L' Abolition de l'esclavage, tome 2

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L I V R E IV ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE

I N T R O D U C T I O N

11 est rare que les États-Unis d'Amérique soient, en Europe, jugés avec impartialité. Comme cette grande nation est la seule puissante république fondée dans les temps modernes, les hommes monarchiques n'en veulent pas dire de bien, les républicains n'en osent pas dire de mal. Les premiers notent avec soin et signalent avec éclat tous les défauts, tous les scandales ; ils les pré­ sentent comme continuels et logiques. A leurs yeux, la patrie de Washington est une société tumultueuse et exécrable, ouverte à l'esclavage, à la polygamie, à l'a­ théisme, résidence tranquille ou refuge hospitalier des banqueroutiers et des voleurs ; une société fondée par

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L'ESCLAVAGE.

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une poignée de dévots pour aboutir à une horde de fli­ bustiers. Les autres, non moins excessifs, exaltent les merveilleux développements de cette nation sans voisins et sans limites, enrichie par l'accroissement d'une popu­ lation qui fuit pour ses rivages les contrées trop étroites de l'Europe; nation qui solde en excédant ses budgets triple en vingt ans le chiffre de ses habitants et le nombre de ses villes, ne connaît pas de distinctions so­ ciales et à peine la hiérarchie des pouvoirs, devance en un demi-siècle les peuples qui comptent quatorze cents années, et, parvenue à une grandeur égale avec plus d'a­ venir, peut être regardée comme la reine des temps qui vont suivre et la terre de Chanaan de la liberté du monde. Les Etats-Unis se chargent de déconcerter tour à tour leurs détracteurs et leurs courtisans. À la calomnie ils 1

Les recettes du Trésor, provenant de toutes les sources, durant l'année financière finissant au 50 juin 1859, y compris l'emprunt autorisé par l'acte, du 14 juin 1858 et les émissions de billets du Trésor autorisés par les !o:s en vigueur, ont été de 81 millions 692,400 dolíais (410 millions de francs) environ; cette somme, avec la balance de 0 millions 598,500 dollars restant au Trésor au commencement de cette année financière, a fait pour le service de l'année un total de 88 millions 90,787 dollars (440 millions de francs). Pendant l'année financière qui se termine au 50 juin 1859, les dépenses publiques ont donc été de 85 millions 751,511 dollars 57 cents (420 mil­ lions de francs). Sur cette somme, 17 millions 405,285 dollars (90 millions de francs), ont été appliqués au payement de l'intérêt sur la dette publique et au rachat des billets émis par le Trésor. Pour toutes les autres branches du service public pendant cette année financière, les dépenses ont été de 0G millions 540,220 dollars 15 cents (550 millions de francs). La balance restant au Trésor le 1er juillet 1859, commencement de la présente année fiscale, a été de 4 millions 539,275 dollars 54 cents (22 millions de francs). (Message du Président des États-Unis, 19 décembre 1859.)

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ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

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répondent par de gigantesques progrès et par l'accom­ plissement rapide de prodigieuses destinées. Mais combien ne trompent-ils pas aussi les meilleures espérances de leurs amis? Pour moi, je tiens à conserver la sympathie qui con­ duisit la France à la guerre de l'Indépendance. Je conti­ nue à me représenter l'Amérique sous les nobles traits que M. de Tocqueville a tracés dans u n des plus grands livres de notre âge. Il faut en convenir pourtant, de tristes événements sont venus assombrir cette radieuse image. Évidemment, depuis un quart de siècle, l'estime que portait l'Europe à l'Amérique a baissé

tous les

jours. Depuis cette époque, même avant les derniers événe­ ments qui ont amené la séparation des États du Nord et des Etats du Sud, chaque paquebot nous apportait les échos de rixes grossières et de scènes honteuses : on tor­ ture un missionnaire, on assomme un sénateur, on divi­ nise une danseuse ; sous des noms stupides, des factions désordonnées oppriment la liberté des votes; les hommes de loi protégent scandaleusement des voleurs; les gens du peuple brûlent un hôpital ; le commerce multiplie ses fraudes, ses faillites et ses dupes ; toutes les jongle­ ries sont en honneur, tous les crimes sont en progrès, et la patrie de Franklin semble devenue le tréteau de M. Barnum. On n'en saurait douter, la société américaine ren­ ferme des éléments permanents de perturbation morale; elle est en proie à une de ces maladies dont on peut mourir, ou, ce qui est bien pis, avec lesquelles on peut,

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L'ESCLAVAGE.

sans mourir, tomber, à l'exemple d'autres peuples, dans une incurable dissolution. Une des causes de cet état dangereux est assurément l'effervescence naturelle d'une nation encore si jeune. Soumise à u n e crise unique dans l'histoire, elle réunit sous u n même nom, mais sous des constitutions indé­ pendantes et diverses, tous les extrêmes, depuis le mil­ lionnaire de New-York jusqu'aux chercheurs d'or de la Californie, depuis l'homme d'Etat de Washington jus­ qu'aux aventuriers du lac Salé, les plus libres citoyens du monde et les plus misérables esclaves. Sur un terri­ toire qui déplace tous les jours ses frontières, cinq ou six races se remuent pêle-mêle, les dernières tribus des Indiens reculent, les flots pressés des Allemands et des Irlandais débarquent, et le maintien de l'ordre dans ce chaos est confié aux lois les plus libres remises à la garde d'un particulier en habit noir, sans liste civile et sans armée. Mais ces agitations prouvent aussi la vigueur du tem­ pérament; elles attestent assurément une forte dose d'es­ prit civique et chrétien chez un peuple qui leur résiste 1. La maladie n'est pas là : ce n'est pas la fièvre de la mort, c'est la fièvre de la jeunesse. On peut, avec des publicistes distingués, signaler la destruction des anciennes lois et surtout des anciennes mœurs d'origine anglaise qui avaient présidé à la forma­ tion de ce monde nouveau. On peut alléguer encore 1

C'est ce qu'a si fortement et si éloquemment démontré l'illustre P. Lacordaire, dans son discours de réception à l'Académie française (24 jan­ vier 1860).


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

l'état

7

des croyances en u n m o m e n t de transition labo­

rieuse où les ames se détachent peu à peu du christia­ nisme dissident, sans m a r c h e r encore d ' u n pas résolu l

vers le c h r i s t i a n i s m e complet de l'Eglise r o m a i n e . 2

3

Avec C h a n n i n g , avec S e n i o r , on peut signaler la folie des spéculations et des agrandissements, la disparition des g r a n d s h o m m e s d'Etat. Mais toutes ces circonstances réelles sont des consé­ quences et non pas des causes. La cause p r i n c i p a l e de ces m a u x et de tant d'autres, le poison secret qui attaque les entrailles m ê m e s de cette société et la menace de honte, de décadence et d e déchi­ rement, j e le n o m m e

l'esclavage.

P a r t o u t ailleurs, dans l'univers chrétien tout entier, l'esclavage disparaît ou d i m i n u e ; aux Etats-Unis, il d u r e , il g r a n d i t , et, par le terrible ascendant de ses effets indi­ rects, il d o m i n e et il menace l'existence m ê m e

de la

nation. On voulait le nier, on ne peut plus en douter aujour­ d ' h u i . L'œuvre de Washington est compromise, l'union est déchirée, la Constitution est violée, le suffrage na­ tional est m é p r i s é , la g u e r r e civile est i m m i n e n t e . Quelle est, j e le d e m a n d e de nouveau, l'origine d ' u n e telle cala­ mité? Quelle est la cause de la p l u s misérable décadence au sein du plus magnifique développement? C'est l'ESCLAVAGE.

1

1

3

Brownson's Quarterly Rewiew, Mission of America, 1857. L'Esclavage, traduit par M. Ed. Laboulaye. American Slavery, Edinburgh Rewiew, 1856.


8

L'ESCLAVAGE.

J'essayerai de tracer r a p i d e m e n t le tableau des p r o g r è s et des ravages de ce fléau. On p e u t , p o u r composer ce t a b l e a u , choisir

entre

deux m a n i è r e s d i f f é r e n t e s : Ou bien analyser les lois, d é c r i r e les m œ u r s , calcule) les forces de c h a c u n des États à esclaves de l ' A m é r i q u e d u Sud, é t u d i e r les m a u x de l'esclavage d a n s la famille, m o n t r e r q u e les lois d e v i e n n e n t m o i n s h u m a i n e s , les croyances m o i n s solides, les m œ u r s p l u s l'état matériel p l u s c r i t i q u e , et r e n d r e

corrompues,

ainsi manifeste

q u ' u n m ê m e mal é b r a n l e à la fois d a n s ces Etats les lois, les croyances, les m œ u r s , la richesse, c ' e s t - à - d i r e tout ce q u i s o u t i e n t et tout ce qui compose u n e société r é g u l i è r e . Ou bien exposer c o m m e n t la question de l'esclavage, d é p a s s a n t les frontières des Etats à esclaves, d o m i n e et c o m p r o m e t la confédération t o u t e e n t i è r e , c o m m e n t elle e n est v e n u e à affecter l ' e n s e m b l e de sa p o l i t i q u e , la g r a n ­ d e u r de son rôle d a n s le m o n d e , la c o n c o r d e et la paix des Etats q u ' e l l e r e n f e r m e , le d é v e l o p p e m e n t de ses m a g n i ­ fiques d e s t i n é e s . La seconde m é t h o d e est plus n e u v e ; elle p r ê t e m o i n s à l ' é m o t i o n , m a i s elle m è n e p l u s d r o i t à u n e conclusion pratique. C h e r c h e r à prouver aux h o m m e s q u ' i l s se n u i s e n t à e u x - m ê m e s , c'est en g é n é r a l p e r d r e sa p e i n e , c a r ils se croyent b o n s j u g e s de l e u r p r o p r e i n t é r ê t , et s'ils se t r o m p e n t , s'ils se font du m a l , ce m a l , en les c h â t i a n t , les avertit assez. Les Etats à esclaves se m o n t r e n t peu sensibles aux conseils q u ' o n leur p r o d i g u e , et ils r é p o n ­ dent : C'est n o t r e affaire !


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

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Vu contraire, il est juste d'accuser tout h a u t celui qui fait fort à a u t r u i . Si le propriétaire d'esclaves nuit, nonseulement à l u i - m ê m e , non-seulement à la race infor­ tunée qu'il retient captive, mais à la confédération toute entière, s'il avilit, par son obstination, l ' u n e des

pre­

mières civilisations du m o n d e , s'il précipite vers la g u e r r e civile u n e société dont les développements furent incom­ parables, s'il viole le christianisme, s'il outrage la na­ ture, s'il est un obstacle au progrès du g e n r e h u m a i n , ce crime monstrueux crée contre

celui qui le commet

un droit légitime, et ce droit appartient à tout Améri­ cain, à tout chrétien, à tout h o m m e . Il n'est pas u n e conscience qui ne doive, pour le dénoncer et le combat­ tre, se l i g u e r avec la justice de Dieu. L'influence de l'esclavage s u r l'ensemble de la poli­ tique et de l'état social de l'Union a m é r i c a i n e ; Les raisons alléguées p o u r le m a i n t e n i r ; Les moyens proposés p o u r l ' a b o l i r ; La crise s u p r ê m e de la séparation des Etats, à cause de l'esclavage ; Voilà tout le plan des développements qui vont suivre.


CHAPITRE

PREMIER

INFLUENCE DE L'ESCLAVAGE SUR L'ENSEMBLE DE LA POLITIQUE ET DE LA LÉGISLATION DES ÉTATS-UNIS

$ 1. — D e l a constitution a u c o m p r o m i s du Missouri (1787-1820).

P a r u n e coïncidence

frappante,

l'esclavage

et la

l i b e r t é , le m a l et le b i e n , n a q u i r e n t la m ê m e a n n é e , aux États-Unis.

C'est

n a v i r e la Fleur-de-Mai

dans

l ' h i v e r de 1 6 5 0 q u e le

d é b a r q u a i t au r o c h e r d e P l y m o u t h

une poignée d'hommes pieux, honnêtes,

intelligents,

a m a n t s de la justice et de l'égalité : ce f u r e n t les fonda­ t e u r s d e l ' i l l u s t r e nation q u i p r i t le n o m d'États-Unis d e l ' A m é r i q u e . La m ê m e a n n é e , u n a u t r e n a v i r e , q u e l'on croit h o l l a n d a i s , a b o r d a i t à J a m e s t o w n , e n V i r g i n i e , et d é b a r q u a i t dix-neuf esclaves

n o i r s , les p r e m i e r s q u i

a i e n t touché et souillé le sol d e l ' A m é r i q u e d u Nord. Ces d e u x puissantes influences d u r e n t e n c o r e et se p a r ­ t a g e n t toujours le pays. Des flancs d e la Fleur-de-Mai

il


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

11

est sorti u n e des plus florissantes cl des plus libres n a ­ tions q u ' a i t vues le m o n d e , composée m a i n t e n a n t de près de 50 millions d ' h o m m e s . Les tristes passagers du vaisseau négrier ont eu 4 millions de successeurs. La Virginie qui devait être le berceau de l'indépendance fut l

aussi celui de l ' e s c l a v a g e . L'exemple fut r a p i d e m e n t imité, et l'usage d'employer des esclaves se propagea du sud au n o r d . En 1639, on refuse déjà les droits politiques aux esclaves dans le Maryland. Les deux Carolines deviennent le m a r c h é principal de la traite. Dès le milieu du dix-septième siècle, l'escla­ vage existe dans tous les Etats du Sud. Il se propage plus lentement dans les Etats du Nord, où jamais le n o m b r e des esclaves n ' a t t e i g n i t celui des h o m m e s libres, tandis qu'il le dépasse de b e a u c o u p dans le Sud. On ne peut douter

que le gouvernement

anglais n'ait

vivement

influé s u r l'importation des n è g r e s . La Virginie résista plusieurs fois, et en 1 7 7 0 2 , au n o m b r e des griefs a r t i ­ culés contre George III, la convention de W i l l i a m s b u r g lui reprochait l'usage i n h u m a i n de la prérogative royale qui a empêché la Virginie de prohiber par u n e loi l'in­ troduction des n è g r e s . On trouve la m ô m e résistance dans u n e déclaration d u Congrès du 8 octobre 1774 3 1

Beverley, History of Virginia. — P. Van Biervliet, Études sur l'escla­ vage aux États-Unis, p. 5 1 . Louvain, 1859. — Ch. Sumner, Discours du 19 septembre 1860. Boston. 2 Laboulaye, Introduction à l'Esclavage, de Channing. 3 Bibliothèque de l'Arsenal, Documents réunis par Grégoire, ancien évêque de Blois, t. VIII des documents français. Je dois la communication de cette curieuse collection de documents du dix-huitième siècle à l'obligeance de M. P. Lacroix, conservateur de la bibliothèque de l'Arsenal.


12

L'ESCLAVAGE.

Dans la Géorgie, u n e loi i n t e r d i s a i t 1 i m p o r t a t i o n des nègres et celle des spiritueux ; il fallut l'abroger en 1 7 4 9 . Le Massachusets, le Connecticut, le Rhode-Island, le Delaware, la Pensylvanie, p u r e n t s'affranchir à peu près de la contagion. Soutenus p a r des p r i n c i p e s religieuxplus vifs, ayant u n besoin m o i n s i m p é r i e u x de travail­ leurs habitués au climat, ces Etats t r i o m p h è r e n t de l'in­ vasion, de l'exemple et de la pression de la m é t r o p o l e . Après la déclaration

d'indépendance,

lorsque

les

i m m o r t e l s fondateurs d e la r é p u b l i q u e a m é r i c a i n e r é d i ­ g è r e n t la constitution du 17 s e p t e m b r e 1 7 8 7 , loi qui la régit encore et a s s u r e au p e u p l e le p l u s nouveau du m o n d e l ' h o n n e u r de posséder l ' u n e des constitutions les p l u s anciennes, Jefferson, ayant p r o c l a m é en t e r m e s so­ lennels « que les hommes ont tous été crées égaux et doués par parmi

leur Créateur lesquels

de droits

la liberté,

inhérents

et

inaliénables,

» Jefferson voulut ajouter un

article q u i c o n d a m n a i t l'esclavage. Une majorité d ' u n e seule voix repoussa cette déclara­ tion. Les i n t é r ê t s l ' e m p o r t è r e n t dès l o r s , c o m m e depuis, s u r les convictions des plus illustres pères de la liberté a m é r i c a i n e . W a s h i n g t o n affranchit ses esclaves p a r tes­ tament, Franklin

écrivit c o n t r e l'esclavage, le g r a n d

j u g e J o h n Jay et t a n t d ' a u t r e s g r a n d s h o m m e s p a r t a ­ geaient le m ê m e s e n t i m e n t . Mais, dans la c r a i n t e d'af­ faiblir ou de r o m p r e le lien d e la fédération, déjà si fragile, ils n ' i n s i s t è r e n t pas, et le m o n s t r u e u x h y m e n de la liberté et de la servitude fut consacré. On déguisa c o m m e u n e action honteuse cette disposi-


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

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tion dans le silence évasif d ' u n sous-entendu. Le mot d'esclavage

ne souille aucun article de la Constitution.

On laisse prévoir l'abolition de la traite pour

l'année

er

1808 par ces mots de l'article I , section IX, § 1 : « La migration ou l'importation de telles personnes mission peut paraître

dont l'ad­

convenable aux États actuellement

existants, ne sera point prohibée par le Congrès avant er

l'année 1 8 0 8 . » En outre, dans l'article I , section II, § 3 , qui distribue les représentants en proportion du chiffre de la population, on lit « q u ' a u n o m b r e total des per­ sonnes libres il sera ajouté trois autres personnes.

cinquièmes

de

toutes

» Voilà tout! « Un étranger,

disait

1

C h a n n i n g , pourrait lire la Constitution sans soupçonner que l'esclavage existe parmi nous. » Ainsi, la Constitution se tait sur l'esclavage comme l'Évangile; mais l'Evangile n'en parle pas parce q u e , devant lui, tous les hommes sont égaux ; la Constitution se tait parce que, devant elle, les esclaves ne sont pas des hommes ! Heureusement, le vent de la liberté qui soufflait en E u r o p e se lit sentir en A m é r i q u e . Le Congrès américain de 1794 prohiba la t r a i t e ; le m ê m e principe passa dans les traités intervenus en 1S14 et 1842 entre l'Angleterre et les Etats-Unis, mais sans que ceux-ci aient

jamais

voulu se soumettre au droit de visite, enfin abandonné à la suite des conflits et des négociations diplomatiques de 1858. En m ê m e temps, les États du Nord donnèrent un mé­ morable exemple. Dès 1780, avant la fin de la guerre 1

Note sur une lettre à M. Clay, p. 3 4 9 , édition Laboulaye.


14

L'ESCLAVAGE.

de la révolution, la Pensylvanie et le Massachusets vo­ t è r e n t l'extinction g r a d u e l l e de l'esclavage. Tous les États situés a u nord d u Delaware i m i t è r e n t successive­ m e n t cet e x e m p l e ; il n'y avait p l u s , a u recensement de 1 8 2 0 , u n seul esclave d a n s sept États s u r treize q u i composaient o r i g i n a i r e m e n t la confédération, savoir : la Pensylvanie, le Massachusets, le Connecticut, le R h o d e Island, le New-Jersey, le N e w - H a m p s h i r e , le New-York. L'esclavage restait confiné d a n s les six a u t r e s États : le Delaware, le Maryland, la V i r g i n i e , les deux Carolines et la Géorgie. Mais, à cette é p o q u e , la fédération comptait déjà, dans 1

ces six États s e u l e m e n t : 1 , 0 2 0 , 5 4 0 esclaves , tandis qu'en

1 7 9 0 elle n ' e n r e n f e r m a i t p a s , du n o r d au s u d , 2

plus d e 6 7 0 , 6 3 3 e n totalité. Les d é n o m b r e m e n t s et les a n n e x i o n s 3

trente-deux les États de l ' U n i o n ,

partagés e n t r e dix-

Delaware

2,290

Maryland

90,368

Virginie

472,528

Caroline Nord » Géorgie

Sud

ont porté à

288,548 584,984

581,622 (Helper, Compendium, tableau 12.)

2 Discours prononcé à Newhaven en 1790 par le révérend James Dana. Bibl. de l'Arsenal, fonds Grégoire, documenta anglais, t. III. 3 Sans compter trois ou quatre territoires. — Voici les dates, et, en quel­ que sorte, les extraits de naissance des États de l'Union : 1564. — Une colonie de protestants français, sous la conduite de Ribault, s'établit en Floride. 1565. — Saint-Augustin, fondée par Pedro Melendez. 1584. — Sir Walter Raleigh obtient une patente et envoie deux navires à la côte qui reçoit le nom de Virginie. 1607. — Premier établissement de la compagnie de Londres a Jamestown (Virginie.)


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

17

exportaità peine 2 0 0 , 0 0 0 livres de colon; elle en exporte aujourd'hui pour plus de 600 millions de francs. Voilà, sans parler du riz, du tabac et surtout du sucre, ce que produit le travail des pauvres esclaves! Mais voilà aussi ce qui produit, encourage et décuple l'esclavage. 11 plaît à Dieu que nous retrouvions la solidarité h u m a i n e j u s ­ que dans les plus vulgaires détails, et on frémit en pensant ce q u ' u n e pièce de cotonnade coûte de p e i n e , à l'autre bout du monde, à d e s êtres h u m a i n s , sans parler des êtres soi-disant libres, que les fabriques de Manchester emploient à lisser ce que des mains esclaves ont récolté ! Ce qu'un pareil commerce a d o n n é

de développe­

ment aux Étals du Sud, on le comprend ; la cession de la Louisiane par la F r a n c e , de la Floride p a r l'Espagne, ajoutèrent à celte prospérité. Mais comment fournir à la demande de bras qu'elle 1

suppose, et sans la t r a i t e , comment

obtenir

assez

d'esclaves ? On y pourvut p a r la Traite clandestine, puis par un autre moyen abominable, l'élève des nègres. On élève des nègres comme ailleurs on élève des chevaux, on a un mâle pour dix femelles, on pousse à la reproduction partous les moyens, o n multiplie les produits, puis on les 1

Le révérend J. Dana, dans le discours de 1790 déjà cité,e s t i m eque,pour

recruter l'esclavage aux Étals-Unis et aux Indes Occidentales qui renfermaient ensemble 1,601,302 esclaves, il fallait une importation de 70 à 80,000

es­

claves demandés à l'Afrique tous les ans. Il en concluait que, depuis le com­ mencement de la traite, l'Afrique avait fourni près de 2 0 , 0 0 0 , 0 0 0 d'es­ claves, soit, à 50 liv. st. par tête, une valeur de 600,000,000 liv. st., ou 1,500,000,000 fr. d'êtres humains.

II. 2


18

L'ESCLAVAGE.

vend. Plusieurs États sont n o m m é s , c o m m e nos d é p a r t e ­ ments, qui produisent des bestiaux, pays d'élève, breeding 1

states . Pratique infâme, i n c o n n u e des anciens, et cent fois plus odieuse q u e la t r a i t e , car elle conduit à v e n d r e des enfants q u ' o n a vus n a î t r e , q u ' o n a fait baptiser,

elle

oblige à séparer la famille, elle la transforme en un haras reproducteur ! P a r ces deux moyens et m a l g r é la mortalité qui d i m i ­ n u e en tous pays les races esclaves plus vite q u e les races libres, on a pourvu à la d e m a n d e de cette m a r c h a n d i s e a n i m é e ; il n'y avait pas 7 0 0 , 0 0 0 esclaves, n o u s l'avons déjà dit, dans tous les Etals-Unis, en 1 7 9 0 ; en 1 8 5 0 , le Sud seul en possédait 3 , 2 0 0 , 3 6 4 . Le n o m b r e total des gens dé couleur

était alors de 3 , 5 9 1 , 0 0 0 ; il s'élève en

1860, à 4 , 4 9 0 , 0 0 0 . Sans doute, la résistance du Nord a c o n t i n u é . Dès 1 7 8 7 , Jefferson fit voter u n e loi qui organisa le territoire du nord-ouest de l'Ohio et déclara qu'il n'y aurait plus d'es­ clavage dans cette contrée. Six g r a n d s États, p e u p l é s de q u e l q u e s milliers de sauvage» en

1

1 7 9 0 , et habités p a r

On évalue à 120,000 par a n le nombre des nègres élevés et importés

d'Etat à Etat à l'aide de cette infâme industrie. La Virginie seule en vend de 40 à 5 0 , 0 0 0 pour plus de 100 millions de francs; la Caroline du Nord, Le Kentucky et le Maryland sont les Etats où il s'en élève le plus, après la Virginie; ils sont reçus par la Louisiane, l'Arkansas, l'Alabama, le Mississipi et les autres États à esclaves. Quelques-uns des États à élèves voient leur popu­ lation noire grandement diminuer par l'effet de la vente et l'immigration des blancs. Ainsi le Delaware n'avait plus en 1850 que 2,290 esclaves, le Mis­ souri que 8 7 , 4 5 2 contre 5 9 2 , 0 0 0 blancs. Diminution analogue dans la Caro­ line du Nord, le Maryland, le Kenlucky, qui n'a plus que 2 1 0 , 9 8 1 esclaves contre 701,407» blancs, la Virginie qui a 4 7 2 , 5 2 8 esclaves et 8 9 4 , 8 0 0 blancs.


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

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c i n q m i l l i o n s d'êtres libres en 1 8 5 0 , s e p a r t a g e n t aujour­ d'hui celle terre. Mais p e u à p e u , l ' i n f l u e n c e d e s Etalé d u Sud a envahi la

l é g i s l a t i o n , et l'on p e u t c o m p t e r s e s p a s a u n o m b r e

des l o i s et d e s m e s u r e s qui se s o n t s u c c é d é e s .

$ 2.

D u

c o m p r o m i s

du

Missouri à l'élection du

président

B u c h a n a n (1820-1857)

De 1818 à 1820, une grande controverse s'éleva à l'oc­ casion de l'annexion de l'Etat du Missouri. On sait que parvenu à 4 0 , 0 0 0 habitants, un territoire peut deman­ der son annexion comme État.

Le Missouri avait, dan­

sa constitution, admis l'esclavage. Deux fois la Chambre d e s représentants refusa l'annexion, deux fois le Sénat la vota- Enfin on admit le Missouri sur la proposition de M. Clay, mais en convenant par un compromis, connu sous le nom de compromis

du Missouri,

que désormais

on ne pourrait p l u s établir l'esclavage au delà

d'une

ligne parallèle tirée par 36 degrés 30 minutes de lati­ tude nord, à l'est et à l'ouest du Missouri : « Plaisante justice, disait autrefois Pascal, qu'une rivière ou q u ' u n e montagne b o r n e : vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà ! » Le Sud accepta ce compromis qui lui assurait deux voix de

plus dans le sénat. Le Nord l e vola par fai-

M e s s e , espérant que les immenses territoires de l'Ouest

assureraient à la liberté la prépondérance dans l'avenir. Mais c'est la fatalité de celte d o u l o u r e u r e histoire que


20

L'ESCLAVAGE,

c h a q u e faiblesse a pour conséquence des c r i m e s i r r é m é ­ diables. La servitude et la l i b e r t é ayant ainsi c h a c u n e l e u r d o m a i n e , ce fut à q u i formerait le p l u s tôt des États nouveaux pour g a g n e r d a n s les C h a m b r e s des voix nou­ velles et c o n q u é r i r la majorité. On sait q u ' i l y a deux s é n a t e u r s par État, q u e l q u e soit le chiffre de la p o p u l a t i o n , et u n r e p r é s e n t a n t s e u l e m e n t p o u r u n n o m b r e d ' h a b i t a n t s q u i ne peut ê t r e inférieur à 3 0 , 0 0 0 habitants, et q u e la loi qui le fixe tous les dixans, (Constitution,

er

a r t . 1 , sect. II, § 3) a successivement

porté à environ 9 0 , 0 0 0 . Il en résulte

qu'un

nouvel Etat ayant

moins

de

1 0 0 , 0 0 0 habitants à p e i n e installés, exerce a u t a n t d'influencedans

le Congrès q u e l'Etat le plus ancien e t le plus

peuplé, et que la m i n o r i t é de la nation p e u t ainsi d o m i n e r la majorité et tout paralyser. D'autre part, q u a n d le can­ didat à la présidence n'obtient pas la majorité des voix, la C h a m b r e des r e p r é s e n t a n t s choisit en volant encore par Etat (Constitution]

re

a r t . 11, sect. 1 , § 3), nouvelle

occasion p o u r la m i n o r i t é de la population de faire pré­ valoir ses volontés. Dès lors

on

comprend

l'intérêt

e x t r ê m e q u ' o n attache à l'annexion de nouveaux

Etats

au Sud c o m m e des poids dé p l u s d a n s l'un d e s côtés de la b a l a n c e . L ' i n s t r u m e n t de cette politique d ' a n n e x i o n , c'est la violence ; déjà le Mississipi, l'Alabama, l'Arkansas, avaient été arrachés aux Indiens, et l e s civilisés \ avaient établi la servitude i n c o n n u e des sauvages. Le Texas fut volé au Mexique. Volé! Le mot est de C h a n n i n g . 11 faut lire l ' a d m i r a b l e lettre de ce g r a n d citoyen à M. Clay s u r ce c r i m e . Le


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIOUE.

21

Texas appartenait au Mexique. Or, le Mexique, donnant une leçon de liberté à la République américaine, avait, en secouant le j o u g de l'Espagne, n o b l e m e n t décrété que dorénavant introduit

personne

ne naîtrait

esclave, ne

serait

comme tel, dans les États mexicains.

P o u r ouvrir u n

territoire nouveau

1

à l'esclavage , 2

pour d o n n e r u n e proie aux spéculateurs , on alla au secours de ce qu'on appela p o m p e u s e m e n t

l'indépen­

dance du Texas, c'est-à-dire la révolte d ' u n e faible mino­ rité d'habitants stimulés p a r des colons américains. Et à qui donna-t-on la conquête? A ces citoyens valeureux p o u r prix de l e u r révolte coupable? Nullement ; la géné­ reuse A m é r i q u e s'empara du territoire, sous prétexte de le protéger. « Dans l'armée de 8 0 0 h o m m e s qui ont r e m p o r t é la victoire, dissipé les forces mexicaines et fait prisonnier leur chef, il n'y avait pas plus de 50 citoyens du Texas qui eussent des griefs à venger sur u n c h a m p de bataille. Dans cette g u e r r e , les Texiens ne sont q u ' u n n o m , un prétexte à l'abri duquel les aventuriers venus

d'une

autre contrée ont accompli leur œuvre de p i l l a g e . . . » « 11 est des crimes q u i , par l e u r é n o r m i t é , touchent au s u b l i m e ; la prise du Texas par nos concitoyens a des droits à cet h o n n e u r . Les t e m p s modernes n'offrent a u c u n 1

« L'annexion du Texas étendra et perpétuera l'esclavage, c'est pour

cela qu'on en veut. En ce point, il ne peut y avoir de doute. Dès l'année 1829, l'annexion du Texas était discutée dans les États du Sud et de l'Ouest. On assurait qu'on pourrait y tonner jusqu'à neuf Étals à esclaves aussi grands que le Kentucky... On calculait la hausse qui serait ainsi produite dans le prix des esclaves, » etc. (Channing, p. 509). - 2 Des assemblées révolutionnaires de Texiens avaient concédé à des spé­ culateurs, pour 20,000 dollars, 400 lieues carrées de terres publiques.


22

L'ESCLAVAGE.

exemple de r a p i n e c o m m i s p a r des individus s u r

une

aussi large échelle. Ce n'est rien moins q u e le vol d ' u n Étal. Le pirate prend u n vaisseau, les celons et

leurs l

associés ne se contentent pas à m o i n s d ' u n e m p i r e . » Écoutez encore ces paroles p r o p h é t i q u e s : « Par cet acte, notre pays e n t r e d a n s u n e c a r r i è r e d ' u s u r p a t i o n , de g u e r r e et de c r i m e . . . .Nous tirons va­ nité de notre accroissement r a p i d e . . . Notre p e u p l e se jette en dehors des bornes de la civilisation et s'expose à r e t o m b e r dans u n état d e m i - b a r b a r e p o u r la gloire d'a­ voir de vastes possessions, nous i n q u i é t a n t moins de con­ solider que d'étendre nos i n s t i t u t i o n s . . . Il est temps de songer s é r i e u s e m e n t ,

fermement,

à nous

contenir...

L'annexion du Texas est le c o m m e n c e m e n t de conquêtes qui n e s ' a r r ê t e r o n t qu'à l'isthme de Darien, à moins q u ' u n e juste et sage Providence n e nous arrête et ne nous fasse r e c u l e r . Cessons d é s o r m a i s de crier : La paix ! la paix! notre aigle excitera sa faim et n e l'apaisera pas s u r sa p r e m i è r e v i c t i m e ; il flairera u n e p r o i e p l u s ten­ tante, u n s a n g plus e n i v r a n t à m e s u r e q u ' i l avancera au Sud. Le Texas est le p r e m i e r pas vers le Mexique... Est-il r é s i g n é à n ' ê t r e q u ' u n e victime p a s s i v e ? . . . Croyonsn o u s q u e l'Angleterre restera spectatrice d ' u n e m e s u r e q u i ressuscite la traite et a n n u l e les efforts q u e ,

depuis

longues a n n é e s , elle a faits p o u r la cause de l ' h u m a -jité?... Mais en ajoutant le Texas à la Floride, n o u s e n ­ tourons le golfe d u Mexique... L'archipel des Antilles e n t r e r a nécessairement d a n s ces projets d ' e m p i r e qui

1

Channing, p. 292.


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE

23

grandissent tous les j o u r s . . . L'Angleterre et d'autres na­ tions de l'Europe verront-elles nos envahissements sans alarmes? « On dit. q u e les nations ont leurs destinées, q u e le Turc stationnaire doit succomber devant la Russie... que les Indiens ont. disparu devant les blancs ; que la race mélangée, dégradée du Mexique, doit disparaître devant les Anglo-Saxons. Arrière ces vils s o p h i s m e s ! Il n'y a pas de nécessité pour le crime ! » C h a n n i n g écrivait ces pages éloquentes en

1837,

un

an après le soulèvement des Texiens, soutenus par u n e armée envoyée en p l e i n e paix avec le Mexique, par les Etats-Unis. E n 1843, l'annexion du Texas fut repoussée après u n e vive agitation et d'orageux débats. Il fut admis comme Etat à esclaves le 29 décembre

1 8 4 5 . Presque

aussitôt les prophéties de Channing s ' a c c o m p l i r e n t ; Texas réclama contre le Mexique le territoire du

le

nou­

veau Mexique, et la g u e r r e fut déclarée par M. Polk, alors président. Lorsque la paix fut conclue, l'abandon de la Californie et du Nouveau Mexique fut consacré. Une discussion pas­ sionnée s'étant élevée entre le Nord et le Sud, au sujet de la p r o p o s i t i o n de M. David Wilmot, par laquelle le C o n g r è s déclarait que les subsides nécessaires à la g u e r r e ne seraient accordés que sous réserve de la prohibition de l'esclavage dans tous les territoires qui pourraient être c o n q u i s , la Chambre des représentants vota à plusieurs reprises cette formule connue sous le nom de

Proviso

Wilmot; elle futé c a r t é e p a r le Sénat, mais r e p r i s e p a r la C h a m b r e à propos du traité avec le Mexique, et, pro-


24

L'ESCLAVAGE.

visoirement les nouveaux territoires d e m e u r è r e n t

sans

organisation. L'agitation e l l e s luttes a u g m e n t è r e n t , lors­ qu'on

1850,

la Californie se constitua et demanda son

1

annexion, c o m m e Etat sans esclaves;

clause qui avait été

votée à l ' u n a n i m i t é . Un manifeste d ' u n e violence inouïe rédigé par M. C a l h o u n , fut adressé aux États du Sud par une convention des d é p u t é s et des sénateurs de ces États; il menaçait de la r u p t u r e du lien fédéral. On ne craignit pas de discuter les bases d ' u n e nouvelle organisation, en cas de séparation. Le Nord répondit par des meetings

fu­

rieux. Au congrès, les députés du Sud déposèrent u n e pro­ position tendant à déclarer q u e l'adoption des

mesures

projetées p a r les États du Nord serait considéré c o m m e opérant de plein droit la séparation. De g u e r r e lasse, on adopta le c o m p r o m i s proposé p a r M. Clav, aux

termes

d u q u e l la Californie était admise avec sa Constitution, le nouveau Mexique était détaché du Texas qui recevait une i n d e m n i t é de dix millions de d o l l a r s , le proviso

était

é c a r t é , l'organisation des territoires nouveaux était re­ connue u n droit des h a b i t a n t s , et la constitution, fois acceptée p a r eux, devait être

une

soumise au Congrès.

L'esclavage était m a i n t e n u (il a été aboli depuis) d a n s le district f é d é r a l , c'est-à-dire d a n s la ville de W a s h i n g ­ ton, et le territoire séparé de Columbie. Une loi sévère sur les esclaves fugitifs était p r o m i s e aux Etats d u S u d . On p r o c l a m a M. Clay le s a u v e u r de la paix p u b l i q u e ; il l'avait

sauvée p o u r l ' h e u r e

présente en

r e n d a n t la

g u e r r e inévitable p o u r un avenir peu é l o i g n é . On avait t r a n s i t é s u r des droits sacrés c o m m e on l'eût fait s u r des intérêts v u l g a i r e s ; on préparait a u t a n t de nouveaux dé-


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

bals à chaque nouvelle

25

demande d'annexion;

débats

dans l'intérieur d u territoire avant la constitution ; débats au Congrès p o u r l'examen de celle constitution. P a r une loi s u r les fugitifs,

on aggravait l'esclavage. Tous ces

maux devaient bientôt éclater a p r è s u n apaisement m o ­ m e n t a n é ; quand on jette de nouveaux aliments au feu, on l'étouffé u n i n s t a n t , puis il s'enflamme et il éclate plus impétueux. Le bill des fugitifs fut voté en I N 5 0 ; il autorise le maî­ tre à p o u r s u i v r e et à faire saisir d a n s les Etats libres les esclaves en fuite, m e t à son service les officiers fédéraux et l u i livre le fugitif sans défense, sans j u g e m e n t , sans appel. Disposition odieuse, qui viole le droit d'asile, rend les Etats libres forcément complices des Étals à esclaves, transforme les j u g e s en limiers de police et met la liberté de tout h o m m e à la merci de la dénonciation calomnieuse du p r e m i e r coquin v e n u . Comme

l'a dit

Théodore Parker 1, Judas Iscariote n ' a fait, en livrant son maître

pour

trente deniers, q u e r e m p l i r

les obliga­

tions constitutionnelles; ce n'était pas u n traître, c'était un patriote ! On alla p l u s loin. E n constituant en 1 8 5 4 les terri­ toires du Nebraska et du Kansas, on abolit le compromis du Missouri, on effaça cette ligne bienheureuse au nord de laquelle on était l i b r e , on déclara les h a b i t a n t s d ' u n territoire, parfaitement leurs institutions

libres d'organiser

domestiques

2

eux-mêmes

en respectant la constitu­

tion des Etats-Unis. 1

Cité par M. Laboulaye, Introduction, p. 5 1 .

2

Le mol peculiar institution, institution particulière, est devenu, par


26

L'ESCLAVAGE.

Les conséquences de cet acte n e se firent pas a t t e n d r e . C'est le 5 0 m a i 1854 q u e le territoire d u k a n s a s avait été autorisé. Le 29 novembre, il avait à élire u n d é l é g u é a u 1

congrès p o u r d e m a n d e r son incorporation c o m m e É t a t . Environ m i l l e hommes a r m é s d e s c e n d i r e n t d ' u n t e r r i ­ toire voisin, bousculèrent votes et volants et é l u r e n t u n M. Whitlield, partisan de l'esclavage. Le 5 0 m a r s 1 8 5 5 , les habitants devaient élire l e u r législature territoriale. Plus de 4 , 0 0 0 h o m m e s du m ê m e État e n v a h i r e n t le s c r u ­ tin, en a r m e s , et de 5 , 5 0 0 votes r é u n i s , m o i n s de 1,000 a p p a r t e n a i e n t au Kansas. Que décida u n e législature ainsi installée? Elle d é c l a r a

2

q u ' o n n e pouvait être juré

sans

professer q u e l'esclavage était u n droit ; — q u e s o u t e n i r le contraire e n t r a î n e r a i t deux a n s de travaux forcés et q u a t r e ans p o u r tout écrit, ou i m p r i m é , ou mise en cir­ culation d'écrits contre l'esclavage ; q u a t r e ans contre celui q u i d o n n e r a i t asile à u n esclave fugitif; la

mort,

contre celui q u i l'aiderait à fuir et se cacher ; la mort, contre celui q u i pousserait les esclaves à la révolte ; des­ tin euphémisme hypocrite, le pseudonyme de l'esclavage. On n'ose pas dire :

Je défends l'esclavage, mais on s'écrie : Vous attaquez nos institutions par­ ticulières! Dans un roman de Dickens, Martin Chuzzlevitt,

un certain député du

Sud, l'honorable Elijah Pogram, auquel on reproche d'avoir les mains tou­ jours sales, répond: « Combien vous portez loin votre antipathie envers nos

institutions particulières ! » 1

1

Extrait d'un sermon du Rev. Dudley Ting à Philadelphie, 1 8 5 6 . Il y a deux degrés d'initiation politique pour les pays annexés à l'Union.

L'un consiste dans l'établissement d'un régime provisoire, appelé gouverne­ ment territorial,

l'autre dans l'établissement du régime définitif appelé

gouvernement d'État.

(M. Mignet, notice sur M. Ed. Livingston, lue le

50 juin 1858 à l'Académie des sciences morales, Mémoires, t. III, p. 1 6 . )


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

27

titution du droit do voter contre celui qui refuserait de jurer le bill des fugitifs. Commettre ces crimes est odieux, m a i s les commet­ tre i m p u n é m e n t

est

monstrueux.

L'autorité

centrale

intervint à p e i n e ; elle envoya o r d r e au g o u v e r n e u r Walker de protéger avec quelques troupes le scrutin, violé une troisième lois à la fin de n o v e m b r e 1855, au mo­ ment de l'élection d ' u n nouveau délégué au Congrès. Ce fut l'occasion du m é m o r a b l e discours du sénateur Charles Sumner, qui, en protestant é l o q u e m m e n t contre ce c r i m e , s'écriait : « En vérité, on nous c o m p r e n d tous sous la dénomination c o m m u n e d ' h o m m e s , comme on comprend les é p â g n e u l s , les roquets, les dogues, les chiens-loups, sous le m ê m e n o m de c h i e n s ! » Il ne savait pas si bien p a r l e r , car c'est deux j o u r s après avoir p r o n o n c é ce dis­ cours qu'il fut assailli, à sa place, au Sénat, non loin des bancs

Washington et Adams avaient s i é g é , par

M. Brooks , sénateur de la Caroline,

qui

lui

asséna

un coup de canne s u r la tête et l'étendit sans connais­ sance. « Nous approuvons la conduite de M. Brooks, écrivait le 12 j u i n , le Richmond

Inquirer,

nous

l'approuvons

sans réserve. Cet acte est bon dans sa conception, m e i l l e u r dans son exécution, parfait dans ses conséquences. It was a proper act, done at thè proper t i m e , and in the proper place.

»

Des meetings de félicitation e u r e n t lieu dans le Sud. On vota au sénateur Brooks une c a n n e d ' h o n n e u r . Il ne fut pas exclu du Sénat, il en fut quitte p o u r une a m e n d e de 500 d o l l a r s ; c'était acheter la célébrité à bon m a r c h é .


28

L'ESCLAVAGE.

De semblables les affaires

débats

n'avancèrent

pas

beaucoup

du Kansas. Les m e u r t r e s et les violences

restèrent p r e s q u e i m p u n i s . Le message du Président (1858) raconte en t e r m e s diffus la suite de cette histoire e m b r o u i l l é e et s a n g l a n t e . A la constitution du Topeka a succédé la constitution de Lecompton ; les votes ont suivi les voles, tantôt p o u r , tan­ tôt c o n t r e l'esclavage : ceux-ci a n n u l é s à cause d u n o m ­ bre des abstentions, ceux-là attaqués p a r des protesta­ tions t u m u l t u e u s e s . La question, portée au Congrès, où elle a occupé deux sessions p r e s q u e entières, n'y a pas reçu u n e solution p l u s n e t t e . Le président a d é m e n t i , en sa q u a l i t é officielle,

la conduite q u ' i l avait conseillée

c o m m e p a r t i c u l i e r . Admettrait-on le territoire au nom­ bre des États avec sa constitution bâclée, sauf à e n g a g e r le p e u p l e à l ' a m e n d e r ensuite d a n s u n e convention nou­ velle? ou bien exigerait-on q u e tous les a m e n d e m e n t s aient eu lieu d ' a b o r d , avant l ' a d m i s s i o n ? Le Président était p o u r le p r e m i e r avis, le Congrès a voté p o u r le se­ cond, et, le 4 mai 1 8 5 8 , p a r u n acte que l'on a appelé le Compromis

English,

il a pris u n biais. Se fondant s u r

ce q u e le peuple du Kansas avait d e m a n d é p o u r l'entre­ tien des écoles c o m m u n e s le double de la quantité « de terres publiques

qui aient j a m a i s été accordées aupara­

vant à a u c u n État e n t r a n t d a n s l'Union, » le Congrès a statué que le Kansas ne serait a d m i s q u ' a p r è s u n nou­ veau vote p a r lequel sa p o p u l a t i o n accepterait des conces­ sions m o i n d r e s , équivalentes à celles faites au M i n n e sota. Le Congrès se réserve d ' a p p r o u v e r cette constitution s a n s i n t e r v e n i r s u r la question de l'esclavage, confor-


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

29

mément au principe de n o n - i n t e r v e n t i o n , connu sous le nom de bill d u Nebraska. Le vote a eu lieu le 2 août 1859, et le p e u p l e a rejeté la proposition du Congrès. 11 a dès lors à faire une troisième constitution. Mais une nouvelle difficulté est soulevée par le mes­ sage présidentiel. Le territoire c o m p r e n d - i l , oui ou n o n , le n o m b r e d ' h a bitants nécessaire pour élire u n m e m b r e de la Chambre des représentants, c'est-à-dire 9 3 , 4 2 0 ? P o u r s'en assu­ rer, u n recensement préalable est nécessaire; or, il est assez probable q u e , pendant cette série de votes, d ' é m e u ­ tes, de constitutions faites, brisées, refaites et à refaire depuis 1854, un bon n o m b r e d ' h a b i t a n t s ont quitté cette terre si agitée, et que le r e c e n s e m e n t a u r a

pour résul­

tai un nouvel a j o u r n e m e n t . Le président propose au Conggrès d'étendre

la m e s u r e d e s recensements

à chaque

territoire nouveau ; il est effrayé à la pensée que des hor­ des répandues sur u n e terre à peine défrichée, pourront aussi bien q u e l'Etat de Virginie, être admises à envoyer au Sénat des m e m b r e s ; il ajoute q u e le Sénat, ayant, dans certains cas, à n o m m e r un vice-président des EtatsUnis parmi les s é n a t e u r s , et celui-ci pouvant

devenir

président en cas de mort du président pendant ses fonc­ tions, la fière Amérique du Nord est ainsi exposée à avoir pour chef de la confédération

un citoyen sorti de l'urne

si mal respectée du Kansas ou de l'Utah! Mais le Congrès adoptera-t-il ce parti? Le Kansas acceptera-t-il ce nouveau délai? Le recensement se passerat-il paisiblement? Voilà à quelles extrémités sont réduits


30

L'ESCLAVAGE.

u n e p o p u l a t i o n v e n u e p o u r t r a v a i l l e r et p o u r vivre, un t e r r i t o i r e fertile et é t e n d u , les É t a t s voisins, enfin la con­ fédération tout e n t i è r e ; et p o u r q u o i ? p a r c e q u e le Con­ g r è s a laissé à débattre à des i n t é r ê t s grossiers la q u e s ­ tion d e savoir si des h o m m e s p o u r v u s d ' u n e â m e peuvent être esclaves !

$

3. Depuis l'élection du président B u c h a n a n j u s q u ' à l'insurrection d'Harper's Ferry. (1856-1860).

Depuis q u e la question d u K a n s a s est soulevée, le p o u ­ voir p r é s i d e n t i e l a c h a n g é d e m a i n s u n e p r e m i è r e fois, e n 1 8 5 7 . L'élection, q u i a d o n n é la majorité à M. B u c h a n a n , est u n a u t r e i n c i d e n t fort significatif de ce l a m e n t a b l e d r a m e , q u i r e s s e m b l e fort a u p r o l o g u e d ' u n e g u e r r e c i ­ vile. M. de Tocqueville l'a p a r f a i t e m e n t dit : « Le choix du p r é s i d e n t n ' i m p o r t e q u e m o d é r é m e n t à c h a q u e ci­ toyen.... Mais les p a r t i s se servent d u n o m d u c a n d i d a t à la p r é s i d e n c e , c o m m e d ' u n s y m b o l e , ils personnifient en 1

lui l e u r s t h é o r i e s . » Toute la l u t t e , c o m m e celle des élections p r é c é d e n t e s , eut p o u r pivot la q u e s t i o n d e l'esclavage. Toutes les a n ­ ciennes d é n o m i n a t i o n s des p a r t i s se sont effacées devant celle d e freesoilers

2

ou de partisans d e ce q u ' o n n o m m e

p a r u n h o n t e u x d é t o u r les institutions particulières

des

1 T. I, p. 2 1 8 . - Les Free-Soilers

sont le parti républicain,

et leurs adversaires sont

les démocrates. On désigne aussi les États du Nord sous le nom de Labour

States, ceux du Sud sous le nom de Capital States.


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

31

É t a t s d u S u d . Les partis en sont a r r i v é s à u n d e g r é de violence, en p u b l i c et d a n s la presse, qui dépasse toute i m a g i n a t i o n , et les abolitionnistes ne le c é d è r e n t en r i e n à l e u r s adversaires, et c o m p r o m i r e n t ainsi au plus liant d e g r é la cause de l ' a b o l i t i o n . On sait q u e le succès d e m e u r a aux p a r t i s a n s de l'escla­ vage. Ils choisirent, le 4 m a r s 1 8 5 7 , le p r é s i d e n t B u c h a ­ n a n . Agé de soixante-six a n s , s e c r é t a i r e d ' E t a t du président Polk, au m o m e n t de l'annexion du Texas, p u i s ambassa­ d e u r à Londres, ce vieux d i p l o m a t e avait, o u t r e ses fa­ cultés é m i n e n t e s , trois litres à celle faveur. Il était ou­ v e r t e m e n t c o n n u p o u r ses opinions favorables à l'annexion de C u b a ; il faisait

partie

de la

conférence

d'Ostende

q u i e n c o u r a g e a l ' a v e n t u r i e r Lopez, avec ce M. Soulé, a m ­ b a s s a d e u r à Madrid, a u q u e l M. Marcy, s e c r é t a i r e d'État, osait écrire, le 1 5 n o v e m b r e 1 8 5 4 , « de s'opposer à l'a­ bolition de l'esclavage à Cuba, avant q u ' o n ait avisé à ce que eette m e s u r e ne soit pas n u i s i b l e aux i n t é r ê t s (lisez aux convoitises)

des États-Unis. » Il a p o u r devise de sa

politique ce qu'on appelle ladoctrine

1

de Monroë ,

mée e n ces deux formules : Américanisation rique , l'Amérique

aux

Américains,

résu­

de l'Amé­

c'est-à-dire

tout

p r e n d r e et é c a r t e r les é t r a n g e r s . Enfin il est d ' u n carac­ tère vraiment

diplomatique et,

2

toujours i r r é s o l u , il

oscille entre les deux p a r t i s , disant aux États à esclaves : «Gardez

vos esclaves, la constitution

du Nord : c< Ne cas

1

le permet;

» aux États

mêlez pas des esclaves, la

constitution

La première et la plus exacte formule de cette doctrine se trouve dans le

message du président Monroë, 1 8 2 5 . 2

V. sa lettre, du 15 août 1 8 5 7 , dans les Débats du 23 septembre.


32

L'ESCLAVAGE.

le défend;

aux États nouveaux : « Votez ce q u e vous vou­

drez, je me fie au jours

scrutin,

sur pour redresser

le remède

tous les torts.

américain,

tou­

»

É l u à cause de ces q u a l i t é s et dans ces c i r c o n s t a n c e s , le p r é s i d e n t B u c h a n a n a vu passer les q u a t r e a n n é e s de sa présidence, n'ayant

c o n t e n t é ni m é c o n t e n t é p e r s o n n e ,

p r o v o q u a n t p e u à peu l ' E s p a g n e , t â c h a n t de tenir égale u n e b a l a n c e q u i p e n c h e d e p l u s en p l u s du coté de l'es­ clavage. C e p e n d a n t le t e m p s é t a n t

venu p o u r lui de sa créer 1

des titres soit à u n e élection n o u v e l l e , soit à un souvenir reconnaissant,

s'il

n'est p a s r é é l u ; ses d e r n i e r s m e s s a ­

ges p o s è r e n t p l u s h a r d i m e n t la p o l i t i q u e à l a q u e l l e il a m b i t i o n n e de m e t t r e la m a i n ou de laisser son n o m . L'élection d u Kansas n o u s a p a r u le tableau le p l u s exact des m œ u r s politiques à l ' i n t é r i e u r . Les messages du p r é s i d e n t B u c h a n a n en 1 8 5 8 , 1859, 1 8 6 0 , sont l'ex­ posé c a r a c t é r i s t i q u e de la p o l i t i q u e a m é r i c a i n e à l'exté­ rieur. On sait c o m b i e n les c o m m u n i c a t i o n s officielles

des

g o u v e r n e m e n t s d e l ' E u r o p e sont r e m a r q u a b l e s p a r l a net­ teté et la brièveté ; on a p o u s s é loin, en A n g l e t e r r e et en 1

« Il est impossible de considérer la marche ordinaire des affaires aux

États-Unis, sans s'apercevoir que le désir d'être réélu domine les pensées du président; que toute la politique de son administration tend vers ce point, que ses moindres démarches sont subordonnées à cet objet; qu'à mesure surtout que le moment de la crise approche, l'intérêt individuel se substitue dans son esprit à l'intérêt général.

Rééligible, il n'est qu'un instrument

docile dans les mains de la majorité, il aime ce qu'elle aime, hait ce qu'elle liait, il vole au-devant de ses volontés, prévient ses plaintes, se plie à ses moindres désirs; les législateurs voulaient qu'il la guidât, et il la suit. (Tocqueville, 1, p. 2 2 3 . )


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

33

Franco, l'art de tout dire en peu de mois, ou q u e l q u e ­ fois de ne rien d i r e , m a i s dans un l a n g a g e q u i a g r a n d a i r . Les cartons d i p l o m a t i q u e s , m a l h e u r e u s e m e n t

fermés

m ê m e après q u e les é v é n e m e n t s ont pris place dans l'his­ toire,

renferment

des trésors et d e s modèles achevés,

trop peu c o n n u s , de la plus parfaite l i t t é r a t u r e . Bien dif­ férents de ces d o c u m e n t s , les messages, aux Étals-Unis sont des pièces i n t e r m i n a b l e s , monotones et confuses. A les p é n é t r e r , à les traverser, à les c o n n a î t r e , il faut la patience et la résolution d ' u n explorateur des forêts

vier­

ges, avançant pas à pas et se faisant j o u r la hache à la m a i n . Ce c o u r a g e n'est pas toujours r é c o m p e n s é . Les messages de 1 8 5 8 , I 859 et I 8 6 0 , m é r i t e n t la peine d ' ê t r e analysés; sous la masse é n o r m e des sujets, des faits, des chiffres, des m o t s , on découvre des déclarations d ' u n e i m p o r t a n c e i m m e n s e p o u r le monde,

on

comme

découvrait

d e r r i è r e une forêt touffue, 11 n'est pas

sans

cher, p o u r les mettre

l ' E u r o p e et du

repos de

dans l ' a r m é e d e Macbeth,

des lances

et des glaives.

intérêt d'extraire

et de r a p p r o ­

en relief, les

du

articles

pro­

g r a m m e de politique extérieure d e M. B u c h a n a n . En Chine et au J a p o n , le p l é n i p o t e n t a i r e , avec u n e habileté et une

adresse

strations de deux g r a n d e s férir,

les m ê m e s

1

hors l i g n e , a profité des d é m o n ­ nations

pour

obtenir

sans c o u p

avantages p o u r la s i e n n e . L ' A m é r i q u e

j o u é le rôle d e l'Autriche dans la g u e r r e d'Orient, consiste à g a g n e r sans m e t t r e d ' e n j e u .

Conclu

a

qui

Tien-

Tsin le 18 j u i n 1858, et ratifié par le p r é s i d e n t sur l'avis

1

Message de 1858. II.

3


34

L'ESCLAVAGE.

du sénat le 21 d é c e m b r e suivant, le traité a été reporté à P é k i n p a r M. J o h n W a r d ,

et les ratifications ont été 1

é c h a n g é e s le 16 août I 8 5 9 à P e i t s a n g . Le p r é s i d e n t a r e m p o r t é , en 1 8 5 8 , un succès d i p l o m a ­ t i q u e notable en n é g o c i a n t l ' a b a n d o n d u droit de visite p a r l ' A n g l e t e r r e ; il s'en félicite en disant t r è s - j u s t e m e n t : « J a m a i s deux nations n ' o n t existé dans le m o n d e qui pussent se faire t a n t de b i e n ou t a n t de m a l . » Il ajoute que. « les abordages r é i t é r é s des croiseurs a n g l a i s dans le golfe du Mexique et des m e r s adjacentes étaient d ' a u t a n t p l u s i n j u r i e u x et e n n u y e u x q u ' i l s étaient c o m m i s d a n s les e a u x naviguées par u n e g r a n d e portion du c o m m e r c e des Etats-Unis et q u e l e u r l i b r e f r é q u e n t a t i o n tielle à la s é c u r i t é du commerce

est essen­

des côtes e n t r e les diffé­

r e n t s Etats de l'Union. » Ce c o m m e r c e des côtes p o u r r a i t r a p p e l e r u n peu celui des côtes d ' A f r i q u e . E n 1 8 5 9 , u n e nouvelle difficulté s'est élevée p o u r la possession de l'île S a i n t - J u a n , m a i s elle est en voie d ' a r ­ rangement. Les relations avec la. F r a n c e et la Russie c o n t i n u e n t à être amicales. 11 n ' e n est pas de m ê m e , ni en 1 8 5 8 , ni en 1 8 5 9 , avec l ' E s p a g n e . On était résolu à u n a r r a n g e ­ m e n t à l ' a m i a b l e , s'il

était possible ; j u s q u ' à p r é s e n t il

n ' a pu être r é a l i s é . On a confié à u n citoyen d i s t i n g u é de Kentucky le soin d'essayer pour la dernière

fois d ' o b t e n i r

justice du g o u v e r n e m e n t e s p a g n o l . Quels sont d o n c les griefs d e p u i s cette affaire d u Black Warrior

q u e le p r é ­

sident déclare de n a t u r e s'il n'y avait pas eu r é p a r a t i o n , 1

Message de 1859.


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

à l é g i t i m e r un appel immédiat

35

à la guerre? Ce sont des ré­

clamations p o u r les droits de d o u a n e i n j u s t e m e n t p e r ç u s . P u i s des fonctionnaires espagnols, placés sous le contrôle du capitaine

général

de Cuba,

ont i n s u l t é le d r a p e a u

national. Voilà Cuba mise en c a u s e . E c o u l o n s la suite : Il est fort d é s a g r é a b l e

d'avoir à

r é c l a m e r à Madrid, à si l o n g u e distance et devant

des

m i n i s t è r e s qui, c h a n g e n t si souvent, p o u r des faits sur­ venus à Cuba, car enfin « Cuba est p r e s q u ' e n vue d e nos côtes; notre c o m m e r c e avec elle est b e a u c o u p p l u s considérable q u e celui d ' a u c u n e a u t r e nation, y c o m p r i s l ' E s p a g n e e l l e - m ê m e ; nos citoyens ont contracté l ' h a ­ bitude de relations personnelles q u o t i d i e n n e s et é t e n d u e s dans toutes les parties de l'île. » Un paysan n o r m a n d ne médite pas avec plus d'adresse le projet de r e c u l e r la b o r n e du c h a m p d u voisin, si celuici refuse de lui vendre ce c h a m p si voisin du sien, si fort à sa convenance,

si fréquenté p a r ses enfants

11 a l l è g u e a u s s i l'intérêt de l ' a g r i c u l t u r e : ce

champ

sera mieux cultivé p a r ses m a i n s , il ne le laissera p a s en­ vahir, c o m m e s o n possesseur actuel, p a r les mauvaises h e r b e s , ou p a r les m é t h o d e s a r r i é r é e s . M. B u c h a n a n s'élève plus h a u t ; il invoque la m o r a l e , la p h i l a n t h r o p i e , et voyez quelle est l ' e r r e u r d e l ' E u r o p e ! Elle s ' i m a g i n e q u e le Sud convoite Cuba, p o u r q u e l'Union compte un État à esclaves de p l u s . Elle se rappelle la lettre à M. Soulé q u e n o u s avons citée. Non,

nen,

l'Union veut a c q u é r i r Cuba p a r h o r r e u r p o u r la I r a i le. « C'est le seul point du inonde, dit le message, où soit tolérée la


36

L'ESCLAVAGE.

traite desnoirs, et nos traités avec la Grande-Bretagne nous obligent à entretenir sur la côte d'Afrique une force navale, à grands frais d'hommes et d'argent, dans le but unique d'arrêter les négriers à des­ tination de cette île... » « Aussi longtemps que ce marché à esclaves restera ouvert, il ne saurait y avoir d'espoir de civilisation pour la malheureuse Afrique. Aussi longtemps que la demande d'esclaves continuera à Cuba, les infâmes et barbares chefs africains se feront la guerre afin de faire des prison­ niers pour approvisionner la traite. Dans un pareil état de choses, il est impossible que la lumière de la civilisation et de la religion puisse jamais pénétrer dans ces contrées de ténèbres. »

Le message de 1859 r é p è t e ces considérations si phi­ l a n t h r o p i q u e s et si p i e u s e s : « Comme nation chrétienne, nous sommes obligés de considérer quels maux souffrirait la malheureuse Afrique, si nous ouvrions de nouveau le commerce des esclaves. Cela donnerait à ce commerce une impulsion et une extension qu'il n'a jamais eues même d'ans ses plus beaux

jours.

Les nombreuses victimes qui devraient être fournies

transformeraient toute la côte d'où l'on tirerait les esclaves en un vé­ ritable enfer, et notre pays serait responsable aux yeux de Dieu et de l'humanité. Ses misérables tribus seraient constamment engagées les unes contre les autres dans des guerres de pillage, dans le but de s'emparer d'esclaves pour approvisionner le marché américain. Tout espoir de civilisation en Afrique serait ainsi perdu. » « D'un autre côté, s'il n'y avait plus à Cuba un marché pour l e s esclaves africains et que le monde entier fût fermé pour ce commerce, nous pourrions raisonnablement espérer une amélioration graduelle eu Afrique. Le principal motif de guerre entre les tribus cesserait par­ tout où il n'y aurait aucune demande d'esclaves. Les ressources de ce pays fertile, mais misérable, pourraient alors se développer par le tra­ vail industriel et fournir les matériaux pour un commerce légitime à l'étranger et à l'intérieur ; de cette manière la chrétienté et la civilisa-


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

37

tion pénétreraient graduellement et dissiperaient l e s ténèbres existantest. » N'en doutons plus : c'est p a r i n t é r ê t p o u r que l'Amérique

veut

l'Afrique

d é p o u i l l e r l ' E s p a g n e ; c'est

par

aversion de la traite des esclaves q u e le Sud b r û l e d ' a n ­ nexer un Etat à esclaves de p l u s ! A ces pieuses vues revient c e p e n d a n t se m ê l e r encore un s e n t i m e n t m o i n s é l e v é ; déjà e x p r i m é , il r e p a r a î t u n e seconde fois, p u i s u n e troisième fois. M. Buchanan p a r l e des p r i n c i p e s de l ' A m é r i q u e avant d e p a r l e r de ses a p ­ pétits, c o m m e on prie avant d e m a n g e r ,

m a i s la faim

parle plus h a u t , et elle i n t e r r o m p t la m o r a l e : « Par sa position géographique, dit-il, l'île de Cuba commande l'embouchure du Mississipi et le commerce immense (qui va en aug­ mentant chaque année) de la vallée de ce noble fleuve, laquelle em­ brasse aujourd'hui la moitié d e s États souverains de l'Union. Avec celle île sous la domination d'une puissance étrangère, ce commerce, d'une importance vitale, est exposé au danger de se voir anéanti en temps de guerre, outre qu'il a été exposé jusqu'ici à des dommages et à des ennuis incessants en temps de paix. Nos relations avec l'Espagne, qui devraient être du caractère le plus amical, seront question

tant que le gouvernement

sa condition

toujours en

colonial de l'île restera

dans

actuelle. »

« Tandis que la possession de l'île serait d'une immense importance pour les Etats-Unis, sa valeur est comparativement peu considérable pour l'Espagne. Telle était la situation relative des partis lorsque le grand Napoléon transféra la Louisane aux Etats-Unis. Jaloux, comme il le fut toujours, de l'honneur et des intérêts nationaux de la France, personne

dans le monde entier ne lui a imputé à blâme d'avoir a c ­

cepté une compensation pécuniaire pour cette cession. » La c o n s é q u e n c e se d e v i n e . On va m a r c h a n d e r Cuba


L'ESCLAVAGE.

38

à l ' E s p a g n e c o m m e u n c o u r t i e r m a r c h a n d e u n ballot de coton, o u l'enlever c o m m e u n a m o u r e u x enlève u n e j e u n e beauté ! « Mes prédécesseurs ont fait savoir au monde que les États-Unis ont à plusieurs reprises tenté d'acquérir Cuba de l'Espagne au moyen d'une négociation

honorable. Le puissions-nous, nous

ne voudrions

pas acquérir Cuba d'aucune autre manière. Nous le devons à notre réputation nationale. Tout le territoire que nous avons acquis depuis l'origine de ce gouvernement a été loyalement acheté, de la F r a n c e , de l'Espagne, du Mexique, ou obtenu par l'acte libre et spontané de 1

l'État du T e x a s , en j o i g n a n t ses destinées aux nôtres. C'est la con­ duite que nous tiendrons toujours, à moins circonstances quе nous autorisent

clairement

rieuse et omnipotente

ne prévoyons

pas

à nous en départir de notre propre

qu'il ne se présente aujourd'hui.

des

et qui nous

en vertu de la loi

impé-

2

salut .

1

M. Buchanan écrit à sa façon l'histoire de la capture du Texas et de la vente de la Louisiane. On a vu si le Texas avait été libre et spontané. Quant à la Louisiane, on sait que Napoléon 1 , au moment de la rupture de la paix d'Amiens (mars 1 8 0 5 ) , embarrassé pour défendre la Louisane contre l'agres sion probable des Anglais, et ne voulant pas demander au crédit des r e s ­ sources pour la guerre, imagina, malgré la vive opposition de son ministre de la marine, M. Decrès, de vendre ce b e a u territoire pour 80 millionsM. Monroë, venu pour régler la question du transit sur le Mississipi, fut très-surpris de cette proposition inattendue, qu'il eut 1 habileté d'accepter sur le-champ. Les nécessités de la guerre et la détresse financière lurent d o n c les causes de cet abandon regrettable, qui rendit les Etats-Unis maîtres des Bouches du Mississipi et du golfe du Mexique, et ne leur laissèrent pour voisins que les Espagnols. (Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, i. IV, liv. xvi, p. 5 2 0 . ) er

- En 1 8 5 9 , confirmation de la même politique : « Je n'ai pas besoin de re­ produire les arguments que je faisais valoir dans mon dernier message en faveur «le l'acquisition de Cuba moyennant loyal achat. Mon opinion à ce sujet n'a pas changé. J'appelle encore votre sérieuse attention sur cette question. A moins d'une reconnaissance de cette politique, il sera presque impossible d'ouvrir des négociations avec quelque chance raisonnable de succès? »


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

39

L'astuce et la convoitise n e s a u r a i e n t i n v e n t e r u n l a n ­ gage p l u s h a b i l e et p l u s a u d a c i e u x . E n vérité, on se de­ mande

si on lit u n d o c u m e n t

de l'histoire réelle ou

u n e scène de c o m é d i e . L e s petits griefs r a s s e m b l é s , a m ­ plifiés, et d e v e n a n t u n casus belli; celte i n s i s t a n c e adroite à étaler les séductions de ce q u ' o n convoite; la m o r a l e invoquée a u m o m e n t où on s'y attend le m o i n s ; p u i s , ces offres p r o s a ï q u e s d ' a r g e n t et d ' é c u s s o n n a n t s ; la m a l h e u reuse r é m i n i s c e n c e de l'acte libre et spontané ces protestations de fidélité à la réputation

du Texas;

nationale;

tout

cela c o m p o s e u n e scène c o m p l è t e qui se t e r m i n e p a r u n trait ineffable : « C'est la c o n d u i t e q u e n o u s MOINS qu'il ne se presente risent à nous en départir.

tiendrons toujours, A

des circonstances

qui nous

auto­

»

Voilà ce q u e l'on fait, savoir au m o n d e . Si l ' a v e n t u r i e r Lopez eût été p r é s i d e n t , eût-il écrit d ' a u t r e s p a r o l e s ? 11 est p r o b a b l e q u e , d a n s l ' i n t i m i t é de ses conseils politi­ q u e s , le président

tient u n l a n g a g e e n c o r e p l u s clair,

p l u s net, p l u s p r a t i q u e . On se

rappelle

d u second acte de le Roi, q u i vient

i n v o l o n t a i r e m e n t celle scène tinaie Louis XI de Casimir Delavigne,

de traiter avec le d u c de B o u r g o g n e

p a r l ' e n t r e m i s e d u c o m t e de N e m o u r s , cause avec son c o m p è r e T r i s t a n s u r les moyens de r e p r e n d r e le traité et d e se d é b a r r a s s e r du comte : Tous deux sont à votre merci. — Respect au droit des gens! Non pas, non, rien ici....

