a n moins rare, furent vendus j u s q u ' à trois l o u i s , et de suite dépêchés pour la Capitale. L e prix comm u n des melons ordinaires est depuis trois jusq u ' à six et sept francs, mais j ' a i eu occasion d'observer

que les petits, toutes proportions

g a r d é e s , sont d'une qualité inférieure à ceux d'une plus belle espèce. Nous r e p a r t î m e s pour le H â v r e le 23 j u i n , après une résidence de trois jours à H o n n e u r ; nous profilâmes de la m a r é e de cinq heures d u m a t i n , espérant

avoir plus de fraîcheur dans

notre traversée , mais elle fut longue et ennuyeuse par les fréquentes b o r d é e s q u ' i l fallut courir ; en u n m o t , le vent devint si contraire que nous l o u v o y â m e s pendant trois heures devant la rade, sans pouvoir entrer. Je fus r e ç u avec beaucoup d'égards par le nouveau commissaire de la marine, à q u i j'allai faire ma visite et présenter mes félicitations. I l


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m'engaga à aller voir le c o n t r ô l e u r de ce corps, chez lequel j'aurois, me d i t - i l , à examiner u n assez beau cabinet d'histoire naturelle. Je me présentai donc , sous les auspices de M . L e r o i , chez M . Lefebvre. Combien nous a p p r é c i â m e s ensemble les charmes irrésistibles de l'histoire naturelle, superbe science, lorsqu'elle r a m è n e le contemplateur à la source de ces merveilles, autant qu'elle est futile lorsqu'on la restreint à classer, d ' a p r è s des systêmes connu s et combattus, les échantillons des chefs-d'œuvres de la nature, dont l'être q u i réfléchit ne peut et ne doit voir la pompeuse structure, qu'en versant des larmes d'admiration et de reconnoissance. L e cabinet fut ouvert, et M . Lefebvre c o m m e n ç a sa d é m o n s t r a t i o n par la conchyliologie. I l me présenta quelques coquillages assez rares, tels que le scalata ( I ) , l ' œ u f (2), la griffe, espèce de bénitier de Sainl-Sulpice (3), le rateau des îles (I) Coquille univalve de la famille des vis. Elle est composée de sept spirales, ou orbes. Les petites sont communes dans le Golfe adriatique, dit M . Dargenville ; aussi ces coquillages rares, parce que les Indiens les recherchent pour leurs ornemens les plus précieux, ne sont-ils estimés que quand ils ont plus d'un pouce de hauteur. (2) Testacé du genre des porcelaines. (5) Coquille de la famille des Peignes.


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Scechelles (I ), le marteau (2), la couronne d'Ethiop i e , etc. L e s m a d r é p o r e s y sont en petit nombre , mais bien conservés; j ' y remarquai un superbe pinceau (3), un t r è s - b e l a b r o t a n o ï d e , le millet

(4),

d'assez belles pétrifications, quelques reptiles, tels que crocodile, c a ï m a n , le serpent d e v i n , et un c a m é l é o n conservé dans l'esprit-de-vin ; j ' y trouvai aussi u n groupe d'oiseaux, p a r m i lesquels se voyoient une frégate ( 5 ) , de

petites

perruches, le jaseur de B o h ê m e (6), u n c o u r l i rouge d ' A m é r i q u e (7). J'examinai aussi une très-belle pointe de N a r v a l , et quelques poissons de m e r , tels que le coffre triangulaire (8), l a c o u r t e - é p i n e (9), la lune (10),

l a baudroie

(1) Coquille bivalve du genre des huîtres. (2) Ostreum mallei forme, espèce d'huître appelée Crucifix par les Hollandais. (3) Penicillus marinus, zoophite ressemblant en quelque sorte aux pinceaux des peintres. (4) Madrepore. (5) Hirundo marina major ; apus rostro adunco ; Barr. (6) Garrulus boëmicus. (7) Ou flamand. (8) Ostracion tricornis. (9) Diodon Attinga, Linné. (10) Tetraodon mola, Linné.


D'UN

NATURALISTE.

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petile (1), le long n e z , espèce de requin ( 2 ) ; M . Lefebvre possède surtout beaucoup de p l u miers et d'habillemens de sauvages, ainsi que des c a r q u o i s , et leurs flèches empoisonnées. C e naturaliste venoit de recevoir une collection de peaux d'oiseaux de l'île de la T r i n i t é , ainsi que des insectes et de fort beaux papillons. L a richesse des couleurs de ces derniers renouvelle mon admiration pour ces merveilles si communes dans la nature. Q u ' i l est beau de voir qu'une poussière aussi subtile que celle q u i recouvre les ailes transparentes et friables de ces légers volatils, soit susceptible de se maintenir ainsi rangée par nuances; et que des atomes aussi délicats soient r e v ê t u s d'un coloris aussi constant dans les espèces q u ' i l est élégant, tandis q u ' a u moindre contact tout est confondu, et que les figures,

n a g u è r e s agréables par la diversité de

leurs couleurs, rentrent en u n instant dans le n é a n t d ' o ù D i e u les a tirés ! Je reconnus beaucoup de papillons semblables à ceux de F r a n c e , tels que celui d u c h o u , d u navet, le n a c r é , la belle-dame, la petite-tortue,

(1) T a c h é e , Lophius Histrio, Linné. (2) Espèce de chien de mer, qui a pour caractère une nageoire derrière l'anus, sans avoir les trous des tempes, et un pli de chaque côté de la queue.


V O Y A G E S

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le citron , etc. Dans les s c a r a b é e s , j ' y retrouvai le m o n o c é r o s , le bupreste, le dermeste, le scorpion, les scolopendres et les capricornes, etc. Dans les quadrupèdes je remarquai un paresseux ( I ) , et dans les cétacés u n t r è s - b e a u priape de baleine. M . Lefebvre remit à un autre jour l'inspection des oiseaux q u ' i l venoit de recevoir, parce que les caisses n'étoient point déballées. J'allai

déjeûner

chez u n

Hambourgeois,

M . Randon de Lucenav, que j'avois r e n c o n t r é eu loge, et q u i voulut bien m'offrir des lettres de recommandation pour Philadelphie. Il accomplitsa promesse avec une latitude bien g é n é r e u s e , puisque , sans me c o n n o î t r e , i l m a r q u o i l au négociant auquel i l m'adressoit, de m'avancer les

fonds

dont je pourrois avoir besoin, et que dès ce m o ment i l les regardoit comme avenus pour son compte. Ce p r o c é d é délicat est c o m m u n aux amis de notre ordre, et j'ai eu occasion pendant mes voyages de me féliciter plus d'une fois de faire partie de cette respectable association. O n nous servit un breuvage très-agréable , et dont M . Randon de Lucenay me donna la com-

(I) C'est un antropomorphe, ou animal à figure humaine. On divise

ces

animaux en

didactyles,

c'est à dire, pourvus de deux doigts; en tridatlyles , et pentadactylcs, ou pourvus de trois ou cinq.


D'UN

NATURALISTE.

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position que voici : dans une pinte d'eau b o u i l lante, on jette un quarteron environ de graines d'hieble (I) et autant de sucre. L'infusion bien c o m b i n é e , on passe le tout au travers d'un l i n g e , avec expression , et l'on obtient de ce m é l a n g e u n sirop pourpre qu'on laisse refroidir, et auquel on ajoute une demi-bouteille de vin de Bordeaux. O u trempe des rôties de pain dans ce breuvage, que je trouvai très-bon. L a jeune femme, M

m

e

. Randon

de L u c e n a y , afin d'ajouter encore à la bonne réception de son m a r i , sortit avec l u i dans le p a r terre , pour m'y composer

suivant l'usage

de

leur pays , m a l g r é l'ardeur d u soleil, u n bouquet qu'ils vinrent m'offrir. Je sortis confus de toutes leurs honnêtetés. J e fus le lendemain matin chez M . Lefebvre, q u i m'avoit attendu pour faire l'ouverture de sa caisse. L e premier oiseau q u i frappa ma vue, me rappela la richesse des moyens d u C r é a t e u r . C ' é toit u n colibri d'une très-petite t a i l l e , et habillé des plus vives couleurs. Q u e l merveille que ce plumage! quel vernis inaltérable recouvre ces pennes dorées ! quels reflets chatoyans, quelles ondulations diverses! O n ne distingue point dans cet assemblage le composé des couleurs. C e l u i q u i les implanta dès leur état de molécules orga(2) Sambucus Ebulus. L i n n ,

386.


62

V O Y A G E S

niques, n'a point recours à la molette, et à l'essai des nuances. L e vernis q u i donne un éclat si b r i l lant aux plumes de toutes couleurs (versi colores) de ces oiseaux charmans, n'a point à redouter qu'une sécheresse l'écaille, que l ' h u m i d i t é le d é truise, n'en altère l'éclat, o u que le froissement divise ce q u i est inséparable. Il n'est aucune p r é paration humaine q u i puisse rendre à la vue le velouté scintillant de la gorge de cet oiseau, o ù se trouvent r é u n i s la topase, le r u b i s , l'hyacinthe , l ' é m e r a u d e et le saphir. Je vis u n autre oiseau, dont le blanc p u r d u plumage n'est altéré que par une étroite ligne noire q u i sert de cravate à l'oiseau. C'étoit u n crabier de petite e s p è c e , dont la grosseur est celle de notre pluvier ; ses pattes et son bec sont d'un rose vif. M . Lefebvre développa ensuite des gorges de gros-bec. Quelle belle r é u n i o n de couleurs distinctes ! Ce ne sont p l u s , comme dans le composé d u colibri , des reflets chatoyans et irisés. L e génie fécond d u C r é a t e u r est trop incommensurable pour ne pas se multiplier à l'infini. Ce sont des touffes de plumes q u i présentent des taches de diverses teintes éclatantes. O n y voit briller successivement le noir de jayet p r è s le blanc éblouissant, à côté d u jaune vif, puis une trace o r a n g é e bordant l a tache plus foncée;


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NATURALISTE.

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enfin le rouge de feu couronnant cette r é u n i o n magnifique et inimitable. M . Lefebvre passa à une infinité d'autres espèces toutes différentes. Les oiseaux de p r o i e , tyrans d u foible, sont parés de couleurs sombres, et repoussent bientôt les regards q u i préfèrent le doux éclat de l'innocence; i l semble q u ' o n soit plus intéressé à la vue de leurs victimes. J'assistai l ' a p r è s - m i d i à une pêche d u rivage bien

intéressante

pour

l'observateur

déiste.

L o r s q u e , deux fois le j o u r , la m a r é e se r e t i r e , elle laisse sur le sable à d é c o u v e r t o u dans les interstices de rocs caverneux , des coquillages q u i n'ont p u être entraînés par le r e f l u x , ô Sagesse infinie ! ô libéralité j o u r n a l i è r e ! c'est là que les habitans pauvres des ports de mer viennent r é c l a m e r de l ' A u t e u r de la nature unesubsistance , dont l ' é t o n n a n t bienfait n'a jamais été interrompu. Ce P è r e des pères ordonne aux flots de jeter deux fois le j o u r , et repousser l o i n d'eux homards, crevettes, crabes, é t r i l l e s , tourteaux , poissons, etc., q u ' i l destine à ceux de ses enfans accablés d'indigence. F o r c é e d ' o b é i r à la voix de son puissant m a î t r e , la mer p a r s è m e exactement ses rivages.

O n voit des familles

entières m a r q u é e s au coin de l'infortune, attendre leur repas d ' u n reflux secourable, et trouver


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V O Y A G E S

dans ces lieux une nourriture qu'elles n'ont q u ' à ramasser. D'autres font une cueillette de varechs, qu'ils b r û l e n t pour obtenir des cendres

le sel de

soude. E n visitant la fourrée d'un p ê c h e u r occupé à ramasser le produit d u r e f l u x , i l m'offrit u n animal très-singulier par sa forme, et féroce par ses m œ u r s . T y r a n de la r o c a i l l e , i l est l'effroi des homards, crabes, etc., et en d é t r u i t une grande q u a n t i t é par la succion. C'est une espèce de

s é c h e , q u ' o n appelle vulgairement

trouïlle

(I).

cha-

[Planche II.]

Cet animal est d'une consistance semblable à celle de la r a i e , c'est à d i r e , charnue et cartilagineuse. Sa tête est a r m é e de huit ramifications (I) C'est le poulpe; Octopus, dont M . De Lamarck donne l'analyse suivante : Corps charnu , obtus inférieurement , osselet dorsal, très-petit, corps contenu dans un sac non ailé ; bouche terminale faite en bec de perroquet, et entourée de huit bras égaux munis de ventouses sessiles et sans griffes. L e poulpe donne ainsi que le calmar, loligo , dont le corps est pourvu de membranes ou ailes, une liqueur noire qu'il lance contre ses ennemis. I l rejette aussi une humeur rouge qui lui donne cette couleur lorsqu'il est cuit, ce qui arrive en cet état à tous les poissons mous. qui


Le Poulpe Octopus, appellĂŠ vulgairement Chatrouille

au

Havre.



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q u i l u i servent de bras pour s'emparer de sa proie. Ses yeux sont saillans, et sa bouche est remplacée par des cavités multipliées au long de ses bras, au moyen desquelles i l opère une succion parfaite , et fait arriver , par des canaux a p p r o p r i é s , le sang que doit élaborer son estomac. Ses viscères sont renfermés dans une poche q u i elle-même est contenue, et roule dans une autre q u i l u i sert de t é g u m e n t e x t é r i e u r . L a chatrouille est t r è s - i r r a s c i b l e , et sait se venger de

ses agresseurs ; c'est p o u r q u o i , lorsqu'on

l ' i n q u i è t e , et qu'elle se voit dans l'impossibdité de se soustraire aux agaceries de son p e r s é c u t e u r , elle l u i témoigne son désir de vengeance, en l u i l a n ç a n t avec vivacité une m a t i è r e noire semblable à l'encre, et q u i peut m ê m e , au besoin , y suppléer (i) ; mais je le r é p è t e , ce n'est q u ' à l a d e r n i è r e extrémité que la chatrouille emploie ce moyen de défense. L a chatrouille nage avec une agilité é t o n nante, à l'aide de ses huit bras , ce q u i la rend difficile à être saisie dans l'eau. I l est dangereux de se baigner dans les parages qu'elle f r é q u e n t e , (I) C'est de celte liqueur qu'on obtient la sepia, couleur noirâtre qu'on met, particulièrement à Rome , en bâtons comme l'encre de la Chine, et qui est plus douce à la vue. TOME

I.

E


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V O Y A G E S

car elle est prompte à saisir une jambe, et à y commencer une succion q u i affoiblit promptement. Il est difficile de s'en débarrasser lorsque l'adhésion de cohésion est é t a b l i e , à moins d ' i n terrompre l'effet d u vide en la coupant en deux. M., l ' a b b é D i c q u e m a r r e , célèbre naturaliste d u H â v r e , entendit u n jour de foibles cris en se promenant vers le rivage ; i l court au b r u i t , et aperçoit u n enfant ceint par u n de ces animaux , et dont i l ne pouvoit se débarrasser. Les p ê c h e u r s ont soin de les tuer, à mesure qu'ils les rencontrent; car ils font une grande consommation de coquillages, et diminuent sensiblement la récolte de ces journaliers. Je l i s , le mardi 17 j u i l l e t , connoissance avec deux jeunes gens, amateurs des beaux arts. L ' u n , M . V i l l a i n , arrivoit d'une expédition aux îles Ténériffe, la T r i n i t é , S a i n t - T h o m a s et P u e r torico , dirigée et sous les ordres d u capitaine Baudin. M . V i l l a i n a voit a c c o m p a g n é plusieurs naturalistes, envoyés par le gouvernement pour recueillir les productions naturelles de ces pays, et fournir à leur retour des observations utiles. L e second , M . P o u l e t , fds d'un armateur d u H â v r e , digne d u beau n o m d ' a m i , et q u i , à des talens distingués en peinture et musique, joignoit un bon c œ u r , et surtout une modestie rare. C o m m e je m'étois proposé d'enrichir à mon


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retour mes cabinets d'histoire naturelle de p r o ductions recueillies dans mes voyages, et de costumes annexés à mes journaux , M . Poulet voulut bien guider au lavis mes pinceaux encore novices, tandis que M . V i l l a i n perfectionna en m o i l'art d'empailler les oiseaux. Il se servoit d'une pommade conservatrice, dont l'usage étoit d a n gereux par les poisons subtils q u i en font le c o m p o s é ; je la remplaçai donc par une autre que j ' i m a g i n a i , et dont j'obtins les plus heureux résultats ; l a voici : P O M M A D E

C O N S E R V A T R I C E

Pour tout corps corruptible du règne

animal.

H u i l e essentielle de t é r é b e n t h i n e . . . H u i l e d'olive

I. V.

C h a u x vive en poudre

3

Sel d'alun en poudre subtile

V. 3

Camphre dissous in alcohol Aloës succotrin

3

3

IV. 3

3

IV. V.

Herbes aromatiques en poudre subtile. P u g . I. J'avois des chances à c o u r i r , des pertes à essuyer. Je pouvois être r é d u i t à interrompre ma collection par la p é n u r i e d'objets nécessaires. L e besoin éveille le g é n i e , et ne pouvant me procurer au Havre des veux d'émail pour les oiseaux que je me proposois d'empailler, je crus E 2


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V O Y A G E S

devoir les remplacer par d'autres, exécutés art moyen de cire à cacheter de diverses couleurs. Par exemple, pour obtenir les yeux d u crabier, on

présente une épingle à un b â t o n de cire

jaune, enflammée au l'eu d'une bougie, et non d'une chandelle q u i la noirciroit ; on en détache assez, pour avoir une masse de la grosseur de l'œil qu'on veut imiter. Cette pâle arrondie se forme d ' e l l e - m ê m e , avant soin de tourner d o u cement l'épingle entre ses doigts dans le sens horizontal. Lorsque le globe a acquis sa perfection , on le laisse refroidir; après q u o i , o n ajoute un point de cire noire dans le milieu, de l'orbite. Cette goutte résineuse se convexe d ' e l l e - m ê m e , et imite parfaitement la visière de l'œil de l ' o i seau. Cet œ i l a c h e v é , on retourne l ' é p i n g l e , et on en fait autant à l'autre extrémité ; après q u o i , on coupe le laiton par le m i l i e u , et on a une paire d'yeux. Quant aux yeux d'une seule c o u l e u r , on se contente d'enduire l'épingle de cire noire de la grosseur d'un grain de chenevis. O n présente p r è s de la flamme de la bougie celte petite s p h è r e , qui

par la chaleur s'arrondit, pourvu qu'on

tourne un peu l'épingle entre ses doigls, et qu'on la plonge aussitôt dans un verre d'eau froide q u i conserve sa forme, en fixant et resserrant toutes ses parties.


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L a j o u r n é e d u 20 juillet fut consacrée à faire une partie de chasse avec M . Randon de L u cenay. Nous côtoyâmes la mer jusqucs à A r f l e u r , q u i est distant d u H â v r e de sept quarts de lieue. Nous étions à la poursuite d'oiseaux de m e r , lorsqu'il nous arriva une singulière aventure. Fatigués de l'excessive chaleur, et apercevant u n b â t i m e n t assez considérable que nous p r î m e s pour une auberge , nous résolûmes d'y faire halte, et de nous y rafraîchir. Ce b â t i m e n t étoit u n magasin à p o u d r e , dans lequel la sentinelle commit l'imprudence de nous laisser p é n é t r e r , a r m é s de nos fusils. A peine, en présence d u chef du poste, on s'empara de nous, et l'on nous d é s a r m a , comme agens de la station anglaise. Cependant, ne voulant point être plus long-tems en butte aux menaces de nos gardiens, je d é ployai mon sauf-conduit et ma commission, à l a faveur desquels on nous rendit la l i b e r t é , a p r è s nous avoir accordé des rafraîchissemens , et b l â m é de notre imprudence. E n retournant au H â v r e , la m a r é e étant basse, nous t r o u v â m e s beaucoup de h é r o n s . J'en tuai u n , et plusieurs alouettes de mer qu'on rencontre par bandes sur le b o r d des ruisseaux , dans les prairies voisines d u rivage. Je montai le soir à la côte d'Egouville , et me présentai à la maison de campagne de M . P o u l e t , E

3


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V O Y A G E S

o ù j'eus l'honneur de faire connoissance avec le p è r e , autant respectable par son â g e , qu'estimable par sa sévère moralité. Je fus t o u c h é de l ' u n i o n q u i rapproche sans cesse l'un de l'autre les cinq enfans. Les deux frères étant musiciens, nous fîmes quelques trios, après l'exécution desquels on proposa une promenade dans l'intérieur d u jardin. Celle habitation, agréable par son antique verdure et ses couverts sombres , est embellie à une des extrémités par un pavillon d ' é t é , q u i sert de salle de lecture et de concert. Il est hexagone, et domine la rade, de manière à en former le plus commode observatoire pour le peintre et le m a r i n . A p r è s avoir a d m i r é de très - beaux

dessins

faits par M . Poulet lils a î n é , je me disposai à descendre la c ô t e , mais ce fut en vain que je voulus partir seul ; M M . Poulet p è r e et fils, en me comblant d ' a m i t i é s , vinrent me reconduire jusques à moitié c h e m i n , précisément au coup de cation de retraite dela station anglaise. O n saitque c'est u n usage p r a t i q u é par les marins en station , de tirer un coup de canon au lever et au coucher d u soleil. E n saluant l'aurore, i l semble indiquer l'heure du t r a v a i l , comme à l'approche de la nuit i l annonce u n repos prochain. L e samedi 4 a o û t , M . Poulet lils a î n é , étant venu nous inviter de la part de son père à aller


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d î n e r le lendemain à la c ô t e , j'allai le reconduire, et nous nous égarâmes le long du rivage, o ù pourtant je rencontrai u n p ê c h e u r à q u i j'achetai, moyennant une somme t r è s - m o d i q u e , u n assez bel esturgeon,

ainsi qu'un turbot

et des crabes.

Nous ramassâmes ensuite des étoiles de m e r , des l é p a s , à la faveur de la m a r é e basse, ainsi que des pyrites martiales cloisonnées de la plus grande b e a u t é , de m ê m e que l'espèce de ludus h e l m o n tii (i). Je revins, chargé de trésors p r é c i e u x pour le naturaliste contemplateur. L e dimanche matin 5 a o û t , nous m o n t â m e s l a côle d'Egouville pour aller d î n e r chez M . P o u l e t , dont la campagne solitaire offre les points de vue les plus pittoresques.

O n nous r e ç u t dans

le K i o s t , d ' o ù l'on d é c o u v r e la pleine mer à trèspeu de distance. Nous restâmes long-lems à considérer cette immense é t e n d u e q u i suit tous les jours les ordres de la nature, et jamais ne passe les limites q u i l u i ont été fixées. Nous a d m i r â m e s cet élément terrible et redoutable pour l'être malheureux q u i se prive s p o n t a n é m e n t d u b o n heur de mettre toute sa confiance en celui q u i ne trompe que par des bienfaits. (1) Pierre pesante, ordinairement calcaire, traversée de cloisons spatheuaes, pyriteuses ou séléniteuses ; ce qui lui donne une surface c o m p o s é e d'angles et de comparlimens polygones. E

4


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V O Y A G E S Nous fûmes reçus comme nous l'avions d e -

m a n d é , avec amitié et franchise, et point avec cette fastueuse c é r é m o n i e q u i altère le plaisir d'être à la campagne. L e bon papa M . P o u l e t , vêtu selon la saison , nous montra son petit d o maine q u i r é u n i t l'utile à l'agréable. O n y v o i t , au m i l i e u d'épaisses charmilles q u i établissent un double mur de c l ô t u r e , de longues allées de p o m miers très-touffus dont on obtient le cidre, et q u i par la r é u n i o n de leur cime donnent beaucoup d'ombre. C'est au centre, sur des lapis de gazon , q u ' o n voit paître la vachede la maison. Plus l o i n , c'est une bande de cannetons q u i s'éloignent de leur v i v i e r , pour aller p a î t r e la verdure. A u bout de chaque allée de poiriers, on pénètre dans de très-jolies tonnelles de charmilles consacrées à l ' a m i t i é , à la lecture o u à la m é d i t a t i o n . Elles sont si inaccessiblesaux rayons d u soleil, et m ê m e à lagrande clarté du j o u r , qu'on y prend souvent, entre famille, des repas frugaux et c h a m p ê t r e s . L e n ô t r e fut très-agréable par l'union des cinq enfans q u i ont entr'eux, jusque dans la moindre chose, les prévenances de la plus pure amitié. O n oublie j u s q u ' à l'âge d u père et de la m è r e , qu'on y voit avec sensibilité folâtrer avec leurs chers enfans. L e lendemain, nous passâmes l'après-midi à Honfleur, M . Charles Poulet fils aîné et m o i ; i l


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NATURALISTE.

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me présenta chez M . Lelievre, commandant anciennement les bâtimens de son p è r e , q u i nous reçut avec affabilité. I l nous fit voir avant le souper ses m e l o n n i è r e s , desquelles i l fait une assez belle spéculation par sa correspondance avec la Capitale. Nous repartîmes le vendredi matin, après avoir pris plusieurs vues de Honfleur (I). Nous e û m e s à notre retour à d î n e r la famille Poulet, à q u i nous m é n a g i o n s le coup d'œil d'une joûte q u i eut lieu sous nos fenêtres. A u m i l i e u de frégates couvertes d ' u n peuple immense, on ouvrit dans le bassin une joûte entre six bateaux destinés à

rivaliser

entr'eux

de vîtesse dans un trajet à parcourir. Les nacelles deux par deux, et é l é g a m m e n t o r n é e s , voguoient sous l'effort de six vaillans rameurs vêtus de b l a n c , et ceints d'écharpes de laine écarlate. Le

but de la joûte étoit de d o u b l e r , dans

l'impétuosité de la course, un arc de triomphe posé au milieu du bassin, sur deux bateaux. Les aspirans étoient e n c o u r a g é s par une musique g u e r r i è r e q u i stimuloit leur ardeur. L e signal du d é p a r t étoit a n n o n c é par un coup de canon. L a colonne d'air à peine é b r a n l é e , on voyoit dans chaque nacelle six rameurs brusquer à l'envi (I) Je ne puis les ajouter à ce recueil; elles ont été brûlées à Saint-Domingue.


74 V O Y A G E S leur mouvement unanime, ayant à leur tête u n patron commandant, m u n i d'une lance garniede rubans, et près de l u i , le porte-étendart. Il étoit permis aux patrons de heurter les barques deleurs lances, et d'entraver par ce choc leur marche rapide. Les vainqueurs furent reçus avec joie et applaudisemens; et parés des prix q u i leur avoient été d é c e r n é s , ils passèrent au milieu d'un cortège nombreux, au bruit des fanfares

et des salves

d'artillerie. Nous vîmes lancer l a frégate la Valeureuse. Dégagée à coups de hache du Ber q u i la reten o i t , elle entr'ouvrit majestueusement l'onde d u bassin, q u i frémissoit et é c u m o i t en blanchissant sous son pesant fardeau. J'observai près de là avec intérêt l'instinct merveilleux d'un chien barbet, q u i a su profiter des soins d o n n é s à son éducation. U n m a î t r e c o u v r e u r , ayant besoin d'un outil q u i étoit au bas d'une échelle très-haute, envoya son chien l u i chercher. Cet animal intelligent le rapporta, en montant les échelons avec rapidité. L e samedi 18 a o û t , la famille Poulet nous proposa une partie d'Honfleur, q u i fut acceptée. Notre traversée fut t r è s - c o u r t e et fort heureuse, quant aux influences de la navigation sur nos t e m p é r a m e n s . Nous fûmes reçus chez M . L e -


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lievre, dont j ' a i déjà parlé avec cette affabilité naturelle à l'homme de b i e n , franc et loyal. O n eut pour nous toutes sortes de b o n t é s , et pour nous d é d o m m a g e r de la privation de chasse i m posée par une défense r é c e n t e ,

on forma le

projet, pour le lendemain, d'un repas c h a m pêtre au milieu d'un verger. L e soir, en visitant le j a r d i n , je fus puni de ma curiosité q u i me porta à faire la dégustation des baies d u bois Gentil (I).

L e u r saveur acre et

caustique me causa une cuisson semblable à celle produite par le poivre de G u i n é e . Cette exaspération dure l'espace de douze heures. L e dimanche 19 a o û t , nous p a r t î m e s de grand m a t i n , comme i l est d'usage dans une partie de campagne, afin de jouir des a g r é m e n s que la simplicité y fait éclorre , et q u i sont les délices de l'homme simple. Notre marche étoit imposante par la q u a n t i t é de personnes composant notre petite caravane. (1) Daphne

mezereum, L i n n é 5og. Cet arbuste

donne des baies ovales semblables à celles du myrte, mais contenant un suc très-caustique : elles rougissent en mûrissant. Prises à l'intérieur, elles causent des douleurs d'entrailles insupportables, accompagnées do diarrhées. On les emploie dans les appâts qu'on destine à la destruction des bêtes puantes ; et, par un des p h é n o m è n e s de la nature, les oiseaux qui en mangent n'eu sont point i n c o m m o d é s .


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V O Y A G E S L'avant - garde, à l'instar d'une partie de la

s o c i é t é , m o n t é e sur l'animal sobre et honteux, ou sur des chevaux, s'étant munie de parasols pour a f f o i b l i r la réverbération d'un soleil b r û l a n t , suivoit ainsi que les autres la montagne, non sans fatigue, mais q u i étoit oubliée par l'espoir d'un plaisir complet. L'alégresse accompagnoit les h é r o s de cette fêle. Nous t r o u v â m e s , chemin faisant, des sites délicieux dont nous prenions les croquis, enfin une route si c h a m p ê t r e , si isolée, qu'Honfleur et ses environs peuvent être regardés comme le pays d u peintre et de l'homme de goût. Nous a r r i v â m e s à la cour de la ferme (I) par des chemins si sombres, que nous y ressentîmes de la f r a î c h e u r , m a l g r é la grande chaleur d u j o u r , et tant silencieux que le c a l m e , q u i les fait rechercher par tout être sensible, n'étoit interrompu que par les cris joyeux de la cavalcade et des piétons. U n e table simple , quelques bancs placés près d'une c h a u m i è r e au m i l i e u de la c o u r , et sous le couvert d ' é n o r m e s pommiers peu é l e v é s , et dont les branches chargées de fruits se recour-

(I) C'est ainsi qu'on appelle les vergers clos

de

haies, au milieu desquels se trouvent ça et là de rustiques chaumières.


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boient vers la terre, furent les premiers p r é p a ratifs de notre délicieux repas. Quelques pièces froides , l'amitié q u i les p r é s e n t o i t , la contrainte q u i en étoit bannie , toutes ces prérogatives attachées au séjour des champs, ajoutaient encore au doux plaisir de se voir réunis. Chaque convive ,

de sa place

et sans m ê m e se tenir

debout, pouvoit cueillir des fruits au dessus de sa tète. Ce q u i rendoit celte halte plus intéressante encore, et rapprochoit ce repas de celui de l'homme n a t u r e l , c'est q u ' à quelques pas de n o u s , on voyoit chevaux , b œ u f s , moutons, les uns étendus sur l'herbe , les autres la broutant, et autour d ' e u x , pêle - m ê l e , des outils a r a toires. Voilà de véritables fêles c h a m p ê t r e s , et non point celles parisiennes , q u i n'en ont le nom que parce qu'on y trouve quelques guirlandes de verdure , mais régularisées par l ' a r t , et d é p o u r v u e s des graces de la nature. L a gaieté et la simplicité des assistans attirèrent bientôt autour de nous la lourde génisse et sa m è r e ; les oiseaux domestiques, le dinde et ses petits ramassoient avec soin les miettes de p a i n , tandis que de jeunes porcs accouroient en bondissant entr'eux, et se disputant les débris de notre table. Ce spectacle o ù l'homme corrompu ne sait trouver rien de charmant, étoit délicieux pour m o i , et parfaitement conforme à mes goûts.


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V O Y A G E S

Deux enfans d u fermier égayèrent la conversation par leurs saillies naturelles. Je pensois, ô mon fils, au premier langage de ton enfance ! Quelques parties de barres , u n peu de m u sique que nous fîmes sur le gazon en nous servant pour pupitres du corps des p o m m i e r s , alloient terminer la fête , lorsque la mélodie fut interrompue par le bruit d u canon. Nous nous p o r t â m e s vers la m e r , et nous a p e r ç û m e s l a station anglaise vivement aux prises avec les défenses redoutables du H â v r e , qu'ils assiégeoient depuis plus d'une heure. L e feu étoit

roulant

et si n o u r r i , q u ' u n coup n'altcndoit pas l'autre; et i l y avoit r é p l i q u e des deux partis. Nous fûmes témoins de cette belle horreur, et trèsbien placés pour en admirer, sans aucun risq u e , les effets, s'ils étoient moins funestes. L e feu de chaque coup n ' é c h a p p o i t pas à nos regards attentifs , et inquiets de connoître l'issue d u combat. L a fumée tourbillonnante de la poudre évaporée formoit au dessus des batteries

de

petits nuages, q u i bientôt agités par le vent se dissipoient pour se confondre à l ' a t h m o s p h è r e . L e bruit des bordées mugissant avec majesté , et appelant la vérité de l'écho de notre remplissoit nos esprits de crainte et

côte,

d'amer-

tume. Nous quittâmes cet effrayant spectacle pour


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aller dans noire salle de verdure manger d u p a i n , et d u lait caille p r é p a r é proprement dans une large et grosse terrine commune. Debouts pour la plupart à ce repas pris à la hâte, nous cour o n n â m e s la fête par u n retour

au frais, et

guidés pas le clair de lune q u i laissoit admirer la libéralité d u C r é a t e u r , q u i s'est veritablement c o m p l u à former , pour le contemplateur , les c h e m i n s , pittoresques

q u i nous

conduisirent

à Honfleur. Nous repartîmes le l u n d i m a t i n , après avoir visité les moulins à cidre , composés de deux meules horizontales que pressent u n arbre à é c r o u . L e jus de ces fruits tombe dans une met s e m blable à celle d u pressoir à v i n , d ' o ù i l d é c o u l e dans des poinçons destinés à le recevoir. Nous a rriv â m e s pour le d î n e r chez M . P o u l e t , o ù on nous servit des h u î t r e s de la H ê v e , s i larges que trois couvrent une assiette; elles sont excellentes. Je sus de M . P o u l e t , q u i en e n Voyoit autrefois â Paris à des a m i s , que chaque h u î t r e rendue à sa destination revenoit à trois livres. L e s o i r , s'éleva u n orage q u i me retint à c o u cher à la côte. Il se renouvela trois fois, et dura dix-huit heures, sans discontinuer et s'affoiblir en aucune m a n i è r e : i l étoit si effrayant, que d ' a p r è s le rapport des anciens de la v i l l e , on n'en éprouva


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jamais de tel. Les coups redoublés etrépétés par les échos de la côte faisoient trembler la maison q u i nous réfugioit. L e tonnerre tomba en une infinité d'endroits, sur des affûts de canon, sur l a fontaine d u grand quai au Hâvre, sur des p o m miers q u i furent fracassés, sur des masures q u i furent ébranlées jusques dans leurs fondemens, enfin dans la mer, q u i s'ouvrit avec peine pour le recevoir. L e samedi 2 5 a o û t , nous fûmes témoins d'une fête d o n n é e par ses enfans, à M . Poulet p è r e , et relative à son élargissement à l'époque de la terreur. Les jeunes gens me prièrent de faire quelques vers, afin d'intéresser la fête, et je me félicitai de trouver l'occasion de prouver ma reconnoissance à celte famille respectable. A la fin de chaque couplet chanté en sanglotant, on posoit une couronne sur la tête du bon papa, blanchie par les a n n é e s , et chaque acteur attachoit à son habit une pensée. Je ne pus tenir à cette scène attendrissante , et j'admirai avec é m o t i o n cet exemple de piété filiale. L e p è r e , en versant u n torrent des douces larmes d u sentiment, vint m'embrasser, et m'ouvrant son sein, sans pouvoir articuler, i l me remercia par e stes des beaux momens que je venois de l u i faire passer. Nous complétâmes la fête par une partie de chasse


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chasse où. nous fîmes des prodiges d'adresse, et dont nous revinmes c o u r b é s sous le faix de notre gibier. A

notre retour, nous fûmes t é m o i n s d une

punition infligée à deux marins rebelles aux ordres q u i leur avoient été transmis par leurs s u p é r i e u r s . Cette sorte de punition s'appelle la calle humide. E l l e consiste, au coup de canon q u i en est le signal, à précipiter d u haut d'une vergue dans la mer le patient attaché perpendiculairement à une c o r d e , comme on le fait h o r i zontalement d ' u n lièvre q u ' o n met à la brocher A peine plongé dans l'eau, o n l'en retire p r o m p tement en le hissant à bord. Ils n ' é p r o u v è r e n t que la contrariété d'être m o u i l l é s , si c'en est une en été. A u reste, pour se consoler mutuellement, les deux déserteurs allèrent aussitôt noyer dans le v i n le souvenir de leur i g n o m i n i e , et s'eniv r è r e n t tous deux. L e l u n d i 10 septembre, en me promenant sur le b o r d de la m e r , j ' a p e r ç u s les tristes débris de trois b â t i m e n s q u i venoient d ' é c h o u e r sur le r i vage, n'ayant p u résister à l'intempérie désastreuse de l ' é q u i n o x e . J e m ' a v a n ç a i sur la jetée pour considérer de plus près ce spectacle d ' h o r reur. U n navire p a r t a g é , les tonnes de cidredontil étoit en partie chargé voguant sur les flots, tandis que de petites barques alloient à leur rencontre: F

TOME I,


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le m a î t r e d u b â t i m e n t d é p l o r a n t son triste sort ; ces tristes effets excitèrent en m o i une pitié bien; naturelle. Les matelots moins intéressés à celte perle, réparoient le temps p e r d u , et oubliant le danger passé q u i ne leur avoit pas permis de prendre aucune nourriture, ils se disputoient entr'eux d u fruit q u i complétoit la cargaison d u navire. O n les voyoit mordre

avec voracité

dans des pommes flottantes au gré des eaux, tout en

plongeant

pour

s'emparer

b â t i m e n t , que leur pesanteur

des effets

du

retenoit entre

deux lames. Ces désastres n'étoient que les p r é l i m i n a i r e s des suites de ce funeste é q u i n o x e , q u i s'annonça sous les caractères les plus effrayans. U n temps sombre et lugubre, u n vent i m p é t u e u x et terr i b l e , un brouillard é p a i s , puis successivement une pluie rapide, tous ces avant-coureurs d ' u n fâcheux é v é n e m e n t a n n o n ç o i e n t la tristesse de l a nature. Les vaisseaux n ' é t a n t plus en sûreté dans le p o r t , donnoient à craindre, dans leurs o s c i l lations forcées, qu'ils ne fussent brisés. L ' O n d e s a l é e , rebelle pour la p r e m i è r e fois aux ordres de son M a î t r e , franchissoit la jetée avec fracas, et engloutissoit sous ses volutes é c u m a n t e s les maisons de la rade.

Tous les lieux

étoient

i n o n d é s , et les vagues altières se promenoient tranquillement, après leur effet furieux, dans les


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rues d u H â v r e . Les habitans affligés, courant ça et là , portoient sur leur visage abattu l'empreinte de l'inquiétude. O n étoit o b l i g é , pour marcher à pieds secs, de profiter de planches égarées q u i à l'aventure voguoient sur la surface de l'eau. Je fus d u nombre des c u r i e u x , et j'allai considérer cette belle scène d'horreur. L e vent étant trop i m p é r i e u x pour pouvoir se tenir sans s o u tien sur les digues, o n se cramponnoit à des pièces de bois de m a r i n e , ou autres

objets

stables. C'est là que je vis de très-loin en pleine mer s'avancer avec orgueil des montagnes d ' e a u , diminuantde volume à chaque ascension o n d u l é e , venir enfin se briser contre les digues o ù nous nous trouvions, et par leurs é p o u d r i n s nous submerger , sans qu'une course p û t nous être salutaire, tant leur vélocité s'attachoit à nos pas. L e tonnerre q u i m a l g r é le temps froid grondoit sans é c l a i r s , l'impiété , la coupable i m p i é t é q u i ne pouvoit se t a i r e , l'eau des bassins d é p a s sant de beaucoup leur niveau , tous ces fleaux, inconnus jusqu'alors, me firent rentrer en m o i m ê m e , r e c o n n o î t r e la foiblesse humaine , et plaindre les êtres téméraires q u i osent insulter à la Puissance divine, q u i dirige à son gré les effets de sa vengeance. Les maisons mal assujéties trembloient dans

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leurs fondemens. L e verre m ê m e ne pouvant résister à ces é r u p t i o n s fougueuses, voloit par éclats; l'ardoise se détachoit à chaque pas, et menaçoit le passant de sa chute incisive et funeste. L a mort aussi frappa des victimes : dix matelots conduisant u n sloupe touchoicnt à la rade, et se félicitoient déjà d'avoir échappé au danger é m i n e n t q u i les poursuivoit depuis leur d é p a r t . L e s habitans sur la jetée les croyoient aussi dans le p o r t , l o r s q u ' u n coup de vent fit faire capot à l'embarcation. T o u t l'équipage se m i t à nager, mais ne put dompter la furie des vagues dont ces marins étoient le jouet; et après avoir vainement lutté avec effort contre les flots, perdant haleine, et d ' a l l e u r s effrayés par les cris de pitié des spectateurs, jugeant de leur péril sans p o u voir leur porter de secours, tant la mer étoit furieuse, ils furent tous engloutis. I l ne resta d'eux que dix chapeaux q u i rappeloient aux assistans leurs devoirs envers des familles éplorées q u i perdaient leurs protecteurs. O n vit long-tems ces malheureux, en perdant leurs forces, d é chirés par des lames contraires, s'avançant vers une mort a s s u r é e , lever encore leurs bras impuissans vers le c i e l , et implorer de la terre u n secours q u ' o n ne put leur donner. L a mer vagabonde en dépassant ses limites, les franchit aussi pour aller ravager les champs


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cultives, et dans le retour i m p é t u e u x et brusque de ses vagues mugissantes, elle entraîna au m i lieu de ses gouffres et l o i n d u rivage, soixante moutons, leur parc q u i fut d é r a c i n é , et le pauvre berger q u i pourtant eut la force de regagner la terre à la nage. L e reste fut p e r d u , sans q u ' i l en ait paru aucun vestige. L e soir d u troisième j o u r , quel contraste ! J'allai m'asseoir sur le b o r d de la mer devenue c a l m e , et tout à-fait revenue de sa furie. Je contemplai avec enthousiasme le coucher d u soleil dorant une partie des flots f r é m i s s a n s , et n o n soulevés comme le matin par le vent q u i étoit alors très-doux. L e ciel azuré n'étoit plus s i l l o n n é d ' é c l a i r s , u n calme parfait avoit succédé au tumulte des flots, et les sens rassurés goûtoient un repos nécessaire : les fleurs flétries reprenoient leur f r a î c h e u r , et le chant des oiseaux célébroit le retour d u beau tems. E n réfléchissant sur l a terrible puissance de l ' A u t e u r de la nature, j'étois pénétré de ses bienfaits q u i dépassent de beaucoup sa juste c o l è r e , lorsque je vis revenir de la pêche quantité de petites barques rapportant, selon leur coutume, une abondance q u i n'est jamais ralentie. Je profitai aussi des l i b é r a lités du reflux pour ramasser une quantité considérable de productions marines, parmi lesquelles, F 3


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se t r o u v è r e n t les zoophytes sertulaires ( I ) , l e fongipore rameux (2), le fucus vert (3), et la dendrite violette (4). J'appris le soir u n é v é n e m e n t bien remarquable , arrivé près d'Honfleur le premier jour de l ' é q u i n o x e , et q u i condamne ceux q u i refusent de croire à la prédestination. A u m i l i e u des vagues en fureur on a p e r ç u t de la jetée d u port de cette ville u n b â t i m e n t q u i paroissoit être dans le plus grand danger. L a mer étoit si houleuse que les marins d'ailleurs très-officieux, reconnoissant l'impossibilité de le sauver, et l a presque certitude de chavirer e u x - m ê m e s , refusèrent à la p r e m i è r e instance, mais s'y décidèrent enfin d'après le v œ u unanime des habitans. A p r è s avoir fléchi le genou devant le D i e u des mers , après avoir i m p l o r é sa protection puissante, ces hommes g é n é r e u x s ' e m b a r q u è r e n t

(1) L'espèce a p p e l é e , par M . Pallas, docteur en

m é d e c i n e , la cuscute de mer. (2) C'est une production marine à Polipier. (5) Plante marine de l'ordre des cryptogames, c'est à dire , cachant leurs fruits dans l'aisselle ou l'étendue de leurs feuilles : elles végètent au fond de la mer, et prennent, d'après leurs formes, différentes minations. (4) C'est une espèce de fucus.

déno-


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dans une goélette, un canot n'ayant p u soutenir la secousse des vagues sans être englouti , et volèrent au secours des n a u f r a g é s , tandis qu'autour d'eux sombroient des p ê c h e u r s et leurs barques, à l a vue de leurs femmes et de leurs enfans réduits au désespoir. T o u s les spectateurs formoient des v œ u x pour la réussite de cette entreprise p é r i l l e u s e ,

et

suivoient des yeux chaque l a m e , si inconstante, que le b â t i m e n t paroissoit à chaque instant devoir être englouti. Mais le ciel prolégeoit leur résolution : ils a r r i v è r e n t au b â t i m e n t q u i n'avoit plus de conducteurs. Il p a r o î t que le voyant hors de m a n œ u v r e , les matelots se seront risq u é s sur la chaloupe q u i aura c o u l é , car on n'a plus entendu parler d'eux. Ne pouvant ramener ce b â t i m e n t tout d é m e m b r é dans la crainte q u ' i l ne leur devienne funeste, soit par u n choc v i o l e n t , soit par sa masse q u ' i l falloit t r a î n e r , ils le laissèrent voguer au hasard , et reprirent route pour Honfleur. T o u t à coup ils entendirent des cris perçans quoiqu'étouffés , et a p e r ç u r e n t ! ! ! . . . u n homme échevelé luttant contre les flots , et p r ê t à perdre courage. Les marins allèrent à l u i , et eurent le bonheur de l u i sauver la vie. Cet h o m m e , si é t o n n é de se voir hors de p é r i l , avoit perdu la parole. C e ne

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fut q u ' a p r è s quelques instans de repos q u ' i l leur dit q u ' i l combattoit contre les flots, et lultoit avec la mort depuis cinq heures de tems, et que quatre de ses compagnons

avoient péri avec

leur chaloupe q u i avoit chaviré. Quelle p r é d e s tination merveilleuse ! L e samedi 22 septembre , on nous servit à d î n e r des lamprillons

( 1 ) d'une

délicatesse

e x t r ê m e , et des poires de l'ambroise (2), les plus beaux fruits que j'aie jamais v u , et de la grosseur d'une bouteille. L ' a p r è s - m i d i au milieu d'une fête, les matelots furent appelés à une joûte singulière. U n m â t enduit de suif pour le rendre glissant sortoit horizontalement d u sabord d'un vaisseau. A u bout étoit a r b o r é u n drapeau , dont la prise devenoit le signal de la victoire. C e m â t (3) étoit à douze pieds au dessus de l ' e a u , afin que les athlètes ne se fissent pas de mal. Les uns au premier pas, d'autres plus avant ne pouvant conserver leur é q u i l i b r e sur

un

cylindre si glissant, tomboienl de toutes les positions dans l ' e a u , et reparoissoient a u s s i t ô t , puis-

(1) Petromyzon marinus, L i n n é ; ou la Prycka. (2) Pyrus sativa, fructu autumnali suavissimo, in ore

liquescente, Tourn. Inst.

(3) Appelé mât de Cocagne.

619.



i. Le Lievre du Havre, 2. Le Crapaud.


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qu'ils étoient tous plongeurs. D'autres à deux pas d u drapeau chanceloient, et au lieu de l a c o n q u ê t e de l'étendard, alloient cacher leur honte en plongeant au fond de l'eau , et reparoissant plus l o i n , sembloient y laisser jusqu'au souvenir de leur inaptitude. I l y en eut u n cependant plus heureux

que les autres; tremblant

d'abord,

mais ne se pressant pas, i l atteignit l'objet de tant de peines , le détacha d u cable , le lança dans l'espace fier de sa victoire , et plongea noblement dans l ' e a u , puis reparut avec le signe de son triomphe au m i l i e u

d'applaudissemens

universels , et d'une musique

guerrière q u i

célébra son adresse. O n termina l a fêle par u n combat naval et une descente , enfin par une prise de place, dont on fit la fiction pour exercer les troupes. U n de mes p ê c h e u r s h a b i t u é s m'apporta pour dessiner plusieurs poissons de mer au nombre desquels se trouvoient, le crapaud (1), le congre (2), l'orphie (3). Dans l'estomac d u premier (1) Scorpœna horrida, L i n n é . Ce poisson a la tête aussi volumineuse que le corps. ( T o m e Ier., pl. 4, fig. 2). (2) M u r æ n a conger,

L i n n é . Poisson

apode et

anguilliforme. (5) Ce poisson appelé aiguillette en Bretagne, est aussi n o m m é bélone. On le p ê c h e depuis mars jusqu'en


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je trouvai de petits crabes entiers à m o i t i é d i g é r é s , et dans le congre plusieurs crevettes ( I ). A i n s i ces animaux destructeurs des espèces a u dessous d ' e u x , subissent la m ê m e l o i , et sont d é v o r é s e u x - m ê m e s par le premier requin q u i les rencontre. J ' y remarquai aussi le rouget

(2),

poisson t r è s - d é l i c a t , et t r è s - r e c o n n o i s s a b l e par la structure de sa tête ; la loche de mer (3) reflets d o r é s

et

brillans.

Ce

même

aux

pêcheur

m'engagea à aller examiner chez l u i deux poissons trop gros pour ê t r e t r a n s p o r t é s . L e premier étoit une

roussette (4) de la famille des chiens

juin , à la clarté des flambeaux, au moyen de fouanes ou dards en râteaux. (1) L a crevette franche ou chevrette, ou salicoque, Gibba squilla , est un petit crustacé de mer plus menu que la squille que l'on fait cuire comme les écrevisses. (2) Mullus barbatus, L i n n é . (5)

O u aphye marine. Gobius aphya ,

Linné;

Aphua cobites, W i l l u g h b . , Bellon.; Gobius uncialis, Pinnâ

dorsi secuudâ

ossiculorum

septemdecim,

Arted. (4)

Ou chat marin ayant une nageoire derrière

l'anus, et des trous aux tempes. Par une prévoyance admirable de la nature, cette espèce vorace ne fait que neuf à treize petits à chaque portée.

Elle attaque

jusques aux pêcheurs lorsqu'elle est affamée. Sa chair a le goût de musc. C'est avec leur peau teinte en vert ou autre couleur, que se fait le galluchat dont les. gaîniers font un grand usage.



La Taupe de mer ,

peinte d'après un sujet de Six pieds huit pouces


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de m e r , à peau rude et sans écailles ; et l ' a u t r e , la taupe de mer ( i ) , animal de six pieds et d e m i de l o n g u e u r , ayant trois r a n g é e s de dents, et pesant deux cents livres. Ces poissons dont l a chair est peu estimée se vendent aux pauvres gens encore assez c h e r ; enfin la mustelle (2). J'augmentai le soir ma collection de poissons en allant sous la H ê v e y attendre l'instant de l a m a r é e . Je rapportai le maquereau (3) , poisson t r è s - c o n n u et t r è s - r e c h e r c h é pour sa délicatesse; la squille-mante, dont on fait beaucoup de cas (4); le coquet ( 5 ) , i n t é r e s s a n t par l a variété de ses couleurs changeantes. P l u s riche en parure q u ' e n saveur, le coquet cache sous des dehors brillans (1) Ce nom lui est d o n n é au H â v r e par les p ê c h e u r s ; c'est un chien de mer (pl. 3) qui a beaucoup de ressemblance avec le très-grand de l ' E n c y c l o p é d i e , par ordre des m a t i è r e s , planc. 7 , fig. 19 , à la différence cependant que la taupe de mer n'a sur les côtés que quatre évents ou boutonnières (Expiracula) et deux nageoires dorsales. (2) Mustela vulgaris, R o n d e l . , W i l l u g h b . ; Gadus muslella , L i n n é ; Gadus dorso dipterygio, sulco magno ad pinnam dorsi primam, ore cirrato, A r t e d . , Gronov. ; à V e n i s e , Donzelina, sorge marina ; en Angleterre, Wistle-fish. (3) Scombrus, scomber, L i n n é . (4) Squilla marina. (5) Poisson du genre du clupe.


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une chair insipide. L e chien de mer (1), poisson, dont la peau est e m p l o y é e par les menuisiers ; i l se vend à v i l p r i x aux pauvres gens. L e bar ( 2 ) , dont les gourmets font grand cas. L a lune (3) q u i porte sur chacun de ses flancs, au

milieu

à peu p r è s et au dessous de l ' é p i n e dorsale, une tache circulaire d'un b r u n vert de l a forme de l a lune lorsqu'elle est à son plein. Ce disque est, ainsi que celui de l'astre n o c t u r n e , e n v i r o n n é d ' u n cercle d ' u n jaune p â l e , q u i l'éclaire et dessine plus nettement l a principale tache. O n voit çà et là une q u a n t i t é immense de petites marques que l ' o n peut comparer aux étoiles. L a vielle (4) , dont l a chair est peu délicate ; sa robe est u n assemblage merveilleux de nuances et de dessins différens. L e coloris en est é c l a t a n t , et on y admire sans m é l a n g e plusieurs des c o u -

(1) L e griset dont les caractères particuliers sont, six évents ou b o u t o n n i è r e s de chaque c ô t é , et

uae

seule nageoire dorsale. (2) Poisson r e c h e r c h é par les gourmets. (3) Zeus faber. (4) Ou tanche de m e r , poisson du genre du labre. Labrus tinca, L i n n . Labrus rostro sursùm reflexo , caudâ in extremo circulari, A r t e d . ; Turdus duodecimus , in p r o v i n c i â vulgô V i e l l e , Gesner , Rondel. ; Turdus vulgatissimus, Tinea marina venetis, W i l lughb, ; en Angleterre, Wrase, O i d - w i f è et Gwrach.


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NATURALISTE.

93 e r

leurs primitives. E n f i n le lièvre ( tome I . , p l . 4 , n ° . I). J ' é t o i s o c c u p é à dessiner ces divers poissons, lorsqu'on vint m'apprendre q u ' i l n ' é t o i t plus p o u r m o i d'espoir de partir par le H â v r e , et q u ' o n me conseilloit de profiter d ' u n parlementaire q u i alloit faire voile de Bordeaux p o u r C h a r l e s - T w n . I l fallut se d é c i d e r à changer de projet, et comme je pouvois disposer de q u e l ques j o u r s , j ' a l l a i a u sein de ma famille y passer u n tems, dont m o i t i é fut c o n s a c r é e à commencer u n ouvrage q u i m'avoit été d e m a n d é sur l a culture d u safran, et q u i depuis m o n retour a été accueilli avec indulgence par l'Institut, aux l u m i è r e s de q u i j ' a i eu l'honneur de le soumettre. J'eus é g a l e m e n t occasion d'observer une fouine p r i v é e dont je dois parler i c i , bien p e r s u a d é que ce r é c i t ne pourra q u ' i n t é r e s s e r le lecteur.


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VIE D E

CE

PRIVÉE F O L L E T T E .

n'est plus de l ' a n i m a l carnassier,

méfiant,

farouche, é v i t a n t les regards des h o m m e s , d u tyran des basses-cours et des colombiers dont j ' a i à d é c r i e r les sanguinaires habitudes ; plus soumis et plus d o u x , l ' i n d i v i d u dont je veux parler est affable, caressant et a t t a c h é p r i n c i p a lement aux personnes de la maison o ù i l r e ç o i t l'hospitalité. B a d i n , excitant dans ses folâtres exercices , i l force le phlegmatique C a r l i n à r é pondre à ses jeux ,

en sautant par dessus

grimpant, l u i l é c h a n t le museau, enfin l u i secouant les oreilles comme pour mieux le sortir de sa froide indifférence. A cela près de quelques coups de pattes q u ' i l reçoit toujours en bonne p a r t , sans riposter, i l d é c i d e le chat l u i - m ê m e à quitter cette torpeur engourdie q u i le rend si maussade à u n certain â g e , et l'oblige à partager sa gaieté. La

fouine d o n t l a description devient inutile

parce qu'elle est trop c o n n u e , cet animal à tête


La Fouine s 'Êlançant s u r Carlin p o u r se faire promener.



D ' U N

N A T U R A L I S T E .

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fine et triangulaire , au corps souple et alongé , aux jambes très-courtes, à l'œil p é n é t r a n t , v i f et r u s é , à queue noire et touffue pour mieux contraster avec le brun-gris cendré de sa r o b e , au bond l é g e r , galope o u saule plutôt qu'elle ne marche. Pourvue d'ongles t r è s - a i g u s , elle grimpe avec facilité le long des m u r s , et va chercher à exercer son empire dévastateur dans les basses-cours ou colombiers, dont la plus petite ouverture assure un accès certain à cet animal souple, et q u i s'alonge à volonté. Mais ce n'est que dans l'obscurité que la fouine se met en marche. Ses sanglantes exécutions se font la nuit lorsque tout repose, et que son œ i l n'a plus à redouter celui de l'homme. C'est un très-bon chasseur, point d'affût, car elle n'en a guère la patience comme le chat, mais par surprise. L e bruit q u i accompagne ses incursions, l u i fait souvent tort ; elle n'a point la m o d é r a t i o n , n i la prudence de la belette et d u putois; que

l u i importe?

elle est

agile, et peut i m p u n é m e n t braver le danger. E n attendant ces risques à c o u r i r , la voilà dans le poulailler q u i reconnoît sa proie, étrangle sans m i s é r i c o r d e , p i l l e , mange les œufs dont elle est particulièrement fort avide; n'a de pitié n i pour les â g e s , n i pour les sexes; inonde de sang le théâtre de son Garnage, et entraîne au loin une


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V O Y A G E S

partie de ses victimes, dont elle cesse le transport aux approches d u j o u r , et dès les premiers mouvemens qu'elle entend dans la maison. E l l e se retire alors en paix dans les greniers si c'est l'hiver, et y jouit du prix de sa cruelle v i c t o i r e , en contemplant avec joie le monceau de ses victimes. Comme les bêtes fauves de rapine, elle a l o gement d'hiver et logement d'été. A i n s i l ' h i v e r , étant la terreur des basses-cours et des colombiers o ù elle exerce u n ravage complet, l ' é t é , elle devient, dans les bois qu'elle habite, le tyran puissant et féroce des peuplades ailées et des q u a d r u p è d e s . Elle surprend l'oiseau sur ses oeufs !

et voila toute une famille éteinte !..,

Egalement l'effroi des garennes, elle les dépeuple en peu de tems des lapereaux, et m ê m e des vieux lapins qu'elle surprend au g î t e , et sur lesquels elle s'élance en s'y cramponnant avec opiniâtreté jusqu'à l'entière effusion de leur sang. Si on l u i donne l a chasse au basset, quoique plus agile et plus légère que le c h i e n , elle ne se fie pas à la rapidité de sa course, et sait fort b i e n , par prudence, échapper au lancer, et tromper les poursuites en s'élancant de terre dans u n arbre creux pour faire perdre le train à ses persécuteurs, ou bien, à défaut de cette retraite, en se branchant dans u n arbre. Des chiens arrivent au pied.


D'UN pied,

NATURALISTE.

97

mais elle insulte à leur impuissance ,

semble les m é p r i s e r , les nargue avec d é d a i n , j u s q u ' à ce que

le chasseur, accourant

aux

aboiemens redoublés de sa meute, la punisse à son tour et de son manque de p r é v o y a n c e , et de sa témérité. S i le coup de feu n'a fait que l a blesser, et que les chiens fondent sur elle pour la d é c h i r e r , elle les m o r d et s'élance sur eux avec fureur, se défendant jusqu'à la d e r n i è r e extrémité avec le m ê m e courage et la m ê m e i n trépidité. Voilà donc u n animal en liberté , très-irrascible, vengeur d u plus léger outrage, agresseur m ê m e en certains cas ; eh bien ! q u i le croiroit ? la fouine à q u i u n célèbre naturaliste refuse l a f a m i l i a r i t é , cet animal tyran par caractère à su. le plier, et provoque par ses caresses les bonnes graces de ses maîtres. L e chien l u i - m ê m e , cet a m i fidèle et sensible , ne témoigne pas plus d'affection que cette fouine dont j'écris la vie , et q u i est âgée de quatre ans, et apprivoisée depuis l'âge de six mois. Elle n'a point l'arrière trahison d u singe que la domesticité captive ne fait que masquer; insensible aux caresses, n'obéissant qu'au c h â t i m e n t , i l n'aime son m a î t r e que par s p é c u l a tion de gourmandise. Cette fouine au contraire , n'a pas besoin d u ton impératif nécessaire envers le quadrumane pour s'en faire o b é i r ; celui de l a TOME

I

G


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douceur coïncide mieux avec ses principes. A n seul mot de Follette , elle accourt sur-le-champ comme le chien le plus fidèle et le plus attentif à la voix q u i l'a appelée. S i c'est un é t r a n g e r , elle le flaire, cherche à s'assurer de ses intentions, et pour se les rendre favorables, elle le lèche d o u cement sans d'abord s'abandonner, puis retourne à l ' u n de ses h a b i t u é s , comme pour s'assurer de l u i si elle peut sans crainte se livrer à l'inconnu. Q u ' i l l'appelle alors sans crainte de refus , elle y vole, et reçoit des alimens qu'elle avoit d'abord refusés de sa main étrangère. E l l e les mange devant l u i , et fait mille singeries , voulant par là le remercier , et l u i indiquer sa reconnoissance. Elle va ensuite retrouver ses maîtres ; c'est alors qu'elle redouble de caresses, qu'elle affecte m ê m e de leur prouver qu'ils sont plus aimés encore, voulant par ces manières aimables dissiper jusqu'au moindre s o u p ç o n de jalousie. O n verra par les traits suivans, que V a l m o n t Bomare a p r o n o n c é trop tôt, d'après Buffon, sur le caractère de cet animal. « L a fouine , d i t - i l , prise jeune, s'apprivoise » à u n certain p o i n t , mais elle ne s'attache pas » et demeure toujours assez sauvage pour qu'on » soit obligé de la tenir enchaînée. M . de Buffon » en a élevé une q u i s'est échappée plusieurs » fois de sa chaîne : les premières fois , elle ne


D'UN

NATURALISTE.

