La Traite des nègres en Afrique

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LA TRAITE DES NÈGRES EN AFRIQUE. lui semblaient des prières. Cet examen dura plus d'une heure et demie. Pendant ce temps, le roi nègre et le capitaine, ayant fait mettre deux esclaves sur leurs genoux et sur leurs mains, dans la position des quadrupèdes, s'étaient assis sur leur dos comme sur un siége, et buvaient de l'eau-de-vie que le marin avait offerte au despote pour calmer sa mauvaise humeur. Ils fumaient tranquillement leur pipe en devisant de choses et d'autres, quoiqu'il fût aisé de voir qu'ils conservaient tous les deux un fond de ressentiment. Le capitaine ne pouvait pardonner au noir de le payer en si mauvaise marchandise ; le prince gardait rancune à Firmin de ses reproches. Cependant, Cabanel avait fini de trier les noirs, puis commencé l'examen des femmes et des enfants. Là, les prières que lui avaient adressées les hommes devinrent des supplications. Les négresses se jetaient à ses pieds, les mains jointes, et imploraient de lui une faveur dans un langage qu'il n'entendait pas, mais avec des gestes et une expression de figure souverainement pathétiques. Il finit par comprendre qu'elles demandaient à être emmenées avec leurs enfants, qu'elles sollicitaient une place sur le vaisseau négrier. Cette découverte le remplit d'étonnement ; il les croyait folles, car il ne pouvait se rendre compte d'un empressement pareil, d'un goût si effréné pour la servitude. Leurs prières devaient bientôt lui être expliquées d'une façon tragique. Par un sentiment de pudeur, la reine et ses deux filles s'étaient soustraites aussi longtemps que possible à son examen ; elles furent donc parmi les dernières qui subirent cette offensante évaluation. Haïli avait à la hanche une plaie assez profonde, causée par la balle qui lui avait percé les chairs pendant la lutte avec les Biafras ; elle avait eu le courage de la celer, de comprimer sa douleur jusqu'alors, mais il était impossible d'en faire plus longtemps un mystère. La princesse, d'ailleurs, était trop âgée pour une esclave. Aussi, quand le chirurgien, après avoir accepté ses deux filles, la considéra d'un œil attentif, il la désigna comme devant rester en Afrique. Cette sentence émut les trois femmes aussi vivement qu'un arrêt de mort. Elles se regardèrent avec l'expression du désespoir, tandis qu'elles entrelaçaient leurs bras, résolues évidemment à ne pas se quitter. Les soldats et les matelots s'avançaient pour les séparer, lorsque le médecin attendri leur fit signe d'attendre qu'il eût terminé son choix. Comme il était presque à la fin de sa tâche, ce moment arriva bientôt, et ses acolytes voulurent mettre la reine d'un côté, ses filles de l'autre. Mais ces malheureuses femmes, étroitement unies, résistaient de toutes leurs forces, et suppliaient leurs oppresseurs de les laisser au moins vivre ou mourir ensemble. — J'ai perdu mon mari, disait la pauvre mère , j'ai vu brûler ma ville natale, massacrer la plus grande partie de mes sujets. Ceux qui restent sont captifs, et vont être emmenés dans un pays lointain, dans des régions inconnues dont les noirs ne reviennent jamais. Tout ce qui rend la vie douce et précieuse, on me l'a enlevé. J'ai souffert pour venir ici des douleurs atroces; je suis vieille et blessée : ma dernière, ma seule consolation , est de voir, de sentir mes filles près de moi, d'entendre leur voix chérie me donner des noms affectueux. Oh ! ne nous séparez point ! Ne me laissez pas mourir seule, toute seule, dans les déserts de mon pays ; emmenez-moi, de grâce ! que je sois malheureuse avec mes filles, que je souffre , que je pleure et que je termine ma vie à côté d'elles ! — Oh ! oui, s'écriaient Fitna et Kandiane, laissez