La Traite des nègres en Afrique

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LA TRAITE DES NÈGRES EN AFRIQUE. peut-être même davantage, l'aidait de son mieux à soigner les enfants et les femmes. Ils descendaient dans les entre-ponts comme deux anges de miséricorde ! l'un semblait exilé d'un monde supérieur, l'autre sortie d'une région de ténèbres; mais, assimilés par la noblesse de leur cœur, ils étaient l'un et l'autre une fidèle image du plus divin de tous les sentiments, la compassion. L'harmonie de leurs natures, leurs constants efforts pour soulager de malheureuses victimes, les unirent l'un à l'autre par une affection douce et fraternelle. Cette tendresse, plus élevée que l'amour, leur faisait éprouver des joies calmes, des émotions pures et intimes comme celles de la poésie. Afin de pouvoir s'entretenir avec son compagnon, la jeune négresse apprenait rapidement les mots français Des plus indispensables. Ses yeux animés, ses traits expressifs, sa vive "pantomime complétaient d'ailleurs le sens de ses phrases irrégulières, ou même suppléaient aux lacunes de son discours : un geste, un regard tenaient lieu d'un mot. Cabanel et Fitna eurent ainsi des conversations bizarres : l'Européen s'étonnait constamment des idées toutes primitives de la gracieuse Africaine. Les deux sœurs ne se parlaient point. Kandiane menait joyeuse vie ; fière d'être mariée au chef des b ancs, elle riait, dansait et chantait comme une écervelée. Firmin s'amusait d'ailleurs à la faire boire. Elle lui avait pris un jour la clef de la malle qui renfermait sa provision de bardes féminines, et, depuis lors, elle passait une partie de son temps à s'accoutrer de la manière la plus grotesque. Elle aimait surtout une perruque poudrée, qui formait avec sa figure noire un violent contraste. On la voyait quelquefois paraître nue jusqu'à la ceinture, sauf une collerette et une guirlande de fleurs en sautoir, 'pendant qu'une énorme jupe garnie de paniers enveloppait le bas de son corps; elle ne mettait point de chaussures, parce qu'elle les trouvait gênantes. Ainsi affublée , elle se promenait sur le pont avec des 'airs d'impératrice; la joie la plus naïve, l'orgueil le plus superbe 'éclataient dans ses yeux. Tangal éprouvait d'autres sentiments. Toutes les douleurs morales et physiques le torturaient à la fois. Le coup qu'il avait reçu à la nuque, les excoriations de ses épaules, celles que Je frottement des planches produisaient en diverses parties de son corps pendant le roulis du navire, les enflures dont les fouets l'avaient sillonné, le manque d'air, sa séparation d'avec Fitna, portaient son désespoir aux dernières limites. Il avait résolu de tout faire pour sortir d'une pareille situation. Le projet le plus conforme à ses goûts, à sa haine pour les blancs, c'était celui d'une lutte acharnée, dans laquelle les esclaves périraient ou se rendraient maîtres du vaisseau, afin de regagner ensuite leur pays. Chaque jour, pendant la promenade, il observait le petit nombre des Européens, et son envie de les combattre en devenait plus forte. Cent vingt noirs à peu près, quoique souffrants de leur triste position, n'étaient encore affectés d'aucune maladie organique. Le jeune chef sentait lui-même qu'il n'avait pas perdu toute sa vigueur. Mais comment venir à bout des négriers, ou, pour mieux dire, comment essayer même une révolte sans une seule arme, avec les bras et les pieds chargés de fers? Tangal sentait la folie d'une pareille entreprise. Pouvait-il néanmo ns se résigner aux douleurs, aux humiliations d'une injuste captivité, au sombre avenir qui le menaçait? Pouvait-il faire taire son cœur avide de vengeance, étouffer en lui le plus impérieux sentiment de la nature humaine, l'amour de la liberté? Ah! qu'on lui donne le moindre couteau, le moindre 'tronçon de lame, et oubliant tous les conseils de la