La Traite des nègres en Afrique

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LA TRAITE DES NÈGRES EN AFRIQUE.

l'ancre ! Allons, messieurs, au vaisseau ! Dans une heure Katagoum sera ici. Et les blancs coururent au navire. Le capitaine se hâta de prendre sa lunette, pour vérifier, par ses propres yeux, le rapport du matelot. Sur un dernier mouvement de terrain, qui formait comme le piédestal des Rumbys, le marchand d'hommes aperçut la noire légion descendant vers les plaines basses de la côte. Elle dessinait une grande tache sombre au milieu de la verdure. — Enfin, enfin! s'écria le négrier, voilà mes deux cent mille livres qui approchent ! C'était la somme qu'il espérait obtenir de ses nouveaux esclaves, en déduisant ceux qui devaient mourir dans la traversée, car il en meurt toujours un bon nombre. — Sonnez la cloche d'appel, dit-il presque aussitôt; que tout Je monde soit à son poste. Au bout de quelques minutes, on vit les matelots arriver l'un après l'autre sur la berge. Tandis qu'on les passait dans le canot et dans la chaloupe, Firmin allait et venait de long en large, comme les bêtes fauves des ménageries quand approche le moment où on leur distribue leur repas journalier; ses gros yeux impudents rayonnaient de joie. Il ne s'écoula pas une demi-heure avant que tous les marins fussent à bord. On prépara les chaînes et les marteaux, les chevilles, les enclumes portatives que l'on emploie pour les river. Les armes furent passées en revue, essuyées, chargées, comme si on allait livrer une bataille. Firmin endossa un beau costume galonné, aussi bien que Marnix ; Cabanel et tous les hommes de l'équipage se mirent en grande tenue. Il s'agissait de faire une impression avantageuse sur les noirs. Quand tous ces apprêts furent terminés, la capitaine descendit, avec le chirurgien et la moitié de son monde, dans la chaloupe; le lieutenant resta sur la Gabrielle avec l'autre moitié, pour présider à l'enchaînement et au placement des noirs. Le marché aux esclaves était un grand espace vide situé près de la captiverie dans laquelle on enfermait les nègres quand les chalands tardaient à paraître. Katagoum, qui connaissait ce lieu, s'y était acheminé directement lorsqu'il avait franchi l'enceinte de nopals, d'aloès et de figuiers d'Inde tracée autour de Bogava. Il était cinq heures du soir, et le soleil, penché vers l'horizon, amoindrissait peu à peu ses torrents de flamme. La caravane, épuisée de fatigue, fut bien aise de prendre quelque repos, même sur la terre nue et crevassée par la chaleur, sans un pouce d'ombre pour rafraîchir les corps brûlants. Le roi des Mandavis dépêcha un de ses guerriers vers les Européens; mais celui-ci rencontra les blancs, de sorte qu'ils revinrent ensemble. Mérinos bondissait devant eux comme s'il allait en partie de plaisir. Le capitaine salua le prince à la mode française. Katagoum lui rendit sa politesse en inclinant et appuyant son front sur son bras droit plié en demi-cercle. — Nous avons attendu bien longtemps, dit Firmin. — J'espère que les blancs n'ont pas douté de ma bonne foi, répondit Katagoum. Et le prince raconta toutes ses tribulations. Sa figure était curieuse à observer pendant qu'il parlait. Le désappointement, une sourde tristesse, le sentiment caché d'humiliation que laisse après lui tout acte coupable, même lorsque l'individu ne se rend pas bien compte de sa faute, lorsque les ténèbres de sa pensée lui en voilent une partie , se peignaient énergiquement sur ses traits grossiers. Il comprenait d'une manière vague que sacrifier trois mille hommes pour se procurer trois ou quatre cents esclaves était une folie et un crime. Ce malaise moral, toutefois, le troublait si confusément, qu'il ne l'eût point empêché de recommencer. Les avis, les reproches les plus nets de la conscience, n'arrêtent pas les peuples civilisés sans les menaces de la loi; comment donc ses bégayements indistincts pourraient-ils détourner du mal des créatures ignorantes et des tribus sauvages ? Lorsque le nègre eut expliqué son retard, Firmin jeta les yeux sur la caravane et fronça involontairement le sourcil. Jamais plus parfaite image de la désolation ne s'était présentée à sa vue. Les esclaves étaient tous d'une maigreur effrayante, couverts de boue, de sang et de poussière ; on eût dit que le passage des montagnes les avait momifiés. Les hommes avaient le cou et les épaules dénudés par le frottement de leurs fourches ; leur chair à vif dessinait de grandes taches rouges au milieu de leur peau noire. Leurs pagnes, comme ceux des femmes, étaient d une saleté affreuse; on y observait des plaques, des raies, des caillots de sang, résultat de la lutte contre les Biafras. Quant aux figures, elles n'exprimaient que l'angoisse et le désespoir. — Au nom du diable ! s écria Firmin, quels squelettes m'amenezvous? — Ne faites pas attention à leur mine, lui répondit Katagoum , ce sont des noirs d'une bonne espèce et qui se remettront facilement. — C'est ce que vous ne pouvez pas savoir, reprit le capitaine de très-mauvaise humeur. — Ils viennent de subir une épreuve qui le démontre ; s'ils n'étaient pas d'une race bien constituée, ils seraient tous morts en chemin, comme les plus faibles d'entre eux. — N'importe! vous n'auriez pas dû m'offrir une semblable marchandise. Je ne vous ferai plus crédit.