notre mère près de nous, si vous ne voulez pas que nous mourions avant d'atteindre le pays des blancs. A quoi vous servirait de nous emmener sans elle? Ces prières ne touchaient pas plus les Mandavis que s'ils eussent été sourds, et les matelots ne les comprenaient point. Ils résolurent donc d'employer la force pour séparer la mère et les filles. Elles poussèrent alors de tels cris, de tels gémissements, que le capitaine Firmin et le roi nègre accoururent sur le lieu de la scène. On leur fit part de la résistance des trois femmes, et Cabanel, essayant de leur venir en aide, demanda au commandant de la Gabrtelle s'il voulait emmener Haïli. Le négrier envisagea quelque temps la reine , observa la plaie de sa hanche, qui saignait en ce moment, et répondit avec un air dédaigneux : — Moi ! que j'emmène cette vieille peau noire, cette carcasse décharnée? le ciel m'en préserve! Pourquoi faire, d'ailleurs? pour servir d'épouvantail dans les champs ? Que le diable l'emporte, s'il Veut ! — Ménagez les deux filles, mais éloignez la mère, dit en conséquence le roi nègre ; le slati la refuse. Le cabaschir, homme au visage bestial, aux bras musculeux, saisit la reine pour la conduire parmi les groupes de rebut. Mais Haïli, se cramponnant à ses filles avec l'énergie du désespoir, montra la résolution de ne les abandonner que morte ; elle continuait d'ailleurs à entremêler les cris, les prières et les lamentations. — Quelle vieille cornemuse ! dit le négrier. — Finissons-en, s'écria le prince dans un mouvement d'impatiente colère. Et il fit au cabaschir un signe qui était un arrêt de mort. Le noir démon saisit par sa chevelure la malheureuse mère cramponnée à ses filles, et ne pouvant la détacher d'elles en la tirant de toutes ses forces, il lui inclina la tête en arrière, puis, de son sabre mal affilé, lui

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coupa la gorge. Son sang jaillit sur Kandiane et Fitna. La reine déchue poussa un gémissement sourd, et jeta un dernier regard à ses filles : ses bras, pressés autour d'elles, se relâchèrent ; elle tomba enfin, le visage tourné vers le sol, et expira. Kandiane demeura frappée d'horreur et d'épouvante. Fitna, exaspérée, bondit comme une jeune lionne, se précipita sur le cabaschir, et eût peut-être vengé sa mère, si on ne s'était emparé d'elle, si on ne l'avait contrainte de rester immobile ; mais tout son corps frémissait de spasmes nerveux entre les mains qui l'avaient saisie et la contenaient par la force. — Achevez l'opération, puisqu'elle est commencée, dit le roi nègre d'un air de mauvaise humeur. C'était le signal du massacre, l'habitude constante des princes africains étant de mettre à mort tous les prisonnniers qu'on ne leur achète pas ; ils ne veulent ni les nourrir, ni les emmener, ni les laisser vivre, de peur d'éprouver plus tard leur vengance. On les tue donc régulièrement sur la côte, à moins que l'on n'attende de nouveaux acheteurs, auxquels on espère les vendre bien ou mal. Or, Katagoum n'attendait personne ; il avait hâte de retourner à Olahu après une expédition désastreuse ; il suivit donc l'usage le plus habituel. Dès que ses guerriers eurent entendu son ordre, une joie féroce se peignit sur leurs traits. Tirant leurs sabres ou leurs poignards, agitant leurs zagaies , armant leurs fusils, quoiqu'ils ne dussent en faire usage qu'à la dernière extrémité, ils commencèrent leur œuvre infernale. Pendant que les uns gardaient les trois cent cinquante prisonniers choisis par Cabanel, les autres exterminaient le reste des captifs. Hommes, femmes, enfants, tout tombait sous leurs coups : des esprits de ténèbres et des vampires n'eussent pas montré plus d'ardeur sanguinaire. Quelques noirs voulurent fuir, chose