11 s ' i n t e r r o m p t p o u r p r i e r , puis :


40

L'ESCLAVAGE. . Mais, qui sait? sur la r o u t e — Il est fier! — Arrogant!... — Dans un bois écarté, Par les siens ou par lui lu peux être insulté? — Je le suis!—

Défends-toi. — Comptez sur moi ! — J'y c o m p t e .

Ainsi l ' E s p a g n e ,

r é d u i t e au rôle du v e n d e u r m a l g r é

lui, verra p e u t - ê t r e , si elle résiste, son bien lui é c h a p p e r avec le p r i x . Car le message ne prévoit m ê m e pas d ' h é ­ sitation. Le président s o u m e t la q u e s t i o n au C o n g r è s , parée qu'il « peut d e v e n i r i n d i s p e n s a b l e au succès, dit-il, que j e me trouve revêtu de la faculté de faire u n e a v a n c e au g o u v e r n e m e n t espagnol aussitôt a p r è s la s i g n a t u r e du t r a i t é , sans a t t e n d r e q u ' i l soit ratifié p a r le S é n a t . » Cependant, que répond l'Espagne? Le 51 d é c e m b r e

1 8 5 8 , i n t e r p e l l é à la C h a m b r e des

d é p u t é s , le m i n i s t r e des affaires é t r a n g è r e s d é c l a r e q u e « le g o u v e r n e m e n t est disposé, à d e m a n d e r la satisfac­ tion v o u l u e p o u r u n e p a r e i l l e i n s u l t e ; . . . q u ' i l r e p o u s s e avec é n e r g i e des p r o p o s i t i o n s si d é s h o n o r a n t e s , et q u e , le cas échéant, il s ' o p p o s e r a , même

par

la force,

au d é ­

m e m b r e m e n t de la m o i n d r e p a r c e l l e du territoire e s ­ p a g n o l . .. » M. Olozaga propose au Congrès d ' a d h é r e r à ces p a ­ roles, et la proposition es! a d o p t é e à l ' u n a n i m i t é . Au Sénat, le 4 j a n v i e r 1 8 5 9 , le m i n i s t r e r é p è t e ses d é ­ c l a r a t i o n s ; il affirme q u ' i l n ' e x i s t e e n t r e les Etats-Unis et l'Espagne a u c u n e m é s i n t e l l i g e n c e . 11 ajoute qu'il n ' a été fait a u c u n e offre

p o u r la vente de C u b a . E n f i n , il s'é­

crie : « Si q u e l q u e r e p r é s e n t a n t d ' u n e p u i s s a n c e é t r a n g è r e venait à m e faire q u e l q u e offre a u sujet de l'aliénation


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

de Cuba, j e m ' e m p r e s s e r a i s

41

de l ' i n t e r r o m p r e dès les

p r e m i e r s mots, et je lui d i r a i s l'effet p r o d u i t p a r de telles insinuations s u r l'esprit des Espagnols. La conser­ vation de l'île de Cuba n'est pas p o u r n o u s u n e question d ' i n t é r ê t , n i de c o n v e n a n c e , c'est u n e question de di­ gnité et d ' h o n n e u r ; tout l'Intérêt qui en p o u r r a i t résul­ ter, tout l ' o r qui p o u r r a i t être a m o n c e l é , seraient insuf­ fisants p o u r d é t e r m i n e r l ' E s p a g n e à faire le sacrifice d e ce g l o r i e u x reste des précieuses découvertes et des s u r ­ p r e n a n t e s et magnifiques conquêtes de nos aïeux. L'alié­ nation de Cuba! mais c'est là u n e pensée folle q u i n e s a u r a i t venir q u ' à des personnes ne connaissant pas l ' E s p a g n e et n ' a y a n t j a m a i s p é n é t r é dans ses s e n t i m e n t s les p l u s i n t i m e s ! » Ainsi, tout ce q u e M. B u c h a n a n affirme, le m a r é c h a l O'Donnell le n i e ; tout ce q u e les Etats-Unis d e m a n d e n t , 1

l'Espagne le r e p o u s s e . Qui t r o m p e - t - o n ici? c o m m e n t sortir de cette collision? H é l a s ! j e c r a i n s fort qu'il ne soit p r o u v é u n e fois d e plus q u e la raison d u p l u s

fort

est toujours la m e i l l e u r e . Espérons mieux c e p e n d a n t ; croyons q u e le d r o i t sera le plus fort, q u e les nations voisines de Cuba p a r leurs colonies, et de l'Espagne p a r l e u r territoire, n e laisse­ ront pas d é p o u i l l e r cette n o b l e nation ! 1

A Cuba, les autorités provoquent des protestations. Dans une adresse à

la reine, la corporation de la Havane s'indigne du projet de vendre des hommes libres comme un vil troupeau d'esclaves. Est-ce bien la comparaison que devaient choisir des hommes qui ne rougisseiil pas de vendre et d'acheter d'autres hommes, et à qui précisément revient la honte d'avoir donné dans la langue humaine un sens et une appli­ cation à cette phrase : Vil troupeau d'esclaves?


42

L'ESCLAVAGE.

Q u e l q u e soit l ' a v e n i r , n e sortons pas de n o t r e sujet, et t i r o n s d e ces é v é n e m e n t s les leçons q u ' i l s r e n f e r m e n t . Si l ' E s p a g n e avait suivi l ' e x e m p l e des n a t i o n s c h r é ­ t i e n n e s , si elle avait affranchi ses esclaves, il est p r o b a b l e q u ' a p r è s les sacrifices de q u e l q u e s a n n é e s de transition la p r o s p é r i t é de cette m a g n i f i q u e colonie a u r a i t r e p r i s son c o u r s , c o m m e à la J a m a ï q u e , à B o u r b o n , à Maurice. Il est v r a i s e m b l a b l e aussi q u e les n o i r s , en g é n é r a l m i e u x traités d a n s les colonies e s p a g n o l e s q u e p a r t o u t a i l l e u r s , et aussi bien m o i n s n o m b r e u x q u e les b l a n c s , se s e r a i e n t facilement g r o u p é s a u t o u r de l e u r s a n c i e n s m a î t r e s . Au lieu d e cela, les Espagnols se sont obstinés ou p l u t ô t e n ­ d o r m i s en r é p é t a n t l e u r acaben cuando

p r o v e r b e : Que los esclaves

se

el tiempo los acabe ( l ' e s c l a v a g e sera d é ­

liant q u a n d le t e m p s le d é t r u i r a ) . Ils o n t trouvé doux d'exploiter, c o m m e on e x p r i m e le j u s d ' u n fruit s a v o u r e u x , ce p r é c i e u x reste des décou­ vertes d e l e u r s a ï e u x , et à p e i n e q u e l q u e s voix se s o n t élevées en E s p a g n e en faveur d e l ' é m a n c i p a t i o n , l o r s q u e l ' A n g l e t e r r e et la F r a n c e retentissaient de r é c l a m a t i o n s triomphantes. A u j o u r d ' h u i l ' E s p a g n e n e p e u t pas é m a n c i p e r : l'af­ f r a n c h i s s e m e n t serait le s i g n a l d ' u n e i n s u r r e c t i o n

ou

d ' u n e t r a h i s o n ; ou b i e n les esclaves feraient de Cuba un n o u v e a u S a i n t - D o m i n g u e , ou b i e n

les p r o p r i é t a i r e s d e

C u b a , d o u b l e m e n t d é s i r e u x de g a r d e r l e u r s esclaves et de se d é b a r r a s s e r des f o n c t i o n n a i r e s et des i m p ô t s , t e n ­ d r a i e n t la m a i n à l ' A m é r i q u e du Nord. Or, celle-ci n e veut pas q u e l ' E s p a g n e é m a n c i p e ses esclaves, d e p e u r q u e l ' e x e m p l e n e soit c o n t a g i e u x d a n s les États d u Sud ;


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

43

e l l e p r o p o s e d ' a c h e t e r , elle se r é s e r v e de p r e n d r e . L ' E s ­ p a g n e est en q u e l q u e sorte e n f e r m é e d a n s u n c r i m e p a r un autre crime. Pour les États-Unis,

ils sont é g a l e m e n t p o u s s é s ,

l e m e n t poussés à un c r i m e p a r un a u t r e . A tout

fata­

prix il

faut s ' a g r a n d i r , n o u s l'avons déjà dit, c a r c h a q u e accrois­ sement d e t e r r i t o i r e a u g m e n t e l ' i n f l u e n c e d a n s

le C o n -

g r è s , d a n s le S é n a t ,

d a n s le vote p r é s i d e n t i e l , d a n s les

fonctions publiques.

Le Nord et le S u d o r g a n i s e n t à la

hâte et à

l'envi

des E t a t s n o u v e a u x ; c'est à q u i a r r i v e r a

le p l u s vite, c'est u n e v é r i t a b l e

c o u r s e aux t e r r i t o i r e s .

Aussi Cuba n ' e s t pas s e u l e m e n a c é e . Le M e x i q u e est faible et a g i t é ; c'est le m o m e n t de tirer parti d e sa fai­ blesse et d e m e t t r e à profit ses a g i t a t i o n s .

Ecoutons e n ­

core les i n s i n u a t i o n s d u p r é s i d e n t B u c h a n a n : « Notre position, relativement aux États indépendants situés au sud de nous sur ce continent, et spécialement en ce qui touche ceux qui se trouvent dans les limites de l'Amérique du Nord, est toute particu­ lière. La frontière septentrionale du Mexique correspond à notre fron­ tière méridionale d'un océan à l'autre, et. nous rement éprouver

un profond

intérêt

devons

nécessaire-

pour tout ce qui concerne le

bien-être et la destinée d'un si proche voisin. Nous avons nourri les vœux les plus cordiaux pour le succès de cette

toujours république

et l'espérance de la voir, après tant d'épreuves, jouir enfin d ' u n e paisi­ ble prospérité sous un gouvernement libre et stable. Jusqu'ici nous ne sommes jamais intervenus, directement ou indirectement, dans ses affaires intérieures, et c'est un devoir envers nous-même

d e protéger

l'intégrité de son territoire contre l'intervention hostile d'aucune au­ tre puissance.

Notre position géographique, notre intérêt direct dans

tout ce qui

c o n c e r n e le

lativement

au continent

devoir absolu... »

Mexique, et notre politique

bien arrêtée

re­

de l'Amérique du Nord, nous e n font un


44

L'ESCLAVAGE. « La vérité est que ce beau pays, gratifié d'un sol productif et

d'un climat bienfaisant, se trouve réduit, par des dissensions civiles, à une сondition d'anarchie et d'impuissance presque irrémédiable !

Les r é c l a m a t i o n s p é c u n i a i r e s n e s o n t pas payées. Des citoyens a m é r i c a i n s ont été v i c t i m e s d e m e u r t r e , d ' e m ­ p r i s o n n e m e n t et de p i l l a g e . Des c o n t r i b u t i o n s vexatoires ont été exigées. Le m i n i s i r e a m é r i c a i n

(M. Forsyth) a

e n g a g é s e ; n a t i o n a u x à n e p a s les a c q u i t t e r ; il a p r o ­ testé c o n t r e la saisie des b i e n s et le b a n n i s s e m e n t d ' u n Américain ; il a q u i t t é Mexico. Le président attend la fin de la l u t t e et e s p è r e j u s t i c e , si le p a r t i c o n s t i t u t i o n n e l l ' e m p o r t e . « N'était cette espérance, dit-il, j'aurais recommandé au Congrès d< conférer au président les pouvoirs nécessaires pour prendre possession d'une partie des territoires lointains et inhabités du Mexique, qui sé­ raient gardés еn gage jusqu'à la satisfaction de nos justes demandes. »

Voilà u n conseil d ' u n e m o d é r a t i o n q u i s e m b l e l o u a b l e . C'est

u n e triste p e r s p e c t i v e p o u r

le g o u v e r n e m e n t

c o n s t i t u t i o n n e l q u e d'avoir, dès le l e n d e m a i n d e son t r i o m p h e , à r é p o n d r e aux r é c l a m a t i o n s à l'égard d e s ­ quelles on d é c l a r e q u ' o n a d é s o r m a i s « épuisé moyens

tous les

doux. »

On n e c o m p r e n d pas t r è s - b i e n d e q u e l droit le prési­ dent B u c h a n a n se réserve la faculté d e ne pas r e c o n n a î t r e c o m m e l é g i t i m e le g o u v e r n e m e n t d u p a r t i a b s o l u , s'il t r i o m p h e . Toutefois, o n le félicite volontiers la fin d e la l u t t e

d'attendre

Mais est-ce là tout ?

« Il est, d i t le Message, un a u t r e point de vue q u i a p ­ pelle u n e action immédiate.

»


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

45

S u r la f r o n t i è r e s u d - o u e s t , d a n s les États m e x i c a i n s de C h i h u a h u a et de S o n o r a ,

il y a p e u de b l a n c s et des

bandes d'indigènes qui profitent de l'anarchie p o u r piller. Ce défaut d e s é c u r i t é e n t r a v e la c o l o n i s a t i o n de l'Arizona, et p e u t ê t r e u n obstacle a u x voyages de la m a l l e - p o s t e r é c e m m e n t é t a b l i e e n t r e l ' A t l a n t i q u e et le Pacifique. « Je ne vois, écrit M. Buchanan, qu'un remède à ces m a u x . . . . c'est que le gouvernement des États-Unis assume

un protectorat

tempo­

raire sur les parties septentrionales des Etats de Chihuahua el de S o ­ nora, et y établisse des postes militaires. Ce protectorat pourra cesser aussitôt qu'il y aura dansées États mexicains des gouvernements lo­ caux capables de remplir leurs devoirs envers

Protéger!

Le czar

voulait

être

les Etats-Unis.

»

aussi p r o t e c t e u r de

la T u r q u i e , la T u r q u i e p r o t è g e les p r i n c i p a u t é s , et l'An­ g l e t e r r e exerce le p r o t e c t o r a t des îles I o n i e n n e s . Avant peu, ce mot protéger

sortira

du l a n g a g e

des

honnêtes

g e n s p o u r d e m e u r e r à l ' u s a g e spécial des d i p l o m a t e s . Le m e s s a g e de 1 8 5 9

insiste, précise,

et

de p l u s en

p l u s les i n s i n u a t i o n s d e v i e n n e n t t r a n s p a r e n t e s : « Le Mexique devait être une république riche, prospère et floris­ sante; il possède un vaste territoire, u n sol fertile et il abonde en tré­ sors minéraux ; il occupe une importante position entre le golfe et l'Océan, à cause de ces roules de transit et de commerce. Est-il possi­ ble qu'un tel pays soit abandonné à l'anarchie et à la ruine sans qu'il soit fait quelque effort pour le délivrer

et le sauver?

Les nations com­

merçantes du monde, qui ont tant d'intérêts engagés au Mexique, resteront-elles indifférentes à ce résultat? Les Etats-Unis surtout, qui doivent avoir avec le Mexique le plus grand nombre de relations com­ merciales, laisseront-ils cet État voisin se détruire lui-même et les m i ­ ner ? Sans appui,

le M e x i q e u e saurait reprendre sa position parmi


46

L'ESCLAVAGE.

les nations ni entrer dans une carrière féconde en bons résultats. Celte assistance exigée à la fois par son intérêt et par celui du commerce en général, c'est au gouvernement des Etats-Unis à la lui donner à raison de son voisinage immédiat, et en raison met pas l'intervention d'une dans les affaires

intérieures

de notre politique,

puissance

qui n'ad­

européenne

de cette république.

connaît déjà tous nos griefs contre le Mexique,

tout

quelconque

Le monde e n t i e r citoyen américain

en doit être ému. Un gouvernement qui ne peut ni ne veut réprimer de tels attentats déserte tous ses devoirs. C'est e n vain que nous de­ manderions au gouvernement constitutionnel de Vera Cruz le remède à ces maux; il est bien disposé, mais il est impuissant à nous rendre justice. C'est surtout à Mexico et dans les provinces avoisinantes que des citoyens américains ont souffert. Il faut pénétrer du pays pour trouver

les coupables.

dans

l'intérieur

Nous pourrions requérir et o b ­

tenir l'aide du gouvernement constitutionnel ; niais dans le cas où cette assistance nous ferait défaut, il est de notre devoir de donner à nos compatriotes une protection suffisante. Voilà pourquoi je recom­ mande au Congrès d'adopter une loi autorisant le président, dans des conditions que le Congrès jugerait convenables, à employer militaires

en état d'entrer

des

forces

dans le Mexique p u r obtenir l'indem­

nité du passé et la garantie de l'avenir. » « Le Mexique est un navire s'en allant à la dérive sur l'Océan et gouverné seulement par les passions des partis contraires, qui s'y dis­ putent le gouvernement; bon voisin,

le gouvernement des États-Unis

ne doit-il pas lui tendre une main secourable pour le piloter?

Si nous

ne le faisons pas, il est à croire que d'autres le feront, et qu'en der­ nière analyse force nous sera d'intervenir à notre tour dans des condi­ tions plus difficiles. »

Que d i r e de ce bon voisin assister,

sauver,

délivrer,

q u i , d a n s le b u t de

un Etat sans appui,

piloter,

demande

à faire e n t r e r dans l ' i n t é r i e u r des forces m i l i t a i r e s q u e le p r o t é g é n e d e m a n d e pas? p o u r le s e c o u r i r ? Non, non, p o u r obtenir

des indemnités

et des garanties

!


ÉTATS-UNIS

D'AMERIQUE.

Sur un autre point encore,

47

le p r é s i d e n t B u c h a n a n

conseille des m e s u r e s de p r o t e c t i o n . L ' E u r o p e c o n n a î t à p e i n e ces cinq r é p u b l i q u e s de l'A­ mérique centrale : Nicaragua,

Costa-Rica, la Nouvelle-

Grenade, San Salvador et H o n d u r a s , qui occupent, sous le plus beau ciel du m o n d e , u n espace aussi vaste q u e la France, et tiennent e n t r e les deux parties de l ' A m é r i q u e la clef des deux m e r s et des deux c o n t i n e n t s , ce p o n t s i n ­ g u l i e r q u ' o n n o m m e l ' i s t h m e de P a n a m a . Ce p o n t , com­ m o d e e n t r e des voisins l o r s q u ' i l s c o m m u n i q u a i e n t seuls, est devenu, au c o n t r a i r e , u n obstacle a u x relations e n t r e tous les p e u p l e s ; il est t e m p s q u e le cap Horn soit évité, c o m m e le cap de B o n n e - E s p é r a n c e , et q u ' u n canal perce l'isthme de P a n a m a c o m m e l ' i s t h m e de Suez. 1

Ainsi s e r o n t a b r é g é e s : La distance de New-York à San-Francisco, de. . .

5,600 lieues.

A Yedo

3,400

A Canton

3,200

»

De Bordeaux

1,400

»

»

Du havre à San Francisco

3,500

»

De Cadix à Manille

2,000

»

De Londres à San Francisco

3,500

»

A Yedo

3,000

»

A Canton A Sidney

2,800 2,200 2,400

» » »

D'Amsterdam 1

à Yedo

V. le très-intéressant mémoire de notre compatriote. M. Belly (Paris, 1858), qui a obtenu des gouvernements de Nicaragua et de Costa-Rica, un traité singné le 1er mai 1858, pour la concession d'un canal maritime par la rivière San Juan et le lac de Nicaragua, traité que la France ne laissera pas, je l'espère, devenir une lettre morte. V. aussi la savante brochure publiée en Angleterre (1846), par le prince Napoléon-Louis Bonaparte, aujourd'hui empereur des Français.


48

L'ESCLAVAGE.

On c o m p r e n d q u e l l e i m p o r t a n c e toutes les

nations

doivent a t t a c h e r a la n e u t r a l i t é de ces c o n t r é e s , d e façon qu'aucun

intérêt mesquin,

a u c u n d é s o r d r e local,

ne

v i e n n e b a r r e r le passage au c o m m e r c e du i n o n d e , s a n s blesser p o u r t a n t les droits d e s o u v e r a i n e t é et la l é g i t i m e rémunération dans

des États de l ' A m é r i q u e c e n t r a l e .

ce b u t q u e

fut

s i g n é , le

19

avril

1850,

C'est par

M. Clayton p o u r les E t a t s - U n i s , et p a r M. B u l w e r p o u r l ' A n g l e t e r r e , le traité c o n n u sous l e u r n o m . Mais, d e p u i s ce t e m p s , q u e d ' i n t e r p r é t a t i o n s diverses ont été d o n n é e s à ce t r a i t é ! On a c o m m e n c é p a r d i s p u t e r a u x A n g l a i s leur a n t i q u e p r o t e c t o r a t s u r les Mosquitos. P o u r u n e i n ­ signifiante r é c l a m a t i o n on a b o m b a r d é Grey-Town. L'a­ v e n t u r i e r W a l k e r n ' a pas été d é s a v o u é , et il a fallu, p o u r le b a t t r e et le c h a s s e r , le p a t r i o t i s m e des citoyens de Ni­ c a r a g u a et de Costa-Rica, c o m m a n d é s p a r le p r é s i d e n t Mora à Santa Rosa et à Rivas ( 1 8 5 5 ) . W a l k e r écrivait a p r è s sa défaite : « J e n e p u i s pas vivre assez p o u r voir la fin d e cette g u e r r e , m a i s j e sens q u e m e s c o m p a t r i o t e s n ' e n laisseront pas le résultai i n c e r t a i n . » Le p r é s i d e n t des Etats-Unis s e m b l e p r ê t à r e c u e i l l i r ce legs ;. il établit fort b i e n d a n s son message d e 1 8 5 8 les avantages de la n e u t r a l i t é de l ' i s t h m e ; m a i s on p r e s s e n t q u e toute tenta­ tive d ' u n e a u t r e n a t i o n , tout traité, tout m o u v e m e n t des Etats s o u v e r a i n s , sera c o n s i d é r é c o m m e une a t t e i n t e à la n e u t r a l i t é , dont l'Union se c h a r g e de d e m a n d e r r é p a r a ­ tion. E l l e adresse aux r é p u b l i q u e s de l ' a n c i e n G u a t e ­ mala ce m o l des j e u x d ' e n f a n t s : Le p r e m i e r qui payera

un

bougera

gage.

Le p r é s i d e n t

d e m a n d e au

C o n g r è s de l ' a u t o r i s e r à


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

49

employer les forces de terre et de m e r des Etats-Unis p o u r e m p ê c h e r le transit d ' ê t r e entravé ou fermé par u n e vio­ lence i l l é g i t i m e , et p o u r p r o t é g e r la vie et la p r o p r i é t é des citoyens a m é r i c a i n s voyageant s u r cette r o u t e . Il va plus loin. Déjà des A m é r i c a i n s ont souffert,

à ce qu'il

prétend, d e sérieux d o m m a g e s ; ils ont droit à des i n ­ demnités, à p e u p r è s c o m m e cet h o m m e q u i réclamait u n e i n d e m n i t é p o u r avoir d é c h i r é son h a b i t en assom­ m a n t son voisin. Le m i n i s t r e a m é r i c a i n a d e m a n d é répa­ r a t i o n , et le p r é s i d e n t n'hésite pas à le d é c l a r e r : « A moins qu'il ne soit fait droit a cette demande dans un bref délai, il ne restera à ce gouvernement d'autre ressource que d'adopter telles mesures qui pourront être nécessaires pour

obtenir par

lui-même

la justice qu'il a vainement cherché à se faire rendre par des moyens pacifiques. »

Nous n ' i r o n s pas p l u s l o i n . L'analyse u n peu l o n g u e de ces messages est l ' i n d i c a t i o n précise d u d e g r é où est des­ cendue la politique des Etats-Unis, i n t e r p r é t é e p a r un président q u i r e p r é s e n t e à la fois l'ancien et le nouvel esprit a m é r i c a i n , mais s u r t o u t q u i personnifie les vues et les passions des États du S u d . Acheter ou p r e n d r e C u b a , s'établir au Mexique, inti­ mider, p u i s occuper l ' A m é r i q u e centrale, voilà le p r o ­ g r a m m e . Quel en est le b u t ? D'une p a r t , a g r a n d i r dé­ m e s u r é m e n t l'Union a m é r i c a i n e , m e t t r e la m a i n , avant de pouvoir la p e u p l e r ou la défendre, s u r u n e i m m e n s e part du globe terrestre, réaliser à tout prix cette a m b i ­ tion effrénée q u i pousse la race saxonne à être en tous lieux le p r e m i e r occupant; d ' a u t r e p a r t , et s u r t o u t , s'a­ it.

4


50

L'ESCLAVAGE.

g r a n d i r au S u d , c r é e r au Sud d e n o u v e a u x États à esclaves, a p p o r t e r d a n s le Congrès u n r e n f o r t à la p r é p o n d é r a n c e du S u d ; ainsi, en r é s u m é , é t e n d r e à la fois la p a t r i e et la servitude. P o l i t i q u e a u d a c i e u s e , i m p r u d e n t e et i n j u s t e , q u i , s e r ­ vie sans s c r u p u l e

p a r t o u s les m o y e n s , indispose

et

é l o i g n e les g r a n d s citoyens, i n s p i r e , e n f a n t e les a v e n t u ­ r i e r s , t r a n s f o r m e e n p i r a t e r i e le r ô l e d ' u n n o b l e p e u p l e , et d i m i n u e sa g l o i r e p l u s r a p i d e m e n t q u ' i l n ' a g r a n d i t sa surface I Voilà d o n c ce q u e l'esclavage avait fait d e la politique des E t a t s - U n i s , à la veille d e la g r a n d e c r i s e q u i a si­ gnalé l'année 1860. Mais, avant d e r a c o n t e r cet é v é n e m e n t décisif, d e m a n ­ d o n s - n o u s q u e l l e a été l ' i n f l u e n c e d e l'esclavage s u r la p r o s p é r i t é m a t é r i e l l e et m o r a l e d e l ' U n i o n .


CHAPITRE

II

LE NORD ET LE SUD.

L'esclavage existe seulement dans les Etats du Sud de la fédération. Comment se fait-il <Que, d o m i n é s p a r cet intérêt coupable, ces Etats dominent à l e u r tour la fédé­ ration tout entière? D ' o ù vient cette p r é p o n d é r a n c e qui se traduit dans la politique et dans la législation fédérales : Est-ce q u e le Sud est plus peuplé, plus r i c h e , p l u s intel­ ligent que le Nord? E t r a n g e situation! Socialement, le Nord est en p r o g r è s , le Sud est en décadence. Politique­ ment le Nord est battu, le Sud est v a i n q u e u r . Les preuves de ce contraste bizarre s u r a b o n d e n t . Les Etats à esclaves ont u n e superficie de 8 5 1 , 448 milles

c a r r é s , 5 4 4 , 9 2 6 , 7 2 0 acres.

Les Etats l i b r e s :

6 1 2 , 5 9 7 milles carrés, 3 9 2 , 0 9 2 , 0 8 0 acres. P a r consé­ quent, les p r e m i e r s ont de plus q u e les seconds 2 5 8 , 8 5 1

milles carrés ou 1 5 2 , 8 6 4 , 6 4 0 acres. Cependant la p o p u ­ lation des seconds est de 1 3 , 2 5 3 , 6 7 0 blancs, celle des premiers n'est que de 6 , 1 8 4 , 4 7 7 , c'est-à-dire inférieure de 7 , 0 4 9 , 1 9 3 habitants, et si l'on ajoute le chiffre des noirs libres ou esclaves, le Nord a en tout 1 3 , 4 3 4 , 9 2 2 habitants, soit 1,291 par m i l l e carré, le Sud 9 , 6 1 2 , 9 7 6 , soit 1,129 p a r m i l l e carré ou 5 , 8 2 1 , 9 4 6 moins.

habitants de


52

L'ESCLAVAGE SUPERFICIE ET POPULATION DES ÉTATS (1850). I

2

o

o

États

libres.

États à E s c l a v e s .


ÉTATS-UNIS 1

A ces c h i f f r e s ,

D'AMÉRIQUE.

53

il convient d'ajouter la superficie et

la population des territoires et du district fédéral d e Columbie : MILLES POPULATION. CARRÉS.

Territoies Indiens. . . . Kansas Minnesota2 Nebraska Nouveau Mexique Oregon Utah Washington District de Columbie. . .

71,127 114,798 106,025 355,882 207,007 185,050 269,170 125,022 60

» » 0,077 » 61,547 13.294 11,580 51,687(noirs libres 10,057 ' (noirse sclaves 3,687

1,492,121

1 Ces chiffres et presque tous ceux qui les suivent dans ce chapitre, sont extraits d'un ouvrage infiniment précieux par L'abondance des renseigne­ ments officiels que son auteur a eu le mérite de réunir. Publié en 1860 à New-York, il est intitulé : Compendium of the impending crisis of the south, et a pour auteur M. H i l t o n Rowan Helper, de la Caroline du Nord. 11 a été dès son apparition l'objet d'une souscription à 1 0 0 , 0 0 0 exemplaires dans le Nord, mais d'une sévère interdiction dans le Sud. Bien que M. Helper soit originaire d'un Etat à esclaves et ait e n partie composé s o n livre a Balti­ more, il n'a pas pu le publier dans cette ville, parce que les lois du Maryland contiennent la disposition suivante, votée en 1 8 5 1 , il n'y a pas encore 50 ans ; « Il est arrêté par l'assemblée générale du Maryland, qu'après la promul­ gation de cet acte aucun citoyen de cet État ne pourra faire imprimer ou graver, ou aider à faire, à imprimer ou à graver, aucune image, ni écrire ou imprimer, ou aider à écrire ou imprimer aucun pamphlet, journal, brochure, écrit quelconque d'un caractère inflammatoire, tendant à exciter le mécon­ tentement ou la rebellion de la population de couleur de cet État, ou d'un autre État ou territoire, ni porter, envoyer ou aider à porter on envoyer ces images ou écrits, sous peine d'être déclaré coupable de félonie, et

condamné à l'emprisonnement pour dix ans au moins et vingt ans au plus, (décembre 1851.) 2

E n 1 8 5 0 . Depuis cette époque, le Minnesota a été admis dans l'Union,

et l'esclavage a été aboli dans le district de Columbie.


54

L'ESCLAVAGE.

C o m p a r o n s l'état m o r a l et intellectuel du Nord et du Sud : En 1 8 5 0 , les seize Etats l i b r e s a v a i e n t 6 2 , 4 3 3 écoles p u b l i q u e s d i r i g é e s p a r 7 2 , 6 2 1 i n s t i t u t e u r s , et r e c e v a n t 2 , 7 6 9 , 9 0 1 élèves. On c o m p t a i t à la m ê m e é p o q u e , d a n s les q u i n z e Etats à esclaves, s e u l e m e n t I N , 5 0 7 écoles d i r i g é e s p a r 1 9 , 5 0 7 in­ s t i t u t e u r s et r e c e v a n t 5 8 1 , 8 6 1 élèves. Dans les p r e m i e r s 4 2 2 , 5 1 5 a d u l t e s blancs ne s a v a i e n t ni l i r e ni é c r i r e , d a n s les s e c o n d s 5 1 2 , 8 8 2 . Ainsi les b l a n c s souffrent de l'esclavage c o m m e

les

n o i r s . C o m b i e n y a-t-il de b l a n c s a u - d e s s u s de vingt a n s ne s a c h a n t ni l i r e , ni é c r i r e ? Connecticut, , . 1 sur Vermont » New-Hampshire. » Massachussets. . »

568. 475. 310. 166.

Maine Michigan. . . . Rhode-Island.. . New-Jersey. . . New-York.. . . Pennsylvania . .

» » » » » »

108. 97. 67. 58. 56. 50.

Ohio Indiana Illinois

» » »

45. 18. 17.

Louisiane. . . . 1 sur 3 8 1 / 2 Maryland. . . . » 27. Mississipi. . . . » 20. Delaware. . . . » 18. Caroline Sud.. . » 17. Missouri » 16. Alabama » 15. Kentucky. . . . » 131/2 Geòrgie » 13. Virginie » 12 1/2 Arkansas.... » 1 1 1 /2 Tennessee. . . . » 11. Caroline Nord. » 7.

On estimait à 6 7 , 7 7 3 , 4 7 7 d o l l a r s la valeur des églises d a n s les États l i b r e s , à 2 1 , 0 7 4 , 5 8 1 d o l l a r s

seulement

d a n s les États à esclaves. Les souscriptions p o u r la diffusion des b i b l e s et des t r a i tés r e l i g i e u x , p o u r l ' e n t r e t i e n des m i s s i o n n a i r e s et le r e n -


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

55

voi des n è g r e s libres en Afrique, a t t e i g n a i e n t en 1 8 5 5 , dans les États 1 il>rcs 1 , 0 0 5 , 7 4 3 d o l l a r s et, d a n s les États à esclaves, elles ne d é p a s s a i e n t pas 2 2 2 , 4 0 2 d o l l a r s . Dans les p r e m i e r s , le n o m b r e d e s j o u r n a u x

(1850)

était de 1 , 7 9 0 , tirés à 5 5 1 , 1 1 6 , 2 8 1 e x e m p l a i r e s p a r an ; dans les seconds, 7 0 4 j o u r n a u x tirés à 8 1 , 0 3 8 , 6 9 3 exem­ plaires. Au Nord, 1 4 , 9 1 1 b i b l i o t h è q u e s p u b l i q u e s , c o n t e n a n t 3,888-234 volumes. Au S u d , 0 0 5 b i b l i o t h è q u e s

publiques,

contenant

649,577 volumes. En

1 8 5 5 , la poste a p e r ç u 4 , 6 7 0 , 7 2 5 d o l l a r s au

Nord. En

1 8 5 5 ; h) poste a perçu

1 , 5 5 5 , 1 9 8 d o l l a r s au

Sud. Le

nombre

des b r e v e t s , délivrés

pour

inventions

nouvelles au Nord, s'élevait, en 1 8 5 0 , à 1 , 9 2 9 , au S u d , à 268. A ces chiffres, j o i g n o n s les p r e u v e s de l ' i n f é r i o r i t é in­ dustrielle, agricole, f i n a n c i è r e , é c o n o m i q u e des Étals du Sud. 1

C o m p a r o n s , dit é n e r g i q u e m e n t T h é o d o r e P a r k e r , ces deux systèmes de m a c h i n e s ; le Nord a r é d u i t en esclavage le fer et le feu, le Sud a t r a n s f o r m é en m a c h i n e s des h o m m e s ; c o m p a r o n s les m a c h i n e s d u d i x - n e u v i è m e siècle après J é s u s - C h r i s t a u x m a c h i n e s d u d i x - n e u v i è m e siècle avant Jésus-Christ; c a l c u l o n s c o m b i e n la p u i s s a n c e p r o ­ ductive des m a c h i n e s du Nord, l ' e m p o r t e s u r les 5 m i l ­ lions de m a c h i n e s h u m a i n e s du S u d . 1

Lettre au peuple américain, I I I , 4 2 .


56

L'ESCLAVAGE.

Sait-on, p o u r d é b u t e r par uno d i s p r o p o r t i o n à peine croyable, ce q u e le c o m m e r c e des divers États fournil à la d o u a n e ? Recettes do la douane en 1854 : Étals libres Étals à esclaves Différence. ,

6 0 , 0 1 0 , 4 8 9 d. 5,150,939 5 4 , 8 7 5 , 5 5 0 d.

E n 1 8 5 5 , le capital des b a n q u e s , dans les Etats l i b r e s , était de 2 5 0 , 1 0 0 , 5 4 0 dollars, et celui des b a n q u e s dans les États à esclaves de 1 0 2 , 0 7 8 , 9 4 0 . A la m ê m e é p o q u e , le Nord avait creusé 5 , 0 8 2 milles d e canaux, et dépensé 5 5 8 , 5 1 3 , 6 4 7 dollars à c o n s t r u i r e I 7 , 8 5 5 milles de c h e m i n de fer. Le Sud n'avait q u e 1,116 milles d e c a n a u x , et 6 , 8 5 9 milles de chemin

de fer,

ayant coûté 5)5,2 5 2 , 5 8 1 d o l l a r s . Dans les m a n u f a c t u r e s du Nord ( 1 8 5 0 ) , avec 7 8 0 , 5 7 6 ouvriers et un capital de 4 5 0 , 2 4 0 , 0 5 1 d o l l a r s , la p r o ­ duction avait atteint u n e valeur de 8 4 2 , 5 8 6 , 0 5 8 d o l l a r s , tandis q u ' e l l e n'excédait pas 1 6 5 , 4 1 5 , 0 2 7 d o l l a r s , avecu n capital de 9 5 , 0 2 9 , 8 7 9 dollars et un p e r s o n n e l

de

1 6 1 , 7 5 5 h o m m e s dans les Etats du S u d . Le Nord, en 1 8 5 5 , a exporté

1 6 7 , 5 2 0 , 6 9 3 dollars et

i m p o r t é 2 5 6 , 8 4 7 , 8 1 0 dollars, et ce m o u v e m e n t est r e p r é ­ senté p a r un tonnage de 4 , 2 5 2 , 6 1 5 tonnes. Les expor­ tations

du Sud ne s'élèvent

qu'à

107,480,688

dol­

lars, ses i m p o r t a t i o n s q u ' à 2 4 , 5 8 6 , 5 2 8 , son t o n n a g e à 855,517 tonnes. 11 est vrai q u e le Sud est avant tout agricole et q u e ses produits passent en g r a n d e partie p a r le Nord. A i n s i


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE

57

New-York, q u i est l e Londres des Etats-Unis, figure à lui seul pour ;

1 0 4 , 7 7 0 , 5 1 1 d o l l a r s d o n s l e chiffre d e s i m p o r t a t i o n s , 1 1 5 , 7 5 1 , 2 5 8 d o l l a r s d a n s l e chiffre 1 , 4 0 4 , 2 2 1 d o l l a r s d a n s l e chiffre

des exportations, du tonnage,

2 3 7 , 5 9 7 , 2 4 9 d . d a n s le chiffre d u p r o d u i t d e s m a n u f a c t u r e s , 1 1 1 , 8 8 2 , 5 0 3 d o l l a r s d a n s la d é p e n s e d e s c h e m i n s d e f e r ,

3 8 . 7 7 5 , 2 8 8 dollars d a n s la capital d e s banques,

Cela seul est u n e p r e u v e q u e le Sud a laissé a l l e r t o u t e l'activité c o m m e r c i a l e et m a r i t i m e

vers le N o r d , bien

qu'il possède d'excellents p o r t s et des villes i m p o r t a n t e s . Ainsi, q u e l ' o n c o m p a r e le plus ancien et le p l u s flo­ rissant d e s E t a t s à esclaves, la V i r g i n i e , si favorisée p a r ses g r a n d s p o r t s , sa position e n t r e le Nord e t le S u d , e n ­ tre l'Ouest et l ' A t l a n t i q u e , la r i c h e s s e de son sol et de ses m i n e s , la d o u c e u r d e s o n c l i m a t , q u e l ' o n c o m p a r e la Virginie avec le p l u s p r o s p è r e des Etats l i b r e s , celui de New-York : New-York

avait e n 1 7 9 0 : 3 4 0 , 1 2 0 h a b i t a n t s ;

Il en a en 1850 : 5 , 0 9 7 , 3 9 4 . La V i r g i n i e avait e n 1 7 9 0 : 7 4 8 , 5 0 8 h a b i t a n t s ; Elle en a e n 1 8 5 0 : 1 , 4 2 1 , 6 6 1 . New-York exportait en 1 7 9 1 : 2 , 5 0 5 , 4 6 5 dollars ; E n 1 8 5 2 : 8 7 , 4 8 4 , 4 5 6 dollars. La V i r g i n i e e x p o r t a i t e n 1 7 9 1 : 5 , 1 5 0 , 8 6 5 d o l l a r s ; En 1 8 5 2 : 2 , 7 2 4 , 6 5 7 d o l l a r s . New-York i m p o r t a i l e n I 7 9 1 , la m ê m e v a l e u r que la Virginie. L ' u n i m p o r t e en 1 8 5 5 : 1 7 8 , 2 7 0 , 9 9 9 d o l l a r s .


58

L'ESCLAVAGE.

L'autre

»

:

599,004

»

Veut-on m e t t r e en parallèle deux a u t r e s États m o i n s importants, le Massachussettset la Caroline du Nord? L'un n'a q u e 7 , 8 0 0 m i l l e s carrés de superficie, et l'au­ tre en occupe 5 0 , 7 0 4 . C e p e n d a n t , le p r e m i e r a vu sa population m o n t e r de 5 7 8 , 7 1 7 â m e s , en 1 7 9 0 , à 9 9 4 , 5 1 4 , en 1 8 5 0 ; d a n s le second, elle était de 5 9 5 , 7 5 1 , en 1 7 9 0 , elle n'est q u e de 8 0 9 , 0 5 9 , dont 2 8 8 , 5 4 8 esclaves, en 1 8 5 0 . Les deux Etats possèdent d e u x ports excellents. Boston est devenu la seconde ville c o m m e r c i a l e des Etats-Unis ; Beaufort n'est pas m ê m e c o n n u de n o m . Les i m p o r t a t i o n s du p r e m i e r Etat ont atteint en 1 8 5 5 . 4 5 , 1 1 3 , 7 7 4 dollars, ses exportations 2 8 , 1 9 0 , 9 2 5 , cor­ respondant à un m o u v e m e n t de 9 7 0 , 7 2 7 t o n n e a u x . Les importations de la Caroline du Nord , n'excèdent pas 2 4 5 , 0 8 8 d . ; ses exportations 4 5 5 , 8 1 8 dollars et le ton­ nage 6 0 , 0 7 7 t o n n e a u x . En 1 8 5 0 , les p r o d u i t s des m a n u f a c t u r e s , m i n e s et in1

Voici, d'après un autre document, les chiffres d e s a n n é e s intermé­

diaires : EXPORTATIONS. Virginie: 1821

New-York: 0,079,099

15,102,917

1850

4,791,644

19,697,985

1840

4,778,220

54,264,080

3,415,646

52,712,789

1850.

. . . . .

.

IMPORTATIONS.

Virginie :

New-York :

1821

1,078,490

23,629,246

1830

405,759

55,624,070

1840

545,085

60,440,750

1850

420,599

111,125,524


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

59

dustries d u Massachussets, m o n t a i e n t à 1 5 1 , 1 5 7 , 1 4 5 dol­ l a r s ; les m ê m e s

produits,

p o u r la C a r o l i n e d u

Nord,

étaient de 9 , 1 1 1 , 2 4 5 d o l l a r s . Six a n n é e s a p r è s , en 1 8 5 0 , le chiffre s'est élevé, p o u r le p r e m i e r Etat à 2 8 8 , 0 0 0 , 0 0 0 d o l l a r s , c'est-à-dire p l u s d e deux fois la v a l e u r d e toute la récolte de coton des Etats d u S u d . La v a l e u r des p r o ­ priétés, d a n s le m ê m e État m o n t a i t à 5 7 5 , 5 4 2 , 2 8 0 dol­ l a r s , elle n'excédait p a s , d a n s le s e c o n d , 2 2 0 , 8 0 0 , 4 7 2 d o l l a r s , y c o m p r i s les n è g r e s ; et c o m m e la

propriété,

dans la ville de Boston, p e u t être évaluée à 2 5 0 , 0 0 0 , 0 0 0 dollars , on voit q u e cette cité, à elle s e u l e , p o u r r a i t p a y e r tout l'Etat de la Caroline d u N o r d . On n e c o m p t a i t , d a n s

le p r e m i e r Etat en 1 8 5 0 , q u e

1 8 0 1 h a b i t a n t s illettrés, a u - d e s s u s d e vingt a n s ; il y en avait, d a n s la C a r o l i n e d u Nord, 8 0 , 0 6 5 , sans c o m p t e r ses 2 8 8 , 5 4 8 n o i r s , t e n u s légalement

dans u n e complète

ignorance. Résultats a n a l o g u e s , si l ' o n c o m p a r e la P e n s y l v a n i e et la Caroline d u S u d , P h i l a d e l p h i e et C h a r l e s t o n , villes en décadence,

où les i m p o r t a t i o n s d e 2 , 6 6 2 , 0 0 0 d o l l a r s ,

en 1 7 6 0 , sont tombées à 1 , 7 5 0 , 0 0 0 d o l l a r s en 1 8 5 5 . Mais, d i t - o n s a n s cesse, le Nord est u n e r é g i o n i n d u s ­ t r i e l l e , i m p r o p r e à la c u l t u r e , et il d é p e n d e n t i è r e m e n t du Sud p o u r les s u b s i s t a n c e s . Voici la r é p o n s e :


60

L'ESCLAVAGE, PRODUCTION AGRICOLE DES ÉTATS-UNIS EN 1850.

1° Produits généraux, ÉTATS

ÉTATS

PRIX.

A ESCLAVES.

LIBRES,

b.

b.

Blé. . Avoine. Blé de Turquie Pommes de terre Seigle Orge._ Sarrasin Fèves et pois Graine de luzerne et d'herbe. Graine de lin Produits des jardins. . . . Produits potagers et fruitiers.

27,904,470 49,882,799 348,992,282 44,847,420 1,608,240 161,907 405,5 57 7,057,227 125,517 203,484 1,577,260 1,355,827

75,157,486 96,905,571 242,618,650 59,053,170 12,574,623 5,002,015 8,550,245 1,542,295 762,265 358,923 5,714,605 6,552.914

D I F F É R E N C E TOTALE DE QUANTITÉ E T

1" 0 0 0 1 0 0 0 5 1

50 40 60 58 » 90 50 75 » 25

DE VALEUR.

Etats libres. . 4 9 9 , 1 9 0 , 0 4 1 boisseaux valant : ,551,709,703 dollars, États à esclaves 4 8 1 , 7 6 6 , 8 8 9 — — 306,927,067 17,423,152

44,782,636

2e Produits spéciaux. ÉTATS

ÉTATS LIBRES.

A

liv.

liv.

Foin. . . . . . . Chanvre Houblon Lin Sucre d'érable. . Tabac Laine Beurre et fromage. Cire et m i e l . . . . Coton Sucre de canne.. . Riz

28,427.799,680 453,520 3,463,176 5,048,278 52,161,799 14,752,087 39,647,21 1 549,800,785 6,888,568

1

ESCLAVES.

2,548,656,160 77,667,520 55,780 4,766,198 2,088,087 185,023,906 12,797,529 68,654,224 7,964,760 978,511,60(1 257,135,000 215,513,497

564,429 499,091 484,292 500,901 194,232 178,737 225,797

Alabama

Géorgie

Mississipi. . . . Caroline du Sud. Tennessee. . . . Louisiane. . . . Autres États, . .

TOTAL.

2,445.779 balles de 400 liv.


ÉTATS-UNIS DIFFÉRENCE

États libres. .

D'AMÉRIQUE.

61

TOTALE DE POIDS ET DE VALEUR.

. 2 8 , 8 7 8 , 0 6 4 , 9 0 2 livres valant : 2 1 4 , 4 2 2 , 5 2 3 dollars

États à esclaves.

4,558,370,661

155,235,415

59,199,108

24,539,694;241

BALANCE TOTALE DE LA VALEUR DES PRODUITS GÉNÉRAUX ET S P É C I A U X .

États libres.

.

5 6 6 , 1 3 2 , 2 2 6 dollars; 462,150,482 —

Etats à esclaves Différence en faveur des États libres.

. 105,981,714

Ainsi, e n r é s u m é , bien loin q u e le Sud f o u r n i s s e p l u s de p r o d u i t s agricoles q u e le Nord, la v a l e u r totale des p r o d u i t s d u Nord l ' e m p o r t e d e p l u s de 1 0 0 m i l l i o n s de dollars s u r la valeur totale des p r o d u i t s du S u d . Excepté le coton, canne et le riz, quie, les fèves

sa p r i n c i p a l e r i c h e s s e , le sucre

q u e le Sud p r o d u i t s e u l , le blé de et pois,

le chancre,

de Tur­

le lin, le tabac et la

cire, q u e le S u d p r o d u i t en q u a n t i t é s u p é r i e u r e , p o u r tout le r e s t e , le Nord a l ' a v a n t a g e . Le Sud a le coton, q u i est le p a i n d e s m a c h i n e s , m a i s le Nord a le b l é , q u i est le pain des h o m m e s . On r e m a r q u e r a

m ê m e q u e la q u a n t i t é d e foin

pro­

duite p a r les Etats libres est à e l l e seule s u p é r i e u r e à la quantité totale des p r o d u i t s spéciaux Production du foin dans les États libres : Qui, à H d. 2 0 , valent Produits spéciaux du Sud

Coton

12,690,982 tonnes, 142,138,998 dollars.

1

Différence. . .

1

des Étals à esclaves.

2 , 4 4 5 , 7 7 9 balles à

158,005,723d. 5 , 5 3 3 , 2 7 5 d.

52,00

7 8 , 2 6 4 , 9 2 8 d.


62

L'ESCLAVAGE.

Le résultat est encore à l'avantage du Nord, si on com­ pare la quantité des produits agricoles par a c r e de terre : Etats libres. Blé

12 boisseaux par acre.

Avoine Riz

27 18

»

31 125

» »

Maïs Pommes de terre.

Étals à esclaves. 9 17 11

»

20 113

A cette différence de p r o d u i t s correspond n a t u r e l l e ­ m e n t u n e différence é n o r m e de revenus cl de valeur ca­ pitale des terres : Revenu. 18,725,211 d. 8,343,715

Propriété réelle et personnelle. Étals libres. . . 4 , 1 0 2 , 1 7 2 , 1 0 8 d. États à esclaves. 2 , 9 3 6 , 0 9 0 , 7 3 7 1. Différence. .

10,581,496

1,166,081,371

En 1 8 5 0 , la valeur moyenne de l'acre de t e r r e était : Dans les Liais du Nord

2 8 , 0 7 d.

»

Nord-Ouest

»

Sud

»

Sud-Ouest

. . . .

11,59

5,54 6,26

Nous p o u r r i o n s c o m p a r e r e n c o r e le chiffre et la vaReport. . . . tabac

1 8 5 , 0 2 5 , 9 0 6 livres à

Riz

215,515,497

Foin Chanvre.

. . .

Sucre de canne

18,502,390

4

8,612,559

1,157,784 tonnes à

11,20

12,745,180

54,675

»

à 112,00

livres à TOTAL.

1

7 8 , 2 6 4 , 9 2 8 d.

à

227,155,000

»

10

5,885,570

7

10,599,510

. . .

158,605,725d.

Si l'on déduit la valeur des esclaves, soit 1,000,000,000 d., il reste une

différence de 2 , 7 6 6 , 0 8 1 , 5 7 1 d


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

63

leur des a n i m a u x , la v a l e u r des m a t é r i e l s d e f e r m e , e t c . , et la m ê m e d i s p r o p o r t i o n se r e p r o d u i r a i t . 11 suffit d'avoir d é m o n t r é p a r des preuves variées : 1° Que la force m ê m e a g r i c o l e d u Nord dépasse

la

force a g r i c o l e d u Sud ; 2° Que si le Sud a des p r o d u i t s s p é c i a u x , et p a r - d e s s u s tout le coton, ces p r o d u i t s sont loin d'avoir l ' i m p o r t a n c e qu'on l e u r a s s i g n e ; 3° Que le p r o g r è s se développe de p l u s e n p l u s au Nord ; q u e la d i s p r o p o r t i o n s'accroît d e j o u r en j o u r d a n s le Sud ; 4° Que l ' i n f é r i o r i t é d u Sud tout e n t i è r e ,

n u i t à la

d o n t la p r o s p é r i t é serait

confédération

doublée

si les

mômes p r o g r è s se d é v e l o p p a i e n t au Sud et a u Nord ; 5° Q u e cette infériorité fait p a r t i c u l i è r e m e n t

tort à

ceux des h a b i t a n t s et des p r o p r i é t a i r e s du S u d q u i n ' o n t pas d'esclaves, et d o n t les b i e n s sont d é p r é c i é s à c a u s e de ce fléau. O r , ces p r o p r i é t a i r e s s o n t n o m b r e u x , car on 1

c a l c u l e q u e , s u r 5 4 4 , 0 2 0 , 7 2 0 acres q u i c o m p o s e n t superficie

des Etats à esclaves, les

claves p o s s è d e n t

propriétaires

la

d'es­

1 75,024,000 acres,

le g o u v e r n e m e n t les p r o p r i é t a i r e s s a n s esclaves.

40,000,000 .

001,002,720

Il reste à p r o u v e r q u e cette infériorité c r o i s s a n t e est due à l ' e s c l a v a g e . Or, cela n ' e s t pas d o u t e u x , cela n ' e s t pas c o n t e s t a b l e . On c o m p r e n d

s a n s p r e u v e q u e le travail c o n t r a i n t , et

sans espoir, p r o d u i t m o i n s q u e le travail c o n d u i t

1

Helper, 11, p. 63.

par


64

L'ESCLAVAGE.

l'initiative, a i g u i l l o n n é par le g a i n , servi p a r l ' i n t e l l i ­ gence, A écouler les t é m o i g n a g e s , il est impossible de d o u t e r que maîtres

et esclaves l u t t e n t e n s e m b l e d e paresse,

q u e l'esprit d ' e n t r e p r i s e est éteint d a n s le S u d , q u e les capitaux ne s'y p o r t e n t pas p l u s q u e les é m i g r a n t s . Enfin, à j u g e r les faits, on s ' a s s u r e q u e l'esclavage dé" t r u i t la p r o s p é r i t é , soit q u e l'on c o m p a r e u n Etat à l u i 1

m ô m e à diverses é p o q u e s , soit q u e l'on m e t t e en p a r a l ­ lèle

deux

États

voisins

placés d a n s

s e m b l a b l e s de fertilité, de c l i m a t ,

des

conditions

de p o p u l a t i o n .

Les

chiffres ont p a r l é ; écoutons les t é m o i n s , ils ont eu sous KENTUCKY.

Blé, boisseaux.

Riz, boisseaux.

.

4,805,152

1,521,575

.

2,142,822

115,075

2,000,550

900,500

Récolte de 1 8 4 0 . »

1850. Diminution,

TENESSEE.

Tabac, livres.

Recolle de 1840. »

.

4,560,092

.

1,619,586

29,550,432 20,148,932

.

2,950,500

9,401,500

1850. Diminution,

VIRGINIE. Récolte de 1840. »

.

1850. Diminution.

.

Riz, boisseaux. 1,482,799 458,950

Tabac, livres.

1,023,869

18,545,879

75,547,106 56,803,227

ALABAMA.

Blé, boisseaux.

Récolte de 1 8 4 0 . »

1850. Diminution,

Riz, boisseaux.

838,052

51,000

294,044

17,201

544,008

55,759


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE

65

les yeux des spectacles p l u s f r a p p a n t s encore q u e d e s chiffres : « C o m p a r e z , disait, en 1 7 8 7 , G o u v e r n e u r Morris, à la Convention n a t i o n a l e , c o m p a r e z les r é g i o n s libres d e s États d u c e n t r e , où u n e c u l t u r e r i c h e et o p u l e n t e i n d i q u e la p r o s p é r i t é et le b o n h e u r d u p e u p l e , avec la m i s è r e et le d é n û m e n t q u e p r é s e n t e n t a u x r e g a r d s les vastes t e r r e s de la V i r g i n i e , d u Maryland et des a u t r e s États à esclaves. Traversez t o u t le c o n t i n e n t a m é r i c a i n , et v o u s verrez l'aspect c h a n g e r c o n t i n u e l l e m e n t , selon q u e l'esclavage apparaît ou d i s p a r a î t . Du m o m e n t où vous quittez les États d e l'Est et où vous e n t r e z d a n s le New-York, l'effet devient f r a p p a n t . Traversez le Jersey et e n t r e z e n P e n sylvanie, a u t a n t de p r o g r è s , a u t a n t d e p r e u v e s d u c h a n ­ g e m e n t d e r é g i m e . Descendez a u S u d , et c h a q u e p a s , dans ces vastes c o n t r é e s à esclaves, vous d é c o u v r e u n d é ­ sert d e p l u s e n plus désolé à m e s u r e q u e s'accroît la proportion d e ces m a l h e u r e u s e s c r é a t u r e s . » Soixante a n s a p r è s , le c o n t r a s t e est p l u s f r a p p a n t e n ­ core. On c o n n a î t cette belle p a g e d e M. de T o c q u e v i l l e , qu'on n e se lasse pas d e c i t e r

1

:

« Le v o y a g e u r q u i , placé a u m i l i e u d e l ' O h i o , se laisse e n t r a î n e r p a r le c o u r a n t j u s q u ' à l ' e m b o u c h u r e d u fleuve clans le Mississipi, n a v i g u e , p o u r ainsi d i r e , e n t r e la l i ­ berté et la s e r v i t u d e , et il n ' a q u ' à j e t e r a u t o u r de l u i 1

II, p. 2 9 8 . Sur les deux rives, l'air est également sain, le climat t e m ­ péré, le sol inépuisable; chacune d'elles forme l'extrême frontière d'un vaste État, a gauche le Kentucky, lequel a admis des esclaves, à droite l'Ohio, qui l e s a tous rejetés de son sein. Le Kentucky a été fondé en 1775, l'Ohio en 1787 seulement; le second a déjà 2 5 0 , 0 0 0 habitants de plus que le premier. 11.

5


66

L'ESCLAVAGE.

ses r e g a r d s p o u r j u g e r en u n i n s t a n t laquelle est la plus favorable à l ' h u m a n i t é . « S u r la rive g a u c h e du fleuve, la p o p u l a t i o n est clair­ s e m é e ; de t e m p s en t e m p s , on aperçoit u n e t r o u p e d'es­ claves p a r c o u r a n t

d'un

a i r i n s o u c i a n t des c h a m p s à

moitié d é s e r t s ; la forêt p r i m i t i v e r e p a r a î t sans cesse; on dirait q u e la société est e n d o r m i e , l ' h o m m e s e m b l e inac­ tif, la n a t u r e seule offre l ' i m a g e de l'activité et de la vie. « De la rive d r o i t e s'élève, au contraire, u n e r u m e u r confuse qui p r o c l a m e au loin la p r é s e n c e de l ' i n d u s t r i e ; de r i c h e s moissons c o u v r e n t les c h a m p s , d ' é l é g a n t e s de­ m e u r e s a n n o n c e n t le goût et les soins du l a b o u r e u r , de toutes p a r t s l'aisance se r é v è l e , l ' h o m m e p a r a î t r i c h e et c o n t e n t ; il t r a v a i l l e . » Q u i t t a n t la p r o p r i é t é , l ' a g r i c u l t u r e , la g r a n d e i n d u s ­ t r i e , le c o m m e r c e , si n o u s d e m a n d o n s a u x h o m m e s du Sud q u e l l e p a r t p r e n d le Nord d a n s les m o i n d r e s habi­ tudes d e l e u r vie, voici l e u r r é p o n s e : « C'est u n fait b i e n c o n n u , écrit u n h o m m e d u S u d , q u e n o u s s o m m e s forcés d e d e m a n d e r au Nord presque tous les objets utiles ou s u p e r f l u s , d e p u i s les a l l u m e t t e s j u s q u ' a u x navires à v a p e u r ; q u e n o u s n ' a v o n s pas de g r a n d s capitalistes n i de g r a n d s artistes; q u e le Nord est la Mecque d e nos m a r c h a n d s , q u i y font d e u x

pèleri­

n a g e s p a r a n ; q u e nos Bibles et n o s b a l a i s , nos livres et nos b a q u e t s , v i e n n e n t du N o r d ; l ' e n c r e , le p a p i e r , les p l u m e s , la cire et les enveloppes, d u Nord ; les souliers, les c h a p e a u x , les m o u c h o i r s , les p a r a p l u i e s et les cou­ teaux, du N o r d ; les glaces et les p i a n o s , les j o u e t s et les d r o g u e s , du N o r d . . . Au b e r c e a u , on n o u s emmaillotte


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

67

dans la m o u s s e l i n e d u Nord ; enfants, on n o u s a m u s e avec des joujoux d u N o r d ; écoliers, on n o u s é d u q u e avec des livres d u N o r d ; j e u n e s , n o u s a l l o n s n o u s f o r m e r s u r le sol d u Nord ; h o m m e s faits, n o u s relevons nos yeux avec des l u n e t t e s du N o r d ; vieux, o n n o u s d r o g u e avec des m é d i c a m e n t s du N o r d ; enfin, sont e n t o u r é s

m o r t s , nos cadavres

de batiste du Nord, c o n d u i t s à la

terre

dans des voitures d u Nord, m i s à la fosse avec u n e b è c h e 1

du N o r d , couverts d ' u n e p i e r r e du N o r d . » Ainsi, de toutes façons, au point d e vue é c o n o m i q u e , le Nord est le p l u s fort, le Sud est le p l u s faible. Mais, si n o u s envisageons l'influence p o l i t i q u e , p a r un incroyable c o n t r a s t e , le Sud d o m i n e , le Nord a le d e s s o u s . E n soixante-douze a n s ( 1 7 8 9 - 1 8 0 1 ) , s u r 1 8 élections ou r é é l e c t i o n s , 12 o n t p o r t é à la p r é s i d e n c e des États-Unis des h o m m e s du S u d , hommes du

propriétaires

d'esclaves;

0 des

2

Nord .

A l'élection de 1 8 5 0 , s u r 4 , 0 4 9 , 2 0 4 suffrages e x p r i ­ més, le Nord c o m p t a i t 2 , 9 5 8 , 9 5 8 suffrages; le Sud seu­ lement 1

1,090,240.

Le Nord avait d o n n é la

Helper, p. 12.

- 1 7 8 9 . Washington (Virginie). 1797. John Adams (Massachusetts). 1 8 0 1 . Jefferson (réélu) (Virginie). 1 8 0 9 . Madison

id.

id.

1 8 1 7 . Monroe

id.

id.

1 8 2 5 . J . Q . A d a m s (Massachussette). 1829. Jackson (réélu) Tennessee). 1837. Van Buren (New-York). 1841. Harrison (Ohio). 1 8 4 5 . Polk (Tennessee). 1 8 4 9 . Taylor (Louisiane). 1857. Buchanan (Pennsylvanie).

majorité


68

L'ESCLAVAGE,

nu candidat républicain

F r e m o n t , soit

1 , 5 4 0 , 0 1 8 voix

c o n t r e 1 , 2 2 4 , 7 5 0 d o n n é e s au c a n d i d a t démocratique c h a ñ a n ; m a i s le Sud n'a r é u n i q u e

Bu-

l , 1 9 4 voix p o u r

M. F r e m o n t , parce q u ' i l était opposé à l'esclavage, cl il a a p p o r t é à M. B u c h a n a n u n a p p o i n t de 6 0 9 , 5 8 7 voix, qui a décidé son succès. Le c a n d i d a t américain,

M. F i l l m o r e ,

a eu, en o u t r e , 8 7 5 , 0 5 5 voix, d o n t 5 9 5 , 5 9 0 au Nord, 4 7 9 , 4 0 5 dans le Sud. On sait q u e la Cour suprême district,

se compose des j u g e s de

r é u n i s u n e fois p a r a n n é e en session solennelle;

on sait q u e p o u v a n t j u g e r le fait et le droit, en p r e m i e r c o m m e en d e r n i e r ressort, e n t r e les États et les i n d i v i d u s , a u point de v u e de la Constitution, cette cour a u n e i m ­ p o r t a n c e politique de p r e m i e r o r d r e , d o n t le rôle d ' a u c u n t r i b u n a l souverain en E u r o p e n e d o n n e l'idée. On sait aussi q u e les j u g e s , dont la fonction et le t r a i t e m e n t sont à la fois i n a m o v i b l e s , sont n o m m é s p a r le p r é s i d e n t des 1

États-Unis . Or la circonscription des districts est tracée de telle sorte q u e 5 j u g e s a p p a r t i e n n e n t aux États à esclaves, 4 s e u l e m e n t aux Etats du Nord, m a l g r é l e u r s u p é r i o r i t é de tout g e n r e . Le poste de secrétaire d'Etat, le p l u s élevé d a n s le ca­ binet, c h a r g é des relations e x t é r i e u r e s , a été, 1 7 8 9 , r e m p l i 2 5 fois p e n d a n t 4 0 a n s p a r des

depuis Slavehol-

dcrx, 9 fois s e u l e m e n t , p e n d a n t 2 9 a n s , par des h o m m e s des États l i b r e s . Depuis 1 8 0 9 , la présidence du Sénat a été c o n t i n u e l 1

Constitution fédérale, art. Il, section II, 2 ; art. III, section I, II. Toc-

queville, II, chapitres VI. VIII, p. 157, 188, 2 4 1 .


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

69

l e m e n t o c c u p é e p a r des h o m m e s d u Sud, à l'exception de 3 ou 4 sessions. Voici les p r o p o r t i o n s p o u r les a u t r e s fonctions p r i n ­ cipales : Speakers

d e la C h a m b r e : 21 s u r 2 5 , 4 4 a n s c o n t r e 2 4 .

Attorney

général

Ministres

à l'étranger : 80 sur 154.

: 1 4 s u r 1 9 , 4 2 ans c o n t r e 2 7 .

17 Etats l i b r e s , avec u n e p o p u l a t i o n de 1 5 , 2 8 8 , 0 7 0 habitants b l a n c s , ont 5 4 s é n a t e u r s , soit 1 p o u r 4 1 5 , 7 0 8 . 1 5 Étals à esclaves, avec u n e p o p u l a t i o n de 0 , 1 8 0 , 4 7 7 h a b i t a n t s , ont 5 0 s é n a t e u r s , soit u n s u r 2 0 0 , 2 I 5 . A la C h a m b r e des r e p r é s e n t a n t s , les États libres ont 146 m e m b r e s , soit 1 s u r 9 1 , 9 5 5 h a b i t a n t s ; les É t a l s à esclaves 9 0 m e m b r e s , soit 1 s u r 0 8 , 7 2 5 h a b i t a n t s b l a n c s , les esclaves c o m p t a n t p o u r le r e s t e , et c o n t r i b u a n t ainsi à envoyer au C o n g r è s des r e p r é s e n t a n t s q u i votent c o n t r e eux. On voit p a r ces d e r n i e r s chiffres q u e la cause de l ' a b o ­ lition d e l'esclavage a u r a i t p u , d a n s le S é n a t ou d a n s la C h a m b r e , r é u n i r la m a j o r i t é . Mais cela n ' a pas eu l i e u , , pour d e u x raisons : La p r e m i è r e , c'est q u ' u n g r a n d n o m b r e

d'habitants

du Nord a des i n t é r ê t s d a n s le S u d . On c o m p t e d a n s le Sud 2 0 5 , 9 2 4 h a b i t a n t s s e u l e m e n t o r i g i n a i r e s du N o r d , tandis q u ' i l y a dans le Nord 0 0 9 , 2 2 5 h a b i t a n t s o r i g i ­ naires d u S u d ; ces d e r n i e r s , s a n s d o u t e , fuient le S u d à cause d e l'esclavage ; m a i s u n g r a n d n o m b r e y c o n s e r v e ses i n t é r ê t s , et p a r s u i t e tous les r e p r é s e n t a n t s des E t a t s libres n e sont pas d é s i n t é r e s s é s d a n s la q u e s t i o n . E n second l i e u , il est u n e raison d o m i n a n t e , constatée


70

L'ESCLAVAGE.

u n a n i m e m e n t p a r les é c r i v a i n s , et q u i seule e x p l i q u e com­ m e n t le S u d , m a l g r é u n e si f r a p p a n t e i n f é r i o r i t é sociale, conserve la s u p é r i o r i t é p o l i t i q u e . C'est q u e le Nord a des intérêts

multiples,

obéit à des influences q u i

luttent

e n t r e elles, se divise en p a r t i s , q u i n ' a t t a c h e n t pas aux m ê m e s questions la m ê m e i m p o r t a n c e ; p o u r le S u d , le m a i n t i e n de l'esclavage est un point q u i d o m i n e t o u s les a u t r e s et fait t a i r e les divisions s e c o n d a i r e s ; les h o m m e s d u Nord votent en sens divers, les h o m m e s du Sud votent c o m m e u n seul h o m m e . On doita j o u t e r q u e le p a r t i abolitionniste,, à p a r t des exceptions respectables, a eu le tort de se confondre trop f r é q u e m m e n t avec le p a r t i de l ' i n j u r e , de l'agitation, du d é s o r d r e , et de m e n a c e r ainsi les h o n n ê t e s g e n s , sous prétexte d'abolir la s e r v i t u d e , d ' u n a u t r e g e n r e d e servi­ t u d e i n t o l é r a b l e , qui est l ' a n a r c h i e . Il est r é s u l t é à la fois de cette p r é d o m i n a n c e d u Sud et de cette b r u t a l i t é des partis q u e les h o m m e s d ' i n t e l l i g e n c e et de c œ u r , d ' u n caractère n o b l e et d ' u n talent délicat, ont pris en d é g o û t la vie p u b l i q u e ,

l'ont désertée et

vivent d a n s la retraite en s ' a d o n n a n t à des travaux isolés. Une p o i g n é e de m a r c h a n d s a p r o d u i t W a s h i n g t o n et ses illustres c o n t e m p o r a i n s . Une nation r i c h e et p u i s s a n t e n ' a pas u n h o m m e d ' E t a t !


