L'enfer du bagne

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prendrez comme moi, que c'est la chose impossible : l'Administration courrait à la faillite. Et il avait tourné le dos, en lui ordonnant deux cachets de bismuth. Méchanceté de sa part? Non, bien certainement. Il disait la vérité : il se trouvait sans cesse contraint de concilier la possibilité avec la nécessité — deux choses fréquemment en antithèse. Ain9i récemment, durant une grave épidémie d'influenza, il avait dû laisser ses soixante ou quatrevingts malades quotidiens presque abandonnés à euxmêmes, sans médicaments, sans autres aliments que les pois chicbes mal cuits et le pain vermineux de la prison. Son coeur, certainement, avait souffert en en voyant mourir plusieurs, comme des chiens, sur la fétide paillasse déposée sur le plancher. Mais où était sa faute à lui, si l'État ne lui fournissait pas les moyens nécessaires pour sauver ces misérables vies humaines? Et ne voyait-il pas chaque jour du reste, épidémie à part, des arthritiques croupir dans l'humidité de la sparte, des phtisiques à bout cracher leurs poumons au milieu de la poussière mortelle des ateliers de tissage et, à côté, de jeunes imberbes rester forcément jour et nuit en contact avec eux, dans la certitude presque absolue d'être atteints par la contagion mortelle? Que pouvait-il faire, lui misérable médecin de bagne, si la société humaine se montrait aussi barbare? Affligé moralement et déprimé physiquement, Cesarino dépérissait donc à vue d'œil. Mais personne ne le plaignait pour ça; personne n e tentait de le secourir. Les souffrances, dans le pénitencier, sont si cruelles pour tous, que l'on n'a pas le temps de s'occuper de celles d ' a u t r u i . La plupart, d'ailleurs, le voyant pâle et abattu, ricanaient même et ne ménageaient pas à son adresse les propos obscènes. — Il est amoureux... ce sont les excès qui le font


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