MANIOC.org
Bibliothèque Alexandre Franconie
Conseil général de la Guyane
Conseil général de la Guyane
MANIOC.org
Bibliothèque Alexandre Franconie
BARBAROUX. [BARBÉ-MARBOIS
2434 (C F. de)]. Journal d'un Déporté non jugé ou déportation en violation des lois, décrétée le 18 Fructidor An V. P., 835, 2 vol. in-8, demi-toile, n. rogné. (R.114) ° 0 fr. Ces mémoires rares sont une histoire écrite jour par jour de la déportation en Fructidor-de-Barbé-Marbois. Il y conte avec une grande sincérité, le très dur voyage s u r la corvette « La Vaillante », durant lequel les seize déportés subirent des souffrances et des privations inouïes, l'arrivée à Cayenne, le transfert à Sinnamari, avec la traversée du désert, au cours de laquelle succombèrent Murinais et cinq de ses compagnons, l'évasion de Pichegru et de sixdéportés,etc... On y trouve en outre un très grand nombre de vues politiques et de détails surlepays,son climat, les Indiens et leurs mœurs. En annexe relation d'un « voyage dans l'intérieur du continent chez les Indiens Roucouyen en 1769 ». Edition originale. J
te
2433 Mémoires. Introd. par Alfred Chabaud. P. (Classiques de la Révolution), 1936, in-8, 307 pp., br. (S.321) 25 fr.
JOURNAL
D'UN DÉPORTÉ T O M E I.
MANIOC.org
Bibliothèque Alexandre Franconie
Conseil général de la Guyane
ANGERS.
IMPRIMERIE
DE
ERNEST
LE
SOURD.
MANIOC.org
Bibliothèque Alexandre Franconie
Conseil général de la Guyane
JOURNAL
D'UN DÉPORTÉ NON
JUGÉ, ou
DÉPORTATION EN VIOLATION DES LOIS ,
DÉCRÉTÉE LE
(4
18
FRUCTIDOR
AN
V
SEPTEMBRE 1 7 9 7 ) .
The violation
of laws never remains
unpunished.
L a v i o l a t i o n des l o i s n e r e s t e j a m a i s i m p u n i e .
JEFFERSON , Correspondance
TOME PREMIER,
PARIS. CHATET,
FOURNIER
PLACE DU P A L A I S - R O Y A L .
M.
Jr
14 , RUE DE SEINE , F. S. G
DCCCXXXV.
MANIOC.org
Bibliothèque Alexandre Franconie
Conseil général de la Guyane
AVIS.
Le Journal d'un Déporté non jugé, a été imprimé il y a peu de mois. Il n'était pas destiné alors à la publicité et il n'en a été tiré qu'un fort petit nombre d'exem plaires. L'auteur nous a permis de le ré imprimer, et de le mettre en vente. C H A T E T ET F O U R N I E R Editeurs.
A P a r i s , le 4 décembre
1834.
Je
Note
AMIS
LECTEURS ,
C E nom d'amis lecteurs est presque suranné -, et semblera un peu familier ; on le prodiguait autrefois à des lecteurs inconnus. Je suis connu de tous ceux à qui je le donne; ils sont en petit nombre, et je puis les appeler amis lecteurs. Ces Mémoires ont été écrits jour par jour, il y a trente-six ans; je n'y change rien : si je les changeais aujourd'hui, ils ne seraient plus un journal, ils n'auraient plus le caractère de sincérité qui peut les faire lire avec quelque intérêt. De retour en France, j'assistai à la rédaction de notre Gode pénal. II met la déportation au rang des peines, et je fus
iv
NOTE.
un de ceux qui prévirent que cette disposition ne serait jamais exécutée. Nos efforts pour la faire supprimer furent inutiles ; mais il n'a pas été possible de l'appliquer en réalité. En 1826 et 1827, quarante-un conseilsgénéraux de département,
affligés des
désordres dont les forçats libérés étaient les auteurs, demandèrent que cette peine leur fût effectivement appliquée. On me proposa de répondre à ce vote, en publiant mon Journal; j'aimai mieux m'en tenir à des observations où le 18 fructidor n'était pas même mentionné. Elles furent envoyées dans les départemens , et les conseils-généraux n'ont point renouvelé leurs demandes. Mon Journal ne pourrait que justifier leur silence. Plus libre que je ne le fus jamais, je suis maître aujourd'hui de le publier. Je n'en fais cependant imprimer qu'un petit nombre d'exemplaires.