CHAPITRE

III

RAISONS DE MAINTENIR L'ESCLAVAGE. OBJECTIONS ET RÉPONSES.

On hésite à c r o i r e à u n e p a r e i l l e d é r o u t e d e la j u s t i c e , de la r e l i g i o n et de l ' h o n n e u r . On se d e m a n d e s'il n ' y a pas q u e l q u e s raisons puissantes, q u e l q u e s i n t é r ê t s sa­ crés à l ' a p p u i de l'esclavage ; on a i m e à e n t e n d r e

dire

que t o u s les récits sont exagérés et q u e , si l e n o m d'es­ clavage

subsiste,

la

chose

est

métamorphosée ;

on

cherche aussi q u e l q u e s indices d ' u n e s o l u t i o n pacifique. J ' é p r o u v e ces h é s i t a t i o n s et ces d é s i r s . A h ! ce n ' e s t p o i n t p o u r a c c u s e r l ' A m é r i q u e , ce n'est point p o u r le p l a i s i r si bas d e c a l o m n i e r u n e g r a n d e n a ­ tion q u e j ' i n t e r r o g e ses plaies , c'est d a n s l e d é s i r pas­ sionné de voir cette j e u n e et p u i s s a n t e société se g u é r i r du m a l q u i la

d é v o r e . E n t r o n s d o n c d a n s ce n o u v e l

examen ; a p r è s l ' h i s t o i r e de l'esclavage, faisons son p o r ­ trait, écoutons sa défense et j u g e o n s sa c a u s e . L'esclavage se défend d ' o r d i n a i r e p a r q u e l q u e s a r g u ­ m e n t s g é n é r a u x , p a r q u e l q u e s r a i s o n s spéciales et p a r q u e l q u e s difficultés p r a t i q u e s .


L'ESCLAVAGE

72

$ 1. — L'origine, l'histoire et l a théorie de l'Esclavage.

I Ouvrez l'histoire, d i t - o n . L'esclavage a p a r t o u t existé; c'est l'enfance des races ; faut-il se p l a i n d r e de ce que tous les h o m m e s n e naissent pas ayant vingt a n s ? L'escla­ vage est u n fait universel et n a t u r e l , c'est l'éducation de la b a r b a r i e p a r la civilisation, c'est le noviciat d e la l i b e r t é . E n effet, l'esclavage a p p a r a î t dans l'histoire à l'état de fait universel c o m m e l'idolâtrie, c o m m e la p o l y g a m i e , e n u n m o t c o m m e le m a l . Mais l'histoire n o u s a p p r e n d que

les esclaves, d a n s l ' a n t i q u i t é ,

v a i n c u e s , asservies p a r les a r m e s ;

étaient

des

races

les esclaves a m é r i ­

cains sont des races achetées ou élevées p a r l e u r s maî­ t r e s ; les esclaves a n c i e n s v i e n n e n t d e la g u e r r e , les es­ claves m o d e r n e s sortent du c o m p t o i r ou du h a r a s . L'histoire enseigne encore q u e ce n e sont p a s les races b a r b a r e s qui ont été asservies p a r les peuples civilisés, m a i s a u c o n t r a i r e les p e u p l e s plus policés q u i ont été l

envahis et r é d u i t s en esclavage p a r les b a r b a r e s . Les Assyriens sont tombés sous le j o u g des Mèdes; les Mèdes, les Bactriens, les Lydiens, l'Asie-Mineure e n t i è r e , l'E­ gypte, sous le j o u g des P e r s e s ; les Arabes d o m i n e n t où A l e x a n d r e a r é g n é , les hordes t u r q u e s n e font q u e des p r o g r è s dans l'esclavage, les Mongols p r o m è n e n t la m o r t et la servitude depuis la M é d i t e r r a n é e j u s q u ' a u x limites 1

Histoire de l'esclavage dans l'antiquité, par M. Wallon. Introduction,

p . XIX.


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

73

de l ' I n d e . E n E u r o p e , les Pélasges sont chasses p a r les Hellènes, les Achéens d e v i e n n e n t esclaves. R o m e b a r ­ bare asservit l ' É t r u r i e , la Sicile, C a r t h a g e , p u i s la G r è c e . Presque p a r t o u t la race, s o u m i s e est la p l u s a v a n c é e , et elle civilise la race c o n q u é r a n t e ; q u a n d le v a i n c u

est

b a r b a r e , il c o r r o m p t le v a i n q u e u r .

de

l'histoire,

qui

ne nous

Voilà la leçon

présente jamais

la

servitude

c o m m e le p r e m i e r pas vers la civilisation, m a i s u n i q u e ­ ment c o m m e la victoire de la force. La leçon q u i ressort de l'histoire m o d e r n e

est

plus

éclatante e n c o r e , elle n o u s p r é s e n t e toutes les g r a n d e s nations d e l ' E u r o p e c h r é t i e n n e p r a t i q u a n t à la fois l ' e s ­ clavage p e n d a n t trois siècles, siècles de civilisation et de p r o g r è s , s a n s q u e la s e r v i t u d e ait élevé d ' u n seul d e g r é , ait a v a n c é d ' u n seul p a s , l ' é d u c a t i o n d e la r a c e asservie, tandis q u e , là où elle fut é t a b l i e , et s u r t o u t a u x É t a t s Unis, la s e r v i t u d e a c o r r o m p u , abaissé, r a p p r o c h é d e la barbarie la race m a î t r e s s e . On n e s a u r a i t

trop

insister

sur

cette leçon

pante. On e s p é r a i t q u e la race n o i r e p e u p l e r a i t

frap­ l'Amé­

rique et q u e la r a c e b l a n c h e civiliserait la n o i r e ; o u v r o n s les yeux, et r e g a r d o n s les faits : 11 n ' y a p a s e n c o r e q u a t r e siècles q u e l ' A m é r i q u e a été révélée a u m o n d e . Toutes les r a c e s , toutes les l a n ­ gues, t o u s les cultes d e l ' E u r o p e déjà p a r v e n u e a l o r s à un h a u t d e g r é d e civilisation, se sont p a r t a g é cet a d m i ­ rable p r é s e n t d u C r é a t e u r . Q u a n d on p a r c o u r t les g r a n ­ des statistiques dressées p a r M. de H u m b o l d t , q u a n d on suit, g r o u p é s p a r chiffres i n é g a u x , les b l a n c s , les n o i r s , les I n d i e n s , les s a n g - m ê l é s , les c a t h o l i q u e s , les p r o t e s -


74

L'ESCLAVAGE.

t a n t s , les i d o l â t r e s , d a n s les vastes et m a g n i f i q u e s r é g i o n s des trois A m é r i q u e s , s e p t e n t r i o n a l e , i n s u l a i r e , m é r i d i o ­ n a l e , où se p a r l e n t les l a n g u e s a n g l a i s e , e s p a g n o l e , fran­ çaise, p o r t u g a i s e , h o l l a n d a i s e , d a n o i s e , s u é d o i s e , toutes les l a n g u e s d ' o r i g i n e l a t i n e et toutes celles d u r a m e a u g e r m a n i q u e , s a n s c o m p t e r les dialectes i n d i e n s , on s'écrie, avec l ' i l l u s t r e a u t e u r de ces r e c h e r c h e s : « Il y a q u e l q u e chose d e g r a v e et de p r o p h é t i q u e d a n s ces i n v e n t a i r e s d u g e n r e h u m a i n : tout l ' a v e n i r du n o u v e a u m o n d e y s e m ­ 1

ble i n s c r i t . » O u i ! tout l'avenir,

m a i s aussi le p a s s é .

Car, à l ' é p o q u e ou M. de H u m b o l d t écrivait, la race b l a n ­ che était à la r a c e n o i r e , d a n s l ' A m é r i q u e

continentale

et i n s u l a i r e , c o m m e 5 8 est à 1 9 . Q u ' é t a i t d o n c

devenue

la r a c e n o i r e ? c a r c'est elle, c'est la race africaine q u i a r é e l l e m e n t colonisé l ' A m é r i q u e .

P e n d a n t trois siècles,

l ' A m é r i q u e a reçu dix Africains c o n t r e u n E u r o p é e n . Au m o m e n t de la d é c o u v e r t e , l ' E u r o p e n'avait p a s u n e po­ p u l a t i o n assez n o m b r e u s e ; les m o y e n s et les h a b i t u d e s de l o n g s voyages m a n q u a i e n t é g a l e m e n t ; les m i s s i o n n a i r e s , les f o n c t i o n n a i r e s ; les m a r c h a n d s , les c r i m i n e l s , f u r e n t longtemps

les seuls v o y a g e u r s . E n

Afrique,

on avait

t r o u v é u n e race a b o n d a n t e , m a l h e u r e u s e et d o c i l e , p r è l e ou f a c i l e m e n t c o n t r a i n t e à c h a n g e r de ciel et d e m a î t r e ; on s'était p e r s u a d é q u e la s o u m e t t r e a u x c h r é t i e n s , c'était la s o u m e t t r e a u c h r i s t i a n i s m e . Les a u t e u r s les p l u s s é ­ r i e u x s o n t d'accord p o u r é v a l u e r à e n v i r o n 4 0 m i l l i o n s le n o m b r e d'Africains t r a n s p o r t é s en A m é r i q u e en trois siècles, et à p l u s de 2 0 p o u r 1 0 0 le n o m b r e des m o r t s

1

Voyages de Humboldt, t. III, p. 5 3 9 , 5 4 0 , 5 4 4 .


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

75

p e n d a n t la t r a v e r s é e . D e p u i s l o r s , p l u s i e u r s m i l l i o n s e n ­ core o n t é t é e m m e n é s p a r la t r a i t e , d ' a p r è s d e s d o c u ­ 1

ments officiels . E n t r e l e s m a i n s d e s b l a n c s , ces d e u x r a ­ ces i n f o r t u n é e s ,

les I n d i e n s et les Africains,

ont été,

l'une r e f o u l é e , l ' a u t r e a s s e r v i e , toutes d e u x s o n t e n v o i e de décroissance et d ' e x t i n c t i o n . Il n ' y a p a s a u j o u r d ' h u i 10 m i l l i o n s d e n o i r s d a n s l ' A m é r i q u e tout e n t i è r e . A u x États-Unis, il n ' y e n a q u e 4 m i l l i o n s s u r p l u s d e 2 0 m i l ­ lions d ' h a b i t a n t s . Depuis la s u p p r e s s i o n e n c o r e si i n c o m ­ plète d e la t r a i t e , cette p o p u l a t i o n , n e r e c e v a n t p l u s d ' a c ­ croissement q u e p a r les n a i s s a n c e s , est e n d é c l i n , c a r elle sont p a r t o u t d é p a s s é e s p a r les décès Unis s e u l e m e n t , il y a e u , il y a e n c o r e

2

. Aux États-

accroissement,

parce q u e des E t a t s e n t i e r s o n t p o u r i n d u s t r i e l'élève d e s noirs et l e u r v e n t e ; la t r a i t e i n t é r i e u r e s u p p l é e ainsi à la traite e x t é r i e u r e . Mais c e p e n d a n t là, c o m m e d a n s tous l e s pays q u i o n t r e ç u des esclaves p a r m i l l i e r s ,

les b r a s

m a n q u e n t e t o n est a u x a b o i s . E n E u r o p e , l e s b r a s s o n t rares a u s s i , n o u s n e s o n g e o n s p a s p o u r t a n t à m ê l e r à n o s h o n n ê t e s p a y s a n s d e s C h i n o i s o u d e s I n d i e n s . D a n s les Etats d u s u d , c o m m e à C u b a , c o m m e a u B r é s i l , o n d e ­ mande le renouvellement de la traite, on appelle des i m ­ migrants, on projette des conquêtes. C'est u n e loi q u e l'espèce h u m a i n e (et q u e l q u e s espèces du r è g n e a n i m a l p a r t a g e n t ce t i t r e d e n o b l e s s e ) , n e s'ac­ croît p a s dans la s e r v i t u d e . C'est u n e a u t r e loi q u e là o ù le 1

Dans les documents sur l'esclavage, réunis par Grégoire, ancien évèque

de Blois, on lit un curieux discours prononcé à Philadelphie, en 1 7 9 0 , par le révérend docteur Dana; il évalue à plus de 8 0 , 0 0 0 par an les esclaves importés

en Amérique. (BIBLIOTHÈQUE DE L'ARSENAL, fonds

Grégoire.)

2 Au Brésil et à Cuba, de plus de 5 pour 1 0 0 . (Don José Saco.)


76

L'ESCLAVAGE,

travail servile des n o i r s p r é v a u t et fleurit, les b l a n c s dispa­ r a i s s e n t , p a r c e t t e r a i s o n q u e les r i c h e s n ' y o n t pas besoin d e s p a u v r e s ; a i n s i la C a r o l i n e d u s u d , m a i n t e n a n t si auda­ c i e u s e , q u i avait e n 1 7 9 0 , 1 0 7 , 0 9 4 esclaves, et 1 4 0 , 1 7 8 b l a n c s , a m a i n t e n a n t p l u s d e 4 0 0 , 0 0 0 esclaves contre 5 0 0 , 0 0 0 b l a n c s . C'est u n e t r o i s i è m e loi q u e la r a c e l i b r e , si Dieu p e r m e t q u ' e l l e n e soit p a s e n t i è r e m e n t c o r r o m p u e et v i c t i m e de ses p r o p r e s forfaits, finit p a r l ' e m p o r t e r en n o m b r e , c o m m e en activité, s u r la r a c e esclave, et la force p e u à p e u à r e c u l e r et à p e r d r e d u t e r r a i n . R e t r e m p é e , d e p u i s u n d e m i - s i è c l e , p a r de g é n é r e u s e s l u t t e s et p a r de p l u s l a r g e s e m p r u n t s au s a n g et a u x i d é e s d e l ' E u r o p e , l ' A m é r i q u e du n o r d a depuis 1819 seulement reçu près de 4 m i l l i o n s d ' E u r o p é e n s , u n n o m b r e égal à celui de ses e s c l a v e s . Que l'on c o m p a r e les chiffres d u r e c e n s e m e n t d e 1 8 5 0 et ceux d u r e c e n s e m e n t d e 1 8 0 0 : Population libre Population esclave

1830.

1860.

111,987,571

27,648,645

5,203,999

5,999,855

25,191,570

31,648,496

La p o p u l a t i o n totale a d o n c g r a n d i d e 5 6 p o u r 100 en dix a n s ; m a i s p e n d a n t q u e celle des États libres tait d e 4 1 p o u r 1 0 0 , d a n s les É t a t s à esclaves,

augmen­ la p o p u l a ­

tion libre s'accroissait de 52 p o u r 100 s e u l e m e n t , et le p r o g r è s d e la p o p u l a t i o n esclave

n e dépassait p a s 2 2 1/2

pour 100. Si les É t a t s d u s u d d e v e n a i e n t m a î t r e s d u Mexique, de C u b a , d e toutes les t e r r e s q u ' i l s c o n v o i t e n t , ils m a n q u e ­ r a i e n t de n o i r s p o u r les o c c u p e r . On é v a l u e à m o i n s d e 5 0 , 0 0 0 le n o m b r e des esclaves i n t r o d u i t s avec de g r a n d s


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

77

efforts d e p u i s l ' a n n e x i o n en 1 8 4 7 , au Texas, q u i a u r a i t pu recevoir d a n s le m ê m e t e m p s p l u s de blancs q u i n ' a u r a i e n t rien coûté. Il y a m a i n t e n a n t des États à esclaves q u i n ' e n ont p r e s q u e p l u s , c o m m e le D e l a w a r e , le Maryland, le Mis­ souri, certaines parties du K e n t u c k y , d e la V i r g i n i e , du Tenessee; e n t r e les États l i m i t r o p h e s , la l i b e r t é passe p r e s q u e partout la frontière, et la servitude r e c u l e . Ainsi la popu­ lation n o i r e n e se r e c r u t e p l u s p a r la t r a i t e , la surface qu'elle occupe d i m i n u e , son a c c r o i s s e m e n t est de p l u s en plus inférieur à celui de la p o p u l a t i o n b l a n c h e . On p e u t d o n c l'affirmer, la race noire, d a n s les tristes conditions ou elle a été c o n d a m n é e à vivre, a fini sa m i s ­ sion. Elle n ' a pas m ê m e servi à p e u p l e r l ' A m é r i q u e , et, décimée, a b r u t i e , refoulée, elle n ' a pas e l l e - m ê m e été ci­ vilisée par la race b l a n c h e . L ' a r g u m e n t q u e les défenseurs de l'esclavage a u x EtatsUnis c h e r c h e n t d a n s l ' h i s t o i r e , l'histoire, s u r le sol m ê m e où on l ' i n v o q u e , le c o n d a m n e et le d é m e n t .

11 Après l'histoire, on invoque la r e l i g i o n , on r é p è t e à satiété : Dieu a c o n d a m n é l ' h o m m e à t r a v a i l l e r ; Noé a maudit C h a m ; le p e u p l e juif a d m e t t a i t l'esclavage. l

Ce p o i n t si g r a v e sera l'objet d ' u n e é t u d e spéciale . Bornons-nous ici à q u e l q u e s m o t s . Oui, Dieu a c o n d a m n é l ' h o m m e à t r a v a i l l e r , m a i s non pas à s e r v i r . Or, c'est p r é c i s é m e n t p o u r se d i s p e n s e r de travailler q u e l ' h o m m e r é d u i t son s e m b l a b l e en servi1

IVe partie, Le Christianisme

et

l'Esclavage.


78

L'ESCLAVAGE.

t u d e . Noé a m a u d i t C h a m , m a i s où d o n c est le registre d ' é t a t civil q u i é t a b l i t la filiation d e C h a m ? « P l u s d'un prétendu historien,

d i t q u e l q u e p a r t V o l t a i r e , n e fait

p a s difficulté d e d i r e : Nous, nos aïeux,

nos pères, quand

il p a r l e des F r a n c s q u i v i n r e n t s ' e m p a r e r d e s Gaules. L ' a b b é Vély d i t : nous. H é ! m o n a m i , est-il bien s û r que tu

descendes d'un F r a n c ? P o u r q u o i

n e serais-tu

d'une pauvre famille gauloise? » Quelle

pas

est d o n c la

f a m i l l e a m é r i c a i n e q u i n ' a p a s u n p e u d u s a n g d e Cham d a n s les v e i n e s ? Si C h a m a été m a u d i t , q u e l l e m a l é d i c ­ tion a d o n c été assez p u i s s a n t e p o u r s u r v i v r e a u pardon d e J é s u s - C h r i s t ? Le p e u p l e j u i f avait des esclaves, soit; p r é t e n d e z - v o u s ê t r e e n c o r e des J u i f s ? On

ose c h e r c h e r d a n s le N o u v e a u - T e s t a m e n t la dé­

fense d e l'esclavage. Le N o u v e a u - T e s t a m e n t r e c o m m a n d e la p a t i e n c e et non pas la s e r v i t u d e . Du devoir d e souffrir n e r é s u l t e p a s le d r o i t d ' o p p r i m e r . P a r c e q u ' o n e n g a g e le p r i s o n n i e r à no pas b r û l e r sa p r i s o n , est-ce q u ' o n d é c l a r e j u s t e sa captivité? Les a p ô t r e s disent a u x esclaves : « Soyez p a t i e n t s ! » ont-ils dit a u x m a î t r e s : « Achetez, v e n d e z , fouettez, s é p a r e z ? » Ils r e c o m m a n d e n t l ' o b é i s s a n c e a u p r i n c e , et le p r i n c e s'ap­ pelait alors N é r o n ; est-ce q u ' i l s justifient N é r o n ? On insiste, et l'on

r é p è t e : « C o m m e n t le n i e r ? sans

l'esclavage, les n o i r s s e r a i e n t restés p a ï e n s ; ils d o i v e n t à la s e r v i t u d e le b a p t ê m e et le c h r i s t i a n i s m e . » On se t r o m p e : les

esclaves d o i v e n t à

la

servitude

l ' h o r r e u r d u c h r i s t i a n i s m e . Portez e n A f r i q u e des m i s ­ s i o n n a i r e s , allez i n s t r u i r e les n è g r e s à Z a n z i b a r Gabon,

ou

au

i m i t e z les e n f a n t s d e Claver et de L i b e r m a n ,


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

79

voilà le vrai moyen de l e u r porter l ' E v a n g i l e . Mais l e u r ravir tous les d o n s de D i e u ,

la p a t r i e , la famille et

la l i b e r t é , et l e u r d i r e , le fouet en

main : « Tra­

vaillez! » p u i s , avec la m ê m e e x h o r t a t i o n : « P r i e z ! » on

appelle cette c o n t r a i n t e h o r r i b l e u n e

conversion!

Les d o c u m e n t s s u r a b o n d e n t p o u r p r o u v e r q u e la r e l i ­ 1

gion ainsi prêchée est stérile et m é p r i s é e . Dieu veut des â m e s libres, et les â m e s v e u l e n t u n Dieu p è r e ; l'esclave, s'il p r o n o n c e le n o m de Dieu, l'accuse tout bas d ' i n j u s t i c e , ou bien il l ' a d o r e b ê t e m e n t , c o m m e u n n é g r i e r i n v i s i b l e ; religion d ' h y p o c r i s i e , de s u p e r s ­ tition,

de

servilité, j a m a i s d ' a m o u r !

Quelques

vres n o i r s sont pieux ; convertis m a l g r é

la

pau­

servitude

et non p a r e l l e , n ' a y a n t pas de p e i n e à i m a g i n e r u n e vie m e i l l e u r e q u e

n'est p o u r e u x la v i e p r é s e n t e ,

a t t e n d e n t le ciel, ils bénissent la m o r t ;

ils

les p a r o l e s des

saints livres l e u r s e m b l e n t u n c h a n t m y s t é r i e u x , écho d'une patrie lointaine,

q u i les

b e r c e d a n s les

rêves

de la l i b e r t é f u t u r e . Alors ils d e v i e n n e n t pieux ; m a i s saint P a u l

était

obligé

leurs de n e pas mépriser

de

recommander

leurs maîtres

aux

meil­

; ils a i m e n t l e u r

état c o m m e le m a r t y r a i m e sa c h a î n e . Ah ! n e p a r l o n s pas de r e l i g i o n ; si n o u s faisons le m a l , 1

Dans de curieux Mémoires, récemment publiés, M. le comte de Vaublanc remarque la difficulté qu'avaient les nègres de Saint-Domingue à apprendre la religion, et il ajoute naïvement; « Il y aurait certainement un certain danger à vouloir absolument leur persuader ce qu'il leur est impos­ sible de comprendre. » On s'en garde bien. En général, tout l'Évangile prêché aux noirs est un commentaire des textes sur la patience : je ne sup­ pose pas qu'on fasse un grand usage devant eux des textes sur l'égalité.

(V. Ire partie : La religion l'esclavage, p. 285.)

aux Colonies avant et après l'abolition de


80

L'ESCLAVAGE,

n ' y m ê l o n s pas le s a i n t n o m d e

Dieu, q u e s u r t o u t les

m i n i s t r e s des divers c u l t e s se t a i s e n t , tions n a u s é a b o n d e s n e p r o u v e n t

leurs

qu'une

disserta­

chose : c'est

q u ' a u lieu de c o n v e r t i r les n o i r s , l'esclavage a c o r r o m p u les p r ê t r e s . III On se rejette volontiers s u r u n a r g u m e n t p l u s vague et p l u s c o m m o d e . La race des n o i r s est i n f é r i e u r e ; l'esclavage n ' e s t pas u n e q u e s t i o n d ' h i s t o i r e n i de r e l i g i o n , c'est u n e q u e s ­ tion de

race.

Il est a u j o u r d ' h u i fort à la m o d e de p a r l e r des

races.

Je l o u e fort celte t e n d a n c e , n o n - s e u l e m e n t p a r c e q u e n o u s l u i devons d ' a d m i r a b l e s

recherches

et d e

cieuses d é c o u v e r t e s , m a i s , en o u t r e , elle m e p a r a î t

pré­ un

r e t o u r i n v o l o n t a i r e v e r s les idées c h r é t i e n n e s s u r l ' u n i t é d u g e n r e h u m a i n . Le t e m p s n ' e s t pas b i e n loin où la p h i l o s o p h i e et l'histoire se d o n n a i e n t la m a i n p o u r r é ­ d u i r e l ' h o m m e à sa s i m p l e p e r s o n n e , et u n livre q u i fil un

c e r t a i n b r u i t en A l l e m a g n e p o r t a i t

L'Individu

et son individualité.

lions d ' h o m m e s

ce t i t r e n e t :

Croire q u e p l u s i e u r s m i l ­

sont d ' u n e m ê m e r a c e , c'est ê t r e en

c h e m i n vers l ' o p i n i o n q u e tous les h o m m e s s o n t d ' u n e m ê m e famille ; c'est a d m e t t r e q u e ceux q u i n o u s ont p r é c é d é o n t influé s u r n o u s , c o m m e n o u s a g i s s o n s s u r ceux q u i n o u s s u i v e n t ; c'est a p p r o c h e r t r è s - p r è s de la doc­ t r i n e q u i affirme l ' u n i t é et la s o l i d a r i t é d u g e n r e h u m a i n . Mais q u e l l e s c o n s é q u e n c e s m o r a l e s n e t i r e - t - o n pas d e la t h é o r i e des r a c e s ? Un A n g l a i s est i n s o l e n t : q u e voulez-


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

81

vous? il a p p a r t i e n t à la race s a x o n n e ! Un F r a n ç a i s est fan­ faron : q u e voulez-vous? il est de race g a u l o i s e ! Un Ita­ lien est paresseux : c'est q u ' i l sort de la race l a t i n e . Le fa­ talisme r e n t r e ainsi dans la conscience et d a n s l'histoire de la façon la p l u s b r u t a l e et la p l u s c o m m o d e . Les sept péchés c a p i t a u x d e v i e n n e n t u n e question de r a c e . P a u v r e nègre, tu es esclave: qu'y faire? Tu es de la race n è g r e , tu ne peux p a s d i r e le c o n t r a i r e . On insiste et on répond : « Regardez le visage du n è g r e , convenez q u ' i l est noir, r e p o u s s a n t , q u e vous ne p r e n ­ driez pas u n e n é g r e s s e pour f e m m e ; la r é p u g n a n c e stinctive

est aussi

forte au n o r d q u ' a u s u d .

La

in­ cou­

leur de la p e a u , la forme du c r â n e , les p r o p o r t i o n s

du

corps, la n a t u r e des cheveux, dénotent d a n s le n è g r e u n e race différente de la n ô t r e , et la science confirme

l'évi­

dence. » Linné, Buffon, Cuvier, L a m a r k ,

les d e u x

Geoffroy

Saint-Hilaire, Millier, H u m b o l d t , F l o u r e n s , q u a t r e m i l l e ans après Moïse, r é p o n d e n t d ' u n e c o m m u n e voix q u e les hommes sont d ' u n e m ê m e espèce, q u e cette espèce est née d ' u n seul c o u p l e et q u e ce seul couple a été créé dans un seul l i e u . Une école polygéniste

existe e n c o r e , elle fleu­

rit aux É t a t s - U n i s ; elle a p p u i e , p a r des a r g u m e n t s scien­ tifiques, la p r a t i q u e de la s e r v i t u d e ; tous les c r i m e s ont leur théorie; il y a u n e p h i l o s o p h i e , il y a aussi u n e p h y ­ siologie de l'esclavage. Mais les travaux les p l u s r é c e n t s , 1

les p l u s a p p r o f o n d i s , 1

p r o c l a m e n t et p l a c e n t a u - d e s s u s

V. les leçons, professées en 1 8 5 0 , par M. Isidore Gooffroy-Saint-Hilaire,

et les belles études, si claires et si fortes, de M. de Quatrefages, notamment ses objections contre la théorie de l'illustre savant suisse, M. Agassiz, mainII

6


82

L'ESCLAVAGE.

d e t o u t e c o n t e s t a t i o n la n o b l e d o c t r i n e , j e d i r a i même le d o g m e sacré d e l ' u n i t é d e l'espèce h u m a i n e . La s c i e n c e a établi q u e , du p l u s parfait des a n i m a u x au p l u s i m p a r f a i t des h o m m e s , il y a l'infini ; q u e les races a n i m a l e s

offrent

d ' u n i n d i v i d u à l ' a u t r e de la

m ê m e f a m i l l e d e s v a r i a t i o n s p l u s g r a n d e s q u e les popu­ l a t i o n s h u m a i n e s les p l u s é l o i g n é e s . E n t r e le n o i r et le b l a n c , les facultés s o n t s e m b l a b l e s , le l a n g a g e est le m ê m e , le c r â n e est p e u différent, l e s m e m b r e s , les pro­ p o r t i o n s , la taille, sont les m ê m e s , l ' u n i o n est féconde, et l ' o r g a n e q u i s e m b l e l e p l u s distinct, la p e a u , est compo­ sée des m ê m e s p a r t i e s , d e s m ê m e s

c o u c h e s , disposées

d a n s le m ê m e o r d r e , f o r m é e s d e s m ê m e s é l é m e n t s , grou­ p é s d e la m ê m e m a n i è r e , et p r é s e n t a n t s e u l e m e n t u n e coloration d o n t la t e i n t e v a r i e b e a u c o u p , se voit s u r cer­ taines p a r t i e s d e l ' é p i d e r m e d u b l a n c , et p a r a î t , dispa­ r a î t , o u d u m o i n s se m o d i f i e , sous l ' i n f l u e n c e d u m i l i e u , de l ' â g e o u d u c r o i s e m e n t . E t q u a n d m ê m e le n o i r n e serait pas d e votre p a r q u e l a r g u m e n t c o n c l u r e z - v o u s de cette

race,

différence

q u ' i l doit ê t r e v o t r e esclave? A u c u n e p r e u v e p h y s i q u e n e p e u t d é m o n t r e r q u e la c o u l e u r d ' u n h o m m e est u n e livrée d e s e r v i t u d e , et l ' h o m m e n e p o r t e pas ses t i t r e s d e n o b l e s s e s u r le p a r ­ c h e m i n d e sa p e a u . A-t-il u n e â m e ? Là est t o u t e la q u e s -

tenant professeur clans un des États du Sud de L'Amérique, et qui soutient que tous les hommes font partie de la même espèce, mais sont issus de plu­ sieurs couples, et ont été créés par nations, dans huit centres zoologiques.

{Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1 8 6 0 ; 1 , 1 5 janvier; 1 , 15 fée r

vricr; 1er, 1 5 mars, 1 8 0 1 . )

e r


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

83

l i o n . Un h o m m e n e p e u t pas ê t r e esclave p a r c e qu'il est un h o m m e ; celui q u i ne c o m p r e n d rite-t-il l u i - m ê m e le nom

pas cela, m é -

d'homme?

« N'est-il pas certain q u e p a r ses défauts, plus e n c o r e que p a r sa

figure,

le n è g r e est u n être i n f é r i e u r ? Il est

paresseux, m o u , i v r o g n e , c r u e l , i n c a p a b l e de travail ou de vertu s a n s c o n t r a i n t e . Il est v r a i m e n t fait p o u r son état inférieur ; le p e u d'éducation dont il est susceptible, il le doit à la s e r v i t u d e . » Je connais cet a r g u m e n t , et j e lis d a n s le message déjà cité du g o u v e r n e u r A d a m s ,

daté de

Columbia,

24 n o v e m b r e 1 8 5 0 , ces incroyables paroles : « J u s q u ' à ce que la P r o v i d e n c e en décide a u t r e m e n t ,

l'Africain

doit c o n t i n u e r à ê t r e un p o r t e u r de bois et u n t i r e u r d'eau

Il fut u n t e m p s ou u n e p h i l a n t h r o p i e niaise

(canting)

n o u s a p e u à p e u t o u r n é l'esprit à croire q u e

l'esclavage était injuste. Les recherches ont e n t i è r e m e n t changé l'opinion c o m m u n e s u r ce point. Le Sud croit m a i n t e n a n t q u ' u n e mystérieuse Providence a m ê l é les deux races s u r ce c o n t i n e n t dans des vues sages, et q u e leurs r a p p o r t s m u t u e l s ont profité à toutes d e u x . L'escla­ vage a élevé l'Africain à un d e g r é de civilisation q u e la race noire n ' a j a m a i s atteint en a u c u n t e m p s et en au­ cun pays. » Touchante profession de foi, et bien d i g n e d ' u n

ho

monyme de cet i l l u s t r e A d a m s q u i p r o n o n ç a , en 1 8 3 5 , un discours m é m o r a b l e c o n t r e l'esclavage! Au m o i n s faudrait-il ê t r e d'accord s u r les bases de cette v e r t u e u s e théorie. Si vous avez fait l'éducation des esclaves, com­ m e n t sont-ils e n c o r e si paresseux et si v o l e u r s ? Si l'escla-


84

L'ESCLAVAGE.

vage n ' e s t à a u t r e fin q u e l ' é d u c a t i o n , soyez c o n s é q u e n t s et affranchissez

tous ceux q u i s o n t d e v e n u s i n s t r u i t s et

i n t e l l i g e n t s , ceux q u i m è n e n t vos m a i s o n s et sauvent vos f o r t u n e s ; n e gardez q u e les i g n o r a n t s , les m é c h a n t s et les i m b é c i l e s . Mais d e p u i s q u a n d nos d é f a u t s sont-ils u n e raison d e s e r v i t u d e ? A ce c o m p t e , q u e d e b l a n c s sont d i g n e s des c h a î n e s et d u f o u e t ! Q u e d e n a t i o n s en­ t i è r e s o n t b e s o i n d ' ê t r e r e n v o y é e s à cette

bienfaisante

é c o l e ! Les Etats du S u d , j e le sais, (le Mexique et Cuba le savent m i e u x e n c o r e ) , sont disposés à se d é v o u e r de cette façon à ê t r e les p r é c e p t e u r s

des m i n e u r s d e la fa­

m i l l e h u m a i n e . Q u e l e u r a p p r e n d r o n t - i l s ? la r é p o n s e est s i m p l e : ils l e u r a p p r e n d r o n t à ê t r e esclaves; o r , à port­ ier du bois et à tirer de l'eau,

ceux-ci s ' é l è v e r o n t a s s u ­

r é m e n t à u n d e g r é d e civilisation q u ' i l s d o i v e n t déses­ p é r e r d ' a t t e i n d r e e n a u c u n t e m p s , en a u c u n p a y s . Oh ! la b o n n e n o u r r i c e ! N o n , l'esclavage n e c o r r i g e

pas les vices d e la race

a f r i c a i n e , il les a u g m e n t e ; la d é g r a d a t i o n n ' e s t p a s la c a u s e d e la s e r v i t u d e , elle e n est la s u i t e . J e sais les d é f a u t s d e celle

malheureuse

branche

de la famille h u m a i n e , et j e n e m ' a t t e n d s pas à célé­ b r e r de sitôt u n bossuet, u n R a p h a ë l

ou un Newton

africains. M a i s n o u s c o m m e n ç o n s à m i e u x c o n n a î t r e les n o i r s , n o n - s e u l e m e n t p a r les aveux de ceux q u i les e m ­ p l o i e n t , m a i s aussi p a r les récits d e ceux q u i les visitent. Ce n ' e s t pas e n vain parcouru

q u e M u n g o - P a r k et Caillé ont

le S o u d a n p a r K a c u n d y et T o m b o u c t o u , q u e

D e n h a m et C l a p p e r t o n ont p é n é t r é j u s q u ' a u lac Tsad, q u e les frères d ' A b b a d i e ont e x p l o r é

l'Abyssinie, q u e


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

85

Barili, O w e r w e g et Vogel ont suivi le c o u r s si b i z a r r e du N i g e r , q u e L i v i n g s t o n e a t r a v e r s é le S u d , d e L o a n d a à Q u i l l i m a n e , q u e Raffenel,

Loarer, Hecquard,

l'amiral

Bouel, le c a p i t a i n e G u i l l a i n o n t visité les côtes du S é n é ­ gal, d e la G u i n é e , d u D a h o m e y , q u e Mgr Massaia

évan-

o-élise les G a l l a s , et Mgr Kobès les d e u x G u i n é e s . Nous n ' e n s o m m e s p l u s r é d u i t s aux r é c i t s d ' H é r o d o t e s u r le voyage au pays des N a s a m o n s , ni m ê m e a u x o b s e r v a t i o n s fort i n t é r e s s a n t e s

mais incomplètes du

P.

Labat , de

Barbot, de T i l l o t s o n et des a u t r e s v o y a g e u r s d u s e i z i è m e et du d i x - s e p t i è m e siècle Nous savons m a i n t e n a n t

que,

divisées e n d e

breuses t r i b u s , les u n e s en p r o i e à d ' a b o m i n a b l e s

nom­ tyrans

et a u x h o r r e u r s d ' u n f é t i c h i s m e o ù le s e r p e n t r a p p e l l e l'antique symbole du

d é m o n , et où les sacrifices

hu­

mains s o n t l a figure d e la confiance i n s t i n c t i v e d e manité dans un

sang réparateur,

les a u t r e s

l'hu­

soumises

au j o u g p a r l ' i n v a s i o n d e h o r d e s m u s u l m a n e s , p r e s q u e toutes les p e u p l a d e s

n o i r e s se r e s s e m b l e n t

par

beau­

coup d e b o n t é et d e d o u c e u r , u n e g r a n d e v i g u e u r cor­ porelle, u n e sobriété égale

à c e l l e d e l ' i n d i e n , et assez

d ' a r d e u r a u t r a v a i l et d ' i n t e l l i g e n c e

commerciale pour

avoir c u l t i v é de vastes r é g i o n s , f o n d é des villes d e v i n g t et t r e n t e m i l l e â m e s . N o u s s a v o n s aussi q u e l a v e n t e des esclaves aux E u r o p é e n s

est

l'origine

p r i n c i p a l e et

l ' e x e m p l e d e s p i l l a g e s et d e s a t r o c i t é s q u i p è s e n t s u r les n o i r s de l ' A f r i q u e .

Nous savons enfin q u e , m a l g r é

b â t a r d i s s e m e n t d e l o n g s siècles d e 1

ténèbres, de

V. les 50 volumes de l'Histoire des Voyages. Didot, 1 7 5 1 .

l'a­

sang,


86

L'ESCLAVAGE,

d e s u p e r s t i t i o n et d ' o p p r e s s i o n ,

plusieurs

t r i b u s sont

belles, i n t e l l i g e n t e s et d i g n e s des types les p l u s élevés de la famille h u m a i n e .

IV

H a b i t u e l l e m e n t , a p r è s avoir p a r l é de la r a c e , on p a r l e d u climat.

« Les b l a n c s , d i t - o n ,

ne peuvent

supporter

les a r d e u r s d u soleil : le c l i m a t o b l i g e à e m p l o y e r des noirs

»

E x a m i n o n s le fait : Le coton souffre d u froid, m a i s a u c u n e

température

n ' e s t t r o p h a u t e p o u r sa v é g é t a t i o n : il réussit s u r t o u t d a n s les t e r r a i n s d ' a l l u v i o n voisins d e la m e r ; a u delà d u 35° p a r a l l è l e , s u r la côte o r i e n t a l e d e l ' A m é r i q u e , au e

delà du 3 9 , s u r la côte o c c i d e n t a l e , il n e p e u t p l u s ê t r e c u l t i v é , tandis q u e , s o u s d'excessives c h a l e u r s , a u s u d ouest d u Texas, il vient à m e r v e i l l e . Mais ces c h a l e u r s s o n t - e l l e s tout à fait i n s u p p o r t a b l e s a u x b l a n c s ? Il est 1

p e r m i s d ' e n d o u t e r , c a r a v a n t l ' i n t r o d u c t i o n des n è g r e s , o n s'est servi des b l a n c s , à C u b a , p e n d a n t dix a n s , à S a i n t - D o m i n g u e , p e n d a n t d i x - h u i t a n s ; d a n s les colo­ nies françaises et m ê m e à la G u y a n e , o n a c o m m e n c é p a r des e n g a g é s b l a n c s ; à Porto-Rico, à P e r n a m b u c o , l e tra­ vail est o p é r é e n g r a n d e p a r t i e p a r les b l a n c s ; de m ê m e a u Brésil, d e m ô m e à C u b a , o u il y a a u t a n t de b l a n c s V. notamment le livre de M. de Nouvion sur la Guyane, et le Traité de Géographie et de Statistique médicales, par le docteur Boudin. 1


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

87

q u e de n o i r s . Des d o c u m e n t s c e r t a i n s p r o u v e n t q u e le travail des n o i r s s'est i n t r o d u i t n o n p a s à c a u s e de la m o r t a l i t é des b l a n c s , m a i s à cause de l e u r p a r e s s e . E n f i n , il n ' e s t p a s d o u t e u x q u e là où le travail est p é ­ nible aux b l a n c s ,

il est é g a l e m e n t

très-pénible

aux

noirs ; c'est b i e n p o u r cela q u ' o n les y c o n t r a i n t p a r la force. A d m e t t o n s d ' a i l l e u r s , p a r c e q u e cela e s t v r a i , q u ' i l est q u e l q u e s p o i n t s où les n o i r s s e u l s p e u v e n t s u p p o r t e r la c h a l e u r . Il e n r é s u l t e trois c o n s é q u e n c e s : 1° P a r t o u t où le soleil n ' a pas la m ê m e i n t e n s i t é , l'ar­ g u m e n t c e s s a n t d ' ê t r e a p p l i c a b l e , l ' e s c l a v a g e des n o i r s devrait d i s p a r a î t r e . O r , d a n s la Virginie, l e K e n t u c k y , le Maryland, la C a r o l i n e d u N o r d , le D e l a w a r e , la F l o r i d e , la t e m p é r a t u r e c o m p o r t e p a r f a i t e m e n t ,

comme

chacun

peut s'en c o n v a i n c r e en r e g a r d a n t la c a r t e , le travail des b l a n c s . Si l ' o n e m p l o i e des n o i r s , ce n ' e s t p a s q u e

le

soleil b r û l e les b l a n c s , c'est q u e la p a r e s s e les g l a c e ! 2° Les r a y o n s d u soleil d i v i s e n t e n t r e les h o m m e s l e travail, la t e r r e et ses p r o d u i t s , m a i s ils n e t r a c e n t p a s de l i g n e o b l i g a t o i r e e n t r e la l i b e r t é et la s e r v i t u d e . C'est c a l o m n i e r le s o l e i l . Là m ê m e où il exige des b r a s n o i r s , il p e r m e t d e s b r a s l i b r e s . 5 ° S'il est u n c l i m a t q u e le C r é a t e u r ait r e n d u h a b i ­ table a u x s e u l s n o i r s , q u ' o n le laisse a u x s e u l s n o i r s , q u ' i l s l ' h a b i t e n t e n m a î t r e s , q u e les b l a n c s se r e t i r e n t . Est-ce q u e n o u s c o l o n i s o n s s u r les b o r d s d u l a c T s a d ? Est ce q u e n o u s a c h e t o n s des m a i s o n s à Kano o u à T o m b o u c t o u ? Ne m ê l o n s p a s le m o n d e n o i r b l a n c , et n e d e m a n d o n s

et le

pas a u soleil des

monde

arguments


88

L'ESCLAVAGE.

p o u r n o u s a s s e r v i r les u n s les ana u t r e s ,mais des limites p o u r v i v r e en paix là où Dieu n o u s a fixés. Q u ' o n en finisse d o n c avec tous les a r g u m e n t s de l'é­ d u c a t i o n , d e la r a c e , du c l i m a t , q u i sont b o n s p o u r con­ d u i r e l ' h o m m e à d o m p t e r les chevaux et à apprivoiser les s i n g e s , à a c c l i m a t e r les v i g o g n e s et les l a m a s , mais n e l ' a u t o r i s e n t p a s à p o r t e r s u r son frère u n e m a i n s a ­ crilège !

V D a n s son Voyage

aux

Antilles,

M. G r a n i e r d e Cassa-

gnac a développé un a r g u m e n t aujourd'hui très-répandu e n A m é r i q u e , e t p l u s h o n o r a b l e p o u r les n o i r s . On dé­ d u i s a i t la s e r v i t u d e de l ' i n é g a l i t é ; il la d é d u i t de l'é­ g a l i t é . E l l e est u n t r a i t é , u n c o n t r a t r é c i p r o q u e e n t r e u n v e n d e u r et u n a c h e t e u r , u n

des m o d e s d e

l'orga­

n i s a t i o n d u travail, a v a n t a g e u x a u x deux p a r t i e s . « Les esclaves v e n d u s p a r les rois a f r i c a i n s sont des esclaves d e t r o p à e u x , t r a v a i l l a n t chez

e u x , n é s chez

eux ; il y a de loin en loin q u e l q u e s p r i s o n n i e r s

de

g u e r r e , m a i s c'est l ' e x c e p t i o n et e l l e est r a r e . » « La t r a i t e , ce p r é t e n d u c o m m e r c e d e c h a i r h u m a i n e , se r é d u i t , p o u r les h o m m e s de b o n s e n s , à un simple placement

d'ouvriers, 1

pour ceux-ci .

avec

un avantage

dé­

incontestable

La s e r v i t u d e n e c o n s t i t u e p a s p o u r ceux

qui la s u b i s s e n t u n état v i o l e n t ; c'est u n e m a n i è r e d'or1

Voyage aux Antilles, 1 8 4 2 , p . 137-139.


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D'AMÉRIQUE.

89

ganisation d u travail q u i g a r a n t i t l ' e n t r e t i e n d u travail­ l e u r sa vie d u r a n t , m o y e n n a n t la s o m m e d'efforts dont il est c a p a b l e . . . . L ' é t a b l i s s e m e n t de la l i b e r t é e n Eu­ rope y a d é t r u i t l ' a n c i e n n e o r g a n i s a t i o n é c o n o m i q u e qui résolvait

le

problème

de

l'assistance

matérielle

des

h o m m e s p a r le t r a v a i l o b l i g a t o i r e , m a i s e l l e n ' a

pas

encore t r o u v é u n e s o l u t i o n n o u v e l l e et é q u i v a l e n t e , car, à l ' h e u r e q u ' i l est, les t r a v a i l l e u r s l i b r e s

consomment

p l u s q u ' i l s n e p r o d u i s e n t , et la p r e u v e , c'est q u ' i l s reçoi­ vent en s u p p l é m e n t , de la société, l ' a u m ô n e , les dépôts de m e n d i c i t é , l ' h o s p i c e

des e n f a n t s t r o u v é s

et

l'hô­

pital. » « Il faut l ' i m p é n é t r a b l e c r o û t e d ' a b s u r d i t é q u i d'enveloppe à la cervelle des p h i l a n t h r o p e s

sert

européens

pour q u ' i l s n e s o i e n t pas saisis p a r ces v é r i t é s . » Après l ' h i s t o i r e et la r e l i g i o n , la q u e s t i o n de c o u l e u r et de r a c e s , n o u s voici d o n c en p r é s e n c e de p l u s , l'économie politique.

Elle

d ' u n e science

nous

prépare

des

P l e i n e s d ' u n i n g é n i e u x c y n i s m e , les a s s e r t i o n s

qui

lumières nouvelles. p r é c è d e n t d o n n e r a i e n t à r i r e , s'il é t a i t possible d e rire en u n p a r e i l sujet, à trois classes d e l e c t e u r s , les voya­ g e u r s , les j u r i s c o n s u l t e s et les é c o n o m i s t e s . Ne d i s c u l p o n s p a s les p h i l a n t h r o p e s , l a i s s o n s s u r l e u r cervelle cette croûte impénétrable,

et félicitons-les

seule­

m e n t de n e pas la p o r t e r s u r le c œ u r . 1. Que r é p o n d e n t les v o y a g e u r s à cette i m p o s t u r e si calme s u r les p r i s o n n i e r s d e g u e r r e et la chasse a u x es­ claves? Denham,

O u d n e y et C l a p p e r t o n

ont assisté

à

une


90

L'ESCLAVAGE.

de

ces

des

1

ghrazia ,

chefs,

El

ils

ont entendu

Kanemi,

le

le p l u s

régénérateur

intelligent du

Bornou,

c h a n t e r son t r i o m p h e et s ' é c r i e r : Le sang de mes a désaltéré maisons, truit

et nourri leurs

cinq

mes ennemis

femmes

royaumes.,.

devant

chefs;

forment Je

et les avoir

mis de mon peuple sans pasteurs

mes

leurs notre

reviens

réduits

sont devant l'hyène,

troupeaux, butin...

après

lui comme

leurs J'ai

avoir

en esclavage.

ils sont

ennemis

les

dé­

humilié Les

enne­

troupeaux

dévorés.

Ils o n t t r o u v é s u r la r o u t e d u Fezzan a u B o r n o u , c o m ­ m e des j a l o n s s i n i s t r e s ,

surtout

auprès

des puits,

des

c e n t a i n e s d e s q u e l e t t e s d ' e s c l a v e s m o r t s e n r o u t e d e fa­ t i g u e et d e soif.

« Ces infortunés, dit Oudney, sont traînés à travers les déserts avec moins de soins et de précautions que chez nous les troupeaux conduits aux abattoirs... J'ai compté près d'un puits plus de cent squelettes, la peau tenait encore à quelques-uns, mais nul n'avait songé à jeter un peu de sable s u r ces déplorables restes. L ' h o r r e u r q u e j e manifestai excita le rire des Arabes : « B a h ! s'écrièrent-ils, ce n'étaient q u e des « n è g r e s ! malédiction sur leurs pères! » Puis, avec la plus grande i n différence, ils se mirent à remuer ces ossements au bout de leurs fusils, disant : « Ceci était u n e femme, ceci était u n jeune homme. » « La majeure partie de ces infortunés avaient formé le butin du sultan d u Fezzan, revenant d ' u n ghrazia dans le Ouadey; au départ, on ne s'était assuré que d ' u n quart de ration par individu, et il en mourut plus de faim que de fatigue. Ils marchaient enchaînés par le cou et par les j a m b e s ; les plus robustes seuls atteignirent le Fezzan dans u n état complet d'amaigrissement et de faiblesse : on les y en­ graissa pour le marché de Tripoli. »

1

Le Niger, par M. Tugnot de Lanoye.


ÉTATS-UNIS

Toutes ces h o r r e u r s

D'AMÉRIQUE.

91

étaient pourtant postérieures à

l'abolition d e la t r a i t e ! II. Que r é p o n d e n t

les j u r i s c o n s u l t e s à cette t h é o r i e

nouvelle d e s c o n t r a i s ? Q u ' u n c o n t r a t est n u l , q u a n d

il n'y a p a s é g a l e l i ­

berté des c o n t r a c t a n t s ; q u ' u n c o n t r a t est p e r s o n n e l n ' e n g a g e p a s la f e m m e , rité ; enfin

qu'on

et

les e n f a n t s et toute la p o s t é ­

n e p e u t v e n d r e q u e c e q u i est d a n s

le c o m m e r c e . « L e t i t r e d e l ' a c q u é r e u r n e s a u r a i t ê t r e meilleur

q u e le t i t r e d u v e n d e u r ,

dit

excellemment

1

M. le d u c d e Broglie , et si le titre d u v e n d e u r est f o n d é sur la violence o u s u r la f r a u d e , si l'objet v e n d u p a r sa n a t u r e n ' e s t pas v é n a l , s'il n ' e s t p a s l é g i t i m e m e n t d a n s le c o m m e r c e , la p a r t i e i n t é r e s s é e e s t t o u j o u r s f o n d é e à réclamer. » III.

Q u e r é p o n d e n t enfin les m a î t r e s d e l ' é c o n o m i e

politique à celte p r é t e n d u e t h é o r i e

d'organisation

du

travail? L'histoire et la science s o n t d ' a c c o r d s u r d e u x faits capitaux, d o n t la d é m o n s t r a t i o n est p e u t - ê t r e l e p l u s g r a n d service r e n d u p a r l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e : Le p r e m i e r , c'est q u e la p r o p r i é t é a p o u r o r i g i n e la n a t u r e d e l ' h o m m e et le t r a v a i l . L ' h o m m e n e possède le fruit de ses facultés q u e p a r c e q u ' i l p o s s è d e ces facultés m ê m e , d ' o ù il suit q u ' i l n e p e u t se v e n d r e l u i - m ê m e sans cesser

d'être u n h o m m e ,

ni acheter u n

autre

h o m m e s a n s d é t r u i r e la b a s e m ê m e de t o u t d r o i t d e p r o ­ 2

priété . Rapport, p. 4. — Raynouard, Du Droit Industriel. 2 Justice et Charité, par M. Cousin. — La Propriété, par M. Thiers.

1


92

L'ESCLAVAGE.

a Je d e m a n d e , disait u n j u g e , q u ' o n

m e m o n t r e un

c o n t r a t de v e n t e s i g n é d e la m a i n du C r é a t e u r . » Le s e c o n d , c'est q u e toutes les m e r v e i l l e s d e la civili­ sation m o d e r n e , toute sa s u p é r i o r i t é , sont d u e s à la liberté du travail.

Ce q u i fait l ' i r r e m é d i a b l e i n f é r i o r i t é d u tra­

vail esclave devant le travail l i b r e , c'est q u e d e s deux mo­ biles q u e la n a t u r e a m i s en j e u p o u r n o u s faire agir, la c r a i n t e et l ' e s p é r a n c e , l'esclavage n ' e n e m p l o i e q u ' u n 1

s e u l , la c r a i n t e . L'esclavage est p l u t ô t u n e q u e s t i o n de salaire.

Le cal­

c u l est s i m p l e : le n è g r e c o û t e p e u à élever, p e u à pren­ d r e , p e u à a p p o r t e r ; il est d o c i l e , et, s'il n e l'est p a s , il le devient à c o u p s de fouet; la d é p e n s e d e sa n o u r r i t u r e , d e son l o g e m e n t , est la m o i n d r e à l a q u e l l e on p u i s s e ré­ d u i r e u n e c r é a t u r e h u m a i n e . 11 s e m b l e q u e j a m a i s tra­ vail ne p u i s s e l u t t e r de b a s p r i x avec c e l u i - l à . C e p e n d a n t ce calcul est d é ç u . Le travail q u i coûte l e m o i n s p r o d u i t le m o i n s ; l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e a constaté ces b e l l e s lois : la t e r r e vaut s u r t o u t p a r l ' h o m m e , l ' h o m m e v a u t s u r t o u t p a r l ' â m e ; travail à la t â c h e , c'est celui de

l'homme

l i b r e et m o r a l , il est le m e i l l e u r ; travail à la j o u r n é e , c'est celui de l'ouvrier i n f é r i e u r , il p r o d u i t m o i n s au s a l a r i é c o m m e a u m a î t r e ; travail s e r v i l e , c'est le d e g r é le p l u s b a s ; n u l l e é n e r g i e , n u l i n t é r ê t , n u l r e s s o r t q u e la c r a i n t e . Q u a n d on a divisé les frais d ' a c h a t et d ' é d u c a ­ t i o n , l ' i n t é r ê t des c a p i t a u x e m p l o y é s , la d é p e n s e d ' e n t r e ­ t i e n d e l'esclave, p a r le total des j o u r n é e s u t i l e s , on s'ap e r ç o i t q u e ce travail g r a t u i t est fort c h e r . Il n ' y a pas de

1

Baudrillart, Manuel d'économie politique,

p. 75.


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

comparaison à établir, selon

l'expression

93

déjà citée

de

Théodore P a r k e r , e n t r e le t r a v a i l q u e t i r e n t les h o m m e s libres d u fer et du siècle après

feu, ces m a c h i n e s d u d i x - n e u v i è m e

J. C. et celui q u e p r o d u i s e n t d e s esclaves,

ces m a c h i n e s d u d i x - n e u v i è m e s i è c l e avant

J . C.

En m ê m e t e m p s , la r a r e t é de la d e n r é e en a a u g m e n t é la valeur, l ' a c c r o i s s e m e n t d e la p o p u l a t i o n nué le s a l a i r e d e c e l l e - c i , l ' i n f l u e n c e

libre a dimi­

de ces d e u x c a u s e s

r é u n i e s est t e l l e , q u e , d a n s p l u s i e u r s É t a t s , l e t r a v a i l servile c o m m e n c e à n ' ê t r e plus r é m u n é r a t e u r . Un a u t e u r 1

a m é r i c a i n a c a l c u l é à q u e l l e é p o q u e le travail l i b r e serait m o i n s c h e r q u e le travail s e r v i l e , et il a n n o n c e q u e ce sera e n 1 9 2 3 . C'est là u n e p u r e h y p o t h è s e . Le s a l a i r e n e décroît pas avec l ' a u g m e n t a t i o n d e la p o p u l a t i o n , q u a n d la d e m a n d e de t r a v a i l a u g m e n t e p l u s e n c o r e , et l ' o n n e saurait se r é s i g n e r à v o i r le s a l a i r e d e s b l a n c s r é d u i t aux m o y e n s de s u b s i s t a n c e des n è g r e s .

sans salaire

Un

travail

forcé

et

est u n e m o n s t r u e u s e i n j u s t i c e , il faut

le

p r o h i b e r , telle est la vraie q u e s t i o n . M a i s celle m a u v a i s e action devient m ê m e un m a u v a i s c a l c u l . L ' A m é r i q u e offre d ' u n e m a n i è r e f r a p p a n t e de la v é r i t é d e ces

d o c t r i n e s : elles v a l a i e n t

la la

preuve peine

qu'un c h a p i t r e tout e n t i e r l e u r fût c o n s a c r é , et n o u s l'a­ vons l'ait d a n s celui q u i p r é c è d e . Ainsi, la p r é t e n d u e t h é o r i e de l'esclavage fondée s u r l'histoire, le d r o i t , l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e , est r é f u t é e par les v o y a g e u r s , p a r les j u r i s c o n s u l t e s , p a r l e s é c o n o m i s t e s . S a n s d o u t e les s o c i é t é s l i b r e s c o n n a i s s e n t la m i s è r e , 1

Cité par Weston, Progress of Slavery.


94

L'ESCLAVAGE,

la c h a r i t é est e n t r é e d a n s le m o n d e le m ê m e j o u r q u e la l i b e r t é , et la c h a r i t é n e suffit pas à tout. Mais je voudrais savoir si les esclaves m a l a d e s s o n t p a r t o u t m i e u x tés

que

nos p a u v r e s d a n s des hôtels-Dieu

L'ouvrier

est-il

trai-

chrétiens?

seul exposé à la m e n d i c i t é ; n e p e u t -

e l l e d e v e n i r le lot du m i l l i o n n a i r e ? p o u r q u o i

l'auteur

d e l ' a r g u m e n t n e se m e t - i l p a s en esclavage p a r p r u ­ d e n c e , de façon à n ' ê t r e p a s exposé à m o u r i r à l'hospice?

VI C'est à l ' A m é r i q u e e l l e - m ê m e qne n o u s d e m a n d e r o n s enfin la r é p o n s e à cette s i n g u l i è r e t h é o r i e p o l i t i q u e q u i remonte

à Aristote : 11 est b o n q u ' u n e p a r t i e des h o m ­

m e s soit esclave, p o u r q u e l ' a u t r e se l i v r e , sans s o u c i de la vie m a t é r i e l l e , aux a r t s , et s u r t o u t à l ' e x e r c i c e droits politiques. Singulière compensation qui

des

rappelle

la p l a i s a n t e r i e d ' H o g a r t h s u r les gras et les maigres.

Il

i m p o r t e à l ' é q u i l i b r e d u m o n d e q u e c h a q u e h o m m e gros ait u n h o m m e m a i g r e p o u r c o n t r e b a l a n c e r son p o i d s . Nous n ' i n v o q u e r o n s p a s les e x e m p l e s

de l'Asie et de

l ' A f r i q u e , a n t i q u e s t e r r e s à esclaves, n i c e u x d e S p a r t e et d'Athènes

n o u s n e r e f e r o n s pas le t a b l e a u des d é m o ­

craties q u e l'esclavage m e n a c e d ' é p u i s e m e n t et de d é s ­ ordre,

des a r i s t o c r a t i e s q u ' i l lue p a r la c o r r u p t i o n

l'insurrection. d e l'état

1

de l ' A m é r i q u e suffit a m p l e m e n t . Quels

Wallon, XXVI.

et

Ce q u e n o u s a v o n s p r é c é d e m m e n t écrit traits


ÉTATS-UNIS

nous pourrions ajouter

D'AMÉRIQUE.

95

à cette l a m e n t a b l e p e i n t u r e !

Le n o m b r e des c r i m e s , la d é c a d e n c e d e la j u s t i c e , l'état d u c l e r g é , la c o r r u p t i o n des f a m i l l e s , d a n s les E t a t s du Sud, sont é c r i t s e n lignes a u t h e n t i q u e s et

ineffaçables

dans tous les d o c u m e n t s . On s ' a c c o r d e n o t a m m e n t , n o u s l ' a v o n s déjà dit, à at­ t r i b u e r à l ' e s c l a v a g e l'affaiblissement de la vie p u b l i q u e , la violence des p a r t i s , le d é g o û t des h o m m e s

éclairés

p o u r u n e p o l i t i q u e où la b r u t a l i t é a p l u s de p a r t q u e l'intelligence. C'est ici q u e le système de c o m p e n s a t i o n

retrouverait

u n e a p p l i c a t i o n p l u s e x a c t e ; il n ' e s t pas v r a i q u e la s e r ­ vitude d o m e s t i q u e soit le s u p p o r t d e la l i b e r t é p u b l i q u e , mais il est v r a i q u e la civilisation r e c u l e d e v a n t la b a r ­ barie, q u e les a n g e s fuient d e v a n t les d é m o n s , vertu d i s p a r a î t d e v a n t le v i c e , le talent d e v a n t

q u e la la g r o s ­

sièreté, q u e le p a r t i q u i e n t e n d g a r d e r les n o i r s a p r é ­ valu s u r le parti q u i

voulait c o n d u i r e a u p r o g r è s les

blancs, que W a s h i n g t o n

et F r a n k l i n

o n t fait p l a c e à

Walker et à Lopez,

Nous avons p e u t - ê t r e a c c o r d é t r o p d ' e s p a c e à cette d i s ­ cussion des arguments

généraux

et théoriques

q u e les p a r ­

tisans de l'esclavage ont m i s en c i r c u l a t i o n . On é p r o u v e u n e souffrance

véritable à d i s c u t e r

honnêtement

des

choses q u e la c o n s c i e n c e sait ê t r e m a l h o n n ê t e s . Mais o n est aussi fort r é c o m p e n s é q u a n d on a p u c h a s s e r de la région p u r e d e l ' â m e , d e la p e n s é e , de la s c i e n c e , u n e théorie q u i

s'y était glissée à c o u p s de m a u v a i s

argu-


96

L ' E S C L A V A G E .

m e n t s . Désavouée par l ' h i s t o i r e , p a r la p h i l o s o p h i e , par l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e , q u ' e l l e avait tour à t o u r invoquées, d é p o u i l l é e de ces v ê t e m e n t s d ' e m p r u n t , c o m m e un vo­ l e u r du c o s t u m e d ' u n honnête; h o m m e , cette t h é o r i e est r é d u i t e à l'état d ' u n fait p u r et

s i m p l e , fait grossier,

f o r m i d a b l e , difficile à v a i n c r e , m a i s au m o i n s privé d u secours des deux | d u s fortes a r m e s q u i soient a u m o n d e , la c o n s c i e n c e et la r a i s o n . Allons à ce fait, et théoriques,

et, a p r è s les arguments

e x a m i n o n s les arguments

spéciaux

généraux et

pra­

tiquer. Ils

se r é d u i s e n t

à

deux,

plus

particulièrement à

l ' u s a g e , l ' u n des d a m e s , l ' a u t r e des citoyens d e s ÉtatsUnis. La p l u s s e n s i b l e d e s d a m e s de la H a v a n e ou de la N o u ­ velle-Orléans console son c œ u r avec ces paroles : « Les es­ claves

ne sont pas malheureux.

»

Le plus p h i l a n t h r o p e des d o c t e u r s a m é r i c a i n s s ' é c r i e : L'esclavage est u n m a l , m a i s l'émancipation est sible

I Il n'y a pas de remède

légal.

impos­

»

D o n n o n s à ces d e u x objections la r é p o n s e q u ' e l l e s m é ­ ritent.

§ 2. — Le b o n h e u r

Esclaves.

Rien de p l u s c o m m u n d a n s les livres a m é r i c a i n s que cette p h r a s e : « L'esclave n ' e s t p a s m a l h e u r e u x ; en Afrique, il l'eut « été bien d a v a n t a g e , en F r a n c e ou e n Angleterre ; l'ou« v r i e r l i b r e est-il m o i n s à p l a i n d r e ? »


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

97

I On suppose q u e je vais e m p r u n t e r , p o u r r é p o n d r e , des faits aux c é l è b r e s r o m a n s de m a d a m e Beecher S t o w e , des raisons au livre de C h a n n i n g . Le livre de C h a n n i n g est, à mes yeux, l'un des plus ad­ mirables que la religion et le patriotisme aient j a m a i s inspirés, et les r o m a n s de m a d a m e Stowe sont l'un des plaidoyers les plus éloquents qui soient sortis de la m a i n d'une f e m m e ; j e suis résolu c e p e n d a n t à n'en point faire 1

usage . Je suis prêt à tous les aveux , à tous les t e m p é r a m e n t s , à toutes les concessions q u e l'on voudra ; restons v r a i s ; hélas! la vérité est assez l a m e n t a b l e . Ainsi j e veux croire q u e le n è g r e était p l u s m a l h e u ­ reux en A f r i q u e ; mais il ne s'agit pas de savoir c o m ­ ment il est traité s u r la terre de Mahomet, il s'agit de sa­ voir comment il doit l'être s u r celle de J é s u s - C h r i s t . Si nos villes

renferment

des

misérables

plus

à

plaindre q u e certains n è g r e s , c'est u n e raison p o u r a m é ­ liorer la condition des blancs, n u l l e m e n t p o u r m a i n t e n i r la condition des noirs. 1

Je ne veux pas mettre seuls en cause les Américains; leurs arguments

pour et contre l'esclavage, je les retrouve dans les luttes suscitées autrefois en Europe par les mêmes débats; peut-être l'esclavage n'a-t-il jamais été justifié avec plus de verve et d'obstination qu'en France; aussi, afin d'éviter les traductions, d'épargner les Américains, et d'infliger aux auteurs français qui ont soutenu cette cause maintenant déshonorée la honte de se voir relus encore après de longues années, un

grand nombre de mes

leur est emprunté. II.