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» s'éloignoit guère et revenoit au bout de q u e l « ques heures, mais sans marquer de la j o i e , » sans attachement pour personne ; elle deman» doit cependant à manger comme le chat et le » chien. P e u à peu elle fit des absences plus » longues, et enfin ne revint plus. Elle avoit » alors u n an et demi , âge apparemment

au-

» quel la nature avoit pris le dessus , dit M . de » Buffon. Elle mangeoit de tout ce qu'on l u i » donnoit, à l'exception de la salade et des » herbes. O n a r e m a r q u é qu'elle buvoit f r é » quemment, qu'elle dormoit quelquefois deux » jours de suite, qu'elle étoit aussi deux o u » trois jours sans d o r m i r , et que pour lors elle » étoit toujours dans u n mouvement continuel. » T o u t ceci suppose u n animal agile, éveillé, » jaloux de sa liberté. Les vieilles fouines cher» client toujours à mordre , et refusent toute » autre nourriture que la chair crue Je vais commenter une partie de ces observations par d'autres. Nous avions r e m a r q u é que Follette n'aime point l'esclavage, et que le moindre lien q u i en est le symbole, l'inquiète et la tourmente; c'est pourquoi dans les premiers jours on la laissa parfaitement libre dans les chambres. Elle n ' a busa point de notre confiance, si ce n'est

un

jour q u ' a p r è s avoir volé u n perdreau dans

G

2


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V O Y A G E S

c a r n a s s i è r e , le sentiment de l'objet de son penchant naturel l u i ayant dit s û r e m e n t d'aller manger au l o i n sa rapine, elle s'éloignoit déjà h è r e de sa proie, lorsqu'un passant q u i l u i lit peur la l u i fit lâcher. Elle se d é r o b a bientôt à nos regards, et l'ivresse de respirer un air libre la rendit pour cette fois sourde à nos voix. Plus de Follette ! Désolation universelle. Tous les gens de l a maison sont sur p i e d , mais o u peutelle avoir é t é , se demande-t-on? O ù laisse-telle les traces de son passage? P e u t - ê t r e a-t-elle r e n c o n t r é u n frère , une s œ u r pour l a guider dans sa marche incertaine? Son pied léger a déjà franchi les murs et les toits, et l ' o n n'entend plus le bruit trop sourd d u grelot de son collier. P o u r q u o i ne l u i avoir pas attaché plutôt une petite sonnette, se disoit-on? n'avoir pas p r é v u u n semblable é v é n e m e n t ? L a consternation devenoit g é n é r a l e ; d sembloit qu'avec elle, elle emportoit tous les a g r é m e n s de la maison. Déjà deux jours s'étoient é c o u l é s , deux jours de d e u i l , deux jours de regrets; en vain le tambour en avoit publié la fuite à tout le village : u n des habitans vient annoncer qu'une fouine q u i paroît i n q u i è t e et pousse de petits cris, se p r o m è n e sur son toit, o ù elle va et vient de long en large, sans sembler vouloir changer de destination. Nos enfans, les plus alertes, sont les premiers rendus à


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NATURALISTE.

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là maison d u villageois. Follette avoit déjà e n tendu leur voix qu'ils n'avoient pas encore paru. A g i t é e , cherchant de tous côtés à reconnoître d ' o ù venoient ces sons chéris , quelle fut sa joie dès qu'elle reconnut ses jeunes bienfaiteurs ! L e trait n'est pas plus prompt que son élan vers eux ; elle a parcouru le toit avec la rapidité de l ' é c l a i r , s'élance vers les enfans, et par une plainte particulière etjnsqu'alors inconnue, réservée s û r e m e n t aux circonstances d'attendrissement, elle leur t é moigne alternativement le plaisir de les revoir en les léchant

sans repos,

et sautant d'une

épaule à l'autre pour mieux manifester toute l'ivresse qu'elle ressentoit d'avoir r e t r o u v é ses deux petits amis. V o i l à , je c r o i s , des preuves d'in t é r ê t , d'attachement, de joie et de sensibilité. Follette sent fort bien l'heure d u repas arriver, et comme ce sont les trois époques d u jour o ù elle est admise en pleine société, et qu'elle est très-sensible à cette faveur, elle la r é c l a m e dès le premier coup de la cloche en se présentant au treillage de son angar, o ù elle est en pleine l i berté. Elle manifeste son désir par un petit c r i plaintif q u i se change en murmure si on tarde à l u i o u v r i r , preuve incontestable d'une familiarité volontaire. Cependant, quoique grondant fort, elle ne conserve aucun ressentiment, et sa colère s'évanouit aussitôt qu'on se présente pour G

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V O Y A G E S

la prendre; et l o i n de chercher à mordre, elle joue incontinent, et lèche son libérateur. A peine introduite dans l a salle à manger dont elle a prestement fait le tour pour s'assurer des local i t é s , elle témoigne sa joie de se trouver en aussi bonne compagnie, p r e m i è r e m e n t à C a r l i n , son favori ; le caresse, l'excite, et en redoublant, sa gaieté semble l u i reprocher cet abord glacial si peu digne de ses d é m o n s t r a t i o n s amicales ; enfin, C a r l i n s'animant peu à p e u , réfléchit en bâillant q u ' i l faut jouer aussi, se prête à tous les caprices de Follette, q u i , se huchant sur son d o s , se laisse ainsi promener , mais l u i lèche les oreilles, o u l u i cherche les puces pour se mettre e r

au niveau de sa complaisance. ( T o m . I , p l . V . ) E l l e renouvelle ensuite connoissance avec les chats, pas aussi badins, et en reçoit le plus souvent des coups de griffes , qu'elle

supporte

sans se revancher. U n seul est son a m i , et se plaît à mignarder avec elle , et faire assaut de gentillesses ; mais Follette , la trop aimable F o l lette , de l'avis g é n é r a l , a toujours plus de graces , plus de souplesse , plus de délicatesse, et jamais les culbutes forcées o ù le chat, toujours dans son c a r a c t è r e , cherche à blesser, ne songeant plus q u ' i l joue. R é p o n d a n t à la voix comme le c h i e n , elle s'élance sur la table dès qu'on l u i

permet,


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NATURALISTE.

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et passe dans l'intervalle des plats avec une dextérité et une vitesse surprenante. Elle n'a point de réserve pour certains alimens ; elle mange de tout, mais elle affecte des préférences pour certains mets dont elle est

très-friande.

Par exemple, elle aime passionnément le laitage, surtout lorsqu'il est sucré. L e riz au l a i t , les c r ê m e s au c a f é , chocolat et autres, les c r ê p e s , gaufres et sucreries en général. U n morceau de sucre l u i étant présenté , on pourroit par ce moyen la faire suivre par-tout, et obtenir m ê m e des supplications particulières. L é c h e r plus o u moins doucement, annonce plus o u moins d'affection, plus o u moins de reconnoissanec. Elle aime beaucoup le pain tendre en b o u lettes , les noix , les fruits, le fromage à la c r ê m e qu'elle lape surtout avec avidité ; la v i a n d e , le poisson, les sauces de toute espèce ; les l é g u m e s , comme haricots, é p i n a r d s , cardons, salsifis et autres, l u i sont bons, et satisfont son g o û t et son appétit. E l l e mange des salades r é c e m m e n t assaisonnées ou confites , telles que l a i t u e , r o m a i n e , cresson, escarole, chicorée sauvage, céleri et autres ; enfin elle est omnivore. Follette a u n g o û t particulier pour la r h u barbe ; i l y en avoit sur une table, en infusion dans un pot à l'eau; elle s'élança d'abord avec empressement pour y introduire le museau, et

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Loire à m ê m e ; on la laissa faire pour s'assurer de ce caprice singulier : puis l'ayant r e p o u s s é e , elle revint toujours à la charge,

remontant

adroitement et avec célérité le nouet de linge q u i la renfermoit, à l'aide de ses pattes de devant, se tenant, à l'exemple d u singe , sur celles de derrière. O n fut obligé de se fâcher pour l ' e m p ê c h e r d'être plus long-terns i m p o r t u n e , et de l u i montrer le fouet dont elle est fort craintive. Follette s'accommode très-bien de l'usage des trois services, elle mange p e u , mais elle aime à goûter de tous les plats. Sautant d'une assiette à l ' a u t r e , elle rend une visite intéressée à chaque convive ; et pour salut d ' a b o r d , elle le lèche afin d'être autorisée à choisir dans son assiette tout ce q u i peut l u i être agréable. Elle attire avec sa patte le morceau qu'elle a c h o i s i , ou le mange tout bonnement sans le d é p l a c e r , et fait ensuite des culbutes pour payer son écot. A p r è s le potage qu'elle lape fort lestement, elle mange

ragoûts et entremets ; suce fort

délicatement les petits os qu'elle finit par c r o quer , moudre et avaler. Q u a n d on l u i donne du raisin,

elle en t é m o i g n e sa joie par mille

gentillesses en le mangeant, gentillesses qu'on aime à fixer et à suivre des y e u x , et q u i n'ont point l'inconvénient de rencontrer la maussade


D'UN

NATURALISTE.

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et hideuse figure d u singe, imitateur par excellence. Follette est si bonne de caractère qu'elle se laisse retirer de la m â c h o i r e le manger , m ê m e en trituration, par le grave Carlin q u i bat en retraite et l'emporte t r è s - p h l e g m a t i q u e m e n t , le tout sans rumeur de part et d'autre. Souvent m ê m e , devenue plus audacieuse, elle paie C a r l i n d u m ê m e front, q u i par représaille use envers elle de la m ê m e douceur. Q u a n d elle n'est pas t r o u b l é e dans sa mastication , elle s'en acquitte avec grace, m â c h a n t t r è s - v î t e , et toujours aux é c o u t e s , non point tant par crainte que par une suite de son caractère vigilant et sensible. S i le mets est u n de ceux qu'elle préfère , elle le prend sur un autre ton ; ce n'est plus cette douceur d'habitude pour les alimens ordinaires , mais elle gronde d'un ton de c o l è r e , et a parfois u n c r i aigu et t r è s - f o r t ,

sans

méchanceté

pourtant, quand bien m ê m e on voudrait l u i ravir. Son intention n'est que de faire peur. Elle lape pour b o i r e , parce qu'elle a la b a bine ou lèvre inférieure moins longue que la supérieure. U n jour au dessert, elle nous donna la comédie. A p r è s avoir visité tous les plats, et en avoir m a n g é ce q u i l u i plaisoit (car on la laisse agir à son a i s e ) , elle arriva à une assiettée de


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de noix ; comme elle en est très-friande, on crut qu'elle alloit en manger. Comment va-t-elle les casser, disoit l ' u n ; ce ne sera point en les frappant à terre ou avec une pierre, comme le singe, disoit l'autre ; elle trompa toutes les conjectures; et après avoir ôté une à une toutes ces noix , elle se coucha en houle dans l'assiette o ù elle resta plusieurs momens bien tranquille , puis s'échappant en sursaut sans qu'on ait fait le moindre mouvement, on s ' a p e r ç u t qu'elle avoit u r i n é dans ce nouveau berceau o ù son e x t r ê m e p r o p r e t é ne l u i permettait pas de rester plus long-tems. L o r s q u ' a p r è s les repas on veut la rentrer dans sa l o g e , elle prévoit cette c o n t r a r i é t é , et cesse d'accourir à la voix q u i l'appelle avec plus d'instance que de coutume; mais, afin d ' i n t é resser l ' a c t i o n , on met C a r l i n à sa poursuite, q u i , tout en jouant, parvient à la coiffer ; on va la prendre alors sans peine. L a pauvre Follette désolée fait ses adieux à celui q u i s'en empare, le l è c h e , et paroît toute confuse d'être éloignée de l a société. Pressentant sa captivité prochaine, elle ne veut plus manger de ce qu'on l u i offre, tant elle a le c œ u r gros, et tant elle aime la compagnie , et craint la solitude. A peine la porte de sa retraite est-elle ouverte , qu'elle s'élance des bras de celui qui la porte , et court


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cacher sa honte dans son foin d ' o ù elle ne repar o î t plus à ses yeux. Elle s'y recouvre si b i e n , qu'on ne peut plus retrouver le m ê m e trou q u i l u i a servi d'entrée , et q u o i q u ' i n q u i è l e

par

c a r a c t è r e , elle se laisse approcher , bercer dans ce foin , défiant au chercheur le plus habile d'être plus r u s é qu'elle , et étonnée toujours d'être

enfin

découverte. A l o r s elle se r e c o n n o î t

vaincue, et se laisse prendre sans remuer. Il p a r o î t que se mettre en b o u l e , en

se

roulant sur elle et jouant avec sa queue, est u n de ses grands amusemens , car on la voit presque toujours occupée à ces exercices, m ê m e lorsqu'elle est seule : elle entremêle alors avec ses pattes, linge , papier et tout ce q u i se trouve a u p r è s d'elle , afin de se rendre invisible , o u bliant que son mouvement la décèle toujours. Je l ' a i e x a m i n é e plusieurs fois dans sa loge, o ù je la v o y o i s , soit d o r m i r , o u j o u e r , o u se b a i g n e r , ce q u i l'éloigne bien d u caractère moral des chats. Elle fait des bonds très-vifs a u tour d u vase q u i contient l ' e a u , y trempe une patte, puis l ' a u t r e ,

enfin

d'un saut la voilà

dedans, d'un autre dehors , se secouant, et prenant mille élans plus gracieux les uns que les autres. A l'exemple d u chat, elle joue avec la souris.


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qu'elle a prise, mais n'est point aussi cuelle que ce tyran domestique q u i l u i donne mille morts par ses jeux perfides , en l u i laissant et ravissant tour à tour l'espoir de la vie. Follette c o m mence à l u i appliquer le coup de dent , et après sa mort joue avec, comme elle le feroit de tout autre objet. Elle sait fort bien distinguer u n doigt qu'on l u i présente d'un morceau de c h a i r , car elle le l è c h e , le m â c h e doucement pour jouer et en faisant la bascule, mais ne m o r d jamais. L a fouine, ainsi que le r e n a r d , marche le nez au vent; aussi distingue-t-elle , m ê m e avant d'être introduite dans le salon quand i l y a u n étranger parmi nous. E l l e devient plus t i m i d e , et est alors plus avare de ses gentillesses ; car celte arrivée i m p r é v u e l'intrigue au p o i n t , dès son entrée dans l'appartement, de la faire tenir long-tems debout, appuyée sur ses pattes de d e r r i è r e , pour examiner le nouveau visage, en penchant l'oreille comme pour mieux fixer son attention, et ne perdre aucun des mouvernens de l ' i n c o n n u ; bientôt elle reprend ses habitudes. L i v r é e à elle-même dans u n corridor dont tous les appartemens étoient fermes , elle sut distinguer la porte de la m a î t r e s s e , gratta, et se plaignit j u s q u ' à ce qu'on l u i eût ouvert; ce


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q u i d é t e r m i n e une familiarité purement volontaire , et nullement contrainte. Ce q u i prouve qu'elle n'agit point m a t é r i e l l e ment, et qu'elle sait fort bien distinguer les gens de la maison, c'est que dans un grand cercle de beaucoup de dames toutes p a r é e s , sa maîtresse s'étant cachée parmi la société, Follette ne fut pas un seul instant la dupe de cette supercherie ; elle alla droit à elle sans être appelée , redoubla ses caresses, l u i a n n o n ç a n t que par-tout elle sauroit la r e c o n n o î t r e , et l u i t é m o i g n e r son attachement pour elle. E n vain voulut-on par des déplacemens r é i t é r é s , par l'absence m ê m e de sa m a î t r e s s e , chercher à surprendre son instinct et le mettre en défaut, les déplacemens devenoient inutiles à la reconnoissance, et l'absence ne faisoit que l u i causer de vives i n q u i é t u d e s et la plus sèche froideur. Elle étoit taciturne, d é ploroitson malheur, tapie sous quelque fauteuil, et y restoit constamment jusqu'au retour de l'être qu'elle chérissoit.

Sa présence ranimant

à l'instant sa gaieté et sa confiance, elle sortoit de son état taciturne pour aller t é m o i g n e r à sa maîtresse sa joie de l a voir de retour. Follette aime beaucoup à se tenir sur la tête de ses privilégiés, elle y reste immobile quelques instans , ayant la forme d'un casque dont sa


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queue forme la crinière. Elle passe ainsi d'une tête à l'autre, et lorsqu'elle est vis-à-vis le cordon de la sonnette, elle s'élance; et quoique suspendu et t r è s - p e t i t , elle se retient au gland. L e son une fois p r o d u i t , l u i causant

proba-

blement quelque p l a i s i r , elle s'y laisse pendre et fait autour d u cordon vingt tours de passepasse pour occasionner de nouvelles secousses, et produire de nouveaux sons. Follette quitte b i e n t ô t ce genre d'amusement, et grimpe en u n clin d ' œ i l au plus haut des jalousies, d ' o ù elle redescend avec la plus grande adresse. Quelquefois de l'endroit le plus élevé elle se p l a î t , à la m a n i è r e des chats, à se laisser tomber sur ses pattes, par u n mouvement spontané q u i fait prendre à son corps le centre de gravité. Sa souplesse est telle qu'elle forme aisément un n œ u d de son corps. E l l e se moule plusieurs fois autour des barreaux d'une chaise, avec une telle promptitude que l'œil peut à peine suivre ses mouvemens.

D'autre fois, diversifiant son

exercice pour nous le rendre plus a g r é a b l e , elle écarte les jambes, et cache sa tête sous sa queue q u i la recouvre, de m a n i è r e à faire croîre que c'est une boule. A u moindre bruit elle change tout à coup de position, et se trouve subitement sur ses pattes. A l o r s qu'elle est ainsi disposée à.


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f o l â t r e r , elle provoque, et agace les animaux quand ils ne veulent pas jouer , saute, repasse dessus les chats, les chiens, j u s q u ' à ce qu'au moins ils donnent signe de joie o u de m é c o n tentement. Elle ne se rebute pas, et tâche par de plus douces caresses, en léchant par exemple, de les intéresser en sa faveur. Soit c u r i o s i t é , soit u n hasard q u i produisit ce mouvement, u n jour qu'elle trouva le fortepiano ouvert, elle toucha plusieurs notes , et sautant à chacun des sons, elle sp plut à faire ce petit m a n è g e assez de tems pour faire croire qu'elle y prenoit plaisir. U n e corde vint à casser, elle fit u n bond t r è s - h a u t , mais sans s'effrayer. E l l e voulut seulement chercher à d é c o u v r i r la cause de ce bruit i m p r é v u . E l l e grattoit avec ses pattes sur la table, mais avec tant de vitesse que craignant pour le poli de l'acajou, et jugeant les résultats de l'expérience de Follette trop discrets pour nous , on prit la liberté de l'envoyer jouer plus l o i n . Elle revint aussitôt ; m a i s , pour la d é t o u r n e r de ce projet, on l u i présenta u n m o r ceau de sucre q u i mit fin à ses observations. Sa conduite humble et douce envers u n d o mestique chargé d u soin de lever les ordures qu'elle fait toujours dans la m ê m e place, et q u i , suivant l'usage , c o m m e n ç o i t à s'en lasser , et la


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V O Y A G E S

traitoit durement, nous fit voir qu'elle n est pas rancuneuse. Elle le reconnoissoit de préférence , sautoit sur ses épaules dès q u ' i l approchoit , grondoit seulement u n peu lorsqu'il sembloit "vouloir la prendre , ne se rappelant que trop de ses étreintes cruelles; puis oubliant le mal p a s s é , elle le léchoit pour le d é s a r m e r et distraire sa mauvaise humeur. Elle se laisse par l u i suspendre par la queue , et balancer , puis remonte d'une secousse autour de son b r a s , en jouant avec l u i . Nous la vîmes u n jour dans une cruelle perplexité : j'allois partir pour la chasse aux bois ; d'autres chiens courans que les miens entrant subitement, et apercevant Follette, qu'ils n'avoient jamais v u e , s'élancent en donnant de la voix ; mais celle-ci rusée et prudente se p r é c i pite sous le poêle o ù elle se tapit, sans craindre leur fureur : nous e û m e s le tems de les mettre en lesse, et de les faire retirer. L a pauvre petite Follette sortit bientôt de son repaire , e t , à sa m a n i è r e a c c o u t u m é e , vint par ses caresses redoublées annoncer combien elle nous avoit d'obligation de l'avoir échappée à u n danger aussi éminent. Son c œ u r battoit encore. O n v o i t , par ces faits historiques, que les affections sauvages de l a fouine, mitigées par ce


D'UN

NATURALISTE.

113

l'éducation , la rendent très-susceptible d'apprivoisement. Quelle différence de Follette policée , o u de Follette primitivement sauvage ! I n q u i è t e et m é f i a n t e , on tente en vain , dans ce dernier cas, de la surprendre m ê m e à l'affût, pour peu qu'elle entende respirer. Nous n'avons r e m a r q u é chez Follette , l o r s qu'elle joue avec des animaux de sexe différent, aucun signe de p r u r i t ; et dans sa pétulance a c tive , m ê m e au milieu de ses plus vives caresses, elle ne se permet aucun acte de lubricité. J ' a i dit plus haut que Follette, à la vue d ' u n être d'un sexe différent, n ' é p r o u v o i t aucun d é s i r , ou

d u moins qu'elle n'en

manifestoit

point

l'impression, parce qu'encore trop jeune, elle n'avoit pas é p r o u v é les besoins de la nature dans les titillations d u rut; mais l'expérience m'ayant convaincu que Follette étoit un t r è s - b e a u et b o n m â l e , je m'appliquai à le suivre dans tous ses mouvemens, et à l'étudier dans les progrès de sa p r e m i è r e passion. U n jour donc que nous étions à table, c'étoit vers le 18 mars, une femme de chambre q u i probablement étoit dans u n tems critique o u autrement, vint à passer dans l a salle à manger ; Follette la suivit à la piste, j u s q u ' à ce qu'elle eut ouvert la porte d u corridor q u i conduisoit à l'appartement o ù elle avoit affaire, TOME

I.

H


114

V O Y A G E S

E l l e se dégageoit des caresses multipliées de l'amoureux p e r s é c u t e u r , et, l'ôtant de dessus son é p a u l e , elle voulut le jeter dans la salle pour se d é r o b e r à son i m p o r t u n i t é ; mais elle n'eut pas le tems de fermer la porte , que Follette s'est élancé sous ses jupons, et, sans la mordre, ne veut plus la quitter : la femme de chambre interdite veut

repousser

l'indiscret d'une

main

trop

h a r d i e , puisque se voyant r e b u t é , i l la mordit à plusieurs reprises, tellement enfin que m o n p è r e , q u i voulut l u i faire lâcher prise, fut m o r d u l u i - m ê m e d'une m a n i è r e très - sérieuse. Q u e faire? L e sang ruisseloit et crioit vengeance; mais le souvenir d u caractère de Follette parloit encore en sa faveur, et appaisoit les murmures des autres domestiques accourus au bruit pour porter des secours à la femme de chambre, q u i s'étoit évanouie. Sa vie l u i fut accordée , aux conditions de le priver de la cause de sa fureur ; ce q u i fut exécuté le lendemain sans que l'animal poussât u n c r i , s'étant laissé prendre, et n'ayant pas m ê m e cherché à se venger contre ses m u t i lateurs. T r o i s jours s'étoient é c o u l é s , que Follette tapie dans u n coin refusoit la nourriture , et n'osoit plus r e p a r o î t r e en cet é t a t ; on l'accusoit d'avance d'être devenue farouche. Follette farouche ! . . . quel injuste s o u p ç o n ! Enfin elle


D'UN

NATURALISTE.

115

sortit de prison, mais si honteuse, qu'elle avoit perdu son enjouement, et marchoit devant nous en traînant lentement sa queue. Elle répara et fit oublier son escapade en se montrant bien plus familière et plus propre, s'étant corrigée enfin de tous ses défauts , au point qu'actuellement, sans q u ' i l soit besoin de la tenir en l i e u clos, et d'aller l a chercher aux heures de repas , on l u i ouvre seulement la porte de sa cabane. E l l e fait le tour de la c o u r , traverse un corridor pour arriver à l a salle à manger, et reprend l a m ê m e route lorsqu'il s'agit de l u i donner c o n g é , sans q u ' i l soit besoin de l u i assurer un c o n ducteur. Enfin elle est parvenue à u n degré de domesticité complet. L'aimable Follette, comme on le voit, a t r o u v é en m o i , à q u i on eut la barbarie de la sacrifier pour la peindre et la disséquer ensuite , u n panégyriste zélé; mais ses m œ u r s adoucies, son instinct développé sans contrainte , la rendoient digne d'être observée et connue ; je ne me repens donc point d'en avoir fait l'apologie, et de l u i avoir conservé la vie. Je m ' a r r ê t e cependant à ces détails, ne p o u vant pas prévoir des particularités sans cesse renaissantes. L e plus sincère éloge qu'on puisse faire "de son amabilité , est d'assurer que p l u H 2


116

V O Y A G E S ,

etc.

sieurs personnes d'une fortune t r è s - o r d i n a i r e n'ont pas craint de nous en offrir vingt-cinq et m ê m e trente louis , briguant les agrémens t o u jours nouveaux de sa société récréative. C'est assez m'occuper de Follette, et craignant qu'un plus long récit cesse d'intéresser le l e c teur , je vais parler de la culture d u Safran.


CULTURE D U DU

S A F R A N GATINAIS.



AVANT-PROPOS.

J E travaillois à mon Traité des Plantes usuelles de Saint-Domingue, lorsqu'un zélé partisan de l'agriculture m'observa qu'il n'y avoit rien de complet sur l'Histoire naturelle du Safran, et que toutes les instructions publiées sur sa nature, sa culture et son utilité, étoient disséminées dans divers Ouvrages qui n'étoient point à la portée de tout le monde. Sur l'avis pressant que cet Agronome me donna de rassembler les matériaux épars dans les Écrits immortels de Duhamel, et autres Auteurs qui ont traité cette plante bulbeuse, de réunir tout ce qui en a été dit, d'y ajouter mes observations particulières, et surtout des planches caractéristiques que ri 4


120 AVANT-PROPOS, laissent à désirer les Ouvrages cités, et qui pourtant servent de complément à l'Histoire naturelle du Safran, je me mis de suite à l'œuvre, et j'ai fait mon possible pour que mon Code des Safraniers instruise suffisamment ceux qui auront à le consulter. Monsieur Pieyre, Préfet du département du Loiret, lieu de ma résidence , et où cette plante précieuse entretient un commerce considérable, M . Pieyre, ami des arts, et protecteur de tout ce qui peut contribuer au bien de ses Administrés, eut la bonté de sourire à mon travail, et m'engagea à ne point laisser en porte-feuille un manuscrit intéressant pour les Agriculteurs, et à ne pas me réserver exclusivement l'avantage d'un Manuel dont la publicité pouvoit devenir d'une utilité générale. Quelle fut ma satisfaction après ce r


A V A N T - P R O P O S .

121

premier suffrage, lorsqu'ayant eu l'honneur de le soumettre aux lumières de l'illustre Lacépède, je reçus une nouvelle approbation de sa modestie encourageante, avec conseil de le soumettre à la sanction impartiale de l'Institut national, centre et foyer des connoissances humaines; même indulgence pour mon travail de la part des Commissaires chargés de l'examiner, et d'en faire le rapport à la Classe des sciences physiques et mathématiques, lesquels s'expriment ainsi : « » » » » » »

« Nous devons à La Rochefoucault, Duhamel et Lataille-Desessarts , la connoissance des procédés employés en France pour cultiver, récolter et dessécher le Safran, article, comme on sait, d'une assez grande importance dans la balance de notre commerce.


122

A V A N T - P R O P O S . r

» M . Descourtilz, qui habite le canton » où on cultive le plus le Safran, vous » a remis sur sa culture un Mémoire » accompagné de planches, dont vous » avez désiré que nous prissions con» noissance. Ce Mémoire est rédigé » avec ordre et clarté, et il satisfait à » ce qu'on désire de savoir sur son » objet, etc. » Dès ce moment je ne balançai plus à publier mon Mémoire, et ma timide incertitude prenant le caractère d'une résolution fondée, je me décidai à l'offrir au Public, sous les auspices de M . Pieyre, Préfet de mon département, qui voulut bien me faire l'honneur d'en accepter la dédicace. r


CULTURE

D U DU

S A F R A N GATINAIS

(I).

IDÉES GÉNÉRALES. L a propagation de la culture du Safran depuis quelques a n n é e s , m é r i t e l'attention des spéculateurs. Il n'est point u n agriculteur journalier, dans le Gatinais surtout, q u i ne fasse des sacrifices p é c u n i a i r e s et manuels pour tirer l'essence des soins exigeans que demande la culture de cette plante lucrative. L ' h o m m e aisé et p r o p r i é t a i r e y consacre une portion de son terrain ; et l'indigent, dans l'espoir de soulager son état de m i s è r e , se p r i v e , économise et afferme à u n p r i x considérable les terres propres à ce genre de culture. Il est b i e n t ô t au niveau de ses affaires, par l'avantage q u ' i l en retire. (I)

J'avois d é d i é ce Traité au P r é f e t du départe-

ment o ù est située la terre de des

circonstances

mon

p è r e , lorsque

m'obligèrent de réunir tous

mes

manuscrits au journal de mes voyages. Je prie donc ce magistrat de vouloir bien trouver ici l'expression de mes regrets et de ma reconnoissance.


124

V O Y A G E S

Cette c u l t u r e , q u i ne peut avoir lieu en grand parce qu'elle exige beaucoup de bras, est particulièrement en vigueur dans les pays p e u p l é s ; elle ne peut donc être tentée

avantageusement

que par des pères de famille laborieux, q u i trouvent à occuper d'une m a n i è r e utile tous les individus q u i la composent; car elle assujétit à des détails minutieux , seuls possibles à celui q u i y trouve u n intérêt personnel : c'est assez faire connoître que l'habitant bourgeois doit exclure de ses projets cette importante spéculation q u i l u i deviendroit trop dispendieuse. L e célèbre D u h a m e l , dans ses Elémens d'agriculture, entre dans beaucoup de détails sur la culture de cette plante bulbeuse; mais des observations particulières tant sur la nature de l'oignon, que sur l'utilité et l'inconvénient de le p e r p é t u e r ; d'un autre c ô t é , la facilité o ù j ' é t o i s , en suivant dans le Gatinais les travaux des j o u r naliers, d'ajouter au m é m o i r e des dessins pour ne rien laisser à désirer au lecteur ; toutes ces considérations

m'ont d é t e r m i n é à suivre les

traces d'un aussi bon m o d è l e , et à recueillir après l u i les particularités échappées à la rapidité d u v o l de ce

savant

observateur.

Quelques

réflexions politiques furent également u n des points q u i m'y décidèrent. Je vais suivre dans son p l a n , Duhamel. P l i n e ,


D'UN

NATURALISTE.

125

d i t - i l , fait mention d u Safran d ' A f r i q u e , de celui de S i c i l e , de celui d'Asie ; mais i l ignoroit encore la culture de celui des Gaules. L a Rochefoucault, q u i a écrit au siècle dernier sur le Safran cultivé dans l ' A u g o u m o i s , dit q u ' i l y en avoit peu dans cette province avant 1520; mais que les habitans déjà reconnoissoient tout l'avantage de sa culture , d'après le produit l u cratif des récoltes des bonnes années, q u i payoient largement la valeur d u fonds de la terre. IMPORTATION

D U S A F R A N DANS L E G A T I N A I S :

S i l ' o n en croit nos vieillards d u G a l i n a i s , le Safran y a été t r a n s p o r t é , et sa culture tentée par un seigneur de Boines, q u i l'apporta d ' A v i g n o n . Q u o i q u ' i l en soit, ils conviennent unanimement que sa culture y est recherchée de m é m o i r e d'homme. Elle y faisoit de sensibles progrès depuis la destruction du gibier, m a l g r é la p é n u r i e de bras ; mais ce produit avantageux cessera bientôt de l'être autant, s i , comme autrefois, les safraniers sont obligés d'entourer leur terrain, puisqu'à cette é p o q u e les échalas sont, indépendamment d'un prix exorbitant, d'un entretien dispendieux. Est-ce u n m a l pour l'intérêt des autres cultures?... Pourtant le seul désavantage de celle d u Safran, est qu'elle d é t o u r n e beaucoup de bras ; ce q u i nécessairement fait un


126

V O Y A G E S

déficit en raison de la p é n u r i e dans laquelle on s'en trouve. L e Safran d u Gatinais est estimé supérieur à celui duLanguedoc,duPoitou, d'Angleterre, d ' A l lemagne, d'Italie, et m ê m e de la N o r m a n d i e , etc. A u s s i les négocians en ce genre ont-ils soin de m ê l e r avec l u i celui d'une qualité inférieure, q u i s'empreint bientôt de son odeur p é n é t r a n t e , et le décharge d u r é h a u t de sa couleur. Celte s u p é r i o rité paroîtroit venir de ce qu'on ne fume point dans le Gatinais les terres à Safran. D E S C R I P T I O N D U S A F R A N . Je transcris i c i l a des-

cription de D u h a m e l , q u i ne peut être faite plus exactement. Mathiole, d i t - i l , a n o m m é celle plante crocum; Jean Bauhin et D o d o n é e l'ont appelée crocus ; Garpar B a u h i n , dans son P i n a x , et Tournefort l'ont appelée crocus sativus ; enfin P a r k , et Ray dans son Histoire des plantes , l u i ont d o n n é le nom

de crocus sativus autumnalis.

Cetto

plante, ainsi que ses pistils desséchés, sont connus en français, sous le nom de Safran. C'est celui prescrit dans les Dispensaires de m é d e c i n e , et tant r e c h e r c h é par les habitans d u N o r d . Le

Safran

( planche V I ) est une plante

bulbeuse. Sa bulbe o u oignon

est solide et

charnue. Celles q u i sont bien formées ont e n -



I.Maladie du Fausset. 2. le Fausset 3. la Mort 4. Sclerote desSafrans


D'UN

NATURALISTE.

127

viron, non point seulement un pouce de d i a m è t r e sur u n pouce et demi de hauteur, comme dit D u h a m e l , mais au moins le double.

Elle est

aplatie en dessous et en dessus; on y voit u n enfoncement à peu près semblable à celui o ù est placée la queue d'une pomme. (Planche I X , fig. Ière ).

L a substance de cet oignon est recouverte de plusieurs enveloppes sèches, de couleur fauve, formées par un nombre de filamens posés parallèlement les uns aux autres : ces enveloppes se nomment la robe de l'oignon. (Planche V I , b). Dans une cavité q u i est au m i l i e u , et à l a partie supérieure de l'oignon ( planche I X , fig. v , aa) , on aperçoit u n e , deux ou trois pyramides de couleur fauve et brillante ( p l . I X , fig. iv, aa) ; et sur les côtés du m ê m e oignon , o n en voit encore de plus petites (planche I X , fig. i v , bb) : c'est de ces endroits qu'on peut regarder comme des boutons, qu'on voit sortir les feuilles, les fleurs, et m ê m e les caïeux ; et quand on enlève les enveloppes coniques (pl. I X , fig. IV, c) q u i forment ces boutons, on aperçoit un mamelon de m ê m e figure , q u i , étant coupé suivant sa longueur , paroît être u n petit oignon contenu dans le gros, et q u i renferme les r u dimens de la plante. (Planche I X , fig. v i i , aa). L e corps de la bulbe ( p l . I X , fig. v i et v i i )


128

V O Y A G E S

coupé en différens sens, paroît être d'une substance uniforme , et assez semblable à la chair d'une pomme. Dans le mois de septembre , quand les pluies d'automne commencent à humecter la terre, sortent les racines de la base de la bulbe (planche V I , dd) ; les mamelons, dont je viens de p a r l e r , s'alongent, et la fleur commence à se dégager de la robe o u des enveloppes de l'oignon. (Planche I X , fig. 11). L e bouton de la fleur enveloppé d'une coiffe mince formée de plu sieur s membranes (pl. V I , ee), et porté sur u n p é d i c u l e , s'élève pour gagner l a superficie de la terre ; à mesure que le pédicule s'alonge, ce bouton se dégage de sa coiffe, et se montre sous la forme d'un corps ovale ( p l . I X , fig. II), long d'un pouce et demi o u deux pouces, dont le d i a m è t r e est de cinq à six lignes ; i l est supporté comme sur un pédicule par un tuyau (planche V I , f )

q u i a au plus une ligne de

d i a m è t r e . Ce tuyau est la partie inférieure de la fleur,

et cette fleur s'élève au dessus d u terrain

d'environ deux pouces. Cette partie fistuleuse de la fleur s'évase c o n sidérablement par le h a u t , o ù elle se divise en six grandes parties q u i étant rassemblées forment le bouton ( planche V I , g ) dont nous avons parlé. Elles se séparent ensuite les unes des autres


Progression de lepanouissement des fleurs du Safran ,




Analyse- du Safran,demi-Grandeurnaturelle


D'UN autres (h),

NATURALISTE.

129

elles s'écartent, et quand la fleur

est épanouie (i et k), chaque d é c o u p u r e

(llll)

paroît un grand pétale ovale, de sorte que cette fleur ressemble alors à une petite tulipe fort pointue par le bas. Comme la couleur de cette fleur est d'un gris de l i n violet fort tendre , les champs q u i en sont garnis sont agréables à l a vue. Souvent la fleur est bessonne, et

porte

alors dix et m ê m e douze pétales , et le nombre des stigmates, q u i augmente en m ê m e proport i o n , a quatre, cinq et j u s q u ' à six flèches. Trois de ces d é c o u p u r e s sont un peu plus grandes que les trois autres ; elles ont environ deux pouces de longueur , sur u n pouce de largeur fleur,

prennent fleur;

: on aperçoit dans l'intérieur de l a

des étamines ( planche V I I , bbb)

qui

leur origine des d é c o u p u r e s de l a

ces étamines sont composées d'un

filet

blanchâtre q u i porte un sommet long de cinq à six lignes, formé de deux capsules q u i , en s'ouvrant suivant leur longueur, r é p a n d e n t une poussière d'un jaune très-vif. L e pistil ( planche V I I , a ) est composé d'un embryon (c) sur lequel repose la fleur : i l est ovale, et a environ u n demi-pouce de longueur; i l est supporté par u n filet q u i part de la bulbe m ê m e , et q u i enfile toute la longueur d u p é d i cule (d) q u i est fistuleux. Cet embryon q u i est TOME

I.

I


130

V O Y A G E S

d'une forme triangulaire, devient, quand la fleur est passée, une capsule à trois loges q u i renferment plusieurs semences rondes : le style q u i est u n i q u e , enfile la partie étroite de la fleur (f),

et

quand i l s'est élevé dans le disque de quatre à cinq lignes, i l se divise en trois grands stigmates de quinze à dix-huit lignes de longueur. (Planche V l l , g ) . L e style (a) est blanc, les stigmates sont d'un rouge vif et brillant ; ils sont assez longs pour excéder un peu les é c h a n c r u r e s d u pétale. Ils sont plus menus à leur origine que vers leur extrémité o ù l'on remarque des cannelures assez fines. O n verra dans la suite que ce sont ces stigmates q u i fournissent seuls la partie vraiment utile d u Safran. S i l'on arrache u n oignon dans le tems de la fleur, on voit les feuilles de celte plante depuis le nombre de deux j u s q u ' à huit (planche V I , mm,el

planche I X , figure ii, b ) q u i sont r e n -

fermées par les m ê m e s enveloppes que la fleur. (Planche V I , e, et planche I X , c ) . Elles sont trèsétroites , pointues, glabres, d'un vert foncé, et ont dans toute leur longueur de dessus une ligne b l a n c h â t r e . P e u de tems après que la fleur est p a s s é e , ces feuilles sortent de terre ( p l . V I I I ) ; elles sont à la fin de l ' h i v e r , période de leur accroissement, longues d'un ou deux pieds. Elles représentent une espèce de petite g o u t t i è r e ;



Multiplication des O i g n o n s .pendant les trois a n n ĂŠ e s .


D'UN

NATURALISTE.

131

car elles sont c r e u s é e s en dessus, et elles forment en dessous une arête.

L a partie des feuilles

qui est en terre, est j a u n â t r e ; celle q u i est hors de terre est d'un vert é c l a t a n t , de sorte que les champs de Safran paroissent pendant tout l'hiver couverts d'une t r è s - b e l l e verdure. Ces feuilles jaunissent au printems , et peu à peu elles se d e s s è c h e n t : o n les arrache a l o r s ; et, pendant tout l ' é t é , les champs de Safran que l ' o n voit bien c u l t i v é s , semblent ê t r e d é n u é s de toute végétation. L e s petits mamelons de l a t r o i s i è m e a n n é e ( planche V I I I , aa ) attachés dessus les oignons de la seconde (bb),

e u x - m ê m e s v é g é t a n t des

d é b r i s de l'oignon é p u i s é de la p r e m i è r e a n n é e (c), et q u i ont d o n n é naissance aux fleurs et a u x feuilles , grossissent peu à peu pendant l'hiver : l'oignon q u i les porte se fane, se d e s s è c h e , et devient aride à mesure que les nouvelles bulbes font des p r o g r è s ( planche V I I I , c ) ; de sorte q u ' a u printems o n trouve d e u x , trois o u quatre nouveaux oignons i m p l a n t é s sur les d é b r i s de l ' a n c i e n , q u i est p r e s q u ' a n é a n t i . C'est par rapport à cette multiplication

q u ' o n est obligé de

trois en trois a n n é e s de relever les oignons pour les diviser. O n v o i t , par ce q u i vient d ' ê t r e d i t , qu'où

I2


132

V O Y A G E S

peut établir pour le c a r a c t è r e d u Safran, d ' a v o i r , en place de calice , une coiffe

membraneuse

c o m p o s é e d'une seule pièce. L e pétale est unique ; par le bas i l forme u n tuyau m e n u q u i se divise à son e x t r é m i t é en six grands segmens ovales. O n a p e r ç o i t dans l ' i n t é r i e u r trois grandes é t a mines q u i prennent leur origine d u pétale , et q u i sont beaucoup plus courtes que les d é c o u pures d u pétale. Ces é t a m i n e s sont formées de filets menus et de sommets c o m p o s é s de deux capsules longues, dans lesquelles la p o u s s i è r e f é c o n d a n t e est r e n f e r m é e . L e pistil est f o r m é , d ' u n embryon oblong , d ' u n style filamenteux q u i s'élève à l a hauteur des é t a m i n e s , et de trois stigmates plus larges par leur e x t r é m i t é que par l a base, et striés suivant leur longueur. L ' e m b r y o n devient une capsule à trois loges, qui

renferme

plusieurs

semences

arrondies.

( N ° . I ). O r toute l'analyse d u Safran d ' a p r è s le cheval i e r L a m a r k , dans sa F l o r e f r a n ç a i s e , se r é d u i t à faire c o n n o î t r e q u ' i l a les fleurs distinctes, d i s jointes, bissexuelles, p é t a l é e s ; que son ovaire est sous l a corolle; que la corolle en est p o l y p é t a l e , c o m p o s é e de six p é t a l e s ; que la fleur a trois étamines , que la corolle est r é g u l i è r e et s y m é -



I. L e

Colchique

.2,Safleurdegrandeurde grandeur naturelle. 3. La Carthame.


D'UN

N A T U R A L I S T E .

133

t r i q u e , que les trois stigmates sont g r ê l e s , r o u l é s et q u i ne recouvrent p o i n t les é t a m i n e s (*). C U L T U R E D U S A F R A N . J e reprends m o n TERRAIN

récit.

Q U I L U I E S T P R O P R E . L e s terres

fines,

meubles o u glaiseuses ; les grouettes n o i r e s , s u r tout é p i e r r é e s , sont celles les plus convenables à l a v é g é t a t i o n d u Safran , q u i ne se p l a î t pas dans les terres trop fortes, dans les sables n i dans les terrains h u m i d e s . Il l u i faut de h u i t à n e u f pouces de fond.

I l p u l l u l e plus avantageusement dans

une terre n o i r e , l é g è r e o ù les oignons, p l u s gros que p a r t o u t ailleurs ont j u s q u ' à deux pouces de

(*) L a différence qui existe entre le Safran , et le colchique d'automne qui lui est comparable pour la forme extérieure (planche X I ) , se réduit aux caractères g é n é r i q u e s suivans : fleur l i l i a c é e , ayant un seul ovaire c h a r g é de trois styles, la corolle fort longue, dont le tube nait i m m é d i a t e m e n t de la racine ; une tige plate, c o m p r i m é e et striée dans sa longueur ; un spath d'où s'échappent deux et quelquefois trois tiges ; chaque fleur c o m p o s é e

de trois pistils distincts et

non r é u n i s , t e r m i n é s par trois stigmates peu apparens, et de six é t a m i n e s , en quoi le colchique diffère du Safran qui n'en est pourvu que de trois. Cette plante qui fleurit en automne avant son feuillage, qui ne paroît qu'au printems suivant, au nombre de quatre feuilles

semblables à celles du lis blanc, se

dans les p r é s ; on l'appelle dans le Gatinais et dans d'autres endroits mort aux chiens. I

3

trouve ailleau,


134

V O Y A G E S

d i a m è t r e et sont vigoureux et bien nourris. M a i s , si cette espèce de terre favorise l a perfection de l ' o i g n o n , une terre r o u s s â t r e développe beaucoup plus de fleurs, q u i d'ailleurs deviennent plus belles aux d é p e n s de l ' o i g n o n . ( N ° . 2 ) . QUALITÉ

DES OIGNONS.

O n remarque égale-

m e n t , d i t D u h a m e l , q u e dans le m ê m e terrain se rencontrent deux espèces d'oignons ; les uns larges et aplatis donnent plus de c a ï e u x ; les autres arrondis donnent plus de fleurs. O n a v u sur u n seul de ces derniers , trois germes et onze fleurs. L ' o i g n o n meurt tous les ans , et c'est le nouveau c a ï e u q u i le remplace. Il se noue donc vers le mois de d é c e m b r e , et à sa parfaite crue , laisse sous l u i l'ancien oignon dont i l a tiré toute la substance. D I F F É R E N C E D A N S L E S R O B E S . I l est des oignons

dont la robe est de couleur fauve; d'autres dont la nuance passe successivement de cette teinte foible a u r o u g e , et rouge b r u n foncé; cela p a r o î t n'influer en rien sur l a q u a l i t é de l ' o i g n o n , et celte différence semble d é p e n d r e des veines de terre d ' o ù ils ont été tirés. Souvent u n seul oignon donne d i x c a ï e u x . T E M P É R A T U R E C O N V E N A B L E . L e faux d é g e l et

la grande gelée sont t r è s - c o n t r a i r e s a u Safran. E n 1 7 8 9 , dans l'hiver si rigoureux de cette a n n é e ,


Analise des Oignons

3 l e Tacon . 2 . Fleur sortant de. la terre.



D'UN

NATURALISTE.

135

les oignons g e l è r e n t , et leur multiplication n'offrit aucun avantage ; en sorte q u e , pour r é p a r e r cette perte c o n s i d é r a b l e , on eut beaucoup de peine à trouver de q u o i replanter. ( N ° . 3 ). PRÉPARATION

D E L A T E R R E . O n donne trois

façons à l a terre q u ' o n destine a u Safran. O n se sert de boues o u de mares, d ' a p r è s les usages des différens pays; o n l a b o u r e , o u p l u t ô t o n fouette l a terre j u s q u ' à neuf à d i x pouces de p r o fondeur, de m a n i è r e à l a rendre plus poreuse que le terrain q u i l ' e n v i r o n n e , dont elle dépasse de beaucoup le niveau. O n a soin de l a rendre p o u r ainsi dire grumeleuse, et m ê m e p u l v é r u lente , à force de l ' é p i e r r e r et de l ' é m o t t e r . C e n'est pas que de petites pierres, jusque de l a grosseur d'une n o i x , nuiroient prodigieusement à l a sortie de l a tige d u Safran, puisque l a force végétative l u i en fait souvent d é r a n g e r de beaucoup plus fortes , mais ce sont des efforts inutiles q u ' o n a soin de l u i é p a r g n e r . U n e motte l u i fait beaucoup plus de tort en ce qu'elle est plus divisible, et qu'elle a d h è r e à ses parties latérales. (No.

4).

E P O Q U E DES L A B O U R S . L a p r e m i è r e façon q u ' o n appelle hiverner o u le marage , suivant les pays, se donne depuis l a S a i n t - A n d r é , l a SaintM a r t i n j u s q u ' à Noël. 1 4


136

V O Y A G E S

L a seconde façon q u ' o n appelle biner o u rafraîchir les terres, dans tout le mois d ' a v r i l , o u au plus tard dans le commencement de m a i . L a t r o i s i è m e façon q u ' o n n o m m e recouler ou rebiner, se donne à l a veille d u plantage (N°. 5). L E P L A N T A G E a l i e u de l a m i - j u i l l e t jusqu'au 8 septembre,

d ' a p r è s les dispositions plus o u

moins favorables de l a saison. O n ne fume point la terre en G a t i n a i s , comme dans l ' A n g o u m o i s , avec le fumier p o u r r i de b r e b i s , b œ u f s et chev a u x , n'excluant que celui de porcs; m a i s , l o r s que le terrain est une fois p r é p a r é et p l a n t é , i l est p i q u é aux quatre coins de défenses ou branches d ' é p i n e s q u i servent à indiquer q u ' o n doit s'abstenir de marcher dessus, ne connoissant p o i n t , avant l a sortie des fleurs, l a direction des sillons parallèles dont l'intervalle sert aux safraniers à à poser leurs pieds pendant l a cueillette. L o r s donc que l a terre est bien ameublie et bien disposée par trois bons labours, on plante les oignons comme i l suit : le cultivateur ouvre sur une des rives d u t e r r a i n , une t r a n c h é e o u sillon de sept pouces de profondeur dans toute la longueur d u champ ; une femme o u enfant le s u i t , et range à mesure a u fond de l a t r a n c h é e , les oignons sur leur base, à u n pouce les uns des autres. A u bout d u rayage le mareur en ouvre un autre à six pouces de distance, et jette à


D'UN

NATURALISTE.

137

mesure la terre d u second s i l l o n , pour combler le p r e m i e r , et recouvrir les oignons q u i se trouvent alors sous six pouces de terre. L a grande h a b i tude des safraniers dans l a direction de cet o u vrage, fait qu'ils ne se servent jamais de cordeau p o u r l a plantation, et cependant les raies se trouvent toutes r é g u l i è r e m e n t p a r a l l è l e s ; ce q u i donne u n très-joli coup d ' œ i l à l ' é p o q u e de l a sortie des fleurs. Des cultivateurs plantent leur Safran aussitôt q u ' i l est a r r a c h é , et croyent devoir à cette p r a tique une plus belle floraison : d'autres q u i ont a r r a c h é les oignons en juillet ne les replantent qu'en septembre, parce qu'ils p r é t e n d e n t q u ' é t a n t ainsi d e s s é c h é s , ils sont moins sujets à se p o u r r i r . C o m m e nous ne voyons p o i n t , dit D u h a m e l , p o u r q u o i les oignons pourriroient p l u t ô t la prem i è r e a n n é e qu'on les met en terre que la seconde et la t r o i s i è m e , nous inclinerions pour la p r a tique des premiers. Cette réflexion naturelle , et des safraniers

est toute

versés dans celte

c u l t u r e , que j ' a i q u e s t i o n n é sur ce p o i n t , sont pleinement de l'avis de D u h a m e l , d ' a p r è s leurs remarques dont ils m'ont fait part. (N°. 6 ) . PRÉPARATION

DES OIGNONS.

robent point le Safran ;

Les

uns

ne

dé-

d'autres d é p o u i l l e n t

l'oignon de celte enveloppe au moins i n u t i l e , parce qu'alors ils sont plus à m ê m e de d é c o u v r i r


138

V O Y A G E S

la mort o u c a r i e , de l'extirper dans les moins g a n g r e n é s , et de rejeter

ceux sans r e m è d e ,

bien faits pour désoler une plantation en c o m m u n i q u a n t à leurs voisins celte maladie pestilentielle. Q u o i q u e L a Rochefoucault soit d'avis de diviser les gros oignons en autant de c a ï e u x q u i s'y rencontrent p o u r multiplier le n o m b r e , n é a n m o i n s on n'obtient par cette m é t h o d e

aban-

d o n n é e , cette pratique délaissée, que des rejetons imparfaits ; et l ' o n préfère en g é n é r a l une petite q u a n t i t é d'oignons , bons ,

parfaits

et bien

c o n s t i t u é s , à une plus grande d'une q u a l i t é m é d i o c r e et i n f é r i e u r e . D É V E L O P P E M E N T DES O I G N O N S . U n tems c a l m e ,

serein et sans p l u i e , développe de l ' o i g n o n d u Safran des racines en assez grand nombre ; et dès que les p r e m i è r e s

pluies d'automne

ont

p é n é t r é la terre, o n voit b i e n t ô t poindre la fleur. O n donne alors , entre les sillons , une légère façon de deux pouces au plus de profondeur , é v i t a n t bien de couper les fleurs naissantes avec la houe o u l a mare. FLORAISON.

C'est vers les premiers

jours

d'octobre , é p o q u e d'une grande surveillance p a r m i les safraniers, que les fleurs sortent de terre. L e s bras sont tous en activité pour les


D ' U N

N A T U R A L I S T E .

139

r e c u e i l l i r , et ne leur point donner le tems de trop

s'évaporer.

Le

développement

s'opère

cpxelquefois si subitement, que celui q u i vient de passer dans u n sillon n'est point a r r i v é au bout de l a p i è c e , q u ' i l est obligé de parcourir de nouveau les m ê m e s raies p o u r y cueillir les fleurs écloses depuis son passage. ( N ° . 7 ) . L e s feuilles (planche V I I I , eeee)

paroissent

a p r è s l a floraison, et recouvrent l a terre, p e n dant l ' h i v e r , d ' u n tapis vert q u i plaît à l a v u e , et q u i devient le gîte des lièvres si l a safranière n'est point e n t o u r é e . C'est alors qu'ils font beaucoup de dommages , car leur dent m e u r t r i è r e suspend l a v é g é t a t i o n , et e m p ê c h e le d é v e l o p pement de l'oignon. A N I M A U X NUISIBLES. Les

l i è v r e s et les lapins

ne sont pas les seuls animaux à c r a i n d r e ; les taupes q u i fouillent des souterrains, les rendent praticables aux rats, mulots et souris, q u i sont très-friands

des o i g n o n s ; c'est p o u r q u o i les

safranièrcs situées p r è s des maisons sont le plus souvent e n d o m m a g é e s . C e feuillage éteint sa verdeur sous l'influence d u soleil d u printems ; c'est alors , vers la fin de m a i , q u ' o n l'arrache pour le faire s é c h e r , et le donner l'hiver suivant aux vaches q u i en sont fort friandes. Ces feuilles c è d e n t facilement


140

V O Y A G E S

à la m a i n , la base près l'oignon en étant déjà d é c o m p o s é e (*). ( N ° . 8 ) . T R A V A U X D E L A S E C O N D E A N N É E . V e r s la m i -

j u i n environ , o n donne au m ê m e champ l a p r e m i è r e façon o u raclage,

de trois à quatre

pouces de profondeur. L a seconde se donne à l a fin d u mois d ' a o û t , et c'est vers l a fin de septembre que se donne l a t r o i s i è m e , q u i n'est qu'une sarclée de deux pouces de profondeur. T R A V A U X D E L A TROISIÈME

A N N É E . Les m ê m e s

dispositions de culture ont l i e u pendant trois a n n é e s consécutives, et ce n'est q u ' à la q u a t r i è m e , dans les mois de j u i n , juillet et a o û t , q u ' o n a r rache les oignons. ARRACHIS

mare

DES OIGNONS.

pour d é c o u v r i r ,

On

se

sert

de

la

dans chaque r a n g é e ,

les oignons avec l a plus grande p r é c a u t i o n ; c'est p o u r q u o i o n établit la t r a n c h é e u n p e u au devant de l a place o ù ils ont é t é posés. L e mareur est suivi d'enfans q u i les d é t e r r e n t , et

(*) L'herbe s'arrache à la fin de m a i , lorsqu'elle est sèche.

O n la laisse faner, puis on la ramasse. Elle

convient aux vaches, et ajoute à la quantité

et à la

b o n t é de leur laitage. L'arpent fournit environ soixante gerbes de dix livres la p r e m i è r e a n n é e , et cent gerbes les deux a n n é e s suivantes. Quatre jours suffisent à un ouvrier pour arracher, faner et botteler le d'un arpent de

Safran.

fourraga


D'UN

NATURALISTE.

141

les transportent dans des paniers au bout d u c h a m p , o ù ils les mettent en tas reposer environ six semaines. D'autres les replantent presqu'aussitôt après avoir été a r r a c h é s . C e u x - c i les d é robent; c e u x - l à conservent leur enveloppe q u i , comme nous l'avons déjà o b s e r v é , est au moins inutile. U S A G E Q U ' O N F A I T D E S O I G N O N S . C e n'est plus

dans le m ê m e champ que peuvent se replanter ces oignons à Safran ; ils ont é p u i s é par leur séjour trisannuel tout le suc n o u r r i c i e r d u terrain , q u i ne peut être propre à une semblable culture q u ' a p r è s u n repos de quinze o u vingt ans. O n emblave ordinairement les arrachis de Safran en avoine m ê l é e avec d u sainfoin, et quand ces plantes ont e x e r c é la terre pendant neuf ans, on y plante ordinairement de la v i g n e , o u bien de l ' o r g e , puis d u froment. D u h a m e l observe que l'intervalle de vingt ans seroit b i e n moins l o n g , si l ' o n étoit dans l'usage de restaurer ces terres épuisées en les fumant; mais l ' i n n o vation fut de tout tems proscrite par les paysans : ensorte q u ' o n ne peut r é s o u d r e d'une m a n i è r e positive cette p r o b a b i l i t é . C e n'est point l a p r e m i è r e a n n é e que la terre a épuisé en faveur des oignons une partie de ses sucs n o u r r i c i e r s , elle en possédoit bien au delà de leurs besoins 5 aussi, ne prenant que l'habitude


142

V O Y A G E S

de soa influence v é g é t a t i v e , ils donnent moins de fleurs que l ' a n n é e suivante, o ù les oignons ont c o m m e n c é à se m u l t i p l i e r . C e n'est que l a t r o i s i è m e a n n é e que la récolte moins abondante, les fleurs plus g r ê l e s , annoncent que la terre a besoin de repos. C'est p o u r q u o i l ' o n a bien soin d'arracher les oignons dans l a q u a t r i è m e a n n é e . L a multiplication des c a ï e u x est telle , que l'arjachis d ' u n demi-arpent

produit en oignons

de q u o i planter u n arpent et plus. L a Rochefoucault annonce que six boisseaux en ont produit treize e n deux ans, et que cinq boisseaux en ont produit vingt en quatre ans. O B S E R V A T I O N S . L a rigueur des hivers si funestes au Safran est la cause que les oignons sont plantés aussi p r o f o n d é m e n t en t e r r e ; c a r , dans u n pays o ù l ' o n n'auroit point à redouter l ' i n fluence

des g e l é e s , i l suffiroit de les mettre à

trois o u a u plus quatre pouces sous terre. R E M A R Q U E S S U R L A T E M P É R A T U R E . U n grand

h â l e , depuis le premier j u i n jusqu'au v i n g t - c i n q , annonce une récolte abondante. Q u a n d i l pleut en juillet et a o û t , on a peu de Safran à l a r é c o l t e suivante. R É C O L T E D U S A F R A N . U n automne b e a u , sec

et chaud p r o t è g e le d é v e l o p p e m e n t des fleurs d u Safran, tandis que celle saison , venteuse , trop pluvieuse et f r o i d e , en ralentit l a

floraison.


D'UN N A T U R A L I S T E . 143 A i n s i , si vers la fin d u mois de septembre le tems chaud est a c c o m p a g n é de pluies douces, les fleurs se forment et pointent à vue d ' œ i l , et leur parfaite sortie n'attend m ê m e point le d é c l i n d u soleil q u i les a v u n a î t r e . L e matin , a u réveil d u diligent c u l t i v a t e u r , les champs , c o m m e recouverts d ' u n tapis gris de l i n v i o l e t , l u i annoncent l'abondance, sourient à son t r a v a i l , et promettent de r é c o m p e n s e r largement ses peines et son labeur. M a i s c'est l ' é p o q u e aussi o ù cette culture exige sa plus grande vigilance ; voilà les derniers soins qu'elle nécessite : i l n'a pas de repos, p o u r ainsi dire , à e s p é r e r soit le j o u r , tems de la cueillette, soit l a n u i t d e s t i n é e à é p l u c h e r les fleurs. M a l g r é toute cette s o l l i c i tude , ils sont souvent c o n t r a r i é s pendant cette r é c o l t e , et à la veille d'une complette abondance que l a fécondité semble l e u r promettre. Ces malheureux journaliers é p r o u v e n t des pertes de l e u r abondance m ê m e ; car, pendant la cueillette, u n gros vent souvent m e u r t r i t les fleurs, et une pluie les pourrit. C'est ce q u ' o n a é p r o u v é dans la m ê m e r é c o l t e en 1805 , o ù a p r è s u n semblable fléau, c'est à dire les fleurs d'abord c o n t u s é e s par le v e n t , ensuite pourries par une forte pluie q u i en c o n t r a r i è r e n t l a cueillette, les fleurs ne se gardoient au plus que c i n q h e u r e s , et faute de bras p o u r les é p l u c h e r en si peu de tems ,


144 VOYAGES en raison de ce que celte récolte se rencontra avec celle de la vendange tardive, on en perdit une grande quantité qu'on fut obligé de jeter, sans le moindre espoir d'aucune spéculation. C O U R S D U P R I X D U S A F R A N . Cette disette empêcha le Safran de monter. Comme il tire sa valeur de son abondance, et qu'en général plus il est rare, moins il est cher, il ne valut donc au commencement de 1806 que de 42 à 5o liv., tandis que les années précédentes où il y en eut en abondance, il valut jusqu'à 9 6 liv. et même cent francs la livre. C'est une remarque assez particulière. La cause qui en est toute simple, provient de ce que plus les récoltes sont abondantes , plus les levées en sont recherchées, et l'exportation considérable; il y a donc spéculation et concurrence de la part des commerçans; ce qui tourne toujours au profit du vendeur. Lorsqu'il arrive des années où les fleurs se succèdent graduellement, on a bien le tems de tout ramasser et de tout éplucher, parce qu'alors les vendages finies, les safraniers n'ont plus d'autre soin que celui de cette récolte. En cette même année de 1806, les 5 et 6 janvier, je vis ramasser encore, dans le Gatinais, desfleursen quantité dans les paroisses de Boësse, Echilleuses, Boines, Bouilly, Vrigny et Bouzonville; fleurs

de


D'UN

NATURALISTE.