— Je m'en passerai alors, répliqua le prince nègre avec une certaine hauteur. J'ai agi pour le mieux et je n'aime point les reproches. — Et moi, dit Firmin, je n'aime pas embarquer des noirs qui changent ma corvette en hôpital. Irrité de ce sarcasme, le chef des Mandavis lança au capitaine un regard plein de colère. Ses sourcils contractés, ses lèvres entr'ouvertes, qui laissaient voir ses dents blanches, lui donnaient une physionomie vraiment terrible. — Combien d'hommes avez-vous amenés ? lui demanda Firmin. — J'en avais pris beaucoup, mais il ne m'en reste guère que quatre cent trente, répondit le nègre. — C'est plus qu'il ne m'en faut : mon navire ne peut en renfermer un si grand nombre. — Yous choisirez, dit Katagoum. — Choisir parmi ces rebuts ! c'est bien la peine ! répliqua le négrier. Les traits du roi s'agitèrent convulsivement, et, dans sa fureur, il frappa contre terre la crosse de son fusil : — Par les nongs! s'écria-t-il, si vous ajoutez un seul mot, je ne réponds pas de moi. Yous autres blancs, vous en savez plus que nous, mais nous avons, comme vous, le sentiment des injures, et nous manions aussi bien le sabre et le fusil. Firmin le considéra d'un œil calme, puis, se tournant vers le chirurgien : — Examinez ces pauvres hères, lui dit-il, et choisissez parmi eux les moins avariés; il m'en faut trois cent cinquante. Le prince me fera sans doute un rabais extraordinaire sur la centaine que je lui achète pour compléter mon chargement, et que je lui payerai tout à l'heure. Le roi nègre confirma cette supposition par un signe de tête. — En les nourrissant mieux que d'habitude, continua le marchand d'hommes, je leur rendrai quelque embonpoint ; s'ils ne me coûtent pas cher, je puis tenter l'aventure. Allons, Cabanel, suivez mes instructions. Lorsqu'il entendit cet ordre, le chirurgien éprouva un serrement de cœur. Les préparatifs qu'il avait vu faire sur la Gabrielle lui avaient déjà causé une sourde tristesse ; la besogne dont on le chargeait n'était pas de nature à la dissiper. Il ne s'agissait de rien moins que de passer en revue, de tâter, d'apprécier des créatures humaines comme les maquignons apprécient les chevaux. Ce travail d'estimation lui paraissait aussi humiliant pour lui que pour les pauvres noirs. — Faîtes ôtez les pagnes, dit Katagoum à ses soldats. Cet ordre fut transmis aux captifs, qui, tant bien que mal, se dépouillèrent de leur dernier vêtement. Les nègres obéirent sans répugnance ; mais les femmes ont un instinct naturel de pudeur, même dans l'état le plus sauvage, et les négresses refusèrent d'abord presque toutes de se mettre nues. On les y força par des menaces et des coups. Haïli, Kandiane et Fitna résistèrent plus longtemps que les autres. Comme elles étaient d'une condition plus relevée, cette brutale exigence les choquait davantage. Le fouet et les injures ne triomphèrent pas de leur répugnance ; elles supportaient avec courage les mauvais traitements, pour ne pas se montrer sans costume devant un si grand nombre de témoins. Les soldats prirent alors le parti de déchirer la toile qui les couvrait, et d'en jeter loin d'elles les lambeaux. — N'aura-t-on jamais pitié de nous ? dit avec amertume la plus jeune des deux sœurs. Et une voix secrète lui répondit que, sauf en de rares occasions, la pitié n'a pas accès dans le cœur de l'homme. Le spectacle que présentait la coffle aurait attendri jusqu'aux larmes toute race miséricordieuse. Les captifs étaient debout, maintenus en files régulières par les fourches qui pesaient sur leurs épaules. A la tête de chaque file, un soldat portait par une corde l'extrémité de la première fourche. Son fusil et son sabre témoignaient du droit qu'il avait de traiter ainsi ses compatriotes. Les femmes et les enfants étaient pressés pêle-mêle dans un espace entouré d'une haie de Mandavis. Des écorchures, des escarres, des filets de sang liquide ou séché, des enflures produites par les coups de fouet, prouvaient combien tous ces malheureux avaient souffert. Les visages exprimaient l'accablement des douleurs extrêmes. Les petits garçons et les petites filles pleuraient en silence, car on leur avait enseigné, pendant le voyage, à étouffer leurs cris. L'innocence et la naïveté peintes dans leurs yeux formaient avec le sentiment de leur précoce infortune le mélange le plus touchant. Ceux qui avaient encore leurs mères leur jetaient par moments des regards pleins d'une tristesse affectueuse et de supplications muettes. Quant aux regards des mères, aucune parole ne peut en exprimer la navrante désolation. Ce fut parmi cette troupe de victimes que Cabanel dut circuler, en les observant, palpant, jugeant avec attention. Un des principaux cabaschirs le suivait pas à pas avec quelques hommes. Au fur et à mesure que le praticien faisait un choix, on séparait l'individu de ses camarades, sans néanmoins lui ôter sa fourche, et on le menait dans un cercle formé par un cordon de Mandavis. Tangal fut de ce nombre. Ceux qui n'obtenaient pas l'approbation du chirurgien à cause de leur extrême maigreur, de leurs plaies, de leur faiblesse, de leur état maladif, lui adressaient des paroles qu'il ne comprenait pas, mais qui


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