7

citations


98

L'ESCLAVAGE;

Je consens à ne pas parler des lois. Que l'on ouvre le 1

recueil de ces lois odieuses ! On y lit avec h o r r e u r des dispositions inconnues des législateurs païens, on y voit l'esclave, privé de droits, comme une chose, accablé de plus de devoirs q u ' u n h o m m e ; dans la Louisiane, dans la Caroline du Sud, dans la Floride, presque partout, l'af­ franchissement entravé, le mariage impossible, l'instruc­ tion interdite; au Maryland, l'auteur ou le propagateur d'un écrit favorable à la liberté puni d ' u n emprisonne­ ment de vingt ans; dans l'Arkansas, le Missouri, et tant d'autres États, le noir libre banni. S'il y a des lois qui protégent les droits des maîtres, il y en a aussi, sans doute,

qui

empêchent l'abus de

leur pouvoir. Mais, comme l'a très-bien dit Bentham, « sous l'empire des plus belles lois, on ne punira jamais que les infractions les plus criantes, tandis que le cours ordinaire des rigueurs domestiques bravera tous les tri­ b u n a u x . » Est-il établi d'ailleurs que les juges n'auront pas d'esclaves eux-mêmes? Je consens à ne pas citer les chiffres qui prouvent l'extrême mortalité p a r m i les nègres, l'excès des décès s u r les naissances, fait d'ailleurs général partout où il y a eu des esclaves, m ê m e dans les colonies où ils ont été le mieux traités. On me répondrait que les statistiques ne prouvent rien, et se contredisent les unes les autres ; on pourrait ajouter que la naissance ou la mort d'un nègre n'est pas considérée comme u n événement assez

Stroud, laws of Slavery. — V. à l'Appendice, un extrait du Code civil de la Louisiane. 1


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

99

i m p o r t a n t pour qu'on en t i e n n e soigneusement note, ce q u e je crois vrai, surtout p o u r les décès. Je consens enfin à ne pas parler des cruautés

des

maîtres ou de leurs agents. Ne croyez pas un mot des récits de m a d a m e Stowe, d i t - o n ; j u g e r l ' A m é r i q u e d'a­ p r è s ses récits, c'est j u g e r la F r a n c e d'après la des Tribunaux

Gazette

ou le recueil des causes c r i m i n e l l e s . A

l ' e n t e n d r e , tous les maîtres sont des démons, et tous les esclaves sont des anges, c o m m e , s u r vos théâtres, tous les bourgeois sont des coupables, et tous les pauvres des saints. C o m m e n t ne pas v o i r q u ' à défaut des sentiments, l'intérêt seul porte le m a î t r e à m é n a g e r son esclave ! J'accepte ses

abus,

tout

ceci ; ne jugeons pas l'esclavage s u r

jugeons-le

exclusivement

sur

ses

consé­

quences. Commençons m ê m e , au lieu de citations fâcheuses, p a r r e p r o d u i r e d'agréables tableaux : a Sans d o u t e , s'écrie M. de Vaublane dans ses Mé­

moires)

il est p a r m i les nègres d e s m a l h e u r e u x ;

niais

combien n ' e n voyez-vous pas en F r a n c e ? . . . Les h o m m e s qui é c u m e n t les chaudières où se fait le s u c r e r e s p i r e n t u n e odeur balsamique, aussi saine q u ' a g r é a b l e . J'ai vu u n médecin o r d o n n e r p o u r u n nègre du vin de b o r ­ d e a u x . Sans doute quelques F r a n ç a i s ont abusé de l e u r autorité et ont ordonné des châtiments cruels ; c'était u n c r i m e , n i a i s combien r a r e ! « Tout est ouvert, ouverte la maison, ouvertes les fenêtres. Si les nègres étaient maltraités, ils r é p a n d r a i e n t le sang de maîtres a b h o r r é s , mais ces maîtres

donnent

tranquilles... Dites-nous donc, philosophes si éclaires,


100

L'ESCLAVAGE,

quel est le résultat de la comparaison que vous faites entre cette extrême confiance et ces portes, ces s e r r u r e s , ces verrous, ces m u r s garnis de v e r r e , ces dogues, etc.?» Puis il s'écrie de nouveau : « On a pu r e m a r q u e r des exceptions, mais combien rares ! » L'auteur du Voyage aux Antilles a consacré son pinceau à la m ê m e scène attendrissante des créoles d o r m a n t tranquilles au milieu des nègres, puis il s'échauffait de m ê m e : « Voilà les créatures que les philanthropes euro­ péens représentent comme chargées de chaînes , déchi­ rées par le fouet, le cœur plein de vengeance et de haine contre le m a î t r e . Nous voudrions savoir quels h o m m e s en E u r o p e oseraient faire coucher des domestiques ar­ 1

més dans leur c h a m b r e à côté d'eux et de leur a r g e n t ; » Il dit ailleurs : « Ceux qui ont vu l'agriculture européenne et l'agri­ c u l t u r e tropicale, et comparé les fatigues du travailleur qui récolte le blé ou le vin à celles du travailleur qui ré­ colte le sucre, le café et les épices, sont forcés de r e ­ connaître que Dieu a presque tout fait pour ceux-ci, et presque tout fait contre ceux-là, p r e n a n t peut-être en pitié l'insuffisance

de la race noire q u i amasse d'im­ 2

menses richesses avec de petits efforts . » Ces a r g u m e n t s paraissent et reparaissent dans tous les livres américains. Sans les contester, c o m m e n t les mettre d'accord? Pour prouver qu'on a besoin de noirs, on affirme que les blancs succomberaient à l'agriculture 1

Voyage aux Antilles, p. 9 5 , 9 5 .

2 Page 119.


ÉTATS-UNIS D ' A M É R I Q U E .

101

t r o p i c a l e ; p o u r p r o u v e r q u e les n è g r e s sont h e u r e u x , on d é c l a r e q u e ce travail est bien m o i n s fatigant q u e celui des b l a n c s ; q u a n d on veut d é m o n t r e r

l'infériorité

d u n è g r e , on le c h a r g e de vices ; p o u r établir q u ' i l est content, on e x a l t e son b o n c a r a c t è r e , e t c . . etc. C o m m e n t se laisser a t t e n d r i r par cette scène des n u i t s paisibles du nouveau m o n d e ? c o m m e n t voulez-vous q u e le n è g r e n e d o r m e pas très-bien ? il est fatigué, et le s o m ­ meil n'est-il pas son bon m o m e n t ? W a l t e r Scott a dit : « Ne réveillez pas l'esclave qui d o r t , il rêve p e u t - ê t r e q u ' i l est l i b r e ! » Si le noir laisse d o r m i r son m a î t r e t r a n q u i l l e , cela n e lait pas l'éloge d u m a î t r e , m a i s celui d u n o i r . Mais n e contestons pas; faisons de l'esclave le p o r t r a i t qu'il se fait volontiers d u r i c h e ; le n è g r e est h e u r e u x , il m a n g e b i e n , il d o r t b i e n , et, toute sa vie, il n ' a rien à p r é v o i r , rien à souffrir; p r e s q u e toujours il c h a n t e , il boit, d a n s e de tout son c œ u r , p e n d a n t q u e son m a î t r e vit en p a i x . C'est p r é c i s é m e n t ce b o n h e u r q u i révolte ! Je l e u r en veux, à l ' u n et à l ' a u t r e , de d o r m i r si t r a n ­ quilles et de vivre si h e u r e u x ! Oui, ce qui m ' i n d i g n e le p l u s , ce n'est p a s le m a î t r e cruel c h â t i a n t i n j u s t e m e n t l'es­ clave i n n o c e n t , c'est u n m a î t r e sans r e m o r d s et u n esclave sans souci; c'est u n e j e u n e é l é g a n t e , vendant u n n o i r p o u r avoir u n bracelet, i n n o c e m m e n t c r i m i n e l l e et i n g é n u ­ m e n t atroce; c'est u n n o i r grossier, s ' e n i v r a n t , c h a n t a n t , d a n s a n t , p r ê t à t r o q u e r toutes les libertés c o n t r e u n e seule, la l i b e r t é du vice; c'est u n vertueux p è r e de fa­ m i l l e , q u i se croit aussi le p è r e de ses n o i r s , p r ê t à s ' é c r i e r n a ï v e m e n t , avec M. de Vaublanc : « Si ces n è g r e s


102

L'ESCLAVAGE,

avaient été homme,

malheureux,

je serais

car j ' é t a i s t r è s - h e u r e u x

un

alors.

bien

méchant

J'aurais

donc 1

goûté ce b o n h e u r a u m i l i e u de deux cents m a l h e u r e u x ? » O u i , voilà ce qui m ' i n d i g n e , p a r c e q u e cet aveugle­ m e n t r é c i p r o q u e est le d e r n i e r d e g r é où p u i s s e n t d e s ­ c e n d r e le m a l h e u r e u x et le c o u p a b l e , p a r la funeste h a ­ b i t u d e d u mal q u e l'on s u b i t et du m a l q u e l'on inflige. Quel s e n t i m e n t de la l i b e r t é dois-je a t t e n d r e d u citoyen h a b i t u é à ce m é t i e r de despote a b s o l u ? Quel respect d e la loi trouverais-je d a n s la sentence du j u g e q u i viole sans s c r u p u l e le d r o i t de l ' h o m m e ? Quelle a r m é e se for­ mera au

sein d ' u n e telle p o p u l a t i o n ? q u e l l e é n e r g i e ,

q u e l l e activité p e u t a n i m e r le caractère de cet

homme

servi d a n s tous ses c a p r i c e s ? Quelle sensibilité reste-t-il d a n s le c œ u r d e cette f e m m e m o l l e j u s q u ' à l'excès p o u r e l l e - m ê m e , dont les lèvres roses o r d o n n e n t d e fouetter un

esclave, ou b a b i l l e n t s u r le p r i x et les i n c o n v é ­

n i e n t s d e cette sorte d e bête d o m e s t i q u e , c o m m e il est d e m o d e en F r a n c e d e p a r l e r de ses m o u t o n s et de ses poulets? De jolies créoles

murmurent nonchalamment

cette

p h r a s e b a n a l e : Un n è g r e n'est pas u n h o m m e . O u i ! en p a s s a n t devant u n n è g r e a b r u t i , on se p r e n d à r é p é t e r : Cet h o m m e n'est p l u s u n h o m m e . Mais d e v a n t le m a î t r e i n d i f f é r e n t , je dis de m ê m e : Cet h o m m e n ' e s t p l u s u n h o m m e ! L'esclavage n e p r o d u i t le b o n h e u r q u ' e n a n é a n ­ tissant d a n s le m a î t r e et d a n s l'esclave la d i g n i t é h u m a i n e . La d é g r a d a t i o n de celui q u i sert et de celui qui est

1 Page 95.


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

103

servi, a u sein m ê m e de l'état le p l u s o r d i n a i r e , le plus s u p p o r t a b l e , le p l u s vanté, voilà n o n pas u n a b u s de la s e r v i t u d e , m a i s sa p r e m i è r e c o n s é q u e n c e .

II Voici la seconde et la p l u s g r a v e : La servitude d é t r u i t r a d i c a l e m e n t la famille, et de d e u x façons, par

l ' i m m o r a l i t é et p a r

la

séparation,

toutes deux inévitables. Dans les pays à esclaves, l ' i m m o r a l i t é c o r r o m p t la fa­ m i l l e du b l a n c et celle du n o i r . C o m m e n t le n i e r ? Les p r e u v e s sont, vivantes. Les noirs et les b l a n c s ont h o r r e u r de se m a r i e r e n t r e e u x . Or, d'où v i e n n e n t les m u l â t r e s ? On est bien forcé a p p a r e m ­ m e n t de r é p o n d r e : De la d é b a u c h e . C o m m e n t l ' é v i t e r ? E n ce g e n r e , l ' h o m m e q u i

peut

tout ce q u ' i l veut est fort tenté de v o u l o i r tout ce q u ' i l p e u t . S'il a des enfants, il a u g m e n t e sa r i c h e s s e . S'il a b u s e de son pouvoir, qui le retient, q u i le p u n i t ? Puis les m a î t r e s sont si jolis g a r ç o n s ! assurait autrefois l ' a u t e u r d u Voyage

« Les b l a n c s ,

aux

Antilles.

écrivait-il, ont m a n q u é

pour

leur

compte, j ' e n conviens, à l e u r s devoirs de m o r a l e et de c o n t i n e n c e c o m m e c h r é t i e n s , m a i s il n'est pas j u s t e de faire l e u r faute p l u s g r a n d e q u ' e l l e ne l'est; et si Dieu l e u r p a r d o n n a i t , ce n e sont pas les négresses q u i l e u r en g a r d e r a i e n t r a n c u n e . . . Elles se considèrent fort rellement

natu­

c o m m e les épouses de q u i les n o u r r i t et de q u i


104

L'ESCLAVAGE.

les loge, et l o r s q u ' o n voit d e s c e n d r e des n é g r i e r s les fiancés o r d i n a i r e s q u ' e l l e s o n t dans l e u r pays, il n ' e s t pas nécessaire de p o u s s e r fort loin la fatuité p o u r croire q u ' o n p e u t les r e m p l a c e r a u p r è s d'elles s a n s u n d é s a v a n t a g e t r o p é c l a t a n t . C'est, d u r e s t e , l e u r avis t r è s - s i n c è r e et t r è s - p e u d i s s i m u l é , et, si les p h i l a n t h r o p e s les c r o i e n t t r o p m a l ­ h e u r e u s e s p o u r se t r o u v e r exposées à l ' e m p r e s s e m e n t de l e u r s m a î t r e s n o u v e a u x , u n petit voyage a u x Antilles 1

les convaincra r a d i c a l e m e n t d u c o n t r a i r e . » Je m ' e n tiens à cette m o r a l e c o m m o d e . Je p o u r r a i s ajou­ ter de r e p o u s s a n t s détails, citer des p è r e s r e n d a n t faciles les p r e m i è r e s fautes de l e u r s fils, des r i c h e s m ê l a n t le vice aux a g r é m e n t s d ' u n e hospitalité s o m p t u e u s e , des h a b i ­ tations où les enfants de la famille savent t r è s - b i e n q u e les esclaves q u i les e n t o u r e n t sont l e u r s frères et l e u r s s œ u r s , des villes e n t i è r e s où u n m é n a g e ,

entièrement

e x e m p l a i r e , est cité c o m m e u n e exception. Mais j e n ' a i pas l ' a r t de p a r l e r c o n v e n a b l e m e n t de ce q u i est i n c o n ­ v e n a n t , encore m o i n s le g o û t d'en r i r e . Q u e d i r e d e la famille d u n o i r , q u a n d il en a u n e ? q u e d i r e des i n j u r e s sans r é p a r a t i o n a u x q u e l l e s il est ex­ posé, des d o u l e u r s d i s s i m u l é e s q u ' i l dévore, des f u r e u r s concentrées dont son a m e se c h a r g e , q u a n d il n ' a p a s la bassesse d'accepter ou d ' a i d e r c o m p l a i s a m m e n t ces o u ­ t r a g e s ! Que d i r e de ce fait a b o m i n a b l e , l'élève des noirs ? On sait bien q u e p o u r les chevaux ou p o u r les vaches, u n s u p e r b e étalon suffit

à u n t r o u p e a u . Il est des p r o ­

p r i é t a i r e s q u i ont ainsi u n p è r e p o u r p l u s i e u r s m è r e s ;

1 Page 237, 2 4 0 .


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

105

et les moyens d'élever la race bovine, la race chevaline, sont m a i n t e n a n t à l'usage de la race h u m a i n e , s u r la terre d e la l i b e r t é . La famille du p a u v r e esclave est encore d é t r u i t e p a r la

séparation. Je veux croire q u ' a u x Antilles e l l e était r a r e ; j e sais

q u ' o n n e p e r m e t t a i t pas de s é p a r e r u n enfant de sa m è r e avant u n certain â g e . Je sais encore q u ' e n A m é r i q u e les colons s'efforcent de conserver et de ne pas s é p a r e r les n è g r e s ; j e passe sous silence la séparation d e ceux q u ' o n a m è n e d ' A f r i q u e , p u i s q u e l'on p r é t e n d q u e l à - b a s ils n'avaient pas de famille. Je c o n t i n u e à é c a r t e r tous les abus; m a i s p e u t - o n n i e r q u e la séparation des familles n e o

soit la conséquence forcée : I des partages a p r è s d é c è s ; 2° des ventes p o u r d e t t e s ; 5° enfin, et s u r t o u t de cette élève des n è g r e s , d o n t nous venons d e p a r l e r , i n d u s t r i e maintenant

florissante

d a n s p l u s i e u r s Etats, et qui con­

d u i t à la vente à tout â g e , d a n s toutes les directions, 1

selon les exigences des a c h e t e u r s . On a r r a c h e ainsi le m a r i à sa f e m m e , la m è r e à son enfant, le vieux p è r e à ses fils ! Cette c o n s é q u e n c e m o n s ­ t r u e u s e , q u o t i d i e n n e , inévitable, la destruction de la fa­ m i l l e , est à elle s e u l e , p o u r tout h o m m e d e c œ u r , la c o n d a m n a t i o n sans appel de l'esclavage. Ah ! n o t r e c œ u r se d é c h i r e à la pensée q u e la m o r t p e u t tout à coup n o u s ravir n o t r e f e m m e ou n o t r e e n f a n t ! Que s e r a i t - c e , s'il

1

On a été jusqu'à demander si cette séparation forcée dissolvait le ma­

riage et donnait le droit de marier une femme à un autre mari, et il s'est trouvé une réunion de ministres protestants pour déclarer catégoriquement que le mariage était dissous et le second mariage autorisé.


106

L'ESCLAVAGE.

fallait tous les m a t i n s n o u s d e m a n d e r : m o n e n f a n t est-il v e n d u ? ma femme

est-elle e n l e v é e ? Les récits

de

ma­

d a m e Stowe ne s o n t q u e l ' h a b i l e et é m o u v a n t e m i s e en s c è n e de ces s é p a r a t i o n s , d o n t la m e n a c e , t o u j o u r s p e n d u e , p è s e s u r toutes les joies du m a l h e u r e u x Ecoutez ce s i m p l e r é c i t d ' u n t é m o i n o c u l a i r e t o u c h a n t d a n s s a r é a l i t é q u e t o u t ce q u e

sus­

nègre. 1

, plus

l'imagination

p e u t i n v e n t e r de p l u s p a t h é t i q u e : (( . . . Les chariots descendaient de la campagne à la ville; j'étais assis près de la fenêtre, causant avec un propriétaire d'esclaves, homme riche et bien élevé : notre train s'arrêta. Comme j e me pen­ chais en dehors pour regarder, je vis près du wagon un groupe de 24 esclaves : les uns gémissaient, les autres pleuraient en silence, d'autres couraient çà et là et semblaient en proie à cette agitation qui précède la folie ou le délire. Un seul était assis, muet dans son déses­ poir. Toute cette scène était si étrange, si contre nature, que je deman­ dai au propriétaire d'esclaves ce qui se passait là. — Rien; quelques nègres vendus sans doute! et c'est ce qui fait faire tout ce tapage aux autres. Ceci fut dit d'un ton froid et composé, le menton levé, avec un r e ­ gard stoïque, obstiné, presque brutal. Puis le propriétaire d'esclaves chercha à reprendre avec moi la conversation interrompue. Trois générations d'esclaves étaient là. Cette famille se composait du vieux couple des grands-parents avec leurs six enfants et dix-huit petits-enfants. Nul ne leur avait été enlevé par la mort. Jusque-là nul n'avait été vendu, et si je les avais visités à une époque antérieure de leur vie, si je leur avais offert le don de la liberté, ils l'auraient refusé sans doute, s'ils avaient dû quitter leur bon maître, qu'ils avaient tou­ jours aimé, disait le vieux couple en larmes, comme ils avaient aimé avant lui son père, dans la maison duquel ils étaient nés. Mais leur Inside view of Slavery, by C. G. Parsons. Boston, 1855. — The parting Scene, chap. VI. 1


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

107

jeune maître s'était abandonné à l'intempérance et au jeu. Après avoir perdu tout son argent quelques nuits avant cette triste journée, il avait mis pour enjeu d'une partie de billard six esclaves, deux jeunes gens et quatre files; ils avaient été gagnés par un joueur de la NouvelleOrléans; c'était celui-ci qui les mettait dans notre train pour les con­ duire à S***, à 40 milles au sud, où ils devaient, d'après ce que j ' a p ­ pris, être embarqués pour sa résidence. Je remarquai d'abord la vieille grand'mère, assise près du wagon sur un tronc de pin court et arrondi. Son corps était amaigri, son dos voûté, ses cheveux blancs comme la neige. Sa tête, penchée en avant et courbée vers la terre, se levait et retombait chaque fois qu'elle tirait du fond de sa poitrine une respiration lente et oppressée ou qu'elle exhalait un long soupir que ne suivaient ni paroles ni larmes. Je la comparai aussitôt à une mère âgée veillant auprès du lit de douleur où sa fille bien-aimée va mourir ! Sa fille était là, répétant les dernières paroles d'adieu si tendres, si déchirantes, à cette mère à jamais vouée à la douleur; mais elle ne sem­ blait pas entendre les derniers mots de son enfant. Elle était au delà des larmes, comme disent les médecins; elle était muette dans son désespoir; sa douleur était trop profonde, trop écrasante, pour se m o n ­ trer au dehors. La main de fer de l'esclavage avait saisi son cœur et semblait le tordre pour exprimer à la source même de la vie la dernière goutte de son sang. Après elle venait l'aïeul, un vieillard courbé par le travail et ployé sous les années. Il était debout, la main gauche appuyée sur un long bâton qui dépassait sa tête, et le bras droit sur l'épaule d'un de ses fils, qui allait être éloigné de sa vue pour toujours. C'était l'image vivante d'un vieux père au lit de mort d'un fils unique, son idole, sur lequel il s'était appuyé pour assister et consoler sa vieillesse, sur lequel il avait compté pour soutenir un jour sa tête à l'heure de la mort. Un jeune esclave du voisinage avait, par une inspiration de son bon cœur, en­ traîné les petits enfants à quelque distance des wagons et jouait avec eux sur l'herbe. C'est ainsi que j ' a i vu quelquefois une voisine compa­ tissante visiter la demeure de parents malades ou mourants, et emme­ ner les enfants chez elle ou dans une chambre éloignée, les consoler,


108

L'ESCLAVAGE.

les caresser, et distraire ainsi leur attention de l'agonie de leur mère ou de la scène de mort qu'ils ne pouvaient comprendre. Les pères et mères infortunés étaient là, les bras enlacés au cou de leurs femmes, de leurs maris, auxquels, un instant plus tard, on allait les arracher! Ces mères devaient peut-être un jour devenir à la Nou­ velle-Orléans les mères d'autres enfants plus infortunés encore. Les femmes et les maris des esclaves qui allaient partir appartenaient à d'autres plantations et à différents maîtres qui leur avaient charita­ blement permis de venir dire un adieu éternel aux compagnons de leur vie ! Les esclaves ont habituellement leurs femmes sur d'autres planta­ tions; si vous en demandez la cause, l'esclave répondra : — Si j'épouse chez nous une fille appartenant à mon maître, peut-être ne me permettra-t-on pas de quitter la plantation, une seule fois dans toute ma vie. — Mais si j e prends une femme à 10 ou 15 milles d'ici, mon maître me permettra tous les samedis d'aller la voir et de passer le dimanche avec elle. En y allant, je passerai devant d'autres plantations, je ferai connaissance avec d'autres esclaves, et cela me fera un peu de n o u ­ veauté, u n peu de variété dans la vie. — Voilà déjà une bonne raison, c'est d'ailleurs la seule que l'esclave ose donner de ce qu'il n'a pas pré­ féré avoir sa femme sous le même toit que lui, où il pouvait vivre con­ stamment près d'elle et de ses enfants, les consoler dans leurs afflic­ tions et leurs souffrances. Mais la vraie raison de ce fait général, à peu d'exceptions près, c'est que les maîtres trouvent impolitique de laisser vivre ensemble les familles d'esclaves, où chacun d'eux peut être témoin des châtiments infligés à ses proches; cela tend à éviter le mécontentement parmi eux. Et la même raison conduit les esclaves à se conformer à cet usage. Leurs affections sont très-vives, et s'il faut que leurs femmes et leurs filles soient châtiées, ils reculent devant un tel spectacle. Ils craignent d'ail­ leurs, s'il leur arrivait d'être présents en pareil cas, de se jeter entre les coups et la victime, et de s'exposer ainsi au même sort. Bien peu d'es­

claves peuvent rester immobiles et regarder passivement une mère, une femme, une fille, une sœur brutalement maltraitée, par une misérable fouetteuse de femmes !


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

109

Mais la cloche sonne, et l'ordre est donné aux esclaves de s'entasser sur les wagons. Au son du fouet, ils s'arrachent à leurs femmes, à leurs maris, et partent pour le wagon aux nègres. L'un d'eux (il s'ap­ pelait Vendredi), fit un bond en arrière et accourut à sa femme pour lui donner le dernier baiser d'affection. Puis le mari fut poussé sur le chariot et la femme laissée en arrière. La femme de Vendredi avait un petit présent attaché dans un vieux mouchoir de coton, qu'elle avait gardé pour le donner à son mari comme dernier gage de sa tendresse. Mais, dans l'agonie plus que mortelle du départ, elle avait oublié son présent... Les wagons roulaient quand elle s'en souvint, elle se mit à courir en criant : « 0 Vendredi! tiens, je voulais te donner cela ! » Et elle lança le paquet vers le wagon, mais, au lieu d'y atteindre, le paquet tomba entre les chariots : je n'ai jamais entendu voix humaine jeter un cri pareil à celui de cette femme quand elle vit cet emblème solilairc de sa fidélité, du vœu sacré de sa jeunesse, de sa constante affec­ tion pour son mari infortuné, tomber par terre au lieu de lui parvenir. Ce cri lit vibrer mon âme et y laissa des impressions qui ne seront ja­ mais effacées avant mon dernier jour. Son cœur se brisait! Elle ne put réprimer plus longtemps la douleur; les chariots étaient déjà loin que l'air était encore déchiré des lamentations qui s'échappaient de cette pauvre âme avec les cris les plus frénétiques qu'ait jamais poussé le désespoir. Il y avait trente-cinq voyageurs dans ce train; mais pas un n ' e x ­ prima de sympathie pour les malheureuses victimes d'un coup de billard. De jeunes ladies, filles de propriétaires d'esclaves, bien éle­ vées, alliées à des familles distinguées, étaient dans ce train, mais elles ne semblaient nullement plaindre les pauvres esclaves désespérées! elles riaient et tournaient en ridicule des expressions de leur douleur. « Regardez donc, disait une de ces jeunes filles à une compagne de pension assise en face d'elle, regardez donc ces noirs ! Quel tapage ; Comme si des nègres se souciaient de leurs enfants! Mais voyez donc Cuffie embrasser Dinah! Que de bruit! La semaine se passera-t elle sans qu'il ait une autre femme et elle un autre mari? La chance est égale. » Ces jeunes filles revenaient d'une pension de la province à leurs de-


110

L'ESCLAVAGE.

meures de la ville. Mais la sympathie pour l'esclavage n'est pas ensei­ gnée dans ces pensions de jeunes filles. Je me sentis indigné ; j ' é p r o u ­ vais pour ces esclaves une telle pitié, mes sentiments étaient irrités, montés à un si haut point, que j'aurais sacrifié ma vie si j'avais pu empêcher ainsi la séparation de ces maris et de ces femmes, de ces parents et de ces enfants. J'étais resté silencieux quelque temps après le départ du train, quand le propriétaire d'esclaves me dit : « A quoi pensez-vous? A ces nègres? — Je vous serai très-obligé si vous voulez bien ne pas parler de cette scène, répondis-je; je pourrais bien dire quelque chose qui mettrait en danger ma propre libellé !

Nous voici b i e n loin de t o u s

les t é m o i g n a g e s

qui

louaient le b o n h e u r des esclaves. Accordons-le cependant,

beaucoup

d'esclaves

sont

h e u r e u x , l ' h a b i t u d e est si p u i s s a n t e et Dieu est si b o n ! La p a u v r e fille a d a n s son g r e n i e r u n e i m a g e s a i n t e ou l ' a n n e a u d e sa m è r e ; l ' o r p h e l i n q u i g a r d e seul, au versant d e la m o n t a g n e , des chèvres ou des p o u r c e a u x , sait des sources i g n o r é e s , des n i d s d'oiseaux cachés d a n s le r o ­ c h e r , q u i sont à l u i , à l u i tout s e u l , et m ê m e a u fond d ' u n cachot, le p r i s o n n i e r se fait à la l o n g u e u n monde à part,

peuplé d'un

insecte, d'une

petit

fleurette,

d ' u n r a y o n de soleil, d ' u n n o m g r a v é s u r la m u r a i l l e . Dieu n e p e r m e t pas q u ' u n b r i n d ' h e r b e m a n q u e peu d'eau,

d'un

ni q u ' u n e c r é a t u r e h u m a i n e m a n q u e d ' u n

p e u de b o n h e u r . Le p a u v r e esclave, s'il n e s ' é t o u r d i t p a s , finit aussi p a r s ' h a b i t u e r ,

p a r se consoler de la vie; il

p e n s e à la m o r t , p u i s a u c i e l ! Mais il est h e u r e u x

malgré

l'esclavage, et n o n pas à cause de l'esclavage; son bon­ h e u r , il le trouve dans le peu de l i b e r t é q u ' i l rêve ou q u ' i l se d o n n e . Le m a î t r e le sait b i e n . Quelle r é c o m -


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

111

p e n s e promet-il à l'esclave a u b o u t d ' u n e vie de dévoue­ m e n t ? La l i b e r t é . Au s u r p l u s , n'y a-t-il pas dans t o u t e cette discussion u n e confusion v é r i t a b l e ? Nous c o m p r e n o n s - n o u s bien et p a r l o n s - n o u s des m ê m e s choses? libre,

E t r e heureux,

être

est-ce q u e ces m o t s sont synonymes? J e vous dis

q u e l'esclave doit être l i b r e , et vous m e répondez q u ' i l mange, qu'il dort, qu'il boit,

qu'il danse,

qu'il

est

h e u r e u x . Je vous p a r l e de la l i b e r t é qui est le b o n h e u r de l ' â m e , et vous m e p a r l e z de la j o u i s s a n c e q u i est la servitude des s e n s . Je vous p a r l e droit d ' a î n e s s e , et vous m e répondez p l a t de lentilles ! Cessons ce m a l e n t e n d u .

Ah! que

l'esclave n e

s'at­

t e n d e p a s , s'il devient l i b r e , à être r i c h e , à être oisif; la li­ b e r t é , c'est l'effort,

la p e i n e , la l u t t e ; s'il a i m e m i e u x

ê t r e p a n s é toute sa vie c o m m e u n bœuf, q u ' i l reste à l ' é t a b l e . Ou plutôt n e d é g r a d o n s pas ce b e a u n o m ,

le

b o n h e u r . Tous les paysans de la F r a n c e n e sont pas n o u r ­ ris c o m m e les esclaves; b e a u c o u p d ' e n t r e eux souffrent et se p l a i g n e n t : sont-ils d o n c m o i n s

heureux?

Compa­

rons : P a u v r e Jacques va a u sillon ; il se c o u r b e , il s u e , il s ' é p u i s e , il g a g n e r a

q u a r a n t e sous ; d e m a i n le travail

m a n q u e r a , l'impôt sera exigible; la m a l a d i e m e n a c e , la vieillesse a p p r o c h e . Oui; m a i s le travail revient, le voisin d o n n e u n p e u d'aide; p u i s , p a u v r e Jacques a u n e c h a u ­ m i è r e à lui, il pense à l ' a g r a n d i r p o u r ses enfants, c a r il a des enfants q u ' i l a i m e , u n e f e m m e q u ' i l a le d r o i t d ' a i m e r et le b o n h e u r de r e s p e c t e r ; s'il se p l a i n t , on le console; ses fatigues n e sont pas stériles, ses s u e u r s sont


112

L'ESCLAVAGE.

fécondes, et à ses l a r m e s de peine se j o i g n e n t des l a r ­ m e s de j o i e . Oncle Ned va au sillon; il se c o u r b e , il s u e , il s'é­ p u i s e , il n'est pas p a y é ; m a i s il m a n g e , il boit, il est s o i g n é , il ne craint pas l ' a v e n i r . O u i ! m a i s tous les j o u r s m ô m e p i t a n c e , m ê m e s o r t ; si le ciel est sans n u a g e , il est sans r a y o n s , m o r n e , i m p i t o y a b l e . Ned a des enfants : on les v e n d r a ; u n e f e m m e : est-elle à l u i seul ? C o m m e n t serait-il h e u r e u x , il n e p e u t r e n d r e h e u r e u x p e r s o n n e ! S'il se p l a i n t , on le f o u e t t e ;

s'il d a n s e , c'est q u ' i l a

p e r d u le secret des l a r m e s ; s'il croit a u ciel, c'est avec l'espoir de n ' y pas r e n c o n t r e r les b l a n c s ; s'il n'y croit pas, q u e l l e est sa v i e ! Sa seule r e s s o u r c e est d ' ê t r e u n s a i n t ou u n i v r o g n e ; sort h o r r i b l e , s'il y p e n s e ; abject, s'il p a r v i e n t à n'y p l u s p e n s e r . La s u l t a n e d u h a r e m est aussi p l u s h e u r e u s e q u e la f e m m e d u v i l l a g e ; elle d o r t , elle est s e r v i e , elle repose n o n c h a l a n t e et d o u c e m e n t c o u c h é e . La p a u v r e

femme

souffre, t r a v a i l l e , enfante s u r u n e c r è c h e , v e i l l e , p l e u r e bien souvent. Quelle d i s t a n c e !

couche

honteuse! no­

bles e n t r a i l l e s ! r e p o s i g n o b l e ! saintes fatigues ! Le b o n h e u r , c'est le devoir, l ' a m o u r p u r et la l i b e r t é ; il est tout en n o t r e â m e , et le b o n h e u r d e b i e n d î n e r n'est q u e la félicité d u v e n t r e et la volupté des p o u r c e a u x . A H é g u e r a - t - o n q u e tous ces r a i s o n n e m e n t s sont b o n s p o u r u n citoyen français q u i va à l'école et lit les j o u r ­ n a u x , n u l l e m e n t p o u r u n m i s é r a b l e n o i r ? q u ' i l est r i d i ­ cule de p l a i n d r e celui qui n e se p l a i n t p a s ? Il ne se p l a i n t p a s ! Ètes-vous bien s û r d ' é c o u t e r ses d o l é a n c e s avec u n e b o n n e volonté fort a t t e n t i v e ? Ce q u e


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

113

l'oreille d e l ' h o m m e n ' e n t e n d p a s , celle de Dieu le r e ­ c u e i l l e . Servons u n i n s t a n t d ' é c h o à ce q u e les n o i r s e u x m ê m e s pensent de leur sort. Tout p r i s o n n i e r s o n g e à s'évader, t o n ! esclave p e n s e à s'enfuir : u n c e r t a i n n o m b r e y r é u s s i t , et le Canada c o n ­ tient a i n s i 4 0 , 0 0 0 à 5 0 , 0 0 0 n o i r s , p r e s q u e t o u s é c h a p ­ pés des E t a t s - U n i s ; ils s'établissent à S a i n t e - C a t h e r i n e , à Toronto et d a n s d ' a u t r e s v i l l e s . On a c o m p o s é u n livre i n f i n i m e n t

c u r i e u x de r é c i t s 1

écrits s o u s la dictée des noirs r é f u g i é s au C a n a d a . J e t r a d u i r a i q u e l q u e s - u n s de ces r é c i t s . :

29.

W I L L I A M JOHNSON :

« Je regarde l'esclavage comme un poison mortel. Les esclaves ne sont pas satisfaits de leur sort. Dans la ferme où je travaillais, en Virginie, et dans tout le voisinage, aucun n'en était satisfait. L'homme auquel j'appartenais ne nous donnait pas assez à manger. Mes pieds ont été gelés dans ma fuite, mais j'aurais mieux aime mourir en route que de retournerez arrière... Je n'ai jamais vu un seul échappé qui désirât revenir, je n'ai jamais entendu parler d'un seul. « Un de mes compagnons a été attaché par un inspecteur violent et fouetté terriblement. Il est mort peu de temps après, et on n'a pas douté que ce ne fût des suites des coups de fouet. On l'a dit au maître, niais il n'a pas voulu renvoyer l'inspecteur. Il retrouvera ce crime au jour du jugement. « La peur d'être vendu dans le Sud m'a poussé à m'enfuir plus que toute autre chose. Notre maître avait coutume de dire que si nouS ne 1

The refuges,

or the narratives

of fugitives

slaves in Canada,

related

by themselves. Les réfugiés

ou récits d'esclaves

fugitifs

au Canada,

racontés par eux-

mêmes à Benjamin Drew. Boston, 185G. Quelques-uns de ces récits, pleins de l'intérêt le plus pathétique, deman­ deraient ici trop d'espace. Ou les trouvera dans l'Appendice.

II.

8*


114

L'ESCLAVAGE.

lui convenions pas, il se hâterait de nous mettre

dans son

gousset,

voulant dire qu'il nous vendrait et mettrait le prix en poche. « . . . Son fils avait un enfant d'une négresse, et le maître voulait vendre cet enfant, son propre petit-fils, mais on put s'y opposer. » 5 2 . R É V É R E N D ALEXANDER HEMSLEY :

«Mon maître n'avait pas l'habitude d'acheter et de vendre, niais dans son voisinage c'était fort ordinaire, L'atrocité de séparer les m a ­ ris et les femmes, les parents et les enfants me semblait un crime plus, haut que les cieux...

C'ETAIT

pitié d'entendre leurs cris, quand ou les

entassait de force dans les chariots... Les maîtres ont quelquefois des égards pour tel ou tel de leurs esclaves. Mais je n'ai jamais vu aucun châtiment infligé avec quelque miséricorde, ils étaient en général dus aux sentiments les plus tyranniques. J'ai vu une femme en état de grossesse, attachée et punie. « . . . Dans les premiers temps, mon esprit se reportait toujours vers la terre natale... Maintenant je trouve que du salé et des pommes de terre au Canada valent mieux que le pudding et le poulet aux ÉtatsLnis, avec une éternelle inquiétude. Je suis Anglais. Mon sang améri­ cain est sorti de mes veines. Je liais la tyrannie. J'aimerais mieux ren­ contrer des serpents que certaines gens que je connais aux

États-

Unis. .. Je ne suis pas un écrivain, mais si quelqu'un voulait corriger mon style, j e pourrais écrire une histoire de l'esclavage, et montrer comment la tyrannie agit sur l'esprit des esclaves... Une fois j'ai rêvé que j'étais repris... j e me suis réveillé dans une angoisse inexprima­ ble!. . Oh! c'était abominable! J'ai soixante ans maintenant... J'ai exercé vingt ans les fonctions de, ministre méthodiste... peu payé, parce que je prêchais l'Évangile; niais j'ai toujours mis ma confiance au Seigneur, ne le priant jamais pour la fortune ou la renommée, touj o u r s p o u r que sou nom soit béni et que sa volonté soit faite.))

41.

J A M E S SEWARD :

« J'avais une nièce mariée et mère de deux enfants, dont un à la mamelle. Mon maître ayant des dettes, je fus m i s comme gage en pri­ son. Ma nièce avait été louée; il fut décidé qu'elle serait vendue. Elle


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

1 1 5

fut séparée de ses enfants et mise, avec des menottes, dans la prison où j'étais. On lui ôta ses fers; elle était désolée et criait toujours : « Oh! mes enfants! mes pauvres enfants!» Et j e crus qu'elle se t u e ­ rait de chagrin. On la vendit, on l'emporta loin de ses enfants... » 44.

MISTRIS ELLIS :

« J'ai été trente-deux ans esclave dans l'Etat de Delaware. J'étais trai­ tée d'une manière tolérable, comparativement à tant d'autres. J'étais élevée dans l'ignorance, et j e sentais mon esprit déprimé, affaissé... J'ai été fouettée avec un fouet de charrette... Je porterai jusqu'au tombeau une bosse au front d'un coup que m'a donné mon maître. J'ai eu quatre enfants, deux sont morts, deux se sont échappés avec moi... C'est quand mon maître me menaça de me vendre et de garder mes entants que je le quittai... « L'esclavage est une mauvaise institution. Je pense que si les blancs affranchissaient les esclaves, ils ne courraient aucun danger. Les gens de travail iraient travailler sans révolte. » 4 5 . DAM JOSIAH LOCKART :

« Mon maître disait qu'il me fouetterait jusqu'à ce que je fusse rayé l

comme un zèbre . » Nous p o u r r i o n s a j o u t e r d ' a u t r e s r é c i t s , m a i s c'est tou­ j o u r s le m ê m e t a b l e a u : le fouet, la s é p a r a t i o n , r a n c e , le m é p r i s , les m e n a c e s ,

l'igno­

voilà ce q u ' o n ose a p p e ­

ler le b o n h e u r des esclaves. Tous ces t r a i t s s o n t - i l s des e x a g é r a t i o n s ou des excep­ tions? A d m e t t o n s ,

si l'on veut, q u e ce sont les esclaves

les p l u s m a l t r a i t é s q u i s ' e n f u i e n t ;

mais, ne

l'oublions

1

Cette atroce plaisanterie des anciens se retrouve, après dix-neuf siècles de christianisme, comme un ignoble écho du monde païen.

Caprigenum hominem non placet

mihi neque pantherinum.

(Wal­

lon, II, 2 4 0 , Epid. 1, I, 15.) Le poëte latin comparait les esclaves à la race des chèvres ou des pan­ thères, à cause des traces de caups de fouet dont leur peau était bigarrée.


116

L'ESCLAVAGE.

pas,

ces m a u v a i s t r a i t e m e n t s a u x q u e l s

liers

d'esclaves

o n t été r é e l l e m e n t

plusieurs

soumis,

mil-

plusieurs

m i l l i o n s y sont exposés t o u s les j o u r s . 1

« Damoclès est assis à la table d'un roi, couverte de vaisselle d'or et d'argent, chargée de plats exquis. « Quel heureux gaillard est ce « Damoclès, s'écrie M. du Sud, il est à une belle noce ! » — « Oui, répond M. du Nord, mais dites-moi, ne voyez-vous pas cette épée qui reluit au-dessus de sa tête, et n'est suspendue que par un cheveu? » — « Peu importe l'épée? vous mêlez ensemble le triste et le gai. C est un tort, laissez-nous à notre aise considérer présentement le dîner. Quelle fête! A en juger par la vaisselle d'or et d'argent, par les bou­ quets de roses, par le fumet mêlé du bouilli et du rôti, et par l'appé­ tit vigoureux de Damoclès lui-même, chacun doit saluer en lui un homme bien heureux ! » — « S'il est heureux, c'est qu'il ignore sa condition, ou que, sachant que le jour de l'épreuve est proche, il a adopté la maxime philoso­ phique citée p a r le prophète : « Buvons et mangeons, car demain nous « mourrons. » — Si heureux que soit Damoclès, il a ce glaive au-dessus de la tête. . . . . . Qui accepterait un bon dîner avec cet accompagnement? — « Vous avez tort, le dîner est bon, laissez-nous en jouir. Damoclès se porte bien : c'est une pitié que le Celte affamé, sale, fripon, q u e ­ relleur, ne puisse pas avoir chaque jour un aussi bon dîner à la table du roi Denys; un peu plus tard, nous examinerons un peu la question du glaive, niais pour le moment, convenez-en, ce Damoclès est un heureux gaillard ! » T e r m i n o n s p a r cette a l l u s i o n p l a i s a n t e , exacte, h é l a s ! cette l o n g u e discussion s u r b o n h e u r de l'esclave, le p l u s h e u r e u x d e s

a m è r e et t r o p le

h o m m e s chez

le m e i l l e u r des m a î t r e s . Qui d o n c c o n s e n t i r a i t 1

The refuge, Introduction,

p. 5 0 .

prétendu

un s e u l


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

jour à être

l'esclave m ê m e de son plus t e n d r e

117

ami?

« Il est a b s u r d e , dit B e n t h a m , de r a i s o n n e r s u r le b o n h e u r des h o m m e s a u t r e m e n t q u e p a r l e u r s p r o p r e s s e n s a t i o n s , et d e d é c l a r e r h e u r e u x

u n h o m m e qui se

trouve m a l h e u r e u x « Que l'esclavage soit a g r é a b l e a u x m a î t r e s , c'est u n fait q u i n'est pas volonté p o u r le

d o u t e u x , p u i s q u ' i l suffirait de l e u r

faire cesser à l ' i n s t a n t . Qu'il soit dés­

a g r é a b l e aux esclaves, c'est u n fait q u i n'est pas m o i n s c e r t a i n , p u i s q u ' o n ne les retient p a r t o u t dans cet état q u e p a r la c o n t r a i n t e . P e r s o n n e qui se trouvant

libre

voulût devenir esclave; p e r s o n n e qui se t r o u v a n t esclave 1

n e v o u l û t devenir l i b r e . » Cela décide la q u e s t i o n . 1

e

Tome I, XII, 3 part., chap. I.


C H A P I T R E IV

QUELS SONT LES MOYENS LÉGAUX D'ABOLIR L'ESCLAVAGE?

§ 1. — Les pouvoirs du Congrès d ' a p r è s la Constitution.

Aux p l u s p r e s s a n t e s sollicitations, les h o m m e s politi­ q u e s des Etats-Unis ont, p e n d a n t q u a r a n t e a n s , opposé cette u n i q u e r é p o n s e : L'esclavage est u n h o r r i b l e fléau, de r e m è d e . forme

E n effet,

en

mais il n'y a pas

A n g l e t e r r e , en F r a n c e , la

d u pouvoir p e r m e t de t r a n c h e r la question p a r

u n e l o i . En A m é r i q u e , le pouvoir central n ' e s t r i e n : il n ' a p a s le d r o i t d ' a b o l i r l'esclavage d a n s les États p a r ­ t i c u l i e r s , et l'eût-il, qu'il n e p o u r r a i t exercer ce d r o i t , d ' u n e p a r t , s a n s le c o n c o u r s de la m a j o r i t é d u Congrès, l a q u e l l e est de p l u s en p l u s favorable à l'esclavage, et, d ' a u t r e p a r t , s a n s violer la c o n s t i t u t i o n q u i l ' a u t o r i s e . N'est-ce pas c a l o m n i e r la c o n s t i t u t i o n ? n'est-ce pas d i ­ m i n u e r l'autorité, du C o n g r è s ?


ÉTATS-UNIS

119

D'AMÉRIQUE,

I La question de fait n'est pas d o u t e u s e . Oui, m ê m e avant q u e la crise de la séparation n ' e û t éclaté, la majorité du Congrès n ' e û t p a s été favorable à l ' é m a n c i p a t i o n , et, si cette crise violente se t e r m i n e à l ' a m i a b l e , on r e t r o u v e r a le m ê m e obstacle. Lamentable aveu! des ravages du

fléau

est-il u n e p r e u v e p l u s manifeste q u e cette p r é d o m i n a n c e

d'une

o p i n i o n m o n s t r u e u s e d a n s u n État dont les fondateurs ont m é r i t é d e v a n t Dieu et devant les h o m m e s le n o m de Pères de la l i b e r t é , c o m m e on dit les Pères de l'Église? Mais s u r quoi repose cette m a j o r i t é c o n t r a i r e à l'escla­ vage? E n g r a n d e p a r t i e , le croirait-on? s u r l'esclavage l u i - m ê m e . On sait que la constitution accorde a u x États u n n o m b r e de r e p r é s e n t a n t s p r o p o r t i o n n é au

nombre

des h a b i t a n t s , et dans ce d e r n i e r n o m b r e elle c o m p t e les individus a u t r e s q u e les citoyens, c'est-à-dire les esclaves, d a n s la p r o p o r t i o n de q u a t r e esclaves p o u r trois h o m m e s l i b r e s . Cette s i n g u l i è r e m e s u r e a e u , p a r suite de l'ac­ croissement successif de la p o p u l a t i o n esclave, ce r é s u l ­ tat : de 1 7 8 9 à 1 7 9 8 , le Sud a g a g n é 7 r e p r é s e n t a n t s ; de 1 7 9 5 à 1 8 1 3 , 1 4 ; de

1 8 1 5 à 1 8 2 5 , 1 9 ; de 1 8 2 5 à

1 8 5 5 , 2 2 ; de 1 8 5 5 à 1 8 4 5 , 2 4 . Aux termes d u d e r n i e r bill électoral (Apportionment

bill),

1 r e p r é s e n t a n t a été

accordé p a r 7 0 , 6 8 0 h o m m e s l i b r e s , ou un n o m b r e p r o ­ p o r t i o n n é d'esclaves; grâce à cet a r r a n g e m e n t , le Sud a g a g n é , dans u n e c h a m b r e de 2 2 5 m e m b r e s , 2 0 r e p r é -


120

L'ESCLAVAGE.

s e n t a n t s , soit p l u s d ' u n douzième d e la totalité, à raison de ses esclaves. E n 1 8 4 8 , le Nord avait 1 5 8 r e p r é s e n ­ tants p o u r 0 , 7 2 7 , 8 0 5 h o m m e s libres, ou 1 s u r 7 0 , 4 0 2 h a ­ b i t a n t s ; le S u d , 8 7 r e p r é s e n t a n t s p o u r 4 , 8 4 8 , 1 0 5 h o m ­ m e s libres, ou 1 s u r 5 5 , 7 2 5 h a b i t a n t s l i b r e s . Aux élec­ tions

suivantes, le Sud avait 1 1 7 voix, soit 1 p o u r

41,456

hommes

l i b r e s ; le Nord,

1 0 6 , soit 1 p o u r

5 2 , 5 7 6 h o m m e s l i b r e s . Les m a l h e u r e u x esclaves c o n t r i ­ b u e n t ainsi d e p l u s en p l u s à l e u r i n s u à envoyer au Congrès des r e p r é s e n t a n t s intéressés et dévoués a u m a i n ­ tien d e l'esclavage. Le m ê m e calcul sert soit à la r é p a r t i t i o n des i m p ô t s g é n é r a u x levés à q u e l q u e s é p o q u e s ; g r â c e a u x esclaves, le Sud a m o i n s payé; soit à la r é p a r t i t i o n e n t r e les États des excédants d e r e v e n u s ; g r â c e à ses esclaves, l e Sud a 1

reçu davantage . É l o i g n é s des l e t t r e s , des a r t s ou d e s sciences p a r l'es­ c l a v a g e , les h o m m e s d u S u d se sont voués avec a r d e u r à la p o l i t i q u e , p a r c e q u e l e u r i n t é r ê t d é p e n d a i t de l e u r i n ­ 2

fluence; elle est d e v e n u e , n o u s l'avons vu , p r é p o n d é ­ r a n t e , et ainsi la m ô m e contagion q u i infecte le C o n g r è s a e n v a h i toute la h i é r a r c h i e a d m i n i s t r a t i v e et s u r t o u t les hauts emplois. Il est de m o d e a u x États-Unis de d i r e : Si la m a j o r i t é n e p e u t se f o r m e r d a n s le C o n g r è s , si l ' a b o l i t i o n n'est pas p r o n o n c é e , c'est la faute des abolitionnistes.

Nous s o m m e s

h a b i t u é s en F r a n c e à cette m a n i è r e d e r a i s o n n e r ; il est c o n v e n u q u e les causes valent t o u j o u r s m i e u x q u e l e u r s 1 Théodore Parker, Letter on the Savery, 1848, p. 1 0 1 , 1 0 2 . Chap. II.

2


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

121

p a r t i s a n s , q u e la R é p u b l i q u e a u r a i t d u r é sans les r é p u ­ b l i c a i n s , la l é g i t i m i t é sans les l é g i t i m i s t e s , et q u e toutes les réformes sont e m p ê c h é e s p a r les r é v o l u t i o n n a i r e s . Ces a s s e r t i o n s sont toujours à la fois vraies et fausses; vraies, parce q u e les excès des p a r t i s sont p a r t o u t b l â m a b l e s ; faus­ ses, p a r c e q u e la résistance à des griefs l é g i t i m e s , sert d e prétexte à ces excès. L ' h o m m e sage ne se p r é o c c u p e pas de ces obstacles e x t é r i e u r s ; sans s u b i r a u c u n e c o n t r a i n t e , sans p a r t a g e r a u c u n e p e u r , il c h e r c h e ce qui est j u s t e ; s'il a qualité p o u r l'accomplir, s'il est législateur, son devoir est de voter p o u r la j u s t i c e , m ê m e q u a n d elle est récla­ m é e avec des violences i n j u s t e s , m ê m e q u a n d elle est re­ fusée p a r des influences intéressées. C'est le cas p o u r tout h o m m e p u b l i c de se souvenir de cette b e l l e p a r o l e 1

d ' H a m i l t o n , citée p a r M. de T o c q u e v i l l e : « II est a r r i v é p l u s d ' u n e fois q u ' u n p e u p l e sauvé des fatales c o n s é q u e n ­ ces de ses p r o p r e s e r r e u r s s'est p l u à élever des m o n u ­ m e n t s d e sa r e c o n n a i s s a n c e aux h o m m e s qui avaient eu le m a g n a n i m e c o u r a g e de s'exposer à lui d é p l a i r e p o u r le servir. » S'il p l a î t à Dieu d ' i n s p i r e r la conscience de la m a j o r i t é des m e m b r e s d u Congrès, q u e l sera l e u r d r o i t ? Avant toutes choses, le Congrès p o u r r a défaire ce q u ' i l a fait. 11 a dû i n t e r v e n i r p o u r p e r m e t t r e la p o u r s u i t e des esclaves fugitifs; il p e u t la p r o h i b e r . Il a a d m i s des terri­ toires avec l'esclavage, il p e u t refuser d'en a d m e t t r e d e n o u v e a u x . Il a, c o n f o r m é m e n t à la Constitution, p r o h i b é la traite, il p e u t la p u n i r p l u s sévèrement, il p e u t m ê m e 1 J, p. 247, note.


122

L'ESCLAVAGE.

l ' i n t e r d i r e d'État à E t a t . Ainsi les positions occupées p a r l'esclavage p e u v e n t être reprises u n e à u n e ; il r e c u l e r a d ' a u t a n t de pas q u ' i l avait a v a n c é . Nul n e s a u r a i t refuser a u C o n g r è s , si la m a j o r i t é c h a n g e , d e d i r e non, d a n s tous les cas où il avait dit oui. Mais le C o n g r è s n e saurait-il faire p l u s ? Ne p e u t - i l abolir n e t t e m e n t l ' e s c l a v a g e ? on n e le croit p a s . Une m a j o r i t é pût-elle se f o r m e r , on affirme q u ' e l l e serait im­ p u i s s a n t e , p a r c e q u e la Constitution a s s u r e le droit des possesseurs d'esclaves.

Il O u v r o n s la C o n s t i t u t i o n . L'esclavage fut p r e s q u e proscrit. Jefferson l'avait p r o ­ p o s é ; il s'en fallut d ' u n e seule voix : le lien q u i retenait u n i s les États n a i s s a n t s était si faible, q u e d e p e u r

de

le r o m p r e on n'insista pas, on s'en r a p p o r t a à la r e l i g i o n , à la l i b e r t é , à la p r o h i b i t i o n p r o c h a i n e de la t r a i t e , m a i s n e p o u v a n t proscrire la chose, on a du m o i n s p r o s c r i t le n o m ; le r é d a c t e u r , Madison, ne l'a pas laissé passer u n e s e u l e fois dans la constitution. Voilà l e texte des articles où il est i n d i r e c t e m e n t q u e s ­ tion des esclaves : A r t . I, sect. II, § 5 . — Les représentants et les taxes directes se­ ront répartis entre les divers États qui pourront

faire

partie de l'Union,

selon le nombre respectif de leurs habitants, nombre qui sera miné en ajoutant au nombre total des personnes libres... trois quièmes des autres

personnes.

déter­

cin­


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE. Art. IV, sect. II, $ 5. — Aucune personne au travail,

tenue au service

123 ou

dans un État, sous les lois de cet Etat, et qui se sauverait

dans un autre, ne pourra, en conséquence d'une loi ou d'un règle­ ment de l'Etat où elle s'est réfugiée, être dispensée de ce service ou travail, mais sera livrée sur la réclamation de la partie à laquelle ce l

service et ce travail sont dus .

On le voit, le n o m d'esclave,

le m o t d'esclavage,

ne

sont pas u n e s e u l e fois p r o n o n c é s , et la Constitution a p ­ pelle personnes

ceux q u e la législation du Sud a p p e l l e

des choses ou u n bétail,

chattel.

Ce silence d e la Constitution est u n a r g u m e n t consi­ dérable. Un fait de cette gravité n e s a u r a i t exister q u ' e n v e r t u d ' u n e loi p o s i t i v e ; il n e se suppose p a s , il n e se s o u s entend p a s , et le doute, d a n s toutes les législations d u m o n d e , a toujours été i n t e r p r é t é en faveur de la l i b e r t é . On ajoute d e u x textes : 1° l ' a m e n d e m e n t ainsi conçu : « A u c u n e personne liberté,

n e p e u t ê t r e privée de sa vie, de sa

de sa p r o p r i é t é , si ce n'est c o n f o r m é m e n t à u n e

loi. » La Caroline du Nord et la Virginie avaient proposé : A u c u n h o m m e l i b r e , No freeman

: ce t e r m e fût r e j e t é .

2° Le d i x i è m e a m e n d e m e n t : « Les pouvoirs non délégués aux États-Unis p a r la Con­ stitution, ou non interdits

p a r elle aux États, sont r é s e r ­

vés à ces États ou au p e u p l e . » 1

Un autre article (art. 1er, sect. IX, 1), relatif à la traite est devenu inu­ tile; il était ainsi conçu: « La migration et l'importation de telles personnes dont l'admission peut paraître convenable aux États actuellement existants ne sera point prohibée par le Congrès avant l'année 1808; mais une taxe n'excédant point dix dollars par personne peut-être imposée sur cette im­ portation. »


124

L'ESCLAVAGE.

Les Etats n ' o n t d o n c q u e des p o u v o i r s d é l é g u é s et limités.

Or, q u o i q u e la Constitution

ont-ils le d r o i t de faire u n auraient-ils plus

n e le dise

roi? N o n ; c o m m e n t d o n c

celui d e faire u n esclave? L ' u n n'est

contraire q u e l ' a u t r e

pas,

à l'esprit d e la

pas

Constitu­

tion. Cet esprit, il est écrit d a n s le p r é a m b u l e d e la Consti­ t u t i o n , dont voici les t e r m e s m é m o r a b l e s : « Nous, le p e u p l e des Etats-Unis, afin de f o r m e r union

p l u s p a r f a i t e , d'établir

la justice,

t r a n q u i l l i t é i n t é r i e u r e , de p o u r v o i r à la défense m u n e , d'accroître

le bien-être

rable pour notre postérité

général

les bienfaits

une

d ' a s s u r e r la com­

et de rendre de la liberté,

du­ nous

faisons, n o u s d é c r é t o n s et n o u s établissons cette consti­ tution p o u r les États-Unis d ' A m é r i q u e . » « E t a b l i r la j u s t i c e ; m a i s l'esclavage est u n e injustice! s'écriait r é c e m m e n t u n é l o q u e n t o r a t e u r ; a s s u r e r la t r a n ­ q u i l l i t é et la c o n c o r d e ; m a i s l'esclavage p r o d u i t la dis­ c o r d e et la r é v o l t e ! g a r a n t i r la c o m m u n e d é f e n s e ! m a i s l'esclavage est c a u s e de la c o m m u n e faiblesse; a c c r o î t r e le b i e n - ê t r e g é n é r a l ; m a i s l'esclavage e n t r a î n e le m a l a i s e g é n é r a l ! a s s u r e r à n o u s et à n o s enfants les bienfaits d e la l i b e r t é ; m a i s l'esclavage d é t o u r n e et t r o u b l e c h a c u n de ses bienfaits ! » De b o n n e foi, sans p r é t e n d r e a p p o r t e r à l ' e x a m e n de ces textes la s û r e t é de doctrine d ' u n j u r i s c o n s u l t e a m é r i ­ c a i n , e n les lisant avec s i m p l i c i t é et s i n c é r i t é , n'est-il p a s p e r m i s d'affirmer ce q u i s u i t : Le p r i n c i p e de l'esclavage est h a u t e m e n t , é n e r g i q u e ment

r é p r o u v é p a r l'esprit de la Constitution

améri-


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

125

caine, inscrit d a n s le p r é a m b u l e . Un fait aussi radicale­ m e n t c o n t r a i r e à cet esprit n'est q u e toléré, m a i s n u l l e ­ m e n t c o n s a c r é . Donc il p e u t être d i r e c t e m e n t a b o l i . Q u a n t aux articles cités, si d e m a i n l'esclavage était aboli, o n p o u r r a i t sans difficulté les laisser subsister. Car on c o m p r e n d r a i t à m e r v e i l l e q u ' o n n'osât pas c o m p t e r de suite les anciens esclaves s u r le m ê m e pied q u e les h o m ­ l

m e s libres dans les élections . D ' a u t r e p a r t , u n h o m m e p e u t ê t r e t e n u envers u n a u t r e h o m m e à un service un travail

ou à

sans être son esclave, en sorte q u e l'article re­

latif à l'extradition trouverait encore quelquefois son a p ­ plication. Cet article n ' i n t e r d i t d ' a i l l e u r s q u ' a u x Etats p a r t i c u ­ liers la faculté de faire u n e loi q u i a s s u r e a u x fugitifs des États voisins un droit d'asile, il n e s'oppose pas à u n e loi g é n é r a l e faite p a r le Congrès; et cela est si vrai, q u ' i l a fallu l ' i n t e r v e n t i o n d u Congrès p o u r d é c r é t e r e n 2

1 8 5 0 la loi des f u g i t i f s ;

puisqu'il a pu mettre

des

forces fédérales à la disposition des m a î t r e s , d o n c il p o u 1

e

Ainsi la constitution de l'État de New-York, art. 2, 5 a l . , exige que

tout homme de couleur, pour avoir le droit de voter, soit citoyen depuis trois ans, et possesseur d'un bien foncier de 250 dollars. - La discussion des questions relatives à l'esclavage avait été interdite par l'article 2 5 du règlement de la Chambre des représentants, ainsi conçu : « Tous mémoires, pétitions ou autres pièces relatives à l'esclavage, à la traite des noirs, ou à ce qui concerne ces deux questions, seront reçues par la Chambre et déposées sur le bureau sans donner lieu à aucuns débats. » Le 27 février 1 8 4 4 , un membre proposa la radiation de cet article; elle fut adoptée à la majorité de 20 voix; mais le lendemain la Chambre revint sur ce vote et l'annula à la majorité d'une voix. Le 3 décembre 1 8 4 4 , M. John Quincy Adams renouvela la proposition de supprimer l'article 2 5 , et cette motion fut adoptée par 1 0 8 voix contre 3 0 . (Revue coloniale, j a n ­ vier 1845, p. 65.)


126

L'ESCLAVAGE.

vait, il p e u t e n c o r e les l e u r refuser, et laisser aux m a l ­ h e u r e u x esclaves le bénéfice de la fuite. Est-ce donc le seul e x e m p l e d e l ' a u t o r i t é d u C o n g r è s s u r les États en cette m a t i è r e ? 11 a le pouvoir aux t e r m e s d e l ' a r t . 1, sect. VIII, de la Constitution : 1° De p o u r v o i r au bien général

des États-Unis; or, l'es­

clavage n e n u i t - i l pas à ce b i e n g é n é r a l ? 4° D'établir u n e r è g l e g é n é r a l e pour

les

naturalisa-

lions; n ' e n r é s u l t e t-il pas le droit d ' e x c l u r e la n a t u r a l i s a ­ tion des n o i r s ? 10° De définir et p u n i r les p i r a t e r i e s et les c o m m i s e s en h a u t e m e r , et les offenses nations;

félonies

contre les lois des

donc il peut p r o h i b e r a b s o l u m e n t la t r a i t e exté­

r i e u r e , m a i s aussi la t r a i t e i n t é r i e u r e d'Etat à É t a t . Enfin, art. IV, sect. III : 1° Le C o n g r è s peut a d m e t t r e de n o u v e a u x É t a t s , et aucun

nouvel É t a t n e sera f o r m é sans son

consente­

ment. 2° Le Congrès a le p o u v o i r d e d i s p o s e r d u t e r r i t o i r e et des a u t r e s p r o p r i é t é s a p p a r t e n a n t a u x

États-Unis,

et

d ' a d o p t e r à ce sujet tous les r è g l e m e n t s et m e s u r e s con­ venables. Donc si le C o n g r è s avait d é c l a r é , s'il d é c l a r a i t e n c o r e q u ' a u c u n État n e serait à l'avenir a d m i s d a n s l'Union sans p r o s c r i r e l'esclavage, il s e r a i t p l e i n e m e n t d a n s son d r o i t c o m m e d a n s son devoir. Si le C o n g r è s , se fondant s u r l'article d e la Constitution qui p r o h i b e la t r a i t e , p r e n a i t des m e s u r e s sérieuses p o u r en e m p ê c h e r la p r a t i q u e é h o n t é e , et m ê m e , allant p l u s


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

127

loin, d é c l a r a i t i n f â m e et illicite la traite p r a t i q u é e d'Etat à E t a t , le C o n g r è s serait encore p l e i n e m e n t dans son droit c o m m e d a n s son devoir. Attend-on des occasions? Elles sont c o n t i n u e l l e s . L'excitation à l a t r a i t e , d a n s p l u s i e u r s États d u S u d , est flagrante. La f o r m a t i o n et l'admission d'États

nou­

veaux se p r é s e n t e p r e s q u e à c h a q u e session. On a déjà laissé faire t r o p d e c h e m i n à la d o c t r i n e de l ' i n d é p e n ­ dance s o u v e r a i n e des p o p u l a t i o n s qui d e m a n d e n t à d e ­ v e n i r u n État d i s t i n c t . Q u o i ! des A l l e m a n d s i n d i g e n t s , d é b a r q u é s de la veille, des bandits expulsés des États voisins, des c h e r c h e u r s de fortune et des c o u r e u r s d ' a ­ v e n t u r e , r é u n i s s u r u n t e r r i t o i r e inculte et r a m a s s é s de tous les coins d u m o n d e d a n s des villes de bois et d e paille, a u r o n t le droit d ' é c r i r e d a n s u n e constitution bâclée p a r les p l u s i n t r i g a n t s d ' e n t r e eux des p r i n c i p e s q u e les fils d e W a s h i n g t o n seront forcés de s u b i r ? Que dira- t-on si les Mormons se p r é s e n t e n t ayant la c o m m u ­ n a u t é des biens p o u r loi et la c o m m u n a u t é des f e m m e s p o u r m o r a l e ? On

l e u r r é p o n d r a : Soyez des h o m m e s

avant d ' ê t r e des citoyens. Les possesseurs d'esclaves m é ­ r i t e n t la m ê m e r é p o n s e . On p o u r r a i t se laisser aller à dire : Violez la Constitu­ tion, si elle viole la j u s t i c e . Mais ses illustres a u t e u r s o n t prévu la nécessité et la m a n i è r e de la modifier; déjà p l u ­ sieurs a m e n d e m e n t s y o n t été i n t r o d u i t s aux t e r m e s d e l ' a r t . V, qui p e r m e t ces a m e n d e m e n t s , s u r le vœu des deux tiers du Congrès ou des deux tiers des l é g i s l a t u r e s des divers États. Ainsi, de d e u x choses l ' u n e : ou bien la Constitution


128

L'ESCLAVAGE.

ne consacre pas l'esclavage, dans ce c a s , le C o n g r è s p e u t l'abolir, s'il n u i t a u bien g é n é r a l ; ou bien la constitu­ tion consacre l'esclavage; d a n s ce c a s , la

constitution

peut être changée. C'est u n e q u e s t i o n de majorité, p a r c o n s é q u e n t d'opi­ nion p u b l i q u e . E n E u r o p e , l ' o p i n i o n s u r ce triste sujet est si forte, elle est si u n a n i m e , q u ' à peine p e u t - o n se figurer p a r m i n o u s q u ' i l y ait en A m é r i q u e u n e p h i l o s o p h i e , u n e t h é o l o g i e , u n e physiologie, u n e é c o n o m i e p o l i t i q u e , u n e

littéra­

1

t u r e , favorables à l ' e s c l a v a g e . Des h o m m e s d i v e r s e m e n t f a m e u x n ' o n t pas c r a i n t d ' a p p e l e r l'esclavage

2

« la base

la p l u s s û r e et la plus solide q u i soit a u m o n d e des i n s t i ­ tutions l i b r e s . . . la p i e r r e a n g u l a i r e d e l'édifice r é p u b l i ­ c a i n . . . la m e i l l e u r e f o r m e d e s o c i é t é . . . la forme de g o u v e r n e m e n t n a t u r e l l e p o u r ceux q u i s o n t i n c a p a b l e s de se g o u v e r n e r e u x - m ê m e s . . . u n e b é n é d i c t i o n m o r a l e , sociale, p o l i t i q u e , p o u r l'esclave et p o u r le m a î t r e . . . la condition n o r m a l e de l ' h u m a n i t é . . . le moyen d ' é t a b l i r u n e a r i s t o ­ c r a t i e r é g u l i è r e . . . le bloc d e m a r b r e n o i r q u i sert d e clef de voûte à tout l'édifice d e la société a m é r i c a i n e . . . une institution

a p p u y é e s u r les lois divines et n a t u ­

r e l l e s , etc. » On a dit q u e « s u p p r i m e r l'esclavage ce serait faire r e c u l e r de d e u x cents ans la civilisation a m é ­ r i c a i n e . » Ces p a r o l e s o n t été p r o n o n c é e s a u S é n a t , d a n s les t e m p l e s ; on les lit d a n s les j o u r n a u x , les livres; on l e s

1

V. les écrits de Harper, Hammond, docteur S i m m s , Flefcher, Carey,.

Brunlow and Pryne, Dew, etc., etc. - Toutes ces citations sont de 1 8 5 9 . Speech of hon. Ch. Sumner. 4 juin 1860.


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

129

e n t e n d d a n s les m e e t i n g s , dans les a c a d é m i e s , dans les salons. L ' é n e r g i e et l ' é l o q u e n c e d e q u e l q u e s h o m m e s est p a r v e n u e enfin à faire r e t e n t i r p l u s h a u t la voix du vrai c h r i s t i a n i s m e et la p a r o l e des pères de l ' i n d é p e n d a n c e et de la religion aux États-Unis, d e p u i s W a s h i n g t o n , Jeffer­ son, F r a n k l i n , Wesley, j u s q u ' à C h a n n i n g et à C h e v e r u s . L'opinion e u r o p é e n n e a traversé les m e r s . Pitt, B u r k e , Wilberforce, Adam S m i t h , Lafayette, Tocqueville, p o u r n e p a r l e r q u e des m o r t s , sont devenus classiques États-Unis.

aux

Dans tous les écrits de q u e l q u e v a l e u r d u s à

la pensée h u m a i n e en toutes les l a n g u e s de l ' E u r o p e , d e ­ p u i s u n demi-siècle, pas u n e l i g n e n ' a été écrite p o u r la défense de l'esclavage. Contre ce fléau, tous nos écrivains ont été des avocats, tous nos voyageurs ont été des m i s ­ sionnaires. La presse a servi a d m i r a b l e m e n t ce m o u v e m e n t q u e le commerce

et l ' é m i g r a t i o n

favorisent sans le v o u l o i r .