NOTE.
V
C'est en 1797 que seize déportés furent envoyés à la Guyane , et dès lors, avancé en âge, je ne prévoyais pas que je survivrais seul à tous mes compagnons. Le 18 fructidor a maintenant З7 années de date (*). Il y en a 66 que je commençai, à Ratisbonne (**), mes premières occupations publiques. Elles n'ont été suspendues que pendant les deux ans et demi de mon exil, et mon Journal n'embrassera que cette période,de ma vie. En le relisant, je m'aperçois que quelques pages ne sont pas aussi sérieuses que semblerait l'exiger la situation d'un banni, e t , sans doute, elles pourraient être utilement corrigées : qu'elles restent cependant telles qu'elles ont été écrites : cette négligence même en garantit l'originalité.
(*) 4 septembre 1 7 9 7 . (**) Alors se'jour de la Diète de l'Empire.
vi
NOTE.
Qu'une dernière observation me soit permise. Elle a pour objet de répondre à ceux qui pourront désapprouver que je rappelle le souvenir d'une catastrophe que tant d'autres événemens ont fait oublier. Je désire qu'on sache que tôt ou tard la postérité inflige un juste châtiment à la tyrannie. Je voudrais aussi répandre une vérité que j'appuie sur ma propre expérience, c'est que le travail est la plus puissante consolation des malheureux.
OBSERVATIONS SUR LES ACTES DU 18 E T DU 19 FRUCTIDOR AN V, OU INTRODUCTIO
AU JOURNAL.
Sinnamari, nivôse an VI (décembre
1797).
Il est difficile de croire q u e la révolution de 1789 n'ait d'autres effets pour la F r a n c e que les m a l h e u r s qu'elle a déjà causés. L a v a l e u r de nos a r m é e s , le bouleversement politique qui en a été la s u i t e , la force et la faiblesse de presque tous les états voisins, mettent notre nation danS une situation bien différente de celle o ù elle a été à toute autre époque. Notre constitution sous la monarchie variait au gré d u prince ou de ses conseillers. Mais la v o l o n t é générale de la nation a été d ' a v o i r une charte précise, à la place de ces aperçus incohérens d'un prétendu droit p u b l i c de m o n a r c h i e tempérée. L'expérience heureuse faite par la France de d e u x conseils pendant la p r e m i è r e session du corps législatif, la perspective d'une guerre civile, si l'on tentait de revenir au g o u v e r n e m e n t a n c i e n , la ruine dont est menacée la religion, les vengeances que les royalistes ont l'imprudence d'annoncer, la foule de gens
Viii
INTRODUCTION
liés à la révolution, tous ces motifs rendent à jamais impossible le retour de la monarchie absolue. L a révolution parut de bonne heure décidée par le v œ u même de la nation. U n prince, doué par la nature de droiture et de la plus parfaite probité, entendit ce v œ u , et v o u l u t qu'il s'accomplit. Mais bientôt, égaré par les classes qui depuis si long-temps entourent les trônes, il flotta entre les factions. Les habitudes des règnes précédens et les vices d'une éducation m a n q u é e achevèrent de le perdre, et il ne put échappera sa funeste destinée. L'assemblée constituante ne voulut pas se charger de l'exécution de tout ce qu'elle avait préparé de g r a n d , et sa retraite fut une faute irréparable. Elle avait v u s'élever dans son sein une secte affectant une grande austérité; elle aurait dû réfléchir que toujours, dans les temps d'enthousiasme, les partis extrêmes, réputés les plus austères, ont fini par d o m i n e r , et cela est s i m ple. Quand les têtes sont fortement remuées, le système qui exalte le plus l'imagination, qui présente les principes les plus sévères, est celui qui réussit. Ceci est bien plus vrai encore, lorsque c'est la multitude que l'on i n v o q u e , et qui vient à l'aide.