145

de c a ï e u x écloses a p r è s les p r e m i è r e s g e l é e s , et dont l a sortie fut favorisée par

u n intervalle

moins r i g o u r e u x . Dans une a n n é e o r d i n a i r e , l a fleuraison d u r e e n v i r o n trois semaines. L e s h u i t premiers jours on r é c o l t e p e u , les h u i t jours suivans a b o n d a m m e n t , ce q u ' o n appelle l a force ; e l l e s h u i t d e r niers ne sont e m p l o y é s , p o u r ainsi d i r e , q u ' à glaner. DESCRIPTION

DE L A CUEILLETTE.

Hommes,

femmes et enfans, les paniers aux b r a s , sans a u tres instrumens que les ongles, vont plusieurs fois le jour aux s a f r a n i è r e s dans l a force de l a fleur,

et seulement deux fois par j o u r , le m a t i n

avant l a r o s é e , et le soir dans les h u i t premiers et les h u i t derniers. C h a c u n d'eux p r e n d son s i l l o n , et p o u r c u e i l l i r plus c o m m o d é m e n t sans endommager

les fleurs q u i n'ont p o i n t

encore

p a r u , i l s posent chaque p i e d dans les r a n g é e s o u intervalles l a t é r a u x de l a raie des fleurs, et à l'aide des ongles, i l s coupent le p é d o n c u l e o n queue de la fleur au n i v e a u de l a terre, c'est à d i r e b i e n a u dessous de son bassin : q u a n d ils en o n t une p o i g n é e , ils l a d é p o s e n t dans le panier susp e n d u à l e u r autre bras.

S i l a grandeur

du

terrain c o m p o r t e , p o u r celte cueillette, plus que c h a c u n son p a n i e r , les h o m m e s ont des hottes qu'ils remplissent, et i n d é p e n d a m m e n t , i l s ont a u TOME

I.

K


146

V O Y A G E S

b o u t d u c h a m p u n â n e , avec de vastes paniers q u i servent à en transporter une bien plus grande quantité. E P L U C H A G E D U S A F R A N . L e s fleurs q u i ne sont

pas encore é p a n o u i e s , et en q u i i l n ' y a point e u ou t r è s - p e u de d é p e r d i t i o n de p r i n c i p e o d o r a n t , sont aussi les plus faciles à é p l u c h e r . I l faut les c u e i l l i r p r o m p t e m e n t , car elles passent très-vîte. D'après la fraîcheur

et l a bonne q u a l i t é

des

fleurs d u m a t i n , o n d o i t c r o i r e qu'elles poussent b i e n plus dans l a n u i t que dans tout autre tems. O n a s o i n , en r o m p a n t l a

fleur,

de r o m p r e

aussi le pistil q u i est a u m i l i e u ; car en restant, i l feroit p o u r r i r l ' o i g n o n , en l u i c o m m u n i q u a n t sa décomposition. L o r s q u ' o n a trop de fleurs p o u r les é p l u c h e r en une seule s é a n c e , o n é t e n d le surplus sur u n p l a n c h e r , afin de p o u v o i r les conserver

d'un

j o u r à l ' a u t r e ; car elles ne pourrissent p o i n t chaque a n n é e c o m m e en 1805 , a u b o u t de c i n q heures de cueillette. Il faut n é a n m o i n s avoir b i e n s o i n de ne p o i n t les laisser en tas, elles s ' é c h a u f f e n t ,

autrement

s'amollissent, et deviennent

plus i n c o m m o d e s aux é p l u c h e u s e s p o u r l a sect i o n . Q u e de chansons ! que de contes dans ces r é u n i o n s villageoises ! T o u s les é p l u c h e u r s , a u t o u r d'une table, prennent à mesure à la niasse des fleurs p o s é e s au m i l i e u , en d é t a c h e n t le pistil


D'UN

NATURALISTE.

147

de chacune en pesant sur le p é d o n c u l e

avec

l'ongle gauche , et retirent les stigmates flèches

ou

de l a m a i n d r o i t e , a p r è s qu'elles ont é t é

rompues et s é p a r é e s d u pistil par cette section. C h a c u n met en tas devant l u i les

flèches,

ou

stigmates d u p i s t i l , et jette sous la table l a c o r o l l e et les é t a m i n e s c o m m e inutiles. Il y a assaut de d i l i g e n c e , et souvent les m e i l l e u r s travailleurs a c q u i è r e n t une leurs

double r é p u t a t i o n

auprès

de

amantes.

L e s plus adroits é p l u c h e u r s coupent le p i s t i l très-peu au dessous de l a

trifurcation,

et laissent

par ce m o y e n a u rebut avec l a corolle l a base , o u style (fig. V I I , a ) , q u i e s t u n f i l e l b l a n c , l e q u e l n'ayant n i odeur n i c o u l e u r , ô t e au Safran de sa q u a l i t é . L e s marchands cependant aiment à v o i r u n peu de ce b l a n c , q u i annonce q u ' o n n ' a point frelaté le Safran avec d u safranum. Souvent la p r é s e n c e d ' é t a m i n e s , o u rognures de p é t a l e s q u i se moisissent et c o m m u n i q u e n t une mauvaise odeur a u S a f r a n , suffisent p o u r en d i m i n u e r l e p r i x . C h a q u e é p l u c h e u r peut faire sa l i v r e de Safran vert par j o u r , et i l en faut c i n q livres de vert p o u r une livre de sec. ( N ° . 9 ) . L e s gros safraniers ne pouvant suffire avec leurs enfans

à éplucher

seuls leurs

revenus,

louent des bras p o u r le tems de l a r é c o l t e , et paient o u à l a j o u r n é e o u a u poids. Dans certains K

2


148

V O Y A G E S

pays o n donne de 5 à G sous p o u r chaque l i v r e de Safran v e r t , mais dans les tems o ù les bras sont rares , le p r i x va de 40 à 5o sous ; en 1806 on exigea j u s q u ' à 6 francs. DESSICATION

D U SAFRAN.

A

mesure

que

le

Safran est é p l u c h é , o n l'expose à trois o u quatre pouces a u dessus de c h a r b o n couvert de cendres c h a u d e s , sur u n tamis de crin, p o u r l ' y d e s s é c h e r lentement. U n e trop prompte é v a p o r a t i o n , c o m m e o n le c o n ç o i t b i e n , e n l è v e r o i t tout le p r i n c i p e odorant v o l a t i l . O n le remue de tems en tems, à mesure q u ' i l se d e s s è c h e . L a f u m é e l e d é c o l o r e o u p l u t ô t a l t è r e sa c o u l e u r . ( N ° . 10). Cette o p é r a t i o n se fait sous des manteaux de c h e m i n é e ; car l ' o d e u r , m a l g r é toutesles p r é c a u tions que l ' o n prend p o u r sa m o i n d r e dissipat i o n , s'exhale encore de m a n i è r e à i n c o m m o d e r c e u x q u i restent dans l a c h a m b r e . L ' e x p é r i e n c e n ' e n a que trop malheureusement

p r o u v é le

danger, par l a m o r t d ' u n g a r ç o n droguiste q u i s ' é t o i t e n d o r m i sur u n sac à Safran. S i celle o d e u r m o d é r é e est favorable a u x filles a t t a q u é e s de chlorose o u pâles c o u l e u r s , elle devient dangereuse, c o m m e j ' e n ai v u plusieurs e x e m p l e s , a u x femmes r é c e m m e n t a c c o u c h é e s , à q u i elle occasionna des pertes q u i c e s s è r e n t b i e n t ô t d è s que j'eus f a i t . d é t o u r n e r l a cause de ces accidens. I l est des pays o ù o n fait d e s s é c h e r le Safran


D'UN

N A T U R A L I S T E .

149

dans des terrines ; mais n é c e s s a i r e m e n t le v e r n i s , et m ê m e l'usage a u q u e l ces vases ont s e r v i , d o i t l u i faire contracter u n g o û t et une odeur d é f a v o rables. L o r s q u e le Safran est parfaitement

sec et

e n t i è r e m e n t d é p o u r v u de son h u m i d i t é , o n l e met dans des b o î t e s fermant

hermétiquement;

d'autres n é g l i g e n t celte utile p r é c a u t i o n , et le renferment

dans des sacs de toile s e r r é e ,

et

l o r s q u ' o n est p r ê t à le v e n d r e , les h o m m e s de peu de f o i l'exposent à l ' h u m i d i t é pour le faire peser davantage. PRODUIT

ANNUEL. L a

première

année ,

un

arpent p r o d u i t de quatre à c i n q livres de Safran sec; mais l a seconde et l a t r o i s i è m e , i l en donne de quinze à v i n g t , et m ê m e vingt-cinq. Q U A L I T É S E X I G É E S D U S A F R A N . L e Safran

est

r é p u t é b o n , l o r s q u ' i l est b i e n s e c , d ' u n beau rouge v i f p o u r p r é , sans m é l a n g e d ' é t a m i n e s ou. de p é t a l e s , et surtout l o r s q u ' i l n'est point s o p h i s t i q u é avec d u safranum. C e l u i d u G a t i n a i s est d'une q u a l i t é s i s u p é r i e u r e , que les bardes des paysans q u i en ont é p l u c h é et s e r r é dans leurs a r m o i r e s , en sont empreintes plus de six m o i s a p r è s . O n profite de cette vertu c o m m u n i c a t i v e p o u r l'allier et le m é l a n g e r avec c e l u i d'une q u a l i t é i n f é r i e u r e et inodore. ( N ° . 11 ).

K.3


150

V O Y A G E S

MALADIES

DES OIGNONS.

Ou

reconnoît

trois

maladies sujettes à attaquer les oignons de Safran, savoir ; i ° . le fausset, 2 ° . le l a c o n , et 3 ° . l a mort. Le

fausset

o u tuette ( expression d u G a l i -

nais ) est une excroissance creuse en forme de tube q u i se d é v e l o p p e p r è s d u c a ï e u . O n l ' a p pelle a i n s i , à cause de sa forme grêle et c o n i q u e . ( P l a n c h e I X , fig. i

r

e

. a, et fig. II ). Devenant

parasite pour l ' o i g n o n , le fausset vit à ses d é p e n s , et a l t è r e sa substance.

Celte d é p e r d i t i o n

nuit

p a r c o n s é q u e n t à l a formation des c a ï e u x , et en d i m i n u e le n o m b r e par-tout o ù i l se rencontre. Cette maladie fort heureusement se

propage

t r è s - p e u ; et dans u n quartier de terre à Safran , o ù existent cent soixante b o i s s e a u x , à m i l l e oignons e n v i r o n par boisseau, o n rencontre a u plus cent oignons q u i en soient a t t a q u é s . I l p a r o î t que cette maladie d é r i v e d u t a c o n é , et qu'elle n'attaque que les oignons frappés de cette d e r n i è r e i n f i r m i t é . D u h a m e l c r o i t le fausset é g a l e ment p r o d u i t par le t a c o n é . C A U S E . L e fausset, d i t cet observateur,

est

p r o d u i t par une surabondance de séve q u i o c c a sionne une espèce de t u m e u r a n é v r i s m a l e . R E M È D E . L e seul m o y e n d'obvier à cet i n c o n v é n i e n t est l ' e x t i r p a t i o n de ce t u b e , si l ' o i g n o n n'est p o i n t trop g â t é .


D'UN LE

NATURALISTE.

T A C O N (Planche X ,

fig.

III.)

151

Est

une

es-

p è c e d ' u l c è r e q u i attaque l a partie bulbeuse de l ' o i g n o n , et jamais ses enveloppes. Q u a n d le mois de m a i est h u m i d e , celle e s p è c e de carie o u p u t r é f a c t i o n se d é v e l o p p e et fait de plus rapides p r o g r è s , surtout dans les terres glaises. L e s t e r rains secs et p i e r r e u x , o u grouettes, y sont m o i n s sujets. L e tacon s'annonce par une tache b r u n e o u bistre q u i se convertit b i e n t ô t en u l c è r e r o n geur , l e q u e l d é c o m p o s a n t chaque

jour,

par

c o r r o s i o n , l a substance de l ' o i g n o n , parvient de la c i r c o n f é r e n c e a u centre. L e c œ u r une fois att a q u é , d é c i d e de l a m o r t de l ' o i g n o n . ( N ° . 12). C A U S E . I l p a r o î t que le t a c o n , o u t a c o n é , p r o vient d ' u n e surabondance d ' h u m i d i t é . R E M È D E . L e seul est l ' a m p u t a t i o n des parties corrompues. O n laisse d e s s é c h e r l ' o i g n o n , puis o n peut le replanter. L a Rochefoucault veut q u ' o n plante à part tous les oignons a t t a q u é s et rendus sains, assurant que l ' a n n é e suivante

ils seront presque

tous

g u é r i s . Celte p r é c a u t i o n me p a r o î t i n u t i l e , car si la tendance à l a c o r r u p t i o n n'existe pas p a r m i des oignons r e s t a u r é s a p r è s avoir eu u n p r i n c i p e de cette c a r i e , à plus forte raison ne doit-on point c r a i n d r e l ' é p i d é m i e au m i l i e u d'pignons sains et tous bien c o n s t i t u é s . K

4


152

V O Y A G E S

L A M O R T (Planche I X , fig. III.) Se r e c o n n o î t à des s y m p t ô m e s incontestables; c'est une m a ladie contagieuse q u i fait les plus grands ravages. J u s q u ' i c i la cause n'en est point reconnue i n d u bitable , m a l g r é les assertions de D u h a m e l , que je citerai plus bas. C e q u ' i l y a de c e r t a i n , c'est que p a s s é l a m i - m a i , l ' o i g n o n n'est plus sous l ' e m p i r e de l a m o r t ; i l ne l a redoute q u ' a u m o m e n t d u d é v e l o p p e m e n t d u g e r m e , c'est à dire depuis l a pousse des p r e m i è r e s lignes j u s q u ' a u p r e m i e r p o u c e ; alors i l est s a u v é , plus de danger p o u r l u i : cependant, s ' i l en a é t é m e n a c é , i l ne donne l ' a u t o m n e suivant q u ' u n e f l e u r p â l e ,

frêle,

lan-

guissante; pourtant i l p r o d u i t ses c a ï e u x p o u r l ' a n n é e suivante. L a m o r t frappe p r e m i è r e m e n t l a robe, elle p e r d alors sa couleur gaie p o u r r e v ê t i r des habits de d e u i l ; une c o u l e u r violet-noir est celle q u i succ è d e à l a p r e m i è r e d ' u n jaune c e n d r é ; elle h é risse toutes côtes o u bandes transversales

de

petits filamens â p r e s , rouges, q u i n o n seulement attaquentles voisins, mais m ê m e traversent d'une raie à l'autre. ( P l a n c h e I X , fig. III. aa. aa ). L a robe (bb) o u enveloppe é t a n t déjà d é t r u i t e , l a m o r t est b i e n t ô t a u x prises avec l ' o i g n o n qu'elle d é c o m p o s e , dont elle consomme à son funeste passage toute l a substance. S o n empire ne s'annonce que trop s û r e m e n t par des manques


D'UN

NATURALISTE.

153

dans les t e r r a i n s , des espaces d é g a r n i s de v e r dure ; car les feuilles, d è s le p r i n c i p e de cette m a l a d i e , jaunissent et se d e s s è c h e n t les prem i è r e s , c o m m e tirant l e u r entretien d u centre de l ' o i g n o n q u i est déjà

détérioré.

Bientôt i l

d é s o l e tous ses voisins , et les infecte de sa c o n tagion m o r t i f è r e , devenant le n o y a u et le foyer de cette é p i d é m i e d é v a s t a t r i c e . 11 suffit d ' u n seul o i g n o n gâté p o u r ravager e n u n a n a u m o i n s six et m ê m e h u i t pieds de d i a m è t r e . L e s p r o g r è s de cette é p i d é m i e ne s ' a r r ê t e n t q u ' à l a pousse d u S a f r a n , c'est à dire à son p r e m i e r d é v e l o p pement végétatif; celle é r u p t i o n l u i rend l a v i e . L e soleil aussi purifie ces cignons q u a n d i l s n e sont pas gâtés sans ressource. U n e remarque

c o n f i r m é e par l ' e x p é r i e n c e

p r o u v e q u e toute terre à Safran s u r laquelle rampe , avant les f a ç o n s , de l a v r i l l e o u petit l i s e r o n , annonce q u ' i l n ' y a pas d'oignons de morts ; car l a mort fait p é r i r ces plantes, tandis qu'elle n ' a l l a q u c pas les ponceaux , o u pavots rouges. ( N ° . 13). CAUSE.

E l l e n'est p r o v o q u é e n i par insectes,

n i mousse, n i plantes parasites : elle est encore inconnue. REMÈDE.

I l n'est donc point d'autre m o y e n

d ' e m p ê c h e r l a progression des ravages de l a mort, q u ' e n interceptant toute c o m m u n i c a t i o n


154

V O Y A G E S

avec les oignons circonvoisins par des t r a n c h é e s c i r c u l a i r e s , rejetant sur le terrain m a u d i t l a terre de ces t r a n c h é e s , q u i seule suffiroit p o u r porter l a d é s o l a t i o n , é t a n t déjà empreinte de ce vice p r é j u d i c i a b l e et contagieux , tel q u ' a u bout de quinze et m ê m e vingt ans, i l p r o d u i r o i t le m ê m e effet sur des oignons sains q u ' o n viendrait à planter dans le m ê m e terrain , p r i m i t i v e m e n t t h é â t r e de l a m o r t . C e q u ' i l y a de p a r t i c u l i e r , c'est que

des

pommes de terre p l a n t é e s dans u n terrain o ù i l y avoit e u de l a mort, ont é t é r e t i r é e s pourries. La

maladie ne vient donc p o i n t d ' u n

étranger, niquée l'oignon.

mais b i e n

à l a terre par

corps

de l'influence c o m m u la désorganisation

de

V o y o n s ce q u ' e n dit D u h a m e l .

O B S E R V A T I O N S . D u h a m e l a o b s e r v é plusieurs é t a t s différons d ' a p r è s les p r o g r è s de cette é p i d é m i e . L e s oignons d u n o y a u , par e x e m p l e , d i t - i l , é t o i e n t totalement d é t r u i t s ; leurs enveloppes d ' u n b r u n

terreux ;

une q u a n t i t é

de

corps glanduleux d ' u n rouge obscur de l a grosseur de fèves ; le corps de l ' o i g n o n r é d u i t

en

substance terreuse , o ù l ' o n ne voyoit que l a trace des fibres de l a b u l b e . L e s oignons de l a c i r c o n f é r e n c e les m o i n s a t t a q u é s de l a maladie n'avoient d'autre marque de l a contagion que

quelques

filets violets q u i


D'UN

N A T U R A L I S T E .

155

traversoient les membranes de leurs t é g u m e n s . Quelques autres avoient sur leurs t é g u m e n s o u entre les lames q u i les forment, quelques corps g l a n d u l e u x , et o n n'apercevoit sur les enveloppes de ces oignons que quelques taches violettes. L e s oignons q u i é t o i e n t à l a partie moyenne , c'est à d i r e entre le centre et l a c i r c o n f é r e n c e des endroits infectés , é t o i e n t dans u n é t a t m i t o y e n de m a l a d i e ; mais l a terre é t o i t e n t i è r e m e n t t r a v e r s é e par des filets violets e x t r ê m e m e n t d é l i é s et aisés à r o m p r e . C o m m e je ne trouvois ces corps g l a n d u l e u x et ces filets violets que dans les endroits i n f e c t é s , je s o u p ç o n n a i q u ' i l s pouvoient ê t r e l a cause, o u d u m o i n s l'effet de l a maladie. Ces corps g l a n d u l e u x ressemblent à de petites truffes, mais l e u r superficie est v e l u e ; l e u r grosseur n ' e x c è d e pas celle d'une noisette (planche VIII, fig. i v ) : i l s ont l ' o d e u r d u c h a m p i g n o n , avec u n retour terr e u x ; les uns

sont

a d h é r e n s a u x oignons de

Safran, et les autres en sont é l o i g n é s de deux à trois pouces. L e s filets sont ordinairement d ' u n fil fin et de c o u l e u r violette, velus c o m m e les corps g l a n d u l e u x ; quelques - uns s ' é t e n d e n t d'une glande à l ' a u t r e , d'autres vont s ' i n s é r e r entre les t é g u m e n s des o i g n o n s , se partagent en plusieurs ramificat i o n s , et p é n è t r e n t j u s q u ' a u corps de la bulbe ,


156

V O Y A G E S

sans p a r o î l r e sensiblement y entrer. Ils forment clans cette route une infinité d'anastomoses

et

de d i v i s i o n s , et sont p a r s e m é s de petit n œ u d s o u ganglions, q u i ne paraissent ê t r e autre chose q u ' u n amas de laine q u i recouvre les corps gland u l e u x et les filets. Ces observations m ' o n t fait penser, continue D u h a m e l , que les tubercules sont des plantes parasites q u i se nourrissent de l a substance de l ' o i g n o n , et q u i , c o m m e les truffes, se m u l t i plient dans l ' i n t é r i e u r de l a t e r r e , sans se m o n trer à l a superficie. Il p a r o î t certain que cette e s p è c e de truffe se n o u r r i t a u x d é p e n s de l ' o i g n o n d u Safran, puisque ses racines p é n è t r e n t ses enveloppes, et s'attachent à sa p r o p r e substance q u i d é p é r i t à p r o p o r t i o n d u p r o g r è s que ces racines font sur l'oignon. S i l ' o n joint à ceci une autre o b s e r v a t i o n , q u i est, que cette maladie fait presque tous ses p r o g r è s pendant les trois m o i s d u p r i n t e m s , je ne crois pas q u ' o n puisse douter que cette plante parasite (*) n ' e n soit l a v é r i t a b l e cause, puisque c'est en cette saison que les racines v é g è t e n t et s ' é t e n d e n t le plus. P o u r m ' a s s u r e r d e ce fait, j ' a i

(*) Cette plante parasite est aujourd'hui

très-bien

connue. V o y e z Bulliard, histoire des champignons,


D'UN

NATURALISTE.

157

p l a n t é quelques tubercules de l a m o r t dans des pots o ù j'avois p l a n t é de l a terre saine des oignons de différentes fleurs ; en u n an de t e m s , ces t u bercules se sont m u l t i p l i é s dans ces p o t s , et ont a t t a q u é les oignons que j ' y avois p l a n t é s . J ' a i depuis ce tems-là t r o u v é celte m ê m e plante p a rasite q u i faisoit le m ê m e dommage à des h i è b l e s , de l ' a r r ê t e - b œ u f , à des plants d'asperges,

etc

Cette petite truffe se n o u r r i t , c o m m e o n l e v o i t , de plusieurs plantes d ' e s p è c e s fort différentes. E l l e n'attaque point les plantes annuelles , n i celles q u i n'ont leurs racines q u ' à l a superficie de la terre. M a i s , d ' u n autre c ô t é , mes observations d é t r u i s e n t tout le m e r v e i l l e u x de l a maladie dont i l est question : i l est naturel que cette plante parasite

s'étende circulairement

page 8r. C'est la sclerote des Safrans synopsie

de

Persoon,

119.

Cette plante parasite , dit Bulliard, est la plus petite des e s p è c e s de ce genre ; c'est aussi la seule qui ait de véritables racines : elle s'attache p a r t i c u l i è r e m e n t aux bulbes du Safran c u l t i v é dont elle s'approprie la substance , et qu'elle fait périr promptement : aussi est-elle connue des cultivateurs sous le nom de mort du Safran. Il y en a de diverses grosseurs. Leur chair est f e r m e , rouge en dedans comme

en

dehors,

paroit f o r m é e de petites écailles p l a c é e s vrement, ainsi qu'on le voit planc. grossie par la loupe.

et la chair en

recou-

I X , fig. I V ,


158

V O Y A G E S

autour

des oignons malades , puis qu'elle fait

ses p r o g r è s p a r l'alongement de ses r a c i n e s , et par l a p r o d u c t i o n de nouveaux tubercules. S i un

o i g n o n malade , o u u n e p e l l é e de terre

é t a b l i t l a maladie dans u n c h a m p s a i n , c'est q u ' o n y transporte

en m ê m e

tems l a plante

contagieuse : tout cela se passe , p o u r ainsi d i r e , en s e c r e t , puisque cette plante n e se manifeste p o i n t a u dehors.

O n parvient à a r r ê t e r ses

p r o g r è s p a r u n e t r a n c h é e , parce q u ' o n e m p ê c h e les racines m e u r t r i è r e s de s ' é t e n d r e ; et c'est en effet le seul m o y e n q u e l ' o n puisse employer p o u r e m p ê c h e r q u e cette m a l a d i e mortelle ne gagne tout u n c h a m p de Safran. PROPRIÉTÉS LE

SAFRAN

D U SAFRAN.

CONSIDÉRÉ

sous X E R A P P O R T D E

LA M É D E C I N E , a des vertus e n g r a n d n o m b r e ; il est, Béchique , hystérique , diaphorétique,

cor-

d i a l , c é p h a l i q u e , o p h t a l m i q u e , stomachique , carminatif,

détersif ,

résolutif

et

assoupis-

s a n t , etc. Nous

allons l ' e x a m i n e r

succinctement s u r

toutes ces q u a l i t é s , q u ' i l . p o s s è d e à u n t r è s - h a u t degré. C O M M E BÉCHIQUE.

et recommandable

C'est u n b o n expectorant,

dans l'asthme

h u m i d e et


D'UN

N A T U R A L I S T E .

159

convulsif, ainsi que dans les embarras d u p o u mon.

R i v i è r e ordonne avec s u c c è s aux asthma-

tiques u n scrupule de Safran en poudre d é l a y é dans

d u v i n ; et B o y l e , dans l a m ê m e

m a l a d i e , le prescrit en poudre o u en p i l u l e s , à la dose de 8 à 10 g r a i n s , avec u n p e u de sirop de v i o l e t t e , le soir en se couchant. I n f u s é dans d u l a i t , o n le donne avec avantage en petite dose dans les affections d u p o u m o n , s'il n ' y

a point c o m p l i c a t i o n d ' h é m o p t y s i e o u

crachement de sang ; car i l exciteroit certainement une h é m o r r a g i e pernicieuse , p a r v e r t u irritante et ses p r i n c i p e s volatils ,

sa

âcres,

h u i l e u x , aromatiques et s a l i n s , q u i enflamment le s a n g , l i q u é f i a n t les h u m e u r s , é c h a u f f e n t l ' u n et l ' a u t r e ,

et les rendent a c r i m o n i e u x . C ' e s t

celle v e r t u contraire en ce c a s , q u i le r e n d recommandable dans les suppressions des r è g l e s , surtout en le c o m b i n a n t avec des p r é p a r a t i o n s de M a r s . C O M M E HYSTÉRIQUE E T EMMÉNAGOGUE.

On

en

met infuser une p i n c é e dans les l i q u e u r s emmenagogues , b o u i l l o n s o u boissons o r d i n a i r e s , infusions t h é i f o r m e s , contre l a jaunisse o u c h l o rose. I l p r o v o q u e donc puissamment les règles r e t a r d é e s o u suspendues , o u c o u l a n t trop l e n tement. L o r s q u e les lochies vont m a l , on l ' a d m i n i s t r e


160

V O Y A G E S

é g a l e m e n t , i l e n l è v e l a cause de ce retard, c o m m e apéritif,

et calme e n m ê m e tems tous les ac-

cidens à c r a i n d r e , c o m m e COMME

DIAPHORÉTIQUE.

hypocondriaques

nervin. D a n s les

maladies

, et l o r s q u ' i l est besoin de

pousser à l a p e a u , c o m m e dans les fièvres é r u p tives , malignes , l a petite v é r o l e , l a rougeole , les fièvres m i l i a i r e s , lorsque l ' é r u p t i o n a peine à se faire, que l a tête se p r e n d , q u ' i l y a affection c é r é b r a l e , et coma,

alors o n le m ê l e avec le

camphre , et i l devient sudorifique. O n l'ordonne comme d i a p h o r é t i q u e , mêlé à l a s q u i n e , dans l a goutte et les rhumatismes. C O M M E CORDIAL, E T A L E X I T È R E . O n l'emploie

avec beaucoup d'avantage dans les maladies pestilentielles et putrides. ( N ° . 14). COMME

CÉPHALIQUE.

D a n s les affections

du

cerveau , et l a plupart des maladies d u genre nerveux q u i sont a c c o m p a g n é e s de mouvemens convulsifs, contre lesquels i l agit c o m m e a n o d i n . COMME

OPHTALMIQUE.

On

mêle

sa

teinture

à l ' e a u de rose et de plantain dans les collyres prescrits, p o u r p r é s e r v e r les yeux des influences funestes de l a petite v é r o l e , ainsi q u e de l a chassie. O n le m ê l e à des huiles douces, p o u r faire u n Uniment dont o n frotte les yeux dans l a petite vérole

confluente,

afin de les conserver.

Un

certain'


D'UN

N A T U R A L I S T E .

161

certain praticien heureux le faisoit infuser dans de la c r è m e j u s q u ' à ce qu'elle ait pris l a teinture, et en frottoit le visage dans l a petite v é r o l e p o u r e m p ê c h e r qu'elle ne c a v â t trop. C O M M E STOMACHIQUE.

L e Safran

est l a base

de l'élixir de garus , puissant r e m è d e p o u r les estomacs f r o i d s , foibles , délicats et paresseux. Dans les coliques venteuses et indigestions, l a dose est d'une c u i l l e r é e m ê l é e avec deux fois autant d'eau. Il est à observer que ce r e m è d e é c h a u f f a n t p r o d i g i e u s e m e n t , i l faut savoir en m o d é r e r l'usage. L e Safran est é g a l e m e n t l a base d u scuba , l i q u e u r stomachique. COMME

HÉPATIQUE.

L e Safran

est

ordonné

avec succès p o u r lever les obstructions d u foie. C O M M E C A R M I N A T I F . I l pousse p u i s s a m m e n t les

flatuosités. C O M M E D É T E R S I F . O n l ' e m p l o i e dans les

gar-

garismes r é s o l u t i f s , lorsque les effets de l ' e s q u i nancie sont lents , o u q u ' i l y a obstruction a u x amygdales; alors ces gargarismes se p r é p a r e n t avec le safran, le l a i t , les figues grasses , l a v é r o n i q u e m â l e , l a brunelle et l a pervenche. P o u r l ' e x t i n c t i o n de v o i x o n prescrit avec succès le r e m è d e suivant : Prenez une p i n c é e de S a f r a n , faites b o u i l l i r dans u n poisson de T O M E I.

L


162

V O Y A G E S

lait , et le faites prendre a u malade, l e plus c h a u d possible. COMME

RÉSOLUTIF

E T ANODIN.

O n l'emploie

l o r s q u ' i l s'agit d'apaiser l'inflammation des t u m e u r s , de l a goutte et des rhumatismes, dans les cataplasmes de m i e de pain et de lait q u ' o n o r d o n n e à ce sujet; mais à plus forte close, l o r s q u ' i l s'agit de r é s o u d r e des tumeurs dures et squirreuses. ENFIN

C O M M E ASSOUPISSANT.

L e Safran,

re-

c o n n u narcotique par e x p é r i e n c e , n'est q u ' a n o d i n et assoupissant pris à petite dose; et ce q u ' i l y a de particulier, c'est q u ' i l est e s t i m é c o m m e le m e i l l e u r correctif de l ' o p i u m . P r i s en trop grande q u a n t i t é , à l a dose de trois g r o s , p a r e x e m p l e , i l cause la pesanteur de t ê t e , ensuite le s o m m e i l , puis des ris i m m o d é r é s et convulsifs q u i se terminent par la m o r t . N O T A . S o n usage h a b i t u e l , q u o i q u e d'une saveur t r è s - a m è r e , le rend moins pernicieux ; car les Polonais dans leurs alimens en mettent j u s q u ' à une o n c e , sans en é p r o u v e r aucun r é sultat f â c h e u x . L e Safran, en u n m o t , est p o u r les P o l o n a i s ce que l ' o p i u m est p o u r les T u r e s , q u i graduellement arrivent a u point de l e prendre i m p u n é m e n t . O n peut, sans habitude c o n t r a c t é e , e n user


D'UN

N A T U R A L I S T E .

163

quelquefois sans danger à l a dose d ' u n scrupule j u s q u ' à u n scrupule et d e m i . Il y a des pays o ù o n le m ê l e avec le pain : en I t a l i e , o n en met dans l a soupe et dans tous les r a g o û t s . O n p o u r r o i t cependant s'en abstenir dans ce pays c h a u d , o ù son usage n'est p o i n t utile c o m m e dans les pays froids. O n t i r e , par des p r o c é d é s c h i m i q u e s , l a t e i n ture et l'extrait de Safran ; mais beaucoup d e m é d e c i n s p r é f è r e n t son usage en substance o u en i n f u s i o n , à ces p r é p a r a t i o n s de l'art q u i d'ailleurs sont moins faciles à se p r o c u r e r dans les campagnes. O n demandera p e u t - ê t r e p o u r q u o i le Safran sagement a d m i n i s t r é , est n e r v i n , anti-convulsif, et p o u r q u o i à forte dose i l excite des c o n v u l sions , et devient si funeste? L ' a u t e u r d u D i c tionnaire r a i s o n n é et universel de m a t i è r e m é d i cale offre la solution de ce p r o b l ê m e . C'est apparemment, d i t - i l , q u ' à dose m o d é r é e i l fait couler m o d é r é m e n t l'esprit a n i m a l ; a u l i e u q u ' à forte dose, i l occasionne u n flux i m m o d é r é des esprits. L e s stigmates de Safran, dit M . V o g e l , r é pandent une odeur suave, provoquent le s o m m e i l , é g a y e n t l'esprit, et excitent les jeunes gens à la joie. Schulz. p r æ l . i n disp. b r . 236. Ils r a niment les esprits, suivant M . P r i n g l e , T r a n s . L a


164

V O Y A G E S

philos. ; et résistent fortement à l a p u t r é f a c t i o n : ils rendent l ' u r i n e r o u g e , apaisent les douleurset les convulsions; procurent l ' é c o u l e m e n t des règles , favorisent l ' a c c o u c h e m e n t , m o d è r e n t l a toux ; mais i l faut éviter de les prescrire à trop forte d o s e , ils deviennent u n poison. O n a des observations q u i prouvent leurs mauvais effets ; dans Z a c u t de P o r t u g a l , P r a x . a d m . , l i b . III, observ. 144 dans B o r e l l . , l i b . i v , observ. 3o, 35 ; dans Stenzel., de A n o d . virt. ven. &. x x x i v . O n lit i n C o m m . Norimb.

1735 , pag. 22O ,

q u ' u n e c u i l l e r é e e n t i è r e de Safran avalée avoit o c c a s i o n n é u n vomissement é n o r m e , et avoit fait rendre ensuite une q u a n t i t é

considérable

de vers. A m a t u s de P o r t u g a l , curat,

med.,

cent, v , pag. 71 , et H e r t o d t , c r o c o l o g . , ont o b s e r v é que le Safran c o m m u n i q u o i t sa c o u l e u r a u x fétus des hommes et des brutes. R é d u i t e n p o u d r e , et r é p a n d u

sur les excoriations des

enfans, i l les g u é r i t , suivant B a e u m l e r . C'est dans ce siècle q u ' o n a d é c o u v e r t que le Safran contenoit une h u i l e é t h é r é e , mais en petite

quantité.

L e S a f r a n , dit C h o m e l , entre dans l a t h é r i a q u e , dans l'élixir de p r o p r i é t é de paracelse, dans l'élixir

de garus , dans les tablettes de

Safran de mars c o m p o s é e s , la poudre d'hiarr h o d o n , le m i t h r i d a t , l a confection d ' h y a c i n t h e ,


D'UN

N A T U R A L I S T E .

165

l ' h i é r a p r i c a de G a l i e n , les trochisques de c a m phre , les pillules d o r é e s , et dans les pillules p o u r l a g o n o r r h é e de L E

S A F R A N

Charas.

CONSIDÉRÉ DES

sous

L E

R A P P O R T

A R T S .

P R O P R E A U X A M I D O N N I E R S . O n peut faire de t r è s - b e l a m i d o n avec P o i g n o n de Safran ; mais le p r i x en seroit t r o p cher par l a q u a n t i t é d ' o i gnons q u ' o n seroit o b l i g é de se p r o c u r e r p o u r cette m a n i p u l a t i o n à laquelle i l est plus sage de renoncer. PROPRE

A U X PEINTRES

ET

TEINTURIERS.

Les

stigmates de Safran fournissent une belle t e i n t u r e , mais dispendieuse et difficile à fixer. L e s peintres et architectes l'emploient p o u r le lavis des plans et l'aquarelle. P R O P R E A U X CONFISEURS E T DANS L E S OFFICES.

I l entre dans les c r ê m e s , les gaufres, les b i s c u i t s , pastilles, conserves, s c u b a c , etc. Sous

L E RAPPORT DE L'INTÉRÊT

L'INTÉRÊT PARTICULIER

PUBLIC E T D E

, l a culture d u Safran est

é g a l e m e n t importante. Sous L E R A P P O R T D E L ' I N T É R Ê T P U B L I C . Parce qu'elle fournit une branche de commerce assez é t e n d u e , dont l'objet est e n t i è r e m e n t d ' e x p o r tation. I l se consomme en F r a n c e au plus l a L

3


166

V O Y A G E S

m i l l i è m e partie d u Safran q u i s'y r é c o l t e aux usages i n d i q u é s plus haut. SOUS L E RAPPORT D E L ' I N T É R E T

PARTICULIER.

P a r c e qu'elle est e x t r ê m e m e n t avantageuse pour le cultivateur et le p r o p r i é t a i r e locataire d u t e r r a i n , ainsi q u ' o n le voit d ' a p r è s le tableau suivant. A u Safran s u c c è d e ordinairement dans le G a t i n a i s le sainfoin. C e g r a m e n , trouvant une terre meuble p r é p a r é e par de f r é q u e n s et p r o fonds l a b o u r s , pousse des racines é t e n d u e s q u i en trois o u quatre a n n é e s n o n seulement l u i r e n d e n t , mais m ê m e accroissent sa fécondité par l'engrais qu'elles procurent ; au point q u ' o n y r é c o l t e j u s q u ' à trois moissons de b l é c o n s é cutives , sans repos et sans autre engrais. A i n s i une p i è c e de terre c o n s a c r é e à cette culture p r o d u i t en n e u f ou d i x ans trois récoltes a b o n dantes en b l é , trois o u quatre r é c o l t e s de s a i n foin , a u moins é q u i v a l e n t e s à trois récoltes de b l é de m a r s , et en outre trois r é c o l t e s de Safran, de m a n i è r e que les récoltes de Safran sont tout l ' e x c é d a n t d u p r o d u i t net. F R A I S DE C U L T U R E D ' U N ARPENT DE TERRE A S A F R A N PENDANT TROIS ANS.

L ' a r p e n t de

terre à Safran l o u é l ' u n dans

l'autre 80 #, au l i e u de I2#- e n v i r o n p o u r c u l -


D'UN

N A T U R A L I S T E .

167

ture o r d i n a i r e , est p a y é , pour trois a n n é e s de jouissance

240

#

I l faut pour le plantage 640 boisseaux d'oignons, q u i font 160 m i n e s , à vingt sous le boisseau contenant environ m i l l e oignons

640 R

C o n t r i b u t i o n à 9#

par arpent l ' u n

dans l'autre F r a i s de cueillette et d ' é p l u c h a g e , à supposer q u ' o n aitbesoin de journaliers , p o u r cinquante-cinq livres de Safran en trois ans, à quarante sous la livre . . .

27

110

T o t a l des d é b o u r s é s p o u r trois a n n é e s de r é c o l t e

1017#

P R O D U I T DE TROIS RÉCOLTES D E S A F R A N .

L a p r e m i è r e r é c o l t e donnant environ

5 #

L a seconde, produit m o y e n , . .

25

L a t r o i s i è m e , p r o d u i t m o y e n , . 25 F o n t . . . . . . 55

#

L e s cinquante-cinq livres de Safran sec, l'une dans l'autre à 50#,

font . . 2750#

V o i l à le fonds de l a terre t r i p l é en une a n n é e p o u r le safranier p r o p r i é t a i r e . O n v o i t , d ' a p r è s L

4


168

V O Y A G E S

cet e x p o s é , q u ' i l n'est point d'exploitation dont le

bénéfice

puisse

ê t r e c o m p a r é à celle

Safran. L e p r o p r i é t a i r e locataire des

du

terrains

q u i sont propres à cette c u l t u r e , participe aussi aux avantages q u i en r é s u l t e n t ; car i l les estime g é n é r a l e m e n t h u i t fois aussi chers que s'ils é t o i e n t en culture ordinaire.


D'UN

N A T U R A L I S T E .

169

NOTES.

( N ° . 1) LES graines contenues dans l'ovaire, dit M . Delataille - Desessarts, ne m û r i s s e n t point assez dans le Gatinais; c'est pourquoi on en n é g l i g e la r é colte pour la multiplication de l ' e s p è c e , d'autant plus qu'on la r é g é n è r e au moyen des c a ï e u x dont le d é v e loppement est plus sensible, et l'accroissement plus prompt. Cependant, si l'on veut par disette d'oignons avoir recours à ce m o y e n , on laisse une partie du champ de Safran sans en cueillir la fleur, et deux mois après sa d é f l o r a i s o n , on coupe le p é d i c u l e au dessous de l'ovaire, qui forme une capsule triangulaire qui renferme le fruit. O n la fait s é c h e r au soleil pour la semer ensuite. O n arrache les oignons provenus de cette graine trente mois après qu'ils ont é t é s e m é s , et ils rapportent presque toujours la m ê m e a n n é e . (No. 2) L e seul engrais convenable aux safranières, ainsi que l'observe M . Delataille-Desessarts, c'est le marc de raisin que l'on é t e n d sur le sol, un mois avant le premier labour. O n p r é t e n d que cette sorte d'engrais p r é s e r v e l'oignon de ses maladies habituelles, ou du moins qu'il en devient le palliatif. C'est à tort que ce m ê m e observateur dit que les terres à blé et celles o ù la vigne vient d'être arrachée , ne sont pas trop convenables aux plantations de Safran ; puisque rien n'est


170

V O Y A G E S

plus propre à recevoir cette plante bulbeuse qu'un arrachis de vignes ou de chenevis. ( No. 3 ) Plus on plante creux, et plus les fleurs et les tiges sont belles et vigoureuses, et moins la g e l é e a d'empire sur les oignons. Il faut que le froid passe le d i x i è m e d e g r é , pour qu'il g è l e à sept pouces de profondeur. Les faux d é g e l s seuls peuvent être d é f a v o rables aux oignons en ce qu'en les plaçant entre deux places, ils se fendent et pourrissent en peu de tems. Les vieux oignons gèlent plutôt que les nouveaux, parce que la p r o é m i n e n c e de leurs c a ï e u x supérieurs et l'effort annuel de la v é g é t a t i o n les rehaussent par an de huit à neuf lignes , et les portent bientôt presqu'à la superficie de la terre. (No. 4 ) L e sol préparé à recevoir les oignons, on les d é r o b e et on les expose au soleil pendant quelques jours, pour en absorber l ' h u m i d i t é superficielle, et les planter ensuite d è s le commencement de juillet. ( N ° . 5) L e recoulage , f a ç o n qui se donne au commencement de septembre, est d e s t i n é à enlever les herbes; c'est pourquoi i l faut profiter d'un tems bien sec pour cette opération ; car, par un tems h u m i d e , il se fait des mottes qui e m p ê c h e n t la fleur de sortir. Les safraniers les plus e x p é r i m e n t é s donnent une autre f a ç o n vers la m i - a o û t . Ils disposent le terrain en billons de quatre à cinq pouces de hauteur e x p o s é s au m i d i , et après un mois les rabattent. Outre que la terre est plus ameublie, elle r e ç o i t des influences b é n i g n e s du soleil, qu'elle communique ensuite par intus-susception aux oignons qu'elle renferme en son sein, et les d é g a g e par sa porosité de l'humidité contraire, dont la concentration est funeste aux oignons.


D'UN

NATURALISTE.

171

( N o . 6 ) L'opération du plantage peut se faire en six jours par arpent, avec deux personnes. Il faut 12 oignons pour meubler un pied c a r r é ; ce qui fait 145, 200 oignons par quartier , et 58o,8oo par arpent; ce qui fait environ 1260 oignons é p l u c h é s par boisseau , et 5o4o par mine. O n emploie 29 mines pour un quartier, et 116 pour un arpent. ( N o . 7 ) L a supériorité des fleurs du Safran du Gatinais , sur celles de la Beauce , sont dans les proportions de 8 à 1 0 , c'est à dire que l'on comptera 8000 flèches par livre de Safran vert du Gatinais, et 1000 flèches de Safran de Beauce pour é g a l e quantité. ( N o . 8) Les taupes ne mangent pas les oignons, mais pratiquent des passages aux mulots qui en sont très-friands. L a diminution du gibier est bien favorable aux safraniers , qui n'ont plus alors besoin de clorre leur terrain. I l falloit soixante-quinze bottes de charniers par 1/4 d'arpent de terre, ce qui fait trois cents bottes pour un arpent. L e charnier vaut de dix-huit à vingt francs les vingt-cinq bottes, ce qui fait deux centquarante francs pour entourer un arpent de Safran, cutre douze j o u r n é e s d'un homme pour appointer et planter le charnier. Les petits scolopendres , ou b ê t e s à mille pieds, sont aussi des animaux d é v a s t a t e u r s , et s'attachent p a r t i c u l i è r e m e n t aux racines de l'oignon. ( N o . 9) Il faut à peu près arpent de Safran. O n doit leur point travailler ayant les pieds tile qu'ils jettent ordinairement

huit éplucheurs par recommander de ne dans le d é c h e t inusous la table, autre-


172

V O Y A G E S

ment ils sont attaqués d'enflure. C'est ainsi qu'il arrive aux emballeurs par la poussière des é t a m i n e s . Il faut éviter d'éplucher le Safran recueilli par un tems de p l u i e , car i l fait des flèches une pâte qui en détériore la qualité. ( N o . 10) Lorsque le dessus du Safran blanchit, étant sur le tamis, c'est qu'il est assez sec d'un côté; alors on le retourne. Quand i l se brise au toucher, c'est preuve que la dessication est

parfaite.

On

le

met alors hors de l ' h u m i d i t é entre deux papiers, et non du linge qui la conserve. Certains paysans mettent quelques gouttes d'huile dans leur b o î t e , et le remuent ; cela lui donne un rouge plus v i f , mais lui ô t e de son parfum et de son v e t o u t é . L ' o p é r a t i o n de la dessication doit être lente. Il faut éviter la f u m é e et un trop grand feu. Trois quarts d'heure suffisent pour s é c h e r une livre de vert ; il faut deux p o i n ç o n s de charbon pour faire s é c h e r cent livres de Safran. La

vapeur c o n c e n t r é e fait enfler les yeux.

( N o . II) L e Safran d ' A s i e , surtout celui du M o n t - L i b a n , rivalise seul le Safran du Gatinais, réputé le meilleur de tous , soit par les soins de sa culture , soit par la qualité identique du terrain. Viennent après les Safrans de Portugal, d'Espagne, d'Italie, du Comtat d'Avignon, du Languedoc et du Quercy ; enfin le dernier, pour la q u a l i t é , est celui de Normandie. Lorsqu'il s'agit d'emballer le Safran pour le faire passer à l'Etranger, on doit observer que plus i l est pressé dans les sacs, et moins i l est susceptible de


D'UN

N A T U R A L I S T E .

173

's'évaporer. D'autres le mettent dans des barils bien clos et enduits e x t é r i e u r e m e n t de goudron. L e Safran e x p é d i é pour les Grandes - Indes, se recouvroit d'huile dans des boîtes de fer-blanc ; maintenant on l'emballe dans des caisses de bois de c h ê n e , hermétiquement rejointes , et garnies i n t é rieurement d'un double papier qui retient l ' h u m i d i t é ambiante, et attire celle superflue ; puis on met cette caisse dans une autre, et le Safran arrive avec son parfum, et est alors r e c h e r c h é des Indiens. O n paye aux commissionnaires vingt-quatre francs, pour le double emballage en toile, d'un ballot d'un quintal. Plus deux1/2pour1/100de commission, outre les frais de transport et les droits d'exportation. Souvent les marchands de Safran le sophistiquent avec du carlhame (1). L e carthame diffère du chardon par les caractères distinctifs suivans : c'est Une e s p è c e de chardon à fleurs flosculeuses, dont chaque est semblable , et porte un style d i v i s é en trois f l è c h e s , qui ne différent des stigmates du Safran qu'en ce qu'elles ne sont pas portées par un filet blanc, qu'elles sont plus petites, plus courtes, moins aplaties et sans odeur. (Planche X I , fig. III). O n le sophistique aussi en faisant bouillir des flèches et du sablon fin qui se colle et a d h è r e aux (1) L e carthame officinal; carthamus tinctorius,

Linnéé.

Carlhamus foliis ovatis integris serrato - aculeatis. L i n . M i l l D i c t . N ° . 1.

Gars. V o l . 5 ,

t. 75.

Carthamus officinarum

flore croceo , Tourn. 457. Cnicus sativus S. Carthamus officinarum. Banh. P i n . 378. Carthamus sive cnicus. J . B . 3 , 79. Raj. Hist. 3o2. N°. 1. Cnicus vulgaris. Clus. Hist. 2 , p. 152. Cnicus S. Carthamus , D o d . Pempt. 362. L o b . Ic 2 , p. 19 . vulgairement le Safran b â t a r d . ( P l . X I ) .


174

V O Y A G E S

fleurs, mais qui s'en d é t a c h e à mesure qu'il sa dessèche. Une autre m a n i è r e est d'y m ê l e r du fil de la m ê m e couleur, mais cette sophistication est facile à reconnoître par la souplesse des brins, comparativement à l'état de friabilité des véritables f l è c h e s . Les fraudeurs le ressassent encore avec un peu de vermillon dans un sac, mais celte fraude est punie des galères. ( N o . 12) I l faut extraire le tacon, et ne pas s'exposer à planter des c a ï e u x qui en sont infectés. O n guérit souvent les oignons du tacon, en les mettant pendant quelques jours dans du marc de raisin sec qui en pompe l ' h u m i d i t é superflue. M . Delataille-Desessarts parle de l ' e m p o r t e - p i è c e des jardiniers , c o m p o s é de deux cilyndres mobiles et rentrans , pour enlever les oignons t a c o n é s , mais il faut tant de précautions pour ne pas couper les oignons latéraux et circonvoisins que cette pratique ne peut être mise en usage que par des journaliers adroits et iutelligens. ( N o . 13) L'oignon frappé de l a . m o r t , comme l'observe avec justice M . Delataille-Desessarts, d é c o m p o s é à son centre, et converti en d é l i q u i u m infect et visqueux, est ordinairement pétri d'une terre glatte et grasse qui prend sa couleur rousse. Les corps glanduleux a d h é r e n s aux oignons frappés de la mort, sont durs, compactes, velus et d'une couleur pourpre f o n c é . Leur substance est c o m p o s é e de petits poils s e r r é s , et qui ont le tissu et la contexture de l'étoffe du chapeau. L e tacon diffère de la mort en ce que c'est une carie s è c h e que fuyent les insectes, et que les oignons


D'UN

N A T U R A L I S T E .

175

qui en meurent sont attaqués d'une e s p è c e de vermoulure ou poudre assez g r o s s i è r e , au lieu que la robe de l'oignon frappé de la mort ne renferme plus en son sein qu'une d é c o m p o s i t i o n bulbeuse t r è s - h u m i d e , visqueuse, infecte, et remplie d'insectes. M . Delataille-Desessart observe à tort qu'il croit avoir découvert que la maladie de la mort étoit o c c a s i o n n é e par un principe de putréfaction qui se trouve dans quelques veines de terre, et à certaine profondeur. Les raisons qu'il allègue sont, I°. que plus on enterre ces oignons, plus ils sont sujets à la maladie; 2°. que des oignons mis dans de la terre prise dans un endroit o ù régnoit cette maladie, ne la gagnent pas si l'on a eu soin de faire s é c h e r cette terre au soleil pendant quelques jours, et qu'ils y périssent bientôt sans cette p r é c a u t i o n , preuve de l'influence de l ' h u m i d i t é superflue, et non de la terre. Il s'ensuit de là que l'influence aqueuse si funeste aux oignons de Safran, de la température plus ou moins humide d'une a n n é e , d é p e n d la maladie app e l é e la mort; et que l'oignon trouve plus d'humid i t é à une certaine profondeur qu'à la superficie qui est b i e n t ô t d e s s é c h é e par l'air et le soleil, tandis que l ' h u m i d i t é reste permanente à la profondeur moyenne, qui est le séjour des oignons. 30. Ajoute M . Delataille , dans les pays m é r i d i o naux o ù on enterre le Safran à moins de prorondeur, cette maladie y est à peine connue, et n'y fait des ravages que dans les terres naturellement humides (donc que c'est l ' h u m i d i t é permanente à six pouces de profondeur, e x p é r i e n c e c o n f i r m é e par les oignons qui v é g è t e n t et fleurissent sur des c h e m i n é e s sans la


176

V O Y A G E S

secours d'aucun arrosement ni de terre), i l n'est donc besoin à la terre que de garantir l'oignon d'une sécheresse infertile, en entretenant seulement autour de lui un peu de fraîcheur. L a comparaison existe dans les a n n é e s pluvieuses et les a n n é e s sèches. Une preuve encore de l'induction de mon assertion , c'est qu'on ne doit pas attribuer cette maladie à des veines de terre ; c'est que, d'après M . Delataille, § . I I I , page 52,

les oignons de Safran étant un peu s é c h é s

et essuyés pour enlever les principes de putréfaction dont ils pourroient être couverts , et

étant ensuite

plantés avec des oignons sains, ils ne leur c o m m u niquent point la maladie. 40. Qu'une terre i n f e c t é e de mort, dont on aura ô t é avec le plus grand soin les corps glanduleux , et dans laquelle on aura planté des oignons sans l'avoir fait s é c h e r , leur communiquera la maladie, sans pourtant découvrir aucune trace de ces corps glanduleux , etc. ; que ces prétendues tubéroïdes ou truffes sont toujours a d h é r e n t e s aux côtés de l'oignon , au dessous, et que l'on n'en d é c o u v r e aucune au dessus. Ces

corps glanduleux

se conservent

des a n n é e s

entières en terre, sains et sans se d é c o m p o s e r ; i l paroît m ê m e que les insectes ne les recherchent pas. Les oignons attaqués de la mort nourrissent deux espèces d'insectes; une e s p è c e d'artison ou ver dessicateur et de petits scolopendres. Les premiers, de la grosseur d'un grain de b l é , sont d'un blanc transparent l'hiver, et acquièrent une couleur pourpre l'été. Leur t ê t e , a r m é e de deux cornes , a toujours cette couleur. Leur corps est a r m é de six pattes. Ils déposent


D'UN

N A T U R A L I S T E .

177

d é p o s e n t leurs œ u f s en nombre infini clans l'intérieur de l'oignon malade. Ces œ u f s éclosent au mois de mars, et les petits qui en sortent, vivent de l'oignon putréfié dont ils provoquent la corruption. Ils passent ensuite dans la partie saine, si elle est h u m i d e , et finissent par la corrompre aussi. L ' h u m i d i t é et ces insectes sont donc la cause de la mort. (No. 14) C'est un puissant cordial, et sou usage est p r é c i e u x pour le mal de mer qu'il m o d è r e . O n en prend un scrupule infusé dans un verre de vin de M a d è r e ou d'Espagne le matin , autant le soir, pendant le tems que cette i n c o m m o d i t é dure.

Notes historiques M.

sur

le Safran,

d'après

Delataille-Desessarts.

Des traditions anciennes nous apprennent que les Tyriens et les Sydoniens l'employoient pour peindre en jaune d o r é l'étoffe dont on se servoit en A s i e pour faire les voiles des nouvelles m a r i é e s , qui sa d é r o b o i e n t aux yeux les premiers jours du mariage, surtout pendant la c é r é m o n i e nuptiale. Ils s'en servoient aussi pour leurs parfums, les alimens et la m é d e c i n e . Ils tiroient alors leur Safran du M o n t L i b a n , o ù l'on en cultivoit, surtout sur les bords du fleuve E l e u l h è r e , n o m m é par les Romains Vallania. Les Tyriens levoienl encore leurs Safrans en C i l i cie , o ù , d'après le rapport de Quint-Curce dans le t r o i s i è m e livre de son Histoire, il croissoit en telle abondance , qu'il a d o n n é son nom à la forêt et à la ville de Coryce. Cette ville étoit considérable ; les Romains entretenoient toujours une flotte dans son port, et tous les ans, en automne, on y c é l é b r o i t TOME

I.

M


178

V O Y A G E S

les noces du dieu Bacchus. Les prêtres et sacrificateurs é t o i e n t c o u r o n n é s de fleurs de Safran. l'employoient

dans

leurs alimens. H o m è r e et V i r g i l e l'on c h a n t é

Les Egyptiens et les H é b r e u x

dans

leur description des feux de l'Aurore. Les prêtres en ornoient leur tête dans le temple de V é n u s . Les

auteurs et p o ë t e s

anciens nous disent qu'on

faisoit usage du Safran dans les sacrifices, les spectacles et les festins. Pour cela, on le faisoit infuser dans

de l'eau pour l'aspersion des temples ,

des

théâtres et salles de festins. Pline rapporte que l'on se couronnoit à table de cette fleur ; que son é v a p o r a t i o n neutralisoit les vapeurs du

v i n , et que

les Cybarites buvoient

du Safran

avant de se livrer à la d é b a u c h e de Bacchus ou de Vénus. A. R o m e les aruspices, les femmes et les petits m a î t r e s ne portoient de bonnets, de chaussures

et

d'habits que de la couleur de Safran ; d'où ils n o m mèrent

cet habillement

complet,

crocota ; de là ,

suivant Piaule , l'adjectif crotarius : C i c é r o n et O v i d e attestent les m ê m e s Les

long-tems et

assertions.

Grecs l'employoient aussi , quoique pendant ils y

du défaut

aient s u b s t i t u é , à cause des guerres de communication, l'holocrysson ou

rose de Calabre, e s p è c e d'églantier

qui fournit une

graine de laquelle on obtient une teinture d'un jaune doré.


D'UN

N A T U R A L I S T E .

DÉPART POUR

179

BORDEAUX.

L ' I N S T A N T d u d é p a r t de l ' A d r a s t u s , vaisseau parlementaire , devant mettre à l a voile p o u r C h a r l e s - T o w n , é t a n t fixé , je m ' a r r a c h a i une seconde fois

d u sein de m a f a m i l l e ,

et

me

rendis à P a r i s p o u r faire route vers B o r d e a u x . N o u s p a r t î m e s de l a Capitale vers les sept heures d u m a t i n , par u n b r o u i l l a r d

très-épais

q u i me dispensera j u s q u ' à Blois de d é c r i r e les l i e u x que nous avons p a r c o u r u s , savoir; Etampes, O r l é a n s , B a u g e n c i , et. B l o i s o ù nous c o u c h â m e s dans une auberge de beaucoup d'apparence , mais b i e n p e u digne de la haute r é p u t a t i o n que l u i donne l a trompeuse r e n o m m é e . Ces v i l l e s , d'ailleurs c o n n u e s , n'ont r i e n p r o d u i t d e n o u v e a u à mes actives observations. L e l e n d e m a i n 27 o c t o b r e , nous d é j e û n â m e s à A m b o i s e , village s i t u é sur les bords de l a L o i r e , et a u m i l i e u d u paysage le plus c h a m p ê t r e et le plus pittoresque.

Nous dînâmes à

T o u r s , dont l a b e a u t é des environs est si justement r e n o m m é e . L a n a t u r e , q u i y d é p l o i e avec p r o d i g a l i t é les richesses de l a v é g é t a t i o n , l u i a M

2


180

V O Y A G E S

fait donner le n o m de jardin de la France.

On

voit à l ' e n t r é e de la v i l l e , à la droite de la grande r o u t e , le superbe couvent de N o i r m o u t i e r , immense par étoient

l ' é t e n d u e de

ses b â l i m e n s ,

logés tous les ouvriers nécessaires

aux

r é p a r a t i o n s accidentelles de ce superbe édifice. Nous couchâmes essuyâmes

un

à Sainte - M a u r e ,

orage

assez violent ,

nous

malgré

l'arrière-saison. L e 28 , nous d î n â m e s à C h â t e l l e r a u d , dont l a coutellerie délicate est r e c h e r c h é e . A peine desc e n d u de v o i l u r e , je me vis seul assailli

de

plus de vingt marchandes q u i crioient c o n t i nuellement à mes oreilles , en m'offrant

cha-

cune une douzaine de couteaux à la fois. J ' é l o i s si e x c é d é et tant é t o u r d i de ces instances r é i t é r é e s par u n c o m m u n i n t é r ê t , que ne sachant c o m m e n t m'en d é b a r r a s s e r , je leur fis v o i r u n couteau q u i

me

suffisoit.

A

peine

l'eurent-

elles v u , q u ' u n e marchande sauta dessus , l'arracha de mes

mains , sans attendre

et

mon

approbation , p o u r aller le faire repasser.

Je

fis c o u r i r a p r è s elle , et je fus o b l i g é de

me

fâcher

p o u r qu'elle me le r e n d î t .

Cependant

celle p r e m i è r e fougue , i m a g i n é e p o u r exciter l'envie des voyageurs à la vue de tant d ' e s p è c e s d i f f é r e n t e s , é t a n t passée , j'en choisis au moins un de m o n g o û t .


D'UN

N A T U R A L I S T E .