Egaux d e la p l u s s u b l i m e égalité, celle de la conscience, le g r a n d p e n s e u r et le p a u v r e ouvrier, l'écrivain universel et le d e r n i e r

touriste, u n Alexandre de H u m b o l d t

et

l ' h o n n ê t e é m i g r a n t a l l e m a n d venu de la m ê m e p a t r i e , professent la m ê m e o p i n i o n ; le c o u r a n t de l ' é m i g r a t i o n se d é t o u r n e de l'esclavage, c o m m e le c o u r a n t d e la p e n ­ sée, et les m a î t r e s de l ' A m é r i q u e n e voient pas d é b a r ­ quer d'Europe un

livre ou u n h o m m e s a n s c o m p t e r

contre l e u r institution favorite u n a r g u m e n t ou un a d ­ versaire de p l u s . On p e u t donc l'affirmer, si l ' o p i n i o n favorable à l'es­ clavage, en A m é r i q u e , n'est pas d é c o u r a g é e , elle est dés­ honorée; si elle n'est pas d é s a r m é e , elle est vaincue, II.

9


130

L'ESCLAVAGE.

Il f a u d r a i t

d o u t e r de la raison et de la j u s t i c e si

l ' o p i n i o n du g e n r e h u m a i n n e finissait pas p a r prévaloir 1

d a n s u n pays où la Constitution e l l e - m ê m e , souvent vio­ l é e , il est v r a i , p a r les lois des États, i n t e r d i t a u Congrès d e restreindre d'attaquer ment obtenir

la liberté le

droit

et d'adresser

qu'a des

le redressement

de la parole le peuple

ou de la presse, de

pétitions

au

de ses

griefs.

s'assembler

ou libre­

gouvernement

pour

§ 2. — La législation des États et les affranchissements individuels.

Les A m é r i c a i n s , q u i refusent au Congrès le droit de p r o s c r i r e l'esclavage, c o n v i e n n e n t du m o i n s q u e les États p a r t i c u l i e r s ont cette p u i s s a n c e , c h a c u n

en ce q u i le 2

c o n c e r n e ; l ' e x e m p l e d o n n é p a r les É t a t s du N o r d en est la p r e u v e . C'est u n e a u t r e voie ouverte a u x h o m m e s d e c œ u r , p l u s s û r e , parce q u ' e l l e n ' e s t e n t r a v é e p a r a u c u n e objection légale; p l u s c o u r t e , p u i s q u ' i l n e faut p a s p e r ­ suader le Congrès entier; plus pacifique, puisqu'elle ne t r o u b l e r a i t pas à la fois toute la n a t i o n . Ajoutons q u e l ' i n t é r ê t de p l u s i e u r s É t a t s , à défaut de la m o r a l e , c o n d u i r a là. Dans les colères et d a n s les p l a i n t e s des possesseurs d'esclaves, p l u s r a r e m e n t d a n s l e u r s aveux, on d é c o u v r e q u e cette p r o p r i é t é si h o n t e u s e est déjà t r è s souvent o n é r e u s e ; excepté d a n s trois ou q u a t r e É t a l s , dont les p r o d u i t s sont u n m o n o p o l e o p u l e n t , l'esclavage n'est 1

er

Amendements, art. 1 . Rhode Island, Massachussetts, New-Hampshire, New-York, Pensylvania, New-Jersey. 2


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

131

pas r é m u n é r a t e u r , don't pay, et les m a î t r e s d o n n e r a i e n t p o u r r i e n tous l e u r s esclaves. Dans q u e l q u e s

États,

le

n o m b r e des possesseurs d'esclaves est très-petit; ainsi le Delaware n ' e n c o m p t e q u e 8 0 9 ; la F l o r i d e , q u e 5 , 5 2 0 ; le Texas, q u e

7,747;

l'Arkansas,

que 5,999.

Espérons

q u ' u n j o u r , d a n s p l u s i e u r s États, l ' i n t é r ê t s e c o n d a n t la m o r a l e , on v o u d r a se d é b a r r a s s e r à la fois d ' u n fardeau et d'un c r i m e . Reste enfin la voie des affranchissements individuels; u n h o m m e a toujours le droit d'obéir à sa conscience, et c'est en f r a p p a n t là q u e le c h r i s t i a n i s m e n a i s s a n t a brisé le lien de la s e r v i t u d e . La loi r o m a i n e , la loi ger­ m a i n e , toutes les lois traversées p a r u n souffle de j u s t i c e ou de r e l i g i o n , o n t e n c o u r a g é l'affranchissement volon­ taire. Mais, en A m é r i q u e , la loi a p r i s ses p r é c a u t i o n s c o n t r e la vertu, et il existe, d a n s la p l u p a r t des États à esclaves, des lois q u i opposent des p r o h i b i t i o n s ou i m ­ posent au m o i n s des taxes à l'affranchissement ! Dans la Caroline du S u d , la Géorgie, l ' A l a b a m a , le Mississipi, il faut le c o n s e n t e m e n t de la l é g i s l a t u r e . Dans d ' a u t r e s États, on n'affranchit

p e r s o n n e au-dessous de

t r e n t e a n s . E n Géorgie, a m e n d e de 1 , 0 0 0 livres c o n t r e tout h o m m e q u i m e t à exécution u n

affranchissement

1

testamentaire . Enfin, n o u s citerons d a n s toute l e u r étendue dice)

(Appen­

les lois de la Louisiane, p o u r m o n t r e r les p r o g r è s

dans le m a l accomplis p a r la législation. » Th. Parker, p. 9 3 . V. le bon résumé du régime légal de la servitude dans les divers États, (Études, etc., par Van Biervliet, p. 4 4 - 6 7 . )


132

L'ESCLAVAGE.

D'après le code civil de la L o u i s i a n e , a r t i c l e 1 8 4 , tout m a î t r e pouvait affranchir son e s c l a v e ; d e p u i s 1852 (loi d u 1 8 m a r s ) , a u c u n esclave n e p e u t ê t r e affranchi q u e sous la condition d ' ê t r e t r a n s p o r t é , et a p r è s p a y e m e n t de 1 5 0 piastres p o u r ses frais d e voyage en Afrique. Le statu-libre,

c'est-à-dire l'esclave q u i doit d e v e n i r

libre a p r è s u n certain t e m p s , dès q u ' i l devient l i b r e , est t r a n s p o r t é (loi d u 16 m a r s 1 8 4 2 ) . Que la s e r v i t u d e soit licite et l'affranchissement d é ­ fendu, c'est u n r e n v e r s e m e n t de la m o r a l e q u ' o n ose à p e i n e d é c o r e r du n o m de loi ! Sans d o u t e , si des e x e m ­ ples f r é q u e n t s d ' é m a n c i p a t i o n volontaire étaient d o n n é s , si u n État e n t i e r volait l'abolition, u n tel fait exciterait d a n s le reste des États, p a r m i les p r o p r i é t a i r e s et a u m i l i e u des esclaves, u n t r o u b l e et u n e a g i t a t i o n faciles à c o m p r e n d r e ; u n glaçon r o m p u c o m m e n c e r a i t la d é b â c l e . C'est là ce q u ' o n r e d o u t e , et c'est là ce q u e j ' e s p è r e . H o n t e s u r les États-Unis si de pareilles lois, i n c o n n u e s d a n s l ' a n c i e n n e H o m e , p o u v a i e n t d u r e r l o n g t e m p s , et si l ' h i s t o r i e n de la p r e m i è r e r é p u b l i q u e des t e m p s

moder­

nes était c o n d a m n é à r e p r o d u i r e ces q u e s t i o n s et ces r é ­ ponses : La loi g é n é r a l e p e u t - e l l e abolir l'esclavage? Non. Le m a î t r e p e u t - i l , selon sa conscience, affranchir son es clave et en faire son a m i ou son s e r v i t e u r ? N o n . Y a-t-il espoir q u e la l i b e r t é naisse u n j o u r d e la v e r t u ? A u c u n espoir. Du d r o i t , passons à la p r a t i q u e .


133

ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

§ 3. — Quel est le meilleur système d'émancipation ?

Qui p e u t affranchir? Je viens d e l ' e x a m i n e r . comment affranchir?

Mais

Si le Congrès ou la l é g i s l a t u r e

d ' u n État p a r t i c u l i e r abordait cette g r a n d e q u e s t i o n d e l'expropriation

pour

cause

de

moralité

publique,

com­

m e n t d e v r a i t - i l s'y p r e n d r e ? Il est clair q u ' o n n e p e u t r é p o n d r e à ces difficultés d e loin, et sans e n t r e r dans les détails et dans les circon­ stances. Mais l'exemple des résultats d e l ' é m a n c i p a t i o n graduelle

p a r l ' A n g l e t e r r e , subite p a r la F r a n c e , p r o u v e

q u e les deux modes sont é g a l e m e n t p r a t i c a b l e s . Ce q u i i m p o r t e , c'est la p r o c l a m a t i o n immédiate

du

principe

de la l i b e r t é ; le reste n'est q u ' u n e série de t e m p é r a m e n t s dans l'intérêt soit du m a î t r e , soit de la p r o d u c t i o n , soit s u r t o u t d e l'esclave et de sa famille. Des deux m o d e s , le m e i l l e u r ce sera le p l u s p r o m p t . Est-il dû u n e i n d e m n i t é ? A q u i ? Il s e m b l e q u e ce de­ vrait ê t r e aux esclaves, en r e t o u r de l e u r travail g r a t u i t . Au moins-est-il de stricte justice d ' i m p o s e r a u x m a î t r e s la c h a r g e des esclaves vieux ou m a l a d e s , usés à l e u r service, et d ' e x i g e r d'eux u n e s u b v e n t i o n m o m e n t a n é e a u x familles q u e l'esclavage a e m p ê c h é e s de se créer des é p a r g n e s . Est-il d û u n e i n d e m n i t é aux m a î t r e s ? Aux yeux d e la sévère j u s t i c e , a u c u n e ; ils restituent ce q u ' i l s d é t e n a i e n t i n d û m e n t . Mais l'équité est plus a c c o m m o d a n t e ; elle considère la b o n n e foi, valable excuse de la p l u p a r t de


134

L'ESCLAVAGE.

ceux q u i sont n é s s u r u n e t e r r e infectée p a r u n e c o u t u m e d o n t ils ont profité, m a i s q u ' i l s n ' o n t point faite. L ' i n t é ­ r ê t d u travail n a t i o n a l , q u i se confond aussi avec l'in­ térêt m ê m e des a n c i e n s esclaves, s'ajoute p u i s s a m m e n t à ce motif. Si les m a î t r e s sont r u i n é s , avec q u e l l e res­ s o u r c e cultiveront-ils les t e r r e s ? C o m m e n t e m p l o i e r o n t ils et payeront-ils les t r a v a i l l e u r s l i b r e s ? U n e i n d e m n i t é paraît donc, sinon juste, au moins nécessaire, comme u n e subvention sur l'impôt esclaves,

destinée à payer la t r a n s i t i o n .

et en p a r t i e

aussi payée p a r les a n c i e n s

obligés à u n certain

cette s u b v e n t i o n ,

Prise

nombre

de

journées,

tout e n t i è r e destinée à a l i m e n t e r

le

t r a v a i l , s e r v i r a i t à la richesse p u b l i q u e , b i e n loin d ' ê t r e improductive. On calcule q u ' i l y a d a n s les États-Unis possesseurs d ' e s c l a v e s

1

sur une

547,5*25

population

totale

de

2 5 , 0 4 7 , 8 9 8 h a b i t a n t s . Ces 5 4 7 , 5 2 5 m a î t r e s p o s s è d e n t 5 , 2 0 0 , 5 0 4 esclaves à p e u p r è s , ainsi r é p a r t i s : Possesseurs d'un seul esclave

1

de

1

69,820

à

5

105,683

de

5 à

10

80,765

de

10 à

20

54,595

de

20 à

50

29,753

de

50 à

100

6,196

de 100 à

200

1,479

de 200 à

de 500 à

300

de 500 à 1,000

9

au-des. de 1,000

2

500... : . .

187 56

Ce chiffre est de 1850. Il faut déduire les 1,477 possesseurs de la Co­ lombie.


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

135

Si l'on e s t i m e à 4 0 0 dollars p a r tète la v a l e u r des esclaves, c'est u n e p r o p r i é t é de 1 , 2 8 0 , 1 2 1 , 6 0 0 d o l l a r s , mais q u i correspond à u n e c h a r g e é n o r m e p o u r les p o s ­ sesseurs. L ' i n d e m n i t é serait d o n c d ' u n e

somme

bien

m o i n d r e à r é p a r t i r s u r de n o m b r e u s e s a n n u i t é s .

Elle

n'excède pas a s s u r é m e n t les forces d ' u n e nation c o m m e les États-Unis, dont

le g o u v e r n e m e n t possède e n c o r e ,

outre le p r o d u i t des i m p ô t s , d ' i m m e n s e s richesses t e r r i ­ toriales.

§ 4. — Conséquences possibles, si l'on abolit.— Conséquences probables, si l'on n'abolit p a s .

Quelles seraient

les conséquences de l'abolition

de

l'esclavage en A m é r i q u e ? On n e les envisage q u ' a v e c u n e t e r r e u r e x a g é r é e ; l ' e x e m p l e de la F r a n c e et celui d e l ' A n g l e t e r r e sont là, n o u s l'avons v u , pour r a s s u r e r . Il est vrai, le n o m b r e des esclaves à affranchir est p l u s c o n ­ s i d é r a b l e , les t e r r e s où ils p e u v e n t s'enfuir sont p l u s é t e n d u e s , l ' a u t o r i t é qui p e u t l e u r i m p o s e r la t r a n q u i l l i t é est m o i n s c o n c e n t r é e . Je n e nie pas ces difficultés, m a i s les c o n s é q u e n c e s effrayantes q u ' o n en fait sortir sont excessives. Tous les esclaves fuiront la terre et le travail, d i t - o n , ils iront p e u p l e r les solitudes avec les d é b r i s des p e u ­ plades i n d i e n n e s . Soit! la p l a c e ne m a n q u e pas, m a i s la c r a i n t e

de

m o u r i r de faim est u n motif qui r a s s u r e c o n t r e ce d a n g e r d ' u n e fuite

g é n é r a l e ; elle serait d ' a i l l e u r s u n m o y e n


136

L'ESCLAVAGE.

triste, m a i s s û r , d e voir bientôt cette p a u v r e p o p u l a t i o n se d i m i n u e r et s ' é t e i n d r e , o u plutôt se s é p a r e r e n deux p a r t s , les v a g a b o n d s q u i p é r i r a i e n t et les i n d u s t r i e u x q u i se t i r e r a i e n t d'affaire s u r des terres nouvelles ou r e v i e n ­ d r a i e n t au travail. On n e doit p a s o u b l i e r q u ' i l y a déjà d a n s les États libres 1 9 6 , 1 1 6

n o i r s libres,

et 2 2 8 , 1 5 8 n o i r s l i b r e s

1

d a n s les États à esclaves, e n tout 4 2 4 , 2 5 4 n o i r s l i b r e s q u i travaillent sans c o n t r a i n t e ,

q u a n d on n ' a pas la

c r u a u t é de les b a n n i r . P e n d a n t ce t e m p s , les m a î t r e s s e r a i e n t r u i n é s . Assurément u n e perte passagère, q u e l'indemnité, j ' e n conviens, c o m p e n s e r a i t i n s u f f i s a m m e n t , p è s e r a i t s u r les États à esclaves. Mais d a n s q u e l pays les b r a s e n t r e n t - i l s en p l u s g r a n d n o m b r e q u ' e n A m é r i q u e ? Près d e 4 0 0 , 0 0 0 é m i g r a n t s y a b o r d e n t c h a q u e a n n é e . Le c o u r a n t d e l ' é ­ m i g r a t i o n , p r e s q u e c o m p l é t e m e n t d é t o u r n é d u Sud p a r l'esclavage, y d e s c e n d r a i t avec a b o n d a n c e , et s'il est q u e l q u e s r é g i o n s limitées d o n t le c l i m a t soit r é e l l e m e n t i n t o l é r a b l e a u x b l a n c s , le p r i x de l a m a i n - d ' œ u v r e y d e ­ v i e n d r a i t assez élevé p o u r a t t i r e r et fixer des n o i r s l i b r e s , 1

D'après le Journal

de Nashville,

8 0 , 0 0 0 habitent le Maryland, 60,000

la Virginie,

50,000

la Caroline du Nord,

20,000

le Delaware,

20,000

la Louisiane,

1 1 ,.500 —

le Kentucky,

11,()00

la Columbie,

40,000

la Caroline du Sud,

8,000

le Tennessee.

Le reste,

les autres États en plus petit nombre.


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

137

q u i j o u i r a i e n t j u s t e m e n t de ce m o n o p o l e q u e le soleil leur r é s e r v e . P e u t - ê t r e se formerait-il m ê m e ainsi un ou 1

p l u s i e u r s États e n t i è r e m e n t habités p a r des n o i r s - P o u r ­ quoi p a s ? Qui sait si q u e l q u e s - u n e s des Antilles n e sont pas destinées p a r la P r o v i d e n c e à a p p a r t e n i r exclusive­ m e n t a u x n o i r s , sous les latitudes où le noir, et non p a s le b l a n c , est l ' h o m m e nécessaire. Cette sorte de r é p a r t i t i o n n a t u r e l l e des deux races s u r le sol, selon le climat, q u i p e u t être aidée p a r l'idée si c h è r e à Jefferson, de la r é e x p o r t a t i o n , soit v o l o n t a i r e , soit p a r suite d e c o n d a m n a t i o n , des noirs s u r la cote 2

d ' A f r i q u e , serait la m e i l l e u r e m a n i è r e de r a s s u r e r ceux q u i r e d o u t e n t a v a n t tout le mélange

des deux r a c e s .

Si d ' a i l l e u r s ce m é l a n g e se p r o d u i t et q u ' i l soit u n m a l , à q u i la faute? A l'esclavage, q u i conduisit en A m é ­ r i q u e des h o m m e s q u e le C r é a t e u r avait destinés à vivre e n A f r i q u e . Mais cette destination o r i g i n e l l e et l ' i n s t i n c t d e conservation d e l'espèce q u i défend c h a q u e être c o n t r e les m é s a l l i a n c e s , ont suscité u n e r é p u g n a n c e i n v i n c i ­ ble e n t r e les d e u x c o u l e u r s ; elle n e r a s s u r e q u e trop c o n t r e le m é l a n g e q u e l ' o n r e d o u t e . Ce m é l a n g e n ' a pas lieu a u nord; il n ' a u r a pas lieu au s u d . S'il s'opérait, d ' a i l l e u r s , la p r é d o m i n a n c e de la race b l a n c h e serait cer­ taine a p r è s q u e l q u e s g é n é r a t i o n s , et des m a r i a g e s légi­ times p r e n d r a i e n t , d u m o i n s , j u s q u e - l à , la place des 1

C'était l'opinion de M. de Tocqueville.

2

On sait que Liberia a été fondée dans ce but; mais cette idée généreuse,

très-séduisante, est loin d'avoir réalisé, malgré des résultats notables, les espérances de ceux qui l'ont conçue. De 1847 à 1 8 5 9 , l'American colonization Society n'a envoyé à Liberia que 4 , 8 1 3 émigrants, à peine 4 0 0 par année.


138

L'ESCLAVAGE.

u n i o n s illicites q u i m ê l e n t déjà c r i m i n e l l e m e n t les d e u x sangs. Il est u n a u t r e m é l a n g e dont le t r i o m p h e l é g i t i m e doit v a i n c r e toutes les r é p u g n a n c e s , c'est l ' é g a l i t é sociale et civile; il faut l ' é c r i r e d a n s la loi. Le n è g r e doit ê t r e l ' é ­ gal d u b l a n c à l'église, à l'école, s u r sa p r o p r i é t é , d e ­ vant la «justice,

devant

l'impôt.

Sera-t-il é l e c t e u r

ou

j u r é ? Rien q u e d ' é q u i t a b l e et de p r u d e n t à l u i i m p o s e r , avant d'y p a r v e n i r , des conditions convenables de d o m i ­ cile, de capacité, de f o r t u n e . On naît h o m m e , on devient citoyen. Il a été tant d e fois r é p o n d u à toutes ces difficultés dont la solution, difficile sans d o u t e , est c e p e n d a n t r é a l i s a b l e a u x yeux de t o u t h o m m e de b o n n e foi, q u e les p a r t i s a n s d e l'esclavage n ' a c c e p t e n t p l u s le d é b a t s u r ce t e r r a i n , ils le p r e n n e n t s u r u n a u t r e t o n , ils p r o f è r e n t des m e n a c e s , j e t t e n t l ' é p o u v a n t e , s u p r ê m e s r a i s o n s de ceux q u i n ' e n ont p l u s . Si l ' o n touche à cette question, le Sud se s é p a r e r a d u Nord : le plan d e s é p a r a t i o n est tout p r é p a r é . Si o n la r é s o u t , la race n o i r e e x t e r m i n e r a la r a c e b l a n c h e . S é p a r a t i o n ! e x t e r m i n a t i o n ! voilà les p r o p h é ­ 1

ties des h o m m e s d u S u d . S'il était vrai q u e l ' a f f r a n c h i s s e m e n t c o n d u i r a i t à u n e g u e r r e d ' e x t e r m i n a t i o n e n t r e les b l a n c s et les n o i r s , ce serait u n e d é m o n s t r a t i o n s i n i s t r e des t r a i t e m e n t s q u e les n o i r s s u b i s s e n t et des h a i n e s a c c u m u l é e s d a n s l e u r s â m e s . E l l e a b o u t i r a i t p o u r les n o i r s , c o m m e p o u r les I n d i e n s ,

1 V . chap. I, § 4 .


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

139

a p r è s d'effrayantes misères, à la disparition et a u refou­ lement de la race i n f é r i e u r e . Mais n'est-il p a s évident q u e l ' e x t e r m i n a t i o n est p l u s à c r a i n d r e si l'esclavage d u r e q u e s'il d i s p a r a î t ? Nous exa­ m i n o n s p a t i e m m e n t les conséquences possibles

de l'af­

f r a n c h i s s e m e n t , s i g n a l é e s , grossies p a r les adversaires intéressés de cette m e s u r e é q u i t a b l e . N'est-il pas p l u s r a i s o n n a b l e de revenir à l ' e x a m e n presque

nécessaires

des

conséquences

d u m a i n t i e n de l'esclavage?

Oui, si l'on abolit l'esclavage,

les t e r r e s s e r o n t d é ­

p r é c i é e s , les b r a s m a n q u e r o n t , l ' o r d r e sera difficile maintenir, l'indemnité ne compensera

à

pas la perle ;

m a i s ce sont là des m a u x p a s s a g e r s , douteux et m é ­ rités. Voici les suites positives et déjà c o m m e n c é e s de l'escla­ vage, s'il est m a i n t e n u : La religion profanée, a n é a n t i e ; la p r e m i è r e r é p u b l i q u e d u m o n d e d é s h o n o r é e ; au sein d ' u n g r a n d p e u p l e l i b r e , la décadence certaine, la sé­ p a r a t i o n i m m i n e n t e , l'extermination possible. J u s t i c e , r e l i g i o n , p a t r i o t i s m e , saintes et divines a r m e s , votre victoire est assurée au fond de toutes les consciences vivantes! Mais il est des consciences m o r t e s q u e le m a l d o m i n e , q u e l ' i n t é r ê t aveugle, q u e l ' h a b i t u d e e n g o u r d i t . A quoi b o n les r a i s o n n e m e n t s ? Que peuvent les p r i è r e s s u r des m a r c h a n d s qui se disent tout bas : « P e u m ' i m ­ p o r t e ! j e m ' e n r i c h i s , j e suis le m a î t r e , j e suis le p l u s fort : après m o i le d é l u g e ! » De tous les a r g u m e n t s c'est le m e i l l e u r , ou plutôt il est la raison u n i q u e , m a î t r e s s e , sans r é p l i q u e , et toute la discussion avec le possesseur d'esclaves se r é d u i t à ce


140

L'ESCLAVAGE.

d i a l o g u e italien q u e l ' u n des adversaires les p l u s g é n é ­ 1

r e u x de l ' e s c l a v a g e a pris p o u r é p i g r a p h e d e son livre : RICARDO. — Io non posso, j e n e p u i s p a s . GIORGIO. — Tu non vuoi,

tu n e veux p a s .

Oui,

é m a n c i p e r , m a i s ils n e veu­

les m a î t r e s peuvent

lent p a s ; q u e dis-je? ils p r é f è r e n t r e n o n c e r à l e u r p a t r i e q u ' à l e u r p r o p r i é t é , et b r i s e r le lien q u i u n i t les

États

q u e r o m p r e la c h a î n e q u i r e t i e n t les esclaves. L'année

1 8 6 0 était destinée à voir é c l a t e r ce conflit

h o n t e u x et r e d o u t a b l e , et il n e n o u s reste p l u s q u ' à ter­ m i n e r , en le r a c o n t a n t , l'histoire des r a v a g e s de la ser­ vitude au sein d ' u n g r a n d p e u p l e c h r é t i e n et l i b r e . 1

Agénor de Gasparin, Esclavage

et traite,

1838.


CHAPITRE V

LA SÉPARATION DU NROD ET DU SUD

1. — D e l'insurrection

d'Harper's Ferry (1859) à la

désignation du président Lincoln (1860).

Le 2 4 s e p t e m b r e 1 8 5 8

1

l ' e m p e r e u r d e Russie, Alexan­

d r e , adressait ces paroles à la noblesse de Moscou et d e Nichni : « Je vous ai p a r l é de la nécessité d e p r o c é d e r tôt ou t a r d à la r é f o r m e des lois qui régissent le s e r v a g e , r é ­ f o r m e qui devait

venir

d'en haut,

afin qu'elle

ne

vînt

pas d'en bas « J ' a i m e la n o b l e s s e . . . j e désire le b i e n - ê t r e du

peu­

ple, m a i s j e n ' e n t e n d s pas q u e ce soit à votre d é t r i m e n t qu'il s'établisse; v o u s - m ê m e , dans votre

propre

intérêt,

vous devez faire tous vos efforts p o u r a m é l i o r e r la c o n ­ dition des paysans 1

Journal le Nord.


142

L'ESCLAVAGE.

« J ' e n t e n d s avec r e g r e t q u ' i l g e r m e p a r m i vous des s e n t i m e n t s égoïstes. Je le r e g r e t t e , les sentiments gâtent

toute

bonne

chose;

abandonnez-les;

égoïstes

agissez

de

m a n i è r e q u e cela soit b i e n p o u r vous et pas m a l p o u r les a u t r e s ; je veux bien que vous pensiez n'oubliez

à vos intérêts,

mais

pas ceux d ' a u t r u i . »

Q u ' a u r a i e n t pensé d e ce l a n g a g e W a s h i n g t o n et F r a n ­ k l i n ? A u r a i e n t - i l s i m a g i n é q u e les r é p u b l i c a i n s d u n o u ­ veau m o n d e r e c e v r a i e n t cette

leçon de l ' a u t o c r a t e

de

toutes les Russies, et q u ' i l r e s t e r a i t des esclaves à Balti­ m o r e , l o r s q u ' i l n ' y a u r a i t p l u s de serfs à Moscou? H é l a s ! de s o m b r e s prévisions a s s o m b r i r e n t p l u s d ' u n e fois la g r a n d e â m e des f o n d a t e u r s de l'Union a m é r i c a i n e ! La r é p u b l i q u e des États-Unis eut ses p a t r i a r c h e s , elle e u t aussi ses p r o p h è t e s . Washington m o u r a n t

a d o u t é de l ' u n i o n f u t u r e d e

sa b i e n - a i m é e p a t r i e . Jefferson a n e t t e m e n t p r o c l a m é q u e la cause de la sé­ p a r a t i o n et de la r u i n e était l'esclavage. Nous avons e n t e n d u les é t o n n a n t e s p r é v i s i o n s d e Cha­ in i n g . É c o u t o n s l'expression des m ê m e s c r a i n t e s d a n s u n té­ moignage plus récent. À l'occasion de la c é l é b r a t i o n du c e n t i è m e a n n i v e r ­ s a i r e de l ' o c c u p a t i o n des forts D u q u e s n e et Pitt, q u i a eu lieu à P i t t s b u r g le 2 5 n o v e m b r e 1 8 5 8 , le p r é s i d e n t des États-Unis

a écrit la l e t t r e s u i v a n t e p o u r s ' e x c u s e r de n e

p a s assister à la c é r é m o n i e : «Washington, le 22 novembre.

« Messieurs, j ' a i eu l'honneur de recevoir l'invitation que vous m ' a -


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

143

vez faite d'assister, le 2 5 de ce mois, au centième anniversaire de la prise du fort Duquesne; je regrette que l'urgence des affaires pu­ bliques, à une époque aussi prochaine de la réunion du Congrès, m'em­ pêche de jouir de cette faveur. « Tout patriote doit se réjouir en réfléchissant au progrès sans égal de notre pays pendant le siècle qui vient de s'écouler. Ce qui était au commencement un fort obscur, très-éloigné de la frontière occidentale de la civilisation, est devenu aujourd'hui le centre d'une ville popu­ leuse, commerciale et manufacturière, envoyant ses abondantes p r o ­ ductions aux États souverains qui sont encore plus à l'Ouest, dont les territoires étaient alors un immense désert inexploré et silencieux. « Au point actuel où nous sommes arrivés, le patriote désireux ne peut manquer, en envisageant le passé, de jeter un coup d'œil sur l'avenir et de réfléchir sur ce que pourra être la condition de notre pays lorsque notre postérité s'assemblera pour célébrer le second an­ niversaire centennal. « Notre pays sera-t-il habité par une nation plus populeuse, plus puissante et plus libre qu'aucune autre qui ait jamais existé? ou la fé­ dération se sera-t-elle désunie et divisée par groupes d'États hostiles et jaloux? ou bien ne serait-il pas possible que d'ici là tous les fragments épuisés par des luttes interminables se fussent finalement réunis et eussent cherché un refuge à l'abri d'un puissant despotisme? « Je crois fermement que, grâce à la Providence divine, ces ques­ tions

seront décidées par la génération actuelle. Nous sommes arri­

vées à une crise où de ses actes dépend la conservation de l'Union selon la lettre et l'esprit de la constitution, et cette union une fois détruite, tout est perdu. « Je le dis à regret, les présages actuels sont loin d'être favora­ bles! A l'époque passée de la République, on regardait presque comme une trahison de prononcer le mot de désunion. Les temps sont mal­ heureusement changés depuis, et maintenant la désunion est libre­ ment préconisée comme le remède à des maux passagers, réels ou ima.ginaires, qui, si on les abandonnait à eux-mêmes, s'évanouiraient promptement par la marche des événements. « Nos pères, qui ont fait la révolution, sont morts; la génération qui


144

L'ESCLAVAGE.

leur avait succédé et qui s'était inspirée de leurs conseils et de leurs exemples, a presque entièrement disparu. La génération actuelle, pri­ vée de ces lumières, doit, volontairement ou non, décider de la destinée de sa postérité. Qu'elle ait au tond du cœur une tendre affection pour l'union, qu'elle résiste à tonte mesure qui tendrait à relâcher ou à dis­ soudre ses liens; que les citoyens des États différents entretiennent des sentiments de bienveillance et d'indulgence les uns à l'égard des au­ tres, et que tous prennent la résolution de la transmettre à leurs des­ cendants sous la forme et l'esprit avec lesquels elle leur a été laissée par leurs pères, et tout ira bien alors pour l'avenir de notre pays. « Je prendrai la liberté de devancer les années à l'occasion d'un autre mal dangereux et qui va grandissant. Dans les époques passées, bien que nos pères, de même que nous, fussent divisés en partis poli­ tiques qui eurent fréquemment à lutter les uns contre les autres, nous n'apprenons pas que jusqu'à une période récente ils aient eu recours à l'argent pour faire leurs élections. Si cette pratique doit aller en gran­ dissant jusqu'au point que les électeurs ou leurs représentants dans la législation des États et dans la législature nationale en soient infectés, la source du gouvernement libre se trouvera empoisonnée, et nous aboutirons, comme le prouve l'histoire, au despotisme militaire. « Tout le monde s'accorde à penser qu'une république démocra­ tique ne peut durer longtemps sans vertu publique. Quand celle-ci est corrompue, et que le peuple devient vénal, un chancre dévore les r a ­ cines de l'arbre de la liberté, le fait dépérir et mourir. « Priant le Dieu tout-puissant que votre postérité la plus reculée puisse continuer d'âge en âge, dans les siècles à venir, de célébrer l'anniversaire de la prise du fort Duquesne, en paix et en prospérité, sous la bannière protectrice de la constitution et de l'union, je suis votre très-respectueux ami, « JAMES BUCHANAN.

»

Le m ê m e n o m q u i t e r m i n e les messages dont n o u s avons présenté l'analyse se lit au b a s de cette lettre m é l a n c o l i q u e . Il y a d a n s le m ê m e h o m m e u n p e n s e u r et un


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

145

aventurier, u n patriote et un n é g r i e r . 11 y a de m ê m e devant les États-Unis u n e d o u b l e d e s t i n é e , la conquête brutale ou la g r a n d e u r pacifique, l ' a m b i t i o n ou la j u s ­ tice, u n a b î m e de d é g r a d a t i o n ou u n m a g n i f i q u e idéal d'élévation m o r a l e . 1

Écoutons ce bel idéal exposé p a r u n g r a n d e s p r i t : « Comme peuple, nous avons la conviction que la divine Providence nous a donné une mission importante cl nous a choisis pour travailler à produire dans le monde une civilisation plus avancée que celle dont il jouit. Nous nous regardons comme un peuple qui a à remplir une grande destinée, une destinée glorieuse pour nous et bienfaisante pour les autres. C'est là un fait qui prouve d e s instincts généreux et une noble nature, certainement il contribuera beaucoup à entretenir dans nos âmes de hautes aspirations, et nous mettra dans la nécessité de suivre les voies d'une ambition légitime. Nous nous croyons de l'avenir,

le peuple

et cette croyance servira beaucoup à faire de nous ce peu­

ple. Il y a plus de portée qu'on ne le pense dans l'expression popu­ laire : Destinée manifeste.

Nous avons une destinée manifeste, tous

les peuples le voient et l'avouent, quelques-uns avec crainte, d'autres avec espoir; mais ce n'est pas précisément celle que supposent nos journalistes ou nos flibustiers. Ces flibustiers peuvent bien, sans le sa­ voir, préparer les voies à la Providence. 11 peut se faire que nous soyons appelés à étendre notre domination sur tout le continent d'A­ mérique; mais c'est là peu de chose, c'est là un objet indigne de l'am­ bition d'un véritable Américain ; nous ne devons souhaiter cette domi­ nation qu'autant qu'elle serait utile aux pays annexés et nécessaire à la sécurité de nos frontières, qu'autant qu'elle favoriserait rétablisse­ ment du nouvel ordre social. La destinée manifeste de ce pays est beau­ coup plus noble, plus élevée, d ' u n ordre beaucoup plus spirituel, c'est la réalisation

de l'idéal d'une société chrétienne

le nouveau monde.

1

pour l'ancien

»

M. Brownson, Quarterly Rewiew, Boston. II.

10

et


146

L'ESCLAVAGE.

Cet idéal est bien loin. Les États-Unis voient leur hon­ n e u r d i m i n u e r à mesure que s'accroissent leur terri­ toire, ils voient l'esclavage et la licence déshonorer de plus en plus la liberté; ils deviennent en même temps le peuple le plus puissant du monde et le plus discrédité. Ils grandissent, mais portant le poids et la honte de celte monstrueuse faute originelle qui est l'esclavage au

sein d'une république chrétienne. A l'idéal d'une société chrétienne ils opposent le lu­ g u b r e aspect d ' u n e société menacée des déchirements de la g u e r r e civile. Guerre de journaux, g u e r r e de scrutins, g u e r r e de tribunaux! P e n d a n t que la Cour s u p r ê m e décide q u ' u n proprié­ taire peut s'établir, avec ses esclaves, s u r un territoire fédéral, la Cour d'appel d'Albany, après u n procès qui a d u r é huit a n s , proclame que tout esclave qui louche le sol d ' u n État libre devient libre, à moins qu'il ne soit 1

fugitif . 1

On écrit de New-York, le 1

e r

février 1860, à la Gazette des Tribunaux

:

« La Cour d'appel d'Albany vient de rendre son arrêt dans une affaire ex­ cessivement importante qui dure depuis huit ans, et qui prend un nouvel intérêt dans l'agitation que cause la question de l'esclavage au sein du Parle­ ment et dans l'opinion publique. Quelques efforts qu'aient faits les partisans du travail forcé, les magistrats de trois juridictions diverses ont appliqué les principes consacrés en matière d'affranchissement par la loi et la législation françaises. « Au mois de novembre 1852, un citoyen de la Virginie, M. Jonathan Lemnon, arriva à New-York à bord d'un vapeur de Norfolk, avec sa femme et huit jeunes esclaves qu'il emmenait au Texas, où il avait l'intention d'al­ ler s'établir. En attendant qu'il se réembarquât pour le lieu de sa destina­ tion, il conduisit les nègres dans une humble pension. Mais un homme de couleur libre les y découvrit, et il obtint un mandat d'habeas corpus pour


É T A T S - U N I S

D'AMÉRIQUE.

147

La loi s u r les fugitifs est loin d ' o b t e n i r p a r t o u t u n e exécution s o u m i s e . P l u s i e u r s États d u Nord, le Massachussetts (Session visée

statutes,

acts

1 8 5 5 , p . 9 2 4 ) , le Wisconsin (re­

1 8 5 8 , p . 9 1 2 ) ; le V e r m o n t (Session

acts,

faire comparaître les huit esclaves devant un juge de la Cour suprême. « L'agitation fut grande à New-York. Les démocrates prétendirent qu'un habitant du Sud avait le droit de passer en transit dans les États libres, avec tout ce qui est considéré comme sa propriété par les lois de l'Etat où il résidait. Les abolitionnistes et l e s diverses nuances qui ont formé depuis le parti républicain soutinrent au contraire qu'un nègre était libre du moment qu'il touchait le sol d'un État libre, à moins qu'il ne se fût enfui de l'Etat où il était retenu en esclavage. « Le juge Paine fut de ce dernier avis, et déclara, par une décision l o n ­ guement motivée, que sous aucun prétexte on ne pouvait introduire d ' e s ­ claves dans l'Etat de New-York; il ordonna que les huit nègres cités devant lui fussent immédiatement mis en liberté. « Ce verdict produisit une sensation profonde dans les États du Sud. Les abolitionnistes de New-York s'étaient empressés de faire une souscription qui produisit 300 ou 4 0 0 dollars, et qui permit d'envoyer au Canada les huit es­ claves affranchis. De leur côté, quelques négociants qui étaient en relation d'affaires avec le Sud réunirent, au moyen de contributions volontaires, la somme de 5 , 0 0 0

piastres, destinée à indemniser M. Lemnon de la perte

qu'il venait de faire. Pleinement satisfait de cette réparation pécuniaire, ce Virginien reprit la route de son Etat, sans plus songer ni au Texas ni à ses esclaves; mais les planteurs et les politiques du Sud envisagèrent l'affaire de plus haut. Le gouverneur de la Géorgie s'en occupa dans son message de 1855. « S'il est vrai, disait-il, que les citoyens des États à esclaves qui, par la « force des circonstances ou pour leur convenance, cherchent un passage au « travers d'un État libre, accompagnés de leurs esclaves, soient par ce fait « seuls dépossédés de leurs propriétés; s'il est vrai que ces esclaves soient « ainsi émancipés, il est temps que nous connaissions les motifs d'une telle « assertion. La répétition de tels attentats serait un légitime motif de

guerre

« avec l'Etat qui les ferait naître ou qui les souffrirait. » « Le gouverneur de la Virginie fut encore plus explicite, et demanda à sa législation qu'elle intervint pour faire appel, au nom de l'État, de l'arrêt du juge Paine à la Cour suprême de New-York. « Cette affaire vint le l'A décembre 1857 devant cette Cour, qui confirma la décision d'affranchissement. L'Etat de la Virginie fit appel de nouveau de-


148

L'ESCLAVAGE.

1 8 5 8 , p . 4 2 ) , s'opposent à celle loi par des actes for­ mels, permettent à l'esclave de d e m a n d e r u n jury pour le j u g e r , punissent l'emprisonnement a r b i t r a i r e , etc. Enfin la g u e r r e descend dans la r u e et l'affaire lu­ 1

g u b r e d'Harpèr's-Férry remplit d'une épouvante mêlée de rage tous les États du Sud, Dans l'État de Virginie, sur les confins du Maryland, est le petit arsenal fédéral d'Harpers-Ferry. Au commen­ cement d'octobre 1850, une centaine de noirs s'en em­ pare tout à coup. A leur tête est un fermier nommé Brown, ses fils et quelques blancs Dans l'arsenal où étaient déposées des sommes importantes, la bande reste deux jours sans rien prendre, si ce n'est des fusils. Pas de po­ lice : on n'a rien prévu, on ne sait r i e n , mais on croit tout, on imagine des ramifications étendues; la terreur se répand à Richmond ; pas de milice : on a r m e trois compagnies de volontaires; deux reviennent, les hommes ayant au retour meilleur m i n e q u ' a u d é p a r t ; la troi­ sième va j u s q u ' a u bout. Le gouverneur Wise demande des troupes au président Buchanan. Quatre-vingt-treize vant la Cour d'appel d'Albany, et ce n'est qu'après deux ans qu'elle a été plaidée et qu'un arrêt définitif a été rendu. « Les intérêts esclavagistes ont été soutenus avec un grand talent par M. Charles O'Connor; M. Williams Evarts a été le non moins éloquent avocat de la cause républicaine. Cette dernière a triomphé complétement, et l'arrêt rendu a levé toute incertitude en pareille matière. 11 déclare que les lois de l'Etat de New-York ne protégent ni ne tolèrent dans ses limites une propriété consistant en esclaves, et il cite notamment une loi de 1817 qui, combinée avec la constitution fédérale, donne la liberté à quiconque, s*il n'est pas fugitif, touche le sol d'un État libre. » 1

Les dépêches, adressées au ministère des affaires étrangères, sur cet

incident caractéristique, nous ont été communiquées avec beaucoup de bien­ veillance. Tout le récit est donc authentique.


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

149

soldats do m a r i n e , seule t r o u p e d i s p o n i b l e d u g o u v e r n e ­ ment des États-Unis, sont envoyés de W a s h i n g t o n . Q u e l ­ ques h e u r e s suffisent p o u r déloger, d é c i m e r et disperser la b a n d e . Le vieux Brown est saisi, frappé de q u a t r e c o u p s de sabre et de deux coups de b a ï o n n e t t e ; ses deux fils sont tués p r è s de l u i . Des p r i n c i p a u x m e n e u r s , c i n q , Cook, b e a u - p è r e du g o u v e r n e u r de l ' I n d i a n a , C o p e l a n d , Copp,

Greenie, Steven s sont a r r ê t é s , Douglas

s'enfuit

et gagne le Canada, Cerrit S m i t h devient fou ; on c o m ­ mence le p r o c è s . L'arsenal, les troupes qui le g a r d a i e n t , a p p a r t e n a i e n t au g o u v e r n e m e n t fédéral, H a r p e r ' s - F e r r y était au Mary­ land a u t a n t q u ' à

la V i r g i n i e .

C e p e n d a n t le p r é s i d e n t

élude la r e s p o n s a b i l i t é , fort content de se laver les m a i n s de cette affaire. Elle est j u g é e à Charleston e n toute b â t e . On n ' a t t e n d n i la guérison de Brown, ni l ' a r r i v é e d e son avocat, ni ses t é m o i n s , ni le r e t o u r du c a l m e . Brown comparait d e m i - m o u r a n t , m a i s l ' â m e vivante et fière. On n'obtient de lui pas u n aveu, pas u n r e g r e t . 11 est con­ damné à être p e n d u , L'opinion est p l u s féroce encore q u e la j u s t i c e . Ce vieillard m o u r a n t , captif, c o n d a m n é , p l e u r a n t ses fils, les écrivains l ' i n s u l t e n t dans les j o u r n a u x , les f e m m e s s'en m o q u e n t d a n s les salons. La p i t i é devient u n d é l i t , et, p o u r le p u n i r , on a p p l a u d i t à l ' a r b i t r a i r e . Un h o m m e a p a r l é de s y m p a t h i e , on le m e t en prison ; des voyageurs qui passent en c h e m i n de- fer, convaincus d'avoir causé trop favorablement, sont a r r ê t é s . Un m a r c h a n d de Savani a h , p o u r le m ê m e c r i m e de sensibilité i n o p p o r t u n e , est g o u d r o n n é , r o u l é dans les p l u m e s , a r r ê t é , e x i l é . Le


150

L'ESCLAVAGE.

b r u i t court que les nègres s ' i n s u r g e n t et se rassemblent p o u r venir délivrer old Brown.

Les volontaires se rassem­

blent, on se lève la n u i t , on t r e m b l e , on s'agite, en proie à u n e p a n i q u e r i d i c u l e . Le c o n d a m n é attend courageuse­ m e n t sa fin, les accusateurs t r e m b l e n t c o m m e des crimi­ n e l s q u ' o n p o u r s u i t . On n e veut pas différer j u s q u ' à l'ou­ v e r t u r e de la législature, de p e u r q u ' i l n e soit question d e c o m m u e r la p e i n e . Le 2 d é c e m b r e , B r o w n est p e n d u . Le g o u v e r n e u r Wise avait écrit à M. Wood, ancien m a i r e de New-York : « Brown s e r a c e r t a i n e m e n t pendu, et son corps sera r e m i s aux c h i r u r g i e n s p o u r être trans­ p o r t é h o r s de l'Etat, afin q u e sa carcasse n e puisse pas souiller le sol de la Virginie, so that the carcass shall not pollute the soil of

1

Virginia .

On j u g e et on exécute ses complices2. Trois fois l'échafaud est dressé p o u r eux. L e u r m o r t ne t e r m i n e pas l'agi­ tation. Un livre contre l'esclavage est i n t e r d i t , aux termes d'un

article du

Code de la Virginie

(chapitre

CXVIII,

section 2 4 ) , qui oblige le directeur des postes, bien q u e fonctionnaire fédéral, à informer l ' a u t o r i t é ,

s'il reçoit

des documents abolitionnistes, et c o n d a m n e au feu ces d o c u m e n t s . Les volontaires continuent à j o u e r au soldat, à s'appeler major ou sergent. Les femmes j u r e n t de ne p l u s porter que des étoffes de la Virginie ; u n bal en r o b e de b u r e est d o n n é ; au second b a l , offert à la fille 3

d ' u n citoyen de la Caroline du S u d , e n v o y é p o u r frater» Washington States, 7 novembre 1859. 2

Les derniers, Stevens et Hazlett, ont été pendus le 16 mars 1800.

5

M. Memminger qui, reçu par la législature, y parla pendant quatre heures

et demie.


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

151

niser avec la Virginie, la p e u r d ' ê t r e laides l'avait e m ­ porté s u r l'envie d'être patriotes. Dans les m e e t i n g s , on parle de t e r m i n e r le c h e m i n de fer, d ' o r g a n i s e r des r e l a ­ tions m a r i t i m e s directes avec la F r a n c e cl l ' A n g l e t e r r e , de lever u n e milice, de fonder des m a n u f a c t u r e s , d e n e plus rien d e m a n d e r n i envoyer au Nord, afin de

l'affa­

mer. On p a r l e de scission c o m m e r c i a l e et p o l i t i q u e . Le p r e m i e r m a g i s t r a t des États-Unis, r e n c o n t r a n t d a n s son message de 1 8 6 0 ce s a n g l a n t épisode, consacre à le raconter des paroles dont la froideur étudiée ajoute un trait de p l u s à ce tableau de m œ u r s d é s h o n o r a n t . Il fait des vœux p o u r q u e l ' o p i n i o n passe à u n a u t r e o b j e t ; il s'écrie q u e l'Union n e serait p l u s t e n a b l e si q u i n z e États étaient sans cesse m e n a c é s de semblables i n s u r r e c t i o n s . « Si la paix d u foyer d o m e s t i q u e de ces États était j a m a i s attaquée, dit-il, si les m è r e s de famille n e p o u v a i e n t r e n ­ t r e r chez elles p e n d a n t la n u i t sans avoir à a p p r é h e n d e r le sort c r u e l q u i p e u t les a t t e n d r e , elles et l e u r s e n ­ fants, a v a n t le r e t o u r du j o u r ; ce serait en vain q u ' o n p a r l e r a i t à ce p e u p l e des avantages politiques qui r é s u l ­ tent p o u r l u i de l ' u n i o n . . . Tout Etat de société d a n s le­ quel l'épée est c o n t i n u e l l e m e n t s u s p e n d u e s u r la tête du p e u p l e doit ê t r e i n t o l é r a b l e . » Est-ce q u e les esclaves n ' o n t tique? Est-ce qu'il n'est pas claves? E s t - c e q u e

pas de foyer d o m e s ­

de m è r e s de famille es­

le fouet, sinon l'épée, est-ce

la p o t e n c e , n e sont pas c o n t i n u e l l e m e n t

que

suspendus sur

la tête de ce p e u p l e i n f o r t u n é ? L e u r situation est donc i n t o l é r a b l e ? Ne dites pas q u e le d a n g e r vient des n o i r s . L'affaire d ' H a r p e r ' s - F e r r y prouve l e u r a p a t h i e p r e s q u e


152

L'ESCLAVAGE.

complète; mais elle établit non m o i n s c l a i r e m e n t à quel d e g r é d e bassesse, d'impuissance, de folle t e r r e u r , de vaine fanfaronnade, sont r é d u i t s les m a î t r e s e n t r e ces deux classes e n n e m i e s ; l ' o m b r e m ê m e de la justice a disparu, la paix n'est p l u s q u ' u n e trêve d e la vengeance; après un temps plus ou m o i n s long, la colère éclatera, ce sera le j o u r où l'esclave reconnaîtra q u ' i l est le p l u s fort, et q u ' a i n s i le seul droit s u r lequel s ' a p p u i e n t les maîtres passe de son côté. Il est bien temps de r e m o n t e r la p e n t e d ' u n a b î m e si honteux. Jetons en a r r i è r e u n r e g a r d attristé. Hélas! q u e de c h e m i n en u n demi-siècle! L ' h o m m e croit q u ' i l p e u t m a n g e r le fruit défendu, puis passer le revers de sa m a i n s u r ses lèvres et d i r e : C'est

fini!

Quae abslergens

ma-

os suum,

dixit

: Non sum operata

lum! Comme le bien, le mal est u n e s e m e n c e d'où sort en peu d e temps u n e effroyable et inévitable fécondité. E n 1 7 8 7 , les fondateurs d e l'indépendance n e consa­ c r e n t pas m ê m e u n e syllabe à l'esclavage dans la Consti­ tution : ils a p p e l l e n t les esclaves des personnes. Qu'on ferme la Constitution, et q u ' o n ouvre les lois des États à esclaves, et l'on y trouve, nous l'avons dit, des dispositions inconnues des législateurs p a ï e n s ; l'af­ franchissement

interdit ou entravé, l'instruction inter­

d i t e , le m a r i a g e à p e u près i m p o s s i b l e , l ' e m p r i s o n n e ­ m e n t contre tout a u t e u r ou p r o p a g a t e u r d ' u n écrit fa­ vorable à l ' é m a n c i p a t i o n , le n o i r libre b a n n i . E n 1 8 2 0 , il faut tracer u n e ligne p o u r p a r t a g e r entre la servitude et la liberté le territoire de la p a t r i e .


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

153

Depuis cette é p o q u e , des deux côtés de cette l i g n e , on se h â t e à q u i o r g a n i s e r a le p l u s vite des t e r r i t o i r e s nou­ veaux p o u r jeter le poids d e l e u r s droits et de l e u r s votes dans le p l a t e a u de la balance qui a p p a r t i e n t au Sud ou dans le p l a t e a u d u Nord. L ' e n v a h i s s e m e n t devient le mot d ' o r d r e de la politique; les a v e n t u r i e r s sont ses i n s t r u ­ m e n t s ; l ' a n n e x i o n d u Texas est son c h e f - d ' œ u v r e . En 1 8 5 0 , le compromis

q u i avait p a r u u n t r i o m p h e , 1

m ê m e aux partisans de l'esclavage , n e l e u r s e m b l e p l u s suffisant. On concède la loi des fugitifs,

la terre de la

liberté n ' e s t p l u s u n lieu d ' a s i l e ; les forces de l'État tout entier sont aux o r d r e s des m a î t r e s q u i vont à la chasse de l e u r s esclaves. L'esclavage p e u t d é s o r m a i s franchir la frontière d ' u n état l i b r e . P a r le bill du N e b r a s k a , il p e u t forcer les portes de la Confédération e l l e - m ê m e . Q u o i ! le Congrès n e conscrve-t-il pas la puissance de d i s c u t e r u n nouvel État, avant de l ' a d m e t t r e , et de refu­ ser l ' e n t r é e au c r i m e ou au d é s o r d r e t r a d u i t s à la h â t e p a r des m a i n s suspectes e n articles de c o n s t i t u t i o n ? Non, en 1 8 5 9 , la Cour s u p r ê m e r e c o n n a î t et le prési­ d e n t p r o c l a m e le d r o i t p o u r t o u t citoyen de t r a n s p o r t e r ses b i e n s de toute sorte, y compris

ses esclaves,

s u r les

t e r r i t o i r e s c o m m u n s a p p a r t e n a n t à tous les États de la c o n f é d é r a t i o n , et d'y être p r o t é g é par la constitution fé­ d é r a l e (Message de 1 8 5 9 ) . Ainsi on p e u t s e m e r l'escla­ vage s u r u n t e r r i t o i r e q u i n e le connaît p a s , p u i s , q u a n d il a g r a n d i , on p e u t en faire l'objet d ' u n a r t i c l e d a n s 1

Le compromis de Missouri a été présenté par des propriétaires d'es­ claves, soutenu par eux, voté par eux, approuvé par le président Monroe et son cabinet, dont M. Calhoun faisait partie. (Discours de M. Sumner.)


154

L'ESCLAVAGE.

u n e constitution locale, et n u l l e puissance n'a le droit d ' a r r a c h e r la plante e m p o i s o n n é e . Le c r i m e se change en fait, le fait en droit local, le d r o i t local en droit con­ s t i t u t i o n n e l , et le successeur de Washington écrit t r a n ­ q u i l l e m e n t : « C'est une preuve

frappante

du

sentiment

de justice q u i est i n c a r n é dans n o t r e p e u p l e , que la pro­ p r i é t é des esclaves n ' a j a m a i s été troublée dans a u c u n des territoires. Si pareille tentative avait eu lieu, la j u s ­ tice y a u r a i t sans a u c u n doute p o r t é un r e m è d e efficace. Si e l l e venait p a r la suite à être insuffisante, il serait t e m p s de renforcer sa puissance p a r u n e a u t r e législa­ tion. » (Message de 1 8 5 9 . ) E n 1 7 8 7 , l'esclavage n'est toléré qu'à u n e voix de m a ­ j o r i t é . La traite, en 1 8 0 8 , est s o l e n n e l l e m e n t abolie. E n 1856, on lit, dans u n message officiel du g o u v e r ­ n e m e n t de la Caroline du Sud, ce vœu répété depuis par le g o u v e r n e m e n t de l'Alabama : « P o u r m a i n t e n i r notre position, n o u s avons besoin d'avoir le travail à bon m a r c h é . Cela n'est possible q u e p a r u n seul m o y e n , la reprise

de la traite des esclaves

:

c'est u n e a b s u r d e sentimentalité q u e celle qui se p â m e à l'idée de r e n d r e légal ce c o m m e r c e . » E n 1 8 0 0 , le n o m b r e des États à esclaves a d o u b l é , le n o m b r e des esclaves a q u a d r u p l é , l ' i n d u s t r i e locale de l'élève du bétail h u m a i n a succédé au trafic i n t e r n a t i o ­ n a l , la traite vit e n c o r e ; on la p r a t i q u e s e c r è t e m e n t , on l'invoque p u b l i q u e m e n t . Enfin, dans les élections, dans la presse, d a n s le choix des fonctionnaires, u n e

seule

question divise, agite, décide, la question de l'esclavage. Le Sud p a r l e bien h a u t de se s é p a r e r d u Nord. L'Union


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

155

est d é c h i r é e , la g u e r r e civile est i m m i n e n t e . Les deux fractions d ' u n g r a n d p e u p l e

c o m p o s é de

trente m i l l i o n s d e c h r é t i e n s sont au m o m e n t d e se sé­ p a r e r ou de se d é v o r e r , et ils j o u e n t l e u r h o n n e u r de p e u p l e l i b r e , l e u r destinée de g r a n d e p u i s s a n c e , p o u r le m a i n t i e n d ' u n e m o n s t r u o s i t é r é p u d i é e p a r la c h r é t i e n t é tout e n t i è r e . L'Évangile reste enfoui sous les b a l l e s de coton, et si W a s h i n g t o n , r e v e n a n t s u r la t e r r e , était élu président de la R é p u b l i q u e , le Sud refuserait de le recon­ n a î t r e , et prononcerait l'Union dissoute. C'est la r é p o n s e d o n n é e p a r h u i t États à l'élection d u président Abraham Lincoln. On p e u t dire q u e la m e n a c e de d é s u n i o n a p r é c é d é 1

l'Union . E n 1 7 8 7 , p e n d a n t q u ' o n discutait la C o n s t i t u t i o n , la Géorgie et la Caroline d u Sud d é c l a r è r e n t q u ' e l l e s n ' e n ­ t r e r a i e n t p a s d a n s la fédération, si on n e tolérait pas la traite des esclaves d u r a n t vingt a n n é e s au m o i n s ; on la toléra j u s q u ' e n 1 8 0 8 . E n 1 7 9 4 , au m o m e n t où le g r a n d j u g e J o h n Jay, d'ap r è s les i n s t r u c t i o n s de W a s h i n g t o n , négociait u n traité avec l ' A n g l e t e r r e p o u r les i n d e m n i t é s d u c s a u x m a r ­ c h a n d s a n g l a i s , la V i r g i n i e , la p a t r i e de W a s h i n g t o n , d é ­ clara p u b l i q u e m e n t q u ' e l l e . se s é p a r e r a i t si le

traité

était ratifié ; il le fut c e p e n d a n t . E n 1 8 2 0 , le compromis

du Missouri

eut p o u r a u t e u r s

les r e p r é s e n t a n t s d u Delaware et d u Maryland, É t a t s à es­ claves, et n e fut voté q u e parce q u e l'Union fut déclarée en d a n g e r . 1

Ch. Sumner, Discours au meeting de Framingham,

11 octobre 1860.


156

L'ESCLAVAGE.

E n 1 8 5 0 , à l'occasion de la question des tarifs, la Ca­ r o l i n e du sud m e n a ç a ouvertement de se r e t i r e r de la fédération. En

1855, mêmes clameurs,

lorsque John

Adams a p p o r t a au Congres des pétitions

Quincy

contre

l'es­

clavage. De 1840 à 1 8 5 0 , au m o m e n t d u projet c o n n u sous le n o m de proviso

Wilmot,

à propos de l'admission des ter­

ritoires de l'Utah, du nouveau Mexique, de la Californie, au sujet enfin de la loi des fugitifs,

le cri de désunion fut

sans cesse proféré. On l'opposa, en 1 8 5 0 , à l'éléction du colonel F r e m o n t . E n 1 8 5 9 , la n o m i n a t i o n d ' u n nouveau speaker;

1

en 1 8 6 0 , l a publication d ' u n livre i m p o r t a n t

c o n t r e l'esclavage (the impending

crisis, par M. H e l p e r ) ,

livre auquel 67 m e m b r e s du Sénat d o n n è r e n t l e u r a d h é ­ sion, suffirent p o u r que la m e n a c e d e séparation s'éle­ vât de n o u v e a u . On le voit, c'est toujours le Sud q u i a voulu r o m p r e le lien fédéral. Le parti de la liberté est aussi le parti de l ' u n i o n , et dans le fameux discours q u i c o m m e n ç a sa c a r r i è r e politique, en a t t a q u a n t au sénat, le 2 0 1 8 5 2 , le fugitive

slave Bill,

août

peu d ' a n n é e s avant le j o u r

où il fut a s s o m m é en p l e i n e séance par u n s é n a t e u r de la Caroline du s u d , Charles S u m n e r e u t raison de f o r m u l e r cet axiome, devenu le texte de tant d'écrits : Freedom tional,

slavery

sectional,

na­

la liberté est n a t i o n a l e , l'escla­

vage est séparatiste. On le voit aussi, toujours la m e n a c e a été faite, j a m a i s - Cette nomination exigea des scrutins répétés pendant deux mois.


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

157

elle n'a été r é a l i s é e . Mais elle est d e v e n u e p l u s s é r i e u s e , et elle a été j e t é e d ' a v a n c e c o m m e u n défi à l'élection présidentielle de 1 8 6 1 . Ecoutez le m e s s a g e i n a u g u r a l du g o u v e r n e u r de la V i r g i n i e , en février 1 8 6 0 . 11 propose u n projet de con­ vention ou de c o n f é r e n c e s u r les q u e s t i o n s q u i divisent les États, puis il ajoute : « On objectera peut-être que ce plan tend à u n e désunion. Je l'ac­ corde. Mais le danger de la désunion n'est-il pas imminent, et les es­ prits ne sont-ils pas, au Nord et au Sud, agités profondément par la crainte que les jours de l'union ne soient comptés? Les discours en fa­ veur de la désunion sont à l'ordre du jour des corps délibérants, natio­ naux ou généraux, et la presse est remplie d'articles édités, communi­ qués ou cités sur ce sujet. Les législateurs d u sud s'occupent de rechercher les meilleurs moyens de protéger l'honneur et les droits de leur Etat, et prennent des mesures pour armer et discipliner la milice, dans le seul but de se protéger et de se défendre, soit unis, soit séparés (either in or out of the Union). Chacun voit et

le danger qui nous

sent

menace, chacun regarde la désunion non-seulement comme un événe­ ment possible, mais extrêmement probable et peu éloigné (not only a possible, but a highly probable event, and at not distant day). » D'avance il proteste républicain,

contre l'élection

d'un

président

c ' e s t - à - d i r e a b o l i t i o n n i s t e . Le S u d

devrait

r é s i s t e r , d i t - i l , car « L'idée de permettre qu'un tel homme ait dans les mains l'armée, la marine des États-Unis, la nomination des plus hauts fonctionnaires, ne peut être supportée par le Sud un seul instant. »

C'est au m i l i e u de ces m e n a c e s b r u y a n t e s q u ' a eu l i e u , le 6 n o v e m b r e 1 8 6 0 , la n o m i n a t i o n des électeurs

fédé-


158

L'ESCLAVAGE.

r a u x c h a r g é s de n o m m e r le p r é s i d e n t d e la confédé­ ration. J u s q u ' i c i le Nord, bien qu'il eût p l u s de deux millions de suffrages à opposer à u n m i l l i o n , n'avail pu les r é u n i r sur un même

c a n d i d a t ; les

compactes, avec l'appui

voix du Sud,

toujours

du p a r t i i n t e r m é d i a i r e

assu­

r a i e n t la majorité. Cette fois, deux faits nouveaux se sont p r o d u i t s . La formation d ' u n g r a n d parti politique m o d é r é , b i e n d i r i g é , choisissant et g a r d a n t son terrain avec h a b i l e t é , est, dans tous les pays libres, le m e i l l e u r i n s t r u m e n t de succès d ' u n e opinion r a i s o n n a b l e . Tant q u ' u n e idée est aux m a i n s des violents, elle

échoue

parce q u ' e l l e effraye. Les abolitionnistes avaient d ' u n e fois c o m p r o m i s l'abolition. La loi des

plus

fugitifs,

t h è m e des discussions passionnées q u i p r é c é d è r e n t l ' é ­ lection d e 1 8 5 6 , était u n t e r r a i n p l u s contestable, au p o i n t de v u e du droit des États et du texte de la Constitu­ tion que la question du Kansas,

c'est-à-dire celle d e

l'admission d ' u n Etat nouveau dans la Confédération, q u e s t i o n fédérale au p r e m i e r chef. Le p a r t i

républicain,

f o r t e m e n t o r g a n i s é d a n s toutes les villes i m p o r t a n t e s , s'est rallié avec habileté d a n s cette position avantageuse, il s'est essayé avec succès au dedans du Congrès p a r p l u ­ sieurs débats h e u r e u x au d e h o r s , p a r des élections lo­ cales, et p a r de g r a n d e s assemblées ou conventions p r é ­ paratoires, et au j o u r décisif, les voix se sont g r o u p é e s 1

d a n s tous les États libres, excepté u n s e u l , p o u r la p r e m i è r e fois, a u t o u r des candidats de ce p a r t i .

1

Le New-Jersey.


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

159

Le Sud s'est en q u e l q u e sorte pris au piége de ses propres c o m b i n a i s o n s . A u n c a n d i d a t ont été opposés trois c a n d i d a t s , r e p r é s e n t a n t s u r la question de l ' a d m i s ­ sion des États n o u v e a u x des différences d ' o p i n i o n q u e i m p e r c e p t i b l e s ; le p r e m i e r

pres­

plaçait a u - d e s s u s du

droit du Congrès le d r o i t des m a î t r e s , le second le droit des t e r r i t o i r e s avant l e u r admission, le t r o i s i è m e le droit des

États

a p r è s l e u r admission d a n s l'Union

fédérale.

Ces n u a n c e s ne justifiaient pas la division, elles n'en étaient q u e le prétexte : le b u t é t a i t d ' e m p ê c h e r q u e per­ sonne n ' o b t î n t la m a j o r i t é a b s o l u e , et de renvoyer l'élec­ tion au C o n g r è s . Or on sait, et c'est là le m é c a n i s m e qui explique toute cette c o m b i n a i s o n , q u ' a u x t e r m e s de la Constitution (art. 11, sect. I, 3) la C h a m b r e des

repré­

sentants, n o m m é e

tandis

au p r o r a t a de la p o p u l a t i o n ,

q u e le s é n a t est c o m p o s é p a r États, on sait, dis-je, q u e la C h a m b r e d e s r e p r é s e n t a n t s , en cette occasion exception­ nelle, vote par

États.

Les forces des p a r t i s e x t r ê m e s

se b a l a n ç a n t à p e u p r è s é g a l e m e n t , c'était a s s u r e r le t r i o m p h e au c a n d i d a t d u p a r t i i n t e r m é d i a i r e . Cette tac­ t i q u e a é c h o u é dès la n o m i n a t i o n des électeurs

fédéraux.

A u n e i m m e n s e majorité, ils ont été c h a r g é s de n o m m e r p r é s i d e n t M. A b r a h a m Lincoln, ancien o u v r i e r , p a r v e n u p a r son travail à la fortune, et p a r son m é r i t e à l ' h o n n e u r de r e p r é s e n t e r l'Etat de l'Illinois au sénat, p a r t i s a n actif et d é c l a r é de l'abolition de l'esclavage.


160

L'ESCLAVAGE.

§ 2. — De l'élection à l'installation du Président Lincoln.

Au vote p a r f a i t e m e n t r é g u l i e r qui a d o n n é la majorité au N o r d , la Caroline d u Sud a r é p o n d u

en p o u s s a n t le

cri et en d o n n a n t le s i g n a l d ' u n e s é p a r a t i o n i m m é d i a t e . P u i s cet É t a t , p a s s a n t de la m e n a c e au fait, a b r u y a m ­ m e n t o p é r é sa s é p a r a t i o n , le 2 0 d é c e m b r e , et le 2 4 ,

le

g o u v e r n e u r p u b l i a i t l'avis s u i v a n t : « Son Excellence Francis W . Pickens, gouverneur et commandant en chef de l'État de la Caroline du Sud. « Attendu que le brave peuple de cet Etat assemblé en Convention, par une ordonnance unanimement adoptée et ratifiée, le vingtième jour de décembre, en l'année do notre Seigneur 1 8 6 0 , a abrogé une ordonnance du peuple de cet Etat, adopté le vingtième jour de mai, en l'année de notre Seigneur 1 7 8 8 , et a par là dissous l'union entre l'Etat de la Caroline du Sud et d'autres États sous le nom des ÉtatsUnis d'Amérique, moi, comme gouverneur et comme commandant eu chef de l'Etat de la Caroline du Sud, en vertu de l'autorité dont je suis investi, je proclame en conséquence par la présente, en face du monde, que cet État est et a le droit d'être un Etat séparé, souverain libre et indépendant, et que, comme tel aussi, il a le droit de faire la guerre, de conclure la paix, de négocier des traités, des ligues ou con­ ventions, et de faire tous actes quelconques appartenant légitimement à un État libre et indépendant. « Donné sous mon seing et le sceau de cet État, à Charleston, le vingt-quatrième jour de décembre, en l'année de notre Seigneur 1 8 6 0 , et en la quatre-vingt-cinquième de l'indépendance de la Caroline du Sud. » F.

W.

PICKENS. »

On a osé i n v o q u e r Dieu, au m o m e n t ou d ' u n e

main


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

161

i m p i e , u n p e u p l e sacrifiait sa p a t r i e p o u r c o n s e r v e r ses esclaves ! Le 17 s e p t e m b r e 1787, Dieu fut invoqué par ces h o n ­ nêtes g r a n d s h o m m e s q u i écrivaient en tête d e la Consti­ tution des États-Unis ces m é m o r a b l e s p a r o l e s : « Nous, le p e u p l e des

États-Unis,

afin d e f o r m e r u n e

union p l u s parfaite, d ' é t a b l i r la j u s t i c e , d ' a s s u r e r la t r a n ­ quillité i n t é r i e u r e , de p o u r v o i r à la défense

commune,

d'accroître le b i e n - ê t r e g é n é r a l et d e r e n d r e d u r a b l e s p o u r notre p o s t é r i t é les b i e n f a i t s d e la l i b e r t é , n o u s é t a b l i s ­ sons cette c o n s t i t u t i o n . . . » Le 2 0 d é c e m b r e 1 8 6 0 , voilà ce q u i se p a s s a i t à C h a r ­ leston : « La scène était des plus grandioses et des plus imposantes. Le peuple était là, représenté par ses mandataires les plus élevés, pres­ que tous des patriarches, des dignitaires, des prêtres, des juges. Au milieu d'un profond silence, un vieillard, le révérend docteur Bachman s'est avancé, et, levant les mains, il a prié le Dieu tout-puissant de répandre ses bénédictions sur ce peuple et de Favoriser l'acte qu'il allait accomplir. Toute l'assemblée s'est levée, et, la tête découverte, a écouté ce touchant appel au sage dispensateur

des

événements.

