La Guyane française : notes et souvenirs d'un voyage exécuté en 1862-1863

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LA GUYANE FRANÇAISE.

mesurent la grande marée qui engloutit l'armée du fils du grand Ramsès. Pompéi est une station de chemin de fer comme Pontoise. Le bateau à vapeur heurte sur le lac Ontario la pirogue d'écorce du Gros serpent sous sa peinture de guerre. Juliette attend sa majorité pour épouser Roméo après des sommations respectueuses. La marquise d'Amaëgui se classe dans le demi-monde. Dona Sabine, qui trafique de sa beauté de colombe, est une fille de marbre comme Marco, et met au mont-depiété son chapelet du temps de Charlemagne; quant à Rosine, elle danse le lancier avec Lindor, tandis que Bartholo fait son whist. A la rescousse, poëtes et romanciers, car l'Espagne se meurt, car l'Espagne s'éteint! Chaque jour enlève un fleuron à la couronne du caprice et l'idéal disparait, effaçant chaque personnalité, chaque caractère, pour calquer sur le même modèle un type officiel, prosaïque assemblage des laideurs de tous. Quelques pays vivent encore par, les souvenirs du passé ; grandes ombres, grands noms qui défient les siècles et restent debout quand même. Mais ceux qui ne tirent leur lustre que de l'originalité, voient rapidement décroître leur royauté de convention. Cadix n'est plus qu'une ville comme toutes les autres villes, c'est-à-dire un ensemble de rues plus ou moins bien percées, et ornées de maisons dont l'édilité corrigera l'alignement, des pierres sur des pierres, des boutiques avec des bourgeois, des promeneurs et des gens d'affaires, des gardes nationaux et des soldats. Une ville, c'est à savoir une population de tant de mille âmes, de telle catégorie, évêché, préfecture, etc. Commerce, importation et exportation, revenus de douane et impositions. — tant, un chiffre et rien de plus; un article plus ou moins long du dictionnaire de Bouillet : histoire et géographie. On peut se renseigner parfaitement, du reste, au Guide du voyageur : « Visiter l'Alaméda, les places, la cathédrale, le musée. — Les paquebots y relâchent; — dépôt de charbon à 32 fr. 50 cent. le tonneau; c'est la grande route de l'Univers; chemin de fer jusqu'à Séville. — L'hôtel des Quatre-Nations est le meilleur; on y parle anglais et français; il n'y a pas de punaises. » Dérision et pitié! Lugete veneres, cupidinesque, pleurez, pleurez, touristes! et fondez-vous en eau; car c'est là tout ce qui reste de Cadix et de Séville, les belles villes aux sérénades. Pleurez! Le railway a tout tué, a tout exproprié pour cause d'utilité publique : alamédas et posadas, brigands et muletiers; et les nymphes du Guadalquivir demandent à tous les échos le nom du fleuve heureux que n'ont pas défloré l'hélice et les roues à aubes, qui poursuivent en tout lieu les naïades éperdues. Ai-je vu autrefois Cadix avec d'autres yeux qu'aujourd'hui? Le sage Ubalde m'a-t-il présenté le miroir magique? Les années ont-elles jeté l'eau froide de la désillusion sur le brasier de mon enthousiasme juvénile? Avais-je tort alors, ai—je raison aujourd'hui? Ai-je perdu ou gagné à ne plus regarder les hommes et les choses à travers le prisme de la jeunesse? Les fous sont-ils les sages, les sages


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