Souvenirs d'un historien de Napoléon. Mémorial de J. de Norvins. Tome deuxième

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MÉMORIAL

D E J. D E N O R V I N S .

à son â g e d é p o u i l l é de toute espèce de fortune, que celui d ' ê t r e sans religion. I l avait une force d ' â m e et une p r é sence d'esprit p e r p é t u e l l e s q u i le tenaient toujours a u dessus de sa position, sans se plaindre et sans en tirer v a n i t é . Jamais je ne vis un tel aplomb dans l ' a d v e r s i t é , et mon oncle m'en donna l'explication en me disant que de tout temps i l avait traité aussi lestement ses grandeurs; à Versailles i l était philosophe, comme i l l ' é t a i t à p i e d et mal vêtu sur les grands chemins de l a Suisse. L e duc d'Ayen nous donna huit jours; i l en r é s e r v a i t quatre o u cinq à Mme de Tessé (1). « M o n c o n g é , disait-il, est de quinze jours, sur lesquels je dois prendre mes j o u r n é e s de marche pour aller et revenir. » I l habitait au pays de V a u d , sur les bords du lac, entre Rolle et N y o n , une petite maison appartenant à l a comtesse de G o l o f k i n , fille d ' u n professeur de G œ t t i n g u e , bonne et douce veuve chez laquelle i l était en hospitalité (2), à c o n d i t i o n q u ' o n l u i laisserait porter ses vieux habits et faire ses voyages à p i e d . L e duc d'Ayen voulait ê t r e n o n le serviteur, mais le m a î t r e de sa p a u v r e t é . L a facilité de son c a r a c t è r e faisait valoir le négligé de son esprit, et sa t o l é r a n c e , dont à vrai dire i l était u n usufruitier très personnel, se déversait sur chacun comme l'emploi d'une justice q u ' i l r é c l a m e r a i t pour l u i - m ê m e . Il avait eu l a b o n t é de me prendre en bienveillance, et le m a l i n i l venait me chercher pour se promener en t ê t e à t ê t e avec m o i . « Je pardonne tout, me disait-il, tout e x c e p t é l a R é v o l u t i o n . J'excuse tout, m ê m e la d é v o t i o n . » E n effet, i l avait perdu le m ê m e jour (3) sur l ' é c h a f a u d sa m è r e (4), (1) Sa sœur. (2) Il l'épousa un peu plus tard; elle mourut en 1823, sans lui avoir donné d'enfants (il avait eu cinq filles de son premier mariage). (3) Le 22 juillet 1794. (4) Catherine-Françoise-Charlotte de Cossé-Brissac (1724-1794); la m a r é -


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