181

N o u s sou p â m e s à Poitiers , v i l l e d é s e r t e par la suppression des n o m b r e u x m o n a s t è r e s q u i y entretenoient u n commerce v i v a n t , et une grande consommation. O n y vit à b o n m a r c h é . N o u s e û m e s la c u r i o s i t é d'y demander d u v i n blanc paillé q u i est assez b o n . I l se fait ainsi : O n choisit dans de vieilles vignes le plus beau raisin q u i , sur toutes choses , d o i t ê t r e c u e i l l i à l a r o s é e d u m a t i n , et s ' i l se p e u t , avant le lever d u soleil. O n en é t e n d une couche sur le pressoir , et o n l a recouvre d ' u n l i t de p a i l l e , s u r m o n t é l u i - m ê m e d ' u n autre l i t de raisin , ainsi de s u i t e , j u s q u ' à ce que le marc soit rec o n n u suffisant. O n e x p r i m e l é g è r e m e n t cette l i q u e u r p r e m i è r e q u ' o n entonne aussitôt. C e v i n , mis en bouteille au mois de m a r s , acquiert une q u a l i t é si parfaite q u ' o n le fait passer dans le pays p o u r d u v i n de C h a m p a g n e , titre p e u t - ê t r e trop avantageux, mais q u a l i t é q u ' o n p o u r r o i t l é g é r e m e n t modifier l o r s q u ' i l a é t é p r é p a r é par les p r o c é d é s d é c r i t s . O n n ' a c h è t e dans ce pays de l a moutarde q u e le soir. A l o r s o n entend des hommes ceints de sangles de c u i r , et portant de grands pots , pousser dans les rues u n certain c r i q u i les fait reconnoître. L e 29, nous p a s s â m e s le matin par Manies , remarquable par ses belles prairies. L e villaga

M3


182 V O Y A G E S est affreux quant aux b â t i m e n s , recouverts de tuiles semi - cylindriques , dont l a pesanteur charge les toits de m a n i è r e à en fatiguer l a charpente. Cet usage a de plus l ' i n c o n v é n i e n t d'exposer les passans à ê t r e blessés par l a chute de ces tuiles retenues par de grosses pierres p o s é e s a u b o r d des couvertures p o u r faire poids , et q u i tombent au premier coup de vent. L ' u s a g e de ces toits est si i n v é t é r é , que les maisons q u ' o n y b â t i t encore sont r e v ê t u e s de ces masses c o l o r é e s . C e village qu'arrose l a C h a r e n t e , offre à son e n t r é e u n très-joli c o u p d ' œ i l par de petites dettes o u oseraies q u i se trouvent a u m i l i e u de celle r i v i è r e . L e t e r r a i n , en sortant d u v i l l a g e , est si pierreux q u ' à peine o n a p e r ç o i t l a c o u l e u r rousse de l a terre. C'est là o ù l ' o n voit c o m mencer le l a b o u r des b œ u f s , r é u n i s par u n j o u g q u i leur tient l a tête en respect. Souvent i l s sont g u i d é s par u n enfant. L e s bouviers stim u l e n t l e u r ardeur a u m o y e n d ' u n a i g u i l l o n fiché a u bout d ' u n t r è s - l o n g b â t o n . Ils ont avec ces animaux indolens u n langage tout particulier. L a marche de ces b œ u f s est lente. Souvent o n les voit t r a î n e r des charrettes très-étroites. A p r è s avoir t r a v e r s é une belle forêt de m a r ronniers , nous d î n â m e s à Buffec , pays t r è s giboyeux. O n y cultive par sillons le m a ï s , o u b l é de T u r q u i e .


D'UN

N A T U R A L I S T E .

Nous soupâmes

183

à A n g o u l ê m e , terrain

re-

n o m m é par les truffes q u ' i l p r o d u i t . L a v i l l e est située sur une é m i n e n c e t r è s - é l e v é e . N o u s ne p û m e s

y entrer,

parce

qu'il

étoit

trop

tard ; c'est p o u r q u o i nous c o u c h â m e s dans ses faubourgs. L e 3 o , nous d î n â m e s à Barbezieux , dont les volailles ont une r é p u t a t i o n bien m é r i t é e . C'est en sortant de cet endroit que c o m m e n c è r e n t les chemins si m a u v a i s , que nous e û m e s

jusqu'à

B o r d e a u x . Il falloit arriver à B o i s v e r d , et n o u s tirer d ' u n mauvais pas d û à l a n é g l i g e n c e de cette partie de l a grande route. L ' a c c i d e n t arr i v é l a veille par le renversement d'une gence ,

et

dans

voyageurs furent

laquelle deux mutilés ,

dili-

malheureux

nous obligea

de

traverser les Bourgeons des ventes a u m o y e n de d i x c h e v a u x , q u i eurent n é a n m o i n s beaucoup de peine encore à enlever des mauvais pas notre diligence. E n f i n , a p r è s de longues peines , nous a r r i v â m e s à C h e v a n c e a u p o u r y souper. C e pays est e x t r ê m e m e n t giboyeux , et la chasse y est l i b r e c o m m e dans les environs de B o r d e a u x . J ' y aurois a c h e t é u n chien braque de superbe r a c e , mais l a l o n g u e u r de notre voyage me fit remettre a u retour cette acquisition , si son m a î t r e n'en avoit pas d i s p o s é . L e 31 , nous c o m m e n ç â m e s à v o i r de belles M 4


184

V O Y A G E S

forêts de pins p r è s de Carvagnac. N o u s d î n â m e s à C u s a c , a p r è s avoir r e n c o n t r é d'horribles c h e m i n s . O n nous fit embarquer alors p o u r traverser l a D o r d o g n e , et arriver à Saint A n d r é . ER

N o u s c o u c h â m e s à l a Bastide, et le I . n o vembre apercevant Bordeaux a u delà d u rivage de la G a r o n n e , nous la p a s s â m e s à h u i t heures d u m a t i n , et e n t r â m e s enfin à B o r d e a u x . C e l l e v i l l e située sur les bords de l a G a r o n n e , est t r è s - c o m m e r ç a n t e , et n'a r i e n des villes de province. L e p r i x des comestibles y est exorbitant, car les Bordelais q u i sont t r è s - r e c h e r c h é s dans le c h o i x de leurs a l i m e n s , y font faire bonne c h è r e à leurs hôtes. S u r le b o r d de la G a r o n n e q u i donne m o u i l lage à des sloops , goélettes , briques et autres b â t i m e n s de cabotage, autour d'une vaste enceinte sont situées des galeries dans le genre de celles d u Palais-Royal à P a r i s , et h a b i t é e s de m ê m e par des marchands de toute e s p è c e ; cet é t a b l i s s e m e n t se n o m m e bourse. L e s Bordelais sont gais, galans et somptueux. L e s ventes publiques s'y font au son des trompettes. O n y admire l a structure de la superbe salle de spectacles. L e lendemain de notre a r r i v é e , j o u r des M o r t s , a p r è s avoir fait venir des h u î t r e s vertes ( I ) , t r è s (I) Pour donner aux huîtres la couleur verte,


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N A T U R A L I S T E .

185

communes en ce pays, nous a l l â m e s entendre l'organiste de l'église S a i n t - D o m i n i q u e , dont le talent s u p é r i e u r et l a composition é l é g a n t e t i r è r e n t le meilleur parti possible de l'excellent j e u d'orgue q u i d é c o r e ce temple. L e s c é r é m o n i e s d u culte religieux s'y font avec beaucoup de d é cence, et m ê m e avec s o m p t u o s i t é . Il y avait encore a u m i l i e u de l a grande n e f u n m a u s o l é e q u i avoit s e r v i , ainsi que tous les attributs q u i ornoient les piliers et le p o r t i q u e , à c é l é b r e r l a m é m o i r e des d é f u n t s . L a r i g u e u r de l a saison fut encore o b l i g é e de p r o d u i r e des roses p o u r les petits m a î t r e s d u c o u r s , et des fraises p o u r les gourmets. O n nous dit Valmont - Bomare , les p ê c h e u r s les enferment le long des bords de la mer dans des fosses profondes de trois pieds, qui ne sont i n o n d é e s que par les m a r é e s hautes à la nouvelle et pleine lune, y laissant des e s p è c e s d'écluses par o ù l'eau reflue jusqu'à ce qu'elle soit abaissée de m o i t i é . Ces fosses verdissent, soit par la qualité du terrain, soit par une e s p è c e de petite mousse qui en tapisse les parois et le fond, ou par qnelqu'autre cause qui nous est i n connue; et dans l'espace de trois à quatre jours, les huîtres qui y ont é t é e n f e r m é e s , commencent à prendre, une nuance verte. M a i s , pour leur donner le teins de devenir e x t r ê m e m e n t vertes, on a l'attention de les y laisser séjourner pendant six semaines ou deux mois.


186

V O Y A G E S

servit d'excellentes figues n o i r e s , et des raisins de Malvoisie q u i sont t r è s d o u x et t r è s - d é l i c a t s . L e 7 n o v e m b r e , nous nous f î m e s conduire à b o r d d e l ' A d r a s t u s , d ' o ù je p r i s dans l ' a p r è s - m i d i quelques vues des bords de la G a r o n n e . L a parfaite t r a n q u i l l i t é d u b â t i m e n t m o u d l é en r i v i è r e m e p e r m i t d'observer ces c ô t e s avec tous leurs détails. L e d î n e r fut servi à l'anglaise, et nous en fit d é s i r e r de semblables p o u r toute l a t r a v e r s é e ; m a i s , h é l a s ! l ' a r r i v é e d u reste des passagers s u p p r i m a sur-le-champ cette abondance avec laquelle o n flatta d ' a b o r d nos e s p é r a n c e s . J u c h é dans m o n c a d r e , n o n sans r i s q u e , puisqu'en y montant,

je me froissai vivement l a

j a m b e , n ' é t a n t point a c c o u t u m é à une

retraite

aussi p e u spacieuse ; je m ' y l i v r o i s au s o m m e i l l o r s q u ' u n vent terrible s ' é l e v a , et confondant son murmure

aux

cris des rats q u i jouoient

couroient dans l ' i n t é r i e u r d u b â t i m e n t , me

et lira

de m o n assoupissement, et me p e r m i t de me l i v r e r à de s i n g u l i è r e s réflexions. L e s a n g l o - a m é r i c a i n s font u n grand usage de t h é , Ils en prennent avec toute espèce d'alimens ; c'est p o u r q u o i ils en boivent de pleins bols à leurs repas. Cet usage est doux , et on peut f a c i lement s'y h a b i t u e r ; mais quitter d u b o n pain blanc de P a r i s , p o u r u n biscuit d u r et v e r m o u l u ,


D'UN

N A T U R A L I S T E .

187

c'est en v é r i t é c é d e r à la raison et à l'urgence des affaires. C o m m e i l falloit plier sous tous les i n c o n v é n i e n s de l a t r a v e r s é e , je p r i s facilement m o n parti. U n a l a r m i s t e , car i l s'en trouve

par-tout,

vint nous d i r e avec frayeur que dans les soixante passagers de la d e r n i è r e t r a v e r s é e , i l en é t o i t m o r t onze sur ce b â t i m e n t q u i ne devoit point, ê t r e encore t r è s - s a i n , nous observoit cet ê t r e pusillanime ; q u e les uns n'avoient p u s u r v i v r e à une dose i n c o n s i d é r é e d ' o p i u m ; que deux demoiselles à peine à l a fleur de l e u r â g e furent é g a l e m e n t e n l e v é e s , par une fièvre é p i d é m i q u c , à leurs parens inconsolables ; q u ' u n autre passager trop folâtre sur le p o n t , o ù , disoit notre c o m p a g n o n de v o y a g e , o n a sans cesse quelque n o u v e l accident à redouter, n'apercevant point les écoutilles ouvertes (1), tomba à fond de c a l e , se cassa trois c ô t e s , et m o u r u t peu de jours a p r è s sa blessure. L e p r e m i e r pilote c ô t i e r , ayant r e ç u des ordres d u capitaine de l ' A d r a s t u s , fit lever l'ancre , et mettre le cap sur P o u i l l a c . L ' o n d e douce nous conduisoit sans tangage n i r o u l i s , lorsque le pilote eut des craintes p o u r le sort d u b â t i m e n t

(I) Ouverture du tillac pour descendre dans le fond du vaisseau.


188

V O Y A G E S

p r ê t à toucher sur u n banc de sable, que nous e û m e s pourtant le bonheur d ' é v i t e r . N o u s c ô t o y â m e s une p é n i n s u l e q u ' o n appelle Pâté

de Blaïe,

à cause de sa forme aplatie.

C'est u n c h â t e a u fort o ù tous les navires a r m é s v o n t d é p o s e r leurs canons avant d ' a r r i v e r à B o r deaux. Cette forteresse peut faire feu sur ceux c i , en cas de refus o u de r é s i s t a n c e , et e m p ê c h e r de continuer leur marche hostile. L e samedi 9 n o v e m b r e , le pilote continuant son d é b o u q u e m e n t , fit m o u i l l e r devant P o u i l l a c , b o u r g s i t u é à d i x lieues de B o r d e a u x . O n nous y apprit u n é v é n e m e n t b i e n extraordinaire a r r i v é tout r é c e m m e n t . U n capitaine de corsaire é t a n t descendu à terre pendant le d é s a r m e m e n t de son b r i c k , avoit a u p r è s de sa c h e m i n é e deux barils de poudre q u ' i l s'occupoit à d e s s é c h e r partiellement. U n de ses matelots entre dans celte c h a m b r e , et l u i fait apercevoir son e x t r ê m e i m p r u d e n c e . A peine eut-il p a r l é , que le feu se c o m m u n i q u a n t à l a p o u d r e , p r o d u i s i t une e x p l o s i o n fulminante q u i fit sauter l a m a i s o n . L e pauvre matelot fut é c r a s é en voulant fuir vers l a porte , tandis que le capitaine se trouva t r a n s p o r t é et a c c r o c h é par ses habits à u n chevron q u i n ' a v o i l é t é que b r i s é et d é m e m b r é . C e dernier existe e n c o r e , et nous fit examiner


D'UN

NATURALISTE.

189

la seule c i c a t r i c e , singulier effet d'une heureuse prédestination. L e dimanche 10 n o v e m b r e , le capitaine de l ' A d r a s t u s n ' é t a n t point encore r e n d u à b o r d , i l falloit b i e n l'attendre, et s'accoutumer a u genre de vie tout-à-fait singulier des angloa m é r i c a i n s . J'avoue q u ' i l é t o i t tout n o u v e a u p o u r m o i , a u l i e u de s o u p e , de prendre d u b o u i l l o n clair dans lequel o n é m i e t t e u n p e u de p a i n . L e t h é , le v i n et le chocolat se buvoient alternativement a u d î n e r . C e m é l a n g e auquel je n ' é t o i s point a c c o u t u m é n'affecta cependant aucunement m a s a n t é . L e lieutenant nous raconta l'histoire d ' u n matelot de son b o r d q u i , devenu d é s e r t e u r , tentoit de rentrer au n o m b r e de l ' é q u i p a g e , a p r è s avoir v o u l u perdre ce m ê m e b â t i m e n t . V o i c i le fait. J o n n ' , c'éloit son n o m , v i n t de n u i t , a c c o m p a g n é de plusieurs c o m p l i c e s , à b o r d de l ' A d r a s t u s , dans le dessein de s'emparer de la cassette renfermant les papiers d u b â t i m e n t . L a horde r é v o l t é e , rencontrant le second c a p i taine et le l i e u t e n a n t , l e u r c h e r c h è r e n t de m a u vaises raisons, et les f r a p p è r e n t avec tant de violence q u ' i l s les l a i s s è r e n t é v a n o u i s tous les deux. J o n n ' , é t a n t au fait des localités d u b â t i m e n t , descendit chercher l a cassette ; mais , ne l a trouvant p o i n t , i l s'éloigna tout cornus de


190

V O Y A G E S

v o i r ses beaux projets é v a n o u i s .

C e matelot

infidèle avoit é t é s é d u i t par u n corsaire q u i n ' e û t pas m a n q u é de prendre à son d é p a r t l ' A d r a s t u s , p r i v é de ses papiers. T o u j o u r s attendant le c a p i t a i n e , j ' a l l a i visiter en canot u n corsaire é l é g a n t m o u i l l é p r è s de n o u s , et o ù nous fûmes parfaitement a c c u e i l l i s , grace au passager q u i m ' y p r é s e n t a . C ' é t o i t u n a m i i n t i m e d u capitaine q u i , a p r è s nous avoir s a l u é d ' u n coup de c a n o n , vint à terre avec nous à P o u i l l a c . Il n'est p o i n t de village plus b o u e u x et plus m a l tenu que cette petite v i l l e , q u i n'offre rien a u c u r i e u x de remarquable que ses bornes de stéalite (I) verte. L e soir à m i n u i t , tous les passagers a r r i v è r e n t avec le capitaine. C e fut une e n t r é e curieuse pour u n observateur. L e tems p l u v i e u x avoit mis à l ' é p r e u v e

tous les nouveaux sujets de

Neptune. Il étoit plaisant d'entendre

les uns

apostropher l a nature de son i n t e m p é r i e ; les autres cherchant

à réprimer

en grognant le

caquet c o n t i n u e l de dames q u i , à peine a r r i v é e s à b o r d , vouloient s'assurer u n empire absolu dans les bonnes graces de leurs compagnons de voyage.

L e s unes affairées, chargeoient leurs

(1) L a stéatite ou Speckstein est une pierre argileuse , aussi douce au toucher que grasse à la vue.


D'UN

NATURALISTE.

191

complaisans de mettre ordre à leurs b a l l o t s , et croyant ê t r e d ' u n grand secours, se contentoient en t e m p ê t a n t de p r é s i d e r debout à l'arrangement de leurs é n o r m e s paquets. D'autres allégées par l a fortune, et

n'ayant

pas besoin de vérifier une n o m e n c l a t u r e , d é s i roient dans le s o m m e i l o u b l i e r l'inconstance d u s o r t , et leur envie jalouse. U n e autre v i n t se heurter

contre une cabane basse et h u m i d e ,

qu'elle accusoit le capitaine d ' a v o i r r é s e r v é à l ' h o n n ê t e indigence. A cette v u e , ne pouvant plus contenir ses transports de c o l è r e , l'affligée se leva en f u r e u r , frappa des p i e d s , refusa une semblable loge , en demanda une autre ; et parsuite de l'exigence q u i accompagne

toujours

le sexe f é m i n i n sans é d u c a t i o n , proposa de faire d é g u e r p i r les hommes de l a grande

chambre

p o u r se l ' a p p r o p r i e r ; mais cela é t a n t i m p r a ticable , puisque cet endroit é t o i t l a salle de r é u n i o n , nous f û m e s c o n s e r v é s à notre poste. Il me tardoit b i e n à m o i , t r a n q u i l l e dans m o n l i t , de v o i r cesser tous ces d é b a t s , de calmer mes sens, d ' a r r ê t e r mes é c l a t s , et de reprendre

un

sommeil trop-tôt interrompu. Sur mon a v i s , l'heure

de l a retraite fut d é c i d é e , et c h a c u n

se r e t i r a , n o n sans quelques m u r m u r e s .

Le

capitaine indifférent et b o n , rioit en estropiant des r é p o n s e s f r a n ç a i s e s , et a g a ç o i t encore l ' h u -


192

.

V O Y A G E S

m e u r atrabilaire de ces dames en c o l è r e , e n plaisantant sur l e u r mauvaise rencontre. C e p e n dant i l étoit l a r d , et c h a c u n pensa à aller prendre d u repos. E n f i n le samedi 16 n o v e m b r e , ce j o u r tant d é s i r é arriva. D è s l a pointe d u j o u r o n leva l'ancre , et nous a p p a r e i l l â m e s vers la tour de C o r d o u a n . C o m m e nous nous trouvions à p o r t é e d u b â t i m e n t stationnaire, le commandant envoya des officiers à notre b o r d p o u r s'assurer de l a v é r a c i t é de notre e x p é d i t i o n , et grace à u n passager, a m i i n t i m e de l ' u n des officiers, la visite ne fut pas longue. E n f i n vers le s o i r , a p r è s le c o u cher d u s o l e i l , le pilote nous abandonna à notre surveillance avec le m e i l l e u r vent p o s s i b l e , c a p a b l e , en u n m o t , de nous é l o i g n e r en bien p e u de tems des côtes dangereuses. N o u s g a g n â m e s le large b i e n p r o m p t e m e n t , et filâmes d è s notre d é p a r t j u s q u ' à n e u f n œ u d s , ce q u i fait trois lieues à l'heure. O n mesure la distance q u ' o n peut p a r c o u r i r en u n certain tems d o n n é , en calculant la m a r c h e d ' u n instrument comparatif, a p p e l é loch. Il est c o m p o s é d'une planche triangulaire q u ' o n r e n d pesante au m o y e n de p l o m b c o u l é . L a corde q u i y est a t t a c h é e , et q u ' o n laisse filer rapidement pendant l ' é c o u l e m e n t d u sable de l'horloge à m i n u t e s , est n o u é e de distance en distance. A u s s i t ô t que la q u a n t i t é de sable

est

écoulée,


D ' U N

N A T U R A L I S T E .

193

é c o u l é e , o n crie stopp, q u i veut dire a r r ê t e z ; alors o n retient en m ê m e tems l a c o r d e , et l ' o n compte c o m b i e n i l a filé de toises de corde pendant ce laps de tems ainsi d é t e r m i n é . C'est d ' a p r è s cette m a n œ u v r e que l ' o n calcule l a marche d u vaisseau. N o u s s o r t î m e s le s o i r , d u golfe dangereux de la G a s c o g n e ; mais l a n u i t fut terrible p o u r les d é b u t a n s en navigation. D i m a n c h e 17 n o v e m b r e , vers les quatre heures d u m a t i n , nous é p r o u v â m e s u n coup de vent si violent q u ' i l cassa une é c o u t e (1) et l a vergue (2) d u m â t de perroquet ( 3 ) . L a secousse q u ' é p r o u v a par ce contre-tems notre vaisseau, le b r u i t q u i v i n t r o m p r e le silence de l a n u i t , les cris de quelques passagers, et d u capitaine q u i s ' é l a n ç a n t sur l e p o n t , c r i a mal-adroitement, sauve qui

(I) Cordage fourchu

qui sert à tenir les voiles

tendues. (2) Les vergues sont des p i è c e s de bois longues et arrondies, attachées en travers du m â t pour soutenir les voiles. (5) C e petit m â t est arboré sur les hunes des autres m â t s . Les hunes, comme on le sait, sont des e s p è c e s de guérites p l a c é e s au haut des m â t s , o ù se tiennent les gabiers ou matelots c h a r g é s de découvrir de loin. TOME

I.

N


194

V O Y A G E

peut, nous sommes perdus!

S toute celle r u m e u r

enfin , en alarmant nos p e n s é e s , sembla o b o m brer l a nature. L e s cris d u d é s e s p o i r se faisoient déjà entendre de part et d'autre ; les femmes m ê m e s , nos dames oubliant l e u r p u d e u r , v i n r e n t p r è s de nos l i t s , nous consulter dans l e n é g l i g é le plus complet; et secouant notre assoupissement, nous

interrogèrent

s u r les dangers

présens.

B i e n t ô t se plaignant de notre sang-froid, elles nous supplioient avec plus de d o u c e u r de monter sur le pont p o u r y prendre des informations. O n s'adressa le p l u s souvent à m o i , c o m m e le p l u s à p o r t é e de l a chambre de nos dames; e t , l e dirai-je avec regret, c'est en cherchant à l e u r ê t r e a g r é a b l e , q u ' e n m ' i n f o r m a n t , s u r le pont t r è s - g l i s s a n t , de notre p o s i t i o n actuelle, je m e laissai tomber sur u n e coupe superbe

d'ophite

s e r p e n t i n , provenant d u m o n t V é s u v e , q u i fut b r i s é e . J e la regrettai c o m m e p i è c e p r é c i e u s e de m o n cabinet, et c o m m e vase utile dans notre t r a v e r s é e . Cependant je c o n s o l a i , d u m i e u x p o s s i b l e , les timides nautilites. La

m e r apaisa son c o u r r o u x ; l'onde en

blanchissant

n'étoit

plus

que m o u t o n n e u s e ,

mais i l falloit payer u n t r i b u t

à Neptune, et je

fus a c c a b l é de ce m a l - a i s e q u i , sans ê t r e d a n gereux , fait tant souffrir, et dans lequel les meilleurs toniques

ne peuvent e m p ê c h e r les


D'UN NATURALISTE. 195 vomissemens, qui seuls procurent un prompt soulagement. Le lundi matin 18 novembre, il venta petit largue, ce qui nous obligea de faire fausse route ; mais le vent s'étant élevé sur les dix heures, nous filâmes le reste de la journée de six à sept nœuds. Le mardi 19 novembre, nous aperçûmes de loin un bâtiment marchand ; mais, comme il faisoit une route opposée à la nôtre, nous ne pûmes communiquer avec lui. Après un calme de plusieurs heures , nous filâmes trois nœuds. Le mercredi 20 novembre, la brise du malin amena le vent nord-ouest qui nous fit filer de six à sept nœuds. Un témoin oculaire me rapporta un fait cligne d'être cité par sa singularité, le voici : Pendant une tempête un matelot étoit près' des haubans (1), occupé à larguer des cordages, lorsqu'une grosse lame qui vint couvrir le bâtiment l'emporta avec elle dans la mer ; mais, à peine tombé, il est relevé par une autre vague qui croisa la première , et qui replaça le matelot à son poste. Il tomba seulement évanoui, et en fut quitte pour quelques contusions. (I) Les haubans sont de gros cordages qui servent à raffermir les m â t s , et d'échelles pour monter dans les hunes.

N

2


196 Le

V O Y A G E S j e u d i 21

n o v e m b r e , le b â t i m e n t

mal

lesté et sans chargement, étoit le jouet de toutes les lames. L e g o u v e r n a i l , é t a n t trop

violenté

p o u r q u ' o n p û t le d i r i g e r , é t o i t a m a r r é . L e s voiles à m o i t i é d é c h i r é e s , les cordages d i s p e r s é s sans ordre sur le p o n t , que les passagers et matelots avoient a b a n d o n n é p o u r se calfeutrer à fond de c a l e , laissoient notre b â t i m e n t au g r é d'une h o r r i b l e t e m p ê t e que nous

éprouvâmes

à l a hauteur des îles M a d è r e s . L e m o r n e silence qui

r é g n o i t sur les gaillards (1) n ' é t o i t inter-

r o m p u que par l a chute tonitrueuse des vagues q u i venoient s'y

écraser

avec fracas.

J'étois

c u r i e u x de v o i r l a m e r en c o u r r o u x ; j ' a r r i v a i assez t ô t sur le pont p o u r ê t r e t é m o i n d'une belle scène d'horreur

q u i , fort h e u r e u s e m e n t ,

ne

d u r a pas plus de c i n q minutes. L a violence des vents d é c h a î n é s m ' ô t a n t l a respiration , je suffoq u o i s , et fus o b l i g é de me c o u v r i r d ' u n m o u c h o i r l a m o i t i é d u visage. J e ne laissai à d é c o u vert que les yeux p o u r contempler l a puissance de cet é l é m e n t i r r i t é . L e capitaine, h o m m e fort, forcé p o u r se tenir debout de se

cramponner

aux h a u b a n s , m ' y soutint avec l u i p o u r examiner à notre aise ce spectacle d'horreur. Notre gros (I) C'est une élévation sur le tillac, à la proue et à la poupe.


D'UN

N A T U R A L I S T E .

197

vaisseau s o u l e v é c o m m e une paille l é g è r e , se bouleversoit dans tous les sens avec u n fracas h o r r i b l e c a u s é par le mugissement des flots, et la rencontre des bouteilles et assiettes

broyées

par les malles sorties de leurs taquets (I). U n e l a m e contraire q u i cassa le petit hunier d u m â t d ' a r t i m o n , pensa nous c o û t e r l a v i e ; et notre navire versé sur le côté par ce c h o c , faisoit de l a bande de l a m o i t i é d u p o n t , a u point que l ' e a u pénétroit

dans

l'intérieur

par les é c o u t i l l e s .

N o u s é t i o n s pendant ce m o m e n t c r i t i q u e , l e capitaine

et m o i ,

suspendus

a u dessus

du

gouffre q u i nous e û t engloutis sans r e s s o u r c e , si les mains nous eussent m a n q u é e s . A u m o m e n t o ù j ' a t t e i g n i s , p o u r descendre à l a c h a m b r e , la p r e m i è r e

marche de l ' e s c a l i e r , je crus Je

vaisseau devoir ê t r e englouti sous quatre m o n tagnes d ' e a u , dont l a v o û t e r e s s e r r é e et c o n t i g u ë m e d é r o b o i t le f i r m a m e n t , et q u i dans l e u r chute effrayante i n o n d è r e n t le pont et une partie des cabanes, en é l e v a n t de suite par l e u r affaissement notre vaisseau à une hauteur prodigieuse. L e ciel d ' u n n o i r g r i s â t r e , e n t r e c o u p é de quelques

( 1 ) Les taquets sont quatre petits* morceaux de bois cloués au plancher enclavant aux quatre angles les malles, de m a n i è r e à ne pouvoir être é b r a n l é e s par le roulis du vaisseau.

N3


V O Y A G E S

198

taches lilas et aurore sur u n fond b l e u f o n c é , offrait le plus riche c o u p d ' œ i l , tandis que sur les flancs d u navire venoient s ' a b î m e r ces lames fières , dont l'approche majestueuse véritablement

inspiroit

une certaine crainte m ê l é e

de

respect. L a base tourbillonnante en étoit d ' u n gros b l e u n o i r , le haut de l'angle d ' u n vert clair d ' é m e r a u d e , et l a s o m m i t é p a n a c h é e

d'épou-

d r i n s é b l o u i s s a n s . Ces montagnes humides s'avançoierit en u n mot avec l a noble contenance d ' u n vainqueur. T o u s les passagers n ' é t o i e n t point c u r i e u x d ' o b s e r v e r , et sur le pont h u m i d e et glissant o n ne rencontrait que des navigateurs e x e r c é s q u i , m a l g r é l e u r grande habitude de v o g u e r , ne laissoient pas souvent que de faire des glissades de toute la largeur d u b â t i m e n t , lorsque le r o u l i s étoit i m m o d é r é . L e s chiens et autres a n i m a u x ne pouvoient rester u n instant debout sans r o u l e r . Ils é t o i e n t mornes , et l e u r t ê t e baissée

a n n o n ç o i t l e u r mal-aise. L e s cages à

p o u l e s , ne pouvant résister aux l a m e s , sortoient de leurs taquets, et a l l o i e n t , p ê l e - m ê l e les v o lailles c u l b u t é e s et e s t r o p i é e s , se promener sur le pont. O n v o u l u t rendre au timonnier le g o u vernail , m a i s , dans l ' i m p o s s i b i l i t é o ù i l é t o i t d'en prendre encore l a direction , i l appela à son secours des matelots afin de lutter avec l a


D'UN barre

contre

N A T U R A L I S T E . les

flots

encore

soulevés

199 et

écumans. L e s passagers é t o i e n l l a plupart dans leurs cadres , a t t a c h é s avec des c o r d e s , de peur d'en ê t r e jetés dehors par le roulis. L e craquement g é n é r a l c a u s é par le disloqueraient de l a c h a r pente, offrant u n b r u i t lent et c r i a r d , fatiguoit et les oreilles et l ' i m a g i n a t i o n . A ce l é g e r son se joignoit le b r u i t des tables r e n v e r s é e s , de malles d é t a c h é e s , des

bouteilles e n t i è r e s

ou

cassées q u i à chaque lame é t o i e n t r o u l é e s avec v i v a c i t é vers le côté o p p o s é d u b â t i m e n t .

Ce

tableau d ' u n d é s o r d r e complet effrayoit les u n s , et l e u r arrachoit des larmes que tournoient eu d é r i s i o n d'autres voyageurs plus r a s s u r é s , et riant à gorge d é p l o y é e p o u r o p é r e r u n contraste. E n f i n , les uns

mangeoient

de b o n a p p é t i t ,

tandis que les autres a t t a q u é s d u m a l de m e r , vomissoient à leurs côtés , avec des efforts et des contorsions a c c o m p a g n é e s souvent d ' é c l a t s de r i r e . T e l l e est l a vie i n t é r i e u r e q u ' o n m è n e sur u n b â t i m e n t . L e v e n d r e d i 2 2 n o v e m b r e , les vagues c o m m e n c è r e n t à apaiser l e u r furie ,

et le

vent

d i m i n u a p o u r le m a l h e u r d ' u n m o u t o n q u i fut m e n é en t r i o m p h e a u cook ( I ) , p o u r (I) Cuisinier.

N4

être


200

V O Y A G E S

é g o r g é a p r è s q u ' o n l u i eut fait faire le tour d u b â t i m e n t . O n s'amuse à b o r d o ù les plaisirs sont rares, de l a m o i n d r e c h o s e , et ce fut une fête p o u r l ' é q u i p a g e de harceler dans sa marche t i m i d e Je pauvre agneau , et d'exciter contre celle victime l'aboiement de deux chiens. L e samedi 23

novembre , nous

eûmes

un

vent contraire q u i nous donna de la g r ê l e . N o u s b l â m e s quatre n œ u d s le reste de l a j o u r n é e . L e d i m a n c h e 2 4 , le tems serein et u n air frais nous d o n n è r e n t vent

grand l a r g u e , q u i

nous

fit fier h u i t n œ u d s . L e lever d u soleil fut i m posant par le rideau d'or et de pourpre q u i le m o n t r a dans tout son éclat.

E n g é n é r a l , les

peintres reconnoissent le firmament d ' u n coloris plus riche sur mer que sur terre. L e s amateurs

de l a p ê c h e c o m m e n c è r e n t à

p r é p a r e r leurs lignes et leurs foènes (I). L e s l i g n e s , a r m é e s de h a r n e ç o n s garnis d ' a p p â t , furent mises à l a t r a î n e . N o u s a p e r ç û m e s b i e n t ô t u n

(I) L a foëne est une espèce de trident qu'on lance sur les poissons d'une certaine grosseur. L'animal atteint et blessé, cherche à fuir, à plonger, pour se soustraire au fer meurtrier qui l'a percé ; mais on laisse filer la corde autant qu'il en est nécessaire pour qu'en se débattant , le poisson s'affoiblissa en perdant son sang.


D'UN

N A T U R A L I S T E .

carret (I) et une bonite

201

(V), mais q u i cette

fois ne v o u l u r e n t point m o r d r e à l a grappe. L e l u n d i 25 n o v e m b r e , nous e n t r â m e s dans les vents a l i s é s , dont l a douce et a g r é a b l e t e m p é r a t u r e r é t a b l i t b i e n t ô t tous ceux de nos c o m pagnons de voyage, q u i avoient é t é atteints d u mal

de mer. L a plaine l i q u i d e , n o n s o u l e v é e

c o m m e auparavant, osoit à peine moutonner , et l ' o n p o u v o i t c o m p a r e r l ' O c é a n à une de nos r i v i è r e s , tellement q u ' o n voyoit à plusieurs brasses de profondeur

les

poissons y

exercer

leurs

flexibles nageoires. P o u r p r é v e n i r les i n c o n v é n i e n s de l'oisiveté , o n occupa , hors d u service des m a n œ u v r e s , les matelots à r a c c o m m o d e r les v o i l e s , à restaurer les cables, à faire d u fil c a r r é , enfin à disloquer les v i e u x bouts de corde p o u r en parfiler de l ' é t o u p e , si utile à b o r d d ' u n vaisseau. L e m a r d i 26 n o v e m b r e , les provisions fraîches q u i se trouvoient à la disposition d u capitaine é t a n t c o n s o m m é e s , o n v i t c o m m e n c e r les d i s putes,et, c o m m e ventre affamé n'a point d'oreilles, plusieurs d'entre nous o u b l i o i e n t toute b i e n (I) Testudo caretla pedibus pinni formis, unguibus palmarum plantarum que binis, testâ o v a t â acutè s e r r a t â , Linn. (2) Poisson commun dans la mer Atlantique , comparable au maquereau pour le g o û t et la Couleur.


202

V O Y A G E S

s é a n c e , regardant c o m m e l a p r e m i è r e , de ne p o i n t se laisser m o u r i r de faim. N o s rations ayant é t é d i m i n u é e s , o n se disputoit les vivres avec h u m e u r , et le besoin faisant o u b l i e r aux g a l a n tins leurs p r é v e n a n c e s et leurs soins envers les d a m e s , i l s p a s s è r e n t presque tous les bornes de l a . retenue et de l a complaisance, p o u r se p r o c u r e r quelque s u p p l é m e n t de n o u r r i t u r e que le beau sexe ne fut pas m ê m e i n v i t é de partager. N o u s avions p a r m i les passagers, de ces êtres i m m o r a u x , fléaux des sociétés , tristes et p e r n i c i e u x organes de l a d é b a u c h e la plus v i l e , et do l ' i r r é l i g i o n l a p l u s condamnable. O n fut o b l i g é de l e u r imposer silence, en r a i s o n des jeunes personnes que nous avions à b o r d . N o u s é p r o u v i o n s u n calme p l a t ; l a chaleur é t o i t i n s u p p o r t a b l e , tandis q u ' e n E u r o p e , à l a m ê m e h e u r e , nos amis s'entretenoient, p e u t - ê t r e au coin d ' u n b o n f e u , des jours de notre voyage. L e m e r c r e d i 27 , des matelots p o u r avoir une r é c o m p e n s e , a t t a c h è r e n t , selon l a c o u t u m e , u n passager q u i v o u l u t , p o u r la p r e m i è r e fois, m o n ter sur les haubans. L e s cordes q u i l ' y retinrent ne furent déliées que l o r s q u ' i l eut satisfait à sa rançon. N o u s p r î m e s u n thon à longues oreilles (I), et (I)

Scomber thynnus , L i n n é . Poisson qui p è s e jus-

qu'à cent livres.



I. Ortie de mer e r r a n t e gelĂŠe marine, 2 Raisin du

vulgt. Meduse Tropique.

(de

LinnĂŠ.)


D'UN

N A T U R A L I S T E .

203

nous le v î m e s e n g a g é par le h a m e ç o n avec d'autant plus de plaisir que nous é t i o n s r é d u i t s à des vivres s a l é s , et que cette douce perspective ne p o u v o i t que flatter notre sensualité ; ce j o u r devenoit p o u r nous une fête à laquelle l a s o b r i é t é ne p r é s i d a point : o n ne pouvoit trop l'exiger a p r è s d'aussi grandes privations , et le plus frugal d'entre nous laissa apercevoir un p e u de gourmandise. O n nous servit de ce poisson au c o u r t b o u i l l o n et en friture. J e u d i 28 n o v e m b r e , nous v î m e s p r è s de notre b â t i m e n t le poisson soleil (I), dont l ' h u i l e b o n n e , d i t - o n , p o u r les r h u m a t i s m e s , se v e n d j u s q u ' à deux louis la livre. V e n d r e d i 2 9 n o v e m b r e , nous a p e r ç û m e s autour de notre b â t i m e n t des bancs de varech v é s i culeux ( 2 ) , vulgairement a p p e l é raisin du troe r

pique. (Planche X I I , fig. II, t o m . I . ) , et un c r

re

assez beau vélin ( t o m . I . , p l . X I I , fig. I .) (3). (7) L e poisson soleil, appelé par les Anglais sunfish , n'est autre chose que la lune de mer , ou poisson d'argent; Tetraodon mola, Linné. (2) Fucus vesiculosus, L i n n é , 1626. (5) O n appelle ainsi un ver mollusque du genre des Méduses, et qui porte un venin avec l u i ; de l à , par corruption , le nom de vélin. I l ne faut pas le confondre avec la velette ou toile, nom donné à une coquille voilière,q ui flotte communémeiit sur la surface de la Méditerranée.


204

V O Y A G E S

S a m e d i 3o n o v e m b r e , nous é p r o u v â m e s d u calme le m a t i n , a c c o m p a g n é d'une p l u i e douce et thermale. N o u s a p e r ç û m e s vers m i d i u n assez gros souffleur. C e c é t a c é , d u genre des baleines , est ainsi n o m m é , parce que de son souffle i l fait j a i l l i r par ses é v e n t s deux colonnes d'eau c o n s i dérables. I l est bien vrai de d i r e que l'oisiveté est l a m è r e de tous les vices. C'est par elle que l a m é d i s a n c e é t a b l i t à b o r d son r è g n e d é s a s t r e u x et mordant. L à , l'innocence n'est point à l ' a b r i des traits e n v e n i m é s de l ' i m p o s t u r e et de l ' a d u la l i o n , tandis que l a d é b a u c h e et l a perfidie se couvrent d u l é g e r duvet de l a douceur p o u r m i e u x assurer leurs coups p r o j e t é s . ER

L e d i m a n c h e I . d é c e m b r e , des cris se firent entendre de g r a n d m a t i n sur le p o n t , et me r é v e i l l è r e n t . C ' é t o i t une dorade q u ' o n venoit de p r e n d r e , et q u i é t o i t e n t o u r é e d'une partie des passagers a v i d e s , par besoin , des bons m o r c e a u x , et q u i ne purent m o d é r e r l e u r alégresse à l a vue d'une aussi i n t é r e s s a n t e capture. L e péché

capital de l a gourmandise nous

tour-

mentoit tant, q u ' i l y eut une dispute à l a d i s t r i b u t i o n des p a r t s , en raison d'une p a r t i a l i t é . I l étoit risible de v o i r les regards de tout le cercle t o u r n é s vers le commissaire de

notre

banquet f r u g a l , suivre tous ses mouvemens dans


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N A T U R A L I S T E .

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la r é p a r t i t i o n de l a dorade. J e ne puis m i e u x comparer cette muette attention q u ' à celle d ' u n singe auquel o n fait gagner, par l a p a t i e n c e , u n fruit o u autre objet digne de sa f r i a n d i s e , en le l u i p r é s e n t a n t , p u i s le r e t i r a n t , et l e trompant

ainsi

jusqu'à

l'épuisement

de

ses

gentillesses. N o t r e vaisselle d i m i n u o i t chaque j o u r par l'emportement des c o n v i v e s , q u i assouvissoient souvent l e u r c o l è r e et l e u r d é p i t en frappant l a pauvre faïence.

A u s s i voyoit - o n la plupart

se servir de m o r c e a u x d'assiettes et de verres é c o r n é s ; mais tous ces l é g e r s i n c o n v é n i e n s se fussent o u b l i é s à l ' a p p a r u t i o n de bons mets que nous avions appris à ne plus c o n n o î t r e . L e s o u venir d u p a i n , ce riche t r é s o r de l a n a t u r e , nous donnoit tant de d é s i r s q u ' o n n'osoit en parler qu'avec projet d'en manger j u s q u ' à satiété a u premier abordage; car o n ne nous d i s t r i b u o i t q u e d u vieux biscuit m o i s i et r o n g é de vers. Ces galettes servoient de repaires aux a r a i g n é e s q u ' o n avaloit souvent sans attention, tant l a gloutonnerie p r é c i p i t o i t les mouvemens de la mastication. L ' e a u verte et p o u r r i e , n ' é t a n t point

filtrée,

n'offroit q u ' u n e saveur infecte et d é g o û t a n t e , et le séjour b o u r b e u x de petits insectes à m i l l e p i e d s , dont nos dames surtout avoient h o r r e u r .


206

V O Y A G E S

L a viande salée et rance q u i avoit déjà fait p l u sieurs

traversées, et

températures

étoit

affronté tant de différentes tellement

gâtée , fétide et

d é c o m p o s é e , que l ' é q u i p a g e l a refusoit ; m a i s , c o m m e n o i r e d o u c e u r et n o i r e e x t r ê m e s u b o r d i n a t i o n é t o i e n t r e c o n n u e s , o n nous l a faisoit passer par b o u c h é e s de l a grosseur d'une n o i x dans une p â t é e a p p e l é e soupe, dont elle servoit à faire le b o u i l l o n doublement e n g r a i s s é par les vers c o r r o m p u s q u ' o n y rencontroit. C e potage en u n m o t é t o i t u n c o m p o s é de cette eau , celte charogne et ce biscuit é m i e l t é . Cependant nous avions p a y é de m a n i è r e à ê t r e b i e n n o u r r i s , sans l a foiblesse d u capitaine v o u é à l a d i s c r é t i o n de n é g o c i a n s q u i , seuls faisant table avec l u i , se r é s e r v o i e n t tous nos bons m o r c e a u x . P o u r t a n t o n nous r é g a l o i t quelquefois , p o u r d é t r u i r e l ' u n i f o r m i t é d u s e r v i c e , avec des pois à brebis b o u i l l i s tout simplement dans de l ' e a u , de crainte que le beurre ne c a u s â t effervescence dans notre estomac d é l a b r é , en le surchargeant de b i l e , et le f o r ç a n t de rendre u n c o m e s t i b l e , dont le c é l è b r e cook avoit r é e l l e m e n t et i n d i s pensablement besoin p o u r faire les coulis et les r ô t i e s a u beurre de messieurs nos g o u v e r n a n s , q u i é t o i e n t a u n o m b r e de six , savoir , trois négocians , marchands.

et

trois

capitaines de

vaisseaux


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N A T U R A L I S T E .

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Ces r u s é s personnages se c o a l i s è r e n t d è s l e premier j o u r de notre t r a v e r s é e , et connoissant, c o m m e anciens n a v i g a t e u r s , les subterfuges à employer envers d'innocens passagers , avoient refusé

d ' ê t r e de nos tables , et s'étoient

fait

n o m m e r commissaires afin de se r é s e r v e r les l i q u e u r s et vivres de c h o i x ,

et d'en g a r n i r le

coffre de r é s e r v e , dont le n è g r e d u capitaine avoit seul l a clef. Cette u s u r p a t i o n é t o i t o u t r é e , puisque tous les passagers avoient a p p o r t é à l a masse l a s o m m e i n d i q u é e p o u r ê t r e é g a l e m e n t n o u r r i s pendant toute l a t r a v e r s é e ; cependant nous n'avions pas le d r o i t de r é c l a m e r aucune provision ; et soit q u ' o n fût i n c o m m o d é o u n o n , o n n'avoit p o u r tout potage que de l a soupe et des p o i s , et p o u r c h a n g e r , des pois et de la soupe que nous r e c e vions encore avec r é s i g n a t i o n , tout en h u m a n t l ' o d e u r e m b a u m é e des mets de nos c o m m i s s a i r e s , q u i avoient soin de d î n e r avant n o u s , afin de prendre plus l i b r e m e n t l e u r café. U n j o u r cependant, l a patience d ' u n

com-

pagnon de notre infortune é c h a p p a . Il ne put endurer plus long-tems de semblables vexations, Il épioit ces scènes scandaleuses, et plein de fureur , i l alla prendre sur le fait le capitaine et ses a m i s , q u i faisoient bombance avec notre dessert, notre l i q u e u r et notre café. O n le m o -


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V O Y A G E S

lesta, et les c i n q partisans d u capitaine prenant u n ton m i e l l e u x , dirent assez h a u t , p o u r que le capitaine l ' e n t e n d î t , q u ' a u c u n i n d i v i d u à b o r d d ' u n b â t i m e n t n'avoit le d r o i t d'insulter le c a p i t a i n e , q u i avoit seul l a p o l i c e , et u n p o u v o i r i l l i m i t é sur son é q u i p a g e et les passagers , a u p o i n t q u ' i l pouvoit exercer l a haute p o l i c e , et faire jeter à l a mer tout réfractaire à ses ordres. N o u s t r o u v â m e s ce r è g l e m e n t atroce ; et notre d é p u t é , observant que cette mesure c r i m i n e l l e é t o i t contraire aux lois de l ' h o n n e u r et de l a j u s t i c e , se p r é p a r o i t à une nouvelle h a r a n g u e , l o r s q u ' o n l u i imposa s i l e n c e , en le renvoyant c o m m e u n é c o l i e r honteux ! . . . L e l u n d i 2 d é c e m b r e , nous e û m e s b o n vent le m a t i n , et filâmes six noeuds en bonne r o u t e ; le soir, survint une petite pluie q u i nous d o n n a d u calme. E c l a i r é dans mes r ê v e r i e s par le flambeau de la n u i t , c'est à la faveur de sa p â l e c l a r t é , que j'esquissai les nuits de ma t r a v e r s é e , petit r e c u e i l de réflexions morales. M a r d i 3 d é c e m b r e , je diversifiai mes o c c u pations en composant u n quatuor p o u r i n s trumens à cordes, et que nous e x é c u t â m e s à bord. P o u r q u o i toujours se p l a i n d r e ? V a n t o n s d o n c aujourd'hui

les faveurs

de nos

gouvernans,

et rendons justice à l e u r complaisance. N o u s eûmes


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e û m e s au moins de celle mauvaise soupe, et q u i plus est, comme faveur t r è s - g r a n d e , des pommes de terre à d i s c r é t i o n . N o s commissaires vouloient s û r e m e n t s'assurer, par cetle a m é l i o r a t i o n , s i nous consentirions à favoriser leurs projets d'une nouvelle route ; car i l y eut à notre table de l a surabondance, et l ' o n nous servit, pour douze convives de notre b a n q u e t , quatre anchois et d u dessert. Q u e l excès de, g é n é r o s i t é ! M e r c r e d i 5 d é c e m b r e , l'excessive chaleur força le capitaine de faire mettre la tente, sans laquelle i l étoit impossible de rester sur le pont. N o u s t u â m e s plusieurs pailles-en-cul (I). O n m i t l a chaloupe à l a mer p o u r les aller c h e r c h e r , mais o n ne put en rapporter que deux , les autres é t a n t déjà trop l o i n d u b â t i m e n t . L e p l u mage d u m â l e ne diffère d u blanc é b l o u i s s a n t de celui de la femelle, q u ' e n ce q u ' i l a quelques taches noires de plus sur le dos. L e u r chair est huileuse et peu e s t i m é e . T o u t p é r i t dans l a n a t u r e , me disois-je, en voyant notre é n o r m e vaisseau fendre avec fierté (I)

L e paille-en-cul, ou paille-en-queue, ou f é t u -

en-cu, ou oiseau des Tropiques, p h a ë t o n cethereus, de L i n n é . Oiseau p a l m i p è d e , qui annonce aux navigateurs leur entrée nourrissent de

sous la zone

torride. Ils

des mers. T O M E

I.

se

poissons qu'ils e n l è v e n t à la surface Q


210 V O Y A G E S les vagues mugissantes; tout p é r i t , excepte l ' a m e de l ' h o m m e ! Notre charpente, aussi peu solide que celle de notre n a v i r e , doit é g a l e m e n t u n j o u r succomber sous le poids d u tems. L e s t e m p ê t e s é p r o u v e n t la r é s i s t a n c e de sa force m a t é r i e l l e , c o m m e nous sommes le triste jouet des passions. U n é c u e i l peut le b r i s e r ; l a m o r t ensevelit avec elle toutes nos passions. Q u e de justes réflexions o n peut faire ainsi à b o r d l o r s q u ' a b a n d o n n é à sa d e s t i n é e , o n vogue au dessus d ' a b î m e s sans fond ! L e jeudi 6 d é c e m b r e , je t r o u v a i à m o n r é v e i l les peaux de mes pailles-en-cul r o n g é e s par les rats. L e m â l e surtout avoit la tête presque toute m a n g é e ; cependant, avec d u s o i n , i l y avoit d u r e m è d e , aussi m'occupai-je à les r é p a r e r . N o u s filâmes jusqu'au soir h u i t n œ u d s , avec u n roulis insupportable. V e n d r e d i 7 d é c e m b r e , aussi bonne r o u t e , aussi b o n vent; mais la vue q u o i q u ' i n t é r e s s a n t e d'une q u a n t i t é immense de poissons volans ne put m e tirer de l'affaissement dans lequel me jeta le m a l de mer. T o u t me devenoit i n d i f f é r e n t ; et l a

( I ) Muge

volant. Exocetus volitans,

Linné.

Lo

mot exocetus veut dire qui va dormir dehors, parce qu'on croyoit que ce poisson avoit la l'acuité d'aller dormir sur le rivage.


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nature p o u r quelques momens perdit à mes y e u x tous ses charmes. L e seul souvenir de L . L . e û t p u apporter u n repos bienfaisant à ces a n x i é t é s douloureuses. Samedi 8 d é c e m b r e , l a mer c o m m e n ç a de bonne heure à moutonner , c'est à dire q u ' o n a p e r ç u t les flots, en se brisant m u t u e l l e m e n t , se b l a n c h i r , et former des é p o u d r i n s que l ' o n compare en ce cas à l a blancheur de la neige. T o u t en examinant des pailles-en-cul q u i r o doient autour de notre b â t i m e n t , ainsi que des poissons volans poursuivis par leur e n n e m i j u r é , la d o r a d e , nous en p r î m e s une. C e p o i s son ( I ) , dont la robe élégante ne peut ê t r e i m i t é e par le pinceau le plus habile, change de c o u l e u r l o r s q u ' i l est hors de l'eau ; et à mesure q u ' i l

( I ) Sparus aurata, L i n n é . Ce poisson du genre du Spare q u i , dans l'eau, est sans contredit le plus beau poisson de la m e r , paroit , entre deux lames , revêtu d'or sur un fond vert a z u r é . Il aime le chaud, et est meilleur en été qu'en hiver. Sa chair est blanche, un peu s è c h e , mais ferme et de bon g o û t . C'est le plus l é g e r de tous les poissons. L a dorade poursuit sa proie avec tant d'acharnement, que souvent elle se précipite sur un h a m e ç o n auquel on a a d a p t é un corps et des ailes, pour imiter le poisson volant dont elle est très-friande.

O 2


212 V O Y A G E S approche de sa m o r t , les teintes s ' a l t è r e n t , . se confondent, s ' é c l i p s e n t , enfin finissent par s'effacer p r e s q u ' e n l i è r e m e n t d'une m a n i è r e b i e n sensible , en passant successivement par une infinité de nuances. C e poisson ne nous é t a n t point d e s t i n é , i l fut servi à l a table des g o u vernans q u i , en ma q u a l i t é de docteur d u b o r d , en e n v o y è r e n t à m o i seul une tranche. M a l g r é la chaleur excessive, i l y eut u n défi entre le capitaine et u n passager. Il s'agïssoit de mettre, avec le f u s i l , une balle dans une planche p l a c é e au haut des hunes. T o u s deux novices dans l'art de tirer au b l a n c , ils n ' a p p r o c h è r e n t m ê m e pas d u but. Q u e l fut l ' é t o n n e m e n t des A n g l o - A m é r i c a i n s , lorsqu'ils nous v i r e n t , un? Nantais et m o i , traverser cette m ê m e planche avec une chandelle p o s é e sur la charge de notre f u s i l , en guise de balle de p l o m b ! D i m a n c h e 9 d é c e m b r e , o n m'appela de grand m a l i n pour tirer des pailles-en-cul q u i voltigeoient stupidement au dessus de notre b â t i m e n t . J ' e n t i r a i deux que je blessai, et q u i t o m b è r e n t dans l'eau p r è s d ' u n t r o i s i è m e q u i , inquiet sur leur triste s o r t , essayoit de les faire voler en se d o n nant p o u r e x e m p l e ; mais ils ne purent y p a r venir. J e regrettai de les avoir t i r é s , é t a n t dans l ' i m p o s s i b i l i t é , cette fois, d'aller les chercher à cause d u gros tems.


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L u n d i 10 d é c e m b r e , ayant calme p l a t , p l u sieurs passagers voulurent , par

une

chaleur

insupportable , se baigner à l a mer. L e s plus adroits p l o n g è r e n t à des profondeurs c o n s i d é rables ; mais l a vue d ' u n r e q u i n dissipa l e u r bande joyeuse , et a r r ê t a l e u r ardeur p o u r cet exercice salutaire. O n m i t l a chaloupe à l a m e r , afin de poursuivre le c r u e l anthropophage; m a i s , a r r ê t é e dans sa marche par des bancs de raisins du

tropique , elle ne put le rejoindre.

Ces

varechs étoient remplis de petits poissons de toute e s p è c e , cpii trouvoicnt probablement l e u r nourriture,

et

u n refuge

dans

ces

plantes

marines. N o u s e û m e s vers m i d i une brise assez l é g è r e , et le c a p i t a i n e , en prenant hauteur (I) , nous annonça

que nous é t i o n s à v i n g t lieues

du

tropique. Cependant soit mauvaise disposition , soit par excès de table, notre capitaine étoit malade d'une violente indigestion. Il m'appela dans le cabinet bacchique (2), et l à , a p r è s avoir fait l ' é l o g e de

(I) C'est mesurer avec un octant l'élévation du soleil sous l'horizon , à midi. L'octant ou secteur contient un huitième de cercle, c'est à dire 4 5 ° . (2) C'est ainsi que nous appelions la salle à manger de nos commissaires. O 3


214

VOYAGES

m o n e x t r ê m e complaisance, avoir s u me d i s tinguer des autres passagers , i l m'engagea à prendre Je p u n c h tous les jours à pareille h e u r e , si cela m ' é t o i t a g r é a b l e ; q u ' à l'avenir, lorsque je n e pourrois me rendre à son invitation , i l m'enverroit n é a n m o i n s par son n è g r e le b o l q u ' i l me destinoit. J e Je r e m e r c i a i en acceptant son offre, dans l ' i n t e n t i o n d ' ê t r e utile aux autres passagers. M a r d i II d é c e m b r e , u n de nos six gouvern a n s , M . V * * * , h o m m e i m m o r a l au dernier d e g r é , faisant ses délices d u tourment des autres, fatiguant nos oreilles tout le j o u r de chansons o b s c è n e s et d u triste r é c i t de ses prouesses, sans m é n a g e r la pudeur des dames ; M . V * * * , ennemi de l ' h a r m o n i e m u s i c a l e , a t h é e enfin , et jaloux de nous v o i r prendre plaisir à e x é c u t e r les quatuors concertans que j'avois c o m p o s é s , r é s o l u t de nous t r o u b l e r , et p o u r c e l a , payant quelques c a l l à t s ( I ) pour frapper à coups r e d o u b l é s au dessus de nos t ê t e s , i l descendit l u i - m ê m e avec effronterie a u p r è s de nous , m u n i de deux quarts vides q u ' i l frappoit à tour de bras de deux é n o r m e s marteaux. Nous ne l u i c é d â m e s en r i e n , et c o n t i n u â m e s , sans p r é t e n d r e

(I) Calfater, c'est garnir de poix et d'étoupes les fentes d'un vaisseau.


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y trouver d'autres charmes que celui de m é priser u n h o m m e de sa sorte. H o n t e u x de notre résistance , i l fut obligé de c é d e r , et se retira furieux de se v o i r ainsi j o u é . Cette gentillesse donna l i e u à une t r è s - v i v e e x p l i c a t i o n , o ù tous les gouvernans firent a p p r é c i e r l e u r v é r i t a b l e c a r a c t è r e , inextricable jusqu'alors. Ils se c o a l i s è r e n t e n t r ' e u x , en jurant de s'opposer à l'avenir à ce que nous fissions de l a musique q u i finissoit par les é t o u r d i r . L e capitaine craignant les suites de cette altercation , eut la prudence , afin de contenter tout le m o n d e , de nous assigner l e m a l i n pour nous livrer à nos d o u x exercices. L ' o r d r e de police à cet é g a r d fut ponctuellement exécuté. Nos sordides s p é c u l a t e u r s (I) e m p l o y o i e n t , a p r è s leurs orgies, le reste de l a j o u r n é e à c a l culer le produit de leurs cargaisons ; et l'avarice n ' a i m e point à ê t r e t r o u b l é e dans ses o p é r a t i o n s mystérieuses. M e r c r e d i 12 d é c e m b r e , nous e û m e s une m e r houleuse, et u n mauvais vent q u i nous obligea à faire fausse route. J e u d i 13 d é c e m b r e , nous a p e r ç û m e s deux

(1) J'excepte de ce nombre MM. P de Bordeaux, dont l'amabilité du caractère étoit entièrement opposée à la rusticité des autres marins.

O 4


216 V O Y A G E S b â t i m e n s allant à l a p è c h e de la baleine. L a chaleur excessive et l'agitation des flots s'opp o s è r e n t à nos r é u n i o n s p o u r l a m u s i q u e , au grand contentement de notre antagoniste. M ê m e d î n e r , o n p l u t ô t s u p p l é m e n t de m a l p r o p r e t é avec intention ; nous t r o u v â m e s des cheveux en q u a n t i t é dans tous les plats q u i nous furent servis. O n s'en prit au cook q u i s'excusa , et nous fûmes o b l i g é s , faute d'autres a l i m e n s , de manger les propres b o u c h é e s que ces cheveux enveloppoient, et à qui ils avoient c o m m u n i q u é certains autres m é l a n g e s encore plus d é g o û t a n s . L e s o i r , l a mer é t a n t moins rude , les m a telots se p r o p o s è r e n t entr'eux des danses de c a r a c t è r e . C o m m e ils é t o i e n t tous de nations d i f f é r e n t e s , les uns sautoient comme les T u r c s , d'autres c o m m e les Russes ; c e u x - c i prenoient Je genre a l l e m a n d , et c e u x - l à adoptoient le rite anglais. Ces pas e x é c u t é s au son de cris aigus , formoient une cacophonie q u i nous r e c r é a , à défaut d'une plus douce h a r m o n i e . V e n d r e d i 14 d é c e m b r e , i l plut abondamment pendant toute la j o u r n é e , et nous ne filâmes que six n œ u d s . Samedi 15 d é c e m b r e , nous e û m e s le vent debout, c'est à dire absolument contraire. D i m a n c h e 16 , la n u i t fut p é r i l l e u s e , mais nous é c h a p p â m e s a u danger; et m a l g r é le roulis


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et le tangage (1), nous filâmes sept et quelquefois huit n œ u d s . L u n d i 17 d é c e m b r e , le roulis se fit encore é p r o u v e r toute l a m a t i n é e . O n supprima nos d é j e û n e r s , v u l a p é n u r i e des v i v r e s ; en sorte que nous ne faisions plus q u ' u n t r è s - m a u v a i s repas le soir à quatre heures. Il fallut bien se r é s i g n e r à cette nouvelle injustice, ne pouvant attendre de p r o c é d é s délicats d'aussi égoïstes personnages que nos gouvernans. N o u s a p e r ç û m e s autour d u b â t i m e n t une q u a n t i t é c o n s i d é r a b l e d'oiseaux de tempête (2). Cet oiseau est c e l u i que Brisson appelle le p é t r e l ; i l n'est pas plus gros que l'hirondelle d ' E u r o p e , et c'est le plus petit de tous les p a l m i p è d e s . Cet oiseau, dit M a u d u i t , affronte, comme les autres p é t r e l s , la rigueur des mers g l a c é e s , et s'y avance aux plus grandes hauteurs ; m a i s , soit instinct q u i l'avertit de son peu de force, soit sensations plus fines que celles des autres oiseaux d u m ê m e genre, i l est le premier à p r é v o i r les

(I) L e tangage est l'oscillation fatigante du vaisseau de l'arrière à l'avant, et de l'avant à l'arrière. (a) C'est le pétrel de Brisson. Pl. enl. 993. Procellaria avis; Plautus minimus procellarius. L e plumage supérieur du corps est n o i r â t r e , l'inférieur et le devant de la tête sont d'un c e n d r é brun.