AU JOURNAL.
ix
11 fallait que l'assemblée constituante essayât elle-même, pendant quelques années, la constitution qu'elle avait faite, et la réformât selon les besoins. Jamais des idées politiques n'ont pu s'asseoir d'une manière durable que sur l ' e x p é r i e n c e ; rien d'absolu n'existe en ce g e n r e , et c'est non-seulement pour des h o m m e s que l'on fait des lois, mais pour tels et tels h o m m e s . Ajoutons qu'une législation sortie d u m i l i e u des orages de toutes les passions a besoin de s'épurer, et n'y parvient que quand le m o m e n t d u calme est arrivé. On eût pu corriger la constitution de 1 7 9 1 , la réduire à quelques principes g é n é r a u x , rendre a u pouvoir exécutif l'énergie et l'indépendance nécessaires, faire alors avec la maison régnante u n contrat vraiment v o l o n t a i r e , enfin, au b o u t de quelques années, donner à la France le g o u vernement qui eût paru le m i e u x approprié a u x principes d'une constitution libre, quelque n o m qu'elle portât. A u lieu de procéder ainsi, on remit à une faction le dépôt d'une loi qu'elle détestait; on dit à des fanatiques républicains : « Nous vous c o n » fions les destinées de la nouvelle monarchie. » L'assemblée législative s'ouvrit. U n serment unanime semblait garantir la constitution ; les premiers pas de ceux qui le prêtaient annoncé-
X
INTRODUCTION
rent leur volonté d e le violer. Une faction, c o m posée de puritains politiques d'une p a r t , et de l'autre d'intrigans habiles et éloquens, parvint en moins d'un an à renverser la constitution et la monarchie. Une autre assemblée succéda. Il était aisé de prévoir quels en seraient les élémens. L e fanatisme de la liberté égarait le peuple; des h o m mes perdus de mœurs le dominaient; la sentine des crimes parut déborder tout à coup dans le sanctuaire des lois, et l'inonder de tout ce que la bassesse et la perversité ont de plus impur. A cinquante hommes près, qui étaient honnêtes et éclairés, l'histoire ne présente point d'assemblée souveraine qui ait réuni tant de vices, tant d'abjection et d'ignorance. A la vérité, on remarqua dans son sein une faction q u i , d ' a b o r d , parut distinguée par le calme et l'amour de l'ordre; mais les girondins ne surent pas frapper à temps les scélérats qui égaraient le peuple. L a faction opposée avait un caractère particulier ; c'était l'audace , ou plutôt ses chefs, ainsi que tous les hommes qui n'ont rien à perdre , prirent pour règle : tout oser, principe commode pour l'ignorance et l'incapacité, car il dispense de l'art de gouverner. Elle choisit donc, parmi les différens ressorts
AU JOURNAL.