« A la fin de la prière, le président s'est avancé avec le parchemin consacré, sur lequel était inscrite la décision de l'État. Avec lenteur et solennité il en a donné lecture; mais lorsqu'il a prononcé le mot de « dissolution

», les cœurs n'ont plus pu se contenir, et une accla­

mation formidable a ébranlé les murs et s'est élevée vers le ciel. « Les membres de la Convention se sont ensuite avancés, et un à un ont signalé la résolution ; après quoi, au milieu des plus bruyants applaudissements, le président a déclaré l'État de la Caroline du Sud nue nationalité indépendante et distincte, » Le sage dispensateur II.

des événements

a fait du

11

peuple


162

L'ESCLAVAGE.

q u i l'implorait en 1787 l ' u n e des p r e m i è r e s nations du m o n d e . Peut-on, sans l'offenser, s u p p o s e r qu'il réserve des destinées comparables à la Caroline du Sud ? Les p l a n s de cet État sont gigantesques : il veut éta­ b l i r une confédération i n d é p e n d a n t e , composée des États d u Sud, enrichie par le l i b r e - é c h a n g e , peuplée p a r la traite des noirs, a g r a n d i e p a r l'invasion de l ' A m é r i q u e cen­ trale, du Mexique, de Cuba, maîtresse de ce p o r t m e r ­ veilleux q u ' o n n o m m e le golfe du Mexique. L'idée d ' u n e scission dans l ' i m m e n s e nation des ÉtatsUnis s'est souvent présentée aux esprits prévoyants; on p e u t l'accueillir avec faveur, on p e u t la s o u h a i t e r , parce q u e les trops g r a n d s États, on le sait b i e n , sont peu favo­ rables aux libertés p u b l i q u e s ; tous les vastes territoires enfantent des Césars. Mais se séparer p o u r être p l u s libre, ce n'est pas le vœu de la C a r o l i n e , elle se sépare p o u r conserver, é t e n d r e et p e r p é t u e r l'esclavage. Qu'est donc cet État si audacieux et s u r qui c o m p t e L-il ? La Caroline du Sud est, après le Delaware et le Maryland, le plus petit État à esclaves. E l l e occupe 2 9 , 5 8 5 milles c a r r é s : elle n'a q u e 22 h a b i t a n t s p a r m i l l e c a r r é , au total : 6 6 8 , 5 0 7 , savoir : 274,565 blancs; 8 , 9 6 0 noirs libres ; 1

5 8 4 , 9 8 4 noirs esclaves . P a r m i les blancs, au-dessous de 2 0 a n s , il y en a 1 s u r 1

Ces chiffres sont ceux du recensement de 1850. Celui de 1860 indique 407,185 noirs contre 508,186 blancs, en tout 715,571 habitants.


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

163

18 n e s a c h a n t ni lire ni é c r i r e . La p r i n c i p a l e ville, Charleston, atteignait, e n 1 7 9 0 , u n chiffre d ' i m p o r t a t i o n égal à 2 , 6 6 2 , 0 0 0 d o l l a r s ; il était tombé à 1 , 7 5 0 , 0 0 0 dollars en 1 8 5 5 . La Caroline du Sud coûte à la fédération plus qu'elle n e r a p p o r t e ; elle est e n d é c a d e n c e . S u r q u i compte ce petit État? Il a p r o v o q u é , il a ob­ tenu l ' a d h é s i o n de sept É t a t s d u S u d , savoir : le Mississipi, l ' A l a b a m a , la F l o r i d e , la Géorgie, la Caroline du Nord, p u i s la Louisiane, q u i n e p o u r r a l o n g t e m p s e m ­ p ê c h e r la navigation d u Mississipi d ' ê t r e

l i b r e , et le

1

T e x a s , d o n t la persévérance est douteuse p a r c e q u ' i l est intéressé à recevoir d u Mexique, des États voisins et de l ' E u r o p e , des é m i g r a n t s l i b r e s , p o u r p e u p l e r son i m ­ m e n s e t e r r i t o i r e : 2 7 4 , 5 6 2 milles carrés, habité seule­ m e n t , en 1 8 6 0 , p a r 4 0 0 , 0 0 0 b l a n c s et 1 8 0 , 0 0 0 esclaves. Un p r é s i d e n t a été n o m m é , u n d r a p e a u a été choisi, un nom a été p r i s , et la r é p u b l i q u e des États confédérés place a u d a c i e u s e m e n t à côté de la r é p u b l i q u e des

prend États-

Unis.

De quoi se compose la n o u v e l l e U n i o n ? Les c i n q p r e m i e r s États f o r m e r a i e n t , avec la Caroline d u S u d , u n e nation composée d e 2 , 1 2 4 , 6 9 8 blancs , avec 1 , 7 4 7 , 1 8 6 esclaves et 2 6 , 8 1 9 n o i r s l i b r e s . Mais (en Surface du Texas 2 7 4 , 3 6 2 milles carrés Surface de la France 200,000 Surface de l'Angleterre et du pays de Galles. . 57,855 Cet immense territoire doit être un jour divisé en quatre États. (OLMSTED, Texas Journey, p. 4 1 8 . ) La confédération du Sud ne peut défendre le Texas sans disperser ses for­ ces ; s'il est attaqué, s'il se soulève, il est perdu pour elle. 1

2

Ce sont les chiffres du recensement de 1 8 5 0 . V . à l'Appendice, l e s de 1 8 6 0 , connus trop tard en Europe pour être insérés ici.

chiffres


164

L'ESCLAVAGE.

laissant à part les deux États d o u t e u x , la Louisiane et le Texas), les huit a u t r e s États à esclaves : le Tennessee, la Virginie, le Kentucky, l'Arkansas, la Caroline du Nord, et s u r t o u t le Missouri, le Delaware, le M a r y l a n d , les États à tabac, les États voisins du Nord, border states, q u i n'ont p r e s q u e plus d'esclaves, r e n f e r m e n t u n e population de 4 , 0 5 5 , 6 7 9 blancs, 1 9 1 , 5 0 9 n o i r s libres et 1 , 4 5 3 , 1 2 0 noirs

esclaves,

population

qui

resterait

unie

aux

1 3 , 4 3 4 , 5 8 6 h a b i t a n t s des seize États d u Nord. Ceserai! donc, d ' u n côté, 18 millions d ' h o m m e s libres, ayant les ressources nécessaires p o u r t r a n s f o r m e r bientôt en af­ franchis 1 , 5 0 0 , 0 0 0 h o m m e s d e p l u s , et de l ' a u t r e côté, 2 millions de blancs en face de 2 m i l l i o n s d'esclaves sur u n espace i m m e n s e . Oui,

dit-on, m a i s c'est la patrie d u coton!

L'Amé­

rique du Nord et l ' E u r o p e sont t r i b u t a i r e s de la terre privilégiée q u i p r o d u i t le coton ; avec le coton, elle défie le m o n d e e n t i e r . La n a t u r e a e n t o u r é d ' u n duvet b l a n c et m o u , au sein de leur enveloppe, les semences d ' u n a r b u s t e r a b o u g r i , de la famille des malvacées, qui se plaît seulement entre les dix parallèles, au n o r d et au sud de l ' é q u a t e u r . Ce duvet tient occupés, d a n s l ' a n c i e n et dans le n o u v e a u Monde, 8 millions de c r é a t u r e s h u m a i n e s , moitié à la cul­ t u r e , moitié à l'ouvraison, m o i t i é à le r e c u e i l l i r et à le s é p a r e r , moitié à en disposer p a r a l l è l e m e n t les fibres et 1

à les r é u n i r p a r une torsion suffisante . L'intelligence h u m a i n e s'est exercée d e p u i s u n siècle 1

V. le travail admirable, lu à l'Académie des sciences morales, par M. I.. Reybaud, sur l'industrie du coton, Journal des économistes, janvier 1861.


ÉTATS-UNIS

d'une m a n i è r e

D'AMÉRIQUE.

merveilleuse

p o u r aider,

165

par

d'ingé­

nieuses m a c h i n e s , ce d o u b l e travail. E n 70 a n s , de

1784

à 1 8 6 0 , l'exportation s'est élevée de 71 bailes à 4 , 7 7 5 , 0 0 0 . En 0 0 a n s , la c o n s o m m a t i o n s'est élevée de" 20 m i l l i o n s à 4 m i l l i a r d s et d e m i , les prix se sont abaissés de G ou 7 fr. Je m è t r e d ' i n d i e n n e , à 0 , 6 0 c. ou 5 0 c. La fabrication a suivi le m ê m e p r o g r è s , l ' E u r o p e et les

États-Unis

tent 5 0 m i l l i o n s de b r o c h e s , s u r lesquelles

comp­

l'Angleterre

seule en a 5 5 m i l l i o n s . Par u n de ces contrastes fréquents ici-bas, l ' i m m e n s e extension de la fabrication du coton a eu p o u r condition, en E u r o p e , la liberté d e l ' i n d u s t r i e . la destruction des maîtrises et j u r a n d e s , la r é u n i o n de masses o u v r i è r e s d a n s d ' i m m e n s e s m a n u f a c t u r e s où trois ouvriers, aidés de m a c h i n e s , suffisent p o u r la tâche qui exigeait autrefois 5 0 0 fileuses à la m a i n ; e l l e a eu pourrésultat l ' a c c r o i s s e m e n t du

b i e n - ê t r e , la diffusion

de

l'usage d u l i n g e et des v ê t e m e n t s de coton, d a n s les p l u s pauvres m é n a g e s ; m a i s , à l'opposé, u n e extension cor­ r e s p o n d a n t e de l'esclavage a u x États-Unis; d ' u n côté, u n i m m e n s e p r o g r è s , de l ' a u t r e , u n i m m e n s e fléau. Le calicot et le s u c r e n o u s a p p o r t e n t u n e jouissance achetée p a r les souffrances

des esclaves. Mystérieuse dispensation

des

biens et des m a u x s u r la t e r r e ! On a r é p é t é l o n g t e m p s : P o i n t d e sucre sans l'escla­ v a g e ! Les faits ont d é m o n t r é q u ' a p r è s l ' é m a n c i p a t i o n dans les colonies de la F r a n c e et d e l ' A n g l e t e r r e , l e s u c r e était p r o d u i t p a r des b r a s l i b r e s . On soutient q u e le coton ne le serait pas. On affirme q u e sous u n c l i m a t t r o p c h a u d , les n o i r s seuls p e u v e n t c u l t i v e r le coton, à condi­ tion q u e l'esclavage les y o b l i g e . Nous l'avons déjà dit,


166

L'ESCLAVAGE.

c'est calomnier le soleil. 11 en sera un j o u r du coton c o m m e il en a été du sucre et du café. Seulement, le coton est m a i n t e n a n t u n produit i n d u s ­ triel si i m p o r t a n t , et les i n t é r ê t s des p e u p l e s sont si e n t r e ­ mêlés, q u e la transition est p é n i b l e , p a r t o u t ressentie, et q u e le poids de la crise est m ê m e plus lourd p o u r l ' E u r o p e , q u i ne p e u t se passer de cette m a t i è r e p r e m i è r e et qui l ' é c h a n g e contre d ' é n o r m e s quantités de n u m é r a i r e , q u e p o u r les

États-Unis,

qui p e u v e n t se passer des objets fa­

b r i q u é s q u e l'Europe l e u r renvoie en r e t o u r . La Caroline du Sud a compté s u r cette solidarité; elle a deviné surtout l ' e m b a r r a s de l ' A n g l e t e r r e , à la fois p a ­ trie de Wifberforce et d ' A r k w r i g h t ,

à la fois la

pre­

m i è r e abolitionnisle et la p r e m i è r e fabricante de coton, e n t r e toutes les nations du m o n d e . Le p l u s Anglais des Anglais, lord P a l m e r s t o n ,

dans

u n curieux discours p r o n o n c é à S o u t h a m p t o n le 8 jan­ vier 1 8 6 1 , s'est contenté de faire des vœux p o u r q u e « les différends soient résolus à l'amiable, soit pour le tien,

soit pour la dissolution

main­

de l'Union. » L ' A n g l e t e r r e

a p l u s i e u r s raisons de se réjouir de la scission : L'édifice élevé à la suite de la séparation de la m é t r o p o l e m e n a c e r u i n e ; l'affaiblissement des États-Unis g a r a n t i t la posses­ sion du C a n a d a ; la scission du Sud e n t r a î n e r a le l i b r e é c h a n g e , le coton à bon m a r c h é ; la seconde puissance m a ­ r i t i m e du m o n d e va déchoir; maîtresse des m e r s , l ' A n g l e , t e r r e , si u n e g u e r r e m a r i t i m e éclate, sera une-maîtresse tyr a n n i q u e et sans contre poids. Que de motifs de joie secrète! La France ne souffre pas tant de la crise f i n a n c i è r e ; elle a l'intérêt p o l i t i q u e opposé à celui de l'Angleterre ;


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

167

elle doit s o u h a i t e r la d u r é e d ' u n e œ u v r e q u ' e l l e a glo­ r i e u s e m e n t aidée à n a î t r e , et s u r t o u t le m a i n t i e n d ' u n e puissance m a r i t i m e q u i seule peut c o n t r e - b a l a n c e r l ' o m ­ nipotence de la Grande B r e t a g n e s u r les m e r s . Mais, q u e l l e q u e soit la différence de vues et de situa­ tion, q u e l l e q u e p u i s s e ê t r e la différence de l e u r s con­ seils, ni l ' A n g l e t e r r e ni la F r a n c e n e s a u r a i e n t se r a n g e r du côté de l'esclavage, a p r è s avoir eu l ' h o n n e u r de l'abo­ lir d a n s l e u r s possessions. Malgré l ' i m p o r t a n c e de son coton, la Caroline n e p e u t donc avoir l'espoir s é r i e u x de former ni à l ' i n t é r i e u r u n e i m m e n s e fédération, n i à l ' e x t é r i e u r a u c u n e a l l i a n c e . Ses p r é t e n d u s p l a n s n e sont pas p l u s p r a t i q u e s . Si elle établit le l i b r e - é c h a n g e , les États du Nord en profiteront c o m m e le reste du m o n d e . Si elle ressuscite la t r a i t e , elle r e n c o n t r e r a s u r la r o u t e de ses n é g r i e r s toutes les m a r i n e s des nations civilisées. Si elle c h e r c h e à s'étendre s u r le golfe du Mexique, elle effrayera

l'Espagne

pour

Cuba, l ' A n g l e t e r r e p o u r la J a m a ï q u e , la F r a n c e p o u r ses Antilles, et, bien loin d ' ê t r e effrayée, l ' E s p a g n e trouve le m o m e n t favorable p o u r a n n e x e r l ' a n c i e n n e p a r t i e es­ pagnole de S a i n t - D o m i n g u e . 1

Avec quelles r e s s o u r c e s , avec q u e l s soldats la Confé­ d é r a t i o n nouvelle s'en i r a - t - e l l e en g u e r r e ? Avec q u e l s habitants p e u p l e r a - t - e l l e ses c o n q u ê t e s ? Ses ressources 1

Le montant total de l'encaisse des banques de l'Union américaine a été

évalué, pour 1 8 6 0 , à un peu plus de 1,425 millions de francs. Sur ce chiffre, les États à Esclaves ne comptaient que pour un quart, soit 527 millions; les États libres pour les trois quarts, soit 1,055 millions. L'État de New York seul figure dans ce chiffre pour 586 millions, la Caroline du Sud

25 millions.

(Extrait de l'Économist.)

pour


168

L'ESCLAVAGE.

et ses soldats suffiront à peine à m a i n t e n i r en paix s u r son p r o p r e sol ses habitants actuels, q u i e u x - m ê m e s suf­ fisent à peine aux c u l t u r e s . P o u r éviter la désertion des esclaves, p l u s de loi des fugitifs; p o u r

réprimer

l e u r rébellion, plus d'assistance des forces fédérales; p o u r a r r ê t e r la p r o p a g a n d e , n u l l e m e s u r e assez forte. De q u e l q u e côté q u ' o n envisage la situation, il s e m b l e d é m o n t r é q u e cette crise t e r r i b l e , n é e à la h o n t e des Étals à esclaves, doit, après u n temps plus ou m o i n s l o n g , finir à l e u r d é t r i m e n t , m a i s p e u t - ê t r e après d'af­ freux m a l h e u r s . Ils o n t poussé à l'extrême, refusé les impôts, p a r l é d'affamer les troupes fédérales retirées d a n s u n e île en face de Charleston, m e n a c é de s'opposer à l'installation du président, c o n d a m n é d'avance au gibet les soldats envoyés contre eux. Pendant q u e le Nord, q u i avait tout à g a g n e r à ces vio­ lences, et à d e m e u r e r à la fois i m p a s s i b l e et c o n c i l i a n t , espérait u n e transaction ou u n r e t o u r tardif des États q u i d é c h i r e n t l'Union, p e n d a n t q u e les États d u Centre essayaient d'intervenir c o m m e conciliateurs, et q u e la pa­ t r i e de W a s h i n g t o n , la Virginie, p r o p o s a i t sa m é d i a t i o n , q u ' a fait le magistrat investi de l ' a u t o r i t é

souveraine,

q u ' a fait le président B u c h a n a n ? P a r u n message du 5 n o v e m b r e 1 8 6 0 , il a essayé de dé­ m o n t r e r q u e le Nord était coupable des violences du S u d . « Pourquoi, dit le président Buchanan, pourquoi l'union des États est-elle menacée de se voir détruite? L'immixtion prolongée et sans ménagement des États du Nord dans la question de l'esclavage des États du Sud a produit à la fin ses conséquences naturelles L'incessante agitation de l'esclavage pendant le dernier quart du siècle,


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

169

dans les États du Nord, a enfin exercé son influence maligne sur les esclaves, et leur a inspiré de vagues notions de liberté. De là résulte que le sentiment de la sécurité ne règne plus autour du foyer domes­ tique... Bien des mères de famille, dans le Sud, se retirent le soir pleines de craintes sur ce qui pourra arriver à elles et à leurs enfants avant le jour... L'agitation a été entretenue par la presse, les actes des conventions d'États et de comtés, les sermons, les discours, les bro­ chures, les livres, e t c . . « Tout ce que les États à esclaves ont jamais demandé, c'est qu'on les laissât tranquilles, qu'on leur permît de diriger à leur gré leurs institutions

intérieures...

»

Ainsi d o n c , si l'Union est m e n a c é e , si le Sud est agité, si les m è r e s d o r m e n t m a l , si les esclaves rêvent à la li­ berté, la faute est au N o r d , n o n - s e u l e m e n t à sa poli­ tique, m a i s à ses j o u r n a u x , à ses livres, à ses paroles ! Eh q u o i ! M. B u c h a n a n c o n n a î t - i l u n secret p o u r ar­ rêter la p e n s é e h u m a i n e ? Qu'inventera-t-il

de

mieux

que celle loi du Maryland ( d é c e m b r e 1851), « q u i con­ d a m n e à dix ou vingt ans de prison, félonie,

c o m m e c o u p a b l e de

tout citoyen ayant écrit, g r a v é , i m p r i m é , p r o p a g é

ou aidé à é c r i r e , g r a v e r , i m p r i m e r , p r o p a g e r un l i v r e , une g r a v u r e , u n p a m p h l e t de n a t u r e à exciter le m é c o n ­ t e n t e m e n t des gens de c o u l e u r . » Vaine défense ! les échos de la p a r o l e franchissent les frontières, c o m m e le souffle du v e n t ou le rayon du soleil. Nulle p u i s s a n c e , n u l l e m u r a i l l e ne p e u t e m p ê c h e r la voix de la l i b e r t é d ' a r r i v e r j u s q u ' a u c œ u r d u captif. A r r ê t e r la propagation des idées abolitionnistes, apai­ ser les c r a i n t e s d ' i n s u r r e c t i o n ! q u ' o n accuse des p r e m i è ­ res l'Évangile et l ' â m e h u m a i n e , des secondes, les vio­ lences du S u d , n u l l e m e n t les m e n é e s du Nord.


170

L'ESCLAVAGE.

Est-il d o n c vrai q u e la politique du Nord ait été u n e immixtion

prolongée

et sans ménagements

dans la poli­

tique du S u d ? Qui donc, en 1 8 2 0 , obtint p a r le compromis

du Mis­

souri de livrer à l'esclavage la m o i t i é de la patrie? Le Sud, grâce à M. Calhoun, alors m i n i s t r e du président Munroe. Qui d o n c obtint, en 1 8 5 0 , la loi des fugitifs, qui p e r ­ m e t de r e q u é r i r tous les fonctionnaires, dans tous les États,

p o u r aller à la chasse des

esclaves enfuis?

Le

Sud. Qui donc a soutenu et fait t r i o m p h e r , à propos du Nebraska et du Kansas, cette doctrine,

squatter-sovereignty,

q u i r e n d un ramassis d ' é m i g r a n t s m a î t r e s de b â c l e r une constitution, d'y i n s c r i r e l'esclavage et de forcer, ce p a ­ p i e r à la m a i n , les portes de la fédération? Les h o m m e s du Sud. Qui d o n c enfin a fait n o m m e r douze p r é s i d e n t s s u r d i x - h u i t , presque tous les hauts fonctionnaires, les m a g i s t r a t s , les a m b a s s a d e u r s ? Le S u d . Qui d o n c , si ce n'est le S u d , a t r i o m p h é dans l'élection de M. Buchanan l u i - m ê m e en 1 8 5 7 ? Le p r o v o c a t e u r n'est pas le Nord, et le Sud n ' a pas cessé d'être le d o m i n a t e u r , j u s q u ' a u x élec­ tions de 1 8 6 0 . Les États du Sud fussent-ils

menacés p a r le résultat

de ces élections particulières,

est-ce q u ' i l s a u r a i e n t le

pouvoir de r o m p r e à eux seuls l e lien fédéral? Le message d u 5 n o v e m b r e 1 8 6 0 établit très-fortement q u e ce droit n'existe p a s . « On ne saurait, répondait déjà, en 1 8 3 3 , à la Caro­ l i n e du S u d , le g é n é r a l Jackson, reconnaître à un Etat isolé le droit de se libérer à volonté et sans le consen­ tement des autres États de ses obligations les plus sacrées


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

171

et de m e t t r e en péril la liberté et le b o n h e u r des m i l l i o n s d ' h o m m e s q u i composent n o t r e U n i o n . U n e p a r e i l l e fa­ culté est inconciliable avec les principes d ' a p r è s lesquels est constitué le g o u v e r n e m e n t fédéral, aussi bien q u ' a v e c le but exprès e n vue d u q u e l ce g o u v e r n e m e n t a été o r g a n i s é . » Si la s é p a r a t i o n des États du S u d est u n e révolte, la conclusion a u r a i t d û être de s'y opposer c o m m e o n s'op­ pose à u n e révolte, ou du m o i n s , en c h e r c h a n t des voies d ' a p a i s e m e n t , il eût fallu a s s u r e r la défense des forts fé­ déraux, le r e c o u v r e m e n t des i m p ô t s fédéraux. R i e n d'é­ n e r g i q u e n ' a été o r d o n n é . Le p r é s i d e n t B u c h a n a n a p r o ­ posé u n e x p é d i e n t m i s é r a b l e . C o m p t a n t q u e le p a r t i de l'esclavage, ayant p e r d u la majorité d a n s le pays, la conserve e n c o r e d a n s le Con­ grès, il a d e m a n d é q u e , p a r u n a m e n d e m e n t à la Consti­ tution, le Congrès c o n s a c r â t l'esclavage. Si les m e m b r e s du Sénat et de la C h a m b r e des r e p r é s e n t a n t s t o m b a i e n t d a n s ce p i é g e , ils c o n c é d e r a i e n t ce qui n e l'a j a m a i s été, ils s u b i r a i e n t

une

revanche

plus grande

que

leur

t r i o m p h e , ils é c r i r a i e n t d a n s l e u r loi f o n d a m e n t a l e mot q u i n e la souille p a s ,

un

ils l'écriraient s u r la

pierre

q u i r e c o u v r e les restes de ses g l o r i e u x a u t e u r s .

Qu'ils

accordent, si cela est possible e n c o r e , du t e m p s , de la patience, des t r a n s a c t i o n s , m a i s u n p r i n c i p e , j a m a i s ! Il v a u t m i e u x r e n o n c e r à u n Etat q u ' à u n e v é r i t é . Ni les m e n a c e s , ni les tentatives d'assassinat n ' o n t p u i n t i m i d e r le p r é s i d e n t n o u v e a u . Il a pris p o u r m i n i s t r e ce courageux et é l o q u e n t citoyen, M. S e w a r d , q u i p r o ­ 1

nonça ces a d m i r a b l e s p a r o l e s : 1

Discours du 29 février 1 8 G 0 .


172

L'ESCLAVAGЕ.

« Ce serait u n e source de h o n t e et de c h a g r i n bornes, si n o u s , trente millions d ' h o m m e s ,

sans

Européens

p a r l'origine, A m é r i c a i n s p a r la naissance ou p a r le r é ­ g i m e , c h r é t i e n s p a r la croyance, et p r é t e n d a n t l'être p a r la p r a t i q u e , n o u s ne parvenions pas, dans cette question p e r t u r b a t r i c e de l'esclavage, à c o m b i n e r la p r u d e n c e avec l ' h u m a n i t é , de m a n i è r e à sauver nos

incomparables

institutions libres et à en j o u i r dans l ' h a r m o n i e et dans la paix. » Quatre voies sont ouvertes devant le nouveau pouvoir : Ou bien céder, tracer u n e nouvelle l i g n e du Missouri, accepter des a m e n d e m e n t s à la Constitution, foire à la servitude sa place et son droit. Ce serait p e r d r e tout le fruit d ' u n laborieux t r i o m p h e , consacrer h o n t e u s e m e n t le fléau q u e le suffrage universel a c o n d a m n é , d é c h i r e r le titre m ê m e au n o m d u q u e l le p r é s i d e n t est en fonctions; Ou bien imposer l'Union p a r la force, moyen péril­ leux, r u i n e u x , d o u l o u r e u x , difficile s u r de si g r a n d s e s ­ paces avec si p e u de troupes, mais après tout n u i s i b l e au S u d plus q u ' a u Nord, p u i s q u e le p r e m i e r coup de canon tiré p o u r r a être le signal d ' u n e i n s u r r e c t i o n d'esclaves ; Ou bien fixer u n délai, c o m m e on l'a fait pour la traite en 1 7 9 4 , g a g n e r du t e m p s p o u r r a m e n e r le c a l m e , p r é ­ p a r e r la transition et r é g l e r les i n t é r ê t s , mais à condition de, m a i n t e n i r l'Union ; moyen de tous le m e i l l e u r , le p l u s r a i s o n n a b l e , si le Sud pouvait encore écouter la r a i s o n ; Ou bien laisser, en protestant, et sans a b a n d o n n e r le droit, laisser les États séparés à e u x - m ê m e s . Installé le 4 m a r s 1 8 6 1 , soixante-douze ans a p r è s cet illustre W a s h i n g t o n , qui fut « le p r e m i e r dans la paix,


ÉTATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

173

le p r e m i e r d a n s la g u e r r e , le p r e m i e r dans le c œ u r de 1

ses concile-yens », le p r é s i d e n t Lincoln a p r o n o n c é

un

discours conciliant I, f e r m e et sensé, dont voici le r é s u m é 2 : L'union des États date de la déclaration

d'indépen­

dance en 1 7 7 6 ; renouvelée p a r les articles d e confédéra­ tion de 1 7 7 8 , elle a été consolidée par la Constitution de 1 7 8 7 , q u i fut r é d i g é e e x p r e s s é m e n t d a n s le b u t de r e n d r e l'Union plus

parfait;

Ou bien cette Union a formé u n e nation,

et, d a n s ce

cas, elle est p e r p é t u e l l e ; a u c u n e loi d ' a u c u n e nation ne prévoit et n e p r é p a r e l'extinction de cette n a t i o n ; Ou bien celle Union n'est q u ' u n contrat, et, d a n s ce cas, il ne peut être résilié q u e p a r la volonté de toutes les p a r t i e s . Ainsi la s é p a r a t i o n , v i o l e m m e n t décrétée p a r le Sud, est sans droit. E n second lieu, elle est sans r a i s o n . Car, dit le prési­ dent, « j e n ' a i dessein ni d i r e c t e m e n t , ni i n d i r e c t e m e n t , d'intervenir

dans l'institution

de l'esclavage, d a n s les

États où elle existe. Je crois q u e j e n ' e n ai p a s le droit, et je n e m ' e n sens pas le d é s i r . » Dès lors, q u e l l e s sont les q u e s t i o n s controversées? Les voici : La r é c l a m a t i o n des esclaves fugitifs,

g a r a n t i e p a r la Constitution, doit-

elle être a s s u r é e et p o u r s u i v i e p a r les a u t o r i t é s d'États ou par l'autorité n a t i o n a l e ? La Constitution n e le dit p a s . l e Congrès doit-il p r o t é g e r l'esclavage d a n s les t e r r i ­ t o i r e s ? La Constitution ne le dit p a s . Qui t r a n c h e r a q u e s t i o n s ? La cour suprême? MIGNET, Notice sur M. Edouard des sciences morales). 2 V. le texte à l'Appendice. 1

ces

Non, car elle n e p e u t p r o Livingston; (Mémoires de

l'Académie


174

L'ESCLAVAGE.

n o n c e r q u ' e n t r e les parties q u i sont en cause et p o u r les cas qui lui sont soumis ; si elle statuait d ' u n e

manière

g é n é r a l e , le p e u p l e a m é r i c a i n a u r a i t abdiqué e n t r e ses m a i n s , elle serait non plus l ' i n t e r p r è t e , m a i s la maîtresse de la Constitution. Le v r a i j u g e , c'est u n e convention tionale,

na­

n o m m é e d a n s les formes constitutionnelles. La

majorité p r o n o n c e r a . Or, la m a j o r i t é , c'est la seule sou­ veraineté d ' u n p e u p l e l i b r e , p u i s q u e l ' u n a n i m i t é est im­ possible. Quiconque repousse la majorité t o m b e néces­ s a i r e m e n t dans l ' a n a r c h i e ou d a n s le despotisme. La séparation, qui est, sans d r o i t , sans raison, est en­ core sans efficacité. Combien de temps vivra u n e confé­ dération fondée s u r le droit de se s é p a r e r , u n e confédé­ ration au sein de laquelle u n e m i n o r i t é p e u t r é c l a m e r u n e séparation nouvelle? D e m a i n , la traite des esclaves sera l i b r e , mais la fuite des esclaves sera l i b r e aussi. Demain,

les États s e r o n t séparés, m a i s ils n e seront pas

éloignés; ils n e seront plus u n i s , m a i s ils seront toujours voisins, face à face, obligés à vivre en paix ou en g u e r r e , a En paix, les r a p p o r t s seront-ils p l u s amicaux a p r è s la séparation q u ' a v a n t ? Des é t r a n g e r s peuvent-ils faire des traités p l u s a i s é m e n t q u e des a m i s ne p e u v e n t faire des lois? Supposez q u e vous fassiez la g u e r r e . L o r s q u ' a p r è s u n e g r a n d e perte et sans a u c u n avantage de p a r t et d ' a u t r e , vous cesserez de c o m b a t t r e , vous vous trouverez de nouveau en p r é s e n c e des m ê m e s questions relative­ m e n t aux r a p p o r t s r é c i p r o q u e s . » 11 n'y a a u c u n motif q u e l c o n q u e p o u r agir p r é c i p i t a m ­ m e n t . « L'intelligence, le p a t r i o t i s m e , le c h r i s t i a n i s m e , et une ferme confiance en Celui qui n'a j a m a i s a b a n d o n n é


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

175

sa terre favorite p e u v e n t e n c o r e suffire à ajuster p o u r le m i e u x les difficultés p r é s e n t e s . » Ainsi d o n c , le p r é s i d e n t Lincoln n e r e g a r d e pas l'Union c o m m e r o m p u e . Il j u r e de la m a i n t e n i r p a c i f i q u e m e n t , sans r e c o u r i r aux a r m e s , à m o i n s q u ' o n ne l'y c o n t r a i g n e . Il va bien loin d a n s la voie des concessions, p u i s q u ' i l d é ­ clare i n a t t a q u a b l e s les institutions

domestiques

du S u d , et

c o n s t i t u t i o n n e l l e la loi qui a s s u r e l'extradiction des fu­ gitifs. 11 conseille d e g a g n e r du t e m p s , et de c o n v o q u e r u n e g r a n d e convention,

c h a r g é e p a r le p e u p l e

d'amen­

d e r ou de m a i n t e n i r l a Constitution. P e n d a n t q u e le p r é s i d e n t p a r l e c o m m e si le Sud n e s'était pas s é p a r é , le Sud s'est o r g a n i s é c o m m e si le p r é s i ­ dent n ' e û t pas été installé; il a n o m m é u n p r é s i d e n t , il l'a installé à M o n t g o m e r y , il a envoyé à l ' E u r o p e des a m b a s ­ sadeurs c h a r g é s de d e m a n d e r à l ' A n g l e t e r r e et à la F r a n c e qu'elles r e c o n n û s s e n t l ' a v o r t e m e n t de la g r a n d e œ u v r e politique q u e l ' u n e a c o m b a t t u e , q u e l ' a u t r e a secondée; enfin il a d o n n é le signal d e la g u e r r e c i v i l e . L'Europe

se d é s h o n o r e r a si elle ouvre les b r a s sans

examen et sans retard à cette é t r a n g e n a t i o n , fille de l'esclavage. Qu'elle laisse a u moins du t e m p s aux citoyens sages et p a t r i o t i q u e s dont les efforts et les conseils t e n ­ d e n t à r é u n i r e n c o r e en u n e m ê m e famille les é l é m e n t s divisés du peuple a m é r i c a i n ! Q u ' e l l e laisse aussi le t e m p s faire j u s t i c e de la folle et c o u p a b l e tentative de ces États d u Sud, q u e le Nord n e s a u r a i t m i e u x c h â t i e r q u ' e n les exauçant. Oui, q u ' o n les a b a n d o n n e à e u x - m ê m e s , m a i s sans r e n d r e à leur d r a p e a u les h o n n e u r s , sans o u v r i r à l e u r s a m b a s s a d e u r s les p o r t e s de l ' E u r o p e , sans ajouter


176

L'ESCLAVAGE.

l e u r nom à la suite du n o m de la F r a n c e ou

de la

Grande-Bretagne s u r la liste glorieuse des g r a n d e s n a t i o n s . Q u o i ! parce q u e 2 à 5 0 0 , 0 0 0 p r o p r i é t a i r e s exploi­ tent

5 millions d'êtres volés, b a t t u s , dégradés, parce

q u e ce scandale est avantageux à la c u l t u r e

du

co­

lon, du sucre et du tabac, ce c r i m e évident, ce profit i g n o b l e , seront mis en b a l a n c e avec l'existence de la Constitution, l ' h o n n e u r d ' u n e g r a n d e et j e u n e nation, l ' a m o u r de la p a t r i e , le p r o g r è s du genre

humain !

« Nous n o u s s é p a r e r o n s , répètent q u e l q u e s m a r c h a n d s de c h a i r h u m a i n e , et la r é p u b l i q u e s ' a r r a n g e r a c o m m e elle p o u r r a ! » J'ose affirmer q u e de toutes les nations c h r é ­ tiennes de l'univers entier, il n ' e n est pas u n e , si ce n'est l ' A m é r i q u e du Nord, où de telles p a r o l e s puissent être dites, où d e telles paroles puissent être e n t e n d u e s . Sup­ posez donc u n m a r c h a n d de Liverpool, tenant ce l a n g a g e d a n s le p a r l e m e n t d'Angleterre ; figurez-vous les maîtres de forges de Saint-Etienne, ou les a g r i c u l t e u r s d e q u a t r e ou cinq d é p a r t e m e n t s venant adresser cette s o m m a t i o n au g o u v e r n e m e n t français! Mais c o m m e n t le s u p p o s e r ? Une telle hypothèse est un o u t r a g e . Je le sais, c h a c u n des États-Unis est souverain; ils composent u n e fédéra­ tion, et le lien est plus facile à r o m p r e . Je le sais aussi, il est dans l'histoire de m é m o r a b l e s exemples de sépara­ tion ; notre siècle n ' e n offre pas de p l u s a d m i r a b l e q u e l ' é m a n c i p a t i o n des

États-Unis

eux-mêmes ; les i n t é r ê t s ,

la fortune, la vie, furent p e u de chose q u a n d les compa­ g n o n s de W a s h i n g t o n c o m b a t t i r e n t p o u r r e p o u s s e r l ' i n ­ j u s t i c e , p o u r se d o n n e r u n e p a t r i e , un n o m , des droits, u n d r a p e a u . A cette séparation m a g n a n i m e et désinté-


ETATS-UNIS

D'AMÉRIQUE.

177

ressée, q u e p r é t e n d - o n c o m p a r e r ? Une sorte de liquida­ tion forcée, a p r è s la dissolution f r a u d u l e u s e d ' u n e société c o m m e r c i a l e ! L'Union s'est séparée de l ' A n g l e t e r r e p o u r être l i b r e ; le Sud se s é p a r e de l ' U n i o n , p o u r q u o i ? P o u r ne pas d i m i n u e r le profit du colon et les r e v e n u s

du

c o m m e r c e des h o m m e s ? C o m m e n t n ' ê t r e pas t e n t é de r é p o n d r e à celte i n q u a ­ lifiable m e n a c e : Vous voulez vous s é p a r e r ? Séparez-vous! O u i , q u ' i l y ait désormais deux A m é r i q u e s du Nord : l ' u n e , m è r e de la liberté, l ' a u t r e , d e r n i e r r e p a i r e de l'esclavage. Recom­ mencez la t r a i t e , livrez-vous sans s c r u p u l e , sans l i m i t e , à vos sordides intérêts ! Le soleil n e cessera point de se lever s u r cette t e r r e fé­ conde, l'Ohio n e cessera p o i n t de porter ses ondes au Mississipi, le Mississipi au golfe du Mexique, et le golfe de se p e r d r e dans l ' O c é a n .

Le Sud n ' a u r a pas

moins

besoin des capitaux, de l'intelligence et du b l é du N o r d , et le Nord besoin du colon, du riz et du tabac du S u d . Mais au-dessous d ' u n e r é p u b l i q u e florissante et l i b r e , q u i aura p r é f é r é la justice à la p u i s s a n c e , u n e seconde r é p u ­ blique sans n o m , d é s i g n é e , flétrie, m e n a c é e p a r l'escla­ vage, ayant sacrifié la g r a n d e u r à l ' i n t é r ê t , a y a n t t r o ­ qué l'Évangile et la Constitution c o n t r e u n ballot de colon, se présentera, seule a u m é p r i s du m o n d e et verra bientôt la fuite, l ' i n s u r r e c t i o n , la m o r t ou la g u e r r e , lui enlever les profits m ê m e de la s e r v i t u d e . Q u a n d vous serez divisés, d é s h o n o r é s , r u i n é s , ravalés au-dessous des r é p u b l i q u e s de l ' A m é r i q u e du Sud, p e u t être reviendrez-vous solliciter l'Union, qui fait seule votre п.

12


178

L'ESCLAVAGE,

h o n n e u r et votre force. Pour nous, h o m m e s du Nord, le j o u r de la séparation sera celui d ' u n e gloire nouvelle ; n e nous demandez plus de loi des fugitifs,

de p a r t dans

nos voles, dans nos fonctions,dans nos i n s t i t u t i o n s ; nous partagerons n o t r e d r a p e a u ; à nous les couleurs de l'in­ d é p e n d a n c e , à vous les taches de la servitude.

Au m o m e n t où ces pages, a r d e n t e et inutile protes­ tation, s'écrivent et se t e r m i n e n t , le m o n d e ne sait point encore si cet illustre étendard sera d é c h i r é à jamais. On suit avec une anxiété mêlée d'effroi ces luttes grandis­ santes qui vont, p a r u n choc inévitable, a l l u m e r s u r ce lointain continent l'épouvantable explosion d ' u n e g u e r r e civile

compliquée d ' u n e g u e r r e servile. On contemple

d ' u n regard mélancolique et désappointé l'évanouissement graduel d ' u n e des p l u s nobles espérances d'un siècle si souvent déçu, on s'afflige a m è r e m e n t au spectacle d'évé­ nements qui e m p o r t e n t , avec l ' h o n n e u r et la prospérité d ' u n e g r a n d e nation, u n e partie de l'avenir de la liberté s u r la t e r r e . Toutes les âmes élevées p o u r q u i , d a n s l'ancien m o n d e , la liberté d e m e u r e l'objet d ' u n culte fidèle et d'une; in­ quiète espérance, avaient cru q u e

ce bien précieux,

é m i g r é vers le nouveau m o n d e , y trouverait u n établis­ sement plus d u r a b l e et des destinées m o i n s c o m p r o m i ­ ses. On aurait volontiers n o m i n é l ' A m é r i q u e la terre de Chanaan de la liberté. Ce n o b l e rêve est d é t r u i t .


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE. Qui

ne

se r a p p e l l e

celle

admirable

179 apostrophe

de

B u r k e , d a n s le p l u s f a m e u x de ses d i s c o u r s s u r l ' A m é ­ r i q u e , le

mars 1775 :

« N'oublions pas que l'immense progrès de notre prospérité colo­ niale s'est accompli dans le court espace de la vie d'un homme. J'ai devant moi lord Bathurst : en 1 7 0 4 , il pouvait acta parentum legere, et quae sit cognoscere virtus.

jam

Si l'ange de sa jeunesse avait

alors levé devant ses yeux le voile de l'avenir; si, au milieu de l'ivresse de son enthousiasme, à la vue de la future grandeur de l'Angleterre, il lui avait montré un petit point, à peine visible dans la masse des intérêts nationaux, une semence plutôt qu'un corps vivant, et lui avait dit. : « Jeune homme, voilà l'Amérique; elle ne sert qu'à vous amuser « avec les histoires de ses sauvages habitants et de ses mœurs bizarres : « eh bien, avant que vous touchiez à la mort, elle égale a, à elle « seule, tout le commerce que le monde nous envie. Autant l'Angle« terre a reçu de grandeur par ses accroissements, ses progrès, le gé« nie de ses peuples, la succession des conquêtes qu'elle a entreprises « et des établissements qu'elle a fondés pour la civilisation du monde, « dans l'espace de dix-sept cents ans, autant l'Amérique lui en aura «, apporté dans le cours d'une vie humaine. » Ah ! si un tel avenir lui avait été dévoilé, n'aurait-il pas eu besoin de toute la crédulité vivace de la jeunesse et de toute la flamme ardente de l'enthousiasme pour y croire? Homme heureux, il a assez vécu pour le voir! Heureux, en et et, s'il vit encore sans tien voir qui vienne déranger cette belle vue et assombrir cette clarté! »

Ah ! q u ' a u r a i e n t dit à l e u r t o u r les i m m o r t e l s a u t e u r s , de l ' i n d é p e n d a n c e a m é r i c a i n e , q u ' a u r a i t dit W a s h i n g t o n si, voyant e n e s p r i t les p r o d i g i e u s e s

avec u n e i n e x p r i m a b l e

admiration

d e s t i n é e s de la n a t i o n q u ' i l v e n a i t

fonder, d e v e n u e en

de

m o i n s de cent tins l ' u n e des m a î ­

tresses du m o n d e , il avait en m ê m e temps a p e r ç u triste


L'ESCLAVAGE.

180

m e n t à son front une s o u i l l u r e q u e le temps ne ferait qu'é­ l a r g i r ? On c o m p r e n d l'esclavage dans les sociétés païen­ nes, on l'explique encore dans les petites sociétés colonia­ les, dont la place en ce m o n d e est si étroite et si exception­ nelle. Mais q u ' u n e nation i l l u s t r e , c h r é t i e n n e , généreuse, éclairée, qui possède des o r a t e u r s , des poëtes, des histo­ riens, des publicistes, des économistes, des r o m a n c i e r s , q u i sait p a r l e r le l a n g a g e du bon sens avec F r a n k l i n , et celui de la pitié avec C h a n n i n g , c o n t i e n n e , tolère, j u s ­ tifie, autorise des h o m m e s q u i achètent des h o m m e s , des pères qui vendent leurs enfants, des magistrats qui chassent aux. esclaves, des p r ê t r e s qui amnistient la ser­ vitude, des femmes q u i ne servent q u ' à r e p r o d u i r e des enfants qui seront, v e n d u s , des m œ u r s q u ' a u r a i t flétries, des lois q u ' a u r a i t réprouvées l'antiquité

païenne, ah !

je ne, crois pas qu'on r e n c o n t r e dans l'histoire un dé­ menti p l u s d o u l o u r e u x infligé à la sagesse h u m a i n e , et un m é c o m p t e plus d u r imposé à de généreuses espé­ r a n c e s ! Moins d'un siècle a p r è s u n e révolution qui ne fut si féconde que parce qu'elle fut si h o n n ê t e , on en est venu à t r e m b l e r q u e cette g r a n d e œ u v r e n ' é c h o u e et q u ' u n e si j e u n e et si vigoureuse société ne soit prête à sortir de la civilisation. Croire en u n si l a m e n t a b l e avenir, ce serait b a n n i r de son âme l'espérance sacrée d u t r i o m p h e de la justice en ce m o n d e . Un généreux esprit, ami de l ' A m é r i q u e , e n n e m i de 1

l'esclavage, M. Agénor de G a s p a r i n , g o u r m a n d e à propos 1

Un grand peuple qui se relève, ou les États-Unis en 1861, par le

comte Agénor de Gasparin.


É T A T S - U N I S D'AMÉRIQUE.

181

les inquiétudes hâtives ou intéressées q u e l'Amérique i n ­ spire à l'Europe. Combien il est sur notre continent d'o­ pinions que r e n d joyeuses le naufrage d'un pays l i b r e ! Toute la sympathie libérale de l'Angleterre, j ' a i honte de le dire, semble étouffée par la satisfaction de voir, q u ' o n me passe le mot, u n rival coupé en deux. Je me sens heureux d'être d'accord avec M. de Gasparin, h e u r e u x de penser c o m m e lui que la séparation des États vaut m i e u x que la consécration de la servitude, que le divorce est préférable à u n tel m é n a g e . Oui ! un peuple qui se repent est un peuple qui se relève. Mais la crise est-elle achevée? Combien d u r e r a l'expia­ tion? On d e m e u r e confondu, à chaque page de l'histoire, du degré q u ' i l est p e r m i s au mal d'atteindre ici-bas. Quand le mal a g r a n d i , on le croit épuisé, on suppose que le fonds de l'abîme est enfin touché, et voilà que tout s'en­ venime, voilà q u ' a u mal accompli s'ajoute encore et en­ core un mal qu'on n'imaginait pas. Nous avons vu la décadence, nous voyons la séparation, nous verrons la guerre, une g u e r r e abominable

Le Sud, plus a r d e n t ,

plus politique, plus p r é p a r é que le Nord, a c o m m e n c é par deux actes habiles, la réforme de la constitution, la réforme des tarifs; le Nord a débuté p a r deux fautes , l'aggravation des droits de douane, la lenteur des p r é p a ­ ratifs. Si la g u e r r e éclate, le Sud aura peut-être les p r e ­ miers s u c c è s , les États intermédiaires , les vendeurs d'esclaves aideront les acheteurs, Washington peut être pris, une insurrection peut éclater. . Or Voltaire a eu beau dire que la g u e r r e de Spartacus


182

L'ESCLAVAGE,

était la p l u s juste et peut-être la seule juste de toutes les g u e r r e s , le réveil, l'explosion d ' u n e r a g e e n d o r m i e , rou­ vrant p o u r ainsi d i r e à la fois toutes les blessures d'âmes longtemps o p p r i m é e s , estime perspective qui fait h o r r e u r . On se rappelle Saint-Domingue. « Il était a r r i v é là, dit a d m i r a b l e m e n t M. Thiers (liv. XVI), ce qui a r r i v e dans toute société où éclate la g u e r r e des classes : la p r e m i è r e avait été vaincue p a r la seconde, la p r e m i è r e et la seconde p a r la troisième. Mais, à la différence de ce q u i se voit ailleurs, elles portaient s u r l e u r visage les m a r q u e s de leurs diverses origines (blancs, m u l â t r e s , n o i r s ) ; l e u r haine tenait de la violence des instincts physiques et l e u r r a g e était b r u t a l e c o m m e celle des a n i m a u x sauvages. Aussi

les h o r r e u r s

de

cette révolution

avaient-elles

dépassé tout ce q u ' o n avait vu en F r a n c e en 1 7 9 5 . . . » La décadence, la s é p a r a t i o n , la g u e r r e civile, l ' i n s u r reclion, voilà donc les m e n a c e s du p r é s e n t ! Mais tant de folies s a n g u i n a i r e s a u r o n t un l e n d e m a i n , et, a p r è s la g u e r r e , les m ô m e s questions qui la provo­ quent se dresseront de n o u v e a u . Ou bien le Nord a u r a été v a i n q u e u r , et, le t r i o m p h e de la force s'ajoutant à la victoire du droit, l'Union sera r e ­ composée, le vœu des amis de l ' h u m a n i t é et des âmes patriotiques sera accompli, et, après p l u s ou moins de concessions et de délais, l'esclavage sera frappé de m o r t . Ou bien le Sud l'emportera ; le seul fruit de sa victoire sera la séparation des États. Le Nord, affaibli p e u t - ê t r e , mais é p u r é , dégagé, relevé aux yeux de la c h r é t i e n t é tout entière, r e p r e n d r a le cours de ses destinées. Le Sud a u r a tous les e m b a r r a s de sa honteuse victoire; les États con-


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

fédérés vivront séparés des obérés,

flétris,

États-Unis;

183

mais, menacés,

inquiétés, c o n d a m n é s à n ' a t t e n d r e que

de la force, le repos, le p r o g r è s , l ' a g r a n d i s s e m e n t , sentiront de plus en plus peser s u r

ils

leur existence le

terrible p r o b l è m e q u ' i l s n'ont pas le courage de ré­ soudre. Les États i n t e r m é d i a i r e s les a b a n d o n n e r o n t , dès que la traite recommencée menacera de r u i n e r horrible

industrie.

leur

Les nations q u e le Sud approvi­

sionne, averties par les derniers événements, cherche­ ront p a r tous les moyens à décliner la responsabilité et l'inévitable

contre-coup de la solution

future.

On

d e m a n d e r a du colon à l'Égypte, au Bengale, au Séné­ gal, au Dahomey, et l'Afrique, affranchie par le com­ merce, l'Afrique,

plus rapprochée

de l'Europe,

fera

concurrence à la terre qui lient en captivité les Africains. Le j o u r viendra, le j o u r est proche où le Sud payera son ambition et m a u d i r a sa victoire. J'écris en 1801. Avant que le cours r a p i d e du temps ait emporté la d e r n i è r e a n n é e du dix-neuvième siècle, l'Europe célébrera l'anniversaire de 1789,

l'Amérique

verra se lever celui de 1787. Parmi les h o m m e s qui ont servi la cause de la justice, de l'égalité, de la fraternité chrétienne, de la liberté, dans les deux mondes, plus d ' u n se sera peut-être endormi tristement d a n s la t o m b e , désespérant de son œ u v r e , et prophétisant à sa patrie un inévitable abaissement dans ces deux abîmes qui se suc­ cèdent, comme les cercles d ' u n enfer, l'anarchie et le despotisme.

J'ose

croire,

j'ose affirmer,

confiant en

Dieu, malgré tant d'apparences adverses, q u e le décou­ r a g e m e n t sera trompé, et que l'espérance aura r a i s o n .


184

L'ESCLAVAGE.

J'ose croire, j ' o s e affirmer

q u ' a v a n t u n q u a r t de siècle

il n ' y aura p l u s , en E u r o p e , u n seul despote, en Amé­ r i q u e , un seul esclave. Mais, q u a n d m ê m e l'espoir q u e j e n o u r r i s serait m e n ­ t e u r , si les plus funèbres présages s'accomplissent, si la p r e m i è r e r é p u b l i q u e c h r é t i e n n e et libre des temps m o ­ d e r n e s t e r m i n e dans la discorde et dans l'abaissement, après moins d ' u n siècle, sa glorieuse existence, ah ! ne souffrons pas que l'histoire accuse la liberté de cette catastrophe, ne souffrons pas q u e , s u r la p i e r r e du tom­ beau de W a s h i n g t o n , la postérité inscrive avec déses­ poir ces mots : « Sa pensée fut u n rêve et son œuvre n e pouvait pas réussir. » Ne l'oublions pas, l'esclavage précéda l'Union, et la r é p u b l i q u e se m e u r t d ' u n mal qui lui fut t r a n s m i s ; elle portait en naissant u n g e r m e de m o r t , q u e ses illustres fondateurs e u r e n t la faiblesse de ne pas étouffer. Ce n'est pas la liberté qui est impossible, c'est l'alliance de la l i b e r t é avec l'esclavage. L'Union a m é r i c a i n e a été flétrie p a r l'esclavage, abais­ sée p a r l'esclavage, agitée p a r l'esclavage, déchirée p a r l'esclavage ; il est le g r a n d coupable ; s'il y a des r u i n e s , il les a faites; si le sang coule, il l ' a u r a versé. On le connaissait déjà, ce fléau d a n g e r e u x , si bien dé­ 1

fini p a r ces q u a t r e caractères : « La prétention m o n s t r u e u s e q u ' u n h o m m e peut être propriétaire d ' u n a u t r e h o m m e , la destruction complète de tout rapport de m a r i et de f e m m e , de p è r e et d ' e n -

1

Discours de Charles Sunmer.


ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

185

fant, le refus absolu de toute instruction, et le travail forcé sans salaire. » L'esclavage excitait déjà les ardentes imprécations des âmes pieuses et des consciences justes, pour le mal qu'il fait à des innocents m a l h e u r e u x . L'histoire des

États-

Unis le voue désormais à l'exécration de tous ceux à qui le progrès du genre h u m a i n n'est pas indifférent, car ce pesant forfait opprime les petits, mais il abaisse les g r a n d s ; il avait désolé, décimé, écrasé, les races infimes de l'A­ frique, il a souillé, déchiré, mis en péril les races supé­ rieures du nouveau-monde ; il a tué les germes qui p o u ­ vaient lever, il a flétri les fruits q u e la r a i s o n , le cou­ rage, la vertu, la richesse, la liberté, avaient

mûris.

Si le misérable tyran du Dahomey égorge des créatures innocentes, c'est à l'aide de l'esclavage, et c'est la suite de l'esclavage, si la grande pensée de Washington semble prête à s'évanouir douloureusement. Témoins de ces vicissitudes, n'en oublions pas la leçon ! Les amis du despotisme vont s'écrier : Maudissons la li­ berté, car avec elle une grande nation ne peut pas vivre. Pour nous, sachons répondre : Bénissons Dieu, car il est juste, il n e p e r m e t pas q u e la liberté se m a r i e à la servitude, et sa main souveraine, en

s'appesantissant

sur les États-Unis, ne frappe pas la liberté, elle elle ébranle, elle condamne à jamais l'esclavage.

flétrit,



COLONIES ESPAGNOLES



LIVRE V

COLONIES

ESPAGNOLES

1

Cuba. — Porto-Rico.

Les villes, les temples, autrefois fondés par l'Espagne sur le continent de l'Amérique du Sud, les m o n u m e n t s qu'elle éleva, les travaux d'art qu'elle sut exécuter, ont laissé d'imposantes r u i n e s . On se d e m a n d e c o m m e n t tant de g r a n d e u r a d i s p a r u . Le mépris de quelques esprits exclusifs p o u r le génie des races latines n'explique rien. Car, au nord de l'Amérique, les Anglais ont p e r d u la plus belle de leurs colonies avec u n e facilité qui n'excite 1

Voyages de Hunboldt et de Bonpland,

e

V partie, relation historique,

tome 111, liv. X, chap. VII et VIII. Paris, 1825, in-fol. — Description

de l'île

de Cuba, par M. Ramon de la Sagra, correspondant de l'Institut.— Cuba, ses ressources, etc., par don Vasquez Queipo et don Jose Antonio Saco, traduction de M. d'Avrainville, imprimerie impériale, 1 8 5 1 . — Documents espagnols et anglais sur Cuba et Porto-Rico, Revue coloniale,

1843-1860. — La Ques­

tion de Cuba, Paris, 1859, Dentu. — The west Indies Main, par Anthony Trolloppe, 1860. Tauchnitz, etc.

and the

Spanish


190

L'ESCLAVAGE.

p a s m o i n s la s u r p r i s e . On a p e i n e à croire q u e les sol­ dats q u e Washington eut à c o m b a t t r e fussent du m ê m e s a n g que les soldats q u i , peu

d ' a n n é e s a p r è s , se m e ­

s u r è r e n t avec les a r m é e s de la F r a n c e . P o u r q u o i les Anglais, p o u r q u o i les Espagnols ont-ils laissé t o m b e r de l e u r s m a i n s ces possessions m a g n i f i q u e s ? P a r c e q u e ces m a i n s étaient devenues débiles et c o r r o m p u e s . Or cette c o r r u p t i o n , due à des causes bien diverses, tient avant tout à celle-ci : sur la surface entière du globe, les races qui font travailler, sans travailler elles-mêmes, t o m b e n t en d é c a d e n c e . Là où passe le T u r c , la famille d i s p a r a î t , le s a n g s'appauvrit, la terre se stérilise. C'est u n e loi g é n é r a l e , et cette loi est la justice m ê m e . Comparez a u j o u r d ' h u i les les États-Unis du Sud,

États-Unis

du Nord avec

ou les États-Unis du Nord avec

le Brésil; sous d'autres aspects, la m ê m e loi se manifeste. Dans la seule colonie qu'ils aient conservée e n Amé­ r i q u e , dans l'île de Cuba, les Espagnols m a i n t i e n n e n t ce­ p e n d a n t avec obstination l'esclavage. La p r o s p é r i t é de cette colonie p a r a î t m ê m e u n e ob­ j e c t i o n , la p r i n c i p a l e objection des partisans de l'escla­ vage. 11 se fait à Cuba des fortunes é n o r m e s , et la ville de la Havane, avec ses 2 0 0 , 0 0 0 h a b i t a n t s , est une des capitales de la richesse et du luxe ici-bas, u n e des p r e m i è r e s pla­ ces du m o n d e c o m m e r ç a n t . Le g o u v e r n e m e n t

espagnol

tire de Cuba u n revenu croissant. Le chiffre des i m p o r ­ 1

tations et des exportations est m a g n i f i q u e . S u r le soi d e l'île, la canne se r e p r o d u i t p a r ses propres rejetons 1

L'Espagne a pour politique de ne pas faire connaître annuellement les


COLONIES E S P A G N O L E S .

191 1

plusieurs années de plus que partout a i l l e u r s . Les sucres b r u n s de Cuba sont égaux aux sucres blancs anglais de 2

seconde q u a l i t é . revenus qu'elle tire de son commerce. Cependant de divers réunis dans la Balanza

general, de cornercio

renseignements

et dans d'autres documents il

résulte le tableau suivant du progrès des importations, des exportations et des revenus, de 1827 à 1847. Rev, c o l . , 1831, 7, 445, d'après V Anti-Stavery r e p o r t e r , et 1847, 13. 164 d'après le C o l o n i a l Magazine. Cuba, par d'Avrainville, tableaux annexés.) MOYENNE ANNUELLE. IMPORTATIONS.

De 1828 1853 1858 1843

à à à à

.1832, 1837. 1842. 1847.

. . . .

EXPORTATIONS.

REVENUS.

. - 17,000,000 piastres. 11,850,000 piastres. 8,785,000 piastres . 20,050,000 15,616,000 8,045,000 . 24,800,000 24,275,000 11,250,000 . 26,300,000 53,850,000 10.750,000

Dans les deux années suivantes, il y a eu baisse, savoir : 1848.

. .

25,434,655

20,077,068

1849.

. .

26,520,100

22,436,556

L'exportation du sucre avait passé de 0,008,158 arrobas (quatre au quin­ tal) en 1826, à 1 0 , 1 6 6 , 5 5 5 arrobasen 1840, celle du café de 1,718,863 arr. à 1,877,640. L'exportation du tabac est montée

de 5 , 9 4 0 , 0 0 0 livres

en

1842, à 9,509,000 livres en 1847. Les états de 1848 et 1849 portent : 1818

1849

Tabac en feuilles

6,275,650

4,019,153

Cigares (milliers)

161,480

123,720

Enfin, voici les chiffres comparés de 1857 et 1 8 5 8 , extraits de la lanza

general

del comercio

de la isla

de Cuba en 1858, publiée

Baà la

Havane en 1800. 1857 Importations Importations Droits de douane Navires entrés ( espagnols, et sortis. ( étrangers. Dont 4,770 américains.

1

Revue

- Ibid.

col,

1845, p. 195

54,855,358 piastres. 52,668,188 10,547,905

2,106 0,200

1 858 39,063,338 piastres. 55,851,859 11,151,110 2,157 6,582 -


192

L'ESCLAVAGE.

Cuba figure dans la production totale du café p o u r dix millions de k i l o g r a m m e s , et, aussi riche p a r ses forets q u e p a r ses c u l t u r e s , p a r ses m i n e s que p a r ses p â t u r a g e s , elle fournit le sixième de la production totale du cuivre, u n e g r a n d e p a r t i e de la production du tabac, et son c o m m e r c e e x t é r i e u r égale le cinquième de celui des États-Unis tout entiers. Porto-Rico n'est pas m o i n s en p r o g r è s ; cette île suffit à ses dépenses, envoie des ressources à la métropole ; elle est, a u dire de M. Merivale, de toutes les colonies de l'Amérique,

la m i e u x p e u p l é e et la

m i e u x cul­

tivée. Ces deux Antilles l ' e m p o r t e n t sur toutes les autres ; or elles ont seules conservé l'esclavage. Cette

prospérité

relative est incontestable; mais le m a l

est à côté du b i e n . Le bien est dû à deux ordres de cau­ ses, les u n e s accidentelles, les autres p e r m a n e n t e s ; le mal est dû à peu près u n i q u e m e n t à u n e seule c a u s e , qui est l'esclavage : nous allons le d é m o n t r e r r a p i d e m e n t . I . — Une a d m i r a b l e situation, au croisement de p l u ­ sieurs des grandes routes du commerce des peuples, situa­ tion plus merveilleuse encore dans l'avenir, par le p e r c e ­ m e n t de l'isthme de P a n a m a , l ' é t e n d u e d ' u n sol égal en surface à celui de l ' A n g l e t e r r e , la fertilité i n c o m p a r a b l e de la terre, la beauté du climat, font de Cuba u n e r é g i o n favorisée d u ciel. Ces biens n e p e u v e n t lui être ravis : avant ou a p r è s , avec ou sans l'esclavage, elle les possédera toujours. La r u i n e de Saint-Domingue a e n r i c h i Cuba. Lorsque les colonies anglaises, françaises,

danoises,

suédoises,


COLONIES ESPAGNOLES.

193

ont cessé de recevoir des esclaves par la traite, Cuba continuait, continue encore à r e c r u t e r largement sa po­ pulation par ce moyen coupable. L'abolition de l'escla­ vage par l'Angleterre et par la France a fait peser, pen­ dant quelques années, sur leurs colonies une crise diffi­ cile; n u l l e part elle n ' a été aussi grave, aussi l o n g u e , qu'à la J a m a ï q u e ,

voisine de Cuba, j u s q u ' à

présent

exempte des mêmes épreuves. P e n d a n t que les posses­ sions anglaises et françaises étaient fermées au commerce étranger, Cuba a joui depuis 1809 de tous les avantages de la libre vente de ses produits, du libre achat de ses 1

consommations, du libre accès de tous les p a v i l l o n s . Au m o m e n t où la d i m i n u t i o n des droits sur les denrées coloniales a facilité la concurrence du sucre étranger sur les m a r c h é s de l'Angleterre, puis sur les m a r c h é s de la F r a n c e , Cuba, qui avait p u , n'ayant à traverser au­ cune secousse, renouveler son matériel, développer ses entreprises, profiter de toutes les expériences d ' a u t r u i , a été la p r e m i è r e en m e s u r e d'apporter ses produits aux consommateurs de l ' E u r o p e . La situation de Cuba est donc d o u b l e m e n t exception­ nelle ; de tout temps elle le fut par les dons de la n a t u r e , en notre t e m p s , elle l'est encore p a r tous les avantages que nous venons de rappeler. Mais il est toujours inexact de comparer deux terres, parce que Dieu n'a pas fait deux terres semblables. Il ne l'est pas moins de mettre u n pays qui a profité dans la paix 1

Environ 2 , 0 0 0 navires espagnols, 4 , 0 0 0 navires étrangers. Le

com-

merce avec les États-Unis dépasse l'importance du commerce avec la m é ­ tropole. 11.

13


194

L'ESCLAVAGE,

et dans la richesse de toutes les transformations laborieu­ ses des pays, ses voisins, en parallèle avec ces pays, pré­ cisément au l e n d e m a i n de ces transformations. C'est en l u i - m ê m e q u ' i l convient de l'étudier. Or s'il est vrai que l'abolition de l'esclavage tout a u ­ t o u r de Cuba a fait du bien à cette île, le m a i n t i e n de l'esclavage à Cuba n'y produit-il pas tous les m a u x q u ' a i l ­ l e u r s il e n t r a î n e à sa s u i t e ? Si la réponse est affirmative, cet a r g u m e n t contre l'es­ clavage sera s u p é r i e u r à tout a u t r e . Car s'il est un point du m o n d e où l'esclavage eut pu r é u s s i r , c'est en ce lieu. Le n o m b r e des blancs est c o n s i d é r a b l e , et par conséquent l ' é l é m e n t civilisateur est à côté de l ' é l é m e n t travailleur. Le n o m b r e des libres de c o u l e u r est fort élevé, l ' h a b i t u d e d u mélange et l ' e x e m p l e de la liberté facilitent la tran­ sition. L'esclavage est doux, il l'a toujours été dans les colonies espagnoles. Des lois h u m a i n e s assurent protec­ tion à l'Africain, confèrent

1

c o m m e autrefois à l ' I n d i e n . Elles lui

q u a t r e droits, celui de c h a n g e r un

maître

contre u n a u t r e , si l'esclave en trouve un disposé à l'a­ cheter (droit de buscar

amo), celui de se m a r i e r , celui

de se racheter peu à peu par le p r o d u i t de son t r a v a i l ,

1

11 est banal de présenter la Législation des Indes ((Recopilacion de leyes de Indias) comme un modèle de philosophie chrétienne et pratique. Rien de plus exagéré que cet éloge d'une compilation en neuf livres de lois, ordres, dépêches, cédules, émises pendant le cours de deux siècles; à côté de dispositions humaines envers les Indiens, on y trouve le monopole com­ mercial, l'intolérance religieuse, des pénalités tyranniques. Mais surtout, Cuba n'a pas été le point de l'Amérique auquel se rapportait ce recueil, et son nom y est à peine prononcé (don J. A. Saco, p. 57 à GO). Ce n'est donc pas à ces lois que nous faisons allusion.


COLONIES E S P A G N O L E S .

195

celui de racheter sa femme et ses enfants. L'exercice de ces droits est a s s u r é m e n t fort difficile, cependant ils sont importants, et don Francisco de Arango s'en félicitait l é g i t i m e m e n t , dans un Mémoire de 1 7 9 6 , à l'époque où les lois d'autres Antilles (Saint-Christophe, 1784) ne pu­ nissaient q u e d ' u n e a m e n d e le fait d'avoir a r r a c h é à u n esclave un œil ou une oreille.

M. de Humboldt, q u i cite

ce célèbre Havanais, loue après lui les lois de Cuba, et il écrit ( 1 8 2 5 ) , peu d'années après u n a r r ê t , rendu dans les Antilles françaises (1815) qui c o n d a m n e six jeunes n o i r s fugitifs à avoir les jarrets

coupa . 1

Les m œ u r s sont douces comme les lois. C'est le té­ moignage de M. de Humboldt, et de tous ceux qui ont visité Cuba, Porto-Rico, ou l'ancienne p a r t i e espagnole de Saint-Domingue. Une m ê m e religion éclaire la con­ science des maîtres et celle des esclaves, la religion ca­ t h o l i q u e , si tendre envers les m a l h e u r e u x

et les petits.

L'autorité d'un gouvernement européen, libre, éclairé, chrétien, est présente p a r des fonctionnaires élevés, in­ vestis d'un pouvoir sans limites. L'intérêt rend précieux les esclaves dont le prix est de plus en p l u s cher, le tra­ vail de plus en plus productif. Une force militaire, plus 2

considérable que d a n s a u c u n e a u t r e c o l o n i e , m a i n t i e n t la paix. La force, l'intérêt, le pouvoir, la religion, les m œ u r s , les lois, semblent donc concourir au m ê m e b u t , l'adoucissement des m a u x et des dangers de l'esclavage, la tranquillité, la prospérité des possessions espagnoles, 1 3

Voyages, III, p. 454, en note. EN 1 8 4 1 , à la Jamaïque, 1 soldat sur 8 4 noirs, 9 blancs; à Cuba, 1 soldat

sur 4 5 noirs, 52 blancs.