prudence, tous les avantages de ses oppresseurs, il engagera une lutte mortelle pour reconquérir son indépendance, la dignité originelle de l'homme, l'inappréciable droit de vivre à sa guise, de repousser l'outrage par l'insulte et la violence par la force ! Une heureuse idée brilla tout à coup dans son esprit, comme un rayon de lumière dans un cachot. Plusieurs fois il avait vu Fitna passer au-dessus du grillage qui laissait un peu d'air salubre atteindre ses poumons et les rafraîchir; l'aspect de la jeune fille lui avait rendu plus amer le sentiment de son infortune. Mais bientôt il se dit qu'elle pourrait lui procurer des moyens de délivrance. Lorsqu'il l'aperçut de nouveau, il se dressa donc afin de se rapprocher d'elle et lui murmura d'une façon très-distincte : —Nous mourons! du fer, du fer ! — La négresse reconnut sa voix et tressaillit ; l'homme de son cœur était là, sous ses pieds, enseveli tout vivant dans une tombe flottante! Elle résolut de seconder ses projets, de l'aider à rompre ses chaînes; déguisant son émotion, elle continua sa route, mais ne songea plus, dès cette heure, qu'aux paroles du captif. Pour satisfaire son désir, elle laissa de jour en jour tomber dans l'entre-pont, par les ouvertures du caillebotis, des ciseaux, un canif, une lime, un bistouri, un couteau, tous les objets de métal qu'elle put dérober. Elle pensait que les uns et les autres seraient utiles aux noirs d'une manière quelconque. Le chirurgien observa bientôt que plusieurs de ses instruments avaient disparu. Mais sa confiance dans la jeune négresse ne lui permit pas de la soupçonner. Un matin, cependant, il éprouva de l'inquiétude, en s'apercevant qu'une fiole de laudanum lui manquait. Fitna étant alors sur le gaillard d'avant, il entra dans sa cabine, située près de la sienne, avantage spécial réservé aux femmes du capitaine, du lieutenant et du médecin; il voulait voir si le flacon ne s'y trouvait pas. Tandis qu'il le cherchait inutilement, certaines

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questions que Fitna lui avait adressées lui revinrent en mémoire. Elle lui avait demandé, non pas avec une feinte indifférence, mais avec une sorte de curiosité naïve, les propriétés de plusieurs substances pharmaceutiques : le sommeil éternel où fait tomber l'opium, et que précèdent d'agréables songes, l'avait beaucoup frappée. Ces renseignements lui avaient-ils inspiré l'envie de posséder le narcotique, de tenir toujours prêt à la servir ce doux et bienveillant ministre de la mort ? Quelles étaient ses intentions ? Voulait-elle réellement terminer ses jours par un acte de désespoir? Ces appréhensions tourmentèrent vivement Cabanel; mais que faire ? S'il interrogeait Fitna, et qu'elle eût dérobé l'opium, elle ne lui dirait pas la vérité. Il la surveilla quelque temps, puis ses occupations journalières, les soucis qu'elles lui causaient, et une horrible aventure, changèrent le cours de ses pensées. Dès que Tangal avait eu les instruments libérateurs jetés par Fitna dans l'entre-pont, il s'était mis à l'œuvre. Son premier soin fut de ranimer le courage abattu des noirs. — « Nous avons enfin de quoi briser nos fers, leur dit-il. Secondez-moi, et d'ici à quelques jours nous serons libres. Sans doute, il nous faudra livrer un combat des plus périlleux; mais qui de vous ne se réjouit de lutter contre les blancs, contre ces odieux étrangers, venus d'un pays lointain pour nous accabler d'infortunes? Car, s'ils ne nous avaient pas achetés d'avance, Katagoum nous eût laissés vivre en paix dans nos montagnes. Mais que leur importent nos douleurs? Ils nous considèrent comme du bétail, comme une espèce de récolte vivante, qu'ils ont le droit de tourmenter et de flageller, ainsi que nous battons nos grains après la moisson. Nous témoignent-ils jamais de la pitié? Lorsqu'ils nous forcent à bondir, à nous