La Guyane française : notes et souvenirs d'un voyage exécuté en 1862-1863

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LA GUYANE

FRANÇAISE.

les transportés de nuit et de jour. De plus, cette plage sablonneuse qui s'étend devant le pénitencier dégage un calorique énorme et une réverbération funeste. C'est sur cette plage qu'on trouve en abondance à mer basse ces cailloux roulés nommés diamants de Sinnamary, et qui taillés et montés forment d'assez jolies parures. C'est du quartz hyalin incolore, médiocrement doué de la double réfraction. Quand on peut aborder ces savanes, noyées pendant une grande partie de l'année, on y rencontre beaucoup d'oiseaux de marais. Le quinquin, sorte de vanneau dont le nom est l'harmonie imitative de son cri habituel, s'y trouve en bandes nombreuses. Les râles d'eau, les canards les fréquentent également. On y voit aussi le kamitchi, sorte de grand héron, dont les ailes sont armées d'un fort éperon. Dans les flaques d'eau et dans les ruisseaux se trouve ce singulier poisson qu'on nomme atipa, qui est revêtu d'une cuirasse à mailles mobiles, tout comme un chevalier du moyen âge. Cette armure défensive lui a été donnée sans nul doute pour repousser la dent des caïmans qui fréquentent les mêmes parages. La chance de rencontrer un de ces sauriens importuns est un des dangers de la pêche de l'atipa, dont la chair est fort estimée des gourmets. Il n'est pas rare, en fouillant les trous boueux où se réfugie ce poisson revêtu de plaques comme un monitor, de mettre la main sur un caïman qui, quoique petit de taille, n'en a pas moins la mâchoire garnie d'une formidable défense. Les tortues sont extrêmement communes dans le Maroni et forment une grande ressource pour les tables. Elles sont de taille moyenne et de diverses espèces. La plus curieuse des tortues de la Guyane habite les environs du Ouanary et de la Montagne-d'Argent. Les noirs la nomment tortue mata-mata. Sa couleur est terreuse; son dos est surmonté d'une double bosse longitudinale; son cou, qui ne peut se loger dans la carapace, est démesurément long, aplati, couvert d'excroissances, et se termine par une tête petite au nez pointu comme celui de la fouine. Mais sous ce nez s'ouvre une bouche énorme, fendue par delà les oreilles. C'est un hideux animal dont le caractère, assure-t-on, n'est guère moins laid que la figure. Tapie dans la vase dont elle a la couleur sale, elle guette sa proie et mord indistinctement tout le monde. — Li mauvais passé serpent, passé caïman, disent les nègres. C'est-à-dire, que sa méchanceté dépasse celle du serpent et celle du caïman. De tous les mots de la langue française, le mot tortue est peut-être celui que le nègre éprouve le plus de peine à prononcer. On connaît son aversion pour certaines consonnes, voire pour certaines voyelles. Mais ici, les difficultés semblent insurmontables. J'ai souvent essayé de faire épeler ce mot terrible à des nègres d'âge et de sexe différent, et je suis invariablement arrivé au même résultat. Ils nommaient victorieusement chaque lettre, chaque syllabe. Mais pour eux t, o, r, tor, t, u, e, tue, fait toujours toti; et tortue de mer ou tortue de terre ne se prononcent jamais autrement que toti la mé, toti la té. Ceci me rappelle l'histoire d'un brave matelot auquel on apprenait à lire.


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