196

L'ESCLAVAGE,

le développement n o r m a l et s i m u l t a n é de la de la liberté, de la richesse,

population,

de la m o r a l e .

En est-il

a i n s i ? Où en est la population? où en sont les moeurs ? 1

II. — D'après Q u e i p o , la population de Cuba s'élevait en 1 8 2 7 , à 7 0 4 , 4 8 7 â m e s ,

savoir:

Blancs

514,051

Libres de couleur

106,494

Esclaves..

286,942 704,487

Et en 1 8 4 2 , à 1 , 0 0 7 , 6 2 4 , savoir Blancs

418,291

Libres de couleur

152,858

Esclaves

456,495 1,007,624

Voici, d ' a p r è s un ouvrage p u b l i é à New-York sous le de Cuba

titre col.

en

1 8 5 1 , les chiffres

de 1 8 5 0

(Révue

1 8 5 1 , 7,448) :

Créoles Espagnols.

520,000 .

35,000

Militaires et marins

23,000

Étrangers

10,4 60f

Population

flottante

Mulàtres libres Noirs libres Mulàtres esclaves Noirs esclaves

6 0 5 , 1 6 0 blancs.

47,000 418,200 85,270 41,000 405,000

204,470 libres de couleur. 4 4 7 , 6 0 0 esclaves.

4 , 2 8 2 , 6 5 0 habitants.

Le m ê m e a u t e u r , M. Queipo, affirme q u e le r a p p o r t de 2 P . 12, M. de Humboldt l'estime, en 4 8 2 5 , à 7 0 0 , 0 0 0 habitants, dont 2 5 6 , 0 0 0 esclaves. Voyages,

III, liv. X, ch. XVII, p. 5 3 4 .


COLONIES ESPAGNOLES.

197

la population blanche à la population esclave n ' a pas beaucoup varié depuis u n siècle : 1774

Blancs. Esclaves.

. . . .

08

1792

1817

1827

1842

61

54

52

57

. 3 2

39

46

48

43

100

100

100

100

100

Il en conclut q u ' a u c u n e colonie n'a moins favorisé la traite. Mais ces proportions ne prouvent r i e n . Comme l'a justement r e m a r q u é M. Saco, il ne faut pas c o m p a r e r la population

noire à la population blanche ; si chacune

des deux a a u g m e n t é à la fois d'une quantité presque semblable, le rapport entre les deux ne change pas, m a i s les variations de ce rapport n'indiquent en aucune façon les variations de la population. Or, on sait qu'à la fin du siècle d e r n i e r , Cuba était u n e colonie de peu d ' i m p o r ­ tance, occupée par de petits propriétaires, cultivant et élevant des bestiaux, presque sans le secours d'esclaves; l

s u r 500,000 habitants, u n tiers à peine était e s c l a v e . Il convient de c o m p a r e r la population blanche à ellemême, la population noire à elle-même,

pour savoir q u e l l e

loi a suivi leur accroissement. 2

Or, en acceptant les chiffres mêmes de M. Q u e i p o , la population blanche a a u g m e n t é , entre 1 8 2 7 et 1 8 4 2 , d'environ un quart, la population libre de couleur d'en­ viron un t i e r s , l a population noire d'environ moitié, et

1 Mérivale, cité par Le chevalier, Introduction, XIV. 2

Ils ont été répétés par M. Villaverde dans la discussion de la loi sur la

traite devant les Cortès, 27 janv. 1845. Rev. col., 1845, p. 170.


L'ESCLAVAGE.

198

si on c o m p a r e cette d e r n i è r e à ce qu'elle était en 1 7 9 1 , elle a p l u s q u e q u a d r u p l é . E n c o r e ce chiffre est-il loin de dire toute la vérité. Les habitants , p a r crainte de l ' i m p ô t , et p o u r n e pas mettre s u r la trace de la traite c l a n d e s t i n e , se g a r d e n t bien de d é c l a r e r tous l e u r s esclaves. A la m ô m e époque, où écrivait don Vasquez Queipo, on lit dans u n e dépêche du 51 d é c e m b r e 1845 de lord 1

Aberdeen à M. Bulwer, a m b a s s a d e u r à Madrid , « Dans ce m o m e n t , suivant le r a p p o r t des h a b i t a n t s les plus intelligents, le n o m b r e des esclaves dans l'île de Cuba n e s'élève pas à moins de 8 à 9 0 0 , 0 0 0 i n d i v i d u s . » Si l'on tient compte du chiffre de la production

du

2

s u c r e , qui a doublé e n t r e 1 8 2 7 et 1 8 4 2 , et de celle du tabac qui a suivi la m ê m e p r o g r e s s i o n , il faut bien a d m e t ­ tre que le n o m b r e des b r a s qui les fabriquent a suivi le môme progrès. Or, c o m m e l'a d é m o n t r é M. Saco, cet i m m e n s e accrois­ s e m e n t n'est pas dû aux m a r i a g e s et aux naissances. Sans d o u t e le n o m b r e des mariages e n t r e esclaves, le r a p p o r t des naissances légitimes aux naissances i l l é g i t i m e s , sont b e a u c o u p plus satisfaisants q u ' e n a u c u n e a u t r e c o l o n i e ; m a i s les décès l ' e m p o r t e n t c e p e n d a n t s u r les naissances, et les femmes, m a l g r é de grands efforts faits p o u r ac­ croître leur n o m b r e , sont aux h o m m e s dans la p r o p o r t i o n 3

de 15 à 2 8 . D'un a u t r e côté, il résulte des chiffres de la d o u a n e q u e , de 1521 à 1 7 9 0 , il avait été i n t r o d u i t à la 1

2 3

Discours cité de M. Villaverde.

Rev.

col.,

1844, 4, p. 4 9 2 .

Queipo, p. G i.


COLONIES ESPAGNOLES.

199

Havane 9 0 , 8 7 5 noirs seulement, mais q u e , de 1 7 9 0 à 1820,

ce port en a reçu p l u s en trente ans q u ' e n deux

siècles et d e m i , savoir : 2 2 5 , 5 7 4 . Si l'on ajoute ce qui a pu ê t r e i n t r o d u i t p a r la Trinidad et Santiago, on arrive à accepter le calcul de M. de Humboldt, qui estimeà 413,500 le n o m b r e des nègres apportés p a r la traite à Cuba de 1521 à 1 8 2 5 . Or, ils n'étaient représentés, en 1 8 2 5 , que par 2 5 6 , 0 0 0 têtes. Donc, la population esclave, q u i semble a u g m e n t é e , devrait l'être bien davantage ; la servitude a englouti des masses de créatures h u m a i n e s ; elles arrivent

toujours,

et toujours on en m a n q u e . Des efforts l'introduction

énormes

ont

été tentés p o u r

favoriser

de colons de diverses races. Dès 1 7 9 4 ,

le célèbre Havanais don Francisco de Arango avait ob­ tenu des fonds p o u r encourager l'immigration des tra­ 1

vailleurs b l a n c s . Le roi F e r d i n a n d VII, pur u n e ordon­ n a n c e du 18 octobre 1 8 1 7 , avait pris des mesures trèslibérales p o u r accroître la population b l a n c h e , et l'attirer 2

par des dispenses d'impôt et autres facilités . Le besoin de ces nouveaux colons est, on le voit, bien a n t é r i e u r aux m e s u r e s prises p o u r abolir, du moins officiellement, la traite. En

1844,

sous l'administration

O ' D o n n e l l , la Junte

culture

offre,

royale

du

d'encouragement

par u n p r o g r a m m e du

capitaine de

50 a o û t ,

l'agri­

des

primes de 0 , 0 0 0 à 1 2 , 0 0 0 piastres, et m ê m e 5 0 , 0 0 0 fr. 3

p o u r le m ê m e objet . En 1849, un nouveau projet est 1

La Question de Cuba, 1859.

2

Annexes au livre de don V. Queipo.

3

Annexes au livre de don V. Queipo.


200

L'ESCLAVAGE.

adressé à la reine par don Domingo de Goicouria, p r o ­ p r i é t a i r e de la Havane, le seul qui ait répondu à l'appel de la J u n t e , projet intelligent et m o r a l , qui consiste à i n t r o d u i r e des familles

et non de simples journaliers,

et

à séparer la production de la c a n n e de la fabrication du 1

s u c r e , de m a n i è r e à r é p a n d r e la petite p r o p r i é t é . Toutes ces tentatives ont p o u r b u t l ' i m m i g r a t i o n de la race blan­ c h e . D'un c o m m u n accord, leurs a u t e u r s d é c l a r e n t q u e les blancs valent mieux q u e les n è g r e s , t a n d i s q u e les I n ­ diens ou les Chinois n e valent pas les n è g r e s , qu'ils créent un nouvel é l é m e n t de débauches et de d é s o r d r e , q u ' i l s sont moins laborieux et m o i n s dévoués. Maison a beau faire, la race b l a n c h e n'est pas attirée. «C'est, dit très-bien don Domingo de Coicouria, u n axiome d ' a r i t h m é t i q u e politique, sanctionné p a r l'expérience et p a r la n a t u r e des choses, q u e l ' i m m i g r a t i o n des h o m m e s blancs et l i b r e s dans les colonies e u r o p é e n n e s de l ' A m é r i q u e a été en rai­ son inverse de l'accroissement de la population esclave. En 1 774, le r a p p o r t des blancs aux n o i r s était de 0 à 4 , 2

il est m a i n t e n a n t de 4 à 6 . » En 1 8 5 4 , l'expérience et le besoin r e n d e n t moins scru­ p u l e u x . Le rapport du m i n i s t r e , le comte de San Luis, à la 3

r e i n e contient des aveux et des déclarations cyniques. Il a t t r i b u e le besoin de bras à p l u s i e u r s motifs, d'abord à la cessation de la traite en vertu des traités : « Quelle soit,

dit-il, la qualification

que méritente

s traités,

que

l'hon­

n e u r oblige le g o u v e r n e m e n t de les observer, bien q u ' i l s 1

3

Rev. col., 1849, nouv. série. II, p. 5. Mémioire cité, p. 5.

- 22 mars 1854. V. la Gaceta de Madrid, 15 avril 1854. Rev. col , 1 8 5 4 , 13, 2 8 0 .

-


COLONIES ESPAGNOLES.

201

soient en p a r t i e la cause du mal dont on se plaint. » Or, on sait que le besoin de bras r e m o n t e bien a u delà des traités faits p o u r r é p r i m e r la t r a i t e ; on sait aussi q u ' e l l e est loin d'être entièrement r é p r i m é e . Le ministre signale d'autres causes d'insuffisance de la population noire : 1° la coutume d'affecter au service domestique, dans les villes, des esclaves qu'on enlève aux c h a m p s . Déjà M. de Humboldt

avait r e m a r q u é

cette a g g l o m é r a t i o n ,

plus

grande que partout ailleurs, des noirs esclaves ou libres dans les villes. Le luxe enlève aux champs plus de bras que la répression de la traite; 2" Le peu de soin donné par les propriétaires à la re­ production de leurs esclaves, parce qu'ils comptent, pour les r e c r u t e r , sur la traite clandestine; 5° Le peu de sécurité du droit de propriété sur les es­ claves, par suite des difficultés que soulève journellement avec u n e nation puissante l'exécution des traités. Il conclut à l'augmentation d'un impôt de capitation, déjà établi par u n o r d r e royal du 20 juillet 1844, s u r les esclaves domestiques ou résidant dans les villes, et à une dispense du droit d'alcabala de G pour 100 s u r les ventes d'esclaves, q u a n d ils sont vendus p o u r servir sur les éta­ blissements r u r a u x . Il propose d'affecter le produit de cette capitation à la distribution de trois prix: a n n u e l s , l'un en faveur des pro­ priétaires dont les esclaves auront eu le plus g r a n d n o m ­ bre d'enfants, le second en faveur de celui qui a u r a le plus grand n o m b r e d'esclaves femmes proportionnelle­ ment au n o m b r e des h o m m e s , le troisième en faveur de celui qui aura perdu dans l ' a n n é e le moins d'esclaves. Le


202

L'ESCLAVAGE,

ministre espère q u ' a i n s i sera favorisée la reproduction cette race nécessaire, creront spécialement taux,

de

et m ê m e q u e les p l a n t e u r s consa­ à cette reproduction

comme cela arrive

en d'autres

de grands

capi­

pays.

Il d e m a n d e q u e l ' i m m i g r a t i o n de colons de toute race soit l a r g e m e n t autorisée, et q u e les conventions e n t r e ces colons et les p l a n t e u r s soient l i b r e s , sous la surveillance d ' u n protectorat spécial. Enfin il propose u n e n r e g i s t r e m e n t de tous les esclaves actuellement existant dans l'île, de m a n i è r e à ce q u ' o n n ' a i t plus à c r a i n d r e a u c u n e r e c h e r c h e d ' o r i g i n e p o u r le passé, ni a u c u n e inscription d'esclave i n t r o d u i t illicitem o n t p o u r l'avenir. Toutes ces propositions sont, devenues les décrets royaux d u 22 m a r s

1854

1

Ils se r é s u m e n t à ceci : f e r m e r les

veux s u r la traite j u s q u ' e n 1 8 5 4 ; p r o m e t t r e de se c o r r i ­ ger à p a r t i r de ce j o u r ; e n c o u r a g e r par des p r i m e s l ' é l è v e de la race noire c o m m e on e n c o u r a g e l'élève de la race chevaline; forcer p a r l'impôt les m a î t r e s à t r a n s f o r m e r l'esclavage très-doux de la domesticité en esclavage r u r a l ; appeler au service de la c a n n e à s u c r e et du tabac des I n d i e n s , des Chinois ou des Y u c a t è q u e s , en famille ou sans famille, sans t e r m e m a x i m u m fixé p o u r leur e n g a ­ g e m e n t , sous la protection p l u s ou m o i n s vigilante et désintéressée du capitaine g é n é r a l , de ses délégués et des syndics des m u n i c i p a l i t é s . La promesse de cesser la traite a été, est toujours violée. En 1 8 5 7 , le n o m b r e des nègres saisis a été de 2 , 7 0 4 ,

1

Texte, Rev. col., 1854, 1 3 , 2 9 3 , 3 1 8 .


COLONIES E S P A G N O L E S .

203 1

celui

des nègres introduits i m p u n é m e n t de 1 0 , 4 5 6 .

Un traité, considéré comme un bienfait i m m e n s e , promet à la colonie 2 0 , 0 0 0 Chinois; il est en voie d'exé­ c u t i o n ; 5 , 5 6 0 ont été apportés en 1 8 5 7 , en tout 1 7 , 1 4 0 depuis 1 8 4 7 , sur lesquels on a compté 7 femmes! Ainsi, m a l g r é la traite, on n'a pas vu la population noire suivre un accroissement n o r m a l ; sa présence a a r ­ rêté tout développement de la population b l a n c h e . On en est r é d u i t à mendier des Chinois, le rebut d ' u n e race m é ­ prisable. En 1 8 6 0 , u n nouveau décret a ouvert p l u s largement encore les portes de Cuba aux Chinois, et ce décret a soulevé les plus graves critiques. « Ou bien, » dit le j o u r n a l El Horizonte

d u 19 juillet

1 8 6 0 , « ou bien le g o u v e r n e m e n t veut abolir l'esclavage à Cuba, et en ce cas le décret est efficace, car le travail servile, devenant plus cher que le travail des Chinois, sera impossible; mais, en ce cas, le décret, m a n q u e de franchise ; — o u bien il veut, comme le dit le p r é a m b u l e , amener

dans Vile le nombre

que sa prospérité

de bras

nécessaires

pour

ne décroisse pas, et, dans ce cas, le dé­

cret agit précisément en sens contraire de ses i n t e n t i o n s , car l'importation

de Chinois avides, faux, violents, cor­

r o m p u s , pressés de revenir dans l e u r patrie, p r o d u i r a le désordre, l'appauvrissement, et diminuera la p r o s p é r i t é , . . La base de la richesse de l'île est la servitude; elle vit par elle et avec elle, con ella y por ella

rire.

« Si les possesseurs d'esclaves ne peuvent lutter avec 1

e

2 0 rapport de l'Anty Slavery

Society, p. 5.


204

L'ESCLAVAGE

les rivaux qui emploieront des Chinois, s'ils voient leur fortune d i s p a r a î t r e dans cette lutte, il est l o g i q u e qu'ils désirent l ' i n d é p e n d a n c e ou l'annexion a u x États-Unis, et d a n s les deux cas, noire domination est perdue

«

Mais c o m m e n t faire ? On craint les Chinois ; comment, s'en p a s s e r ? (bo-

L'envie d'ajouter de nouveaux esclaves africains

zales) à ceux qui vivent dans l'île

(ladinos)

est d'ailleurs

combattue par la c r a i n t e q u ' i l s i n s p i r e n t . Ces esclaves, si doux, si h e u r e u x , si bien traités, dit-on, se sont révoltés p l u s i e u r s fois. La seule i n s u r r e c t i o n

1

de

Matanzas ( 1 8 4 5 - 1 8 4 4 ) , coula la vie à 4 ou 5 0 0 h o m m e s , fut étouffée par d'affreuses r i g u e u r s , et fit r é p a n d r e p l u s de sang q u ' i l n ' e n fut versé à la suite d ' a u c u n e é m a n c i ­ p a t i o n . P e u de t e m p s a p r è s , don V. Queipo écrit q u e Vile est sur un cratère,

et q u ' i l faut s ' o p p o s e r a tout prix

à u n e plus large introduction

d'Africains.

III. — On n ' a donc pas civilisé ces esclaves? La préten­ d u e conversion des races inférieures p a r les bienfaits de la servitude est d o n c d e m e u r é e sans f r u i t ? 2

«. Je n e puis, dit M. Anthony T r o l l o p e , p l a c e r les n è g r e s de la J a m a ï q u e sur le m ê m e pied que ceux de Cuba qui sont laissés a b s o l u m e n t sans instruction reli­ gieuse, et sont, en conséquence, bien p l u s voisins de la b r u t e q u e tous les a u t r e s . » Les aveux de M. Queipo s o n t , s u r ce point, extrême­ m e n t précieux. Il pense que « p o u r les esclaves, il suffît, q u a n t à p r é s e n t , de limiter l'éducation à l ' i n s t r u c t i o n 1

2

Rev. col., 1844, 2 , 2 4 9 . The west Indies und the Spanish

Main, p, 47.


COLONIES E S P A G N O L E S .

203

1

religieuse .» Il engage le g o u v e r n e m e n t à faciliter p a r tous les moyens en son pouvoir, u n e si utile instruction, et voici quel en est, à ses yeux, le p r o g r a m m e : « L'instruction r e l i g i e u s e , dirigée p a r des ecclésiasti­ ques zélés et instruits, loin d'influer sur le r e l â c h e m e n t de la discipline, c o m m e le craignent peut-être q u e l q u e s p e r s o n n e s , contribuerait, au c o n t r a i r e , à affermir l ' a u ­ torité des maîtres,

en habituant

les esclaves à la

soumission,

cl en l e u r enseignant à supporter avec la résignation q u e peut seule i n s p i r e r la r e l i g i o n , les privations condition passagère2.

de leur

»

Craindre la religion qui relâche la discipline, la religion q u i habitue à la soumission,

favoriser

c'est en tous lieux

le langage des partisans de la servitude et leur e m b a r r a s . Trouve-t-on du moins u n clergé commode p r ê t à faire cet ignoble usage de son zèle et de son instruction

? Que

vaut le clergé qui consent à cette tâche honteuse? Le môme a u t e u r déplore « l'éloignement et 1 indiffé­ rence toujours croissante de la jeunesse p o u r la carrière ecclésiastique

»

« Il voudrait jeter u n voile sur le triste tableau q u e 3

présente l'état du culte et de ses m i n i s t r e s . . . » Ce clergé est en effet l ' u n des plus c o r r o m p u s qui soient au m o n d e , m a l g r é le zèle d'évêques

respectables

et l'exemple des jésuites, réguliers et i r r é p r o c h a b l e s . Quoi ! vous chargez la religion d'affermir les mauvais rois, les mauvais maris et les mauvais maîtres, en p r ê 1

The west Indies,

- Ibid., p. 156. 5

Ibid., p. 157.

etc., p. 161.


206

L'ESCLAVAGE,

c h a n t la soumission aux sujets, aux femmes et a u x escla­ ves, et vous êtes s u r p r i s q u e , p o u r ce beau m é t i e r , on ne trouve pas de p r ê t r e s , et qu'à le r e m p l i r , on se c o r r o m p e et on s'avilisse! Dieu en soit l o u é ! Quand le clergé se c h a r g e d'excuser les vices q u ' i l doit c o m b a t t r e , il les g a g n e , et c'est justice q u e le médecin p r e n n e la m a l a d i e qu'il n ' a pas voulu g u é r i r . On p o u r r a i t parier d'avance q u e la j u s t i c e , qui est la seconde force m o r a l e après la religion , est envahie p a r la m ê m e contagion. Les aveux d e M. Queipo,

lui-même

1

p r o c u r e u r g é n é r a l , n ' e n laissent pas d o u t e r . « La légis­ lation produit u n e source

intarissable

de p r o c è s ; ils

sont la proie d ' u n e m u l t i t u d e d ' a g e n t s d'affaire plectos),

d'avocats (letrados),

et de p r o c u r e u r s

coa); ils coûtent é n o r m é m e n t c h e r ,

(pica(causidi-

la p r o c é d u r e

est

inextricable, ils d u r e n t sans fin ; en F r a n c e , en Angle­ t e r r e , en E s p a g n e m ê m e , la justice est coûteuse, m a i s enfin, on a l'espoir de l'obtenir. 11 n ' e n est pas de m ê m e dans l'île, où l ' i n d u l g e n c e des c o u r s s u p é r i e u r e s et la difficulté de faire p a r v e n i r j u s q u ' a u x pieds du

trône

les plaintes qui peuvent s'élever contre les a b u s et les injustices

des t r i b u n a u x inférieurs et leurs assesseurs

g r a d u é s , les laisse m a î t r e s absolus de la fortune et d e la liberté des h a b i t a n t s , en favorisant l ' i m p u n i t é

»

L'exorbitante faculté laissée aux parties de choisir et d e 2

récuser leurs j u g e s , l'abus des gratifications

(buscas),

escamoteries (vistas, épices), assure aux maîtres d'escla­ ves u n e i m p u n i t é facile. Après u n e l o n g u e é n u m é r a t i o n The westIndies,etc., p . 2 4 0 , 243, 2 5 6 . » Ibid. p. 2 5 2 . 1


COLONIES ESPAGNOLES.

207

des a b u s , c'est un magistrat qui conclut en n o m m a n t la législation et la justice, un ver

rongeur

1

qui mine l'île .

Au-dessus de la justice civile s'élève la justice politique, ou le g o u v e r n e m e n t . Il est absolu, sans limites. Pas de législature c o m m e à la J a m a ï q u e , pas de conseils géné­ raux c o m m e aux Antilles françaises. Pour

maintenir

les esclaves, les colons veulent u n pouvoir de fer; ils le 2

subissent pour eux-mêmes. Voici quelques e x e m p l e s de la m a n i è r e dont il s'est exercé dans les dernières années : Don José Antonio S a c o , pour avoir p u b l i é q u e l q u e s articles contre la traite des n o i r s , b a n n i sans procès ; Don Domingo Delmonte, r i c h e propriétaire d'esclaves, soupçonné d'avoir rédigé u n e pétition contre la traite, exilé ; Don Benigno Gener, pour avoir écrit une adresse contre la traite signée p a r 9 5 p l a n t e u r s de Matanzas, forcé de s'expatrier (1844) ; Don Gaspar Bétancourt Cisneros, riche p l a n t e u r de Puerto Principe, soupçonné des m ê m e s opinions, m a n d é et sévèrement admonesté devant le capitaine g é n é r a l . Don José de la Luz Caballero, p o u r les m ê m e s opinions, traduit devant une commission militaire; Don Manuel Martinez Serrano , pour les m ê m e s opi­ nions, mort en prison. Ainsi, il y a u r a i t , ou plutôt il y a u n e opinion abolit i o n n i s t c à Cuba, le gouvernement ne la tolère pas. Mais il a longtemps toléré q u e le capitaine général reçût u n e

1

The west Indies, etc., p . 504.

s

La Question

de Cuba (1859, p. 19, 20).


208

L'ESCLAVAGE.

once d'or (quatre-vingt-quatre francs) par. tête de bétail h u m a i n i n t r o d u i t e . On peut citer les capitaines g é n é ­ r a u x , vivant encore, et e n r i c h i s de cette m a n i è r e . E n r é s u m é , la justice, la l i b e r t é politique, la sécurité sont en décadence. Mais du m o i n s est-il bien vrai q u e la r i c h e s s e , u n i q u e objet a u q u e l tout est sacrifié, soit, en progrès? Si le luxe était la richesse, si d ' é n o r m e s fortunes p a r ­ ticulières q u e voit l ' E u r o p e , parce qu'elles se d é p e n s e n t en E u r o p e , étaient un fait h a b i t u e l , l'île de Cuba pour­ rait être r e g a r d é e c o m m e u n e terre o p u l e n t e , et la ville de la Havane, si b r i l l a n t e , si a n i m é e , la ville de la p r o ­ digalité c h a r m a n t e et de la mollesse dorée, serait u n p a ­ r a d i s . Mais ces apparences sont des voiles q u ' i l faut lever. Allons aux sources de la richesse. Plus d ' u n e est dessé­ c h é e . Le c o m m e r c e étant p r e s q u e tout entier entre les m a i n s des é t r a n g e r s , c'est la possession et le travail de la t e r r e qui est la richesse de l'île. Or le travail servile aug­ m e n t e de p r i x . Si la population avait été l i b r e , elle se serait p e u à peu répartie dans tous les endroits les plus fertiles. Captive, elle a été p a r q u é e dans u n e seule province. En Es­ p a g n e , il y a 750 habitants par lieue c a r r é e ; à Cuba, 5 8 7 dans le d é p a r t e m e n t occidental de l ' î l e ; les bras m a n ­ l

q u e n t et la terre reste inculte p a r t o u t ailleurs . P o u r fa1

Terres cultivées Prairies naturelles —

artificielles

0 5 , 6 7 7 caballerias 99,012 17,404

Terres non défrichées

409,826

Terres arides

139,265 731,784

La caballeria est de 5 3 acres 1/2 anglais. (Rev. col.,

1850, 5, 568.)


COLONIES

ESPAGNOLES.

209

briquer du s u c r e , à l'aide des esclaves, on a négligé les 1

prairies artificielles et l'élève du b é t a i l ; des forêts sécu­ laires ont. été abattues pour cultiver la c a n n e , et il en 2

est résulté la sécheresse et l ' i n s a l u b r i t é ; on a négligé la recherche et l'exploitation de mines de charbon i m ­ 3

p o r t a n t e s . L'étendue de la c u l t u r e nécessaire à la p r o ­ duction de la canne à sucre ne permettant pas facilement la division des héritages, les sucreries ayant longtemps joui du privilége exorbitant de ne pouvoir être vendues que pour u n e dette égalant l e u r valeur (loi 5 , tit.

XVI,

liv. 5, du Code des Indes), la répartition des terres ayant été faite sans p r u d e n c e à l'origine, au point q u ' u n e seule famille ( R e c i o s ) possède 2 0 0 lieues c a r r é e s ,

l'habitude

du luxe entraînant à u n e g r a n d e imprévoyance, il ré­ sulte de toutes ces circonstances q u e la propriété fon­ cière est obérée lourdement, et qu'elle a se trouve, dit M. Queipo, c o m m e p e r d u e dans un inextricable labyrin­ the, source intarissable de procès qui troublent la paix des familles, compromettent et d i m i n u e n t les fortunes, r u i n e n t les créanciers de bonne foi, et, trainés facilement en l o n g u e u r , aboutissent pour la p l u p a r t à la vente des ha4

b i t a t i o n s . « L ' i n t é r ê t de l'argent, à cause de ce défaut de sécurité, est très-élevé. Le n u m é r a i r e est r a r e . La vie est très-chère. Les colons et les capitaux de l'Europe n'osent s'aventurer. Pendant ce temps, le sucre auquel on a tout sacrifié, est de plus en plus concurrencé par le sucre de

1

Don V. Q u e i p o , p ,

2

P. 105.

5

4

100.

P. 105. P. 139. II.

14


210

L'ESCLAVAGE.

Java, de la Louisiane, du Brésil. Les colonies anglaises et françaises r e p r e n n e n t leurs forces. De g r a n d e s fortunes, plus ou moins bien acquises, à côté d ' u n malaise g é n é r a l de la propriété, une p r o s p é r i t é , ravivée p a r des causes passagères, dont on entrevoit déjà le t e r m e , des habitudes de luxe et de prodigalité qui contrastent avec la vie cruelle des esclaves, et achèvent de cacher et p a r conséquent de p r é c i p i t e r des causes profondes de r u i n e , voilà donc, après avoir lu un défenseur officiel de Cuba , ce q u e l'on est conduit à penser de celle prospérité m a t é r i e l l e , dont les partisans de la servitude font u n si complaisant étalage, prospérité qui p o u r r a i t en effet devenir i m m e n s e , le jour où les efforts des h o m m e s c o r r e s p o n d r a i e n t aux d o n s in­ c o m p a r a b l e s du C r é a t e u r . IV. — Qu'a d o n c à c r a i n d r e l ' E s p a g n e , si elle abolit l'esclavage? Une dépense p o u r i n d e m n i s e r les p r o p r i é t a i r e s , u n e perte de revenus p e n d a n t quelques années, un

malaise

momentané. Sans nier l'importance de cette dépense, le poids de ce malaise, il est p e r m i s d'affirmer q u e , dépense et m a ­ l a i s e , seraient m o i n s l o u r d s et m o i n s longs q u e p a r t o u t ailleurs. Les précautions dont l'expérience a révélé l'utilité , l ' e n g a g e m e n t transitoire des affranchis, seraient faciles. Déjà les m e i l l e u r s procédés de fabrication sont usités, et la combinaison de la petite c u l t u r e avec la g r a n d e fabri­ cation n'est pas chose nouvelle. La force m i l i t a i r e , les écoles, les institutions de bienfaisance sont prêtes. L'exem ple du travail libre est déjà d o n n é sur u n e g r a n d e échelle.


COLONIES ESPAGNOLES.

211

Il l'est surtout de la m a n i è r e la plus r e m a r q u a b l e dans la seconde Antille espagnole , l'île de Puerto-Rico. Une plus intelligente répartition des (erres, régularisée p a r 1

u n e o r d o n n a n c e de Ferdinand VII, du 10 août 1 8 1 5 , qui accorde à tout é t r a n g e r u n e concession gratuite de 4 fanègues 1 2 ( 2 hectares 50 ares) de terre, à condition de les cultiver, et la moitié à chaque esclave, a attiré les colons, r é p a n d u la petite propriété et facilité l'émanci­ pation. 2

Dès 1834, le colonel F l i n t e r constatait q u e sur 4 0 0 , 0 0 0 h a b i t a n t s , il y avait à peine un vagabond, que toute la population était aux c h a m p s , active et h e u r e u s e . Pas plus de 5 7 villes ou villages contenant 6,448 habitations s u r 555 lieues carrées, tandis qu'on comptait dans la cam­ p a g n e 4 4 , 2 0 5 habitations occupées p a r 5 4 0 , 8 9 3 habi­ tants s u r 4 0 0 , 0 0 0 . S u r 45,000 esclaves, 15,000 étaient d o m e s t i q u e s , 50,000 seulement étaient répartis dans 500 sucreries et 148 caféieries, i n d é p e n d a m m e n t de 1,277 petites plantations. Les trois quarts des produits destinés à la consommation ou à l'exportation, étaient le fruit du travail libre des blancs ou des gens de couleur, ainsi que l'élève de 100,000 têtes de bétail. En 1 8 1 0 , la valeur des exportations n'allait qu'à 6 5 , 6 7 2 p i a s t r e s ; en 1 8 5 2 , elle excédait 5,000,000 pias­ tres. Autrefois, Porto-Rico, d'abord colonie pénale, était dans l'état le plus déplorable et les noirs libres étaient 1

A n n e x e s au livre de don V. Queipo, p. 5 6 9 .

- Londres, 1854, chez Longman, cité dans un écrit de Zachary Macaulay traduit sous ce titre : Faits et renseignements travail

prouvant

les avantages

du

libre sur le travail force. Paris, Hachette, 1855, chap. 1er, p. I, 19.


212

L'ESCLAVAGE:

indolents et vicieux. Tous les p r o g r è s sont d u s à la distri­ bution des t e r r e s , à u n e législation libérale, à la cons­ truction des églises, à de bons r è g l e m e n t s contre le vaga­ b o n d a g e , en a u t r e s termes à la p r o p r i é t é , à la religion, à la justice En vingt ans, d'après le t é m o i g n a g e de M. Mél

rivale , la population a d o u b l é , la production a q u a d r u ­ plé; le n o m b r e des esclaves, m a l h e u r e u s e m e n t a u g m e n t é depuis, n e s'est pas a c c r u . Outre les p l a n t e u r s q u i , en g é n é r a l , habitent l e u r t e r r e et l'exploitent, e u x - m ê m e s , il existe à Porto-Rico u n e classe t r è s - n o m b r e u s e , à peu près u n tiers de la p o p u l a t i o n , de petits p r o p r i é t a i r e s de race b l a n c h e , c o n n u s sous le n o m de hivaros,

q u i culti­

vent leurs petites habitations avec l e u r s familles, race p e u instruite, m a i s courageuse, industrieuse, vivant en très-bons t e r m e s avec les gens de c o u l e u r . Ainsi les blancs peuvent travailler et se r e p r o d u i r e sous le climat des tro­ p i q u e s ; les produits tropicaux peuvent être cultivés p a r le travail l i b r e . L'exemple de Porto-Rico établit ces deux vérités si contestées. 2

E n 1 8 4 4 , au t é m o i g n a g e de don José S a c o , on c o m p ­ tait à Porto-Rico 1,277 petites p l a n t a t i o n s de c a n n e s à s u c r e cultivées p a r leurs propriétaires libres, et le m ê m e écrivain r a p p e l l e q u e le sucre est é g a l e m e n t produit p a r des bras libres a u x Indes orientales, à Java, aux Moluq u e s , aux Célèbes, à S u m a t r a , à Manille. On peut ajouter m a i n t e n a n t les Antilles anglaises et françaises. Or, dans 1

Herrman Mérivale, Lectures

chevàlier, Rapport

on colonisation,

184,1, cité par M. Jules LE-

sur les questions coloniales, 1, introduction, XX, 1844.

- De la suppression de la traite des esclaves africains Cuba, par don Jose A. Saco (Rev. col., 1845, 5, 256).

dans

l'île

de


COLONIES

ESPAGNOLES.

213

les Antilles espagnoles, il y a déjà plus d ' h o m m e s libres qu'ailleurs, plus de blancs pour diriger les gens de cou­ leur, plus de soldats p o u r m a i n t e n i r l ' o r d r e , p l u s de ca­ pitaux p o u r traverser la crise, et l'expérience

d'autrui

pour éviter les fautes et m é n a g e r la transition. Que m a n que-t-il donc? Rien, si ce n'est la volonté. Mais, d ' a u t r e part, qu'est-ce que l'Espagne doit r e d o u ­ ter, si elle n'abolit pas l'esclavage? La décadence m o r a l e et m ê m e matérielle d'un admi­ rable pays, puis la perte de sa colonie. Que le luxe , le faste, les millions, les m a r i a g e s des créoles de la Havane et la prospérité incontestable, due à des causes exceptionnelles et transitoires, ne nous fas­ sent pas d'illusion. En r é s u m é , avec un esclavage adouci, continuellement renouvelé par la traite, l'île ne s'est pas p e u p l é e ; avec de magnifiques éléments de richesse, la propriété est en général obérée par les dettes, dévorée par le luxe; la t e r r e est devenue u n e fabrique; u n e force militaire considé­ rable, u n pouvoir s u p é r i e u r illimité, n'ont pas empêché des révoltes, l'état de siège, le bannissement; la religion s'est c o r r o m p u e au lieu de civiliser ; la justice est abaissée; les m œ u r s dissolues; les blancs soumis, sans a u c u n e liberté politique, au pouvoir absolu dont ils ont besoin p o u r se protéger contre la révolte. On a beau dire que l'émancipa­ tion se fera peu à peu; on a beau vanter des lois h u m a i n e s , u n e opinion abolitionniste sérieuse, m ê m e p a r m i les m a î ­ tres, u n e large faculté de rachat, moins de préjugés de couleur qu'en Amérique Le rachat ne conduit à rien, l'o­ pinion n'est pas libre, aucun exemple n'est donné et on se


214

L'ESCLAVAGE:

r é d u i t à répéter : c'est le temps q u i d é t r u i r a l'esclavage. Or le temps rive p l u s de chaînes q u ' i l n ' e n use. Qu'a-t-il fait j u s q u ' i c i ? Le temps a vu n a î t r e à l'île de Cuba d ' a d ­ m i r a b l e s p r o g r è s . Cette r i c h e contrée a des écrivains, des savants, des artistes, des poëtes, des a d m i n i s t r a t e u r s , des m i l l i o n n a i r e s , des j o u r n a u x , des écoles, des églises, des établissements de toute s o r t e , des usines m o d è l e s , des c h e m i n s de fer, des plantations s u p é r i e u r e m e n t d i r i g é e s , des ports m a g n i f i q u e s ,

un c o m m e r c e actif ; elle est ce

q u ' o n appelle a u j o u r d ' h u i un pays civilisé. l

« P a r t o u t , dit M. de H a m b o l d t , où l'esclavage est trèsa n c i e n n e m e n t établi, le seul accroissement de la civili­ sation influe b e a u c o u p m o i n s sur le traitement des escla­ ves q u e l'on ne désirerait pouvoir l ' a d m e t t r e . La civilisa­ tion s'étend r a r e m e n t sur u n g r a n d n o m b r e d ' i n d i v i d u s , elle n ' a t t e i n t pas ceux q u i , dans les ateliers, sont en con­ tact i m m é d i a t avec les n o i r s . » On voit à Cuba, ce q u e l'on vit à Rome et à A t h è n e s , l'esclavage d u r e r à côté du l u x e , l ' e x t r ê m e abjection à côté de l'extrême o p u l e n c e , et l'état des esclaves p l u s m i s é r a b l e à mesure q u e les exigences de la richesse et du c o m m e r c e deviennent p l u s i m p é r i e u s e s . Le m ê m e soleil fait m û r i r les fruits et p o u r r i r le f u m i e r . Le t e m p s accroît la richesse des maîtres et la m i s è r e des esclaves. 11 y a bientôt q u a r a n t e années q u e M. de H u m b o l d t a visité Cuba ; q u a r a n t e a n n é e s n ' o n t pas c h a n g é la con­ dition des esclaves. Compter sur le t e m p s , c'est p e r p é t u e r la servitude.

1

Voyages, III, p. 4 5 6 .


COLONIES ESPAGNOLES.

215

Ce serait au gouvernement espagnol à p r e n d r e

l'ini­

tiative. Pour abolir la traite, il a fait, de mauvaise gràce, quelques efforts t a r d i f s ; p o u r abolir l'esclavage, a u c u n . Il n'est pas d e m e u r é seulement inerte, il a été complice. Nous le verrons f e r m a n t les yeux s u r la de la traite au m é p r i s des traités les

continuation

plus solennels.

Nous

avons vu, et il faut r e d i r e e n c o r e , sa conduite envers l'opinion des partisans de la liberté, n o m b r e u x , à l ' h o n ­ n e u r de la société c u b a i n e . A la suite des insurrections des esclaves qui e u r e n t lieu à Cuba à la fin de 1 8 4 5 et au de 1 8 4 4 ,

un

commencement

m o u v e m e n t abolitionniste se

manifesta

dans l'opinion , 92 habitants considérables de Matanzas signèrent

(29

novembre

1843)

capitaine g é n é r a l O'Donnell

contre

rectement

1

contre

u n e adresse au la traite et

l ' e s c l a v a g e ; le capitaine

indi­

général

refusa de les recevoir et l e u r fit u n e sévère admones­ tation. Une seconde adresse ayant été signée à la Ha­ vane, il la m i t en pièces devant ses a u t e u r s ; à

une

troisième adresse, il r é p o n d i t p a r des menaces écrites. Plus de trois mille noirs furent passés p a r les armes et 2

un millier d'autres b a n n i . Quel était l e u r c r i m e ? Au milieu des tortures cruelles infligées à ces m a l h e u r e u x noirs p o u r leur a r r a c h e r des aveux sur l'origine de l'in­ surrection, ils déclarèrent, alors m ê m e q u ' i l s étaient at­ tachés au fatal

p o t e a u , qu'ils n'avaient pas été poussés

à la révolte par des traitements trop r i g o u r e u x ,

1

Rev. col,

2

Rapp. du juge-commissaire anglais, Rev. col. 1847, 12, 104.

1845, 7 , 2 8 1 .

mais


216

L'ESCLAVAGE,

q u e l ' a m o u r de la liberté, dont on les avait injustement privés, les avait excités à se révolter, q u ' i l s étaient prêts à b r a v e r p o u r elle les plus cruelles souffrances et la mort m ê m e , que sans elle ils n e pouvaient plus vivre; on en vit s'échapper et se d o n n e r la m o r t , plutôt q u e de r e ­ tomber en esclavage. Lord Aberdeen, en affirmant tous ces faits dans u n e 1

dépêche au g o u v e r n e m e n t espagnol du 2 m a i 1844 , ne c r a i g n a i t pas d'ajouter : «Les seules personnes qui p r ê ­ tent la m a i n à la continuation de la traite sont les officiers m ê m e de la c o u r o n n e d ' E s p a g n e . La cupidité du gou­ vernement est la cause réelle de cet affligeant trafic im­ posé à la c o l o n i e , m a l g r é son d a n g e r manifeste et au grand mécontentement

des p r o p r i é t a i r e s , dans le but

u n i q u e d ' e n r i c h i r le capitaine g é n é r a l . » L'opinion s'émut à Madrid c o m m e à la Havane. Les r e m o n t r a n c e s du cabinet anglais e u r e n t p o u r résultat la loi de 1845 p o u r la répression de la traite, loi plus sévère et non m o i n s violée q u e les précédentes. Mais rien ne fut fait contre l'esclavage. Or il était, la cause des révoltes; il ne suffisait pas de dire : n'apportez plus d'esclaves , si l'on n'ajoutait pas : n ' e n conservez p l u s . L'émancipation anglaise était accomplie; on préparait, d a n s cette m ê m e a n n é e 1 8 4 5 , l'émancipation française p a r des lois im­ portantes. Le g o u v e r n e m e n t

espagnol

n'exprima

pas

m ê m e un vœu, un espoir, il n ' a n n o n ç a l'intention d'au­ cune initiative. Quinze années se sont écoulées depuis cette époque, sans q u ' u n seul pas ait été fait, sans q u ' u n

1

Rev

col. 1845, 7. 283.


COLONIES ESPAGNOLES.

217

seul mot ait été prononcé en faveur de l'abolition de l'es­ clavage. Au c o n t r a i r e , le r a p p o r t qui précède les décrets de 1854. sur l'enregistrement, l'immigration, etc., débute par ces paroles honteuses

:

« L'un des maux les plus graves dont souffre aujour­ d'hui l'île de Cuba, provient de la rareté des t r a v a i l l e u r s . . . Si l'on ne se hâte d'y porter r e m è d e , les richesses q u e renferme cette île n e tarderont pas à d i m i n u e r et m ê m e à s'épuiser c o m p l é t e m e n t . . . . . Il n'échappera pas à la profonde pénétration de Votre Majesté, que la situation qu'on déplore est due, d'une part à l'existence

nécessaire

de l'esclavage, et de l ' a u t r e , aux traités en vigueur qui s u p p r i m e n t la traite. Les Antilles paraissent condamnées par la Providence à ne m o n t r e r leur fécondité q u ' à la faveur de celte institution et aux dépens de la race

sur

laquelle elle pèse. De là est résultée, pour l'île de Cuba, une situation sociale et économique qu'il est

indispen­

sable de maintenir

quelque

avec tous ses inconvénients,

exceptionnelle et anormale qu'elle soit, car l'idée seule de la régulariser en la modelant s u r les sociétés e u r o ­ péennes ferait naître de p l u s g r a n d s dommages encore p o u r l'Etat et m ê m e pour la race privée de la liberté civile. « De la nécessité de m a i n t e n i r l'esclavage dans ces régions naissait naturellement

l'utilité de p e r m e t t r e en certains

cas, l'introduction de nouveaux esclaves, mais c o m m e les traités le prohibent, ce moyen efficace de conservation

1

Rev. col.,

1 8 5 4 , 13. 2 8 6

a


218

L'ESCLAVAGE.

m a n q u é à l'esclavage au m o m e n t où le développement et les p r o g r è s de l ' a g r i c u l t u r e

le r e n d a i e n t c h a q u e j o u r

p l u s nécessaire. » L'esclavage nécessaire,

la traite nécessaire,

voilà ce q u e

proclame en 1 8 5 4 , le g o u v e r n e m e n t e s p a g n o l . Mais, grâces à Dieu, c'est l'abolition qui est néces­ saire. Ce q u e l ' h u m a n i t é n'a pas i n s p i r é , la nécessité le c o m m a n d e . Cuba n'a pas c h a n g é de maîtres, m a i s il a c h a n g é de voisins. Dans tous les

pays q u i avoi-

s i n e n l Cuba, du Mexique à la F l o r i d e , de P a n a m a à la Guyane, dans toutes les Antilles, régnait, il y a m o i n s d ' u n siècle, p r e s q u e p a r t o u t l ' E s p a g n e , et p a r t o u t

l'es­

clavage. Centre de l'Amérique i n s u l a i r e , de l ' A m é r i q u e du Nord et de l ' A m é r i q u e du 8 u d , la r e i n e des Antilles, Cuba, n'a plus a u t o u r d'elle q u e des institutions ou que des races sans ressemblance avec les siennes. Le Mexique, l'Amérique centrale, la Colombie, Saint D o m i n g u e , les Antilles anglaises, françaises, danoises, suédoises, n ' o n t p l u s d'esclaves. La Louisiane et. la Floride en p o s s è d e n t , m a i s elles a p p a r t i e n n e n t à la race envahissante des Amé­ r i c a i n s . La g r a n d e , belle, riche Cuba semble aux

Slaves-

holders du sud de l'Union a m é r i c a i n e c o m m e u n e t e r r e détachée de leur continent qu'ils veulent r e p r e n d r e à la m e r . A u g m e n t e r d ' u n e contrée divisée en deux États, le n o m b r e des États à esclaves, c'est r é t a b l i r dans les deux c h a m b r e s du congrès l ' é q u i l i b r e des votes, et fortifier, r é t a b l i r l'influence du S u d . L'Amérique est aux Améri­ cains c o m m e l'Italie aux Italiens. Cuba doit être la proie des États-Unis, elle le sera : les p r e m i è r e s tentatives ont échoué avec Lopez, elles seront r e c o m m e n c é e s . La con-


219

COLONIES ESPAGNOLES.

voitise du Sud est devenue un plan de la politique passée dans le langage officiel ; Cuba sera achetée, cédée ou prise. L'Espagne livrera son dernier vaisseau et son der­ nier écu avant de p e r d r e le seul joyau qui lui reste de son ancienne couronne a m é r i c a i n e . Déjà dans les Cortès, des défis solennels ont r é p o n d u aux menaces et aux 1

instances du Cabinet de W a s h i n g t o n . Les deux cent mille mulâtres libres, qui le lendemain de l'annexion retom­ beraient dans un r a n g voisin de l'esclavage, résisteront avec l'Espagne. Un parti puissant essayera de c o n q u é r i r l'indépendance de l'île. Cependant, l'exemple du Texas prouve assez

que l ' A m é r i q u e avancera pas à pas, et,

tôt ou

l'usurpation

tard,

est infaillible.

Car

d'une

part, s'il y a aux États-Unis u n parti qui la p r é p a r e , il y a dans l'île,

d'autre part,

des planteurs qui

la

désirent, afin de ne plus payer à l'Espagne tant d'im­ pôts et les frais de tant de fonctionnaires, afin d'assurer, en s'unissant à quinze États à esclaves, la perpétuité de la possession des leurs. Lord Palmerston l'a dit un j o u r : « les colons de Cuba ne tiennent plus à l'Espagne que par la p e u r d ' u n e insurrection et par la faveur de la traite. » Or, l'Amérique protégerait désormais m i e u x leur sé­ curité et leur trafic. Les assiégeants ont donc des intelli­ gences dans la place, et l'envie est assurée de la com­ plicité de l'intérêt. A moins q u e l'Europe ne s'y oppose, ce siècle est probablement destiné à voir la m a i n é n o r m e des États-

1

V. liv. IV,

États-Unis.


220

L'ESCLAVAGE.

Unis, s'étendre et se refermer sur u n e nouvelle quête,

grande

comme

dons de Dieu q u ' a u c u n

l'Angleterre,

p l u s riche

con­ des

pays du m o n d e , Gibraltar de la

Méditerranée a m é r i c a i n e ,

sentinelle

postée à l ' e n t r é e

du Mississipi, g a r d i e n n e du futur canal de P a n a m a , r e i n e des Antilles que se p a r t a g e n t les puissances m a r i t i m e s et q u e la m ê m e convoitise, a c c r u e par ses triomphes, osera m e n a c e r à l e u r t o u r ? L'Espagne,

conduite p a r une mauvaise action à u n e

situation fausse et e x t r ê m e , a déjà tenté d'obtenir p o u r ses possessions la g a r a n t i e de l ' A n g l e t e r r e et de la F r a n c e . En 1 8 5 2 , un traité a été proposé aux États Unis ; d a n s cette convention, il n e s'agissait de rien moins que d ' u n e déclaration obligatoire de la p a r t des trois n a t i o n s , é q u i ­ valente à assurer à l'Espagne la possession p e r p é t u e l l e de l'île de Cuba, sans a u c u n e g a r a n t i e de sa p a r t à l ' é g a r d 1

des habitants de la c o l o n i e .

Les États-Unis ont refusé

un traité qui décevait l e u r ambition sans satisfaire l ' h u ­ manité. Depuis cette é p o q u e , nous l'avons dit a i l l e u r s ,

les

projets sont devenus publics, et les m e n a c e s audacieuses. H e u r e u s e m e n t p o u r l ' E s p a g n e , la Providence lui ac­ corde u n répit et u n e occasion de se relever. A la faveur de la crise q u i déchire les États-Unis, p a r u n e d é m a r c h e h a r d i e , l'Espagne a recouvré Santo-Domingo, et elle est sans doute disposée à placer sa m a i n dans les révolutions du Mexique. Maîtresse ou protectrice de deux terres sans esclaves, c o m m e n t conservera-t-elle la troisième et la

1

La Question de Cuba, 1 8 5 9 , p . 5 7 .


COLONIES

ESPAGNOLES.

221

plus belle, c o m m e n t s'assurcra-t-elle la possession de Cuba? Le seul moyen, c'est d'émanciper les esclaves! Le sud des États-Unis n ' a u r a plus le m ê m e intérêt à l ' a n n e x i o n ; s'il la tente, l'asservissement d ' u n e t e r r e li­ bre p o u r y rétablir l'esclavage fera h o r r e u r au m o n d e entier, et l'Espagne obtiendra plus

aisément

l'appui

de l'Europe. Quatre cents mille noirs et deux cents mille m u l â t r e s défendront le droit de l'Espagne avec leur li­ berté. L'émancipation lui enlèvera des esclaves et lui don­ nera des défenseurs. Les propriétaires seront indemnisés, et, s'ils se plaignent à l'excès, l'on p o u r r a opposer à leurs plaintes les traités qui permettent de rendre à la liberté les esclaves dont on ne peut justifier l'origine ; si ces traités étaient, exécutés à la l e t t r e , que leur resterait-il donc ? Je le répète avec un écrivain distingué : « L'aboli ion de l'esclavage est le moyen le plus infaillible d'assurer à 1

l'Espagne la possession de C u b a . » De toutes les nations de l'Europe, l'Espagne a été; la p r e m i è r e à peupler d'esclaves le monde qu'elle a con­ quis, sera-t-elle la d e r n i è r e à renoncer à u n c r i m e qui a d u r é plus de trois siècles! 1

.M. Cuchev d-Clarigny, Patrie du 17 janv. 1859.



PORTUGAL



LIVRE

PORTUGAL

VI

1

Placé à l'extrémité sud-ouest de l'Europe, l'un des plus petits royaumes de celte partie du m o n d e , le Portugal eut l ' h o n n e u r d'être choisi par la Providence p o u r faire passer le reste du globe sous l'empire de la civilisation européenne. On sait quelle brillante série de d é c o u v e r t e suivit, au c o m m e n c e m e n t du quinzième siècle, l'intelli­ gente initiative du g r a n d prince Henry le Navigateur, er

l'un des fils du roi Jean I , qui commença s u r le trône la dynastie d'Aviz, et transféra de Coïmbre à Lisbonne la ca­ pitale du royaume. Depuis 1 4 1 5 jusqu'à la m o r t d ' H e n r y ; en 1 4 0 0 , et après lui, Madère, les îles du cap Vert, les Açores, la Guinée, le Congo, furent comme a u t a n t de ja­ lons sur la roule qui devait porter Barthélemy Diaz (1486) 1

V. l'intéressant ouvrage, publié par M. Charles Vogel, sous ce litre : le

Portugal et ses colonies. Paris, Guillaumin, 1860. II.

15


226

L'ESCLAVAGE,

au delà du cap de B o n n e - E s p é r a n c e , et Vasco de Gama ( 1 4 9 8 ) , puis Almeida et A l b u q u e r q u e j u s q u ' a u x I n d e s . Magnifiques entreprises q u i v a l u r e n t au P o r t u g a l , avec un h o n n e u r i m m o r t e l , d ' i m m e n s e s possessions bientôt ac­ crues par la découverte du Brésil ( 1 5 0 0 ) et p a r la conces­ sion de Macao ( 1 5 5 7 ) . Le Portugal fut q u e l q u e temps l ' a v a n t - g a r d e de la ci­ vilisation c h r é t i e n n e à la conquête du m o n d e . Les souve­ r a i n s Pontifes encourageaient et a u t o r i s a i e n t ses e n t r e ­ prises. Sixte IV le déclarait m a î t r e de toutes les terres situées au delà du cap Boïador ( 1 4 8 1 ) , et Alexandre VI (1405) partageait, p a r u n e ligne i m a g i n a i r e , le nouveau m o n d e e n t r e l ' E s p a g n e et le P o r t u g a l . Secondée par d'ad­ m i r a b l e s missionnaires, la religion gagna plus d ' â m e s dans ces contrées, ignorées depuis la création, que le Por­ tugal n'y a c q u é r a i t de sujets. On vit une reine du Congo r e c e v o i r le b a p t ê m e à Lisbonne, et, trois siècles a p r è s , Livingstone trouve à la côte d'Anguela ou au Mozambique les ruines des vastes églises construites par les Jésuites, le souvenir d ' u n m o n a s t è r e de Bénédictins noirs et des peuplades qui se sont transmis l ' a r t de lire et d'écrire q u ' i l s ont reçu des m i s s i o n n a i r e s . C'est à ses combats contre les Maures que le P o r t u g a l dut le développement de ce génie e n t r e p r e n a n t , militaire et religieux qui l'éleva si h a u t . Mais, c o r r o m p u p a r le contact des v a i n c u s , il eut le m a l h e u r d'en recevoir un poison qui devait d u r e r p l u s que ses victoires, il l e u r e m ­ p r u n t a l'affreuse c o u t u m e de l'esclavage. Le p r e m i e r , il d o n n a à la chrétienté dos peuples, et le p r e m i e r , il lui rendit des esclaves. Le port de Lisbonne a été e n r i c h i ,


PORTUGAL

227

l ' e m p i r e du Brésil a été colonisé p a r la traite, et de tous les établissements du Portugal sur les deux côtes d'Afri­ que, c o m m e d'autant de portes d ' u n bagne gigantesque, on a vu pendant des siècles sortir des captifs enchaînés, conduits de force en exil. La g r a n d e u r coloniale du Portugal n'est p l u s ; la s u p ­ pression des Jésuites p a r le m a r q u i s de Pombal a détruit l e u r s missions, le christianisme a disparu c o m m e le commerce, la traite a survécu. Supprimée en juillet 1 8 4 2 , elle d u r e toujours en secret. L'esclavage subsiste avec elle. Le pays d'Henry le Navigateur possède encore des éta­ blissements en Afrique et en Asie comme a u t a n t de té­ m o i n s de son ancienne puissance : en Afrique, les îles du cap Vert et la Sénégambie portugaise ou haute Guinée, les îles de Saint-Thomé et du P r i n c e ; dans le golfe de Guinée, le gouvernement d'Angola et de Benguela, sur la côte occidentale; le gouvernement de Mozambique,

sur

la côte orientale; — en Asie, la province de Goa, le gou­ vernement de Macao. Les îles du cap Vert avaient encore, en 1852, 5 , 6 5 9 esclaves sur 8 6 , 0 0 0 habitants. Les comptoirs sans i m ­ p o r t a n c e , Bissao, Cacheu, Zenguichor, qui

rappellent

encore sur les côtes de la h a u t e Giunée l'ancienne puis­ sance du P o r t u g a l , m a i n t e n a n t dépouillé d'Arguin et d'Elmina,

servent de résidence, autour de forts mai

défendus et d'églises en r u i n e , à quelques milliers d'Eu­ ropéens ou de chrétiens i n d i g è n e s , servis par environ 1,500

esclaves. Des quatre îles du golfe de G u i n é e ,

d e u x , Fernando-Po et Annobon, a p p a r t i e n n e n t de droit


228

L'ESCLAVAGE,

à l ' E s p a g n e , de fait à l ' A n g l e t e r r e , deux, S a i n t - T h o m é et l'île du P r i n c e , p o r t e n t encore le pavillon portugais; 160 h o m m e s de garnison s'exposent là aux r i g u e u r s de saisons partagées e n t r e les vents et la p l u i e , p o u r p r o ­ téger la production d ' u n peu de cacao et de café, d'un peu de poivre, de g i n g e m b r e et de c a n n e l l e , dont la cul­ t u r e et la vente occupent 1 2 , 2 5 5 habitants,; 159 seule­ m e n t sont blancs, 4 , 5 8 0 sont esclaves. La basse Guinée, p l u s v u l g a i r e m e n t appelée le Congo, est g r a n d e c o m m e la F r a n c e ; 0 6 0 , 0 0 0 individus y vivent plus ou moins soumis à l'administration portugaise, dans les districts d'Angola et de Benguela, au m i l i e u de près de d e u x millions d ' i n d i g è n e s i n d é p e n d a n t s . Cette (erre fut et est encore en p a r t i e c h r é t i e n n e . L'instruction y fut r é p a n d u e par les Jésuites, douze de l e u r s églises existent encore, et c'est aux Capucins italiens q u ' o n doit la g r a m ­ m a i r e et le dictionnaire de la langue binda. Mais la m ê m e terre fut aussi le plus g r a n d foyer de la traite, et, dans sa principale ville, Saint-Paul de Loanda, où siége a u j o u r ­ d ' h u i u n e des commissions mixtes chargées de c o n d a m ­ ner les opérations de traite, on a vu encore en 1 8 4 9 trente-sept négriers à la fois attendant leur cargaison sous la protection des m ê m e s forts qui servent m a i n t e n a n t à les surveiller, et payant une redevance p o u r c h a q u e esclave au g o u v e r n e m e n t qui m a i n t e n a n t

les c o n d a m n e .

En

1 8 5 6 , il y avait encore là 0 5 , 0 0 0 esclaves sous la d o m i ­ nation p o r t u g a i s e . Il n'y en avait pas m o i n s de 4 2 , 0 0 0 s u r 6 2 , 0 0 0 habi­ tants à la côte opposée de l'Afrique, dans

le gouver­

n e m e n t g é n é r a l de M o z a m b i q u e , d e r n i e r

débris

des


PORTUGAL

229

vastes possessions du Portugal au seizième et au dixseptième siècle, lorsque, m a î t r e de la côte de Zanguebar et de Mascate, il avait fait de Mélinde u n e florissante co­ lonie. Il ne faut pas chercher s e u l e m e n t la raison de la dé­ cadence de ces immenses possessions dans les obstacles que le climat oppose à la santé des Européens, car p l u ­ sieurs points, n o t a m m e n t s u r la côte orientale, sont salubres, arrosés de cours d'eau, ombragés de forets, peu plés d'animaux nombreux n o u r r i s par u n e t e r r e fertile. La disproportion e n t r e les ressources d'un petit r o y a u m e d'Europe et l'étendue de ses établissements, n'est pas non plus u n e explication suffisante; on sait ce que la Hollande a fait de Java. Les deux plaies de l'Afrique portugaise furent la mauvaise administration et la t r a i t e ; encore est-ce la traite q u i a surtout c o r r o m p u l'administration. « A force 1

de vendre des esclaves, dit M. V o g e l , on a d é g a r n i les plantations, fait fuir les travailleurs, exaspéré la p o p u l a tion i n d i g è n e , . . . et, par l'appât d'infâmes profits, fait de ces provinces un exutoire de la société portugaise. » Qui donc voudrait

salir son nom en plaçant ses capitaux

dans des entreprises si aventureuses et si honteuses? Si l'on disait q u e les nègres ne travaillent q u e p a r con­ trainte, on les calomnierait, car, dans cette partie de l'A­ 2

frique, dit encore M. Vogel , « le mode d'exploitation par accord avec des noirs libres et salariés est celui p a r lequel on a toujours obtenu les meilleurs résultats. »

1

P. 564, ch. XXII.

2 P. 5 7 9 , ibid.


230

L'ESCLAVAGE.

Nous avons cité ailleurs la lettre d u p a p e Benoît à Jean,

roi

de

Portugal,

où il lui r e m o n t r e que les

t r a i t e m e n t s exercés p a r les chrétiens envers les m a l h e u ­ r e u x esclaves l e u r font p r e n d r e en h o r r e u r le christia­ nisme. Ainsi, u n m ê m e c r i m e brise à la fois les trois i n s t r u ­ m e n t s de toute civilisation , la r e l i g i o n ,

le- travail, le

c a p i t a l . Débarqués, très-fiers de l e u r race et de l e u r civi­ lisation s u p é r i e u r e s , s u r ces rivages lointains, les E u r o ­ péens chrétiens avaient la mission d'élever les misérables p e u p l a d e s qui les h a b i t e n t au-dessus de la polygamie, d e l'idolâtrie, de la chasse aux esclaves, de la vente des h o m m e s . Au lieu de les convertir, ils les ont i m i t é s ; ils ont p r a t i q u é l'esclavage, la traite, la polygamie et s'ils n ' o n t pas été i d o l â t r e s , s'ils n ' o n t pas a d o r é les faux dieux, c'est parce qu'ils n ' e n ont adoré a u c u n . Puis on s'étonne q u e quelques pauvres missionnaires, jetés entre de tels fidèles et de tels néophytes, n'aient pas transformé l'Afri­ q u e , et l'on s'écrie q u e les nègres résistent au christianis­ m e ! Oui, q u a n d ils r e g a r d e n t les c h r é t i e n s . L'avenir de l'Afrique p o r t u g a i s e est dans l'évangélisation et d a n s l ' a g r i c u l t u r e . L'abolition de la traite, puis de l'esclavage, est le p r é l i m i n a i r e indispensable de toutes d e u x . On l'a compris enfin. Après la t r a i t e , l'esclavage c o m m e n c e à être frappé. Par u n décret du 14 d é c e m b r e 1854, et par u n e loi du 30

juin 1 8 5 6

municipalités,

1

Rev.

col.,

les esclaves appartenant aux

établissements

e

1858, 2 0 vol., p. 5 8 5 .

charitables

a

l'État, de

aux

l'ordre


PORTUGAL

de la Miséricorde,

231

dans toutes les possessions d'outre­

m e r , ont été déclarés libres, à condition d ' u n service li­ mité, après leur libération. Une loi du 2 5 juillet 1856 étend cette faveur aux escla­ ves appartenant

aux

églises.

Une loi du 5 juillet 1 8 5 6 abolit l'esclavage dans une partie de la province d'Angola, savoir le district d'Ambriz et les territoires de Cabinda et de Mélinda. Une loi du 24 juillet 1 8 5 6 déclare libres lés enfants nés de femmes esclaves postérieurement à cette date, à condition de servir g r a t u i t e m e n t les maîtres de leurs mères j u s q u ' à vingt ans ; ceux-ci d e m e u r e n t chargés de leur entretien. La m ê m e loi défend de vendre s é p a r é m e n t u n e m è r e et son enfant âgé de m o i n s de sept ans. Deux décrets ont été r e n d u s , à la m ê m e époque, p o u r déclarer libres tous les esclaves qui t o u c h e n t le sol du Portugal, de Madère ou des Açores. Enfin, le 2 5 août 1 8 5 6 , s u r la déclaration du gouver­ n e u r général de Macao, Timor, Solor, Goa, q u e l'esclavage avait disparu de fait dans l'Inde p o r t u g a i s e , le gouver­ n e m e n t a donné o r d r e de le déclarer aboli de droit. Aucune loi n'a encore s u p p r i m é l'esclavage au Mozam­ b i q u e , dans le reste de la province d'Angola, ni dans la h a u t e Guinée et les îles du golfe de Guinée. Il est en ou­ tre bien difficile d'affirmer si les lois q u e M. de Sa da Bandeira a eu l ' h o n n e u r de contre-signer sont p r o m u l ­ guées et exécutées sur la côte d'Afrique. On voit q u e , lorsqu'à la fin de 1857 le g o u v e r n e u r général de Mozambique fit a r r ê t e r par u n e goëlette por­ tugaise le navire français le Charles-et-Georges,

chargé


232

L'ESCLAVAGE.

d ' é m i g r a n t s libres, fit c o n d a m n e r le capitaine à deux a n s de fer, saisir le navire et r e t e n i r les n è g r e s , on voit q u e ce g o u v e r n e u r s c r u p u l e u x était l'agent d ' u n g o u v e r ­ n e m e n t d o n t la conversion à la g r a n d e cause de l'abolition de l'esclavage était fraîche, et encore peu c o m p l è t e . Espérons que le p r e m i e r pays c h r é t i e n qui ait eu des esclaves, depuis le moyen-âge, ne sera pas le d e r n i e r à y r e n o n c e r e n t i è r e m e n t . E s p é r o n s q u e le P o r t u g a l se servira des établissements qui lui restent sur les deux côtes de l'Afrique p o u r travailler

enfin à convertir et à

civiliser u n continent qu'il a p r e s q u e seul tenu dans ses m a i n s pendant plusieurs siècles, sans profit p o u r ce m a l ­ h e u r e u x pays, ni p o u r la métropole, ni p o u r l ' h u m a n i t é .


LE BRÉSIL



LIVRE

LE

VII

BRÉSIL

1

Au n o m b r e des colonies du Portugal, on aurait, au c o m m e n c e m e n t de ce siècle, cité d'abord la p l u s belle, la p l u s vaste, la plus riche, le Brésil. Indépendant depuis 1822, cet i m m e n s e empire est l'un des p r i n c i p a u x foyers d e l'esclavage à notre époque. L'Amérique d u Nord possède la plus puissante répu­ b l i q u e du m o n d e , les États-Unis. L'Amérique du Sud appartient en g r a n d e partie au Brésil, l ' u n e des plus flo­ rissantes m o n a r c h i e s de l'univers, seul État m o n a r c h i q u e , l

seul État florissant, au milieu de dix États r é p u b l i c a i n s . L'Union est u n e b r a n c h e vigoureuse de la race saxonne, 1

Le Brésil,

par M. Charles Reybaud, 1856. — Le Portugal

nies, par M. Vogel,

1860. — Le Budget

Stratten Ponthos. — Le Brésil,

du Brésil,

et ses colo­

par le comte de

par M. Pereira da Silva, Revue des deux-

Mondes du 15 avril 1858. — .1 travers l'Amérique du Sud, par F. Dabadie. Sartorius, 1859. — Histoire

du Brésil,

par M. Ferdinand Denis.

- Il serait injuste de ne pas signaler le Chili connue un État florissant, V. l'Histoire

du Chili, par M. l'abbé Eyzaguire.


