La vie aux Antilles. Tome 1 : Album portoricain

Page 112

crues, tranchant sur le blanc mat de sa chair, sur le blanc éclatant de son vêtement. Devant elle, sur la table, brûlaient deux flambeaux de résine entre lesquels était étendu un petit cercueil blanc, couvert de clous dorés et d’oiseaux et de fleurs en cuivre repoussé. J’embrassai ces détails d’un coup-d’œil rapide et je détournai le regard. Je craignais que cette transformation ne modifiât dans ma mémoire la triste et touchante expression de la physionomie de la pauvre fille expirante, qui s’était profondément gravée dans mon esprit. La voix de Ramón me tira de la rêverie dans laquelle j’étais tombé: Al bayle, señores, criait-il; à la danse, messieurs! Et aussitôt les bigüelas, les güiros, les voix se firent entendre. Je me tapis dans l’ombre de mon tamarin et je demeurai immobile, comme fasciné par le bruit et le mouvement. Mes tempes battaient, et sous l’impression d’une fièvre ardente, causée par l’émotion et la course folle que j’avais faite au bord de la mer, il me sembla assister à une cérémonie du culte des anciens habitants du pays. J’entendais des chants bizarres auxquels je ne comprenais rien; un récitatif prononcé par un homme ou une femme, et une sorte de refrain répété en chœur au milieu des danses, et par-dessus tout ce bruit s’élevait de temps en temps un cri aigu poussé par un des joueurs de bigüelas pour activer le mouvement de la valse et l’ardeur des valseurs. Je voyais dans cette ronde sans fin, au milieu des nuages de la fumée des torches et de celle des cigares, apparaître et disparaître successivement le cadavre de la Conchita, auquel le mouvement imprimé au plancher par les pas des danseurs, donnait une apparence de vie. Je voyais ces yeux glauques, cette figure profanée par le vermillon, ce corps tenu forcément debout, auquel la danse qui agitait le parquet, imposait sa mesure. Et tout cela allait, venait, tournait autour de ma tête, — horrible cauchemar dont je ne me délivrais pas en fermant les yeux; car alors, si je ne voyais pas, j’entendais 108


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.