difficile avec les pièces de bois qui leur serraient les mains et les fourches qui leur tenaient le cou : on les tua par derrière à coup de fusil. D'autres essayèrent de résister : leurs bourreaux s'éloignèrent de dix à douze pas, les mirent en joue, et les étendirent roides morts. Les petits enfants qui sanglotaient, qui se pressaient contre leurs mères, ne furent pas épargnés. Au bout d'une demi-heure, quatre-vingts cadavres jonchaient le sol trempé de sang. Dès le début de cet horrible carnage, le médecin s'était enfui sur le vaisseau. Il y attendit le capitaine et ses noirs avec un sentiment de violente indignation et de misanthropie amère. Il ne comprenait que trop bien, maintenant, pourquoi les malheureux prisonniers le suppliaient de ne pas les juger indignes de l'esclavage. S'il avait su qu'il choisissait les victimes de cet affreux dénoûment, il eût refusé d'accomplir une tâche aussi abominable. Lui, changé en pourvoyeur de la tombe, en ministre complaisant de la mort ! Celte idée soulevait sa conscience et le plongeait dans le désespoir. Durant ce temps, Firmin et Katagoum terminaient leurs affaires. On mettait aux esclaves des pagnes neufs apportés du navire, puis on les acheminait successivement par dizaines vers le rivage Là, on les faisait descendre dans la chaloupe, et on les conduisait au navire. Aussitôt on les délivrait de leur fourche, l'un après l'autre, et on les liait par les pieds, deux à deux, en leur rivant un anneau de fer autour d'une cheville. Aux anneaux tenaient de courtes chaînes. D'autres anneaux, munis également de chaînes, leur serraient un des poignets. Les femmes et les enfants gardaient seuls le libre usage de leurs pieds et de leurs mains. Tous étaient conduits dans un des deux entre-ponts, où on les forçait de se coucher, en files régulières, sur le parquet nu. Ces trois catégories de personnes occupaient, au reste, des compartiments différents, et ne pouvaient même se voir. Tangal, Kandiane et Fitna se trouvèrent logés immédiatement au dessous du tillac, circonstance avantageuse, car c'était l'endroit où l'on respirait le mieux. Comme on avait commencé ce travail assez tard, la nuit arriva sans qu'il fût terminé. Il fallut conséquemmnnt l'achever aux flambeaux. Le lieutenant, debout sur le gaillard d'arrière, présidait à l'enchaînement des esclaves ; trois mousses tenaient des torches de résine dont le vent agitait la flamme , et qui produisaient encore plus de fumée que de lumière. Dans le plancher du tillac on avait fixé deux enclumes mobiles, et, sur ces enclumes, deux matelots rivaient les fers des prisonniers, en enfonçant, à coups de marteau, des chevilles dans les grillets avec une adresse développée par l'exercice. Ces groupes d'hommes blancs ou noirs, éclairés de rouges lueurs et environnant des malheureux qu'on semblait préparer pour un sacrifice , composaient un lugubre tableau. Dès qu'on avait attaché les fers de deux esclaves, plusieurs marins les menaient dans les entre-ponts, où brûlaient d'autres torches, dont la funèbre clarté sortait par les écoutilles ; ces ouvertures semblaient des soupiraux de l'enfer, et les blancs, à leur tour, avaient l'apparence de démons qui entraînaient de malheureux pécheurs vers le lieu des supplices éternels. Les entre-ponts eux-mêmes n'offraient pas un spectacle moins lugubre. Ces longues files d'hommes étendus côte à côte et se dessinant à peine dans l'ombre, sous de mobiles clartés, semblaient attendre le renouvellement de leurs tortures, suspendues par l'absence de leurs bourreaux. Cependant, Firmin et Katagoum avaient fait allumer des feux sur le marché aux esclaves, et dirigeaient de là les pelotons de noirs vers


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