XI
de l ' a u t o r i t é , celui d o n t l'action est la plus p r o m p t e , la terreur; et elle v o u l u t q u e , par l'atrocité de ses premiers c r i m e s , on p û t j u g e r q u ' a u c u n n e lui coûterait. L e trône renversé, elle fit les massacres d u 2 s e p t e m b r e , et ensuite elle m é d i t a le forfait q u i , d e p u i s , l a conduisit à en c o m m e t t r e t a n t d'autres. Que d e m a l h e u r s , en effet, il a produits ! P o u r en éviter le c h â t i m e n t , ses auteurs sont résolus à tout f a i r e , c o m m e à tout r i s q u e r . A u s s i , le m o t familier de leurs m e n e u r s est-il : « A y o n s sans cesse d e v a n t les y e u x l'échafaud » q u e nos adversaires n o u s destinent. » Je passe sous silence cette é p o q u e h o r r i b l e de la t y r a n n i e c o n v e n t i o n n e l l e , o ù s'est a m o n c e l é sur l a F r a n c e tout ce q u e le b r i g a n d a g e le plus a u d a c i e u x , le despotisme le plus f a r o u c h e , l a cruauté la plus effrénée, la licence la plus d é g o û t a n t e , p e u v e n t produire de crimes et de malheurs. Je ne dois cependant point omettre u n e o b servation, q u i appartient plus particulièrement à l'histoire, c'est que l'audace et l'opiniâtreté, q u i ont été le caractère constant de la c o n v e n t i o n , ont c o n t r i b u é b e a u c o u p a u x prodiges de cette é p o q u e ; prodiges d o n t a u c u n e nation n'eût été capable sous u n g o u v e r n e m e n t r é g u l i e r , et sans le despotisme le plus absolu. L e s c h e f s , si i n -
Xii
INTRODUCTION
fames aux yeux de la morale, auront, aux yeux de la politique, le mérite d'avoir v o u l u fortement et d'avoir j u g é leur moyens. Ils en avaient de grands. Ils maniaient un ressort n o u v e a u , le fanatisme. Ils exaltaient la multitude par l ' i mage de la liberté et l'espoir de la propriété; ils prodiguaient tous les capitaux c o m m e tous les bras de la nation ; ils avaient à leur disposition u n trésor i m m e n s e , dans u n signe auquel ils surent long-temps conserver une valeur; ils lui durent en partie les choses prodigieuses qu'ils accomplirent. L e 9 thermidor arriva, c'est-à-dire le j o u r o ù des scélérats, craignant pour leurs têtes, résolurent de faire tomber celle d'un autre scélérat qui les menaçait. Aidés par le bon p a r t i , ils réussirent. Ce m o m e n t était beau pour la convention. L a France respirait ; elle recevait comme autant de bienfaits les premiers soulagemens après tant de calamités; elle applaudissait avec e n t h o u siasme aux actes d'humanité. Mais rarement des hommes criminels ont-ils l'esprit assez élevé pour j u g e r q u e , quand la route du crime les a conduits au pouvoir, ils doivent, pour leur propre salut, reprendre celle de la vertu. L'instant arriva où ces prétendus bienfaiteurs
AU
JOURNAL.
Xiii
de la F r a n c e laissèrent v o i r l e u r a m b i t i o n à d é couvert. Il fallait u n terme a u g o u v e r n e m e n t a r b i t r a i r e ; l a constitution de Robespierre était trop a n a r c h i q u e pour que les conventionnels osassent la mettre en a c t i v i t é ; la majorité n'en v o u l a i t point. E l l e a b a n d o n n a le projet d'adapter des lois organiques à la constitution de 1 7 9 3 , e t en projeta u n e autre sur des bases n o u v e l l e s . C e m o m e n t est encore u n des plus r e m a r q u a bles de la r é v o l u t i o n ; c'est celui où l a tyrannie a p u être renversée de fond en c o m b l e . Les terroristes étaient désarmés dans Paris ; les armes y étaient entre les m a i n s de 40,000 propriétair e s , m a r c h a n d s ou gens considérables. L a j e u nesse a v a i t de l'ardeur ; la h a i n e de l a c o n v e n tion l'enflammait; l'assemblée n'avait pas 3,000 h o m m e s de troupes. Qu'on j u g e de l a situation des affaires par l'attaque courageuse de v e n d é m i a i r e an I V , attaque q u i n'a été impuissante q u e par faute de plan et de chef, et parce q u e l a faction contraire en eut. L a majorité de la c o n v e n t i o n s'occupa cepend a n t de la n o u v e l l e constitution, et elle la term i n a le 3o messidor. Cet o u v r a g e , dont l'idée h o n o r a i t l a droiture d u b o n p a r t i , devait n a t u r e l l e m e n t perdre les c o n v e n t i o n n e l s , car cette constitution appelait
Xiv
INTRODUCTION
nécessairement un nouveau corps législatif. Déjà le peuple était refroidi, il commençait à ne plus se rappeler rien de la convention que ses forfaits, et il allait probablement n o m m e r des députés d'un esprit tout différent. Les soldats et leurs chefs n'avaient cependant point changé d'habitudes et de maximes ; la guerre civile était à craindre, et le parti anarchiste, plus a u d a c i e u x , et secondé par des armées où il était très-nombreux, aurait fini par demeurer maître. A u reste, la majorité, encore v i v a n t e , fut effrayée de la seule pensée d'abandonner le p o u v o i r . Elle fit les décrets des 5 et 13 fructidor an I I I , et proposa à la nation de n o m m e r le nouveau corps législatif, à condition d'en choisir deux tiers dans la convention, et à c o n d i tion aussi q u e , dans le cas, en effet très-probable o ù ces deux tiers ne seraient pas nommés, la convention elle-même choisirait dans son sein les députés nécessaires pour les compléter. On se rappelle l'indignation qu'excita cette proposition, le rejet presque général qui en fut fait par les assemblées primaires, à Paris surt o u t ; les fraudes que l'on employa pour cacher le résultat des scrutins; le soulèvement enfin de vendémiaire an I V , et la sanglante catastrophe du 14«
AU JOURNAL.