agiter sur le pont, et que le sang coule de nos chevilles, de nos poignets entamés par nos fers, voyez-vous leur œil s'attendrir? En sillonnent-ils moins notre peau de coups de fouet? Et ce que nous éprouvons ici, dans notre affreux cachot, éveille-t-il leur compassion? Ils enlèvent le matin nos cadavres pour les jeter à la mer, voilà toute leur sollicitude! Que nous reste-t-il à perdre? La mort peut-elle nous effrayer dans l'excès de notre malheur? Nous n'avons plus de patrie, car on nous emporte sur les flots vers des régions mystérieuses; nous n'avons plus de famille, car on a égorgé nos pères, nos mères, nos sœurs, nos enfants; nous n'avons plus aucune des joies de ce monde, car on ne nous laisse pas même respirer l'air du ciel; nous n'avons plus ni liberté, ni espérance, car on nous lient à la chaîne comme des animaux féroces, et l'avenir ne nous promet pas de meilleurs jours. Nous affranchir ou mourir, tel est le seul vœu que chacun de nous doit former, et la mort sera la bienvenue, si nous ne recouvrons pas l'indépendance, et avec elle tout ce qui fait aimer la vie. » Cette exhortation ne fut pas débitée d'une haleine et en forme de discours, mais par phrases éparses, suivant l'occasion et durant un espace de quelques heures. De si puissants motifs éveil èrent toutes les passions des esclaves, ranimèrent leur amour de l'indépendance, les enflammèrent du désir de combattre. Il ne s'agissait plus que de préparer, d'organiser la lutte. Les noirs limèrent adroitement les chevilles de leurs grillets, non pas d'une manière complète, mais de façon qu'un dernier coup d'outil pût remettre en liberté leurs membres souffrants. Les Européens ne découvrirent pas ce travail, fait avec des précautions extrêmes. L'heure de la vaillance et du danger sonna enfin. Une nuit, pendant que tout le monde dormait, sauf les matelots de quart, au nombre de cinq, et deux sentinelles qui veillaient près de l'écoutille des noirs, Mérinos se mit à japper, à hurler, pour avertir son maître. Il servait effectivement de chien de garde, quoique d'un naturel très-doux. Firmin n'avait jamais voulu embarquer sur son vaisseau une meute de dogues féroces, dressés à combattre, à dévorer les nègres, comme il s'en trouvait alors sur beaucoup de navires : ces animaux sanguinaires étaient souvent dangereux pour les négriers eux-mêmes et toujours peu commodes, parce qu'on les faisait obéir avec peine. La vigilance de Mérinos, qui allait, trottait ou dormait à la belle étoile dans l'intérieur du fort, lui semblait suffisante. Aux cris d'alarme poussés par le terre-neuve , le capitaine s'éveilla; les aboiements redoublèrent; mais avant que Firmin et ses gens eussent pu sortir de leurs hamacs, une scène terrible avait eu lieu de l'autre côté du navire. Tangal et une vingtaine de noirs avaient silencieusement escaladé les échelles, pendant que le reste se tenait prêt à les suivre. Aux pâles lueurs que projetait le dernier croissant de la lune, les vedettes aperçurent le buste du jeune chef, qui sortait de l'entre-pont. Elles armèrent leurs fusils, mais n'eurent pas le temps d'en faire usage. Avec l'agilité d'un léopard, Tangal se précipita sur l'une d'elles, pendant qu'un de ses compagnons saisissait l'autre par les pieds, la tirait violemment à lui et la faisait choir. Trois esclaves aussi prompts, qui venaient d'atteindre le tillac, leur prêtèrent main-forte : les sentinelles furent désarmées, tuées de leurs propres fusils. Cependant, les matelots de quart avaient armé leurs espingoles et tiraient sur les noirs, qui étaient déjà au nombre d'une trentaine. Ils en frappèrent mortellement et en blessèrent quelques-uns. Mais, cernés par la troupe grossissante des esclaves, ils ne tardèrent pas à être tous égorgés. Leurs armes à feu, leurs cartouches, leurs sabres et


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