236

L'ESCLAVAGE.

le Brésil est u n r a m e a u plein de séve de la race latine; la p r e m i è r e est u n e nation p r o t e s t a n t e , le second u n e nation catholique. Toutes d e u x , au n o m

de la liberté

c o m m e r c i a l e , ont r o m p u le lien qui les attachait à u n e métropole e u r o p é e n n e , et la p r e m i è r e , depuis 1 7 8 7 , la seconde, depuis 1 8 2 2 , n'ont pas cessé de g r a n d i r . Si l'on s ' a r r ê t e s u r p r i s devant les gigantesques États-Unis,

destinées

des

c o m m e n t ne pas assigner aussi un i n c a l c u ­

lable avenir au Brésil, g r a n d

1

comme l'Europe ,

déjà

composé de vingt provinces, dont seize ont des ports s u r l'Atlantique, provinces où la végétation des tropiques et les c u l t u r e s de l ' E u r o p e se p a r t a g e n t la surface d ' u n sol, riche en métaux, en or, en d i a m a n t s , et arrosé par d ' i m ­ m e n s e s fleuves, affluents ou rivaux de cette Amazone q u i , a p r è s u n parcours de treize cents lieues, arrive à la m e r , large de soixante-douze lieues. Huit m i l l i o n s d'habitants, s u r cette terre comblée des dons de Dieu et q u i p o u r r a i t en

porter 150 millions, vivent à l'abri d ' u n e consti­

tution libre sous u n g o u v e r n e m e n t

p o p u l a i r e . Depuis

la déclaration d ' i n d é p e n d a n c e en 1822, ce p e u p l e a tra­ versé la g u e r r e avec la m é t r o p o l e , la g u e r r e avec les pays voisins, la g u e r r e i n t é r i e u r e des p a r t i s , et c e p e n d a n t les recettes s o n t en p r o g r è s , les i m p o r t a t i o n s ont t r i p l é , 2

les exportations croissent chaque a n n é e , q u a t r e 1

lignes

Près de 8 millions de kilom. carrés, du 4e au 33e degré de latitude du

Nord au Sud, du 57e au 73e degré de longitude de l'Est à l'Ouest. - Citons un seul fait. Le café fut introduit au Brésil en 1 7 7 4 ; en quatre, ans, 1854-1858, ce pays n'avait exporté que 6 5 7 , 5 7 5 sacs; en cinq mois, janvier-mai 1859, il a exporté 687,704 sacs. 11 produit 178 millions kilog., plus de moitié de la production totale du café (558 millions kilog.) sur le globe. (Hunt's

merchant's

magazine.)


LE

237

BRÉSIL.

de bateaux à vapeur montent et descendent l'Amazone, d'autres desservent les côtes, d'autres relient le Brésil à l'Europe, on construit des chemins de fer, on améliore les rivières et les routes, et dans la ville de Rio-Janeiro, dont les enfants étaient forcés, il y a q u a r a n t e ans, d'aller prendre leurs degrés à Coïmbre, a u j o u r d ' h u i 3 0 0 mille habitants ont des colléges,

un institut,

des

églises,

des hôpitaux, des sœurs de la charité, des j o u r n a u x , des écrivains, des poëtes. Ce siècle a u r a vu naître et g r a n d i r sur u n m ê m e continent, au nord et au s u d , deux États plus vastes et bientôt aussi puissants q u e les plus anciens États de la vieille E u r o p e . P a r m a l h e u r , tous les deux, encore trop semblables en ce point, conservent des esclaves, près de 4 , 0 0 0 , 0 0 0 aux États-Unis, plus de 2 , 0 0 0 , 0 0 0 au Brésil. Rio-Janeiro seule avait, en 1 8 5 0 , 1 1 0 , 5 9 9 esclaves s u r 2 6 6 , 4 6 6 ha­ bitants, et, en tenant compte du n o m b r e des noirs libres et des mulâtres, la race africaine l ' e m p o r t e en

nombre

sur les races blanche et brésilienne. Depuis leur apparition sur la terre brésilienne, les E u r o p é e n s ont asservi les I n d i e n s , et, longtemps après les mesures d'affranchissement décrétées par le gouverne­ ment, en 1570, 1 0 4 7 , 1684, ces m a l h e u r e u x d e m e u r è ­ rent esclaves, j u s q u ' e n 1 7 5 5 ; les Africains le furent après e u x , le sont encore, le seront peut-être long­ temps. Les 2 , 0 0 0 , 0 0 0 Africains, esclaves au Brésil, y ont été apportés par la traite ; nul pays ne s'est livré à ce com­ merce odieux plus activement, p l u s obstinément. Le Portugal s'était engagé envers l'Angleterre,

par


238

L'ESCLAVAGE.

u n traité du 22 janvier 1 8 1 5 à l'abolition le Brésil, p a r

de la t r a i t e ;

un a u t r e traité du 2 5 n o v e m b r e 1 8 2 0 ,

avait renouvelé les m ê m e s e n g a g e m e n t s . Or, en 1 8 5 0 , 1

M. B u x t o n , s'appuyant s u r des d o c u m e n t s officiels, éva­ lu a i t à 8 0 . 0 0 0 environ le n o m b r e des esclaves i m p o r t é s à Rio, Babia, 1844,

Pernambouc, Para, chaque année.

En

les consuls a n g l a i s constataient q u e la traite n ' a ­ 2

vait pas d i m i n u é . C'est à cette époque q u e l'Angleterre p a r u n bill de 1 8 4 5 , violant le d r o i t des n a t i o n s au p r o ­ fit d u droit des h o m m e s , déclara les n é g r i e r s brésiliens justiciables des autorités anglaises, et un l o n g conflit di­ p l o m a t i q u e , a p p u y é par des démonstrations é n e r g i q u e s , menaça le repos du Brésil. Une loi du 17 juillet 1 8 5 0 , q u i assimile la traite à la piraterie, est enfin le signe d ' i n ­ 3

tentions m e i l l e u r e s . L ' E m p e r e u r , dans u n discours du 4 s e p t e m b r e 1 8 5 2 , déclare que la traite peut être r e g a r ­ dée c o m m e éteinte. Une Société contre la traite et p o u r la colonisation libre se forme sous son p a t r o n a g e

4

(1855) ,

et la m ê m e a n n é e , le 14 mai, le m i n i s t r e des affaires é t r a n g è r e s . M. de Souza, peut a n n o n c e r q u e 700 n o i r s s e u l e m e n t ont été i m p o r t é s en 1 8 5 2 , m a i s il avance e n m ê m e temps que l'importation avait a t t e i n t : 50.324 50,172 60,000 54,000

1

en — —

O n the slave trade, 1 8 3 9 , p. 1 2 .

- Rev. col., 1 8 5 5 , p. 78. 3

4

Rev. col., 1 8 5 0 , 5 , 2 1 5 . ¡Ind..

1 8 5 2 , p. 5 5 7 ;

1853,

p. 5 0 7 .

1846 1847 1848 1849


LE B R É S I L .

239

Depuis lors, la traite d i m i n u e , mais cependant elle vit t o u j o u r s ; q u ' u n navire s u r cinq arrive à destination, et l'affaire

est encore b o n n e ; la surveillance est difficile

s u r 1 , 2 0 0 l i e u e s de côtes. Aussi, p l u s cachée, p l u s cruelle, plus active, la traite continue à a l i m e n t e r l'esclavage au Brésil, c o m m e à Cuba, comme aux États-Unis; l'escla­ vage et la traite sont deux complices q u i ne seront exé­ cutés q u e le m ê m e j o u r . Que dit-on au Brésil p o u r justifier l'esclavage? Que l'Amérique méridionale est p r e s q u e entièrementdépourvue d'habitants, q u e , pour la p e u p l e r , il faut le secours de l ' i m m i g r a t i o n ,

que le climat ne permet le

travail q u ' à la race africaine, q u e pour la fixer à la c u l ­ t u r e d ' u n e portion de la terre, il faut l'y c o n t r a i n d r e p a r la force. On ajoute q u e les planteurs brésiliens p r e n n e n t un g r a n d soin de leurs noirs, modèrent leurs travaux, s'abstiennent presque toujours de châtiments corporels, règlent avec une h u m a n i t é intelligente leur r é g i m e a l i ­ mentaire

et hygiénique.

On affirme

que

l'abolition

de l'esclavage tarirait toutes les sources de la richesse agricole et serait pour l ' e m p i r e u n i m m e n s e bouleverse­ ment, presque u n s u i c i d e . On espère cependant q u ' u n 1

jour

viendra où le Brésil n e portera

plus

que des

h o m m e s libres, ce sera le j o u r où les colons a u r o n t af­ flué. Reprenons s o m m a i r e m e n t ces motifs. Le climat est u n e mauvaise raison. Le Brésil présente tous les c l i m a t s ; q u ' o n se b o r n e à cultiver les régions voisines de l ' É q u a t e u r p a r des Africains, mais des Afri-

1

Ch: Reybaud, Le Brésil, ch. v, p. 187.


240

L'ESCLAVAGE.

c a i n s libres, m o y e n n a n t des e n g a g e m e n t s , c o m m e on cultive la Guyane anglaise, ou u n e partie de Porto-Rico. Dans les trois q u a r t s de l ' e m p i r e , la race b l a n c h e

ou

indigène n'a rien à c r a i n d r e du climat. Est-ce q u ' o n

ne

se sert des esclaves q u e sous l ' E q u a t e u r ? Est-ce q u ' o n n e les emploie q u ' à la c u l t u r e ? Nous avons vu q u e Rio seul en contient p l u s de cent m i l l e . On espère p e u p l e r p a r l'esclavage u n pays qui n e l'est pas. P a r t o u t la population n o i r e en esclavage

s'éteint

p e u à p e u . C'est u n e loi de la Providence, et cette loi s'étend j u s q u ' à certains a n i m a u x , qui n e se p e r p é t u e n t pas en captivité. On craint un i m m e n s e bouleversement. Si, c o m m e on l'affirme,

les noirs ont été bien traités, si l'on p r e n d

des précautions p o u r les r e t e n i r au sol p a r des e n g a g e ­ m e n t s , et aussi p a r le triple lien de la p r o p r i é t é , en n e l e u r contestant pas leur case et leur j a r d i n , de la famille, en e n c o u r a g e a n t leur m a r i a g e , de la religion, en favori­ sant leur goût p o u r l'instruction et p o u r le culte, q u ' o n ne craigne r i e n . L'exemple des colonies françaises et an­ glaises prouve q u e la race noire est douce, c a s a n i è r e , civilisable. Elle a fui la t e r r e , là seulement où le s o u v e n i r d ' u n d u r esclavage lui en d o n n a i t l ' h o r r e u r , là seulement, où la transition n'a pas été m é n a g é e avec p r u d e n c e . On espère que l'affluence des colons e u r o p é e n s r e n d r a u n j o u r l'esclavage i n u t i l e . 11 est loin, le j o u r où le Bré­ sil a u r a reçu 100 millions d'habitants p a r cette voie. Mais les colons sont peu attirés vers les pays à esclaves; le nord de l ' A m é r i q u e n ' e n reçoit-il pas p l u s que le s u d ? Les colons qui arrivent n'ont d ' a i l l e u r s rien de

plus


LE B R É S I L .

241

pressé q u e d'acheter à leur tour des esclaves. Les Fran­ çais et les Anglais e u x - m ê m e s ,

malgré la m e n a c e

de

perdre l e u r nationalité, rougiraient de se d é c l a r e r dans leur pays partisans de l'esclavage ; ils ne se font pas scru­ pule an Brésil de posséder des esclaves. L'arrivée des colons a u g m e n t e r a donc la d e m a n d e des esclaves, à moins que l'abolition de

l'esclavage ne précède leur arrivée.

Invoquons encore ici l'exemple de l ' A m é r i q u e du Nord. Les États qui ont eu le courage d'abolir l'esclavage, quand il était peu é t e n d u ,

ont traversé sans peine cette crise

m o m e n t a n é e , et sont m a i n t e n a n t les plus florissants Étals de l'Union. Là où l ' i m p r u d e n t e

insensibilité des légis­

lateurs a laissé g r a n d i r le m a i , on ne sait plus comment le d é r a c i n e r . Que le Brésil redoute l'exemple des États du Sud! Le pouvoir étant concentré, l'abolition de l'esclavage ne présente pas au Brésil les difficultés q u e r e n c o n t r e le Congrès des États-Unis. L'indemnité n'est pas un fardeau impossible à porter dans un pays dont les finances et le crédit sont prospères. Elle peut se payer en partie par quelques années d ' a j o u r n e m e n t . Elle sera s u r t o u t

très-

d i m i n u é e si on applique à la lettre, ainsi qu'on en a le droit, les lois et les traités qui déclarent libres les esclaves apportés p a r la traite. Si l'on se livrait à u n e révision sévère de la m a n i è r e dont les esclaves sont venus entre les mains des propriétaires, en resterait-il beaucoup dont la possession puisse être justifiée? En r é s u m é , l'origine de l'esclavage au Brésil est in­ fâme. Son maintien est sans excuse. Son abolition est sans difficulté politique.

II.

16


242

L'ESCLAVAGE.

E l l e a u r a i t p o u r effet u n e charge

financière,

une crise

agricole et c o m m e r c i a l e , mais passagères , réparables ;, c h a q u e j o u r de retard en a u g m e n t e d'avance la gravité, bien loin d ' a m e n e r la solution. Si la suppression de l'esclavage est u n c o u p porté à la richesse, sa c o n t i n u a t i o n est u n obstacle croissant à la m o r a l e ; e n t r e ces deux é l é m e n t s de la vie d ' u n p e u p l e , il faut choisir, ou plutôt il faut savoir q u ' u n p e u p l e sans vertu est bientôt u n p e u p l e sans richesse. Or, on a beau dire q u e l'esclavage est assez doux au Brésil, qui a vu à Rio les n o i r s ivrognes, j o u e u r s , voleurs et d é b a u c h é s , qui a visité la C a z a de Corremo, poussé jusqu'aux estancias

qui a.

du Sud, sait ce q u ' i l doit pen­

ser de la moralisation et du b o n h e u r des noirs. Mais, p o u r n e parler que des blancs, ils sont e u x - m ê m e s les vic­ times de l'esclavage. Il p r o d u i t là ce q u ' i l p r o d u i t a i l ­ l e u r s , la c o r r u p t i o n de la f a m i l l e , la c o r r u p t i o n de la justice, la c o r r u p t i o n de la religion ; or, q u a n d ces trois choses sacrées sont avilies, q u e reste-t-il? Je n e p r é t e n d s point que les petites sociétés du reste de l ' A m é r i q u e d u Sud soient, hélas ! p l u s vertueuses et p l u s probes que la société b r é s i l i e n n e . C'est au c o n t r a i r e p a r c e q u e celle-ci est la p r e m i è r e , p a r c e q u e l ' a v e n i r de ce pays a , je le crois, sa place m a r q u é e d a n s l'histoire, q u e j e r o u g i s de trouver à son front une tache q u ' i l porte s e u l , sur ce ma­ gnifique et m a l h e u r e u x c o n t i n e n t . Servir Dieu en possé­ dant des esclaves, r e n d r e la justice en possédant des escla­ ves, être p è r e , être m a r i , en possédant des esclaves, voilà ce q u ' u n E u r o p é e n chrétien du dix-neuvième siècle ne peut plus c o m p r e n d r e ,

voilà ce qui se voit au Brésil.


LE B R É S I L .

243

Heureusement u n m o u v e m e n t généreux dans les idées, un mouvement p r a t i q u e dans les faits, p e r m e t t e n t

de

concevoir u n e m e i l l e u r e espérance. De grandes tentatives de colonisation e u r o p é e n n e , après quelques échecs, ont pleinement réussi ; la colonie de Saint-Léopold dans le Rio-Grande do Sud, créée par le gouvernement en 1 8 2 5 , a m a i n t e n a n t plus de 1 2 , 0 0 0 h a b i t a n t s . Depuis 1 8 4 5 , l ' e m p e r e u r a fondé, à quelques lieues de Rio, la ville de Petropolis, qui a déjà plus de 5 , 0 0 0 habitants. Les parti­ culiers

1

ont établi des centres où les colons vivent satis­

faits et dans l'abondance, comme ouvriers métayers, ou a c q u é r e u r s à crédit. Enfin la loi du 18 septembre 1850 qui crée u n véritable cadastre, sépare le domaine public du domaine privé, et a autorisé le gouvernement à insti­ tuer u n e direction

générale

des terres publiques,

ouvre à

la colonisation, en déblayant devant ses pas toutes les dif­ ficultés de droit provenant des anciennes concessions ou sesmarias,

u n avenir immense. D'un a u t r e côté, u n e So-,

ciété, n o u s l'avons vu, s'est formée en 1 8 5 3 à la fois pour l'a colonisation et contre la traite. En 1 8 5 6 , l'ambassadeur a n g l a i s , M. Scarlett, écrit à lord Clarendon

« que le

m i n i s t r e , M. P a r a n h o s , lui a dit que c'était une

résolution

prise par le gouvernement vage au Brésil,

graduellement

l'escla­

et que l u i - m ê m e faisait partie d ' u n e so­

ciété n o m m é e Ypiranga,

1

d'abolir

protégée par l ' e m p e r e u r ,

for-

Notamment M. le prince de Joinville sur les terres de madame la prin­

cesse doua Francisca, sa femme. V. l'excellent chapitre de M. Reybaud, le Brésil,

ch. v, p. 198, et te Rapport de M. Aube, Rev. col., 1847, H , p . 332

- Correspondence

with british

and foreign

ministers

ting to the slave trade, 1857, classe B, n° 182, p. 171.

ad agents,

rela-


244

L'ESCLAVAGE.

mée en m é m o i r e de l'indépendance du Brésil, et q u i , à c h a q u e a n n i v e r s a i r e , affranchit

solennellement des es­

claves, en pleine église, devant l ' e m p e r e u r et l ' i m p é r a ­ trice. » Ce mouvement g é n é r e u x g r a n d i r a , formons en l'espoir. Q u e le Brésil laisse les folles craintes et les misérables a r g u m e n t s à de chétives colonies, où il y a si peu de m a î ­ tres, si peu d ' o u v r i e r s , si peu de capitaux, si peu de p r o ­ d u i t s , q u ' u n o r a g e , u n trouble dans la végétation, u n e faillite, u n c h a n g e m e n t de r é g i m e , les mettent p o u r long­ temps en souffrance. Mais une g r a n d e m o n a r c h i e de h u i t m i l l i o n s d ' h a b i t a n t s , i n t e l l i g e n t e , u n i e , vigoureuse, doit concevoir et accomplir les desseins que l ' h u m a n i t é c o m ­ m a n d e , et il serait b e a u q u e les Latins de l ' A m é r i q u e du Sud , abolissant r é s o l û m e n t l'esclavage , eussent l ' h o n ­ n e u r de" d o n n e r l'exemple aux Saxons de l ' A m é r i q u e du Nord.


COLONIES DE LA HOLANDE



LIVRE VIII COLONIES DE LA HOLLANDE

1° Indes néerlandaises.

Les H o l l a n d a i s , petits p a r le t e r r i t o i r e , g r a n d s p a r l'histoire et p a r le caractère, sont u n des peuples de l'Eu­ rope q u i font je p l u s d ' h o n n e u r à l'espèce h u m a i n e . Ils ont a r r a c h é leur sol aux flots de l'Océan , ils l'ont affran­ chi de la domination é t r a n g è r e . Habiles dans la naviga­ tion, longtemps n o m m é s les rouliers de la mer, audacieux, prêts à aller dans tous les temps s'enrichir ou se battre au bout du m o n d e , ils ont su, peu à peu, sans verser au­ tant de s a n g que les Espagnols en A m é r i q u e , ou q u e les Anglais d a n s l ' I n d e , étendre et asseoir leur e m p i r e sur 1

les îles vastes, fertiles et peuplées de la Malaisie . 1

Histoire des établissements

hollandais

en Asie,

par le capitaine Du-

houzet, Rev. col., 1843, p . 137. Le dernier traité qui a garanti aux Hollan­ dais leurs possessions a été conclu avec l'Angleterre le 17 mars 1824.


248

L'ESCLAVAGE.

Là, sous l'autorité du gouverneur général, véritable roi, appuyé sur une petite armée en partie composée d'in­ digènes et à peine entouré de quelques milliers d'Euro­ péens, vingt millions d ' h a b i t a n t s

1

forment un empire

plus vaste et plus peuplé que le Brésil, et obéissent en paix à l'ascendant d'un petit peuple qui compte à peine trois millions d'hommes. Comme l'a dit M. le baron Dupin, le système colonisateur des Hollandais se résume en deux m o t s : tolérance religieuse, intolérance

commerciale.

Ils n'excluent aucun travail, ils ne laissent à d'autres au­ cun profit. Un système i n g é n i e u x , perfectionné par les gouverneurs célèbres Van der Capellen (1816), de Bus (1826), Van den Bosch (1850) surtout, auquel la Hol1

Java et Madura. . . . . . .

9,584,130

Sumatra

5,450,000

Banca

50,000

Riouw

70,000

Bornéo

1,200,000

Célèbes

5,000,000

Moluques

718,500

Timor. . . . . . . . .

800,000

Bali et

Lombak

1,205,000 20,057,050

Sur ce nombre, il y a 2 ou 500,000 Chinois. Ce sont les chiffres de 1849

00. col.

1852, p. 35.)

D'après le dénombrement de 1855, présenté par M. le baron Dupin, la population serait Seulement de 15,500,512 habitants, dont 10,916,158 pour Java et Madura. Cette différence tient à ce que le savant rapporteur ne compte pas les vastes régions de Sumatra et de Bornéo, demeurées ou redevenues indépendantes. Célèbes est [dus grand que Java, Sumatra est plus étendue que les îles Britanniques. Bornéo égale en surface l'empire d'Autriche. On sait qu'un Anglais, qui a pris le nom de Rajah Brooke, a fondé à Bornéo un État indépendant que l'Angleterre n'a pas encore accepté. * Rapport à la commission

de l'Exposition

universelle,

1889, p. 280.


LA

HOLLANDE.

249

lande doit d'avoir vu le commerce de Java et sa popula­ tion doubler en trente a n s , frappe tous les habitants d ' u n impôt de travail au profil du g o u v e r n e m e n t , qui a succédé en 1795 à l'ancienne Compagnie des I n d e s . Les dessales

chefs et princes i n d i g è n e s en sont, dans chaque

p e r c e p t e u r s , et le travail, au lieu d'être r e g a r d é c o m m e le fait des Hollandais, semble à la population être celui des anciens souverains, propriétaires du sol, aux termes du Coran. Toutes les denrées sont achetées par le gouver­ n e m e n t à u n tarif convenu, puis il les vend aux agents d ' u n e société de commerce (Handel-Maatschappy),fondée en 1819, renouvelée en 1 8 4 9 , q u i , à son tour, les trans­ porte dans les ports hollandais par des b â t i m e n t s con­ struits en Hollande et montés p a r les Hollandais, les vend s u r les m a r c h é s hollandais et reporte aux Indes des pro­ duits hollandais. Assurément, celte série de priviléges et de monopoles r e n c o n t r e des objections et e n g e n d r e des inconvénients; 1

fort a t t a q u é , le système paraît toucher à sa f i n . Mais, après tout, il a produit d ' i m m e n s e s effets. Des terres q u i seraient restées sans c u l t u r e ont été cultivées. La p r o d u c ­ tion a suivi u n p r o g r è s incroyable; du p r i n c i p a l p r o d u i t , le café, on exportait 8 , 0 0 0 , 0 0 0 kilog. en 1 7 9 0 , et en 1 8 4 0 , 7 0 , 2 4 0 , 0 0 0 kilog. Le bénéfice de tousa a u g m e n t é . La civilisation européenne a fondé des villes magnifiques .

1

État de la question dyek, Utrecht, 1 8 6 1 .

coloniale

en Hollande,

par le professeur Ackers-

Par une loi du 8 août 1850, le monopole de navigation a été diminué. Une ordonnance du 51 mai 1858 a ouvert seize ports au commerce général. (Rev. col., 1859, p. 313, art de M. Jonquières.)


250

L'ESCLAVAGE.

La Hollande donne le spectacle de colonies qui enrichis­ 1

sent la m é t r o p o l e . Enfin elle a trouvé le secret, rencon­ trant des hommes indolents sur un sol fécond, de les soumettre au travail sans les soumettre à l'esclavage. Les indigènes sont les débiteurs du gouvernement, ils ne sont les serviteurs de personne. Il s'en faut que le sort de ces hommes soit enviable : le Hollandais regarde l'indigène comme d'une race infé­ r i e u r e ; il le laisse dans les liens d'un

mahométisme

grossier, il ne lui donne pas, comme l'Espagnol à l'indien des Philippines, sa foi, ses m œ u r s , des franchises municipales. Le Javanais est accablé d ' i m p ô t s , travail extraordinaire, travail ordinaire, corvée (adat ou heerendicnst),

culture des champs, impôt foncier, patentes,

droit de consommation, de pesage, d'exportation du café et du poivre, droit de transbordement, droit d'ancrage, droit d'entrepôt, droit d'enregistrement, droit sur le bois, sur l'or, sur les successions, sur les chevaux et voitures, sur les ventes, s u r les procédures, etc. Le gouvernement a le monopole du sel, le monopole des ventes publiques, le monopole de l'étain de Banca, le monopole des nids d'oiseau mangeables, le monopole du commerce du Japon, le monopole des terrains, le monopole de la pou­ d r e . Contribuable, taillable, corvéable, le Javanais ou 1

M. Dubouzet évalue le bénéfice net, en

25 millions de florins, (Rev. col.,

1858, de l'île de Java, à

1845, p. 163.) V. aussi la même Revue,

1852, p. 56, et 1859, p. 509. En 1859, Java, par l'envoi de 22 millions de florins, a sauvé la mère patrie de la banqueroute. En 1840, Java produi­ sait trois fois autant de sucre que les Indes. En 1856, le mouvement des im­ portations et exportations touchait 500 millions, et le tonnage 400,000 tonnes dont 500,000 sous pavillon hollandais.


LA

HOLLANDE.

251

l ' h a b i t a n t des Célèbes n'est pas un être h e u r e u x ; il se révolte souvent; p o u r t a n t il n'est pas u n esclave, son labeur n'est pas sans salaire, et le soir, a p r è s son travail, il ne se dit j a m a i s : je serai vendu d e m a i n . Il p e u t m ê m e , s'il est trop o p p r i m é , quitter son village, et la d u r e t é du chef est ainsi t e m p é r é e p a r la crainte du 1

d é p l a c e m e n t , droit q u e n'avait pas le serf r u s s e . Cependant, si les Hollandais n ' o n t pas r é d u i t en escla­ vage les i n d i g è n e s de l e u r s possessions d e s I n d e s , elles ont, jusqu'aux d e r n i è r e s années, renfermé d ' a u t r e s esclaves. L'esclavage était dans les m œ u r s de la population d e l'archipel indien

2

avant l'établissement des E u r o p é e n s ;

sa conversion violente au m a h o m é t i s m e n'y avait rien c h a n g é ; cette population possédait soit des esclaves do­ mestiques,

lesquels n ' é t a i e n t pas vendus, soit des

étran­

gers', prisonniers de g u e r r e ou p r i s sur m e r , et q u i étaient u n objet de c o m m e r c e , soit enfin des débiteurs ou delingen,

pan-

qui se mettaient eux-mêmes en gage p o u r l'ac­

q u i t t e m e n t de l e u r s dettes. Toutefois, peu à peu le travail l i b r e avait p r i s le dessus, les h a b i t a n t s étant assez n o m ­ breux p o u r que la c o n t r a i n t e fût i n u t i l e , et l'on croit q u ' i l n'y avait plus d'esclaves à Java quand les E u r o p é e n s s'y établirent. Ceux-ci e u r e n t des esclaves p a r luxe et p a r h a b i t u d e plutôt q u e p a r nécessité. A l'exception de quel1

Dupin, loc. cit., p. 556.

1

Les détails qui vont suivre sont en partie empruntés à des articles extrê­

mement curieux du Moniteur dans la Revue coloniale. 1

des Indes Orientales

de la Haye, reproduits

1847, XI, p. 178, et XIII, p. 94.

Lorsque l'Anglais William Marsden visita Sumatra (Voyage, t. 11, ch. XIII,

p. 54, 1792), il y trouva cependant l'esclavage, mais assez doux, et le roi d'Achem gardé par des femmes esclaves années.


252

L'ESCLAVAGE.

ques noirs de la Nouvelle-Guinée, ces esclaves étaient de la même race que l'immense majorité de la population indigène ; affranchis, ils se mêlaient sans peine avec elle ; esclaves, ils n'étaient guère moins dépendants qu'elle; ils n'avaient pas à souffrir de cette inégalité marquée sur la peau qui pèse sur le noir, même après son émancipation. En o u t r e , les fondateurs des colonies néerlandaises paraissent avoir été animés de sentiments religieux et humains ; car des documents anciens qui portent le reflet évident de règles de l'Eglise catholique plus anciennes encore, interdisent à des chrétiens de vendre des esclaves chrétiens

à des païens, à des musulmans ou à des juifs;

la foi agit ainsi là où le sentiment d'une commune ori­ gine est effacé ; les maîtres chrétiens sont invités en outre à traiter les esclaves non baptisés comme leurs pro­ pres enfants pour les convertir au christianisme , 1

et les

maîtres non chrétiens sont obligés à laisser instruire dans la foi leurs esclaves, et m ê m e , s'ils se convertissent, à les céder à des maîtres chrétiens au taux fixé par les autorités, sorte d'expropriation pour cause de religion prononcée à une époque où l'expropriation

pour utilité publique

n'était pas encore inscrite dans la loi. De nombreuses mesures (1754, 1777, 1780) protégent les esclaves chrétienSj ordonnent de les instruire, de les bien traiter, dé­ fendent de les vendre; ainsi, considérés comme membres de la famille, les esclaves chrétiens se sont peu à peu élevés jusqu'à la liberté sous la garde de la religion, et depuis longues années on ne connaît plus un seul esclave

1

4 mai 1622.


LA HOLLANDE.

253

c h r é t i e n dans les Indes hollandaises, ce qui p r o u v e à la fois q u e tous les chrétiens sont devenus libres et qu'on s'est g a r d é de convertir les a u t r e s , de p e u r q u e la conver­ sion ne les é m a n c i p â t . Depuis u n e époque également fort éloignée (1688) la traite avait été interdite ; un recensement des esclaves avait été prescrit, les ventes ne devaient plus être opérées (1669) q u e par-devant les officiers publics; les p r i s o n n i e r s faits d a n s les g u e r r e s ne devaient pas être r é d u i t s en servitude (1784). Mais, de m ê m e q u e les bonnes intentions des p r e m i e r s colons en faveur des esclaves chrétiens

avaient abouti à

t e n i r les esclaves en dehors de la foi, p a r cette loi fatale q u i c o n d a m n e la servitude à e m p i r e r , tant qu'elle d u r e , bien loin de s'améliorer, la traite des esclaves, soit n o i r s , soit s u r t o u t orientaux, p u n i e de m o r t en 1 7 1 0 , n'était plus frappée que d ' u n e a m e n d e en 1 7 2 2 , et il fallait, en 1 7 8 2 , p r e n d r e des m e s u r e s contre l'excessive

importation

d'esclaves. La race n è g r e , c o n f o r m é m e n t à u n e a u t r e loi q u i frappe la servitude de stérilité, s'est bientôt éteinte ou fondue dans la race i n d i g è n e ; on n e la retrouve p l u s . Les esclaves orientaux ont d i m i n u é de n o m b r e . Le gou­ v e r n e m e n t ne s'en servait plus q u e pour r e c r u t e r l ' a r m é e en 1 8 0 8 ; pas u n seul n'est m e n t i o n n é dans l'inventaire des établissements, lors de l e u r remise aux Anglais en 1 8 1 1 ; ceux-ci y abolissent la traite et y favorisent la forma­ tion d ' u n e société, Jaca

benevolent

institution,

d'abord

u n i q u e m e n t vouée à la répression d e ce trafic, m a i s ensuite à l'adoucissement du sort des esclaves, et enfin, sous un nouveau nom , Javaansch

menschlievend

ge-


254

L'ESCLAVAGE.

nootschap,

à l'abolition totale de l'esclavage. C'est s u r

l'initiative de cette société que fut rendu le règlement de décembre 1818 qui déclara libres les esclaves qui n'au­ raient pas été enregistrés dans un délai déterminé, et que fut préparé un projet de loi, en date du 24 décembre 1825, qui affranchissait les enfants à naître des esclaves et plaçait ces derniers sous la protection de la justice. Par malheur, la difficulté de régler la question d'indem­ nité ajourna l'approbation royale. On paraît avoir préféré s'en remettre au temps, qui diminue rapidement le nom­ bre des esclaves, et aux bonnes dispositions des maîtres, qui, en effet, regardent leurs esclaves comme des do­ mestiques : ils en font ordinairement des cochers, des cui­ siniers, des nourrices, des femmes de chambre, et ils leur accordent souvent le bienfait de l'émancipation auxquels ceux-ci tiennent tant, malgré la douceur relative de leur sort, qu'on les voit demander à leurs maîtres au moins la grâce d'être enterrés comme des hommes libres. En treize années, de 1850 à 1845, le nombre des esclaves au-dessus de huit ans, d'après le revenu de l'impôt (Hoofgeld der Slaven) a diminué de près de moitié, savoir : En 1850

20,080

En 1845

9.907 1

A Batavia seulement, il y avait : Eu 1780

17,000 esclaves

En 182-4

12,419

En 1841,

5,040

Ajoutons que l'usage de se mettre en gage, 1

M. Dupin, p. 500.

pandelingen,


LA H O L L A N D E .

255

a été s u p p r i m é p a r u n r è g l e m e n t de 1 8 1 8 à Java, de 1858 à S u m a t r a . On supposait q u ' i l n'y avait p l u s en 1 8 4 6 qu'environ 8 , 0 0 0 esclaves, et le gouverneur, M. Rochussen, défendit à cette époque d'en

e m p l o y e r aux travaux de l'État.

Depuis, le n o m b r e a sans doute encore d i m i n u é . E n r é s u m é , l'esclavage, dans les Indes néerlandaises, est u n e domesticité abusive, mais décroissante, u n e affaire de l u x e ; il n'a rien de c o m m u n avec le travail des c h a m p s , rien d'utile à la p r o d u c t i o n . Son histoire est n é a n m o i n s la preuve q u e , m ê m e i n u t i l e , la servitude est s a n s fin; m ê m e m i t i g é e , elle est sans p r o g r è s ; elle est semblable à ces herbes opiniâtres q u ' o n coupe inutilement, et qu'il faut a r r a c h e r j u s q u e dans la d e r n i è r e r a c i n e si l'on ne veut pas qu'elles repoussent. Par u n e loi du 2 septembre 1854 (art. 115), le gou­ v e r n e m e n t a pris ce parti g é n é r e u x . L'esclavage est aboli à p a r t i r du 1

er

janvier 1 8 0 0 , dans les Indes n é e r l a n ­

daises. Si la Hollande n'a pas d'esclaves dans ses grandes colonies, elle en a dans ses petites, elle en a dans ses possessions d ' A m é r i q u e et d'Afrique, dans la colonie de S u r i n a m ou la Guyane, dans les petites îles de Curaçao, Saba, Saint-Eustache, A r u b a ,

Saint-Martin, q u i font

partie des Antilles, enfin dans ses comptoirs de la côte orientale d'Afrique, Saint-Georges-d'Elmina, Axim-Boutry, etc.


256

L'ESCLAVAGE.

Guyane.

Placée entre la Guyane française et la Guyane anglaise, plus vaste que chacune d'elles, colonisée peut-être par les Français (1654), puis par les Anglais (1650), ensuite par les juifs chassés d'Espagne et de Portugal, enfin par les Hollandais (1667), qui l'ont perdue et recouvrée trois fois (1712, 1 8 0 1 , 1 8 0 4 ) ' , la Guyane hollandaise ren­ fermait, sur un espace de 2 , 8 0 0 milles, au commence­ ment de 1859,, 5 2 , 9 2 2 habitants, savoir : 15,959 habitants libres; 56,965

esclaves;

256

émancipés, sans parler des In­

diens, dont la maladie, l'ivrognerie, la misère, diminuent peu à peu le nombre, et d'environ 8,000 nègres marrons ou Bosch, qui paraissent aussi en décroissance. En 1854, le nombre des esclaves était de 5 8 , 5 4 5 , dont 2

528 au g o u v e r n e m e n t ; 3

En 1845, le nombre des esclaves était de 4 5 , 2 8 5 , et celui des libres de 9 , 7 1 2 ; 1

M. de Jonquières, Rev. col., 1859, p. 5 2 3 .

- M. Vidal de Lingendes, Rev. col., 3

Sucre. .

1846, p . 3.

!

18,458

Café

5,405

Cacao

837

Coton

4,742

Domestiques et artisans. . .

5,551, etc. re

(Staats commissie, 1 partie, p. 9 5 . )


LA HOLLANDE.

257

1

E n 1 8 5 5 , il était de 5 1 , 6 2 9 , et celui des libres d e 8,462. Ainsi, en vingt-cinq a n s , p e n d a n t q u e la population libre doublait, la p o p u l a t i o n esclave d i m i n u a i t de plus d ' u n q u a r t . Or cette d i m i n u t i o n n'est pas d u e aux afirancbissements, car la statistique de 1859 n o u s i n d i q u e un 2

n o m b r e h u m i l i a n t pour l ' h u m a n i t é , 2 5 6 é m a n c i p é s . Elle n'est pas due à l'extinction de la traite, car cette ex­ tinction est a n t é r i e u r e aux dates q u e n o u s avons choisies depuis le traité du 4 mai 1 8 1 8 , la Hollande a r e n o n c é à ce trafic, et, au moins depuis 1 8 2 7 , elle a été fidèle à ses e n g a g e m e n t s . D'après le témoignage des d o c u m e n t s offi­ ciels, aucun fait de traite sous pavillon hollandais n'a été signalé depuis lors, et les commissions

mixtes,

formées à

P a r a m a r i b o et à Sierra-Leone, p o u r en c o n n a î t r e , ont cessé de fonctionner. La d i m i n u t i o n de la population esclave, enfin, n'est pas due au c l i m a t , car les b l a n c s en souffrent plus q u e les noirs, et cependant ils a u g m e n t e n t . Elle est due toute entière à l'esclavage; c'est u n e loi q u e , dans tous les pays à esclaves, les décès l ' e m p o r t e n t s u r les naissances. A S u r i n a m , de 1859 à 1 8 4 5 , il est né 3

5 , 9 4 7 esclaves, il en est m o r t 1 0 , 4 0 0 . Un fait spécial établit encore que ce p h é n o m è n e affligeant n'est pas dû au climat. Dans les deux districts florissants de Nickerie, où les esclaves paraissent être

mieux

traités qu'ailleurs,

parce que les maîtres habitent l e u r plantage la confier à un a d m i n i s t r a t e u r , les naissances

au lieu de surpassent

1

M. Vidal de Lingendes, article cité.

2

De 1845 à 1855, 2 , 1 5 8 , s'il faut en croire le Rapport de 1855, p. 9 7 , 8°.

3

M. Vidal de Lingendes, p. 25, annexe n° 5.

II.

17


258

L'ESCLAVAGE.

les décès, « fait remarquable dans une seule et m ê m e 1

colonie où le climat ne présente aucune différence . » Ce fait de la diminution de la population noire par l'excès constant des décès sur les naissances n'est pas con­ testé. Il est établi aussi bien en 1 8 2 4

2

3

qu'en 1 8 4 5 ,

qu'en 1848, qu'en 18(30, aussi bien par les documents officiels que par les documents é t r a n g e r s . Est-ce donc que les esclaves sont maltraités? On répond, comme partout, que les lois ont pris toutes les précautions exigées par l'humanité. Mais ces lois ne sont pas douces, et, de plus, elles ne sont pas exécutées, Elles ne sont pas douces. Le Code noir de Surinam est u n e ordonnance du gou­ verneur messire Wolphert Jacob Beeldsnyder Matraas, en date du 51 août 1784 . Elle é n u m è r e et punit tous les délits commis par les régisseurs et économes de manière à donner la plus triste idée de ces déplorables mandataires des Hollandais ou des Anglais, maîtres lointains qui boi­ vent et mangent tranquillement à distance le revenu du travail imposé à des esclaves qui ne savent pas même leur

1

De geboorte overtreft daar de sterfte. Dit is merkwaardig in eene eu dezelfde Kolonie, waar het klimaat geene verschejdenheid aanbiedt. Opmerkingen omirent de Slaven in de Kolonie Suriname te emanciperai. La Haye, 1848. 2

.Noies de M. Zéni, ingénieur de la marine, sur les colonies de Surinam et de Démérarv, m a i s 1824. 3

Bydragen tôt de hennis der colonie Suriname, par M. Lans, 1842 cité dans le Contemporain, journal hollandais, 16 février 1843, et à la suite d'une Note sur la fondation d'une nouvelle colonie dans lu Guyane française, Didot, 1844, p. 189. 4

Le texte a é:é publié par M. Vilal de Lingendes. à la suite de .-on r e ­

marquable rapport, Revue coloniale,

1846, p. 28.


LA HOLLANDE.

259

n o m . E l l e t e m p è r e la r i g u e u r des c h â t i m e n t s infligés aux esclaves p a r les p r e s c r i p t i o n s suivantes : A r t . 1 3 . — Aucun régisseur, économe où intendant, préposés aux provisions, aucun blanc, quel qu'il soit, ne pourra se permettre des menaces ou des reproches accompagnés de paroles décourageantes. Bonne disposition; m a i s où est la s a n c t i o n ? Le texte c o n t i n u e a i n s i : Ils infligeront...

quoi? ils?

c'est-à-dire

tout r é g i s s e u r , é c o n o m e , i n t e n d a n t , tout b l a n c , quel

qu'il

soit, a u r a le droit d'infliger des p u n i t i o n s ? lesquelles? .... Ils infligeront, en cas de besoin, des punitions sans danger aux esclaves, sans qu'il leur soit permis de taire usage dû bâton dans les châtiments, ni de leur faire subir le supplice appelé sраnсhbоок, ou la punition des baguettes. Il leur sera permis seulement de se servir d'un fouet, conformément

à la coutume du gouvernement

; mais il

est bien entendu que les punitions infligées par un régisseur ou autre agent salarié blanc à un nègre ou à une nègresse

seront appliquées

par un commandeur nègre et ne pourront dépasser le nombre de vingtcinq à cinquante coups. Puis l'article c o n t i n u e : ... Selon que les circonstances

l'exigeront,

les coups pourront

être portés jusqu'à quatre-vingts coups ordinaires, applicables sur le bas du corps, et sans que l'individu soit lié, si ce n'est contre un poteau ou un pieu, debout, et sans qu'il soit permis de trousser les 1

vêtements de l'esclave , ou de le hisser au-dessus du sol. Nous voulons que toutes les autres punitions plus sévères

soient

esclave a-t-il des vêtements? L'art. 1 7 , al. 2 , se borne à ces mots . . . Il est recommandé de donner aux esclaves des vêtements conve­ nables, pour couvrir leurs parties sexuelles, et de leur fournir des draps de lit . . .


260

L'ESCLAVAGE.

infligées par les administrateurs ou les propriétaires eux-mêmes, ou sur un ordre

écrit d'eux. 11 est défendu également à tout blanc de

menacer un esclave avec une arme à feu, une épée ou un sabre, et plus encore d'en faire usage, sinon dans le cas absolu de légitime défense, sous peine de 5 0 0 florins, au profit de qui de

droit...

Est-ce au profit de l'esclave? Nullement. Aux termes e r

de l'art. 1 , moitié de l'amende revient au fiscal, ou magistrat, moitié aux pauvres. ... Si les maîtres sont coupables de mauvais traitements habituels et excessifs envers un esclave, à quoi sont-ils condamnés? A le vendre, voilà fout. Si l'esclave a été mutilé ou estropié, le fiscal entamera la pfocédure, de telle manière qu'il le jugera

convenable.

ART. 1 5 . — En ce qui touche les nègres voisins qui viendraient sur les plantations.... ceux que l'on surprendrait volant des comestibles ou autres objets, on devra les interpeller, et s'ils ne veulent pas s'ar­ rêter, il sera permis, quand on ne pourra les rejoindre ou les saisir,

de tirer sur eux avec du gros plomb, mais seulement sur le bas du corps.... Si l'esclave est tué par malheur,

ceux qui auront tiré ou

donné l'ordre de tirer, seront obligés de justifier

leur conduite,

tout, sous peine, en cas de contravention prouvée,

le

d'être actionné

par le fiscal, suivant que les faits de la cause l'exigeront,

sans pré­

judice de l'action de la partie civile.

Sans doute, l'ordonnance recommande de prendre soin er

des esclaves malades (art. 17, a l . 1 ), de regarder comme un objet principal

la nourriture

des esclaves, que l'on doit

considérer comme l'âme de la plantation

e

(art. 1 7 , al. 2 ) ,

et, dans ce but, de leur fournir du sel, des pipes, du tabac, et au moins une fois l'an un peu de poisson ou


LA

HOLLANDE.

261

quelque chose de la sorte, et u n e fois p a r quinzaine au moins un p a n i e r de fruits ou bien q u a t r e r é g i m e s de ba­ n a n e s , entendant

responsables

les esclaves si les c h a m p s

destinés à leur n o u r r i t u r e ne sont pas cultivés; ou les m a î t r e s , si les esclaves établissent q u e ceux-ci ne leur accordent pas le d i m a n c h e p o u r les c u l t i v e r . . . On a u r a soin d'ailleurs de mieux n o u r r i r les blancs (art. 18), afin d'inspirer pour les serviteurs

employés

aux esclaves un respect

de moindre

salutaire

rang.

Au m o i n s cette o r d o n n a n c e a-t-elle été exécutée? Elle avait été faite, le p r é a m b u l e l ' i n d i q u e , p o u r re­ nouveler des dispositions a n t é r i e u r e s , toujours inobser­ vées, u n e proclamation de 1759 du m ê m e g o u v e r n e u r , un acte de 1 7 4 9 , un autre acte de mai 1 7 2 5 , un p r e m i e r acte du 9 mai 1 6 8 6 ; par le passé, plaintes

des plaintes

retentissent

comme

dit l ' o r d o n n a n c e de 1 7 8 4 , et même

augmentent

tous les

ces

jours.

En 1 7 9 9 , le g o u v e r n e u r Fridérici est déjà obligé de rappeler, par u n e proclamation du 14 j a n v i e r , et de r e n ­ forcer l ' o r d o n n a n c e , la c o n d u i t e des régisseurs absolument

contraire

à ses

prescriptions.

En 1 8 1 7 , le g o u v e r n e u r Cornelys Rynhard publie

Vaillant

u n e nouvelle o r d o n n a n c e , considérant

prescriptions

des anciennes

étant

que

sont négligées de plus en

qu'on les considère même comme non existantes,.,.

les plus,

notam­

m e n t q u a n t à l'obligation de fournir aux esclaves des t e r r a i n s à vivre, « afin de prévenir (art. 12, 3°), avec la bienveillance de Dieu, tout besoin de n o u r r i t u r e pour l'avenir, besoin qui s'est fait grandement de précautions

salutaires

durant

sentir par

cette année.

»

l'oubli


262

L'ESCLAVAGE.

Nouvelle ordonnance, le 1

e r

janvier 1826, pour pres­

crire l'enregistrement des esclaves, suivie d'une loi du 23 mars 1852 sur les affranchissements et d'ordonnances 1

locales très-nombreuses . En 1 8 4 2 , le gouvernement hollandais prépare un rè­ glement qui déclare l'esclave une personne, apte à posséder des meubles, à se marier, à se racheter, à s'instruire. En 1 8 5 1 , le 6 mai, un nouveau règlement est publié; 2

un autre en 1856 . En 1860, on en est encore au m ê m e point. Comment, en effet, toutes ces lois seraient-elles exécu­ tées? Où est la surveillance? où est la sanction? où est sur­ tout la pitié? dans quels cœurs vit-elle encore? Quoi ! voici un brave gouverneur, l'auteur de l'ordonnance de 1750 et de celle de 1784, plein d'expérience, puisqu'il est en fonctions depuis vingt-cinq ans, plein d'intelligence et d'équité, car il écrit en tète de la seconde ordonnance : « Le devoir nous prescrit de mettre l'état d'esclavage en harmonie avec les principes de l'humanité et de rendre cet état aussi supportable que possible, et on a le droit d'attendre de pareils sentiments des maîtres d'esclaves, d'autant que leur propre intérêt le leur commande... » Or, animé de si bonnes intentions, ce messire Beeldsnyd e r Matraas permet de fouetter vingt-cinq coups, même quatre-vingts, même davantage, et de tirer à gros plomb l'esclave qui a volé une b a n a n e ! S'occupc-t-il du jardin

1

Rapport sur la colonie de Surinam,

taine de vaisseau, 1847, Rev. col, - La colonie p. 154.

de Surinam,

par le comte de Castelnau, capi­

12, p. 389-591.

par M. Favart, Rev. col., novembre 1859,


LA HOLLANDE.

263

et de la case de l'esclave? n o n ; de son rachat? n o n ; du m a r i a g e ? n o n ; de l ' i n s t r u c t i o n ? n o n ; de la r e l i g i o n ? non. El vous espérez q u e la voix de l ' h u m a n i t é parlera plus h a u t à la conscience de ces régisseurs, de ces i n t e n d a n t s , que l'ordonnance de 1 8 1 7 nous représente (art, 10) c o m m e souvent renvoyés pour incapacité notoire, l'indécence,

la négligence

ou l'immoralité

ou pour

de leur

con­

duite? Attendez-vous davantage de la pitié ou d e l'intérêt des m a î t r e s ? Vous avez raison, et le fait que nous avons cité, la d i m i n u t i o n de la mortalité dans les districts de Nickerie, tient à ce q u e les propriétaires habitent l e u r s plan­ tages p l u s h a b i t u e l l e m e n t q u e dans les districts d e Commewyne, de Mattapica, de Para, Cottica, ou dans les forêts de Thorarica et de S a r a m a c a . Le proverbe : rien ne vaut l'œil du maître existe en hollandais c o m m e dans les autres langues : « het oog van den meester 1

cet .

maakt

het paard

»

Mais où sont la p l u p a r t des maîtres? A Londres ou à Amsterdam. Lisez d a n s l ' a d m i r a b l e étude de M. Vitet s u r l'école de 2

p e i n t u r e h o l l a n d a i s e , étude q u i est e l l e - m ê m e u n e des m e i l l e u r e s pages de l'école de littérature française, lisez dans cette appréciation d ' u n goût si juste, si fin, et si

1

A ta suite de la Note de MM. Zéni, etc., on trouve te compte de deux

habitations, p. 108. L'une rapporte 400 florins par tète d'esclave, l'autre 380 fl.; la première est dirigée par les propriétaires, ta seconde par des gérants. •

- Revue des Deux-Mondes,

avril 1861. p. 790.


264

L'ESCLAVAGE.

pur, la description ou plutôt la gravure écrite de deux des grandes toiles du musée d'Amsterdam. Dans l'un, le Banque! rie Van der Helst (1648), « voilà ces hardis com­ merçants qui tiendront tête à Louis XIV; vous les voyez ces loups de mer, vous leur parlez; ils sont là, en habit de gala, rudes et simples comme dans leurs comptoirs, comme sur leurs navires. Que de bon sens, que d'éner­ gie, quelle gravité, et au fond quel orgueil sous cette gaieté rubiconde! » Dans l'autre, les syndics de Rembrandt (1661), cinq marchands d'Amsterdam en séance autour d'un tapis rouge, chapeau de feutre à larges bords sur la tête, vêtements de drap noir, grand collet de chemise uni et rabattu. Ces loups de m e r , ces marchands qui boi­ vent ou discutent dans le coin d'un cabaret ou dans u n e salle du Staalkof en Hollande, voilà les fondateurs de la Guyane, voilà les maîtres de ces esclaves qu'on hisse de terre pour les fouetter, de ces femmes qu'on trousse p o u r les faire passer par les baguettes pendant la durée d'un siècle (1667-1784), puisqu'une ordonnance est nécessaire pour r é p r i m e r explicitement ces abus. Franchissez soixante-dix années. A La Haye, que de pro­ grès! que de prodiges accomplis par ces bourgeois toujours énergiques, sensés, rudes et simples, habiles administra­ teurs de leurs cités et de leurs fortunes! À S u r i n a m , au contraire, même régime des esclaves en 1854 qu'en 1784, qu'en 1759, qu'en 1686, et l'affreuse gravure d'un livre extrêmement curieux, sorte d'Oncle Tom's cabin de l'A­ mérique hollandaise, nous montre une femme entière­ ment nue, pendue par les bras à deux poteaux, les pieds fixés par un lien qui part de terre, et recevant sur son


LA

265

HOLLANDE

corps tendu les coups d ' u n m a r t i n e t à n e u f b r a n c h e s tenu p a r un vigoureux n è g r e , sous les yeux d ' u n e créole élé­ 1

gante et s o u r i a n t e . Je crois et j e m e hâte de dire que les violences exces­ sives sont rares, mais la situation est p l u s forte q u e la législation. On voudrait g a r d e r les enfants à l e u r s m è r e s , 2

m a i s la gêne force à les s é p a r e r . On voudrait b i e n n o u r ­ r i r et bien vêtir les esclaves, mais l'avarice, la négligence ou la pauvreté m è n e n t à les laisser souffrir, et l ' o r d o n ­ nance de 1817 l'atteste . On voudrait bien ne pas imiter 3

les grossiers procédés des Américains, mais, quand les esclaves p r e n n e n t la fuite, il faut bien a l l e r à la chasse et employer des patrouilles d'autres

n è g r e s , de nègres

bosch, q u e l'on paye p o u r dépister et a p p r é h e n d e r les fu­ 4

gitifs . On voudrait bien évangéliser ces esclaves, et les Frères moraves s'en occupent. Mais ces Moraves euxm ê m e s ont des esclaves; leur parole sans culte agit peu, et leur exemple agit davantage, aussi bien q u e celui des maîtres, peu dévots en g é n é r a l , dans cette vie qui est une continuelle tentation de dureté ou de mollesse. Aussi des observateurs peu suspects de sensibilité ou d'exagération 5

s'expriment a i n s i : « A S u r i n a m , on laisse les noirs en­ t i è r e m e n t libres sur l'article de la r e l i g i o n ,

plusieurs

m ê m e exercent la religion de l e u r pays . » On voudrait 6

1

Slaven en Vrijen onder de Nederlandsche

R. Van Hoëvell, 1854, 1

e r

Wet,

uitgeven door Dr W

volume, p. 97.

2

Ibid.,

ch. II, Moeder en

3

Ibid.,

ch. VI, IX.

4

2 vol., ch. VII, Wegloopers en Boschpatrouilles.

5

Notes de MM. Zéni (1824), Soleau, Lagrange (1854), p. 43.

6

Kind.

e

Van Hoevell, II, ch. VI, p. 96 de

Godsdienst.


266

L'ESCLAVAGE.

enfin ne pas battre les esclaves, et la loi, la pitié, l'inté­ rêt le défendent ; mais, écrivent les mêmes témoins, « il y a des lois établies pour les punitions infligées suivant les fautes, mais on n'y tient guère la m a i n ; chacun

agit

à peu près comme il veut. » Il en est ainsi jusqu'au moment où le gouvernement, voulant enfin agir d'une manière efficace, intervient, fixe les heures de travail, ou bien interdit le t r a n s p o r t e ! par 1

conséquent la vente d'une habitation à l ' a u t r e . Dans ce cas, la tutelle du gouvernement finit par paraître intolé­ rable aux propriétaires, en sorte que le régime d'une colonie à esclaves aboutit toujours à l'arbitraire des maî­ tres sur les esclaves, ou bien à l'arbitraire du pouvoir s u r les maîtres. Sous ce régime, la prospérité matérielle de la colonie est-elle en décadence? Les fondateurs de Surinam ont été dignes de leurs compatriotes; ils ont, par d'étonnants travaux, conquis cette terre sur la marée et sur la pluie, ils ont fait sortir des eaux une vaste étendue de terrain qui s'étend du Maroni à la rivière de Demerari, et formée d'une vase bleue, recouverte d'une couche épaisse de fumier végé­ tal, porte avec abondance la canne et le coton, le café et le cacao, et à peu près tous les produits que la main de l'homme lui confie. On prétend qu'à la fin du dernier

1

M. de Castelnau cite les résistances contre cette règle, imposée en 1846

par le gouverneur Van Raders, loc. cit., p. 3 7 5 . Comme dans tous les pays a esclaves les lois sont aussi nombreuses que stériles. Le rapport de la Commission de 1 8 5 5 , 1 partie, p. 1 5 , cite onze re

lois ou règlements de 1818 à 1 8 5 3 .


LA

HOLLANDE.

267

siècle, 8 0 , 0 0 0 esclaves, distribués sur 000 établissements, produisaient a n n u e l l e m e n t u n e valeur de 4 0 , 0 0 0 , 0 0 0 fr. 1

de denrées . On n'y comptait plus, en 1 8 4 5 , q u e 102 su­ creries, 116 caféieries, 41 cotonneries, 2 plantations de cacao, 1 d ' i n d i g o , 4 9 exploitations de bois, p r o d u i s a n t au 2

total 3 , 5 0 2 , 2 1 8 fr. Depuis que la Guyane française et la Guyane anglaise ont traversé la crise de l ' é m a n c i p a t i o n , la Guyane hollandaise en a peu profilé. L'exportation du s u c r e , qui était en

1845 de 2 9 , 7 8 7 , 9 0 0 livres, et en

1849 de 3 1 , 1 2 1 , 2 0 2 , n'est en 1857 que de 3 1 , 8 9 0 , 9 9 5 3

livres, presque la m ê m e . En 1824 c o m m e en 1 8 5 4 , en 1845 c o m m e en 1 8 4 9 , tous les observateurs d é c l a r e n t q u e l ' a g r i c u l t u r e est a r r i é r é e , les procédés imparfaits,

les

machines nouvelles presque i n c o n n u e s , et les comptes présentés par p l u s i e u r s d'entre eux m o n t r e n t le revenu net sans g r a n d p r o g r è s . Enfin, a u j o u r d ' h u i c o m m e alors, les colons se p l a i g n e n t , et leurs doléances se r é s u m e n t dans cette p h r a s e d'un écrit déjà cité : la situation de Su­ r i n a m est m o r t e l l e m e n t m a l a d e , S u r i n a m e ' s tœdstand doodelyk

krank

is

4

.

L'histoire de tous les peuples qui ont des esclaves est donc fatalement toujours la m ê m e ; en fait, misère mo­ rale et m a t é r i e l l e ; en droit, l ' a r b i t r a i r e ; en résultat, la routine ou la décadence : m ê m e s conséquences, m ê m e s ef­ forts, m ê m e s procédés, on peut ajouter : mêmes argu­ ments. 1

M. Favart, p. 158.

2

M. Vidal de Lingendes.

3

Rapport de M. Dieudonné, Rev. c o l . , 1850, p. 296. — M. Favart, Ibid.,

1859, p. 166. 4

Opmerkingen, p. 8 2 .


268

L'ESCLAVAGE. 1

M. Van Hœvell a pris la peine de relever tous les ar­ guments allégués par les partisans de l'esclavage en Hol­ lande. Ils se réduisent toujours à ceci : Les noirs sont une race i n f é r i e u r e . — Ce n'est pas une raison pour les réduire à un état qui les dégrade encore plus et s'oppose à jamais à leur élévation. Ils seraient tués ou opprimés en Afrique, s'ils n'étaient pas esclaves en Amérique. — Au lieu d'un crime chez les païens, un autre crime chez les chrétiens. Ils sont b r u t a u x . — Et les m a î t r e s ? Et les intendants ? Et les surveillants? Ils sont paresseux. — Quel intérêt ont-ils à travailler? La paresse est leur seul bénéfice, Tout h o m m e est pares­ seux, et l'espoir de posséder et de transmettre le fruit de notre travail, est le seul aiguillon qui triomphe de notre paresse native Ils sont plus heureux qu'ils ne seraient en Afrique, ou que ne sont beaucoup d'ouvriers libres en Hollande. — Améliorez le sort des Hollandais. Mais consultez les escla­ ves sur leur b o n h e u r ! Et pourquoi parler de b o n h e u r ? La liberté est une question de justice. Pas d'esclavage, pas de colonie. — En d'autres termes : si 4 0 , 0 0 0 h o m m e s esclaves ne reçoivent pas de coups de fouet, 200 planteurs n e recevront pas de revenus. Y at-il égalité entre les deux maux, s'il fallait choisir? On allègue, comme un a r g u m e n t spécial à la Guyane hollandaise, l'exemple des nègres libres, m a r r o n s ou basch,

1

au n o m b r e de plusieurs milliers, qui vivent dans

T II, ch. VIII, p. 210. Verdedigers der Slavernij. 0


LA HOLLANDE.

269

l'oisiveté , résistent à l'évangélisation , ne se civilisent pas, et préfèrent la vie sauvage à la vie r é g u l i è r e . Mais q u ' o n t - i l s dans le s o u v e n i r ? l'esclavage; qu'ont-ils devant les yeux? l'esclavage. Sous quelle forme le travail se présente-t-il à e u x ? sous l'image d ' u n noir battu par un b l a n c . Sous quelle forme la liberté s'offre-t-elle

à leur

vue? sous l ' i m a g e d ' u n blanc q u i ne fait r i e n . Ce qu'ils voudraient, ce n'est pas être l i b r e s , c'est être m a î t r e s , avoir des esclaves à l e u r tour et ressembler aux b l a n c s , q u i font travailler et ne travaillent pas. Quoi ! vous vous étonnez q u e les besch fuient les villes et d e m e u r e n t oi­ sifs? Ils c r a i g n e n t votre c o m p a g n i e et ils suivent votre exemple. A ces noirs libres au sein de l'esclavage, fuyant comme les Indiens et r e d o u t a n t les blancs, sous l ' e m p i r e

d'une

r a n c u n e secrète et d ' u n e défiance instinctive, il faut oppo­ ser les populations affranchies de la Guyane anglaise et de 1

la Guyane française. Nous l'avons m o n t r é , dans ces deux colonies, u n n o m b r e considérable de travailleurs a dé­ serté la g r a n d e c u l t u r e , mais si l'on c o m p a r e le travail de ceux qui s'y consacrent encore avec le travail des escla­ ves de S u r i n a m , on trouve que si 100 esclaves fournis­ sent 57 j o u r n é e s de travail, 100 individus libres en four­ nissent 54; le n o m b r e des ouvriers a d i m i n u é , le produit du travail d ' u n ouvrier libre l'emporte d'environ dix-sept 2

p o u r cent s u r le p r o d u i t du travail d'un esclave . 1

T. I, II et liv. II.

2

Cette comparaison a été faite, et appuyée sur des tableaux statistiques,

par M. le lieutenant de vaisseau Dieudonné. août 1 8 5 0 . (Rev. col., 1850, p. 299, 500.)


270

L'ESC LAVAGE.

Les faits et les raisons commencent à approcher de ce point, où la théorie et la pratique étant de plus en p l u s d'accord, u n e réforme peut être opérée sans d a n g e r . En effet, l'abolition de l'esclavage a é t é , depuis plusieurs années, mise à l'ordre du j o u r par le gouvernement hol­ landais. Mais, avant d ' i n d i q u e r où en est la question, disons quelques mots des autres colonies à esclaves moins i m ­ portantes. 5° A n t i l l e s h o l l a n d a i s e s .

La Hollande possède dans la m e r des Antilles : 1° Dans les Iles sous le Yen! : Curaçao, île de 762 milles c a r r é s de superficie, avec la ville de Willemstadt pour capitale et les petites îles de Bonaire (450 milles) et d'Aruba (565 milles) pour dépen­ dances. Ces îles sont catholiques. 2" Dans les petites Antilles : Saint-Enstache,

qui a 5,712 milles carrés, Saba et une

partie de Saint-Martin,

l'autre partie étant possédée par

la France qui a, sur ce point du m o n d e , comme a u t r e ­ fois en Europe, la Hollande pour voisine, et lui a rendu ce territoire, après l'avoir repris en 1 7 9 4 aux Anglais, par la main de Victor Hugues. Curaçao renferme environ 1 6 , 8 3 0 h a b i t a n t s , dont 1

er

7,189 étaient esclaves , le 1 j a n v i e r 1854, savoir : 1

Tweede Happort. der Staats commissie, 1856, 2 partie, p. 6. e

Hommes. . . .

5,428

Femmes.

3,761

. . .

7,180


LA H O L L A N D E .

271

09 a p p a r t i e n n e n t au g o u v e r n e m e n t . Il y a eu, de 1844 à 1 8 5 4 , 8 7 0 affranchissements. Bonaire a 2 , 5 5 9 h a b i t a n t s , dont 769 esclaves (561 hommes,

4 0 8 femmes), 650 a p p a r t e n a n t

au

gouver­

nement. Aruba, p l u s petite et p l u s stérile, contient 3 , 2 0 1 âmes, dont 532 esclaves (151 h o m m e s , et 181 femmes). Saint-Eustache a 1,856 habitants, dont 1,071 esclaves (528 h o m m e s , 5 4 5 femmes). Saba, la p l u s petite des îles hollandaises, qui est plutôt un pic q u ' u n e île, r e n f e r m e 1,709 h a b i t a n t s , dont 649 esclaves ( 5 0 5 h o m m e s , 5 4 6 femmes). A Saint-Martin, les esclaves, au n o m b r e de 1,000 à 1,200, s u r 2 , 7 9 0 h a b i t a n t s , ont dû être affranchis à la suite de l'émancipation française p a r les colons, avec l'ap­ probation d u c o m m a n d a n t ,

le 0 juin 1 8 4 8 , m a i s les

colons n e sont pas encore i n d e m n i s é s . 1

Ces petites îles ,. Saint-Eustache surtout, que la Hol­ lande possède depuis 1 0 5 5 , ont un c o m m e r c e et une production encore assez actifs. Les esclaves y sont mieux traités q u ' à la Guyane. Il en est ainsi en général d a n s les îles, où l'esclave n e dé­ sire pas et où le m a î t r e ne craint pas la fuite a u t a n t que dans les vastes territoires. Les maîtres habitent davantage leurs propriétés, et s'il faut en croire u n a u t e u r déjà 2

c i t é , la m a n i è r e dont ils traitent leurs esclaves est corLes possessions coloniales

de la Hollande en 1859, par M. de Jonquières

Rev. col., décembre 1859, p. 3 2 6 . Cet auteur donne à Saint-Eustache 10,000 habitants. Les chiffres qu'il in­ dique pour la surface sont aussi en désaccord avec les chiffres officiels 2

Opmerkingen, e t c . , p . 7 2 .

*


272

L'ESCLAVAGE.

diale et paternelle,

aartsvaderlyk.

Aussi la

moralité

p a r m i eux est moins g r a n d e q u ' à S u r i n a m , et m ê m e , 1

s'il faut en croire M. Van Hœvel ,

les naissances ex­

cèdent les décès.

1849 naissances.

Surinam

2,82

Curaçao Bonaire,

. . . .

Aruba

%

décès.

3,49 %

3,86

2,77

5,22

1,21

4,83

1,25

Cependant, ces petites colonies ne sont pas ce qu'elles étaient autrefois, et elles ne vivent qu'à l'aide de subsides de la métropole. On assure que Curaçao, il y a vingt a n s , possédait plus de 10,000 esclaves au lieu de 5 , 0 0 0 . La grande culture n'y peut évidemment lutter avec le sucre de l'Europe ou le coton de l'Amérique. Les petites cul­ t u r e s , le nopal ou la cochenille, sont leur avenir. Le territoire étant peu étendu, la fuite des esclaves n'est pas à craindre, et si les maîtres se sont fait aimer, ils ne se­ ront pas abandonnés. L'émancipation ne présente donc pas là de sérieuses difficultés.

4° Forts

h o l l a n d a i s de la c ô t e d'Afrique.

La Hollande, qui a fondé la colonie du cap de BonneEspérance, ne possède plus en Afrique, sur cette côte occidentale, qui s'étend du cap des Trois-Pointes au cap Saint-Paul, sous le nom de Côte d'Or, et s u r un espace d'environ 90 lieues, que quelques forts comme Axim, 1

er

T. 1 ,

p. 35.


LA HOLLANDE.

273

Boutry, Saccoudée, Chaîna, m a i n t e n u s au m i l i e u d ' a u t r e s forts en r u i n e , c o m m e Akra, Baracoé, et u n e petite ville, Saint-Georges d'El-Mina,

bâtie sous la volée d ' u n fort,

au bord d ' u n e petite rivière et divisée e n u n r a m a s de cases à n è g r e s et u n q u a r t i e r e u r o p é e n , avec u n j a r d i n 1

et u n e p r o m e n a d e . La Hollande e n t r e t i e n t là u n e petite garnison, et

y a l o n g t e m p s r e c r u t é des soldats

ses colonies des I n d e s ; elle en

pour

tire en petite q u a n t i t é ,

du maïs, d u coton, des épices, et attend des ressources du lavage de l'or et de l'exploitation de vastes richesses minéralogiques. Mais elle n'a ni u n t e r r i t o i r e , ni u n e popu­ lation qui d é p e n d e n t d'elle d ' u n e m a n i è r e définie. Cependant, le Rapport

de la commission

de 1 8 5 3 , élève 2

à 1 3 6 , 0 0 0 le n o m b r e des h a b i t a n t s , s u r lesquels la Hol­ lande prétend d o m i n e r , savoir : Libres Esclaves domestiques. Autres esclaves

.

.

54,000 82,000 20,000 130,000

Il n'y a pas d ' e n r e g i s t r e m e n t , mais des règles p o u r a m é l i o r e r le t r a i t e m e n t des esclaves ont été faites, et les m a r c h é s d'esclaves sont i n t e r d i t s . La commission

estime q u e

la

Hollande

a s u r ces

hommes et sur leur territoire u n e vraie souveraineté, et non un simple contrat avec les habitants, n é a n m o i n s elle regarde c o m m e fort difficile

d'imposer

la liberté au

milieu de l'universel esclavage qui r è g n e en Afrique. 1

Description des côtes de I Afrique occidentale, par M, Bouët Willaumez

1849, p. 207. P. 74. 2

II.

18


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