218

V O Y A G E S

t e m p ê t e s , et à chercher u n a b r i contre leur violence : c'est cet avantage q u i l u i a fait donner le n o m d'oiseau de t e m p ê t e . L o r s q u e les n a u tonniers,

surtout ceux d u D a n e m a r k , q u i sont

t r è s - h a b i t u é s au p h é n o m è n e que p r é s e n t e n t ces a n i m a u x i n d i c a t e u r s ; l o r s , dit M a u d u i t , que les marins v o y e n t , la m e r é t a n t calme , ces oiseaux se r é u n i r , voler en troupes dans le s i l lage d u vaisseau , sous son a b r i , ils se regardent c o m m e a s s u r é s d ' ê t r e b i e n t ô t exposés à un gros t e m s , q u i ne tarde jamais en effet à s u c c é d e r à l'apparition des petits p é t r e l s . M a r d i 1 8 d é c e m b r e , l a c o n t r a r i é t é des vents nous obligea de faire fausse route. M e r c r e d i 19, nous a p e r ç û m e s de g r a n d m a t i n , d u côté des B e r m u d e s , u n corsaire, puis sur les d i x heures, u n b â t i m e n t neutre q u i nous accosta. A p r è s l'avoir attendu en panne ( I ) , notre capitaine l'interrogea, et i l r é s u l t a de ces questions q u ' i l étoit parti depuis quatorze jours de P h i l a d e l p h i e , q u ' i l laissa dans le d e u i l à cause d'une maladie é p i d é m i q u e q u i venoit d'enlever quatre m i l l e ames. N o u s e n v o y â m e s à son b o r d pour

(I)

Mettre un b â t i m e n t en panne, c'est contreba-

lancer avec les voiles la puissance du vent qu'on met en opposition; ce qui oblige le b â t i m e n t à rester en place.


D'UN

NATURALISTE.

219

obtenir des provisions, et j'eus le regret de ne p o u v o i r l u i faire remettre une lettre que jetenois p r ê l e , en cas de sa destination pour F r a n c e ; mais nous a p p r î m e s q u ' i l alloit à l'île Cayenne. N o u s f i l â m e s , le reste d u j o u r , six n œ u d s en bonne rouie. O n ne sauroit croire q u e l plaisir o n ressent, dans une t r a v e r s é e , d e rencontrer u n n o u veau visage : i l semble que cette satisfaction fasse n a î t r e

l ' e s p é r a n c e d'une plus

prompte

arrivée. J e u d i 20 d é c e m b r e , a u m i l i e u de l a chaleur insoutenable q u ' o n é p r o u v e sous l a l i g n e , je souffrois doublement de cette i n c o m m o d i t é , é t a n t f o r c é , c o m m e m é d e c i n , d'aller dans les soutes visiter les n o m b r e u x malades que j'avois à v o i r tous les j o u r s ; cependant le désir de soulager l ' h u m a n i t é souffrante,

me fit surmonter

tout

obstacle, et je m'efforcai de r é p o n d r e à l a c o n fiance q u i m ' é t o i t a c c o r d é e . Nos gouvernans vivoient dans l'abondance; et n o u s , victimes de notre s u b o r d i n a t i o n , nous é t i o n s d é n u é s de tout. L e tems étoit a r r i v é de secouer celle torpeur engourdie ; et notre conseil d é c i d a q u ' o n feroit dans la sainte-barbe, à l ' é p o q u e o ù , a p r è s le coucher d u s o l e i l , o n va prendre l ' a i r sur le p o n t , une descente p o u r enlever les p r e miers comestibles q u ' o n p o u r r o i t y rencontrer. L e besoin s e u l , et non point u n désir de ven-


220

V O Y A G E S

geance, devoit conduire nos pas en ce magasin , t r é s o r de nos oppresseurs, et fermé a notre s o u plesse a b u s é e . T r o i s jeunes gens d'entre n o u s , p r i v é s déjà par de longs j e û n e s de la f r a î c h e u r de l e u r â g e , au c o u roide et d é c h a r n é , au visage abattu , furent choisis p o u r e x é c u t e r notre projet. P o u r q u o i donc eussions-nous r e t a r d é le moment q u i devoit nous assurer une toute autre existence? S'agissoit-il d ' u n l a r c i n ? n ' é t o i t - c e point de nos propres provisions dont nous allions nous empar e r ? O n s'y d é c i d a . L e s uns faisant sentinelles et renvoyant en commission sur le pont ceux, des mousses q u i se p r é s e n t o i e n t à la c h a m b r e , d'autres ouvroient l a trappe, tandis que le pourvoyeur sans l u m i è r e t â t o i t dans l ' o b s c u r i t é

p a r m i le

b e u r r e , l a chandelle ; mais au tact, i l savoit d i s tinguer les objets q u i pouvoient nous c o n v e n i r , et en remplissoit ses poches. U n j o u r pourtant que nos sentinelles de l'avant-poste d o n n è r e n t le signal de retraite, u n de nos e n v o y é s

d'une

taille gigantesque v o u l u t n é a n m o i n s , avant de r e m o n t e r , utiliser sa d é m a r c h e , mais plonge son bras

au m i l i e u d ' u n b a r i l de beurre r a n c e ,

et l'en retire dans u n é t a t infect ! Cependant, digne de notre confiance, i l ne perd pas la carte; et pour r é p a r e r sa m é p r i s e , i l se p r é c i p i t e sur les provisions de nos gouvernails q u ' i l r e c o n n o î t trop t a r d , c l rapporte une q u a n t i t é de pruneaux ,


D'UN

NATURALISTE.

221

noisettes, figues, et, le dirai-je, une pomponelle d'anisette q u i servit à boire à la conversion de nos tyrans. Nous avions passé le matin le tropique d u C a n c e r , et l a veille, selon l'usage, les matelots p r é p a r è r e n t la c é r é m o n i e d u b a p t ê m e de mer. Cette coutume consiste (I) à habiller de peaux de moulons un matelot q u i a une voix forte et s é p u l c r a l e , de r é p a n d r e ensuite sur ses bras et sur sa tête des plumes de volaille q u i y sont maintenues par d u g o u d r o n , dont ces parties d u corps sont enduites. Cet acteur ainsi disposé , m o n t e , sans ê t r e a p e r ç u , au plus haut des d u n e s , et c'est d u haut des airs q u ' i l imite la voix i m p é rieuse de N e p t u n e , q u i tonne contre les n é o p h y t e s navigateurs q u i ne se sont pas encore conformés à ses lois. L e s vieux marins cherchent à plaider la cause des nouveaux voyageurs, et promettent des sacrifices propitiatoires. « A d e m a i n , leur » crie N e p t u n e , o ù , s'ils ne sont convertis, ils » seront avec m o i au fond des eaux » ! L e lendemain de grand matin , le vieux N e p tune r e v ê t u d u m ê m e costume, mais a c c o m p a g n é de ses quatre anges enduits seulement de g o u dron et de p l u m e s , p a r o î t au plus haut d u h u n i e r ,

(I) J e décris cette c é r é m o n i e pour ceux qui n'ont point v o y a g é .


222

V O Y A G E S

et demande d'une voix m e n a ç a n t e si les n é o p h y t e s sont dans de bonnes dispositions ; on l u i r é p o n d que o u i : « Q u ' i l s s'avancent, s'écrie-t-il à l'aide » d ' u n p o r t e - v o i x , etque je sache s'ils sont dignes » d ' ê t r e soumis à m o n empire » ! O n les place ensemble, puis les anciens marins s'éloignent en cercle autour d'eux. T o u t à coup une averse affreuse tombe sur leur t ê t e ; et voilà le b a p t ê m e de mer auquel a u c u n passager ne peut se soustraire l o r s q u ' i l est en bonne s a n t é , à moins de r é c o m p e n s e r largement les matelots q u i aspirent à ce b é n é l i c e . V e n d r e d i 21 d é c e m b r e , les grandes chaleurs d u tropique nous ô t a n t beaucoup de vent, nous ne filâmes que trois n œ u d s . L a mer calme me permit u n entretien avec deux habitans d u H a u t L a n g u e d o c , vrais dans leurs descriptions, si j ' e n juge par leur franchise. Ils me firent u n p o m p e u x éloge d ' u n village enchanteur, dont les environs d é l i c i e u x offrent aux amateurs de la belle N a t u r e des retraites a s s u r é e s contre le t o u r b i l l o n

du

monde. C e village s'appelle Mazanet, et est s i t u é p r è s de l a ville de Castres, d é p a r t e m e n t de T a r n et G i r o n d e . L e s rues de cet endroit sont b o m b é e s à leur m i l i e u , et p r o t è g e n t , par leur pente r i v e raine des maisons, l ' é c o u l e m e n t de ruisseaux d'une eau vive et pure q u i prend sa source dans les montagnes voisines, q u i en sont a r r o s é e s . L a



Thalie vulgt. Galère ver loophite de l'ordre des Molusquea.


D'UN

N A T U R A L I S T E .

223

nature s'est c o m p l u e , me disoient ces L a n g u e d o ciens, à parer ces fertiles coteaux. L ' h o m m e a m i de la p a i x , t r o u v e , dans le silence des b o i s , à contenter ses g o û t s . L a chasse et l a p ê c h e ne laissent rien à d é s i r e r . L e s vivres et les fruits y sont en si grande abondance, q u ' o n les a c h è t e à bas p r i x . P o u r donner la d e r n i è r e touche à l e u r r é c i t attrayant, ils me firent la description d'une maison de campagne d ' u n de leurs a m i s , tellement e n t o u r é e de fontaines, que dans chaque appartement se trouvent plusieurs robinets q u i , dans l ' é t é , sont d ' u n grand avantage p o u r y entretenir une f r a î c h e u r naturelle et bienfaisante. L'office m ê m e et l a cuisine font usage de cette

eau

limpide. U n matelot, en puisant de l'eau de m e r p o u r laver le p o n t , recueillit dans sou seau une gal è r e (I) ( t o m . I . , p l . X I I I . ) q u ' i l s'empressa de E R

m'apporter. S o n corps auquel l ' a n i m a l donne diverses formes à v o l o n t é , en le dilatant o u le (r) L a galère

ou

frégate

est

un mollusque du

genre des holothures qui se rencontre sur les côtes de l ' A m é r i q u e , et plus souvent en pleine mer. O n l'appelle aussi vélette ou vessie de mer,

et moucien

au B r é s i l , dit Valmont - Bomare. Lorsqu'on la rencontre sur ces c ô t e s , on doit infailliblement s'attendre à une t e m p ê t e . C'est la thalie, thalia des mollusques de l ' E n c y c l o p é d i e , par ordre de matières.


224 V O Y A G E S concentrant, est transparent et f o r m é de m e m branes minces et cartilagineuses, remplies d'air q u i le soutiennent sur l ' e a u , et le font flotter sur l'onde au g r é d u vent et des flots. O n n ' a p e r ç o i t à cet holothure aucune ouverture n i viscère. Il est parfaitement semblable, p o u r la conformation, à une vessie de carpe dont i l dillère cependant en ce qu'au sommet de sa partie longitudinale i l est s u r m o n t é d'une c r ê t e , o u large bandelette gaufrée et s t r i é e , q u i remplace les nageoires d o r sales des poissons, et q u i sert de voilure à cet a n i m a l singulier. Laissant apercevoir l a m o i t i é de son corps hors de l ' e a u , sur laquelle i l vogue t r a n q u i l l e m e n t , et aux ondulations de q u i i l s'abandonne, i l est m u n i p o u r leste, depuis une des e x t r é m i t é s jusques vers le m i l i e u du corps en dessous, de s u ç o i r s sans n o m b r e , longs et filiformes, q u i par leur r é u n i o n composent u n poids beaucoup plus v o l u m i n e u x que le reste d u corps. T o u t e celle chevelure glutineuse, et riche par les couleurs bleue , rose , lilas et n a c r é e q u i la d é c o r e n t , t r a î n e dans l ' e a u , et a d h è r e puissamment aux corps solides lorsque l ' a n i m a l en rencontre. L e s deux e x t r é m i t é s de la galère ressemblent à deux seins que l ' a n i m a l fait m o u v o i r à l'instar des p h a l è n e s . Ces deux tettins, si je puis leur donner cette expression, sont d ' u n b l e u azur. Quelques muscles


D'UN

NATURALISTE.

225

muscles c a r t i l a g i n e u x , utiles à l a contraction des parties de l ' a n i m a l , tapissent l a c r ê t e s u p é rieure que j ' a i déjà c o m p a r é e à l a nageoire dorsale des poissons. E l l e est frangée

d'une

lisière rose glacée de nacre. L a g a l è r e porte avec elle u n poison si c a u s tique et si p é n é t r a n t , q u ' à peine l ' a - t - o n t o u c h é e , l ' o n ressent une cuisson insupportable , jusque là que l'enflure q u i en est le r é s u l t a t , est a c c o m p a g n é e d'inflammation. P o u r p r é v e n i r ses suites funestes, o n é c r a s e sur la partie offensée une gousse d ' a i l , o u , ce q u i vaut m i e u x , o n l a recouvre de linges i m b i b é s d ' a l k a l i volatil fluor é t e n d u d ' e a u , q u i neutralise promptement les effets de ce venin. O n p r é t e n d que ce poison est si subtil et si corrupteur , q u ' i l d é c o m p o s e et d é n a t u r e l a chair des poissons q u i en ont m a n g é , sans p o u r cela les faire m o u r i r . J ' a p e r ç u s p r è s d u gouvernail u n poisson bien i n t é r e s s a n t par ses c o u l e u r s ; c'est le pilote (I) , o u poisson conducteur.

Il

se rencontre

fré-

quemment sous l ' é q u a t e u r . Il a de c i n q à six pouces de l o n g , sur u n de largeur. I l est d'une couleur b r u n â t r e avec reflets d o r é s , ce q u i l u i donne beaucoup de rapport avec la tanche poulies nuances. Il est ceint dans sa longueur de sept (I) Gasterosteus ductor, L i n n é . TOME

I.

P


226

V O Y A G E S

bandes transversales noires. O n l'appelle pilote , parce qu'ordinairement i l accompagne le v a i s seau , et semble i n d i q u e r l a route à tenir. O n l e voit aussi devancer le r e q u i n , avec lequel i l a , d i t - o n , des rapports i n t é r e s s é s . D i m a n c h e 23 d é c e m b r e , nous filâmes quatre n œ u d s avec vent a r r i è r e . Nous r e n c o n t r â m e s u n b â t i m e n t allant à S a i n t - T h o m a s . I l é t o i t à l a cape (I)

depuis son d é p a r t

de P h i l a d e l p h i e .

A n g l o - a m é r i c a i n , ce pavillon sembloit promettre s û r e t é et protection à u n de ses compatriotes. I l avoit d'amples p r o v i s i o n s , et nous en é t i o n s d é n u é s ; c'est p o u r q u o i , sous les auspices d u b e a u sentiment d ' h u m a n i t é presque toujours h o n o r é sur m e r , nous le p r i â m e s de v e n i r à notre secours. L e capitaine eut l a barbarie de profiter de notre d é t r e s s e p o u r nous faire payer une paire de d i n d e s , six gourdes (2).

Nous e û m e s b o n

vent pendant la n u i t , et filâmes six n œ u d s . L u n d i 24 d é c e m b r e , c o m m e nous avions a c h e t é d u capitaine i n c o n n u quelques barils de (1) Mettre à la cape, c'est ne se servir que de la grande voile, portant le gouvernail sous le Vent pour laisser aller le vaisseau à la dérive, et ne poin l'exposer, avec un plus grand nombre de voiles, à une résistance souvent capable de le faire sombrer. (2) L a piastre gourde vaut 105 sous de notre monnoie.


D'UN

N A T U R A L I S T E .

227

farine , on voulut l a mettre en œ u v r e ; c'est p o u r q u o i les dames, comme plus r e c h e r c h é e s dans l a p r o p r e t é , se c h a r g è r e n t de l a convertir en p a i n s ; mais o n nous avoit t r o m p é , et cette farine contenoit très-peu de f r o m e n t , beaucoup de pois et d u sable, ce q u i nous donna u n p a i n n o i r , g o m m e u x et terreux. Il falloit q u ' i l fût bien mauvais , puisqu'avec

notre appetit d é -

vorant nous l u i p r é f é r â m e s le biscuit. O n attrib u a ce défaut à l a t r i t u r a t i o n ; et p o u r r é t a b l i r à cette farine une r é p u t a t i o n bien é v e n t u e l l e , on la destina à faire des beignets. Ils furent t r o u v é s d é t e s t a b l e s , et ne remplissant en aucune m a n i è r e le but q u ' o n s'étoit p r o p o s é ,

de flatter

plus

a g r é a b l e m e n t notre palais. E n f i n , l'esprit gastronome se reposant p o u r quelques m o m e n s , o n d é s e s p é r a de p o u v o i r employer avec fruit ce p r é c i e u x comestible. M a r d i 25 d é c e m b r e , nous e û m e s u n c o u p de vent assez violent. N o s directeurs é t o i e n t tous f r a n c s - m a ç o n s , et m'avoient i n v i t é à partager l a dissection d'un b o n dinde f a r c i , t u é en l ' h o n n e u r de l a S a i n t - J e a n . L e d i r a i - j e sans honte! mes intestins fatigués réjouissoient

par

des mets grossiers, se

déjà de reprendre

leurs

douces

habitudes, et, dans leurs transports i m m o d é r é s , refusoient

les rations communes.

J'attendois

avec impatience l'heure d u d î n e r ; mais je ne


228 V O Y A G E S sais si on redouta ma censure, je ne fus a p p e l é q u ' a u dessert p o u r trinquer avec des liqueurs de la M a r t i n i q u e . J e refusai s é c h e m e n t , et rem o n t a i do suite sur le p o n t , en disant que j ' é t o i s à jeun. L e s Sibarites déjà é t o u r d i s par l a f u m é e enivrante d u C h a m p a g n e , ne reconnurent q u e trop tard l e u r grossiéreté. L a n u i t , ils se permirent des plaisanteries, en introduisant s e c r é t e m e n t et sans b r u i t dans l a chambre des d a m e s , deux gros chiens et u n c o c h o n . Ces pauvres a n i m a u x tant r e b u t é s , tant battus le l o n g d u j o u r , g o û t a n t en ce m o m e n t une p a i x i n h a b i t u e l l e , a l l è r e n t se placer dans les cabanes, a u p r è s de nos belles dormeuses ; mais tout à coup u n c r i de l ' a n i m a l fangeux jette l'alarme a u milieu d u sexe timide. D e u x d'entre ces d a m e s , m o i n s é p o u v a n t é e s , enviant les cabanes hautes, se l e v è r e n t en t r e m b l a n t , et reconnoissant le mauvais tour q u ' o n l e u r avoit j o u é , v o u l u r e n t faire d é g u e r p i r les chiens; mais c e u x - c i se trouvant bien et mollement c o u c h é s , c o m m e n c è r e n t à m o n t r e r les dents. I l fallut beaucoup de petites p r é c a u t i o n s , beaucoup de paroles douces p o u r obtenir d'eux , au bout d'une heure d'invitations infructueuses, q u ' i l s allassent sur le pont e n c o u r i r encore les caprices d u p u b l i c , q u i se plaisoit m é c h a m m e n t à les b a t t r e , en riant d ' u n p r o c é d é q u i n'a r i e n de spirituel.


D'UN Mercredi

NATURALISTE.

229

16 d é c e m b r e , pour m'engager

à

oublier l'incivilité q u i m'avoit été faite, le capitaine me sachant amateur d'histoire n a t u r e l l e , me fit cadeau d'une b o î t e faite par les sauvages de la Nouvelle-Angleterre. L e dehors est f o r m é de plumes de p o r c - é p i c , c o l o r é e s de m a n i è r e à former

divers dessins.

L'intérieur

est d'une

é c o r c e fine et d ' u n jaune o r a n g é . L e g é n i e gastronome tenta une nouvelle fois de trouver une p r o p r i é t é à cette farine d é t e s table; c'est p o u r q u o i o n l a l i v r a à u n

nègre

c é l è b r e dans l'art de faire le p l u m - p o u d i n g . Ces mets c h é r i des A n g l a i s n'exige point une p r é p a r a t i o n difficile. Il s'agit de r é u n i r au centre d'une certaine q u a n t i t é de farine des

amandes

é m o n d é e s , des p r u n e s , des figues, des r a i s i n s , et, p o u r é p i c e s , de la cannelle et d u girofle. O n enferme ce m é l a n g e dans u n l i n g e , et o n le met c u i r e , pendant quelques m i n u t e s , dans le pot au f e u , j u s q u ' à ce que l a farine soit suffisamment h u m e c t é e et cuite. A l o r s , avec d u b e u r r e , d u sucre et d u v i n de M a d è r e , o n fait une sauce dont o n arrose les tranches d u p l u m - p o u d i n g . J e u d i 27 d é c e m b r e , nous n ' é t i o n s q u ' à quatre-vingts lieues de S a i n t - D o m i n g u e , et o n nous promettoit d'y r e l â c h e r ; mais u n des d i recteurs q u i avoit d é c i d é le capitaine à d é b a r q u e r


230

V O Y A G E S

à C h a r l e s - T o w n , é t e i g n i t l a foible l u e u r de nos espérances. Nous d i n â m e s avec de l a m o r u e s è c h e , et seulement b o u i l l i e dans de l ' e a u , sans beurre n i sauce, et quelques pommes de terre gâtées o u g e r m é e s q u ' o n se disputoit sans rire. U n c o u p de vent r o m p i t l ' é c o u t e d u grand h u n i e r . V e n d r e d i 28 , nous e û m e s u n m â t e n d o m m a g é par le c o u p de vent de l a n u i t ; mais nous f i l â m e s h u i t n œ u d s en bonne route. N o u s f û m e s t o u r m e n t é s pendant notre s o m m e i l par l a p i qûre

i n c o m m o d e et douloureuse de

marin-

g o u i n s ( I ) , et les traces venimeuses de ravets(2), q u i aiment à p a r c o u r i r le visage o u toute autre partie d u corps mise à d é c o u v e r t , en y d é -

(I) Ces insectes sont de l'espèce du cousin, culex. (2) L e ravet; scarabeus minor domesticus, spadiceus. C'est une e s p è c e de blatte ; blatta americana, malè olentissima. Cet insecte volant, commun à bord des vaisseaux et en A m é r i q u e , est semblable au hanneton p r i v é de ses ailes , mais son corps est plus aplati : le corps des m â l e s est c a c h é sous des ailes, tandis que celui des femelles est à découvert. Ces i n sectes nuisibles rongent tout, et savent pénétrer dans les lieux les mieux f e r m é s , en y laissant des taches d'une humeur infecte et caustique. Les ravets ont pour ennemis puissans les g u ê p e s ichneumones et les araignées.


D'UN posant

N A T U R A L I S T E .

231

une l i q u e u r caustique q u i devient le

germe d'une é r o s i o n cuisante. Samedi 29 d é c e m b r e , nous devions nous venger a u j o u r d ' h u i sur u n de nos d i n d e s , de nos privations j o u r n a l i è r e s ; et c o m m e c'étoit p o u r nous une f ê t e , que l'espoir d ' u n m e i l l e u r repas, p o u r ajouter plus de s o l e n n i t é à l a c é r é m o n i e des funérailles , o n m e fit composer u n e marche f u n è b r e p o u r conduire à l a cuisine , a p r è s l u i avoir fait faire trois fois le tour d u b â t i m e n t , le gros d i n d o n q u e nous avions s i b i e n e n graissé. L e s commissaires d u b a n q u e t , a u n o m b r e desquels j'avois été n o m m é , se r é s e r v è r e n t p r o visoirement le sang de l ' a n i m a l p o u r e n c o m poser u n mets languedocien que je t r o u v a i t r è s b o n . C'est le sang d'une o u plusieurs volailles, q u ' o n met frire avec u n peu de b e u r r e , de l ' a i l , de l ' o i g n o n et de la s a r r i è t e h a c h é e . O n ajoute, p o u r sauce , des jaunes d ' œ u f battus dans d u vinaigre ( I ) . N o u s é t i o n s à l a veille d ' é p r o u v e r u n dangereux accident. U n de nos chiens languissant, de faim et de soif sous une t e m p é r a t u r e aussi b r û l a n t e , eut les s y m p t ô m e s premiers d'une rage c o n f i r m é e . O n p r é v i n t les suites funestes de

(I) Ce mets s'appelle sanguette. .

P

4


232

V O Y A G E S

celle maladie affreuse, en jetant à l a mer l ' a n i m a l atteint de l ' h y d r o p h o b i e . D i m a n c h e 30 d é c e m b r e , i l s'éleva vers m i d i u n coup de vent si v i o l e n t , que quatre hommes pouvoient à peine diriger l a barre. Je n ' a i p a r l é que de la m o r t d u dinde ; mais , p o u r c o n n o î t r e les suites de sa d e s t i n é e , i l me suffira de dire que les associés payeurs se r e t i r è r e n t en tapinois dans u n coin d u b â t i m e n t , et m a n g è r e n t sans mot d i r e , et bannissant toute g é n é r o s i t é , l a fameuse pièce de r é s i s t a n c e q u i disparut en u n instant. N o u s r e s s e n t î m e s d'autant m i e u x les douceurs d ' u n semblable repas , q u ' à nos c ô t é s , pommes de terre et pois faisoient le fonds d u d î n e r des autres passagers. L u n d i 31 d é c e m b r e , nous r e n c o n t r â m e s deux b â t i m e n s faisant route p o u r la J a m a ï q u e . O n m i t l ' A d r a s t u s en p a n n e , et o n hissa deux pavillons p o u r l e u r donner le signal d u p o u r parler. Soit crainte o u m é f i a n c e , les deux vaisseaux c o n t i n u è r e n t l e u r r o u l e en cherchant à nous éviter. J e devrois passer sous le silence u n trait d ' é g o ï s m e q u i n'a point d'exemple. N o s d i recteurs furent assez i n h u m a i n s , p o u r me refuser un peu de v i n que me demandoit u n convalescent p o u r faire une r ô t i e au sucre. M a r d i 1er. j a n v i e r , nous voguions sur les


D'UN

NATURALISTE.

233

flots de l'incertitude , puisque notre capitaine plus o c c u p é de son plaisir que de son devoir, ayant négligé de prendre hauteur avec exactitude, ne connoissoit plus le v é r i t a b l e point. N o u s v î m e s l'oiseau appelé par les marins le corsaire. I l annonce les attérages ; ce q u i doubla l ' i n q u i é t u d e de nos mauvais pilotes, q u i ne se croyoient point aussi p r è s de terre. M e r c r e d i a j a n v i e r , l a n u i t fut orageuse, et les

éclairs

répétés

embrâsoient

l'horizon

;

cependant l a mer étoit c a l m e , et nous n ' e û m e s que

de l a chaleur.

Le matin,

nous

avions

a p e r ç u p r è s de notre b o r d u n cachalot (I)

de

quarante pieds e n v i r o n . J e u d i 3 j a n v i e r , jamais le lever d u

soleil

n'offrit u n spectacle plus imposant. L e s couleurs riches et brillantes des nuages a m o n c e l é s vers l ' h o r i z o n , d é c o r o i e n t de ses plus beaux v ê t e m e n s l'aurore renaissante. Dans le l o i n t a i n , une c o u ronne de nuages o ù l ' o n voyoit le beau jaune c u i v r é , le rouge d'airain m a r b r é , et b o r d é de b l e u n o i r jaspé , enrichissoit ce tableau

ra-

vissant. P o u r disque d u centre de l a c o u r o n n e , on remarquoit u n ciel d ' u n beau b l e u uniforme et sans tache , que les couleurs foncées e n v i (I) C'est le plus grand c é t a c é , après la baleine du Groënland.


234

V O Y A G E S

ronnantes rendoient encore plus tendre. Quelques raies vertes et fauves jaspoient le dessous de ces transparais vaporeux. P r è s de l ' a z u r , au m i l i e u d u nuage c u i v r e u x , é t o i t le croissant de la l u n e renaissante, tandis que les premiers jets l u m i neux

d u soleil sortant

de

l'onde , venoient

dorer et é c l a i r e r ce dais m e r v e i l l e u x . O n reconnut à l'eau de mer devenue t i è d e , q u e nous é t i o n s dans le golfe de Bahama. S o n courant devant nous ê t r e favorable, nous nous en félicitâmes. Les fréquentes rumeurs

q u i eurent l i e u à

b o r d depuis le j o u r de notre

embarquement,

ayant souvent o c c a s i o n n é des actions de d é p i t , notre vaisselle se trouvoit s i fort d i m i n u é e , q u ' o n fut o b l i g é de nous servir l a soupe dans u n plat à barbe. V e n d r e d i 4 janvier , o n sonda sans s u c c è s . L a s o n d e , a u m o y e n de laquelle o n d é t e r m i n e l a profondeur de l ' e a u , est u n cylindre de p l o m b , concave à sa base, q u ' o n enduit de s u i f propre à retenir le sable des rivages. L e s bons marins reconnoissent, à la seule inspection des particules, a r é n a c é e s , les parages o ù ils se trouvent. P o u r s'en s e r v i r , on jette à l a m e r , et o n laisse filer cet instrument a t t a c h é à une certaine q u a n t i t é de brasses de cordages. C o m m e i l y avoit erreur de c a l c u l , nous ne p û m e s trouver le fond.


D'UN

NATURALISTE.

235

Il survint, vers les c i n q heures de l ' a p r è s - m i d i , u n coup de vent si violent q u ' o n m i t le b â t i m e n t à l a cape. Quelques voiles d é c h i r é e s , tous les cordages en d é s o r d r e , et r o u l é s à l a h â t e sur le p o n t , offroient le spectacle le plus l u g u b r e . C e Cen ' é t a i tplus l'imposant A d r a s t u s , fendant avec fierté

l'onde é c u m a n t e ; r i e n d'aussi m o r n e que

l ' i n t é r i e u r d ' u n gros b â t i m e n t p r i v é de ses voiles, et devenu le jouet de la t e m p ê t e . L a mer à m i n u i t étoit si grosse, q u ' u n e seule l a m e , a p r è s avoir i n o n d é la chambre des dames, entra dans l a n ô t r e , et renversa par sa c o m m o t i o n u n des passagers q u i , dans sa chute voulant se retenir à une colonne de nos cadres déjà é b r a n l é s par le r o u l i s , fit le petit S a m s o n , et é c r o u l a nos cabanes. U n e autre vague, non m o i n s t e r r i b l e , ayant r e d o u b l é cet h o r r i b l e fracas, nous nous c r û m e s tous perdus. J'avois déjà disparu aux yeux des spectateurs, q u i s ' e m p r e s s è r e n t de me porter des secours, é t a n t enseveli sous les d é b r i s des cabanes, matelas , b o u t e i l l e s , et

surtout

étouffé par le poids é n o r m e d u passager q u i couchoit a u dessus de m o i , et q u i , se trouvant b i e n , oublioit q u ' i l en é c r a s o i t u n autre. Samedi 5 j a n v i e r , la t e m p ê t e subsistoit e n c o r e , et l a mer é t o i t si houleuse que nous fûmes obliges de rester a u l i t , ne pouvant debout conserver l ' é q u i l i b r e . O n sonda encore infructueusement ;


236

V O Y A G E S

ainsi nous étions sans cesse à l a veille de nous perdre par l ' i n c o n s é q u e n c e de notre capitaine qui oublioit,

au m i l i e u des j e u x , et son devoir

et les dangers é m i n e n s auxquels i l nous exposoit p o u r avoir n é g l i g é le c a l c u l des latitudes. L a tourmente augmenta, et les vents d é c h a î n é s d é c h i r a n t les voiles, on m i t une seconde fois à la cape. R i e n ne pouvoit a r r ê t e r les mouvemens violens et convulsifs d u gouvernail; o n fut o b l i g é de l'amarrer. L e navire à la m e r c i des flots et des v e n t s , i n o n d é de vagues sans cesse renaissantes, r o u l o i t dans tous les sens, et sembloit annoncer une perte prochaine. D i m a n c h e 6 j a n v i e r , la t e m p ê t e continuoit sans apaiser sa f u r i e , l o r s q u e , p r è s de notre b o r d , nous a p e r ç û m e s tout à coup au m i l i e u d ' u n b r o u i l l a r d épais u n b â t i m e n t à trois m â t s , aussi m a l t r a i t é que le n ô t r e , t a n t ô t englouti sous l'onde a m è r e , t a n t ô t r e v o m i par ses vagues inconstantes, et élevé subitement à des hauteurs prodigieuses. C e vaisseau, jouet c o m m e l ' A d r a s t u s de la t e m p ê t e la plus affreuse, nous fûmes r é d u i t s à la p e r p l e x i t é de passer ainsi la n u i t sans p o u v o i r diriger le b â t i m e n t , et craignant u n choc q u i nous e û t fracassé l ' u n o u l'autre. Cependant accablés de fatigue, nous nous livrions déjà aux douceurs d u premier sommeil lorsqu'une secousse nous fit tressaillir. D e u x flots o p p o s é s , heurtant la c a r è n e ,


D'UN firent

NATURALISTE.

237

sauter le b â t i m e n t si haut q u ' i l retomba

sur son flanc, et resta dans cette position i n c o m mode et dangereuse, j u s q u ' à ce q u ' u n e nouvelle lame v i n t l u i faire reprendre sa position naturelle. L u n d i 7 janvier, le vent se calma , et l a m e r quoiqu'encore grosse, é t o i t moins redoutable. N o u s r e v î m e s le b â t i m e n t à trois m â t s , q u i nous accosta sans danger. C ' é t o i t u n vaisseau m a r c h a n d , s u r son leste, venant d u n o r d des E t a t s U n i s , et faisant m ê m e

route q u e nous vers

C h a r l e s - T o w n , o ù le capitaine vouloit r e l â c h e r , a p r è s y avoir é t é p r o v o q u é par l ' u n des n é g o cians de notre b o r d . J'eus occasion de v o i r plusieurs trombes ( I ) , ( i ) T i p h o , aut sipho. L a trombe aqueuse est, selon V a l m o n t - B o m a r e , un m é t é o r e extraordinaire qui p a r o î t sur la m e r , qui met les vaisseaux en danger, et qu'on remarque très-souvent dans les tems chauds et secs : c'est une n u é e c o n d e n s é e , dont une partie se trouvant dans un mouvement rapide et circulaire, comme autour d'un axe, causé par deux vents qui soufflent directement et i m p é t u e u s e m e n t l'un contre l'autre , tombe par son poids, et prend la figure d'une colonne tantôt conique , tantôt cylindrique : elle tient toujours en haut par sa base, qui n'imite pas mal le pavillon d'une trompette. Les trombes sont creuses en dedans et sans eau , parce que la force centrifuge pousse hors du centre les parties internes. Plusieurs parties aqueuses se détachant de la c i r c o n f é r e n c e ,


238

V O Y A G E S

niais fort heureusement assez é l o i g n é e s de n o u s , p o u r que nous n'ayons point à les redouter. N o u s é t i o n s d'ailleurs dans l'impossibilité de les d i s s o u d r e , et de nous opposer à leurs ravages en

tirant contre elles des coups de c a n o n s ,

puisque notre b â t i m e n t n ' é t o i t que p a r l e m e n t a i r e , et par c o n s é q u e n t point m u n i de pièces d'artillerie. N o u s v î m e s aussi quatre requins dans le sillage de notre b â t i m e n t ; m a i s , filant h u i t n œ u d s , l a r a p i d i t é de notre course s'opposa à ce q u ' i l s mordissent au h a m e ç o n , q u i est une espèce d ' é m é r i l l o n . A m i n u i t , nous fûmes réveillés en sursant par u n c o u p de canon q u ' u n vaisseau tira p r è s de nous. L e boulet passa à quelques pas d u timonnier. I l falloit v o i r nos s p é c u l a t e u r s d é p l o r e r déjà la perle des fonds immenses q u ' i l s avoient à b o r d . Jadis satiriques , ils avoient en ce m o ment l'oreille b i e n basse, et é l o i e n t c o n s t e r n é s forment la pluie qui tombe tout autour du tourbillon : lorsque le vent i n f é r i e u r est plus fort, la trombe se trouve e m p o r t é e et est suspendue obliquement à la n u é e ; alors ou entend un

bruit sourd

et m ê l é de

sifflemens. Par-tout o ù ce tourbillon tombe, i l cause de grandes inondations par la prodigieuse quantité d*eau qu'il r é p a n d : i l a m è n e m ê m e quelquefois de la

grêle,

et les dégâts qu'il produit sont

affreux.

(Consultez l'Histoire de l ' A c a d é m i e , a n n é e s

1757 et 1741).

1727,


D'UN

NATURALISTE.

239

dans l'embarras des richesses, par l a crainte de trouver u n corsaire dans notre agresseur. O n en vint à l'abordage, et nous a p p r î m e s tous avec u n v i f i n t é r ê t que le b â t i m e n t

inconnu

n ' é t o i t que d é n u é de vivres , et q u ' e x p é d i é de L o n d r e s , i l avoit déjà p r è s de q u a t r e - v i n g t - d i x jours de t r a v e r s é e . L e c a p i t a i n e , nous exposant la triste situation de son é q u i p a g e h a r a s s é par les t e m p ê t e s habituelles q u ' i l avoit e s s u y é e s , n o u s apprit q u ' i l é t o i t r é d u i t à une r a t i o n insuffisante, et q u e , dans l a crainte que nous ne l u i é c h a p pions , i l n'eut pas le tems de faire retirer l e boulet d u canon ; que son intention , n u l l e m e n t hostile, n ' é t o i t que de faire mettre notre b â t i m e n t en panne. C e vaisseau étoit a r m é en guerre et marchandises. M a r d i 8 j a n v i e r , nous t r o u v â m e s enfin terre à vingt brasses , et nous d é c o u v r î m e s le beau ER

phare de C h a r l e s - T o w n (tom. I . , plane. X I V ) , s i t u é i s o l é m e n t au m i l i e u d'une antique forêt de p i n s , au dessus desquels i l s'élève de plus des trois quarts de sa hauteur. N o u s v î m e s voltiger autour de notre b â t i m e n t des canards de toute e s p è c e , des cormorans ( 1 ) , des chevaliers (2), (1) Corvus aquaticus, aut Phala crocorax ; oiseau aquatique, dont on distingue deux espèces qui se nourrissent de poissons. (2) Totanus, oiseau aquatique du genre du B é c a s s e a u .


240

VOYAGES

des mouettes ( I ) , des godands (2), et autres oiseaux, q u i f r é q u e n t e n t les attérages. N o u s en t u â m e s plusieurs ; mais ayant vent arrière, et toutes les voiles é t a n t dehors, nous ne p û m e s mettre l a chaloupe à l a mer p o u r les aller chercher. U n pilote côtier vint à notre rencontre dans sa barque élégante p o u r nous faire éviter la barre (3), et nous conduisit vis-à-vis de CharlesT o w n , o ù nous m o u i l l â m e s assez p r è s de l ' E m b a r c a d è r e , a p r è s nous ê t r e félicité d'avoir é t é assez h e u r e u x p o u r é c h a p p e r aux dangereux rescifs de l a baie. L e port de celte ville peut recevoir en sa rade j u s q u ' à trois cents v o i l e s , et les plus gros navires y entrent en tout tems avec l e u r chargement.

(1) G a v i a , nom d o n n é à des oiseaux de m e r , à pieds p a l m é s , du genre des goilands, mais moins grands. (2) Larus ; c'est l'oca-marina crocalo des Italiens. Oiseaux de mer ictyophages. Ils sont sur les rivages ce que les vautours sont pour l'intérieur des terres, destinés à purger la terre des débris d'animaux morts , qu'ils se disputent entr'eux, avec des cris aigus. (3) Banc de sable qui barre un port, et souvent devient un dangereux écueil. Celle de Charles-Towri est r e n o m m é e par des naufrages fréquens qu'on

y

essuie. Mercredi


D'UN Mercredi

9

N A T U R A L I S T E . janvier ,

après

le

241

visite

de

l ' A d r a s t u s , je descendis à C h a r l e s - T o w n , v i l l e capitale de l a C a r o l i n e m é r i d i o n a l e , avec le capitaine , afin de m'assurer

d'un

logement.

Q u e l fut m o n é t o n n e m e n t dans u n pays i n c o n n u , d'y trouver de nouvelles m œ u r s , de nouvelles coutumes et tous visages é t r a n g e r s , d'y r e n contrer autant de n è g r e s que de blancs ! J ' a v o u e que l a vue de ces Africains dans l'état d'esclavage , me fit d'abord impression. I l r è g n e dans l ' i n t é r i e u r de la ville le silence le mieux o b s e r v é ; et les A n g l o - A m é r i c a i n s s é r i e u x par c a r a c t è r e , et n o n lurbulens c o m m e les F r a n ç a i s , marchent dans les rues s a b l é e s , l a tête b a i s s é e , et e x c l u sivement p r é o c c u p é s de l e u r commerce. L o r s q u e deux d'entr'eux se rencontrent, u n salut de l a m a i n fait avec r é s e r v e , mais avec s i n c é r i t é , é q u i vaut en ce cas à notre accueil affable , mais trop souvent politique (I). L a t e m p é r a t u r e de C h a r l e s - T o w n (2) m o d é r é e

( 1 ) Quand, dans une société, une personne en saluant refuse la main à une autre, elle lui déclare par là son inimitié. ( 2 ) Cette ville se trouve au confluent de deux rivières navigables , la Cooper et l'Ashley, et sert d'entrepôt à toutes les productions de la colonie qui doivent être exportées. T O M E l.

Q


242

V O Y A G E S

toute l ' a n n é e , offre cependant plusieurs variations dans l a j o u r n é e ;

ce q u i l a rend t r è s -

mal-saine. I l faudroit volontiers changer trois fois le j o u r de costume plus o u moins c h a u d , i n c o n v é n i e n t q u i d o n n é naissance à une infinité de maladies produites

par une

transpiration

i n t e r c e p t é e . N o u s n ' é t i o n s q u ' a u commencement de janvier , et cependant

beaucoup

d'arbres

é t o i e n t couverts de verdure et de fleurs. L e s chaleurs de l'été y sont insupportables , et i n f i n i m e n t plus accablantes q u ' à S a i n t - D o m i n g u e , où. une brise r é g l é e vient trois fois le j o u r r a f r a î c h i r l ' a t m o s p h è r e , et dissiper les miasmes c o m b i n é s p a r une é v a p o r a t i o n t o r r i d e , et des exhalaisons souvent morbifiques. P e u familier avec le langage d u p a y s , et b i e n n é o p h y t e encore dans l a traduction de l ' a n g l a i s , je souffrois d'entendre parler à mes o r e i l l e s , sans p o u v o i r comprendre m ê m e les cris des marchands , dont les intonations sont

variées

à l'infini. L e s rues de Charles - T o w n sont correctes , mais souvent remplies d ' i m m o n d i c e s . O n y marche avec difficulté sur u n sable é p a i s . L e s maisons p o u r l a plupart couvertes en bois o u essentes, q u i r é v e r b è r e n t moins l a chaleur que l a tuile , sont construites en planches. Celles des habitans riches ont des façades d u g o û t l e


D'UN

N A T U R A L I S T E .

243

p l u s m o d e r n e , à colonnes et galerie tournante , et d ' u n style r é g u l i e r . M a i s ces palais modestes élevés sans m a ç o n n e r i e , sont, ainsi que la c h a u m i è r e d u p a u v r e , e x p o s é s à ê t r e d é t r u i t s en u n instant par l'incendie. N o u s t r a v e r s â m e s le b e l emplacement de l a b o u c h e r i e , o ù l a viande m e parut fort b e l l e , et surtout b i e n nettement divisée. L e s bouchers propres à l ' e x c è s , poussent la p r é c a u t i o n j u s q u ' à scier les o s , afin que Je m o r c e a u q u ' o n l e u r a c h è t e soit c o u p é r é g u l i è r e m e n t . Ils tuent tous Jes j o u r s , et ne font jamais r e p a r o î t r e la viande t u é e de l a veille , ayant l a c o m m o d i t é de l a s a l e r , et de l a mettre en barils p o u r l'usage des vaisseaux. O n voit sur chaque c h e m i n é e u n o u plusieurs m é n a g e s de t u r k e y - b u z z a r d (I) , espèce de v a u (I) Dinde-buse, ou U r u b u ; c'est le vautour du B r é s i l , de M . Brisson, et des planches e n l u m i n é e s 187 ; Buse à figure de paon, dans Catesby ; Hernandez et Nieremberg lui donnent le nom d'Aura , et F r a n ç o i s X i m é n è s , celui de Tzopiloth ou Tropillot; c'est le cosquauth de la Nouvelle-Espagne. Margrave dit que les Brasiliens le nomme Urubu. Cet oiseau , dit M . M a u d u i t , se trouve dans différentes r é g i o n s de l ' A m é r i q u e . Les sauvages de la Guiane l'appellent Ouroua ; les c r é o l e s et les voyageurs l'ont a p p e l é Marchand : on le trouve aussi en Afrique. Kolbe le nomme

Aigle du Cap.


244 V O Y A G E S tours appelés vulgairement cinq paounds (6), valeur de l'amende infligée à l'audacieux q u i en tueroit u n . Ces oiseaux sont ainsi respectés par les services réels q u ' i l s rendent en enlevant, dans l a ville et aux e n v i r o n s , tous les a n i m a u x morts et d é b r i s c o r r u p t i b l e s , dont i l s font leur u n i q u e n o u r r i t u r e . V o i t - o n u n e poule e x p i r a n t e ; elle ne reste pas long-tems sur l a place sans ê t r e d é p e c é e . Ces oiseaux, durant le j o u r o c c u p é s sans cesse à faire leur t o u r n é e , fondent p a r l é g i o n s , et se disputent l a proie q u i d i s p a r o î t en u n instant. L e s turkey-buzzards sont si familiers , q u ' o n p o u r r o i t en tuer volontiers à coups de b â t o n . J'avois u n grand désir de me p r o c u r e r u n de ces animaux ; mais je n ' é t o i s p o i n t d u tout disposé à payer c i n q louis environ d'amende , ce q u i m'engagea d'attendre u n e occasion favorable. L e s dames a n g l o - a m é r i c a i n e s , jalouses d ' i m i t e r les F r a n ç a i s e s dans leurs costumes, sont à l a piste des b â t i m e n s arrivant de F r a n c e , p o u r en r é c l a m e r les modes d u j o u r ; et c'est une s p é c u l a t i o n s û r e que peut faire u n capitaine, s ' i l a des fonds à convertir en pacotille. J'examinois l a tournure d'une de ces dames lorsqu'on d e tournant une rue, je vis à mes pieds deux n é g r e s s e s

(2) Environ 120 francs.


D'UN

NATURALISTE.

245

accroupies, o c c u p é e s à fumer avec d é longs c a lumets ; c'est le cas de dire que ce ne fut pas p o u r m o i une a g r é a b l e surprise. L a chaleur é t a n t excessive , et h a r a s s é s des courses faites en vain p o u r trouver une pension c o n v è n a b l e , nous fûmes assez heureux p o u r rencontrer u n F r a n ç a i s obligeant q u i , nous ayant reconnus p o u r des compatriotes nouvellement d é b a r q u é s , s'offrit d ' ê t r e notre i n t e r p r è t e , et nous p r o c u r a u n asile bien famé , et q u i nous parut tenu par de bien h o n n ê t e s gens ; c ' é t o i t u n e pension a m é r i c a i n e . L ' h ô t e s s e , M . R a m a d g e , offroit pour contraste une taille colossale, avec des m a n i è r e s mignones et enfantines. Celte dame ne savoit quelle contenance garder , n i comment s'expliquer ; enfin notre i n t e r p r è t e , q u i parloit a n g l a i s , nous d é v e l o p p a ses i n tentions. m

e

A peine f û m e s - n o u s i n s t a l l é s , q u ' u n jeune n è g r e v i n t nous offrir des fruits de l ' A m é r i q u e . P o u r m i e u x disposer les acheteurs, i l les c h a r m o i t par les accens m é l o d i e u x de sa voix céleste. Q u o i q u e bien envieux de g o û t e r à ces p r o ductions nouvelles p o u r m o i , je pris encore plus de plaisir à exercer son talent, et à l u i faire r é p é t e r u n rondeau anglais , original par sa composition. A p r è s l u i avoir a c h e t é des b a nanes, figues bananes, patates, ananas, e t c . ,

Q3


246

V O Y A G E S

je le c o n g é d i a i en le r é c o m p e n s a n t de m a n i è r e à l'encourager. J e ne pus juger de l a b o n t é de ces fruits imparfaits , et je me r é s e r v e d'en parler lors de m o n séjour à S a i n t - D o m i n g u e . J e sortis p o u r c o n n o î t r e l ' i n t é r i e u r de l a v i l l e , et je vis que les femmes de q u a l i t é font le m a l i n leurs courses à pied. Elles ont une d é m a r c h e lente et grave , et sont suivies d'une o u plusieurs jeunes négresses. L e s voilures sont t r è s - l é g è r e s et a é r é e s ; elles sont t r a î n é e s par des chevaux , que des n è g r e s conduisent. O n voit peu de c a b r i o l e t s , mais des charabans d'une délicatesse e x t r ê m e . L e s rues sont garnies de t r o t t o i r s , et d'arbres dont les fleurs ont quelque rapport avec celles d u lilas de France. C e t arbre est l ' a z é d a r a c h ( I ) , dont les branches lisses et droites forment une très-belle tête. L e s levées d u b o r d de l a m e r sont construites en ostracites (2), et l a c o n s o m m a t i o n d ' h u î t r e s en ce pays est si grande, q u ' o n se sert le plus c o m m u n é m e n t p o u r b â t i r , de chaux d ' h u î t r e s .

(1) Melia azedarach, foliis bipinnatis, L i n n é . V o y e z mon T r a i t é des plantes usuelles des Antilles, plantes assoupissantes. (2) Ecailles d'huîtres devenues fossiles.



Chariot

FunĂŠraire

.


D'UN En

N A T U R A L I S T E .

247

rejoignant notre pension , je rencontrai le

c o n v o i d ' u n n è g r e . L e s pleureurs deux à d e u x marchoient devant et d e r r i è r e le c o r p s , q u i é t o i t p o r t é sur u n chariot rouge t r a î n é par u n seul er

cheval. ( T o m . I ., p l . X V . ) E n visitant les temples c o n s a c r é s a u service de l ' É t e r n e l , j'appris que l a seule église catholique avoit é t é i n c e n d i é e , et q u ' o n l ' a v o i t r e m p l a c é e m o m e n t a n é m e n t par une grange n o n m o i n s v é n é r a b l e que les v o û t e s d o r é e s des temples consac r é s aux différens cultes. L a secte protestante est la plus universellement r é p a n d u e ; cependant l a r e l i g i o n c a t h o l i q u e , celles des quakers (I) et des m é t h o d i s t e s y sont é g a l e m e n t t o l é r é e s . (I) Quaker veut dire trembleur. Leur secte pacifique prit son origine à l ' é p o q u e o ù les Anglais r é v o l t é s se couvrirent du crime honteux de r é g i c i d e s . Georges F o x e fut leur fondateur. I l avoit vendu ses biens pour mieux se détacher des jouissances terrestres. Les bois devenoient son asile, et les fruits sauvages, sa nourriture. I l eut bientôt des sectateurs, et fut f o r c é de se rapprocher des villes, o ù cette s o c i é t é adopta un costume simple et d é n u é de tout ornement. C'est pourquoi les galons leur sont interdits, ainsi que les dentelles; les manchettes, broderies et bijoux, comme objets superflus; leurs habits n'ont aucun pli. Toutes d é f é r e n c e s extérieures leur sont à charge; c'est pourquoi entr'eux ils se regardent é g a u x . Ils ne reconnoissent pas les titres fastueux,

Q

4


248

V O Y A G E S

L e s quakers sont simples dans tous leurs g o û t s , humains et bienfaisans ; ils p r ê c h e n t en p u b l i c , dans les places et m a r c h é s , contre l'esclavage des n è g r e s . Ils sont v ê t u s de n o i r , et ont la

produits, disent-ils, par l'orgueil de ceux qui les ambitionnent, et par bassesse dans ceux qui les d é fèrent. Ils regardent chez les femmes, la r é v é r e n c e comme une contrainte avilissante ; et dans les hommes, l'action d'ôter son chapeau comme une bassesse qui met l'individu au dessous d'un autre. « C'est, dit Raynal, dans son Histoire philosophique des DeuxIndes , manquer à soi pour honorer les autres. Porter les armes, continue le m ê m e auteur, leur paroissoit un crime. S i c'étoit pour attaquer, on p é choit contre l'humanité ; si c'étoit pour se d é f e n d r e , on p é c h o i t contre le Christianisme. Leur é v a n g i l e étoit la paix universelle. Ils ne juroient jamais devant les tribunaux. Ils n'ont point de c l e r g é , et tournent en ridicule nos c é r é m o n i e s religieuses, prétendant qu'ils r e ç o i v e n t i m m é d i a t e m e n t l'Esprit Saint; c'est pourquoi, lorsqu'ils sont a s s e m b l é s , le premier qui se croit i n s p i r é se l è v e , et prend la parole. Souvent le silence le plus profoud r è g n e en leur a s s e m b l é e . Cet enthousiasme , irritant le genre nerveux, leur donne des convulsions; de l à , le nom de quaker, qui veut dire trembleur. C r o m w e l , qui les persécuta parce qu'ils cherchoient à d é g o û t e r les soldats du m é t i e r de la guerre en s insinuant dans les camps , avoua que leur religion étoit peut-être la seule dont on ne put détruire les principes avec des g u i n é e s .


D'UN NATURALISTE. 249 tête couverte de clabauds, ou grands chapeaux à bords pendans. L e s quakers sont ennemis de l a g u e r r e , et ne veulent jamais contribuer p o u r favoriser et entretenir ce fléau d é s a s t r e u x . Ils sont si scrupuleux p o u r l a d é c e n c e , q u ' i l s ne veulent jamais recevoir de lavemens, dans les maladies m ê m e s o ù ils sont indispensables. L e quaker officiant de leur secte se lève p o u r parler, l o r s q u ' i l se croit i n s p i r é de l ' E s p r i t Saint. I l n'y a p o i n t , dans l ' i n t é r i e u r de leurs temples , d'autel propre au sacrifice; leur culte ne consiste q u ' à é p u r e r leur morale a u s t è r e , ainsi que me l'a assuré u n A n g l o A m é r i c a i n qui par superc h e r i e , s'est i n t r o d u i t plusieurs fois p a r m i eux. L ' o r a t e u r , p o u r inviter au silence, pousse des hurlemens affreux, et à l'instant tout l'auditoire se tait. L e s quakers ont dans leur temple la tête couverte, et croyent à une parfaite égalité entre eux. Cette secte, ennemie des l i t i g e s , n'a point d'avocats, et l o r s q u ' i l s'élève u n différend entre deux q u a k e r s , les parties s'expliquent en pleine a s s e m b l é e , et leur rapprochement a toujours l i e u . L o r s q u ' u n d'eux fait m a l ses affaires, les autres l u i fournissenl j u s q u ' à sept fois les moyens d e r é t a b l i r , et sa fortune et sa r é p u t a t i o n ; m a i s , en cas d'une h u i t i è m e faute, ils l'abandonnent à sa mauvaise conduite.


250

V O Y A G E S

L e s principes m o r a u x des quakers sont si rigides q u ' i l s o n t , p o u r les femmes q u i ne l e u r appartiennent pas, la plus exacte continence. C'est p o u r q u o i , l o r s q u ' i l s donnent l'hospitalité à q u e l q u ' é t r a n g e r , l ' h o m m e , l a femme, les filles et l ' é t r a n g e r couchent dans le m ê m e l i t . I l n'en est pas de m ê m e des A n g l o - A m é r i c a i n s , dont les m œ u r s sont maintenant, dans les ports de m e r , aussi d é p r a v é e s q u ' e n F r a n c e , depuis que l e commerce leur a établi des relations avec l ' E u rope ; car, si dans les sociétés des villes une femme rougit lorsqu'elle entend prononcer le n o m de p i e d , de j a m b e , et m ê m e de cuisse de p o u l e t , souvent à p r é s e n t les jeunes demoiselles , s u b o r n é e s par les marins f r a n ç a i s , s'abandonnent au premier amant q u i sait leur plaire. P o u r t a n t elles traitent leurs intrigues avec beaucoup de d i s c r é t i o n , et regardent leur faute e x c u s é e , lorsqu'elle est e n v e l o p p é e des ombres d u m y s t è r e . L o r s q u ' u n A n g l o - A m é r i c a i n m e u r t , et que sans ê t r e m a r i é i l a v é c u avec une c o n c u b i n e , les biens d u défunt l u i sont transmis. M o r t p o u r m o r t , telle est l a l o i q u i condamne seule à cette p u n i t i o n les assassins, tandis que les autres crimes n o n moins contraires à la s o c i é t é , tels que les viols, les rapts, et autres vices c a p i t a u x , n'y sont atteints que par de l é g è r e s peines.


D'UN

NATURALISTE.

251

L e s prisonniers sont g é n é r e u s e m e n t t r a i t é s à l a N o u v e l l e - A n g l e t e r r e , et respectés dans l e u r malheur. I n d é p e n d a m m e n t d'une n o u r r i t u r e saine et raisonnable, on ne l e u r retient point les produits de leur industrie , q u ' o n fait vendre à leur profit. Il ne fait jamais aussi froid à C h a r l e s - T o w n q u ' à P h i l a d e l p h i e , q u i se trouve au n o r d de l ' A m é r i q u e septentrionale , et o ù , sur l a r i v i è r e glacée de l a Delaware (I), o n fit r ô t i r u n b œ u f pesant douze cents, sans creuser et dissoudre le cristal. C'est en cette saison q u ' o n y fait des parties de t r a î n e a u x , et que les patineurs y d é p l o y c n t leur adresse et leur l é g è r e t é . O n rencontre a u m i l i e u de ces joûtes, sur l a glace m ê m e , de petites guinguettes établies p o u r r é p o n d r e aux besoins des acteurs et spectateurs de ces jeux divertissans. L e s gens riches de C h a r l c s - T o w n b r û l e n t d ' u n bois sans n œ u d s , appelé l'aigret; c'est le noyer sauvage. me

O n nous servit à souper chez M . R a m a d g e , sur une longue table d'acajou bien c i r é e , d u cerf, si c o m m u n dans le pays q u ' o n en fait b o u c h e r i e ,

(I ) Philadelphie, appelée ville des Frères, est située à cent vingt milles de la mer, au confluent de la Delaware et du Schuylkill.


252

V O Y A G E S

d u calalou (I), des ignames (2) et des patates (3). Nous e û m e s pour boisson d'assez mauvais c i d r e , mais en revanche d'excellent porther o u grosse b i è r e d ' A n g l e t e r r e , d u brandy o u eau de v i e , q u ' o n m é l a n g e avec trois parties d'eau e n v i r o n . J e rencontrai M . R***, m o n parent, q u i me p r é s e n t a à son é p o u s e et à ses enfans, en me t é m o i g n a n t tout son regret d'avoir é t é , par suite des r é v o l u t i o n s de S a i n t - D o m i n g u e , circonscrit dans u n l o c a l q u i ne l u i permettoit m'offrir

pas

de

u n a s i l e , ainsi q u ' à sa soeur m a belle

m è r e ; m a i s , en q u a l i t é de parent et d'amateur de peinture et de m u s i q u e , i l me fit promettre de passer chez l u i une partie de m o n teras , q u ' o n ne pouvoit que

bien employer a u m i l i e u d'une

famille aimable, q u i a tant de talens en partage. O n se sert au continent de l a monnoie d ' E s pagne. T o u s les samedis on lave l ' i n t é r i e u r des m a i s o n s , et l ' o n frotte avec soin les parquets et les escaliers g a r n i s , dans les maisons r i c h e s , de. tapis p r é c i e u x , et chez les simples p a r t i c i d i e r s , de sablon très-fin q u ' o n r é p a n d avec s y m é t r i e ,

( 1 ) Mets a m é r i c a i n c o m p o s é de divers herbages, de volailles et de crustacés. V o y e z sa plus grande

description, article de

Saint-Domingue.

( 2 et 3 ) V o y e z la description de ces productions dans le T r a i t é des plantes usuelles des Antilles.


D'UN

N A T U R A L I S T E .

253

et en t r a ç a n t différens dessins. A u reste, Il est d u plus mauvais ton de cracher sur u n de ces parquets , et i l n'y a g u è r e s q u ' u n F r a n ç a i s q u i puisse se permettre une telle incivilité. Mes nouveaux parens partageant m o n g o û t p o u r la chasse, et d é s i r a n t c o o p é r e r à ma c o l lection des animaux é t r a n g e r s à l ' E u r o p e , m e p r o p o s è r e n t une partie dans les environs de l a ville. Je rapportai de cette excursion ornitho— logique de très-jolis oiseaux. Ces bois sableux et sombres, o ù s'élevent avec majesté d'antiques et odorans sapins , ces r é s e a u x de barbe espagnole (I) , a u travers desquels se jouent les é c u r e u i l s de plusieurs espèces, et q u i se balancent d'une futaie à l ' a u t r e , au secours de ces franges pendantes, semblables à l a barbe d ' u n v i e u x a n a c h o r è t e ; le chant des oiseaux, nouveau p o u r m o i , tout me jeta dans une telle s u r p r i s e , que je restai long-tems i m m o b i l e et p é n é t r é d ' u n saint respect, en admirant l a source i n é p u i s a b l e

( I ) L a barbe espagnole , ou caragate musciforme ; viscum caryophylloïdes, tenuissimum è ramis arborum musci in modum dependens, foliis pruinœ instar candicantibus, flore trepetalo, semine filamentoso, Sloan. J a m , est une espèce de g u i ; voyez sa description à la fin de l'ouvrage, au Traité des plantes usuelles.


254

V O Y A G E S

des variétés de l a n a t u r e , et en b é n i s s a n t les œ u v r e s de m o n D i e u . E n parcourant les bois , j ' e x a m i n a i beaucoup de ces oiseaux , et je tuai sur les baies plusieurs sparas ( I ) , espèce de moineaux semblables a u friquet de F r a n c e ; des rossignols (2) , d o n t l a v o i x est t r è s - a g r é a b l e ; des c a r d i n a u x ( 3 ) , q u i se privent t r è s - b i e n en c a g e , et q u i sont r e c h e r c h é s p o u r l e u r robe é c l a t a n t e . L e m â l e d ' u n rouge de f e u , a seulement les pennes des ailes d ' u n n o i r de jayet, ainsi que les plumes de l a base d u bec. L a femelle m o i n s riche en c o u l e u r s , est n u é e de ce m ê m e v e r m i l l o n , et d ' o l i v â t r e c e n d r é . J e t u a i les deux d ' u n seul coup de f u s i l , et fus e n c h a n t é d'une aussi belle capture. J e rapportai é g a l e m e n t deux troupiales (4), ainsi n o m m é s parce q u ' i l s vivent en société.

( 1 ) Linotte brune d'Edwards ; et petit moineau de Virginie , ainsi n o m m é par Catesby. (2) L e rossignol de l ' A m é r i q u e , d'Edwards ; c'est le figuier brun, ou grand figuier de la J a m a ï q u e , de M . Brisson. (5) L e cardinal h u p p é de l ' A m é r i q u e septentrionale,

est le gros-bec de Virginie, de Brisson ; Coccothraustes indica cristala , pl. enl. 37. T h e Brasilian Tanager. des habitans de la Nouvelle-Angleterre. (4) Cet oiseau est le Commandeur : Icterus PteroP h œ n i c e u s . Il appartient à l ' A m é r i q u e septentrionale ;


D'UN

NATURALISTE.

255

Q u o i q u ' o n en rencontre des bandes nombreuses dans les m a r a i s , ces oiseaux sont difficiles à approcher. L e troupiale

de la Caroline,

ou

commandeur, est de l a taille d ' u n merle ; son plumage est d ' u n n o i r l u s t r é ; ses ailes sont recouvertes, vis-à-vis le trochanter de l ' h u m e r u s , d'une é p a u l e t t e d ' u n rouge c r a m o i s i v i f et d o r é ; ses pieds et son bec sont n o i r s , ainsi que ses y e u x , dont l ' i r i s est d ' u n blanc mat. L e s cou— leurs de l a femelle sont beaucoup moins vives.

plus r o u s s â t r e s et

Ces oiseaux

pondent

dans les m a r a i s , o ù i l s établissent leur n i d q u i a l a forme d ' u n tube , avec une seule ouverture sur le côté. I l flotte a u g r é d u v e n t , et est entrel a c é avec l a s o m m i t é des joncs q u i l u i servent de toit. Ces oiseaux sont fort r e c h e r c h é s , et leurs é p a u l e t t e s vendues j u s q u ' à vingt francs le m i l l i e r a u x pelletiers, q u i en font des palatines et des garnitures de spencers o u de robes. Outre q u ' o n retire ce p r o d u i t de ces oiseaux , l e u r tête est é g a l e m e n t mise à p r i x , par rapport a u x ravages q u ' i l s exercent dans les terres o ù l ' o n a s e m é d u r i z . Ils ne sont pas seulement granivores, et

c'est l'Etourneau à ailes rouges, de Catesby ; l'Etourneau rouge-aile, d'Albin ; et le Troupiale

à ailes

rouges, de M . Brisson (pl, enl. 402). T h e R e d W i n g e d Starling. Cales., car. I, p. 13, t. 13.


256

V O Y A G E S

ils se nourrissent, h o r s des r é c o l t e s , de fruits o u d'insectes. L e s troupiales vivent entr'eux avec beaucoup d ' a c c o r d , et ne se nuisent point dans les d é t a i l s de leur petit m é n a g e . L e u r s m œ u r s sociales l e u r font chercher en paix l a n o u r r i t u r e de leurs petits, et souvent dans le m ê m e champ o n en voit une q u a n t i t é c o n s i d é r a b l e o c c u p é s à cette recherche,

sans annoncer l a m o i n d r e m é s i n -

telligence. L e s troupiales ont en cage les gentillesses de l ' é t o u r n e a u d ' E u r o p e , et sont aussi attentifs que l u i à recevoir l ' i n s t r u c t i o n q u ' o n veut bien l e u r donner. M . R * * * , m o n parent, q u i en possédoit un

t r è s - f a m i l i e r , l u i donnoit l a l i b e r t é ,

et

m'engageant à p r é l u d e r sur m o n v i o l o n o u sur le p i a n o , le m é l o m a n e ailé venoit à l'instant se poser sur m a t ê t e , et ne me quittoit que l o r s q u ' i l cessoit d'entendre celte m é l o d i e . I l é t o i t tellement f a m i l i e r ,

que quelques jours

après

avoir lié ensemble connoissance, m'apercevant o c c u p é à dessiner u n de ses pareils, i l sortit de sa cage, voltigea autour de m o i , puis sur le troupiale q u i me servoit de m o d è l e . C o m m e ce dernier étoit en p o s i t i o n , et q u ' i l avoit toute l'apparence d ' u n ê t r e vivant , l'oiseau familier alla le b e c queter, c o m m e p o u r le tirer de son assoupissement;

puis le trouvant insensible à ses d é monstrations ,


D'UN

N A T U R A L I S T E .

257

monstrations, i l l u i r é i t é r a m i l l e agaceries, l u i fît m i l l e gentillesses, a p r è s lesquelles i l r e n o n ç a a u projet de jouer avec l u i , et v i n t se poser sur u n verre d'eau q u i me servoit à laver ; i l d é r a n g e a mes

pinceaux , et sans m a permission

com-,

mencoit à se b a i g n e r , lorsque je fus o b l i g é de l u i soustraire m o n dessin q u ' i l avoit déjà tout a r r o s é . E n f i n , je crois p o u v o i r le dire sans e x a g é r a t i o n , le troupiale est l'oiseau q u i , p r i v é de sa l i b e r t é , conserve le m i e u x , n é a n m o i n s m a l g r é son esclavage, toute l ' a m a b i l i t é de son caractère. N o u s e û m e s , p o u r d e r n i è r e p i è c e de notre course d ' o r n i t h o l o g i e , la grivelte d ' A m é r i q u e ; c'est le mauvis de l a C a r o l i n e , de Brisson ; l a petite grive de Catesby ; elle est de l a grosseur d'une alouette ; le plumage d u dos est r o u s s â t r e ; c e l u i d u ventre

est blanc t a c h e t é de marques

triangulaires b r u n â t r e s ; le b e c , les pieds et les ongles sont n o i r â t r e s . D e retour chez M . R * * * , i l me p r é s e n t a à son g e n d r e , M . de M * * * ,

consul espagnol,

chez lequel on enfreignit en m a faveur l a l o i rigide q u i défend en ce p a y s , sous des peines t r è s - s é v è r e s , de faire de la musique le dimanche. J e me félicitai d'autant plus de cette transgression , que je retrouvai dans les concertans , enfans de M . R * * * , cette grace et ce g o û t TOME

I.

R


258

V O Y A G E S

q u ' o n ne rencontre que p a r m i les vrais talens; O n e x é c u t a à l a p r e m i è r e vue un trio-concertant p o u r harpe, forte-piano, et c o r , de ma c o m position,

avec une v é r i t é et une p r é c i s i o n q u i

m'enchantèrent. E n sortant de chez M . R * * * , j ' a p e r ç u s u n rassemblement,

au

m i l i e u d u q u e l je vis u n

orateur q u i d é b a t t o i t vivement les i n t é r ê t s de plusieurs n è g r e s exposés sur u n t h é â t r e

pour

ê t r e vendus. C ' é t o i t u n quaker p h i l a n t r o p e , et fidèle

observateur de sa l o i . « P e u t - o n , d i s o i t - i l

» a u peuple é t o n n é , assimiler des hommes à des » a n i m a u x ? Q u e fait-on de p l u s , lorsque dans » u n m a r c h é i l s'agit d'acheter u n c h e v a l , u n » b œ u f o u u n m o u t o n ? L ' a n i m a l est, ainsi q u e » les n è g r e s , à l a d i s c r é t i o n des acheteurs , q u i » l'examinent n u , et le tournent dans tous les» sens. V i l s usuriers ! ne sont-ils pas h o m m e s » c o m m e vous » ! J e ne pus entendre p l u s long-tems sa harangue, et je le q u i t t a i au m o m e n t o ù i l sembloit plaindre le sort d'une n é g r e s s e q u i , p o u r une faute qu'elle avoit c o m m i s e , m a r c h o i t dans les r u e s ,

avec u n joug o u c o l l i e r

p e s a n t , a r m é de trois branches

de fer de l a

l o n g u e u r de l ' a v a n t - b r a s . C o m m e je cherchois à me distraire de l ' e n n u i de ne point trouver de passage p o u r

Saint-

D o m i n g u e , je r é c l a m a i l a solitude des bois s i


D'UN

N A T U R A L I S T E .

259

bienfaisante aux m é l a n c o l i q u e s ; et p o u r é v i t e r des visites trop m u l t i p l i é e s , je m ' a c h e m i n a i seul avec m o n fusil vers la course (I) distante de quatre milles d e C h a r l e s - T o w n . Je t u a i , en entrant sons les premiers sapins, le beau geai b l e u d u Canada ( 2 ) . C e geai de l ' A m é r i q u e

septen-

trionale est beaucoup plus petit que le n ô t r e , dont i l a n é a n m o i n s tous les c a r a c t è r e s e x t é rieurs. I l est plus svelte , plus é l é g a n t dans ses formes que le d e r n i e r , et son plumage t r è s r é g u l i e r est é c l a t a n t . Sa tête est o r n é e

d'une

huppe d ' u n beau b l e u ; le plumage s u p é r i e u r est

de

cette

même

couleur, l'inférieur

est

b l e u â t r e , tandis que le ventre et le dessous de la queue sont d ' u n blanc é b l o u i s s a n t . Les ailes et le dessus de l a queue sont b i g a r r é s de barres transversales , o u zigzags n u é s de n o i r , b l e u et blanc. L e geai b l e u d u Canada p a r o î t avoir les m ê m e s habitudes que notre geai d ' E u r o p e . I l est, ainsi (1) Ce cirque , où se rassemblent annuellement des curieux de toutes les villes du Continent, est peuplé, à un certain jour de l'année, d'un nombre immense de spectateurs. I l s'agit d'y disputer le prix de la course aux chevaux. Les coursiers et les jokeis y sont pesés avant d'entrer en lice, et de grands paris sont ouverts. ( 2 ) Gracculus cœreleus Canadensis, Brisson , p l . enl. 530. The Blue Jay. E d v v . , pl. 239. R 2


260

V O Y A G E S

que ce dernier, i n q u i e t , toujours en mouvement;, d é c e l a n t sans cesse sa retraite par u n c r i a i g u q u ' i l pousse à l'approche de tout ê t r e a n i m é , et q u i devient le signal d u rassemblement de tous c e u x de son espèce q u i se trouvent autour de l u i . Il s'élève facilement en d o m e s t i c i t é , et s'y r e n d , ainsi que le n ô t r e , t r è s - f a m i l i e r . J e me p r o c u r a i é g a l e m e n t la belle

pigrièche

bleue, q u ' o n appelle dans le pays nonpareille ( I), à cause de l a b e a u t é de sa robe. Son b e c , ses pieds et ses ongles sont d ' u n n o i r de v e l o u r s , tout le plumage s u p é r i e u r d u b l e u d'azur d u m a r t i n - p ê c h e u r d ' E u r o p e , et c e l u i d u ventre d ' u n rouge safrané très-vif. Cet oiseau est silencieux ; on le rencontre t o u jours s e u l , p e r c h é sur des p i e u x , o u à l ' e x t r é m i t é de bois sec de moyenne hauteur.

C'est de là

q u ' i l é p i e les moucherons dont i l fait sa n o u r r i ture , et q u ' i l saisit adroitement en faisant claquer son bec. Les lieux f r é q u e n t é s l u i sont i m p o r t u n s ; c'est p o u r q u o i , fuyant toute espèce de s o c i é t é , i l d i s p a r o î t à l'approche de l ' h o m m e , et va l o i n de l u i , dans l ' é p a i s s e u r des b o i s , mettre en s û r e t é son existence. Je tuai aussi plusieurs epeïches

, et le p i c

(I) T h e blue Red Breast. Edwards. I . P l . 24. C'est une e s p è c e de cotinga.


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N A T U R A L I S T E .

261

n o i r à huppe rouge ( I ) . Ces oiseaux , à l a faveur de muscles

t h y r o - h y o ï d i e n s , peuvent

darder

l e u r langue et l'alonger b e a u c o u p h o r s d u b e c , et le faire m o u v o i r dans tous les sens, p r o p r i é t é c o m m u n e aux pics, colibris,

oiseaux-mouches,

et autres d e s t i n é s à p o m p e r l e suc des f l e u r s , o u à rassembler sur l e u r langue enduite d'une h u m e u r visqueuse, les fourmis et autres insectes dont ces entomophages se nourrissent. Ces oiseaux amis de l ' o m b r e et d u silence, n ' a i m e n t n i les plaines, n i les jeunes bois ; c'est a u sein des plus hautes futaies q u ' i l s m è n e n t l e u r vie solitaire, et q u ' i l s y creusent les troncs à coups de bec redoub l é s , p o u r y saisir les larves que l e u r perscussion met en m o u v e m e n t , et y d é p o s e r ensuite leurs ceufs, d è s q u ' i l s y o n t c r e u s é u n t r o u c i r c u l a i r e . L e s pics ont le v o l c o u r t , rapide et i r r é g u l i e r , et plus souvent sur les arbres q u e dans l ' a i r ; i l s rampent autour de l e u r tronc et de leurs b r a n c h e s ,

(I) C'est le grand pic-vert à tête rouge , de Catesby ; le pic-noir de V i r g i n i e , de M . Brisson ; le pic nor h u p p é de la Louisiane, des pl. enl. 718. Cet oiseau est plus gros que notre pic - noir.

Ses pieds

sont

noirs, son bec d'une couleur g r i s â t r e , l'iris d'un jaune d'or;

la huppe qui orne sa t ê t e , d'un rouge v i f ; les

joues et le cou d'un jaune pâle à reflets dorés ; le m i l i e u du dos m a r q u é d'une tache blanche.

R

3


262 V O Y A G E S à l'aide de l e u r q u e u e , q u i l e u r sert de point d'appui. U n buisson é p a i s m ' a v o i t e m p ê c h é de tirer une perdrix d u p a y s , mais l'ayant v u remiser , elle tomba b i e n t ô t en m o n p o u v o i r . Cette espèce de p e r d r i x (I)

est beaucoup plus petite que l a

p e r d r i x grise d ' E u r o p e ; ses pieds sont d ' u n b r u n m a r r o n ; son bec et ses ongles n o i r s ; les plumes d u dos r o u s s â t r e s p i q u e t é e s de taches noires; le d e r r i è r e d u c o u m a r q u é de taches blanches, les joues et la gorge de cette m ê m e c o u l e u r : le plumage d u ventre est de c o u l e u r j a u n e , et r a y é transversalement de n o i r . Ces p e r d r i x sont, si p e u farouches q u ' o n

ne

peut les faire lever sans c h i e n . Elles s'abattent p r e s q u ' a u s s i t ô t qu'elles ont c o m m e n c é à v o l e r , et se tapissent dans quelque s i l l o n , sous quelque touffe d ' h e r b e , o u dans l ' é p a i s s e u r d ' u n buisson. J e v o u l u s acheter u n oppossum d ' u n chasseur q u i venoit de le t u e r , mais i l refusa de me l e vendre parce q u ' i l avoit le projet de le manger. C e q u a d r u p è d e (I), déjà b i e n c o n n u , a l a queue

(1) Perdix n o v æ A n g l i æ . ( 2 ) C'est le Cerigon de M a f f é e ; l'Oppossum de Catesby ; le Tlaquatzin de Hernandez ; le Semi-Vulpes de Gesner et d'Aldrovande; le Didelphe, Didelphis mammis intra abdomen , de L i n n é ; le Philander de


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N A T U R A L I S T E .

263

t r è s - l o n g u e , t r a î n a n t e et d é n u é e de poils q u i sont r e m p l a c é s par des é c a d l e s blanches de forme hexagone et placées r é g u l i è r e m e n t . Cette femelle du

sarigue à longs p o i l s , que je d é c r i s , avoit

deux pieds de l o n g u e u r e n v i r o n : ce q u i l a distinguoit plus p a r t i c u l i è r e m e n t des autres q u a d r u p è d e s , c'est une poche velue à l ' e x t é r i e u r q u i recouvre ses mamelles , et dans laquelle elle p r é s e r v e ses petits de frayeur et de danger; c a r p e u r e u x par c a r a c t è r e , lorsque le m o i n d r e b r u i t les é p o u v a n t e , ils se réfugient dans l e u r asile et la m è r e fuit, en emportant ce qu'elle a de plus cher. L a dilatation de cette poche s ' o p è r e par deux os propres placés a u devant des os p u b i s , auxquels ils a d h è r e n t par l a base. L ' i n t é r i e u r est tapissé de glandes o u caroncules , desquelles transsude u n fluide j a u n â t r e d ' a b o r d i n f e c t , puis a c q u i é r a n t l ' o d e u r d u musc par l a dessication. Ces a n i m a u x produisent chaque

année

au

m o i s d ' a v r i l , o u au plus tard en m a i , de six à n e u f petits t r è s - f o i b l e s , et q u i , selon M

m

e

. Buffon,

a c h è v e n t l e u r accroissement dans l a poche o ù i l s se tiennent a t t a c h é s aux m a m e l l e s , d è s l'instant M . Brisson ; le Rat des bois du Brésil ; le Manicou des n è g r e s de nos îles et de F e u i l l é e ; le Manitou du p è r e du Tertre; le Cachorro domato des Portugais.

R

4


264

V O Y A G E S

de l e u r naissance p r é m a t u r é e , l e u r p r e m i e r séjour n'ayant servi q u ' à l a conception et a u développement d u fœtus. L ' o p p o s s u m est si peureux q u ' i l se laisse tuer à coups de b â t o n , l o r s q u ' i l est surpris à terre. I l m a r c h e t r è s - l e n t e m e n t , mais i l grimpe sur les arbres avec assez d ' a g i l i t é , c l c'est là q u ' i l guette les oiseaux dont i l est très-friand. I l est o m n i v o r e , car i l se n o u r r i t de s a n g , devers , de reptiles, de patates, et au b e s o i n , de feuilles s è c h e s , de r a cines o u d ' é c o r c e s . Son corps p a r o î t toujours sale, parce que son p o i l est toujours en d é s o r d r e ; sa chair est blanche et bonne à manger. L e s sauvages d u Continent recherchent à cet effet l'oppossum, auquel ils font une chasse continuelle. R i e n n'est si i n t é r e s s a n t , me dit le chasseur q u e j'avois r e n c o n t r é , que de v o i r l a conduite de l a m è r e pour ses petits qu'elle i d o l â t r e . Sans cesse elle suit leurs pas, d è s q u ' i l s sont en é t a t de sortir de leur retraite ; elle les l è c h e , les expose à la p l u i e et puis a u s o l e i l , p o u r lisser et faire s é c h e r leur r o b e ; saute devant e u x en signe de g a i e t é , et c o m m e p o u r les engager à l ' i m i t e r . E n f i n vient le tems o ù ces petits sont a b a n d o n n é s à e u x - m ê m e s . Cette s é p a r a t i o n s'annonce par de f r é q u e n t e s caresses; o n se quitte, les uns p o u r


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N A T U R A L I S T E .

265

reprendre de nouveaux liens, et les autres p o u r satisfaire a u premier besoin d ' a m o u r . Le

dimanche 20 janvier , je m ' e m b a r q u a i

p o u r une î l e située à trois lieues de CharlesT o w n , dans le dessein d'augmenter m a collection d'oiseaux de la N o u v e l l e - A n g l e t e r r e . J e v i s pendant l a t r a v e r s é e des canards de toute espèce ; mais le bac n ' é t a n t point à m a d i s p o s i t i o n , et ne pouvant le d é t o u r n e r de sa r o u t e , je r e n o n ç a i à l'espoir de me p r o c u r e r diverses espèces de canards q u i voltigeoient autour de notre b â timent. J e tuai pourtant u n goéland,

et je

blessai u n m a r s o u i n (1). A peine m a balle l'eutelle atteint, q u ' i l plongea et rougit l'onde agitée (1) L e Marsouin ou cochon de mer, ou porc de m e r , a p p e l é aussi le Souffleur vulgaire, est le Tursio des Latins, le Phocœna des Grecs. Belon fait d é r i v e r l ' é l y m o l o g i e de Marsouin de deux mots allemands, meer, m e r , et Schwein , pourceau; ce qui veut dire Pourceau de mer; d é n o m i n a t i o n qui convient au marsouin , par ses rapports exacts avec le cochon. Anderson, ayant r e g a r d é le Marsouin comme le plus petit des c é t a c é s , l'a r a n g é parmi les baleines. Il n'a g u è r e s que six à huit pieds de longueur. Sa m â c h o i r e est garnie de dents a i g u ë s et cylindriques, placées de m a n i è r e à ce qu'en fermant ses deux m â c h o i r e s , les dents s'engrènent les unes dans les autres. Les marsouins nagent à fleur d'eau, et souvent laissent apercevoir la m o i t i é de leur corps dans leurs bonds répétés.


266

V O Y A G E S

par ses mouvemens convulsifs ; m a i s , ne p o u vant suspendre notre navigation , nous ne c o n n û m e s point les r é s u l t a t s d ' u n aussi beau c o u p de feu. Nous a r r i v â m e s à notre d e s t i n a t i o n , et nous m î m e s pied à terre dans u n bois antique et sombre , s i p e u f r e q u e n t é q u ' i l f o u r m i l l o i t d'oiseaux de toute espèce. Q u e l l e joie j ' é p r o u v a i à cette v u e ! q u e de victimes prochainement i m m o l é e s ! L e s deux p r e m i è r e s furent d e u x é c u r e u i l s , dont les habitudes sont totalement o p p o s é e s . L e p r e m i e r ( I ) , a p p e l é le suisse o u écureuil de terre , a plus d'affinité avec les rats et surmulots p o u r les habitudes et le c a r a c t è r e qu'avec les é c u r e u i l s . Sa peau est m a r -

Ils se jouent avec a g i l i t é sur l'onde, et voguent habituellement par troupes considérables. Lorsque les marins les voyent approcher de leurs navires, ou qu'ils les entendent pousser un mugissement sourd, ils en augurent une prochaine t e m p ê t e . Les marsouins se nourrissent de maquereaux, harengs, sardines et autres poissons. O n harponne ces petits c é t a c é s pour leur chair q u i , quoique peu e s t i m é e , fournit un peu d'huile , et une peau qui étant t a n n é e devient imperm é a b l e , et i m p é n é t r a b l e , dit-on, aux coups de feu. (I) C'est l'Ecureuil de terre, d'Edwards et de C a tesby; le Sciurus L i s t e r i , de R a y ; l'Ecureuil de la Caroline , de M . Brisson.


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N A T U R A L I S T E .

267

q u é e longitudinalement de quatre bandes de couleur

différente , savoir , doux

brunes

le

l o n g de l ' é p i n e dorsale, et deux blanches p r è s des flancs. L e suisse ment à v o l o n t é sa q u e u e , et l a recourbe sur son d o s , ainsi que l ' é c u r e u i l ; mais i l g r i m p e peu dans les a r b r e s , et se tient toujours p r è s d u t r o u q u ' i l a p r a t i q u é en t e r r e , et o ù i l d é p o s e la n o u r r i t u r e q u ' i l a obtenue de ses excursions. C e l u i que je l i r a i n ' é t o i t que b l e s s é , et dans l a rage de son d é s e s p o i r , i l m o r d i t tellement le canon de m o n f u s i l , q u ' i l y i m p r i m a ses dents a i g u ë s , et m e fit féliciter de m'être

méfié de son c a r a c t è r e f é r o c e .

L e second , n o m m é

le petit-gris

(I) , se

c r o y o i t bien en s û r e t é en abordant le rivage d ' u n é t a n g q u ' i l avoit t r a v e r s é sur une branche de p i n , l o r s q u ' i l t o m b a en m o n p o u v o i r . J ' e n vis p r è s de là plusieurs autres se jouer a u travers de la barbe-espagnole , et s ' é l a n c e r d ' u n arbre à u n a u t r e , l ' u n , p o u r é c h a p p e r à un plus gros q u i le p o u r s u i v o i t , afin d e l u i enlever une amande que dans u n de ses élans i l laissa tomber à terre. Ces a n i m a u x p r é v o y a n s

ont p o u r l'hiver u n

magasin de r é s e r v e , o ù se tiennent leurs petits. Ils sont plus gros de corps que notre é c u r e u i l (1) C'est l'Ecureuil gris ou noirâtre, de Virginie ; Sciurus Virginianus, cenereus major, de Ray.


268

V O Y A G E S

d ' E u r o p e ; les m â l e s sont d ' u n p o i l plus n o i r , q u o i q u e c e n d r é , que les femelles, et l e u r queue flottante

est beaucoup m i e u x garnie. L e u r c a -

r a c t è r e est d o u x , et susceptible de plier à l a d o m e s t i c i t é . Ces fissipèdes agiles sont t r è s - d i f f i ciles à d é c o u v r i r , lorsqu'ils sont p r o t é g é s par l'ombrage des sapins ; car ils suivent tous les mouvemens d u chasseur p o u r é c h a p p e r

à sa

v u e , et se cachent dans la barbe-espagnole,

dont

tous les arbres de ces forêts immenses

sont

recouverts.

Cette espèce de g u i dont j ' a i déjà

p a r l é , est s o u p l e , et ressemble au c r i n , d è s q u ' o n l u i a fait s u b i r une p r é p a r a t i o n

q u i le r e n d

propre à faire des matelas de b o r d . J e tuai plus l o i n u n merle gris (I) , aussi r u s é que c e l u i de F r a n c e , mais beaucoup plus petit. L e plumage de son dos est d'un gris b l e u â t r e , l a gorge b l a n c h e , et chaque p l u m e

piquetée

d ' u n point n o i r ; le ventre blanc , les plumes des ailes noires b o r d é e s de c e n d r é , l a queue é t a g é e ; le tour des y e u x , l ' i r i s , l e bec et les pattes d ' u n vermillon pur. J ' a p p r o c h o i s de marais q u ' o n m ' a v o i t r e c o m -

(I)

Cet oiseau est

appelé

par les

c'est le merle c e n d r é d ' A m é r i q u e ,

Anglais

Tilli;

de M . Brisson,

et des pl. enl. 560, fig. I ; la grive aux jambes rouges, de Catesby.


D'UN

N A T U R A L I S T E .

269

m a n d é d ' é v i t e r , parce qu'ils sont infestés de c a ï m a n s voraces q u i n'eussent point é t é effrayés de m o n petit p l o m b , lorsque je vis p r è s de m o i , à l a c i m e d ' u n arbre t r è s - é l e v é , u n oiseau q u ' o n appelle improprement murier à la N o u v e l l e A n g l e t e r r e (I). L e plumage s u p é r i e u r , ainsi que la huppe q u i orne sa t ê t e , et les t é g u m e n s des a i l e s , sont d ' u n m a r r o n c l a i r ; une large m o u s tache n o i r e part de l a base d u b e c , et va rejoindre l ' œ i l . L e s pennes des ailes sont n o i r â t r e s . L e bec et l ' i r i s d ' u n n o i r foncé et l u s t r é , ainsi que ses pattes. L e ventre est b l a n c , de m ê m e que le dessous de sa q u e u e , dont la partie s u p é r i e u r e est grise, et les plumes t e r m i n é e s par une bande transversale d ' u n jaune p â l e . L a femelle ne diffère d u m â l e q u ' e n ce que c e l u i - c i a l ' e x t r é m i t é des ailes m u n i e de quatre caroncules c h a g r i n é e s d ' u n rouge vif. Ces o i seaux volent par b a n d e , et l e u r chair est r é p u t é e d ' u n g o û t très-délicat. O n trouve à Charles - T o w n une partie des arbres naturels à l ' E u r o p e ; q u e l q u e s - u n s cependant appartiennent au climat de ce Continent. L e c i r i e r , par exemple ( 2 ) , q u i vient à l a hauteur ( 1 ) Les habitans de la Nouvelle - Angleterre

le

nomment The Bohemian Chatterer. (2) L e cirier ou arbre de cire, e s p è c e de g a l é connu sous le nom de Myrica,

a p p e l é e Piment royal.

n'est cependant pas l'espèce


270

V O Y A G E S

de nos a m a n d i e r s , est tortueux et touffu; i l se p l a î t dans u n terrain h u m i d e , et se rencontre f r é q u e m m e n t sur les rivages de la N o u v e l l e A n g l e t e r r e . Ses feuilles sont é t r o i t e s , d e n t e l é e s , alternes , et recouvertes de taches d o r é e s dues à l'extravasion de son suc. I l porte des

fleurs

m â l e s et femelles sur deux i n d i v i d u s s é p a r é s . L e s p r e m i è r e s sont a m e n t a c é e s , chaque écaille des chatons renfermant six é t a m i n e s . L e s secondes ont u n ovaire bifide q u i se convertit e n une capsule s p h é r i q u e d'une consistance assez d u r e , et recouverte d ' u n cérumen

blanc et o n c -

tueux. O n cueille en automne ces fruits rass e m b l é s en grappes, et o n en relire l a cire par l e u r i m m e r s i o n en de l'eau bouillante. L a substance c é r u m i n e u s e é t a n t d é t a c h é e des coques, flotte,

surnage au. dessus de l ' e a u , et o n l'en

s é p a r e a u m o y e n d'une é c u m o i r e . Etant figée, l a partie extraite est d ' u n vert g l a n q u e ; o n la fait fondre plusieurs fois p o u r l a purifier , alors elle p r e n d une transparence c o l o r é e d ' u n vert tendre. U n e l i v r e de ces graines donne e n v i r o n deux onces de cire. J ' o b s e r v a i aussi u n é r a b l e propre à ce C o n tinent ( I ) . Cet arbre de moyenne grandeur, q u i

(I) C'est le petit Erable-plane ou Erable à sucre; Acer sacharinum,

Linn.


D'UN

NATURALISTE.

c r o î t naturellement

Canada , se p l a î t au b o r d des marie

sur

leur

271

dans la Pensylvanie et a u ruisseaux ; i l

rive le f r é m i s s e m e n t de son

feuillage a u gazouillement de l e u r onde pure et transparente. I l vient rarement à la hauteur d'un

moyen chêne d'Europe.

S o n tronc

d r o i t , et son é c o r c e lisse. Ses rameaux

est sont

o p p o s é s . Ses feuilles ont l a m ê m e position , mais elles sont b l a n c h â t r e s en dessous, et d é c o u p é e s en c i n q lobes aigus. L e s f l e u r s , c o n g l o m é r é e s , ont u n calice à. c i n q d i v i s i o n s , et c i n q p é t a l e s s u r m o n t é s de h u i t é t a m i n e s q u i avortent souvent. A leur centre, s'élève u n pistil q u i se change en u n fruit à deux capsules a i l é e s , et contenant chacune une seule graine. O n obtient a u mois de m a r s , de cet é r a b l e p a r l ' i n c i s i o n de son é c o r c e , et a u moyen

d'un

t u y a u conducteur q u i aboutit a u centre , u n suc abondant et m i e l l e u x , lequel é t a n t r a p p r o c h é par l'action d u f e u , donne u n sirop q u ' o n met purger dans des moules de terre o u d ' é c o r c e de bouleau , p o u r en obtenir par le réfroidissement u n sucre r o u x assez b o n . Seize à dix-sept livres de ce suc donnent une l i v r e de sucre. L e s jeunes arbres fournissent une sève plus a b o n dante , mais moins c o n d e n s é e que

celle des

v i e u x , dont l ' é l a b o r a t i o n est m i e u x c o m b i n é e . O n n e fait q u ' u n e i n c i s i o n à chaque a r b r e , ou


272 V O Y A G E S b i e n on court les risques de l ' é n e r v e r . I l faut que le c œ u r de l'arbre soit perforé ; car le suc est produit par le suintement des fibres ligneuses, et non point par les corticales. A u retour de m a course , j ' é t o i s à d î n e r chez M . Ramadge , l o r s q u ' o n vit entrer u n sauvage d u C a n a d a , q u i se p r é s e n t a avec la franchise de l ' h o m m e primitif. I l ne connoissoit personne ; m a i s , voyant des êtres semblables à l u i , i l se regardoit en f a m i l l e , et c r o y o i t p o u v o i r disposer de tout ce q u i leur appartenoit. Il étoit a l t é r é , et c'est pour satisfaire ce besoin i m p é r i e u x q u ' i l é t o i t e n t r é , et q u e , sans parler à personne, i l p r i t le premier verre q u i se trouva devant l u i , et se versa tranquillement à b o i r e , sans plus faire attention aux personnes q u i l'entouroient. II b u t ; et sa soif é t a n c h é e , i l se disposoit à s'en aller sans rompre le silence, l o r s q u ' u n quaker de nos convives le r e c o n n u t , et l u i parla son langage. Cet h o m m e e n c h a n t é de trouver q u e l q u ' u n avec q u i i l pouvoit s'entretenir, l u i tendit la m a i n , et l u i fit mille d é m o n s t r a t i o n s d ' a m i t i é . Il s'empressa de l u i faire v o i r des b i j o u x , dont i l venoit de faire l'acquisition en é c h a n g e de pelleteries. Ces b i j o u x consistaient en quatre plaques d'argent , q u ' i l destinoit à l u i servir de bracelets q u ' i l p l a ç o i t à l'avant-bras, et a u haut de l'humerus, mais seulement dans les m e

grands


D'UN grands

jours

N A T U R A L I S T E . de

273

fête. L ' a i r de l i b e r t é

étoit

empreint sur tous ses traits e n j o u é s ; et b i e n t ô t i l d é v e l o p p a u n papier dans lequel étoit u n petit cadenas d'argent q u ' i l p l a ç a devant nous à son nez, en l u i faisant traverser le cartilage d u vomer déjà t r o u é pour cet usage. S o n i n t e r p r è t e nous dit que c'étoit une marque disinctive à laquelle on reconnoissoit les grands de sa nation. Il étoit n u , et n ' a v o i t de couvert que le siége de la pudeur. Ses cheveux noirs , s é p a r é s selon l'usage des N a z a r é e n s , é t o i e n t dans toute l e u r l o n g u e u r , et flottoient sur ses larges é p a u l e s . I l s'étoit c o l o r é plusieurs parties de l a figure avec d u r o u c o u (I). Cette couleur contrastoil s i n g u l i è r e m e n t avec son teint jaune o l i v â t r e . Ces sauvages sont si adeptes, nous dit l ' i n t e r p r è t e , q u ' u n d'eux apprit le breton en v i n g t quatre heures; et si adroits, q u ' à quarante pas ils percent, à chaque coup de leur flèche, u n b u t de six lignes de d i a m è t r e . A u dessert d u d î n e r o n m'offrit, selon l'usage de l a N o u v e l l e - A n g l e t e r r e , des cigares q u ' o n passa à l a ronde sur une assiette; je refusai d'en ( I ) C'est l'Achiote, ennatabi, cochehue, des Indiens et Sauvages caraibes, et le Mitella americana maxima tinctoria, T o u r n . , Boerh. V o y e z son article, au T r a i t é des plantes usuelles. TOME

I.

S


274 V O Y A prendre, puisque ce n ' é t o i t cette é p o q u e d u repas les table, et les h o m m e s , a u f u m é e de tabac, boivent à et autres liqueurs.

G E S point ma coutume. A femmes se lèvent de m i l i e u d'une épaisse longs traits le M a d è r e

O n me mena a p r è s le d î n e r chez u n curieux de ce pays, pour y voir une collection de peaux d'oiseaux de l a G u i a n e . E l l e seroit p r é c i e u s e , s i elle étoit c o m p o s é e d'individus entiers, mais on n'en a extrait que quelques parties les plus riches en couleur ; ce q u i l a rend i n c o m p l è t e . Je vis aussi vivant l'oiseau r o y a l , m â l e et femelle(I); le beau canard d ' é t é (2), dont l'élégance d u plumage et l a richesse d u coloris sont s u p é r i e u r s à tous ceux de son espèce. Cet oiseau, contre les h a b i tudes de ceux de son genre, aime à se percher, d ' o ù l u i vient le n o m de canard branchu, que certains auteurs l u i ont d o n n é . Il est c o m m u n à l a L o u i s i a n e , à l a C a r o l i n e et à la V i r g i n i e : sa chair n'est pas t r è s - e s t i m é e , en raison d ' u n g o û t de musc q u i ne plaît point à tout le monde. V a l mont-Bomare le d é c r i t t r è s - b i e n ainsi : « L e s

(1) Brisson , pl. enl. 265. d'Afrique, d'Edwards.

C'est la grue p a n a c h é e

(2) Ainsi n o m m é , par M . Brisson et par d'autres,

canard branchu ou beau canard huppé de la Louisiane , Brisson, pl enl. 980 le m â l e , et 981 la femelle.


D'UN

N A T U R A L I S T E .

275

» plumes d u devant de la tête sont d ' u n vert d o r é » b r i l l a n t ; celles de l'occiput sont fort longues, » étroites et comme soyeuses : elles sont disposées » par touffes, les unes blanches, les autres d ' u n » beau vert d o r é , et les t r o i s i è m e s d ' u n violet » éclatant. Toutes ces touffes , parallèles

de

» chaque c ô t é , forment une huppe é l é g a n t e q u i » pend en a r r i è r e , et dont la pointe tombe sur » le m i l i e u d u dos : les joues et le haut d u c o u » sont d ' u n beau violet; l a gorge et le devant d u » c o u sont blancs; le dessus d u corps d ' u n b r u n » foncé changeant en vert d o r é ; la poitrine est » d ' u n pourpre vineux , s e m é e de taches blanches » triangulaires; chaque côté offre deux bandes » transversales , l'une d ' u n n o i r de v e l o u r s , » l'autre d ' u n beau blanc ; les plumes scapulaires » chatoyent le vert d o r é , le b l e u et le c u i v r e r o » sette; l ' i r i s est couleur de noisette; les p a u » pières sont d ' u n rouge fort vif; le bec en dessus » est jaune à sa base, ensuite d ' u n rouge v i f , » puis m a r q u é d ' u n peu de b l a n c ; le bout est » n o i r , ainsi que toute l a m â c h o i r e i n f é r i e u r e ; la » peau nue des jambes, les pieds et les doigts » sont d ' u n jaune o b s c u r ; les membranes b r u » n â t r e s et les ongles noirs. L a femelle a le p l u » mage b r u n g r i s â t r e , une huppe b r u n e , courte » et peu f o u r n i e ; l a gorge b l a n c h â t r e . » L e m ê m e particulier me fit voir u n serpent à S 2


276

V O Y A G E S

sonnettes ( I ) ,

appellé

le boiciningua,

très-com-

m u n à soixante o u quatre-vingts milles dans les terres, et q u ' i l conservoit depuis n e u f mois dans un tonneau, sans l u i avoir d o n n é aucune espèce de n o u r r i t u r e , voulant savoir j u s q u ' à

quelle

é p o q u e i l p o u r r o i t supporter l a faim sans m o u r i r . O n me le fit apercevoir, en soulevant la table q u i recouvrait le tonneau f e r m é l u i - m ê m e par u n treillage de fil de fer. A peine nous eut-il r e connus p o u r des êtres q u i vouloient l ' i n q u i é t e r , q u ' i l se disposa à nous attaquer, et p u n i r notre audace d'avoir t r o u b l é son repos. A u s s i t ô t

se

reployant en spirale et s'appuyant sur l ' e x t r é m i t é de sa q u e u e , i l alloit s'élancer lorsque nous laissâmes tomber heurta

la trape, vers laquelle i l se

rudement en agitant sa cascabelle, o u

sonnette. C e b o i c i n i n g u a , dont les moindres blessures sont mortelles et l'odeur d é s a g r é a b l e , avoit sept pieds de longueur l o r s q u ' i l fut e m p r i s o n n é ; l a tête triangulaire , les narines saillantes, les yeux étincelans

et chatoyans, sa langue

très-déliée,

noire et fourchue; la peau é l é g a m m e n t t a c h e t é e en chevrons b r i s é s , les écailles d u dos d'une c o u -

(I) C'est le Boiciuingua de Marcgrave , ou Boiquira des Brasiliens; Crotalus horridus, L i n n . ; Serpens crotasophora, seu V i p e r a caudisona, americana, Seba.


D'UN N A T U R A L I S T E . 277 l e u r c e n d r é e - j a u n â t r e , les plaques abdominales d ' u n jaune p â l e . C'est à l ' e x t r é m i t é de sa queue que se trouve sa sonnette c o m p o s é e d'anneaux cartilagineux , s ' e m b o î t a n t les uns dans les autres, de substance c o r n é e , sonores et é l a s t i ques, a d h é r e n s à la d e r n i è r e v e r t è b r e d u reptile. C e serpent est plus agile dans l'eau que sur terre. M a l h e u r à l ' i m p r u d e n t q u i l ' a foulé aux pieds par u n tems de p l u i e , o u l o r s q u ' i l est a f f a m é ; i l est terrible alors, et profitant de l ' e x t r ê m e m o b i l i t é de ses é c a i l l e s , i l les fait b r u i r e , et annonce par là le p é r i o d e de sa fureur. L e boic i n i n g u a est o v i p a r e , mais i l m u l t i p l i e peu. T y r a n de la nature, par une sagesse d u P o u v o i r s u p r ê m e , ce serpent ne fait que trois petits, tandis que nos couleuvres q u i ne sont point dans gereuses produisent i m m e n s é m e n t . L e s blessures d u b o i c i n i n g u a sont si venimeuses , qu'elles causent l a m o r t quelquefois a u bout de p e u de m i n u t e s , si l ' a n i m a l est bien i r r i t é , o u seulement de quelques heures dans u n é t a t plus tranquille. Les A m é r i c a i n s proposent, p o u r l a g u é r i s o n de ce poison s u b t i l , d ' é c r a s e r l a tête de ce serp e n t , et de l'appliquer c o m m e e m p l â t r e ; d ' a u tres scarifient la p l a i e , et font usage de la racine de collinsonia ( I ) , c o u p é e par t r o n ç o n s , et frite

(I)

V i p é r i n e de Virginie.


278

V O Y A G E S

dans de l ' h u i l e d'olives, aiguisée d'une pincée de sel m a r i n . D'autres recommandent l a racine d'apinel (2) que les sauvages de quelques îles de l ' A m é r i q u e nomment yacabani , et les F r a n ç a i s , apinel,

d u nom , dit Valmont-Bomare, d'un

capitaine de cavalerie q u i l'apporta le premier en E u r o p e . L a vertu de cette racine a l e x i t è r e est tellement puissante, q u ' e n l a p r é s e n t a n t à u n serpent, s'il la m o r d , i l en p é r i t ; que si l ' o n s'en frotte, et que l ' o n en m â c h e , o n devient i n v u l n é r a b l e , et l ' o n peut en sûreté* prendre ces serpens à la m a i n . Cependant je croirois l'usage i n t é r i e u r et e x t é r i e u r de l ' a l k a l i volatil

fluor

p r é f é r a b l e , et d ' u n secours plus p r o m p t ; j ' e n a i v u des effets certains. L e b o i c i n i n g u a a p o u r e n n e m i , dans le r è g n e a n i m a l , les cochons m a r r o n s , q u i s'en repaissent sans ê t r e i n c o m m o d é s de leurs blessures ; et dans le r è g n e v é g é t a l , toutes les plantes a l e x i t è r e s , et principalement le pouliot sauvage,

o u dictame de

Virginie.

O n me fit v o i r aussi u n tableau peint à l ' h u i l e , et de l a composition d ' u n jeune sauvage de d i x h u i t a n s , q u i , sans avoir a p p r i s , a fait ce chefd ' œ u v r e . L e style en est o r i g i n a l , et l e coloris tout p a r t i c u l i e r ; mais i l se rapproche tant de l a nature, q u ' o n ne peut s'y m é p r e n d r e . C e sauvage

(2) Aristolochia Anguicida, L i n n .


D'UN

NATURALISTE.

279

s'est p e i n t , sortant d u m i l i e u d'une caverne e n foncée dans u n bois sombre et solitaire ; i l est v ê t u d'une peau de chat-tigre q u i l u i recouvre seulement les parties nobles, tandis que le reste de son corps est à n u . C e h é r o s est a r m é de flèches

et d ' u n a r c ; i l se p r é p a r e à entrer en

chasse. J e sortis dans les environs de G h a r l e s - T o w n le dimanche 27 janvier 1 7 9 9 , et j ' y rencontrai des tableaux encore dignes de la nature p r i m i t i v e . L ' e s p r i t d ' u n i o n q u i anime ces habitans fort u n é s leur donne une confiance mutuelle dont ils ne sont jamais d é ç u s , et q u i ne peut ê t r e a l t é r é e que par les principes d é g r a d é s d ' é t r a n g e r s q u i s'y avilissent par une conduite outrageante. J ' e r r o i s de bois en bois p o u r augmenter m a collection , et je traversois une grande

roule

b o r d é e d'une épaisse forêt de sapins, lorsque j ' a p e r ç u s u n groupe de voyageurs au moment de leur réveil. C o u c h é s , à l a belle é t o i l e , les uns sur des sacs d'autres sur des p e a u x , i l s a voient passé l a n u i t dans ce l i e u agreste, une n u i t tranquille et b o n n e , n'ayant à redouter

aucun

danger, pas m ê m e la v o r a c i t é de quelques chatstigres et ours q u ' o n voit assez c o m m u n é m e n t dans le pays, mais q u i ne sont jamais agresseurs. V o i c i à ce sujet une anecdote q u i prouve l e u r t i m i d i t é . U n a m i de M . R * * * , n'ayant p u croire à

S4


280 V O Y A G E S ce naturel d o u x , si o p p o s é à la nature de ces a n i m a u x , a p r è s avoir a p e r ç u dans u n arbre u n ours q u i y étoit g r i r a p é , chargea un des canons de son fusil avec de la poudre seulement. 11 ajuste l ' o u r s ; et l'explosion l ' i n t i m i d a tellement, q u ' i l se laissa tomber comme mort d u haut de l ' a r b r e , en sorte q u ' o n l ' e m m u s e l a , et q u ' i l fut t r a n s f é r é à l a v i l l e , tout honteux de sa captivité : mais revenons aux voyageurs. S'en rapportant à l a fidélité p u b l i q u e , ils avoient leurs chariots d é t e l é s , et leurs chevaux paissoient tranquillement p r è s de l à , a b a n d o n n é s dans les bois à leur d i s c r é t i o n . Je fus t é m o i n d u repas frugal des voyageurs q u i paroissoient vivre dans la meilleure intelligence, et burent à la ronde dans la m ê m e coupe. E n rentrant dans la v i l l e , je remarquai dans les rues sablées de petites c h è v r e s à cornes droites, r e c o u r b é e s en a r r i è r e au s o m m e t , et à p o i l court et varié en couleurs, q u i me parurent ê t r e une espèce de c h a m o i s , ainsi que des vaches q u i y cherchent jour et nuit leur n o u r r i t u r e . L e s o i r , selon la coutume d u pays, on nous servit, a p r è s le t h é , des h u î t r e s dont on ne mange q u ' à souper. O n m'apprit l ' a r r i v é e d ' u n parlementaire de S a i n t - D o m i n g u e , q u i p u b l i o i t , comme nouvelle d u j o u r , que T o u s s a i n t - L o u verture, g é n é r a l eu chef à S a i n t - D o m i n g u e ,


D'UN

N A T U R A L I S T E .

281

vouloit rendre cette colonie i n d é p e n d a n t e de tout gouvernement. J'avois f o r m é Je projet d'aller chasser à l'habitation de M . de Caradeux , distante de quelques milles de C h a r l e s - T o w n ; mais je ne pus l'effect u e r , ayant appris le d é p a r t d'une goélette pour S a i n t - Y a g o de C u b a , île espagnole, dont les c o m m u n i c a t i o n s avec Saint-Domingue é t o i e n t t r è s - f r é q u e n t e s . J ' a l l a i v o i r le capitaine, M . T h o mas-Payne, armateur de ce b â t i m e n t , q u i me conduisit à son b o r d . Cet h o m m e d o u x et franc me r e ç u t avec l ' a m é n i t é q u i le c a r a c t é r i s e , et agit envers m o i avec beaucoup de d é s i n t é r e s s e m e n t ; car i l ne me demanda p o u r passage que la m o i t i é de l a somme qu'exigeoient d'autres capitaines, m'observant que nous ne p o u r r i o n s partir que sous quelques j o u r s , ayant à faire r é parer la v o i l u r e de sa g o é l e t t e , la G a l a t é e . J e profitai d u tems q u i me restoit à passer à C h a r l e s - T o w n , p o u r relier ma partie de chasse avec M . de C a r a d e u x , q u i voulut bien m'envoyer sa pirogue et six n è g r e s rameurs p o u r me transporter à sa d é l i c i e u s e h a b i t a t i o n , c é l è b r e par sa solitude et sa position. C'est une île que la mer baigue de toutes parts, et qu'une antique forêt d'arbres de tout genre couvre de son épais et silencieux ombrage. N o u s y m o u i l l â m e s à quatre heures de l ' a p r è s - m i d i avec une mauvaise m a r é e ,


282

V O Y A G E S

et comme le vent nous é t o i t contraire, les rameurs redoubloient de courage a u m i l i e u de chants africains. N o u s fûmes r e ç u s au sein d'une somptueuse abondance, et je t r o u v a i chez m o n h ô t e tout ce q u i peut charmer l a monotonie de l a solitude ; l a l i b e r t é et une b i b l i o t h è q u e parfaitement choisie. M . de C a r a d e u x , flattant m o n g o û t p o u r l ' h i s toire naturelle, v o u l u t b i e n s'offrir comme pilote dans l ' i n t é r i e u r de ses bois q u i m ' é t o i e n t i n connus. Chasseur t r è s - a d r o i t , i l se p r o m i t aussi de joûter à q u i rapporteroit chaque jour le plus de v i c times ; j'acceptai cette promesse avec reconnoissance, et le lendemain de grand m a t i n , nous nous m î m e s en marche avec M M . R * * * , M . de C a r a d e u x , et ses deux fds. A peine e û m e s - n o u s p é n é t r é sous la v o û t e odorante de hauts sapins, que m o n h ô t e tua p r è s de m o i u n é c u r e u i l volant ( I ) , t r è s - r a r e , me d i t - i l , en ces parages. I l étoit de l a grosseur d ' u n r a t , avoit de petites oreilles arrondies , s u r m o n t é e s d ' u n p o i l r o u x ; les poils de sa moustache é t o i e n t

(I)

Cest le polatouche; Sciurus volans, L i n n . ;

M u s ponticus aut scythicus, Sciurus-ve quem volantem. cognominant, Gesner ; Sciurus americanus volans , Ray; le Flying squirrel des Transact, p h i l . , ann et d'Edwards. ( T o m . Ier, pl X V I . )

1735,


Le

Polatouche

ou

Ecureuil

volant

de

la

Caroline.



D'UN

N A T U R A L I S T E .

283

roides et d ' u n beau n o i r ; sa queue t r è s - g a r n i e n'étoit point aussi longue que celle de l ' é c u r e u i l v u l g a i r e ; sa tète arrondie étoit m u n i e par devant de quatre dents incisives; les molaires se t r o u voient au fond de la m â c h o i r e ; ses pattes é t o i e n t garnies jusqu'aux pieds d'une membrane qui se continuoit a u l o n g de ses flancs, en sorte que q u a n d l ' a n i m a l est é t e n d u , i l a le contour d ' u n m o u c h o i r c a r r é ; ces membranes minces q u ' i l peut tendre et m o u v o i r à v o l o n t é par l ' a c t i o n de ses pattes, ont la p r o p r i é t é de le soutenir assez en l ' a i r pour q u ' i l puisse facilement voler d ' u n arbre à u n autre (I). L e s pattes de devant sont pourvues de quatre d o i g t s , celles de d e r r i è r e , de c i n q , garnis d'ongles a r q u é s et t r è s - a i g u s ; son p o i l de couleur gris c e n d r é , est presqu'aussi d o u x que c e l u i de l a taupe , et soyeux c o m m e l u i . L ' é c u r e u i l volant a les habitudes de d ' E u r o p e , sans p o u r cela avoir les suffisans p o u r le comprendre

celui

caractères

sous l a

même

classe, p u i s q u ' i l dort presque tout le j o u r , et ne (I) Ce n'est pas qu'il puisse soutenir un long v o l , mais la vibration de sa membrane augmentant la surface de son corps, sans pour cela ajouter à son poids, il se trouve en é q u i l i b r e quelques instans, au bout desquels i l c é d e r o i t au point de gravitation, s'il ne rencontroit un corps solide pour le recevoir. C'est done plutôt un saut qu'un vol.


284

V O Y A G E S

va à l a maraude que pendant l a nuit. Ils se n o u r rissent de fruits, d'amandes, et surtout des jeunes pousses de p i n , d u b o u l e a u et de l ' é r a b l e . Ces a n i m a u x font quatre petits, q u i souvent devienn e n t , ainsi q u e leurs p è r e et m è r e , l a p â t u r e d'autres a n i m a u x moins indolens q u ' e u x , des putois (I) q u i les surprennent dans leur s o m m e i l , et les é t r a n g l e n t sans m i s é r i c o r d e . C e q u i p a r o î t r o i t rapprocher l ' é c u r e u i l volant d e l a chauve - s o u r i s , ce sont beaucoup de ses h a b i t u d e s , et une partie de sa conformation ; l a femelle é t a n t p o u r v u e , ainsi que l a c h a u v e s o u r i s , de mamelles d e s t i n é e s à l a n o u r r i t u r e de ses petits; m a i s , d'autres c a r a c t è r e s p r i n c i p a u x l'en é l o i g n a n t , o n a c o n s e r v é a u polatouche le n o m d ' é c u r e u i l volant. L e polatouche est susceptible de s'apprivoiser; o n en voit m ê m e à C h a r l e s - T o w n dans plusieurs maisons , o ù o n les n o u r r i t ainsi que ceux d ' E u r o p e , dont pourtant i l s n ' o n t pas les gentillesses , leur c a r a c t è r e é t a n t froid et indifférent. (I) L e putois r a y é ; Putorius striatus. C'est le puant, ou b ê t e puante

de l ' A m é r i q u e septentrionale,

ou

zorille. Les habitans des bords de l ' O r é n o q u e l'appellent

Mapurita,

et les Indiens, Mafutiliqui.

M . de Buffon

a classé ce putois rayé parmi les mouffettes, dont i l r e c o n n o î t quatre espèces qui sont, le coase ou ysquiepatti des Mexicains, le c o n é p a t e , le chinche et la zorille.


D'UN Nous

NATURALISTE.

rencontrâmes

285

assez p r è s de l à 1 ajoupa

d ' u n n è g r e l i b r e et solitaire, dormant l a m o i t i é du

j o u r , et employant l'autre partie à aller

p ê c h e r , et à se n o u r r i r d ' h u î t r e s dont o n v o i t autour de son petit domaine les monceaux de coquilles. Il v i t , sans travailler, des libéralités de la n a t u r e , o u ne travaille que l o r s q u ' i l s'agit de renouveler ses tengas, et d'acheter d u tabac à fumer. L a position de cet hermitage est si p i t t o resque, que je regrettai bien mes p i n c e a u x , et surtout

m o n crayon que j'avois o u b l i é , avec

lequel au moins j'eusse p u prendre

l'esquisse

de cette nature sauvage. P a r m i les oiseaux que je r a p p o r t a i , je dist i n g u a i une bécasse

,

u n choucas,

des

trou-

piales , des bouveraux , u n robin , u n troglodyte , la fauvette de New-York , l'oiseau du mûrier,

et deux très-petits oiseaux-mouches.

L a bécasse (I) de C h a r l e s - T o w n est beaucoup plus petite que celle d ' E u r o p e , mais sa chair est non

moins e s t i m é e ; le plumage est absolument

le m ê m e . E l l e aime les endroits solitaires et h u mides ; son v o l d u d é p a r t n'est point aussi bruyant que celui de notre bécasse d ' E u r o p e , et elle file à rez-terre c o m m e l a caille. E l l e p a r o î t (1) C'est la bécasse des Savannes, pl. enl. 895, si commune à Cayenne.


286

V O Y A G E S

peu méfiante ; c a r , m'ayant a p e r ç u de fort loin , à ce que j ' a i c r u remarquer par u n premier crochet qu'elle fit p o u r

m'éviter,

après u n

second q u i l u i fit reprendre la m ê m e direction , elle vint s'abattre a u p r è s de m o i , et se glissa si bien sous l ' h e r b e , que je ne puis l ' y retrouver de suite. Cependant, a p r è s beaucoup de tours et de recherches, elle me p a r t i t , et je la tuai. L e choucas (I) q u i n'est, pas plus gros que l a tourterelle, et dont le plumage n o i r offre des reflets v a r i é s et irisés. Celte espèce de corneille a des habitudes conformes aux autres oiseaux de ce genre. Ils volent par troupes ainsi que les c o r n e i l l e s , adoptent de vieilles masures p o u r retraite, vivent en société avec beaucoup d ' a c c o r d ; ont u n attachement

remarquable p o u r

leurs petits , qu'ils nourrissent ainsi q u ' e u x

de

g r a i n s , de vers et autres insectes. O n les habitue facilement à la d o m e s t i c i t é ; j'en vis u n dans les rues de G h a r l e s - T o w n , si a t t a c h é à son m a î t r e q u ' i l alloit rejoindre dans les champs ses amis o u ses frères , y passoit souvent plusieurs jours ; mais fidèle à l a reconnoissanec, i l revenoit t o u jours. Il aimoit à d é r o b e r , ainsi que les oiseaux de celte classe.

(1) O u choucas-choucette, monedula, de ValmontBomare.


D'UN

N A T U R A L I S T E .

287

Des bouvereaux (1) violets et à bec r o n d de l a C a r o l i n e , p a r m i lesquels se trouvoit le gros-bec de la L o u i s i a n e , non point c o m m e i l est d é c r i t par certains auteurs , mais avec les c a r a c t è r e s s u i vans : la t ê t e , l a g o r g e , le dos et le dessus de l a queue d'un n o i r de v e l o u r s ; u n hausse-col d ' u n blanc é b l o u i s s a n t , le ventre fauve-marron , le dessous de l a queue f a u v e - b l a n c h â t r e ; le bec et l ' i r i s noirs ; les pieds fauves. Cet oiseau casse les noyaux les plus durs. N e seroit-ce point p l u t ô t le carouge de Cayenne , planche e n l u m . 6 0 7 . fig.

I?

U n r o b i n (2) dont le plumage s u p é r i e u r est d ' u n beau g r i s , ainsi que le dessous d u b e c ; l a tête g r i velée de taches n o i r e s , le poitrail et tout le p l u mage d u ventre d ' u n m a r r o n clair t r è s - b r i l l a n t , le bec jaune o m b r é de n o i r à son e x t r é m i t é , et ayant de chaque c ô t é de la m a n d i b u l e i n f é r i e u r e une tache blanche à sa base ; l ' i r i s n o i r , et les pieds gris. Cet oiseau est d ' u n manger exquis ; i l est de la grosseur de notre l i t o r n e , et a à peu p r è s les m ê m e s habitudes.

( 1 ) Oiseaux de la classe des bouvreuils. (2) E s p è c e de estimée.

grive dont la

chair

est

très-


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V O Y A G E S

U n troglodyte (I) , et l a fauvette de NewY o r c k (2) , dont le plumage s u p é r i e u r est d'un; m a r r o n clair , celui d u ventre , blanc t a c h e t é de guillemets noirs en cheverons b r i s é s , et disposés r é g u l i è r e m e n t ; le bec et les pieds de couleur cend r é e , et l ' i r i s n o i r . Plusieurs oiseaux d u m û r i e r que j ' a i déjà d é c r i t , enfin deux jolis oiseaux-mouches dont v o i c i l e signalement : le premier (3) u n peu plus gros que l'oiseau-mouche vulgaire, a l a gorge et le devant d u c o u d ' u n rubis é c l a t a n t , avec des reflets d'or ; tout le plumage de son dos a des nuances d ' u n v e r t - d o r é , changeant en c u i v r e de rosette ; celui d u ventre est b l a n c h â t r e ; les ailes d ' u n n o i r - v i o l â t r e ; les pennes latérales de l a queue d ' u n b r u n - p o u r p r é , le bec et les pieds noirs. Cet oiseau est assez c o m m u n . L e second (4), q u i se trouve dans les A n t i l l e s ,

( I ) Oiseaux propres aux deux Continens, regulus-

dictus troglodytes. (2) O u fauvette tachetée de la Louisiane, pl. enl.

752. (3) Oiseau-mouche à gorge rouge de la Caroline, de M . Brisson ; c'est le colibri de Catesby, tom. III, pl. 36, fig. 6 ; le colibri à gorge rouge d'Edwards. (4) Oiseau-mouche h u p p é de Cayenne , pl. enl. 227, fig. I; ou colibri h u p p é d'Edwards.

a la,


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NATURALISTE.

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a l a tête s u r m o n t é e d'une huppe à é t a g e s , c'est à d i r e , plus élevée au m i l i e u que sur les côtés ; elle est d ' u n v e r t - d o r é , très brillant et chatoyant; le plumage s u p é r i e u r est d ' u n v e r t - n o i r â t r e , avec des reflets de cuivre-rosette; l ' i n f é r i e u r est c e n d r é - b r u n â t r e , mais v e r d â t r e l a t é r a l e m e n t ; les pennes sont d ' u n n o i r - v i o l e t , avec des reflets d o r é s . S o n bec est l o n g , p o i n t u c o m m e une alêne , et ses pattes n'ont que la grosseur d'une é p i n g l e ; elles sont t r è s - c o u r t e s . Ils se nourrissent d u suc des fleurs d ' o ù l e u r vient le n o m de mellisuga.

Ces oiseaux ne se trouvent à l ' A m é r i q u e

septentrionale que dans la belle saison. F a v o r i s d u printems , ils courtisent la fleur

récemment

é p a n o u i e ; mais légers et inconstans, ils voltigent de l'une à l'autre ainsi que l'abeille, dont ils d i s putent le l a r c i n . Ces oiseaux sont si petits que souvent ils se d é r o b e n t aux regards, en p é n é t r a n t dans l ' i n t é r i e u r de certaines fleurs. L e u r v o l p r o duit un bourdonnement semblable à celui d ' u n rouet à filer. L o r s q u ' i l s sont las , ils se reposent sur u n arbre o u sur un pieu voisin , et y restent quelques m i n u t e s , puis retournent aux fleurs. L e s oiseaux-mouches ne sont pas m é f i a n s , et l ' o n en approche très-facilement ; mais aussi ils sont colères et querelleurs. L ' i m p a t i e n c e est le mobile de toutes leurs actions, ils se chamaillent entr'eux ;

et lorsque l a dispute est t e r m i n é e ,

TOME I.

T


290 V O Y A G E S ils vont se percher sur l a p r e m i è r e b r a n c h e , et encore agités par la c o l è r e , l'extension des muscles fléchisseurs d u c o u leur fait vibrer l a tête pendant plusieurs minutes. Q u a n d les oiscauxniouches approchent d'une fleur, s'ils la trouvent f a n é e et sans s u c , ils se vengent de leur m é p r i s e e n l a d é p e ç a n t à coups de bec. L ' a r a i g n é e - c r a b e est l'ennemie p a r t i c u l i è r e de ces charmaris oiseaux. C e tyran hideux q u i choisit p o u r retraite des trous p r a t i q u é s par des crabes, d ' o ù l u i vient son n o m , m è n e une existence o p p o s é e à ces volatils. L ' a r a i g n é e - crabe t r a î n e s u r terre son odieuse v i e , tandis que l'oiseaum o u c h e passe les nuits et les jours p e r c h é o u dans les airs. L'insecte sanguinaire en d é t r u i t n é a n m o i n s beaucoup à l a faveur de ses toiles é l a s t i q u e s ; et comme elle est vagabonde , et qu'elle n ' a point de demeure fixe , elle destine ses piéges s u p é r i e u r s aux oiseaux et aux insectes, tandis que ceux de terre enveloppent les a n i m a u x r a m p a n s , o u certains autres s c a r a b é s . Il est é t o n nant de voir u n tissu aussi léger porter u n corps aussi m a t é r i e l que celui de l ' a r a i g n é e - c r a b e (I) , t r è s - f r i a n d e des œufs des oiseaux-mouches , q u i ont bien de l a peine à les soustraire à leur perfide

(I) Voyez mes observations faites à Saint-Domingue sur cet insecte.


D'UN N A T U R A L I S T E . 291 ravisseur. Ces oiseaux placent ordinairement l e u r n i d dans une bifurcation cachée par le feuillage ; ils l'enduisent au dehors d'une mousse assez semblable au corps de l ' a r b r e , pour q u ' o n puisse le confondre avec son é c o r c e , et le prendre pour une exostose. L ' i n t é r i e u r est tapissé d ' u n duvet m o u et l é g e r ; i l n'a q u ' u n pouce de d i a m è t r e , et contient deux œufs de la grosseur d'une graine de chenevis. L e s ailes des oiseaux-mouches, lorsqu'ils v o l tigent , s'agitent avec tant de vitesse q u ' o n ne peut les fixer, et q u ' a u m i l i e u d ' u n v o l soutenu o n les croit i m m o b i l e s dans les airs. O n d i r o i t q u e l a nature s'est plue à r é u n i r , dans l e u r p l u mage , le coloris des pierres p r é c i e u s e s , p u i s q u ' o n y retrouve la topase, le saphir, le rubis et l ' é m e r a u d e , q u i , m a l g r é leur m é l a n g e dans l a robe éclatante de ces oiseaux, laissent n é a n moins distinguer leur feu v i f , et l e u r brillant vernis. N o u s revinmes c h a r g é s de b u t i n , et nous t r o u v â m e s b o n feu chez M . de C a r a d e u x , q u i r e ç o i t splendidement, puisque dans son s a l o n , q u i n'est pas t r è s - s p a c i e u x , se trouvent deux c h e m i n é e s v i s - à - v i s l'une de l ' a u t r e , e n c o m b r é e s d'arbres entiers, q u i y entretiennent u n feu d'autant plus ardent que l a plupart de ces bois sont r é s i n e u x . C o m m e on ne p o u r r o i t point supporter une aussi T

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chaude t e m p é r a t u r e , i l est dans l'usage, afin d'étab l i r dans les appartemens u n courant d'air c o n t i n u e l , do faire tenir les croisées et les portes ouvertes. Pendant qu'on recevoit à C h a r l e s - T o v m au b r u i t d u canon l'ambassadeur P i c k n y , de retour d'une mission importante , et que le peuple dans son ivresse le t r a î n o i t avec enthousiasme dans son char , une é p o u s e avoit à pleurer la perle de son é p o u x . C e b o n p è r e de famille pressentit sa m o r t t r è s - p r o c h a i n e , mais ne put en d é t o u r n e r le coup d ' a p r è s l'ordre p r é c i s d'assister à la fête. Canonnier de la m i l i c e , u n mal-adroit m i t le feu tandis que ce p è r e malheureux b o u r r o i t ; le coup p a r t i t , et le mit en pièces. Cet h o m m e , triste et r ê v e u r en allant à son poste , dit à sa femme u n adieu q u i l a troubla. Cette m è r e étoit enceinte de deux mois. L e passage de l'ambassadeur P i c k n y , q u i avoit o c c u p é avec son escorte tous les bateaux d u F e r r i , nous e m p ê c h a de nous rendre à C h a r l e s - T o w n ; c'est p o u r q u o i nous f î m e s une seconde partie de chasse. Je tuai d ' u n seul coup douze sparas (I). J'eus aussi deux pics p o n c t u é s de taches blanches sur u n fond n o i r . L e premier a le sinciput et l'occiput d ' u n

(I) Linotte brune d'Edwards.


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rouge é c l a t a n t que partage une bande g r i s â t r e , toutes les plumes d u dos et les couvertures des ailes grivelées avec s y m é t r i e de raies noires en zigzag sur u n fond b l a n c ; les plumes roides de l a queue traversées dans leur longueur par u n tuyau d ' u n noir f o n c é , au long d u q u e l a b o u tissent de chaque côté des raies transversales de l a m ê m e couleur. L e bec et les pattes sont noires. C e pic r a y é est à peu p r è s gros c o m m e le pic-vert d ' E u r o p e . L e second infiniment moins gros , et dont la taille n ' e x c è d e pas celle de la m é s a n g e charb o n n i è r e , a le s i n c i p u l d é c o r é seulement d'une tache r o u g e , circulaire et r é g u l i è r e , les plumes d u dos d ' u n g r i s - n o i r â t r e , les ailes noires et p o n c t u é e s de taches blanches parfaitement rondes , et disposées avec autant de r é g u l a r i t é q u e celles d u plumage de l a pintade. C e pic a le bec et les pieds noirs. D e u x fort jolis petits oiseaux, l ' u n appelé dans le pays mi-jaune, et l'autre fêle-rouge. L e mi-jaune q u i est de la grosseur d u r o i telet, a le plumage s u p é r i e u r olivâtre , l ' i n f é r i e u r b l a n c - g r i s â t r e , la tète s u r m o n t é e d'une huppe d ' u n jaune d'or , e n t o u r é e de plumes noires rabattues; le b e c , les pattes et l ' i r i s n o i r s , le dessus de la queue n o i r â t r e , et le dessous blanc. T

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L a T ê t e - R o u g e , ainsi n o m m é e , parce que cet oiseau a sur le m i l i e u de la têle une touffe de plumes d ' u n rouge vermillon éclatant. L e reste d u plumage et les pattes de l a m ê m e c o u l e u r que le p r e m i e r , dont i l a les habitudes, l a stature et l a grosseur. Ces deux espèces d'oiseaux paroissent vivre entr'eux avec beaucoup d ' i n telligence. O n les rencontre toujours p r è s l ' u n de l'autre , s'appeler p o u r partager une larve o u autre insecte qu'ils cherchent, à l'exemple des g r i m p e r e a u x , au long de l ' é c o r c e des arbres. J ' a i d'abord c r u que cette c o n f o r m i t é de p l u mage a n n o n ç o i t une m ê m e e s p è c e , et je supposois v o i r dans ces deux intimes amis le m â l e et l a femelle; mais je me. suis a s s u r é depuis que dans les femelles de l ' u n et l'autre i n d i v i d u , les couleurs sont seulement moins vives. N o u s r e n c o n t r â m e s l'ajoupa d ' u n n è g r e m a r r o n ( I ) , o u p l u t ô t u n amas de feuillage, r e c é l a n t une peau q u i l u i servoit de l i t , et d u tabac. Il avoit fui à notre approche, et étoit p r è s de là en embuscade , e s p é r a n t se venger de M . de C a r a d e u x , q u i déjà avoit v o u l u le faire prendre.

(I) Ou fugitif. Lorsqu'un nègre a fait une faute pour laquelle i l craint d'être puni, i l abandonne son m a î t r e , et se retire dans les bois où i l vit caché, et se livre souvent alors au désespoir et au brigandage.


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C e v i l assassin étoit c o u c h é clans u n fossé couvert de broussailles, lorsque je passai a u p r è s en poursuivant u n fort b e l é c u r e u i l . Il étoit a r m é d ' u n f u s i l , et dans l'espoir de s'emparer d u m i e n , i l me m i t doucement en j o u e , l i r a trois f o i s , et trois fois la pierre refusa de faire feu. M . de Caradeux q u i se trouvoit d u côté o p p o s é , et q u i pouvoit à peine me distinguer, tant l a b a r b e espagnole abondoit en ce b o i s , me plaisantoit sur le peu de valeur de m o n fusil , tandis que m o i - m ê m e je l u i faisois la m ê m e observation,, l o r s q u ' i l s'écria d'une voix f o r t e , p o u r i n t i - : m i d e r le coupable : « M a r c h o n s au b r u i t , c'est m o n n è g r e m a r r o n ! » I l v o u l u t s ' é c h a p p e r , le t r a î t r e étoit trop l â c h e ; nous f o n d î m e s avec i m p é t u o s i t é sur l u i , nous le d é s a r m â m e s , et i l fut livré à la rigueur des lois. M o n h ô t e v i n t le soir me reconduire jusqu'au b a c , et c h e m i n faisant, nous c h a s s â m e s encore. J ' a p p r o c h a i , sans ê t r e v u , d ' u n grand duc à longues oreilles (I). Je le t i r a i , et de l a cime d ' u n arbre très-élevé i l tomba jusqu'au m i l i e u de l a hauteur ; mais i l s'y retint a u moyen de ses serres et d'une bifurcation. L e corps r e n (I) C'est le. grand duc de Virginie, qui a les plumes réunies en faisceau sous la forme d'oreilles, lesquelles partent de la base du bec.

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v e r s é , les ailes é t e n d u e s , je le croyois à m o i , et je le contemplois d ' u n œ i l observateur , lorsque ranimant ses forces , et agitant ses ailes , m o u vement que je croyois devoir p r é c é d e r son dernier s o u p i r , i l reprit son v o l , à m o n grand é t o n n e m e n t , et alla s'abattre, o u p l u t ô t expirer peu l o i n de nous dans des marais. Cet aigle de la n u i t , tyran des êtres a n i m é s q u i l ' e n v i r o n n e n t , ne peut supporter l'éclat d u j o u r , et n'exerce son empire que dans les t é n è bres. Son c r i plaintif interrompt par intervalle le silence de la n u i t , et annonce aux oiseaux épouv a n t é s la p r é s e n c e de leur destructeur. S'ils c è d e n t à l'effroi et qu'ils cherchent à f u i r , aussit ô t ils deviennent l a proie de ses serres aiguës. S'ils restent en repos, ils é v i t e n t , au moins p o u r celte f o i s , le d é c h i r e m e n t de leurs entrailles; mais ce n'est q u ' u n r e t a r d , et s'ils ne changent d'asile, ils deviennent t ô t o u tard la victime de l e u r ennemi v i g i l a n t , q u i se r e p a î t abondamment d'oiseaux, de reptiles, d'insectes, et m ê m e de mulots dont i l ne d i g è r e que la partie substantielle , p o u r en extraire ensuite le p o i l et les os q u ' i l vomit. L e s grands ducs sont souvent les agresseurs d'oiseaux de proie diurnes q u i leur sont s u p é r i c u r s en force, et. leur valeur toujours leur fait r e m porter la victoire. Ils volent le j o u r à fleur de.


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terre et à peu de distance, en raison de la singulière conformation de leurs y e u x , mais la n u i t ils ont le v o l plus h a r d i , et planent l é g è r e m e n t dans l'espace. Enfin , de retour à C h a r l e s - T o w n , j'appris le m e r c r e d i G février 1799 , que notre b â t i m e n t ne pouvoit mettre à l a voile p o u r cause d ' u n vent défavorable. L e lendemain i l y eut en rade une bourrasque q u i fit craindre l ' é c h o u e m e n t de deux b â t i m e n s p r ê t s à entrer dans le p o r t , et q u ' o n a n n o n ç a ê t r e à l a barre. Ils avoient é t é forcés d'y jeter l'ancre de m i s é r i c o r d e , de peur de naufrage sur les côtes ; ces marins p a s s è r e n t toute l a n u i t dans l a douloureuse crainte que leur cable ne r o m p î t , tant le vent étoit violentet l a mer a g i t é e ; mais heureusement le calme s u c c é d a à l a t e m p ê t e , et les deux b â l i m e n s vinrent m o u i l l e r dans le port. Cherchant à augmenter mes observations, j'eus occasion de c o n n o î t r e une s i n g u l i è r e coutume de la Nouvelle-Angleterre : je suppose q u ' u n h o m m e ait à craindre les mauvais traitemens d'un autre, i l va trouver le magistrat, et d é c l a r e son ennemi ; d è s ce m o m e n t , é t a n t sous la protection de l a l o i , elle ne peut ê t r e enfreinte sans la p u n i t i o n q u i en est le r é s u l t a t . S i donc l ' h o m m e q u i s'est fait assurer, r e ç o i t des coups de canne de l ' h o m m e suspect, ce dernier est tenu à des dommages et


298 V O Y A G E S i n t é r ê t s ; que si au lieu decanne il s'est servi d ' u n fouet, i l n'est plus assujetti à l ' a m e n d e , et que le battu est de plus baffoué et couvert de honte. U n e autre coutume consiste à o b é i r à l a v o i x d'une ostentation d é p l a c é e . L e s A n g l o - A m é r i c a i n s mettent d u luxe j u s q u ' à embellir le cercueil q u i doit p o u r r i r avec eux. L e s gens riches le font p r é parer à une certaine é p o q u e de leur v i e , et l e placent sous l e u r l i t , o u dans u n grenier. Il est d ' u n acajou superbe, bien n u a n c é , bien p o l i et recouvert de plaques d'argent sculptées. U n de ces cercueils coûle ordinairement de eent vingt piastres gourdes. Cependant le j o u r de notre d é p a r t a p p r o c h o i t , et quoique les vents ne fussent point favorables, nous é p r o u v â m e s leur inconstance, et a l l â m e s prendre possession de nos cabanes à b o r d de l a Galatée. A p r è s avoir passé la n u i t a u p r è s d u fort, o n leva l'ancre le m a r d i 12 f é v r i e r , et le pilote nous ayant quitté avec u n excellent vent, nous pronostiqua une t r è s - c o u r t e t r a v e r s é e . N o u s v î m e s a u d é p a r t c i n q requins a c h a r n é s à la poursuite de notre b â t i m e n t , mais nos lignes n ' é t a n t point encore p r é p a r é e s , nous ne p û m e s en prendre. L e bon vent et la marche rapide de la G a l a t é e servirent bien nos désirs. I l est impossible d'exprimer les attentions d u


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capitaine pendant notre m a l de mer. Q u e le premier de l ' A d r a s t u s perdoit a u p a r a l l è l e ! C e l u i de la G a l a t é e étoit aux petits soins, et nous p r o diguoit toute sorte de douceurs. Il nous

offroit

sans cesse des fruits secs, des fruits confits ou d u v i n de M a d è r e , o u bien encore de la bonne eau de vie de C o g n a c ; i l faisoit p r é p a r e r , p o u r les d a m e s , d u t h é o u une limonade cuite a i g u i s é e d ' u n peu de r h u m , et paroissoit offensé lorsque nous n'acceptions pas. L e b o n capitaine Payne nous raconta l'histoire d'un de nos passagers, son compatriote, q u i se tenoit toujours seul, et avoit continuellement les yeux fixés sur l a mer. Cet é t r a n g e r s'étoit rendu recommandable

par un trait de bienfaisance peu

c o m m u n dans u n siècle o ù l ' o n préfère à l a vertu l'usage de tous les v i c e s , et q u i m é r i t e d ' ê t r e cité. Dans les tems malheureux de l a r é v o l u t i o n f r a n ç a i s e , o ù le b l é étoit rare et occasionnoit une disette g é n é r a l e , u n i n c o n n u r é d u i t au d é s e s p o i r , arrêta

le soir en tremblant, dans une r u e de

P a r i s , u n particulier bien v ê t u , et l u i demanda la bourse o u l a vie. « A r r ê t e , l u i dit sir F * * * ; m a l h e u r e u x , que fais-tu? l u n'es pas u n v o leur » ! P u i s cherchant à le ramener de son erreur : « P a r l e ; confie-moi, poursuit sir F * * * , le sujet de ta peine? as-tu des besoins? p e u t - ê t r e pour-


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rai-je les soulager ». L e coupable honteux b a i s sant la v u e , laissa tomber ses armes et é c h a p p e r des sanglots, en avouant à sir F * * * q u ' i l étoit g a r ç o n cordonnier , et q u ' i l ne gagnoit pas assez p o u r faire subsister ses n e u f enfans. S i r F * * * , voulant s'assurer de la vérité d u fait, se fit c o n d u i r e par l'indigent chez u n boulanger o ù i l logeoit, et o ù i l reconnut l ' a u t h e n t i c i t é de l'aveu d u coupable. S i r F * * * , e n c h a n t é de l'occasion q u i se p r é s e n t o i t de faire une bonne action , r e m i t d'abord à l ' i n d i g e n t une p i è c e d'or p o u r le souper de sa famille i n f o r t u n é e , et p r o m i t au p è r e de revenir le lendemain. Sir F * * * tint sa p a r o l e , et acheta une petite boutique dans laquelle i l installa le cordonnier. C e don que l u i permettoit son o p u l e n c e , retira d u c r i m e le malheureux p è r e de f a m i l l e , que l a nécessité força de sortir une seule fois des bornes de l a p r o b i t é . O n sait q u ' a u m a l de mer s u c c è d e o r d i n a i r e ment une faim insatiable ; nous nous m î m e s donc tous à l ' œ u v r e , et chaque passager v o u l u t p r é p a r e r u n plat de sa façon. E n q u a l i t é de chasseur , je me r é s e r v a i pour les s a l m i s , tandis q u ' u n c o l o n e l , M . S * a * , nous fit des c r ê p e s excellentes et très-délicates. Elles avoient p o u r tant u n d é f a u t , c'est que le second capitaine, b u v e u r r e n o m m é , en tenant le flacon d'eau r


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N A T U R A L I S T E .

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de v i e , ayoit feint u n roulis p o u r en verser davantage dans l a p â t e ; à cela p r è s , nous les t r o u v â m e s fort bonnes. V e r s la lin d u j o u r , au moment d u coucher d u soleil o ù la brise se lève sur m e r , u n jeune mousse q u ' o n avoit envoyé dans les hunes p o u r parer quelques cordages, tomba à l'eau. Ses cris r é clamoient d u secours, lorsque son p è r e q u i tenoit la barre d u g o u v e r n a i l , d'abord incertain s ' i l de voit l a q u i t t e r , oublia son devoir pour o b é i r à la nature. Des cordes jetées en abondance l u i firent surmonter l'opposition des flots, et l u i servirent d ' é c h e l l e , a u m o y e n de q u o i i l é c h a p p a à une m o r t certaine. D è s q u ' i l fut sorti de l ' e a u , o n voyoit avec attendrissement son p è r e s e x a g é n a i r e , croyant à peine à son bonheur, s'en assurer en pressant fortement son fils contre son c œ u r ; ivre d u plaisir d'avoir r e t r o u v é le t r é s o r q u ' i l alloit p e r d r e , i l pleuroit et sourioit tour à tour. L e u r u n i o n est si grande, qu'avant m ê m e cet é v é n e m e n t , lorsqu'ils é t o i e n t libres de leur tems, on voyoit toujours le fds c o u c h é sur le pont a u p r è s de son vieux p è r e , tandis que c e l u i - c i l u i racontoit de petites h i s t o i r e s , ou l u i apprenoit quelques chansons anglaises souvent interrompues par des embrassemens unanimes. T o u s les passagers prirent beaucoup de part à la d é l i v r a n c e de cet intéressant enfant.


302

V O Y A G E S

N o u s r a m a s s â m e s sur le pont un poisson volant q u i y tomba a u m i l i e u de son é l a n , ne pouvant le prolonger. T o u t le monde sait que ces poissons n'ont l a faculté de voler que tant qu'ils ont les ailes m o u i l l é e s ; q u ' à mesure qu'elles se s è c h e n t , leur course se r a l l e n t i t , et qu'enfin ils tombent comme une masse aussitôt que l'eau s'en est é v a p o r é e . C'est à celle chute que les dorades les attendent, et les poursuivent toujours avec avantage ; s'ils ont eu le bonheur d ' é c h a p p e r quelques momens à la poursuite de l e u r ennemi j u r é , ils reprennent u n second v o l , et souvent a l o r s , en d é v i a n t leur d i r e c t i o n , ils se d é l i v r e n t de leur p e r s é c u t e u r . D ' a p r è s les calculs sûrs de notre capitaine, excellent m a r i n , o n jugea la terre t r è s - p r è s , et on mit en p a n n e , de peur d'aller pendant l a n u i t faire naufrage sur les côtes. Sa conjecture étoit v r a i e ; c a r , au point d u j o u r , ayant repris l a r o u t e , nous a p e r ç û m e s au bout de deux heures les îles C a ï q u e s . N o u s r e n c o n t r â m e s une goélette venant d u C a p , île de Saint - D o m i n g u e , et q u i nous assura la parfaite t r a n q u i l l i t é de la colonie. N o u s a p e r ç û m e s , le samedi 23 f é v r i e r , le m ô l e Saint - Nicolas : q u ' i l m'en coûta de d é t o u r n e r ]a vue de cette terre h a b i t é e , l i e u de notre destination ! L e capitaine l u i - m ê m e regrettoit,


D ' U N N A T U R A L I S T E . 303 ainsi que m o i , la suspension de commerce entre les E t a t s - U n i s et l a F r a n c e ; car i l e û t fait à S a i n t - D o m i n g u e une belle s p é c u l a t i o n sur sa cargaison ; c'est p o u r q u o i i l regardoit, avec des yeux de d é s i r et de regret , ces montagnes imposantes et majestueuses. L a vue d ' u n b â t i m e n t nous obligea à faire c ô t e vers l'île de C u b a , dont l ' a b o r d a quelque chose de sinistre. C'est une c h a î n e de montagnes q u i se prolongent en tous sens plus l o i n que l a vue peut s ' é t e n d r e , et dont l a hauteur est b a r r é e souvent par des nuages q u i les environnent. Ce b â t i m e n t étoit u n corsaire anglais q u i , a u moyen de deux coups de c a n o n , nous força de hisser le p a v i l l o n , et d'amener. L e capitaine envoya à notre b o r d p o u r fouiller les malles des passagers. L e s deux officiers s ' a d r e s s è r e n t d'abord à m o i , et je tremblois pour des paquets d u gouvernement dont j'étois porteur, lorsqu'aux mots de goddemyou frontz, on les appela sur le pont. J'eus donc le teins de soustraire ces paquets, et de recouvrir m a malle principale des attributs de la franche m a ç o n n e r i e . L e s inspecteurs anglais t r a i t è r e n t plus r i g o u reusement les autres passagers. A y a n t fait o u v r i r leurs m a l l e s , ils b o u l e v e r s è r e n t tous les effets sans m é n a g e m e n t ; l ' u n d'eux poussa la vexation j u s q u ' à jeter à la mer u n carton r e m p l i de den-


304 V O Y A G E S telles. Ils revenoient à m o i , l o r s q u ' u n e x p r è s d u capitaine-commandant leur ordonna de suspendre leur visite. J e fis n é a n m o i n s u n signe à l a faveur d u q u e l ils m ' e m m e n è r e n t à leur b o r d ; et a p r è s u n toast m a ç o n i q u e , le c o m mandant me remit une lettre de r e c o m m a n dation p o u r les autres croiseurs, par q u i s û r e ment nous serions visités. Je l'acceptai avec reconnoissance , et par le charme a t t a c h é à cette sainte institution , oubliant l a querelle de nos deux n a t i o n s , nous nous q u i t t â m e s avec des souhaits de p r o s p é r i t é de part et d'autre. C e corsaire s'appeloit le Pélican. U n e heure a p r è s , nous r e n c o n t r â m e s u n second c r o i s e u r , a u p r è s d u q u e l m a lettre de c r é d i t me fut d ' u n grand secours, en raison de ce qu'elle me dispensa de la visite. R i e n ne peut d é p e i n d r e la tristesse des a t t é rages de l'île de Cubes. L e s montagnes sombres et arides q u i forment le r i v a g e , ne sont recouvertes en certaines parties que de petits buissons à peine apparens. A u c u n e c r é a t u r e a n i m é e ne foule ces endroits a b a n d o n n é s ; cependant nous a p e r ç û m e s au pied de ces masses terrestres u n souffleur ( I ) , q u i par ses évents jetoit l'eau à

(I)

Cet animal pisciforme est du genre des c é t a c é s ,

et il est muni d'un ou deux évents sur la partie s u p é -

une


D'UN une hauteur

NATURALISTE.

305

prodigieuse. Il avoit a u moins

soixante pieds de longueur. N o u s r e n c o n t r â m e s dans l ' a p r è s - m i d i c i n q corsaires anglais gardant scrupuleusement les c ô t e s , et q u i dans leurs croisières ont ordre de couler à fond tout b â t i m e n t français qu'ils ont pris. E n f i n , a p r è s avoir e m p l o y é une partie d u j o u r à c ô t o y e r ces monts ennuyeux par l e u r m o n o tonie , nous a p e r ç û m e s le fort de S a i n t - Y a g o , distant de la ville de deux l i e u e s , ainsi que nous l ' a p p r î m e s à notre a r r i v é e . C o m m e i l faisoit nuit , u n pilote espagnol vint à notre rencontre dans une pirogue sans voiles , q u ' i l conduisoit a u moyen de pagaies. Il monta à notre b o r d , et p r o m i t de nous conduire le l e n -

rieure de la tête. O n en distingue de plusieurs e s p è c e s qui comprennent les baleinés , les cachalots , les narhwals, l'ourque, l'épée de mer du G r o ë n l a n d , le marsouin et le dauphin. Ces poissons monstrueux peuvent d'un seul coup de queue faire chavirer un vaisseau, et le submerger. Les é v e n t s de ces cétacés leur servent à l'inspiration et à l'expiration ; c'est le s i é g e de leur odorat. Ces animaux privés d'air p é r i roient certainement, ainsi que l'ont é p r o u v é des p ê c h e u r s qui ayant pris de ces cétacés dans leurs filets, les y ont t r o u v é a s p h i x i é s pour les avoir laissé quelque tems embarrassés dans les rets. T O M E

I.

V


306

V O Y A G E S

demain matin ; car i l falloit obtenir auparavant la permission d u commandant d u fort. L ' e n t r é e de la b a i e , garnie de forteresses, offre u n très-joli coup d ' œ i l : on y voit la nature toujours en t r a v a i l , e n t r e - m ê l e r de nouvelle verdure les feuilles d é p é r i s s a n t e s . S u r le m ê m e arbre on distingue souvent le bourgeon entre l a fleur e l l e fruit. L ' o d e u r des acacias (I) q u i s ' é t e n d a u l o i n , parfumoit la soirée belle et calme. L e s oiseaux marins cherchoient en tournoyant u n refuge p o u r l a n u i t , et a n n o n ç o i e n t la d é c o u verte d ' u n rocher convenable par des cris plus o u moins aigus. L e s p ê c h e u r s quittoient l a haute m e r p o u r rapporter à l a ville le fruit de leurs recherches; d'autres plus diligens s'occupoient sur le rivage à choisir leurs poissons, à boucaner c e u x de m o i n d r e valeur , o u à é t e n d r e leurs filets. E n f i n le repos de celle soirée n ' é t a i t interl o m p u que par le b r u i t des vagues, venant se briser sur les rochers redoutables q u i garnissent et d é f e n d e n t l ' e n t r é e de l a baie de S a i n t - Y a g o de C u b a . L e r i v a g e , garni de cabanes de p ê c h e u r s à m o i t i é d é r o b é e s sous u n feuillage épais et nué de diverses c o u l e u r s , contrastoit avec le silence imposant des mornes et des doubles montagnes

(I) Acacia vera. V o y e z , Plantes usuelles des Antilles, l'histoire do cet arbre , à l'article Mimosa olens.


D'UN N A T U R A L I S T E . 307 i n h a b i t é e s , et o ù l a nature est encore dans son é t a t primitif. A peine l'ancre fut-il jeté , que nous e û m e s à notre b o r d des soldats d u fort q u i se trouve a u sommet d'une des montagnes. T o u s ces e n v o y é s à d e m i - n u s et couverts de l a m b e a u x , s ' é t o i e n t e n i v r é s ; et dans l ' é p a n c h e m e n t de leurs tendres sentimens, ils nous pressoient contre l e u r c œ u r . U n d'eux surtout m'avoit pris en affection, et se r u i n o i t en d é m o n s t r a t i o n s e x a g é r é e s , mais v ê t u d'une courte chemise, sans veste n i c u l o t t e , son costume n ' é t o i t point fait pour inspirer beaucoup de confiance. I l vouloit absolument m ' e m brasser; m a i s , ayant toute m a r a i s o n , je le r e poussai vers l'autre b o r d : i l revint à m o i sans r a n c u n e , et me parlant espagnol, i l me proposa de boire a p r è s l u i dans son verre , selon la c o u tume d u pays ; je n'avois point soif, et d'ailleurs cette offre n ' é t a n t point tentante, je le refusai encore. Cet h o m m e resta quelques instans à chercher u n autre moyen de me plaire; puis, rompant tout à-coup le silence, i l ôta d u dessus de sa tête en d é s o r d r e son chapeau couvert de graisse, et prit a u fond quelques cigares sur lesquels se promenoient plusieurs de ces insectes q u i r é p u g n e n t tant à l ' h o m m e p r o p r e ; puis les ayant m â c h é s aux deux e x t r é m i t é s , afin d ' é t a b l i r un courant d'air, i l m'offrit de les allumer. Je ne pus tenir à celte action V

2


308 V O Y A G E S d é g o û t a n t e , et l u i a n n o n ç a i m o n m é c o n t e n t e ment par u n regard de m é p r i s . Ce soldat voyant enfin q u ' i l ne pouvoit r i e n gagner à ses offres intéressées ( car i l s'agissoit d'une gratification si j'eusse a c c e p t é ) , me quitta brusquement en frappant l a terre de ses pieds , et m u r m u r a n t à v o i x basse ; puis me fixant avec fureur, i l toucha le p o i g n a r d dont les Espagnols sont tous a r m é s , et se retira. L e lendemain , en montant au fort p o u r l a visite de nos papiers , j ' a d m i r a i l'inconcevable v a r i é t é de l a nature dans ses productions partout diversifiées. C e n ' é t o i t plus celles d ' E u r o p e , n i d u continent d ' A m é r i q u e , que nous venions de q u i t t e r ; toutes nouvelles plantes s'offroient à mes yeux attendris d ' a d m i r a t i o n . D e tous côtés je contemplois des objets inconnus. Je vis des hirondelles, ce n ' é t o i t plus celles de F r a n c e ; j'entendois sur les rochers et dans Je feuillage le chant des oiseaux , et je restois é m e r v e i l l é de ne point r e c o n n o î t r e ces nouveaux accens. A p r è s avoir r e n c o n t r é , c h e m i n faisant, q u e l ques matelots d'une chaloupe arrivant de Saint D o m i n g u e , assis autour d ' u n boucan ( I ) , et ê t r e

(I)

Endroit o ù les naturels des Antilles

enfument

leur viande à la vapeur a é r i f o r m e de plantes aromatiques, telles que feuilles de citronnier, de goyavier, etc.


D'UN N A T U R A L I S T E . 309 r e s t é dans l ' a d m i r a t i o n à la vue d ' u n é n o r m e rocher caverneux q u i leur servoit d ' a b r i , nous a r r i v â m e s a u fort. Nous fûmes p r é s e n t é s au c o m mandant , et j'eus , chez l u i , occasion d'y faire des observations sur quelques coutumes d u pays. L e s maisons des colons de cette île sont t r è s aérées , et recouvertes d'essentes (I) q u i r é v e r b è r e n t moins la chaleur que la tuile. Jamais a u cune tapisserie ne recouvre les murs blanchis à l'eau de chaux , n i c a r r e a u x , l'aire des appartemens. L e s f e n ê t r e s , à cause des tremblemens de terre et d'une concentration i n c o m m o d e , é t a n t i n u t i l e s , on ne se sert point de vitres en ce pays; et ces ouvertures sont closes par des b a r reaux en b o i s , g r o s s i è r e m e n t t o u r n é s , et des v o lets à l ' e x t é r i e u r ; ce q u i donne à ces croisées l a configuration d ' u n cloître. L ' a i r circule d'autant plus facilement dans l ' i n t é r i e u r de ces m a i s o n s , que les quatre murailles sont p e r c é e s d ' o u v e r tures toujours l i b r e s , et que les chambres n'ont n i plafonds , n i greniers , n i étages s u p é r i e u r s . Les rez-de-chaussée sont seuls d'usage dans ces pays o ù les tremblcmens de terre exercent s o u vent leurs ravages; m a l g r é cela , les maisons sont très-élevécs. D e u x femmes se p r é s e n t è r e n t : l'une d'elles (I) Tuiles faites avec des planches de bois blanc.

V

3


310

V O Y A G E S

é t o i t âgée , mais l'autre touchoit à peine à son t r o i s i è m e lustre. L a p r e m i è r e , é p o u s e d u c o m mandant , avoit les cheveux rigidement relevés en t o u p e t , et u n peigne grossier fixé sur u n é n o r m e calogant. E l l e n'avoit q u ' u n seul jupon sur une chemise de gaze fort d é c o u v e r t e , et dont les plis libres n ' é t o i e n t c o m p r i m é s n i par u n f i c h u , n i par u n corset : le sein , par c o n s é q u e n t , flottoit à l'abandon. L a jeune Espagnole v ê t u e encore plus i n d é cemment , n'avoit q u ' u n bras passé dans sa c h e m i s e , et laissoit v o i r tout u n côté d u buste à d e m i - n u , se servant d ' u n voile n é g l i g e m m e n t quoiqu'artistement jeté sur son é p a u l e , pour d é c o u v r i r o u d é r o b e r tour à tour des contours parfaits et dignes des trois G r â c e s . O n voit dans l ' i n t é r i e u r des maisons, au l i e u de vaisseliers, des bosquets artificiels construits en feuillage, et q u ' o n se plaît à renouveler l o r s q u ' i l commence à faner. C'est au centre de cette verdure que je distinguai u n pot à l ' e a u , q u e l ques vases de c r i s t a l , et autres objets nécessaires p o u r se rafraîchir. L e commandant,

a p r è s nous avoir fort bien

r e ç u s et fait prendre de la l i m o n a d e , nous e x p é d i a assez t ô t pour que nous pussions nous

embar-

quer à l'heure de la m a r é e : a p r è s avoir v o g u é


D'UN

N A T U R A L I S T E .

311

dans le golfe , nous vinmes m o u i l l e r en la rade de S a i n t - Y a g o . N o u s d e s c e n d î m e s à terre, et m o n projet é t a n t de continuer mes remarques, v o i c i q u e l fut le r é s u l t a t de mes observations. Chaque maison ressemble à l ' e n t r é e d ' u n souterrain, o u caveau s é p u l c r a l . L e premier vestibule au fond d u q u e l on a p e r ç o i t une grande porte v o û t é e en p i e r r e , et dont le ceintre sculpté ressemble à celui des églises , é t a n t ordinairement plus frais et moins retire que les appartemens d u fond ; c'est là q u ' o n y voit les Espagnoles à demi-nues prendre le frais sur de longs fauteuils. L a chaleur à S a i n t - Y a g o de C u b a est plus insupportable q u ' à S a i n t - D o m i n g u e , en raison de l'interception de l a brise de terre dans ces gorges r é t r é c i e s , o ù u n t u f blanc et q u i fatigue la vue, r é v e r b è r e l'action d u soleil. Il n'est point de pays o ù l ' i n d é c e n c e , en g é n é r a l , soit p o r t é e aussi loin que dans les A n t i l l e s . Les enfans à S a i n t - Y a g o jonent devant les portes, sans aucun v ê t e m e n t sur leur corps. L e s négresses o u m u l â t r e s s e s q u i y fourmillent , sont nues j u s q u ' à la ceinture. I l est ridicule de v o i r en cet état les femmes âgées, q u i ne peuvent par la c o m pression emprunter les secours bienfaisans d ' u n art imposteur. A. chaque croisée est a t t a c h é e la branche de V

4


312

V O Y A G E S

palmiste b é n i e au dernier

dimanche des R a -

m e a u x , et q u ' o n renouvelle tous les a n s ; ce q u i donne u n j o l i coup d ' œ i l lorsque l a verdure est encore fraîche.. L a ville ressemble à un couvent spacieux. O n n ' y rencontre le jour que des h o m m e s , des padres, et des moines de toute espèce , encore n'est-ce que le matin et le soir , car dans le m i l i e u d u j o u r les rues sont d é s e r t e s ; et c o m m e le dit le proverbe espagnol, on ne rencontre à cette heure i n d u e q u e deschiens o u des F r a n ç a i s , tant la chal e u r y est grande et insupportable. O n y voit des voilures à l'antique recouvertes d ' u n surtout de t o i l e , de peur s û r e m e n t que le soleil n'en écaille la triste peinture, mais q u i doit faire étouffer les m a î t r e s reclus en ces tristes cabas. L e postillon est plus à son aise ; car les voitures sont t r a î n é e s par un mulet en b r a n c a r d ,

sur

lequel est p e r c h é u n grand d a n d i n de domestique q u i , de peur de rester les jambes suspendues, se lient a c c r o u p i c o m m e u n singe. Ces voilures vont rarement plus vîte que le pas. O n n'en voit point d'une autre espèce. I l existe dans les forêts des environs de S a i n t Y a g o , deux arbres c u r i e u x et intéressans par l e u r u t i l i t é , mais dont les Espagnols ne retirent pas beaucoup d'avantage par la n é g l i g e n c e q u ' i l s apportent à sa reproduction. L e premier

est


D'UN

NATURALISTE,

l'arbre à p a i n (I); l a seconde

plante

313 est l a

liane (2) à eau (3). L'arbre à pain o u artocarpe, est u n arbre très-élevé et b r a n c h u ; ses feuilles q u i naissent aux e x t r é m i t é s des branches, sont longues de deux pieds e n v i r o n , dentelées comme celles d u c h ê n e . L e s fleurs, mâles et femelles, sont sur le m ê m e pied. L e s premieres sont a m e n t a c é e s o u disposées en chatons ; les femelles contiennent u n pistil q u i doit ê t r e fécondé par le pollen des chatons, et produire u n fruit s p h é r i q u e de la grosseur de la t ê t e , et dont l'enveloppe est f o r m é e de prismes pentagones et h e x a ë d r e s , contigus les uns aux autres. C e fruit contient à l ' i n t é r i e u r une q u a n t i t é c o n s i d é r a b l e d'amandes o u c h â t a i g n e s r é u n i e s à u n placenta c h a r n u q u i se trouve a u centre, et dont l a substance peut ê t r e c o m p a r é e au fruit d u marronnier. O n coupe ces c h â t a i g n e s par rouelles, o n les fait s é c h e r , et on les r é d u i t , si l ' o n veut, en farine. S i on les a fait cuire au f o u r , on les mange alors avec des r a g o û t s o u d u petit salé. (1) Ou R i m a ; Arbor panifera; Soccus , Rumph. ; Artocarpus, L i n n é . (2) Les lianes sont des plantes sarmenteuses propres aux Antilles. (5) Akacate; A r u m scandons, Angusti folium, A q u a m manans.


314

V O Y A G E S

L a liane à eau est c o m m u n e dans les bois. L o r s q u ' o n l a coupe transversalement, i l en d é c o u l e u n suc l i m p i d e utile aux voyageurs altérés. J e me plus de notre b o r d à d é c r i r e l a ville de S a i n t - Y a g o . S u r le penchant d'une montagne sillonnée de ruisseaux limpides , à p o r t é e de f o r ê t s , de l a mer et d'une r i v i è r e poissonneuses , s'élèvent des maisons r a n g é e s sans s y m é t r i e . C'est une é c h a p p é e q u i de notre goélette offroit a u l o i n , à l'horizon o p p o s é , quelques b â t i m e n s é p a r s sur u n o c é a n mollement agité. U n e partie de l a v i l l e sert de pause au premier coup d ' œ d . T ô t o u t a r d les regards retournant sur eux - m ê m e s , sont é t o n n é s de n'avoir pas a d m i r é une suite de ravines, o ù le datier et les palmistes à feuillages diversement n u a n c é s , soutiennent avec grace leurs branches d é l i é e s , b a l a n c é e s par le vent. Quelques rochers é g a r é s çà et là y rendent la verdure moins monotone. L e s bananiers ombragent aussi l a plupart des maisons. L e warf o u e m b a r c a d è r e en est très-vivant. O n le voit f r é q u e n t é par des padres oiseux q u i y p r o m è n e n t leur e n n u i , et vont y recevoir les hommages des Espagnols des deux sexes, q u i sont obligés à leur approche de s'incliner très-profond é m e n t , et de leur aller baiser respectueusement la m a i n . S u r le b o r d d u rivage ce sont les c h a n -


D'UN

N A T U R A L I S T E .

315

tiers des charpentiers et calfats des b â t i m e n s de l a r a d e , des objets d ' a r t i l l e r i e , des c h a u d i è r e s bouillantes destinées à goudronner les cordages. Le

transport des marchandises i m p o r t é e s

ou

e x p o r t é e s y occupe aussi une q u a n t i t é d'Espagnols d é s œ u v r é s . A u p r è s d ' u n corps de garde, à quelques pas d u bord de la l a m e , s'y remarquent u n e potence et son échelle q u i y demeurent en p e r manence, s û r e m e n t p o u r i n t i m i d e r les m a l - f a i teurs. O n y retrouve des T u r k e i - b u z z a r d s q u i , ainsi q u ' à C h a r l e s - T o w n , s'y disputent les cadavres, et y exercent une police q u i assure l a s a l u b r i t é de l'air. A l a droite enfin, l ' œ i l aime à se reposer

sur u n tapis de verdure qu'offre une

prairie montueuse, t r a v e r s é e par u n sentier é t r o i t et tortueux, conduisant à u n petit ajoupa q u i , avec quelques bêles à cornes, trois cabrits et u n m u let , fait toute l a p r o p r i é t é d ' u n espagnol, heureux s û r e m e n t sous ce chaume paisible. I l trouve dans son enceinte tout ce q u i peut l u i assurer une douce existence. J e descendis une seconde fois à terre, a c c o m p a g n é d ' u n passager q u i parloit l'espagnol; et c o m m e à notre b o r d nous n'avions pas de m a î t r e d ' h ô t e l , nous a l l â m e s n o u s - m ê m e s au m a r c h é y faire nos provisions. E n comparant l ' e x t r ê m e p r o p r e t é des boucheries de l a N o u v e l l e - A n g l e terre, avec la d é g o û t a n t e n é g l i g e n c e q u i r è g n e


316

V O Y A G E S

dans celles de S a i n t - Y a g o , je me d é c i d a i avec beaucoup de r é p u g n a n c e à acheter de cette viande m a l s a i g n é e , couverte de boue et de p o u s s i è r e , enfin d é c h i r é e en lambeaux plutôt que c o u p é e . Ne comptant pas faire u n voyage aussi l o n g p o u r arriver à S a i n t - D o m i n g u e , nos fonds c o m m e n ç o i e n t à baisser, et ne s'accordoient g u è r e avec l a c h e r t é excessive de tous les c o mestibles. L ' o d e u r fétide des négresses m a r chandes, dont la sueur infecte arrosoit les p r o v i sions, m ' i n v i t a de plus en plus à me restreindre à ne manger que des fruits, p a r m i lesquels nous r a p p o r t â m e s des cocos ( I ) , des mirlitons (2), espèces de concombres de l a famille des cucurbitacées ; des ignames (3), des patates , des caïmites (5) ,des c œ u r s de b œ u f (6), des corrosols (7),

(4)

(I) N u x p a l m æ cocciferæ angulosa. Voyez T r a i t é des plantes usuelles pour ces différentes productions. (2) Cucumis Anguria , L i n n . ; Anguria americana , fructu echinato eduti. T o u r n . 107. (5) Polygonum scaudens, hetich americum, thev. 52; Dioscorea, pl. ic. 117. (4) Convolvulus battata. ( 0 ) "Fruits du c a ï m i t i e r pomiforme, Chrysophyllum caimito , L i n n . , Plum. (6) Anona reticulata ; L i n n . (7) Anona muricata, L i n n . ; Guanabanus fructu è viridi lutescente , molliter aculeate. Plum.


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NATURALISTE.

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des A n a n a s jaunes ( I), des A n a n a s pains de sucre (2). A y a n t promis d ' ê t r e impartial en p r o n o n ç a n t sur la b o n t é des fruits de la colonie de S a i n t - D o m i n g u e , je me tairai sur c e u x - c i , le c l i m a t , me d i t - o n , ne les donnant point ainsi d é l i c i e u x q u ' à Saint-Domingue o ù je me r é s e r v e de donner m o n avis. L e s rues sont garnies, à Saint-Yago de C u b a , de cocotiers et bananiers ( 3 ) , dont o n admire toujours avec i n t é r ê t , et le port majestueux, et l a stature élégante. O n y rencontre aussi des pieds de tomates (4), y v é g é t a n t naturellement, ainsi que l'acacia de S a i n t - D o m i n g u e (5) dont l'odeur est si suave. A m o n retour d u m a r c h é , i l fallut songer à nous procurer u n logement dans l a v i l l e , et à payer le capitaine. N o u s t r o u v â m e s trois petites chambres d é g a r n i e s , et r é c e m m e n t r é p a r é e s , dont

(1) Ananas fructu pyramidato , carne a u r e â , Tourn. (2) Ananas maximo fructu conico, P l u m . (3) M u s a , Plum. (4) Tomates, e s p è c e de solanum, fruit pulpeux qui rougil en m û r i s s a n t , d i s p o s é par c ô t e s , et dont on voit la description , Plantes usuelles des Antilles. (5) C'est la cassie des jardiniers. Ses fleurs en houppe sont jaunes et odorantes, propres à la

parfumerie.

C'est le mimosa olens de quelques auteurs.


318 V O Y A G E S o n nous demanda trente-six gourdes par mois (I). C e p r i x exorbitant que n o u s étions dans l ' i m p o s s i b d i t é de payer , nous les fit refuser, et demander au bon capitaine P a y n e la permission de rester encore quelques jours à sou b o r d ; ce q u ' i l nous accorda d ' u n air satisfait. O n nous i n d i q u a une occasion p o u r S a i n t D o m i n g u e ; mais le p r o p r i é t a i r e de la chaloupe é t a n t malade , et ayant besoin d'argent p o u r payer d'avance son é q u i p a g e , nous demanda quarante portugaises ( I ) , dont i l exigeoit a u m o i n s la m o i t i é comptant. C o m m e n t faire dans u n pays o ù nous é t i o n s inconnus ? N o u s f î m e s part à ce capitaine des malheurs que nous venions d ' é p r o u v e r , et l u i f î m e s entrevoir l'espoir certain de le solder en arrivant à SaintD o m i n g u e , o ù l a famille R . D . étoit assez g é n é r a l e m e n t connue. A ce n o m i l versa des larmes de reconnoissance, et d é p l o r a sa position q u i le forçoit à ê t r e i n g r a t , envers une famille, des bienfaits de laquelle i l tenoit son bonheur et son i n d é p e n d a n c e . Cependant, i l se b o r n a à des larmes stériles q u i ne nous furent d ' a u c u n secours, mais q u i n é a n m o i n s nous firent p l a i s i r , tant i l est d o u x de retrouver à p r é s e n t dans le

( 1 ) Environ 288 livres, argent des colonies. (2) Environ 2688 livres, argent des colonies.


D'UN

N A T U R A L I S T E .

319

c œ u r de l ' h o m m e le beau sentiment de la reconnoissance. Cependant le tems s ' é c o u l o i t , et nos fonds diminuoient sensiblement, lorsque nous r é s o l û m e s de faire part au capitaine P a y n e de notre position , de notre n o m , et de nos malheurs. Notre récit toucha sensiblement le b o n T h o m a s P a y n e , l u i l i t m ê m e verser des larmes d'attendrissement ; aussi, n o n seulement i l consentit ù ne recevoir p o u r le moment aucuns fonds q u i suffisoient à peine p o u r satisfaire à nos besoins les plus urgens ; mais i l poussa la délicatesse j u s q u ' à nous offrir u n s u p p l é m e n t de finances, sans nous c o n n o î t r e , et i l se trouva o u t r a g é de notre proposition de d é p o s e r en ses mains quelques b i j o u x ; nous disant, en les repoussant l o i n de l u i : « G a r d e z , gardez vos affaires, m o i » g a g n é cargaison , que je vendre q u a n d m o i » g a g n é b é s o i n d'argent ; vos effets vous ê t r e » bons p o u r votre voyage ». Cette phrase d ' u n patois francisé nous é m u t jusqu'aux l a r m e s , et quelle fut ma joie lorsqu'en l u i serrant la m a i n , il me fit u n attouchement m a ç o n n i q u e ! I l s ' é t o i t a p e r ç u déjà que j'avois l'honneur d ' ê t r e m e m b r e de celle société fraternelle , et avoit r e c o n n u dans ma malle plusieurs bijoux q u i , par p a r e n thèse , avoient é t é d é p l o y é s par les officiers d u croiseur anglais, le P é l i c a n . E n f i n , ce d é v o u e m e n t


320 V O Y A G E S g é n é r e u x auquel l'avarice commune nous d é fendoit de nous attendre, nous frappa d ' é t o n nement, d'admiration et de reconnoissance. L e b o n T h o m a s P a y n e , à q u i je ne saurai jamais trop exprimer ma gratitude, poussa depuis cet entretien ses p r é v e n a n c e s à l ' e x c è s , et nous olfroit sans cesse m i l l e friandises a g r é a b l e s à b o r d , avec une loyale franchise, et cette t i m i d i t é , type de sa délicatesse q u i paroissoit craindre d'offenser notre a m o u r propre. N o t r e d î n e r de ce jour fut servi plus splendidement q u ' à l'ordinaire ; c'est p o u r q u o i l u i m ê m e v o u l u t faire les honneurs de sa t a b l e , et nous versa m a l g r é nous , à profusion , d u v i n de Bordeaux q u ' i l achetoit à terre une gourde la bouteille , d u M a d è r e , et ce q u ' i l avoit de plus d é l i c a t en liqueurs de la M a r t i n i q u e . L a soirée é t a n t chaude , et notre bon capitaine craignant par sa constitution replète de m ' ê t r e i n c o m m o d e en couchant avec m o i , n'ayant plus de quart à faire, et par cela m ê m e toutes les cabanes é t a n t o c c u p é e s , i l coucha par terre sur une natte , et v o u l u t absolument me laisser d o r m i r seul dans le l i t , sans qu'aucune s o l l i citation de m a part ait p u affoiblir la r é s o l u t i o n de ce b o n p è r e de famille. J e descendis le Ier. mars à terre avec le capitaine, pour y continuer mes remarques. T o u t homme


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NATURALISTE.

321

h o m m e passant en Espagne devant une é g l i s e , est o b l i g é de s'incliner p r o f o n d é m e n t , sous peine de blesser les lois de l a b i e n s é a n c e , s ' i l oublie de satisfaire à ce saint usage; on tient beaucoup à cet acte e x t é r i e u r . Il en est de m ê m e , pendant que l' Angélus sonne , et l ' o n est o b l i g é de s'arr ê t e r tout court dans la r u e , si l ' o n m a r c h o i t ; o u de suspendre l a conversation, si plusieurs personnes g r o u p é e s é t o i e n t o c c u p é e s à causer. O n se d é c o u v r e alors l a t ê t e , o n s ' i n c l i n e , o n r é c i t e une p r i è r e jusqu'au moment d u carrillon q u i d é g a g e de cette retenue. C e moment é t o n n e ordinairement les é t r a n g e r s par sa s i n g u l a r i t é . L e s Espagnols portent leurs provisions d u m a r c h é dans une m a c o u t e , tissue de feuilles sèches de latanier (I) tressées ; elles remplacent nos paniers d ' E u r o p e . O n vend de l'ooille (2) dans des feuilles d u bananier ; cet amalgame n'est g u è r e s a p p é t i s s a n t , et d é g o û t e à l a v u e .

(I) A p p e l é Palmier en éventail; radiata, major,

glabra,

Plum ,

Palma dactylifera G e n . , Barr.

90;

C a r n a ï b a , Pis. 1658, p. 126; Palma brasiliensis pruni fera; folio plicatili, seu flabelliformi, caulice squammato, ou Alattani des Caraïbes. ( 2 ) E s p è c e de potage c o m p o s é de viandes d i f f é rentes et de l é g u m e s presqu'à sec, qu'achètent les pauvres gens. T O M E

I.

X


322

V O Y A G E S

D'autres marchands offrent une p â t e , en b o u l e s , de gros millet (I) g r i l l é , et dont les grains sont a g g l u t i n é s les uns aux autres par le sirop de batterie; c e u x - c i , des boilles faites de farine de m a ï s é d u l c o r é e par le s i r o p , et cuites sous les cendres dans une feuille de bananier. T o u s ces mets plaisent par l e u r n o u v e a u t é , et o n admire en

cette

i n n o v a t i o n le

génie

inventeur

de

l ' h o m m e , et la puissance q u i l ' a c r é é ; mais que le pain est p r é f é r a b l e ! O n vend é g a l e m e n t en ces m a r c h é s des amas de tassau (2) d'une c o u l e u r b r u n e et d é s a g r é a b l e , provenant de ce que l ' a n i m a l n'a p o i n t été assez saigné. L e s Espagnols excellent, par e x e m p l e , dans la p r é p a r a t i o n des confitures s è c h e s ; aussi leurs p â t e s de goyaves sont-elles t r è s - r e c h e r c h é e s , et vendues à l'Etranger. J ' a i d é c r i t ces mets p o u r donner à c o n n o î t r e le peu de s e n s u a l i t é des E s pagnols , q u i l'ont consister l e u r l u x e à ê t r e couverts d ' o r ;

et s'ils ne font a u c u n sacrifice

p o u r diversifier la nature de leurs a l i m e n s , ils

(1) O u sorgo, sorgum sive melica, D o d . , Park. ; M i l i u m arundinaceum, subrotundo semine nigricante, sorgo nominatum, C . B . , Tourn. ; M i l i u m africanum. (2) Viande c o u p é e en aiguillettes, frottée de jus de citron et s é c h é e au soleil.


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NATURALISTE.

323

rapporlent les fruilsde celte sévère é c o n o m i e en faveur de leur p a r u r e , quoique toujours i n c o m p l è t e et mal o r d o n n é e . L e s hommes de S a i n t - Y a g o ont à leurs souliers des boucles d'or si m a t é r i e l l e s et si larges dans leurs d i m e n s i o n s , qu'elles r e c o u v r i roient volontiers le double de leurs pieds. L e u r s habits de soie, l i n o n , o u d'étoffes des Indes, ont des boutons d u m ê m e m é t a l n o n moins grossiers , de m ê m e que les pommes de leur longues cannes. L e plus riche p r o p r i é t a i r e de S a i n t - Y a g o , dans u n d î n e r p r i é o ù i l m'avoit i n v i t é , ainsi que beaucoup de F r a n ç a i s , fit s e r v i r , p o u r trente personnes e n v i r o n , une copieuse oille et d u chocolat. Q u e l contre-tems p o u r u n gastronome ! U n e des i n c o m m o d i t é s de l a v i l l e est d'aller chercher l'eau douce à une r i v i è r e distante de S a i n l - Y a g o de deux lieues, et d ' o ù o n l a transporte soit dans des dames-jeannes

p o r t é e s par

des m u l e t s , o u b i e n dans des tonneaux conduits par des pirogues. L e s b œ u f s dont o n se sert p o u r charrier les marchandises d u p o r t , ont les naseaux f e n d u s , au travers desquels o n passe une courroie p o u r les conduire. L e s hommes et les femmes portent a u c o u de X

2


324

V O Y A G E S

t r è s - l o n g s chapelets ; et les d e r n i è r e s , p o u r aller à l ' é g l i s e , sont tenues à u n costume r e l i g i e u x , q u i consiste à n'avoir q u ' u n j u p o n n o i r , et un voile de la m ê m e c o u l e u r , sous lequel la plupart n'ont point de corset, et la gorge est d é c o u v e r t e . Cette coquetterie p l a î t , surtout aux jeunes E s pagnoles, q u i aiment p a s s i o n n é m e n t les h o m m e s , et surtout les F r a n ç a i s , à cause de leurs m a n i è r e s galantes et aimables a u p r è s d'elles, ayant soin de soulever par m é p r i s e ce voile i m p o r t u n , et de d é c é l e r , aux regards avides de leurs admirateurs, des appas naissans q u ' u n e tendre é m o t i o n soulève , et dont la Vue a c h è v e b i e n t ô t leur c o n q u ê t e . L e s jeunes Espagnoles sont t r è s - l i b r e s , et ne trouvent que d u plaisir à sourire aux

jeunes

gens, et à les fixer. J e ne puis concevoir que dans u n pays o ù l'on se flatte de suivre ponctuellement les p r é c e p t e s de l a religion c h r é t i e n n e , on t o l è r e cet excès d ' i n d é c e n c e et d ' i r r é v é r e n c e pour les lieux saints. L e s femmes à l'église se tiennent accroupies, les moins riches sur une natte, elles plus d i s t i n g u é e s sur un tapis que porte leurs esclaves. L e peuple au m i l i e u de l'office, en signe de repentir et par une h u m b l e c o m p o n c t i o n , se frappe la poitrine à coups r e d o u b l é s , assez forts enfin

pour que

le l i e u saint en retentisse. N o u s a c h e t â m e s de t r è s - b o n n e s oranges, de


D'UN

NATURALISTE.

325

l'arcahaie, et des sapotilles (I) que leur saveur exquise et p a r f u m é e

fait regarder

c o m m e le

m e i l l e u r fruit des A n t i l l e s . J e me p r o c u r a i aussi de l a cassave; o n n o m m e ainsi u n c o m p o s é farineux q u i sert de pain aux n è g r e s : i l est t i r é de l a racine de manioc (2) dont o n a e x p r i m é tout le s u c , q u i est u n poison subtil. O n fait s é cher celle racine au four ; et a p r è s l'avoir b r o y é e , on la met cuire entre deux plaques de fer r o n d e s , et rougies a u feu. C e mets tant e s t i m é des C r é o l e s , se trempe dans les sauces, mais ne peut perdre son g o û t , selon m o i d é s a g r é a b l e , e n u n m o t semblable à l ' o d e u r d ' u r i n e de souris. Q u e l fut le m o r t e l assez h a r d i p o u r approprier cette plante v é n é n e u s e aux besoins de ses semblables ! Il faisoit t r è s - c h a u d , et nous p r î m e s , en r e montant à b o r d , u n p u n c h f r o i d , c o m p o s é de jus de citron (3) q u ' o n trouve sur les haies d'entourages , de sirop et de tafia. O n a p o u r presser ces c i t r o n s , et ne point se poisser les

(I) A c h r a s , L i n n é ; Sapota, Plum. ; Manitambou des Caraïbes ; voyez au T r a i t é des plantes usuelles, à la fin de cet ouvrage. (2) Voyez ce m o t , T r a i t é des plantes usuelles. (3) C'est le fruit du citronnier sauvage des Antilles. I l est r o n d , d'un jaune paille ; l'écorce en est lisse : i l n'est pas plus gros qu'une moyenne pomme d'apis.


326

V O Y A G E S

mains de leurs parties acides et é t h é r é e s une m a c h i n e fort simple q u ' o n p o u r r o i t , sur m o d è l e plus g r a n d , faire servir en F r a n c e

un à

l'expression des groseilles p o u r les limonades. C e sont deux p l a n s , d u bois le plus d u r , p a r a l l è l e s et joints par une fiche à c h a r n i è r e à l ' u n e des e x t r é m i t é s , de m a n i è r e à p o u v o i r faire le levier à l'autre bout. L e plan s u p é r i e u r est m u n i , térieurement

vers le m i l i e u , d ' u n

in-

relief o u

c a b o c h o n c i r c u l a i r e et c o n v e x e , d e s t i n é à s ' e m b o î t e r dans une cavité de m ê m e c a p a c i t é qu'offre le plan i n f é r i e u r , l a cavité é t a n t p e r f o r é e

de

plusieurs trous p o u r l ' é c o u l e m e n t

de

d u jus

c i t r o n . C'est dans ce creux q u ' o n met la m o i t i é d ' u n c i t r o n c o u p é en deux ; puis appuyant dessus l a partie s u p é r i e u r e , le m o u l e saillant e x p r i m e exactement tout le jus d u c i t r o n dont i l ne reste p l u s que le m a r c , c'est à dire les pulpes et l a peau q u i , parfaitement r e t r o u s s é e , recouvre le cabochon. Toutes ces petites e x p é r i e n c e s ne suffisoient p o i n t p o u r m ' ô t e r le d é s i r d'aller m ' i n s t r u i r e dans les bois des environs de la v i l l e , en y c o n templant cette nouvelle nature; je p r i a i le

donc

capitaine de me p r ê t e r son grand canot à

voiles p o u r aller r e c o n n o î t r e les îles voisines; et profilant d'une belle m a t i n é e , je me

fis

accompagner de deux bons r a m e u r s , puis nous


D'UN

N A T U R A L I S T E .

p a r t î m e s . L a mer é t o i t c a l m e , et l'air p u r b a u m é d u parfum des

fleurs,

327 em-

nous reportoit

aussi le chant des oiseaux d u rivage. N o u s abord â m e s b i e n t ô t à l'ouest; et en mettant pieds à terre, je c o m m e n ç a i m a r é c o l t e . L e b o r d de la m e r , o m b r a g é de mangliers c h a r g é s d ' h u î t r e s ( I ) , é t o i t couvert de coquilles fossiles et d'oursins. Ces espèces de mangliers q u i c r o î s s e n t

par

touffes, c o m m e les marsauts d ' E u r o p e , s'élèvent à l a hauteur d ' e n v i r o n vingt à v i n g t - c i n q pieds ; l e u r é c o r c e e s t d ' u n g r i s - r o u g e â t r e . Cet arbre se p l a î t dans les endroits m a r é c a g e u x d u b o r d de la m e r ; et son é c o r c e est fébrifuge (2). C e m a n g l i e r , q u i est une espèce de p a l é t u v i e r , est couvert d ' h u î t r e s a d h é r e n t e s à ses racines a r q u é e s , q u i s'élèvent au dessus d u terrain o ù i l se r e p r o d u i t ; aussi q u ' à celles de ses branches

susceptibles

d ' ê t r e b a i g n é e s dans l'eau de m e r , à l a m a r é e montante. L e s h u î t r e s d é p o s a n t leur frai sur ces a r b r e s , o n en voit constamment de toute grosseur, et q u i sont t r è s - e s t i m é e s . C e manglier se repro-

(I) A p p e l é par les Indiens Guaparaiba , et par les Portugais Mangue verdadeiro,

manglier noir,

véri-

table ou salé. Selon Nicolson, Candela americana ; selon P i s o n , Mangue guaparaiba; Mangles aquatiqua de P l u m i e r ; Rhizopora de L i n n é . (2)

Voyez T r a i t é des plantes usuelles des Antilles.


328

V O Y A G E S

d u i t d'une m a n i è r e remarquable ; o n voit pendre des branches

l a t é r a l e s une

infinité

de

brins

c o m p o s é s de filamens r a s s e m b l é s , lesquels, arr i v é s à terre , s'y

couchent avec le t e m s , y

prennent racines que l ' h u m i d i t é p r o v o q u e , et forment autant de mangliers q u i se p e r p é t u e n t de le m ê m e m a n i è r e . L e s racines de ces arbres sont tellement e n t r e l a c é e s qu'elles s ' é t e n d e n t au l o i n dans l a m e r , qu'elles s'opposent à

l'abordage

des chaloupes, et servent d'asile à certains poissons et aux c r u s t a c é s . J e m ' e n f o n ç a i dans les b o i s , et le premier oiseau que je tuai fut u n y a p o u (I).

T o u t le

plumage s u p é r i e u r de cet oiseau est d ' u n n o i r b r i l l a n t , e x c e p t é le c r o u p i o n , les t é g u m e n s de l a queue et des ailes q u i sont d ' u n jaune d'or ; l ' i r i s est d ' u n beau b l e u ; l a p u p i l l e n o i r e , ainsi que les pieds; le bec d ' u n jaune p l o m b é . C e t oiseau q u i vole par bandes, est d u genre des troupiales. L e second b i p è d e que je me p r o c u r a i , fut u n tangara n o i r d ' A m é r i q u e (2), à peu p r è s de l a grosseur d u scarlatte, o u cardinal d u continent (I) C'est le cassique jaune du B r é s i l , des pl. enl. 184 ; la pie du B r é s i l , de B e l o n , a p p e l é e à la Guiane par les

Français,

Cul-jaune.

(a) P l . enl. 179, fig. 2,


D'UN

N A T U R A L I S T E .

329

de la N o u v e l l e - A n g l e t e r r e , que j'ai décrit plus haut; le bec et les pieds du tangara noir sont, ainsi que tout son plumage, d'un beau noir; ce qui le fait appeler c o m m u n é m e n t négrillon

: les

Couvertures de ses ailes sont seules marquées d'une tache blanche. Ces oiseaux se nourrissent de baies et d'insectes ; ils n'ont point de chant

mélodie. E n allant ramasser un colibri que j'avois surpris voltigeant autour d'un haratas (I), et pompant le suc de son nectaire, je vis s'échapper près de moi un assez gros serpent que je ne pus ajuster. T o u t en travaillant à ma collection, je cherchois à préparer une agréable surprise au capitaine par quelques pièces de gibier dignes de figurer sur sa table; mais je ne pus me procurer que deux ramiers ( 2 ) . Je les surpris o c c u p é s à r a masser des graines de manglier dont ils sont friands. L e u r bec rouge est blanc à son extrém i t é ; les jambes sont rouges, les ongles gris; l'iris est jaune, une membrane blanche entoure leurs yeux; le plumage du sommet de la tête est

(0

Agave ; voyez aux plantes usuelles des Antilles.

(2) O u plutôt Pigeon à la couronne blanche, de Calesby; Columba capite albo. Pigeon de la J a m a ï q u e , de M . Brisson. Il niche dans les rochers.


330

V O Y A G E S

blanc, entouré d'une bande de couleur pourpre à reflets irisés. L e cou chatoye le bleu, le vert, et le cuivre de rosette; le reste du corps est grisbleu d'ardoise, les ailes et la queue de couleur brune. Ces oiseaux ne sont pas méfians, car j'avois t u é le premier, que le second ne pensa m ê m e pas à s'envoler; il est vrai que je me trouvois en un endroit sauvage, et si peu fréquenté par les hommes, que peut-être

cette

solitude ne fut-elle jamais troublée par leur p r é sence destructive. Je

tuai

de mes deux autres

coups

une

tourte (I), et la tourterelle de la J a m a ï q u e (2). L a première a le plumage supérieur d'un marron c e n d r é rembruni , le front et la poitrine d'un pourpre-vineux à reflets violets-dorés ; les ailes sont tachetées cà et là de marques ou é c u s s o n s d'un n o i r - v i o l â l r e ; les pennes sont d'un cendré f o n c é , bordées de blanc ; la queue est étagée et v a r i é e , des plumes du milieu aux latérales, de cendré-brun et de noir ; les yeux sont e n t o u r é s d'une peau bleuâtre ; l'iris est noir ; le bec de cette m ê m e couleur ; les pieds rouges, et les ongles bruns. (1) C'est la tourterelle de la Caroline, pl. enl. 175 , de Catesby ; ou le picacuroba du Brésil, de Maregrave ; oiseau commun aux îles Antilles. (2) Pl. enl. 174.


D'UN La

tourterelle

NATURALISTE. de l a

Jamaïque,

331 et q u ' o n

trouve m ê m e à l'île de Cubes par troupes i n n o m brables , est moins grosse q u e l a t o u r t e , c'est à dire de l a taille d u pigeon biset. L e bec et les pieds sont rouges, l e dessus de l a tête et l a gorge b l e u ; sous chaque œ i l se trouve u n e petite bande blanche ; l e plumage s u p é r i e u r m a r r o n a r d o i s é , et l ' i n f é r i e u r d ' u n b r u n - v i n e u x . E n f i n , j'eus p o u r d e r n i è r e pièce u n batimore ( I ) . J e m e fatiguai inutilement dans l'espoir de faire une m e i l l e u r chasse q u i , dans ces parages, est p l u t ô t p é n i b l e qu'amusante , en ce q u ' o n est o b l i g é de marcher a u m i l i e u de halliers presque i m p é n é t r a b l e s , et dont les é p i n e s

défendent

l ' e n t r é e . O n s ' é g a r e souvent à travers des p i n gouins (2) d o n t les longues feuilles,

dentelées

et a r m é e s de pointes a i g u ë s , sont redoutables et punissent les pas indiscrets. L e u r

centre ,

repaire des serpens q u i sont les seuls des a n i -

( 1 ) Icterus, oiseau du genre des troupiales. I l est de la grosseur du moineau franc; la tête est noire et p o n c t u é e de trois taches blanches ; les ailes et la queue sont é g a l e m e n t du noir le plus brillant, chaque penne pourtant étant b o r d é e d'un liseret blanc , le ventre et le dos sont d'un bel o r a n g é ; les pieds, le bec et les ongles sont de couleur p l o m b é e . O n appelle cet oiseau petitedame-anglaise dans certains quartiers de l'île. (2) Voyez Plantes usuelles.


332

V O Y A G E S

m a u x q u i peuvent en rampant y p é n é t r e r sans danger , n'est jamais foulé par aucune

autre

espèce a n i m é e ; aussi emploie-t-on cette plante sauvage à faire des entourages q u i mettent u n domaine à l ' a b r i des maraudeurs. L e p i n g o u i n est susceptible de c u l t u r e , mais i l se multiplieroit t r o p , si o n ne

détruisoit

à mesure les jeunes

pousses p o u r ne conserver que le centre; c a r , i n d é p e n d a m m e n t que les jeunes plants l è v e n t i r r é g u l i è r e m e n t et ne s'alignent p o i n t , i l s o c cupent infructueusement

u n terrain q u i peut

être mieux employé. J e me rendois a u canot par u n c h e m i n beaucoup plus a g r é a b l e , lorsque j ' a p e r ç u s , au m i l i e u d'une touffe de verdure , u n point rose q u i fixa mon

attention. C ' é t o i t u n o i s e a u , au c a r a c t è r e

tranquille et peu t u r b u l e n t , q u i ne voltige que le tems n é c e s s a i r e à saisir le m o u c h e r o n dont i l fait sa n o u r r i t u r e , p o u r rentrer ensuite dans le repos q u ' i l c h é r i t . C e t oiseau est le charmant todier

(I),

Continent.

commun Il

est

aux de

la

contrées grosseur

du du

Nouveauroitelet

d ' E u r o p e ; son bec l o n g , d r o i t et aplati h o r i zontalement , ainsi que c e l u i des oiseaux de ce g e n r e , est b r u n - r o u g e â t r e à sa partie s u p é r i e u r e , (I) Todier, ou perroquet de terre. Todier de SaintDomingue , de Brisson, des pl. enl. 585 , fig I et 2 .


D'UN

NATURALISTE.

333

tandis que l ' i n f é r i e u r e est rouge ; les pieds sont g r i s ; le coloris d u plumage est d ' u n ensemble d o u x et é l é g a n t ; le dos est d ' u n v e r t - b l e u â t r e dans le m â l e , et d ' u n vert de p r é dans la femelle. L ' u n et l'autre ont l a gorge et les côtés d ' u n rose v i f et n u a n c é ; le plumage i n f é r i e u r d'un blanc teint de j a u n e , avec des reflets de couleur de rose ; le dessous de la queue d ' u n jaune-paille ; les pennes des ailes et de l a queue vertes à l ' e x t é r i e u r , et c e n d r é e s en dedans. Cet oiseau silencieux se tient le bec en l ' a i r , et agile l é g é r e m e n t sa tête , ainsi que les c o l i b r i s , au m o i n d r e é t o n n e m e n t . I l se creuse en terre u n t r o u circulaire q u ' i l garnit de mousse de coton et de p l u m e s , o ù i l d é p o s e quatre œ u f s g r i s , avec des marques d o r é e s . M o n coup de fusil ayant fait envoler l a femelle en train de p o n d r e , je fus assez heureux p o u r trouver son n i d , mais i l n ' y avoit que deux œ u f s . J e passois au dessous d ' u n p a l m i e r , lorsque j ' a p e r ç u s voltiger de branche en branche deux oiseaux q u i m ' é t o i e n t i n c o n n u s , je tirai le m â l e ; c ' é t o i t u n palmiste (I). C e t oiseau d u genre d u merle est beaucoup moins gros : sa taille n ' e x c é doit pas celle de l'alouette ordinaire ; sa tête noire (I) P l . enl. 539, M . Brisson.

fig.

I,

ou palmiste à tête noire de


334

V O Y A G E S

étoit t a c h é e de trois points blancs p l a c é s entre l ' œ i l et l a base d u b e c ; son dos étoit d ' u n v e r t o l i v â t r e , la gorge et le c o u d ' u n beau blanc ; l a poitrine et le plumage i n f é r i e u r g r i s â t r e tirant sur le blanc ; les pieds é t o i e n t d ' u n gris c e n d r é . J e ne pus me procurer l a femelle, q u i me p a r u t , a t r è s - p e u de chose p r è s , d u m ê m e plumage. L e s oiseaux palmistes f r é q u e n t e n t les arbres de ce n o m , et y construisent leurs nids. O n estime l e u r c h a i r assez d é l i c a t e , mais je l a t r o u v a i t r è s - o r d i n a i r e . Ils se nourrissent de r i z , de baies et d'insectes. N o n s nous e m b a r q u â m e s dans le c a n o t , et nous nous r e n d î m e s à S a i n t - Y a g o de C u b a , avec l a brise d u large. Q u e l a nature est p r é v o y a n t e dans ses inconcevables combinaisons ! L e s o l b r û l a n t de l a zone torride ne p o u r r o i t , sans u n amendement, supporter aucune c r é a t u r e v i v a n t e ; c'est p o u r q u o i , afin de t e m p é r e r cette chaleur é t o u f f a n t e , i l s'élève r é g u l i è r e m e n t soir et m a t i n deux b r i s e s , l'une venant de terre , et l'autre do mer ; l e u r approche attendue r é t a b l i t l ' é q u i l i b r e dans les h u m e u r s , et semble apporter une plus douce existence. Les

fruits

aussi n ' y sont pas

substantiels

c o m m e en E u r o p e ; ils seroient contraires avec cotte q u a l i t é , en épaississant l a l y m p h e au l i e u de la d é l a y e r . C e u x de l a zone torride n'ont pas


D'UN

NATURALISTE.

335

les sucs s i r a p p r o c h é s ; ils sont p o u r l a plupart aqueux , et contiennent des principes é l a s t i q u e s et r a f r a î c h i s s a n s , o u b i e n i l s sont acides

et

propres à p r é v e n i r l a c o r r u p t i o n , et les maladies inflammatoires. C'est p o u r q u o i les corrossols, l e m e l o n d'eau , les ananas, l ' e a u d u c o c o , son amande m ê m e , et l a canne à sucre m â c h é e , font le plus grand plaisir q u a n d o n a c h a u d . O n a de plus les citrons verts dont o n fait des l i m o nades; et c o m m e ce j u s , q u o i q u e t e m p é r é par l ' e a u , seroit trop acide et point a g r é a b l e , o n l ' é d u l c o r e avec d u sirop de batterie si c o m m u n dans le pays. N o u s a c c o s t â m e s l a G a l a t é e , o ù le capitaine m e r e ç u t avec son affabilité o r d i n a i r e . Il fut t r è s sensible au petit cadot que je l u i a p p o r t a i , et p o u r faire valoir le p r o v e r b e , l a sauce l u i c o û t a plus que le p o i s s o n , car i l saisit avec empressement cette occasion p o u r ordonner u n d î n e r t r è s - d é l i c a t , o ù le B o r d e a u x , le M a d è r e , et les liqueurs de M

m

e

. Amphoulx

ne furent

point

oubliés. J e descendis le soir à terre avec le capitaine, et j'assistai au rosaire. C'est une procession q u i se fait aux

flambeaux

tous les vendredis : u n

simulacre de J . - C . crucifié est p o r t é en triomphe par quatre soldats, au m i l i e u d ' u n peuple i m mense q u i , a c c o m p a g n é d ' u n v i o l o n et d'une


336

V O Y A G E S

basse, chante des strophes plaintives. O n enlend avec d'autant plus de plaisir cette p s a l m o d i e , que les Espagnols en g é n é r a l sont parfaitement o r g a n i s é s pour l a m u s i q u e ; on peut d u moins le croire l o r s q u ' o n a v u , ainsi que m o i , trois pauvres o u m ê m e q u a t r e , chanter en parues différentes p o u r sort. Pro sanctâ

i n t é r e s s e r les passans à leur Maria ; pro sanctâ

Trinitate,

sont ordinairement les motifs q u ' i l s varient à l ' i n f i n i , dans des modulations justes , savantes et t r è s - h a r m o n i e u s e s . L e dimanche 10 m a r s , nous nous

prome-

n â m e s a p r è s l a messe sur le r i v a g e , o ù nous f o u l â m e s aux pieds des bancs de corail blanc o c u l é et de m é a n d r i t e s . J e visitai une campagne n o u v e l l e , et les bois des mornes dont la v i l l e est e n v i r o n n é e . L e s haies y sont garnies de lianes à réglisse (I) q u i font le plus j o l i effet, tant par l a diversité de leur feuillage é l é g a n t , que par le coloris b r i l l a n t de leurs petites graines, q u i furent pendant u n teins r e c h e r c h é e s en E u r o p e p o u r en faire des o r n e m e n s ,

tels que c h a î n e s

de

montres, c o l l i e r s , bracelets, etc. T o u t en c o n s i d é r a n t les n o u v e a u t é s de cette n a t u r e , je lus surpris d ' u n é t r a n g e é t o n n e m e n t ; n a g u è r e s le (I) Orobus scandens, Plum. Voyez, au T r a i t é

des

piaules usuelles.

fléau


D'UN NATURALISTE. 337 fleau des êtres soumis à l ' h o m m e , q u i ne pouvoient alors é c h a p p e r à m o n adresse sans ê t r e frappés de m o n p l o m b m o r t e l , i l se fit une telle r é v o l u t i o n dans mes systêmes sanguins et nerveux , que l'oiseau le plus gros pouvoit me défier i m p u n é m e n t . I l m'est a r r i v é de tirer à bout louchant les oiseaux les moins farouches, et de ne pas m ê m e les é t o n n e r , a u point q u ' a p r è s m o n coup de f u s i l , i l s ne remuoient pas des branches o ù ils é t o i e n t p e r c h é s , et continuoient à me regarder, comme insultant à ma m a l adresse. J e ne sus d'abord à q u o i attribuer cet enchantement ; et c'étoit vraiment le cas de croire à u n sortilége : t a n t ô t je croyois mon. fusil f a u s s é , mais le donnant à tirer à u n autre que m o i , le blanc étoit c r i b l é , et me jetoit dans le plus grand é t o n n e m e n t . E n f i n l a chose é t o i t si plaisante, que je l i r a i quatre coups à c i n q pas de distance sur ces gros vautours familiers, dont j'avois d'abord t r o u v é l'espèce à C h a r l e s T o w n , sans les faire d é s e m p a r e r d ' u n cadavre auquel i l s é t o i e n t a c h a r n é s . C o m m e j'usois inutilement ma poudre et m o n p l o m b , je r é s o l u s de suspendre mes excursions j u s q u ' à n o u v e l ordre ; et je fis route vers l a G a l a t é e , o ù l ' o n m'attendoit à d î n e r . Les Espagnoles de moyen rang sont t r è s curieuses. J ' e n trouvai c i n q à b o r d , venues TOME

I.

Y.


338

V O Y A G E S

p o u r visiter le b â t i m e n t , et v o i r , dirent-elles, les F r a n ç a i s q u i s'y t r o u v o i e n t ; comme j ' e n étois un,

et que je crus qu'elles avoient des

ren-

seignemens à nous d o n n e r , je parus sur les rangs , et je descendis promptement à la grande chambre o ù j'entendois rire aux éclats : quelle fut m a surprise en apercevant c i n q

jeunes personnes

à

d e m i - n u e s , les seins à l'abandon , le cigare à l a b o u c h e , faisant beaucoup d'extravagances

avec

u n padre (I) q u i leur servoit de c h e v a l i e r , et plaisantoit

vivement

avec elles! C e ministre

v ê t u d'une robe de soie n o i r e , et c h a u s s é de bas et de souliers violets, et de la m ê m e étoffe, les a g a ç o i t d'une m a n i è r e vraiment i n d é c e n t e . U n m i l i t a i r e français q u i se trouvoit l à , demanda a u padre s ' i l n ' é t o i t p è r e qu'en J é s u s - C h r i s t , et p o i n t en chair ? « J e le serois bien v o l o n t i e r s , r é p o n d i t - i l , avec l'une de ces demoiselles ». P u i s tout à coup i l se m i t à folâtrer avec l'une des cinq. L e capitaine leur ayant offert des rafraîchissemens , elles burent à l a r o n d e , en nous offrant l e seul verre q u i leur servoit à tous. Ces jeunes é t o u r d i e s tinrent beaucoup de propos l i c e n c i e u x , assez

enfin

p o u r que nous ne doutions plus de

l e u r c a r a c t è r e , et d u m o t i f q u i les avoit a m e n é e s .

(I) Prêtre espagnol.



Phare de Charles-Town.


D'UN

NATURALISTE.

339

U n de nos passagers c o m m e n ç o i t à s'enflammer, lorsque je l u i fis sentir les dangereuses suites de ces nouvelles connoissances. I l entra le soir dans la rade une petite chaloupe p o n t é e , a r m é e de quelques pièces de c a n o n , q u i , p a r m i sept prises qu'elle avoit faites dans sa c r o i s i è r e , en compte une q u i l u i rapporte quatre m i l l i o n s , et q u i assure u n sort à tous les actionnaires. U n padre a m i des F r a n ç a i s , studieux et respectable sous tous les rapports, se p r é s e n t a à b o r d c o m m e naturaliste; et d é s i r a n t faire m a connoissance, i l m'apportoit plusieurs é c h a n t i l lons des mines des environs de S a i n t - Y a g o , p a r m i lesquels je reconnus une m i n e d'argent g r i s , u n fragment d'aimant n a t u r e l , quelques malachites soyeuses, et des prismes de cristaux de r o c h e , couleur de topaze. L a m i n i è r e q u i les produisit s'appelle Crwbs, et s'exploitoit par ordre d u r o i d'Espagne avec beaucoup d'avantage ; mais depuis plusieurs mois o n est, me d i t - i l , o b l i g é d'y renoncer par l ' i n s u r r e c t i o n u n a n i m e des ouvriers q u i y sont en grand n o m b r e , et q u ' o n ne peut r é d u i r e avec le peu de forces q u i se trouvent à Saint-Yago. L e s n è g r e s mineurs sortent m ê m e à p r é s e n t des entrailles de la terre p o u r venir assaillir les passans, et ces vagabonds quittent leur repaire t é n é b r e u x p o u r rendre Y

2


V O Y A G E S

340

le jour t é m o i n de leurs assassinats ; car ils i m molent tous ceux q u i se p r é s e n t e n t , et q u ' i l s croyent pouvoir contribuer à leur imposer u n n o u v e a u joug. Cette m i n i è r e est à si peu de d i s tance de la v i l l e , que nous la distinguions facilement de notre b o r d , et que je pris souvent l a f u m é e de la poudre de ces assassins a r m é s , p o u r celle des chasseurs. J'aurois bien d é s i r é visiter ce l o c a l sous les auspices de d o m . F * * * , mais c o m m e i l n ' y avoit pas de s û r e t é , et que son car a c t è r e sacerdotal ne m ' e û t pas mis à l ' a b r i d ' u n p é r i l c e r t a i n , je r e n o n ç a i à ce dessein, en remerciant n é a n m o i n s d o m . F * * * de ses b o n t é s p o u r moi. C e savant Espagnol n ' é t o i t point descendu de notre b o r d , que notre b o n capitaine ne nous y croyant point assez c o m m o d é m e n t , nous offrit j u s q u ' à notre d é p a r t , encore incertain pour SaintD o m i n g u e , u n magasin q u ' i l avoit l o u é p o u r y d é p o s e r sa marchandise, avec la m ê m e invitation de venir prendre nos repas à son b o r d . 11 poussa plus l o i n la générosité ; i l l o u a une négresse p o u r servir et p o u r v o i r à tous les besoins particuliers de nos dames. Enfin Thomas que M pontée ,

r

nous é t i o n s c o m b l é s des b o n t é s de sir Payne, l o r s q u ' o n nous vint apprendre . M a n e t , p r o p r i é t a i r e d'une chaloupe oubliant les risques q u ' i l avoit à c o u r i r


D'UN

NATURALISTE.

341

en narguant les A n g l a i s en station devant la baie de S a i n t - Y a g o de C u b a , se disposoit à faire voile pour S a i n t - D o m i n g u e . J e le vis ; et n o n seulement i l consentit à ne recevoir le paiement de notre passage q u ' à Saint-Domingue , mais encore i l nous pria d ' ê t r e indulgent p o u r le peu de c o m m o d i t é s que nous rencontrerions à b o r d de son t r è s - p e t i t b â t i m e n t , nous faisant c o n n o î t r e que pour a b r é g e r la monotonie de la t r a v e r s é e , et p r é v o i r le d é g o û t insupportable, triste r é s u l t a t d u m a l de m e r , i l avoit fait p r o vision de liqueurs et autres douceurs p r é c i e u s e s en pareille circonstance. L e second capitaine me procura plusieurs poissons q u ' i l prit à l a l i g n e , et p a r m i lesquels se trouvoient le stromate gris ( I ) , le baliste l ' é p i n e u x (a) , l ' é c u r e u i l de Bonaterre ( 3 ) , t r è s c o m m u n dans l a rade de S a i n t - Y a g o , et q u i offre les plus jolies couleurs ; le poisson royal de l ' E n c y c l o p é d i e , par ordre de m a t i è r e s , p l . 3 9 , fig. 1 5 5 , dont le dos est d ' u n beau (1) Stromaleus cinereus , Linné. Poisson apode qui a pour caractères le corps ovale, glissant, la tête petite, les dents aiguës. (2) Balistes aculeatus, Linn. (3) Encyclopédie, it ht. pl. 135. T h e Blue-Striped Anthias.

Y3


342.

V O Y A G E S

vert d'aigue m a r i n e , et tout le ventre couleur de rose à reflets n a c r é s ; les nageoires pectorales d ' u n beau jaune, celles abdominales g r i sâtres , et les dorsales vertes , et comprenant douze rayons. L e dimanche 17 m a r s , j o u r des R a m e a u x , j'assistai à la c é r é m o n i e d'usage p a r m i les c h r é tiens. L e s colons de cette île , au l i e u de b u i s , se choisissent des branches de p a l m i e r , que les plus riches recouvrent de dorure ; la procession solennelle s'observe avec d i g n i t é . C'est au retour de l'office que je fus à b o r d t é m o i n d ' u n beau irait d'amour filial. L e jeune mousse, dont j ' a i déjà p a r l é avec tout l ' i n t é r ê t q u ' i l a d r o i t d'insp i r e r , apprenant que son p è r e alloit ê t r e d i s g r a c i é à cause de ses fréquentes ivresses, r é s o l u t de toucher le c œ u r d u capitaine; c'est p o u r q u o i se jetant à ses g e n o u x , n o y é dans ses sanglots, i l i m p l o r o i t vivement la grace de son malheureux p è r e . L e s refus ne faisoient qu'augmenter ses instances q u i furent e x a u c é e s , graces à l ' i n t é r ê t que nous prenions à l u i . A peine cet enfant eut-il r é u s s i , q u ' i l s'élança dans les bras de son p è r e , en l u i prodiguant m i l l e caresses. N o u s jouissions avec ravissement de ce spectacle attendrissant, lorsque des cris plaintifs se firent entendre : cette voix q u i venoit d u b o r d de la l a m e , étoit celle d ' u n matelot q u i en des-


D'UN NATURALISTE. 343 salant sa viande à l'eau de mer (I) , et l a nettoyant de toutes ses i m p u r e t é s , eut la m a i n c o u p é e par u n r e q u i n q u i rodoit dans ces parages, et avala l a m a i n et l a ration de ce pauvre malheureux. Cet é v é n e m e n t devroit servir d'exemple aux nageurs i m p r u d e n s q u i ont l ' i n c o n s é q u e n c e de se livrer à cet exercice dans des rades aussi dangereuses. L e jeudi Saint 21 mars 1799, je pris d u b â t i ment la vue perspective d'une c h a u m i è r e agreste, s i t u é e au m i l i e u des bois , sur une é l é v a t i o n . Cette position enchanteresse me p l u t , et j'eus beaucoup de plaisir à en mettre l a copie a u n o m b r e de mes dessins. A m i d i , tous les b â t i m e n s , e n signe de d o u l e u r , mirent leurs vergues en c r o i x , et pendirent le simulacre de Judas : c'est u n mannequin r e v ê t u q u ' o n r e p r é s e n t e , le ventre crevé. L e samedi à m i d i , p o u r m i e u x h u m i l i e r l'effigie de J u d a s , et c o u v r i r j u s q u ' à sa m é m o i r e d ' i g n o m i n i e et de vengeance , o n l u i donne des cales sèches et humides , au b r u i t de l ' a r t i l l e r i e , j u s q u ' à ce que la charpente m o u i l l é e se d é s u nisse; à cet a n é a n t i s s e m e n t s u c c è d e n t des danses

(I) Tout le monde sait que lorsqu'on veut dessaler promptement de la morue ou toute autre chair salée , on ajoute à l'eau de la saumure une p o i g n é e de sel.

Y

4


344

V O Y A G E S

et des festins. L e s Espagnols tiennent

beaucoup

à ce culte e x t é r i e u r . J'assitai le jour de P â q u e s à l'office de la c a t h é d r a l e , dont par p a r e n t h è s e l ' é v ê q u e , q u i ne p a r o î t qu'une fois l ' a n n é e , a c i n q cent mille gourdes de revenu p o u r vivre seul , r e t i r é , ne c o m m u n i q u a n t avec q u i que ce soit; vivant sans faste e x t é r i e u r , sans suite , et pourtant, d é p e n s a n t , on ne sait c o m m e n t , les revenus q u i l u i sont a l l o u é s . A u m i l i e u d u sanctuaire s'élève un m o n u m e n t p o m p e u x , r e p r é s e n t a n t , de grandeur naturelle , la r é s u r r e c t i o n d u Sauveur. M a i s , h é l a s ! tout ce culte e x t é r i e u r est bien d é m e n t i par l a nonchalance de la plupart des padres q u i b a l b u t i e n t , en r o u p i l l a n t , leur office à mots e n t r e c o u p é s , tandis que les plus jeunes passent en r e v u e , et convoitent le cercle des jeunes E s p a gnoles. L ' a p r è s - m i d i , la chaloupe p o n t é e sur laquelle nous avions des projets p o u r notre t r a v e r s é e de S a i n t - D o m i n g u e , voulant é p r o u v e r la vélocité de sa course , se fit poursuivre clans la rade par u n corsaire français, le meilleur voilier d u p o r t , q u i fit de vains effort pour l'atteindre. L a chaloupe disparoissoit déjà à notre v u e , et notre i n q u i é t u d e augmentoit en la voyant s'éloigner , l o r s q u ' à notre grande satisfaction nous l a v î m e s b i e n t ô t revenir.


D'UN

N A T U R A L I S T E .

345

L e capitaine P a y n e é t a n t descendu à t e r r e , et le second faisant moins bien la police, l ' é q u i p a g e se m i t en d é b a u c h e , et les matelots s ' e n i v r è r e n t promptement

avec de l'eau de vie. U n d'eux

m'ayant p r i s en a m i t i é , vint en sanglotant me t é m o i g n e r combien i l regrettoit de n ' ê t r e point r é p u b l i c a i n f r a n ç a i s , au moins ai-je cru l'entendre par ces mots : « M o i , grande vigueur p o u r R é p u plique française ». Je ne p o u v o i s m e d é b a r r a s s e r de l u i , et éviter d'entendre ses

complaintes

e n t r e c o u p é e s de soupirs. E n vain je le fuyois , par - tout

je le retrouvois ,

o u bien i l me

suivoit sans cesse, en roulant sur le pont. C e p e n dant i l se p i q u a de m o n d é d a i n ; et p o u r me prouver q u ' i l étoit h o m m e de c œ u r , i l feignit u n d é s e s p o i r , et se jeta à la m e r , n o n point pour y cacher sa h o n t e ,

mais p o u r s'y d é s e n i v r e r .

C o m m e i l n ' é t o i t pas b o n nageur, i l eut b i e n t ô t perdu la carte, et avaloit de l'eau salée en abondance en se d é b a t t a n t , lorsque son camarade, non moins ivre que l u i , mais meilleur nageur, se plongea en p i r o u e t t a n t , et le ramena vers le b o r d en jouant avec les flots, et faisant des tours de passe-passe. T o u s deux alors

unanimement

voulurent saisir la corde de l'escalier ; mais ne pouvant monter, ils retomboient à l'eau à chaque nouvelle tentative , j u s q u ' à ce que des matelots voisins vinrent les enlever à l'aide de leur cha-


346

V O Y A G E S

loupe. A peine les eut-on hissés sur le p o n t , q u ' i l s r e p l o n g è r e n t m a l g r é l a défense d u second capitaine. O n les poursuivit de n o u v e a u ; m a i s , p o u r cette fois e n t i è r e m e n t d é s e n i v r é s , ils évitoient le canot ; et ne voulant point ê t r e r e p r i s , ils p l o n geoient à son approche , et alloient r e p a r o î l r e beaucoup plus l o i n . E n f i n , cette scène b u r l e s que q u i divertissoit toute l a rade à la vue des chiens des autres b â t i m e n s , q u i nageoient vers ces plongeurs p o u r les m o r d r e , cessa à l ' a r r i v é e d u capitaine , q u i punit les deux matelots p o u r s'être p r é s e n t é s nus devant nos dames , se p r o posant de leur faire subir à leur a r r i v é e à C h a r l e s T o w n l a peine p o r t é e en pareil cas , q u i consiste a suspendre le coupable pendant trois jours à une vergue, et à le chasser ensuite ignominieusement du bord. U n peu a p r è s l ' é q u i n o x e d u p r i n t e m s , le c i e l é c l a i r c i de ses nuages sombres , promettant aux m a r i n s une s é c u r i t é dans la navigation ; les vents furieux ayant apaisé leur furie pour faire place à l'haleine douce d u z é p h y r , q u i promenoit çà et là le parfum des fleurs; les oiseaux de mer ayant l a plupart a b a n d o n n é la rade devenue tranquille ; ceux de terre reprenant leurs douces m o d u l a talions , excités par les charmes de la nouvelle saison; toute la nature, en u n m o t , se félicitant, par la voix de ses c r é a t u r e s , d u r é t a b l i s s e m e n t de


D'UN

NATURALISTE.

347

son é q u i l i b r e ; le capitaine Manet ayant a p p a reillé son b â t i m e n t pour S a i n t - D o m i n g u e , vint à b o r d de la goélette a m é r i c a i n e o ù nous étions , p o u r nous engager à profiter de l'absence des croiseurs anglais , et d ' u n vent favorable q u i , en t r è s - p e u de jours , nous rendroit à notre destination. L e 28 mars , a p r è s nos adieux faits au brave capitaine P a y n e , q u i nous avoit r e ç u si g é n é r e u sement à son b o r d , et v o u l u t , dans son c a n o t , nous d é p o s e r l u i - m ê m e à notre nouvelle embarcation , nous a r r i v â m e s à cette petite chaloupe p o n t é e , dont l a fragilité e û t i n t i m i d é tout autre que nous. L e b o n Payne nous q u i t t a , les larmes aux y e u x , a p r è s nous avoir d o n n é une lettre de r e c o m m a n d a t i o n en cas de prise par les corsaires anglais. N e pouvant changer de place sur cette nouvelle b a r q u e , tant le pont é t o i t e n c o m b r é , nos pieds m ê m e à l ' a n c r e , baignoient dans l'eau de m e r q u i submergeoit sans cesse le pont sans rebords. Je considérois que nous arriverions à S a i n t D o m i n g u e , toujours en d é c l i n a n t , et perdant de plus en plus les c o m m o d i t é s d ' u n grand b â t i m e n t . E n effet, je me rappelois que dans l ' A d r a s t u s , vaisseau à trois m â t s , j'avois u n l i t p o u r m o i seul ; que dansla goélette la G a l a t é e , nousn'avions q u ' u n cadre pour deux , et que maintenant j'avois


348

V O Y A G E S

à combattre ma mollesse, et à l a mettre à une dure é p r e u v e , en couchant p ê l e - m ê l e sur des tonneaux r a n g é s au fond de cale. C e q u i nous fit le plus r i r e , ce fut l'ancre de m i s é r i c o r d e , q u i , l o i n de p o u v o i r servir de résistance aux flots en cas d ' u n coup de tems, e û t p u au besoin servir de h a m e çon aux r e q u i n s , tant i l étoit frêle et l é g e r ; les cordages n ' é t o i e n t pas plus solides, et les plus gros destinés à la m a n œ u v r e n ' é t o i e n t que de l a grosseur d ' u n cordeau à tracer les planches d u j a r d i n a g e , et les crampons des haubans seulement de fil de fer a p p e l é

formés

carrillon.

L e gouvernail é t o i t si petit que sa barre longue tout au plus de deux pieds , n'a voit pas besoin , c o m m e dans l ' A d r a s t u s , de l a force

de sept

hommes p o u r l a diriger en cas de gros tems. L a cuisine , q u i é t o i t interrompue à la p r e m i è r e l a m e , se faisoit sur une moyenne

chaudière

remplie de cendres, et q u i à la p r e m i è r e vague alla s'assurer d u fond de la m e r , emportant avec elle notre d î n e r . L e s voiles n ' é t o i e n t que de grandes serviettes c o u p é e s , suivant leur forme n é c e s s a i r e . Je croyois v o i r marcher sur l'eau les petits navires de papier que font les jeunes écoliers. E n f i n , i l falloit e s p é r e r en l a protection divine p o u r

se rassurer

événemens.

Nous

sur le chapitre des

partîmes

m a l g r é le mal-aise que devoit

donc

contens ,

nécessairement


D'UN

NATURALISTE.

349

occasionner la turbulence de d i x - h u i t passagers, c o u c h é s les uns sur les autres. A v a n t de sortir d u port de S a i n t - Y a g o , o n me fit remarquer, vis-à-vis le magasin à p o u d r e , u n ressif célèbre dans cette c o n t r é e par l ' é v é n e m e n t q u i l u i a fait donner le n o m de Rocher-des-Rivaux. Il est e n t o u r é d ' e a u , quoique pourtant assez p r è s d u rivage. I l fut choisi pour a r è n e par deux Espagnols, parens, et tous deux épris de la m ê m e b e a u t é . O n ne sait comment ils y a b o r d è r e n t sans canot, mais l'excès de leur fureur jalouse les y conduisit. U n e chaloupe ayant disparu de la rade à cette é p o q u e , o n p r é s u m e q u ' i l s s'en seront s e r v i s , et qu'avant le combat ils l'auront c o u l é e à f o n d , avec l'intention de se l i v r e r , sur l a plate-forme, une guerre à mort. L e s malheureux s'y sont p o i g n a r d é s r é c i p r o q u e m e n t , et leurs corps e n s a n g l a n t é s ne r e s t è r e n t qu'une n u i t aux injures de l'air ; car le lendemain ils furent reconnus par u n p ê c h e u r . Apercevant sur les côtes e s c a r p é e s de larges rigoles assez droites , j ' e n demandai l'usage. O n me dit que l'impossibilité des charrois avoit fait imaginer ce m o y e n simple de rouler, d u sommet de la montagne à l ' e m b a r c a d è r e , les bois de construction et autres que fournissoient en abondance ces c ô t e a u x riches et fertiles. N o u s avions à b o r d d'excellens m a r i n s , et


350

V O Y A G E S

d ' i n t r é p i d e s corsaires, q u i nous r a c o n t è r e n t les détails surprenans de l a fameuse

prise d ' u n

vaisseau allant aux Indes, que nous v î m e s entrer dans la rade de S a i n t - Y a g o , confus de l a l â c h e t é de ses troupes , de ses canonniers , et de l ' i n e x p é r i e n c e de ses marins. O n f i t , nous d i r e n t - i l s , d u beaupré

de ce b â t i m e n t de sept cents ton-

n e a u x , une pirogue que nous a r m â m e s , et avec laquelle nous avons fait plusieurs prises d'une haute valeur. Q u a n t au corsaire vainqueur d u superbeTroisM â t s , i l étoit si petit, q u ' a p r è s l'abordage o n le hissa , c o m m e une chaloupe , sur le pont de sa prise. L e c a r a c t è r e de ces marins est original. L ' a m b i t i o n q u i met l e u r tète à la torture les rend l u natiques, car l ' u n de ceux q u i é t o i e n l avec nous, apercevant avec la longue vue u n gros vaisseau à l ' h o r i z o n , engageoit le capitaine de notre chaloupe à mettre le beaupré

sur l u i , p o u r tenter l ' a b o r -

dage : « E t si c'est le P é l i c a n , ce b r i c k anglais si » bien a r m é , l u i disoit u n autre, comment p o u r » rons-nous l'attaquer? Il y a au fond de cale » quelques poignards et plusieurs canons de fusil; » nous ferons des feintes, r é p l i q u a le fou. M a i s , » reprit l'autre , o n verra de p r è s que vos fusils » n'ont pas de c h i e n , que nous ne sommes q u ' u n e » p o i g n é e de gens, et l ' o n d é d a i g n e r a de s a c r i -


D'UN

NATURALISTE.

351

» fier p o u r si p e u u n coup de c a n o n ; i l faudra » nous rendre ses prisonniers. N o u s r e n d r e , » m o r b l e u ! s'écria avec fureur le valeureux tim» b r é , i l nous coulera p l u t ô t » ! A u m i l i e u de ces beaux projets fantastiques, le soleil se cacha dans l ' o n d e , et à sa d i s p a r u l i o n nous d û m e s l a l e v é e d'une brise c a r a b i n é e , d ' a b o r d favorable, mais q u i b i e n t ô t nous devint contraire; elle a n n o n ç o i t une n u i t p é r i l l e u s e . L a mer devenue grosse, i l falloit e s p é r e r en D i e u p o u r ne point f r é m i r , en pensant que p o u r cordages, o n avoit des ficelles ; p o u r crampons de r é s i s t a n c e , d u f i l de fer, et p o u r ancre de m i s é r i c o r d e , d e r nier secours en cas de danger, une branche de fer q u i e û t p u servir de h a m e ç o n a u x poissons q u i se promenoient sur le b â t i m e n t enfoncé à six pouces au dessous de l ' e a u , et marchant dans cet é t a t avec la r a p i d i t é d e l ' é c l a i r . A g i t é s v i o l e m m e n t par l a t o u r m e n t e , des flots nous l a n ç o i e n t sur d'autres flots, sans p o u v o i r é c h a p p e r à leur poursuite active. Q u ' o n se figure nos é t a t s ! M

m

e

. R * * * , incom-

m o d é e par l ' a i r c o n c e n t r é et infect de l a c a l e , préféra rester Sur le p o n t , c o u c h é e dans l ' e a u , et essuyer, au m i l i e u de ses f r é q u e n s é v a n o u i s s e m e n s , les visites r é i t é r é e s de lames bruissantes , q u ' o n croyoit devoir l'emporter lors d u passage, le b â t i m e n t n'ayant point de rebords, et d'ailleurs


352

V O Y A G E S

son état d ' h u m i d i t é permanente le rendant trop glissant p o u r p o u v o i r se cramponner

lorsqu'il

filoit sur ses flancs , t r i b o r d o u babord. Q u a n t à m o i , a c c a b l é de s o m m e i l , je crus ê t r e plus en repos à la c a l e , mais ce fut en vain : le b â t i m e n t trop c h a r g é m e n a ç o i t de sombrer, pour p e u q u ' i l fît de l ' e a u , l a q u e l l e , m a l g r é toutes les p r é c a u t i o n s , p é n é t r o i t é g a l e m e n t de toutes parts. P o u r r e m é d i e r à son flux i m m o d é r é , on pompoit continuellement avec une seringue p l u t ô t qu'avec une pompe de b â t i m e n t ; c'est p o u r q u o i le c a pitaine q u i me questionnoit, apprenant de m o i l ' i n t r o d u c t i o n constante de l'eau à fond de cale où j ' é t o i s submergé et cinglé par chaque vague, se d é c i d a , en voyant les vains efforts des p o m piers , à clouer une toile c i r é e sur l'écoutille. C'est alors que je crus entendre fermer m o n c e r c u e i l , n'ayant pas d'autre issue pour sortir, en cas d'accident , que celte ouverture feutrée.

O b l i g é de rester

désormais

cal-

c o u c h é , le ventre

sur des tonneaux , sans p o u v o i r lever la tête q u i frappoit le plancher, a v e u g l é par chaque lame q u i mesuffoquoit en entrant dans ma bouche avec v i o l e n c e , je nageois dans l'eau s a l é e , contraint de satisfaire à mes légers besoins, sans p o u v o i r changer de position. Ajoutez à ce p é n i b l e état les miaulemens de deux chats q u i , fuyant l'eau et en en rencontrant

par-tout, venoient

chercher mes

vêtemens


D'UN vêtement

N A T U R A L I S T E .

353

p o u r se reposer de l e u r frayeur, puis

e n é l o i e n t chassés par de nouvelles lames q u i excitoient de leur part des hurlemens effroyables. Il fallut pourtant saisir un mieux pour m'endormir dans cette situation. E n f i n , é c h a p p é s miraculeusement à l a fureur encore a l t i è r e des vagues en c o u r r o u x ; à d e m i n o y é s dans notre barque l é g è r e , poursuivis avec acharnement par des b â t i m e n s ennemis , nous a p e r ç û m e s avec grande joie , au réveil de cette n u i t orageuse, les premiers mornes de l'île de Saint-Domingue. L a mer encore violemment agitée dans tous les sens, é t a n t moutonneuse et bruissante, é c r â s o i t , de ses flots blanchis d ' é c u m e , les flancs de notre petite embarcation , q u i v o l t i geoit à l a m o i n d r e secousse.

A i n s i , d u fond

d ' a b î m e s profonds nous reparoissions b i e n t ô t au sommet de lames couvertes d ' é p o u d r i n s d ' u n beau blanc de neige , et nous c ô t o y o n s la terre , tandis q u ' u n gros vaisseau à la cape , h o r m i s u n foc,

cherchoit son salut en s ' é l o i g n a n t de l'île

de la G o n a v e , de peur d ' é c h o u e r sur les ressifs. A p r è s l'orage , d i t - o n , vient le beau leurs : en effet , a p r è s la plus douloureuse des nuits , avec quelle joie je vis ces montagnes élevées c h a r g é e s de la plus riche verdure ! L e s papillons de l'île venoient nous v i s i t e r ; et les o i s e a u x , par l e u r TOME

1.

Z


354

V O Y A G E S

ramage , nous faisoient oublier le souvenir de nos peines. L e s grands gosiers (I) , les frégates (2), les coupeurs

d'eau ( 3 ) , les aigrettes

(4),

saluant notre r é d u i t flottant, voltigeoient a u t o u r , et nous accompagnant dans notre course l é g è r e , nous servoient c o m m e de conducteurs. J e

fis

grace à ces hôtes aimables, en faveur de l e u r b o n accueil. U n e de mes lignes ayant été avalée par u n req u i n de moyenne taille , o n profita d u m o m e n t o ù i l r o d o i t autour de l a chaloupe , p o u r le faire entrer dans u n n œ u d coulant ; e t , par ce m o y e n , i l fut presque hissé sur le pont ; mais n ' é t a n t pris que sous une aile , i l fit tant de mouvemens q u ' i l glissa , et s ' é c h a p p a de son lacet. Nous éprouvâmes

d u calme à l'instant

de

(1) O u Onocrotale,

ou p é l i c a n ; Onocrotalus

aut

pelicanus. (2) Hirundo marina major; apus rostro adunco, B a r r . , aut fregata ; voyez son histoire plus bas , à Saint-Domingue : c'est un oiseau à pieds p a l m é s ,

et

du genre du F o u . (3) Larus rostro i n æ q u a l i ; Rhincops de L i n n æ s ; Plotus, Phalacrocorax,

de certains auteurs ; ou bec

en ciseaux , Rygchopsalia de Catesby. (4) P i . enl. 901 , A r d e a alba minor, AIdr. Egretta. Oiseau erratique du genre du

héron.


D'UN

N A T U R A L I S T E .

355

p é n é t r e r dans la rade d u P o r t - a u - P r i n c e ; c'est p o u r q u o i nous fûmes obligés de m o u i l l e r à deux lieues de la ville , à l'approche de l a n u i t , à cause des dangereux ressifs q u i l'environnent. J e c o n s i d é r a i avec plaisir , dans notre état de repos , l a fumée de plusieurs sucreries que les alarmistes , m ê m e à S a i n t - Y a g q de C u b a , m ' a voient a s s u r é ê t r e a n é a n t i e s .

F i n d u premier V o l u m e .


T A B L E Des m a t i è r e s d u T o m e premier.

ÉPITRE

DÉDICATOIRE

à

S.

E.

Mgr.

celier de la L é g i o n d'Honneur.

le

grand Chan-

Page 5

Préface. 7 L'Auteur fait part à M . Desdunes Lachicotte, son h ô t e à Saint-Domingue , de ses observations pendant le cours de son premier voyage. 17 Description des travats. idem. D é p a r t de Paris. 18 Description pittoresque des campagnes qui avoisinent la grande route qui conduit au H â v r e de Grace. 19 A r r i v é e au H â v r e de Grace. 27 D é m a r c h e s faites pour obtenir un passage. 28 Départ de deux frégates françaises. 29 Promenades d'observations. 30 Description de la chevrette et de l'orphie. 31 Canonnade du fort Savenelle. 32 Nouvelle incursion dans les campagnes des environs du H â v r e , et description de la c ô t e des Ormeaux d'où l'on d é c o u v r e à l'horizon la c ô t e de G r a c e , au bas de laquelle se trouve le pays d'Honfleur. 33 Autre promenade au village a p p e l é le Nouveau-

Monde.

38

Description de la c ô t e d'Egouville. 40 Promenade aux forts de la H ê v e , et description du cabinet d'histoire naturelle et des phares. 41


T A B L E .

357

Retour au H â v r e par le rivage. Page Description des parcs ou fourrées des p ê c h e u r s . Ruses des crabes. Des lépas et des a n é m o n e s de mer. Visite à M . Poupel, commissaire de la marine, traversée du H â v r e à Honfleur. Effets curieux de la m a r é e montante. Anecdotes d'un enfant qui tomba à la mer. Description de la c ô t e de Grace. Coutumes du pays d'Honfleur.

44 45 47 id. et 49 50 51 53 54

Visite à bord du brick la Sophia; et poissons de mer. id. Q u a l i t é des melons d'Honfleur. 55 Retour au H â v r e . 56 Visite à M . L e r o i , nouveau commissaire de m a rine. 57 Cabinet d'histoire naturelle de M . Lefebvre. id. R é c e p t i o n affable d'un Hambourgeois. 60 Collection d'oiseaux de M . Lefebvre. 61 L i b é r a l i t é du Créateur envers les pauvres. 63 Description du poulpe. 64 Entrevue de M M . Villain et Poulet. 66 Pommade conservatrice pour tout corps corruptible. 67 Imitation d'yeux d ' é m a i l pour les oiseaux. 68 Aventure de chasse. 69 P r e m i è r e visite à la côte d'Egouville, chez M . Poulet, n é g o c i a n t et ancien armateur. 70 Visite des parcs ou fourrées. 71 Site d é l i c i e u x de la maison de campagne de M . P o u let, id. Nouveau voyage à Honfleur avec M . Poulet, fils a î n é . 72 Retour au H â v r e ; joûte sur l'eau entre des canots de frégates. 73


358

T A B L E .

Frégate lancée. Page 74 Partie c h a m p ê t r e à Honfleur. id. Retour au H â v r e , et orage violent. 79 U n bon père fêté par ses enfans. 80 Cale humide. 81 Désastres qui précédèrent l ' é q u i n o x e de septembre, id. D é t a i l s sur cet é q u i n o x e m é m o r a b l e . 82 F i n de la t e m p ê t e ; cueillette de fucus. 86 Anecdote d'un naufragé. id. D u lamprillon. 88 J o û t e du mât de cocagne. id. D u crapaud, du congre et de l'orphie. 89 D u rouget, de la loche de mer et de la roussette. 90 D e la taupe de mer et de la muslelle. 91 D u maquereau , de la squille mante et du coquet. 92 D u chien de mer gris, du bar, de la lune, et de la vielle. id. D u lièvre. 93 V i e p r i v é e d'une fouine devenue domestique. 94 Culture du Safran du Gatinais. 118 Avant - propos. 119 I d é e s générales. 133 Importation du Safran dans le Gatinais. 125 Description du Safran. 126 D i f f é r e n c e du Safran et du Colchique. 133 Culture du Safran, et terrain qui lui est propre, id. Q u a l i t é des oignons , différence des robes, et température convenable. 134 P r é p a r a t i o n de la terre, é p o q u e des labours. 135 Plantage. 136 P r é p a r a t i o n des oignons. 137 D é v e l o p p e m e n t des oignons, et leur floraison. 138


T

A

B

L

E

.

359

Animaux qui nuisent au Safran. Page 139 Travaux de la d e u x i è m e et t r o i s i è m e a n n é e s ; arrachis des oignons. 140 Usage qu'on fait des oignons. 141 Remarques sur la température. 142 R é c o l t e du Safran. id. Cours du prix du Safran. 144 Description de la cueillette. 145 Epluchage du Safran. 146 Dessication du Safran. 148 Produit annuel. 149 Qualités e x i g é e s du Safran. id. Maladie des oignons, le fausset. 150 L e tacon. — L a mort. 151 et 152 P r o p r i é t é s du Safran , comme b é c h i q u e . 158 Comme h y s t é r i q u e et e m m é n a g o g u e . 159 C o m m e d i a p h o r é t i q u e , cordial, a l e x i t è r e , c é p h a l i q u e , et ophtalmique. 160 C o m m e stomachique , h é p a t i q u e , carminatif , et détersif. 161 C o m m e résolutif, a n o d i n , et assoupissant. 162 L e Safran c o n s i d é r é sous le rapport des arts. 165 Frais de culture d'un arpent de terre à Safran. 166 Notes additionnelles sur celte culture. 169 Notes historiques sur le Safran. 177 D é p a r t pour Bordeaux. 179 Description pittoresque de la route. 180 A r r i v é e à Bordeaux. 184 Embarquement à bord de l'Adrastus. 186 Coutumes des A n g l o - A m é r i c a i n s . id. Reconnoissance de la forteresse a p p e l é e Paté-de-Blaie, et arrivée à Pouillac. 188


3 6 0

T A B L E .

D é t a i l s surprenans sur une explosion de poudre à canon. Page 188 Attente du capitaine pour mettre à la voile. 189 Son arrivée et celle des passagers. 190 Notre d é b o u q u e m e n t . 192 Description du Lock. 193 Coup de veut du 17 novembre. id. E v è n e m e n t d'un matelot ballotté par deux lames en opposition. 195 T e m p ê t e de la hauteur de M a d è r e . 196 Sacrifice du mouton après le gros tems. 199 description de la f o ë n e . 200 Occupations des matelots sous les vents alisés. 201 D é t a i l s sur notre existence à bord de l'Adrastus. 202 D u thon à longues oreilles. 203 D u poisson du soleil. id. D u raisin du tropique. id. V u e d'un cétacé a p p e l é souffleur. 204 Prise d'une dorade. id. I n t e m p é r a n c e , résultat de notre p é n u r i e d'alimens. 204 Nourriture grossière à laquelle nous é t i o n s condamnés. 205 Nos plaintes à ce sujet peu é c o u t é e s . 208 Remarques sur le paille-en-cul. 209 D u muge volant. 210 De la dorade. 211 Effets de la percussion de la poudre. 212 U t i l i t é des octants. 213 Caractère d'un a n t i - m é l o m a n e . 214 Nouvelles vexations e x e r c é e s envers les passagers. 216 Danses de caractèreid. D e l'oiseau de t e m p ê t e . 217


T. A B L E . Rencontre d'un b â t i m e n t neutre. Page Descente dans la Sainte-Barbe. B a p t ê m e du tropique. C o n f é r e n c e sur Mazanet, village du Languedoc. De la frégate , genre des mollusques. D u poisson a p p e l é pilote.

361 219 id. 221 222 223 225

Rencontre d'un b â t i m e n t . 226 R é u n i o n pour le Saint-Jean. 227 Plaisanteries grossières envers les dames de notre bord.

228

Cadeau d'une b o î t e faite par les sauvages. Recette du plum-pouding.

229 id.

Coup de vent du 28 septembre.

230

Occupations du bord.

231

Mets languedocien , a p p e l é sanguette.

id.

Trait d ' é g o ï s m e le plus révoltant.

232

De l'oiseau a p p e l é le corsaire.

233

Description d'un soleil levant. id. Reconnoissance du golfe de Bahama. 234 Sur la sonde des attérages. id. Désastres de notre chambre produits par un coup de vent du 4 janvier. 235 Sur les trombes de mer. 237 Phare de Charles-Town. 239 Barre de Charles-Town. 240 D é t a i l s sur la ville de C h a r l e s - T o w n , et les m œ u r s et usages du pays.

241

D u Turkey-buzzard. Observations sur les coutumes du pays. D é c o u v e r t e d'une pension h o n n ê t e . Chant d'un jeune n è g r e .

243 244 245 id.

Voitures du pays.

246


362

T A B L E .

C é r é m o n i e funéraire. Page 247 Instructions sur les Quakers. id. T e m p é r a t u r e de Charles-Town. 251 L e cerf vendu à la boucherie. id. Rencontre de M . R. . . , mon parent. 252 Excursion ornithologique. 253 Des sparas, rossignols, cardinaux et troupiales. 254 M o r a l i t é du troupiale. 256 Visite à M . de M o r p h y , consul espagnol. 257 Harangue philantropique d'un Quaker. 258 Sur le lieu destiné à la course. 259 Sur le geai bleu du Canada. id. Sur la nompareille et les epeiches du pays. 260 Sur la perdrix de la Nouvelle-Angleterre. 262 Remarques sur l'oppossum. id. Embarquement pour une course d'histoire naturelle. 265 De l ' é c u r e u i l , a p p e l é le suisse. 266 D e celui a p p e l é le petit-gris. 267 D u merle gris. 268 De l'oiseau a p p e l é le murier. 269 D e l'arbre à cire. id. D e l'érable à sucre. 270 Caractère d'un sauvage. 272 M œ u r s d'un sauvage de la Caroline, et son adresse. 273 Coutumes a n g l o - a m é r i c a i n e s . id. D e l'oiseau royal, et du canard d'été. 274 D u boiciningua. 276 Tableau peint par un sauvage. 278 Confiance des A n g l o - A m é r i c a i n s . 279 Observations sur les ours du pays. 280 Des petites c h è v r e s , a p p e l é e s Cabrits. id.


T A B L E .

363

Partie de chasse à l'habitation de M . d e Caradeux. P . D u polatouche. D é c o u v e r t e de l'ajoupa d'un vieux n è g r e libre. D e la bécasse de l ' A m é r i q u e septentrionale. D u choucas. Des bouveraux, et du robin. D u troglodyte, de la fauvette de N e w - Y o r k , et oiseaux-mouches. Mort funeste d'un père de famille. Des sparas et des pies.

281 282 285 id. 286 287 des 288 292 id.

D u mi-jaune et de la t ê t e - r o u g e . 293 Embuscade d'un n è g r e marron. 294 D u duc à longues oreilles. 295 Coutumes bizarres de la Nouvelle-Angleterre. 297 Embarquement à bord de la goélette la G a l a t é e , capitaine Payne. 298 P r é v e n a n c e s de ce nouveau capitaine. 299 Beau trait d ' h u m a n i t é d'un de nos passagers. id. Trait d'amour paternel. 301 Reconnoissance des îles C a ï q u e s , et vue du m ô l e SaintNicolas, î l e de Saint-Domingue. 302 Visite du corsaire anglais le P é l i c a n . 303 Description des c ô t e s de l'île de Cuba. 3o4 Rencontre d'un pilote espagnol. 3o5 Description de la baie. 3o6 Visite de soldats du fort. 307 D é m a r c h e s auprès du commandant du fort, et observations. 308 Remarques sur l'intérieur des maisons espagnoles, et les costumes. 309 D é b a r q u e m e n t à S a i n t - Y a g o , observations sur les m œ u r s et coutumes du pays. 311


364

T A B L E.

D e l'arbre à pain, et de la liane à eau.

Page 313

Description du W a r f .

314

Et des environs de la rade.

315

Observations sur les m a r c h é s du pays.

316

P r i x exorbitant des logemens.

318

D é m a r c h e infructueuse auprès d'un capitaine français partant pour S a i n t - D o m i n g u e . Trait g é n é r e u x

de

notre

bon capitaine

id. Thomas

Payne.

319

Nouvelles remarques sur les usages des Espagnols. 321 D e l'ooïlle.

id.

D u Tassau, et des confitures s è c h e s .

322

Coutumes des habitans.

323

Des sapotilles,

du manioc, et des citrons.

325

Promenade dans une î l e voisine.

326

D u manglier.

id.

D u y a p o u , et du tangara noir d ' A m é r i q u e .

328

D u karatas et des ramiers de Cuba.

329

D e la tourte et de la tourterelle.

330

D u pingouin.

331

D u todier.

332

D e l'oiseau palmiste.

333

Remarques sur les fruits et la t e m p é r a t u r e .

334

Observations sur la procession a p p e l é e rosaire.

335

Promenade sur le rivage.

536

Effets singuliers du climat.

337

Galanterie des padres envers les dames.

338

Visite de dom F * * * , padre très-instruit.

339

Nouvelles b o n t é s du capitaine Payne.

340

Poissons de la rade. Cérémonies meaux.

religieuses

341 du

dimanche

des

Ra342


T A B L E .

365

Accident i m p r é v u .

Page 343

C é r é m o n i e s du jeudi Saint et du jour de P â q u e s , J o û t e des

chaloupes.

id. 344

Anecdote de deux matelots a n g l o - a m é r i c a i n s .

345

A d i e u x au capitaine Payne; notre départ pour SaintDomingue.

347

Description de notre nouveau b â t i m e n t .

348

Notice sur le rocher des Rivaux.

349

Coutumes du pays.

id.

Caractère de nos passagers.

350

Gros tems de la nuit.

351

Vue

353.

de Saint-Domingue.

F i n de la Table.

DE

L ' I M P R I M E R I E

D E J . - L .

C H A N S O N ,

rue et M a i s o n des M a t h u r i n s , n ° 10.







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