XV
L'artillerie de la c o n v e n t i o n décida la q u e s t i o n , et alors le parti terroriste, j u g e a n t q u e l'élection des conventionnels ne ferait q u e r e culer sa perte et l'ajourner a u x premières élections faites p a r le p e u p l e , n o m m a une c o m m i s sion c h a r g é e de proposer des mesures de salut p u b l i c . Ces mesures n'étaient autres q u e le plan de suspendre la constitution j u s q u ' à la p a i x , et de p r e n d r e à l'instant tous les m o y e n s n é c e s saires p o u r consolider la tyrannie c o n v e n t i o n n e l l e , en r e n v o y a n t le n o u v e a u tiers et les h o m m e s honnêtes des d e u x autres. L e projet fut c o n n u de T h i b a u d e a u , q u i , au m i l i e u de l a terreur g é n é r a l e , eut le c o u r a g e de le d é n o n c e r . L ' a s s e m b l é e , effrayée, crut v o i r renaître la tyrannie de la terreur, et o r d o n n a l'installation d u corps législatif. C'est T r o n s o n q u i m e g a r a n t i t cette heureuse interv e n t i o n d'un h o m m e que j e connaissais p e u . Mais la faction se h â t a alors de retenir sous de n o u v e l l e s formes la puissance q u i lui é c h a p pait. E l l e composa l e directoire d ' h o m m e s liés à ses intérêts par le c r i m e q u i l e u r était c o m m u n , celui d'avoir voté la m o r t de L o u i s X V I . C o m m e elle avait alors la majorité dans les d e u x c o n s e i l s , ce dessein l u i réussit. U n e autre scène s'ouvre m a i n t e n a n t ; ce n o u veau t i e r s , ce petit n o m b r e d'élus consacré p a r
Xvi
INTRODUCTION
la nation en était la véritable espérance; on y joignait quelques conventionnels estimés. Je dirai peu de chose de la partie du conseil des cinq-cents qui appartenait à ce nouveau tiers; elle avait de bonnes intentions et des lumières; mais sa marche a été quelquefois brusque et incohérente. Des hommes auxquels on avait autrefois reproché de la pusillanimité, se p i quaient d'une roideur qu'ils appelaient du courage; d'autres avaient plus de droiture que de prudence; quelques-uns annonçaient une haine personnelle contre les directeurs, et ce sentiment était qualifié par les j a c o b i n s , de haine du gouvernement. Mais une nuance bien e s sentielle à remarquer, c'est q u e , hormis cinq ou six hommes qu'on pouvait regarder c o m m e suspects de royalisme, les plus animés n'étaient réellement irrités que contre la conduite despotique et contre les déprédations des d i r e c teurs, et non contre le régime républicain. Quant au conseil des anciens, il me sera sans doute permis de dire, d'après la voix publique, que la conduite d u nouveau tiers y fut s a g e , adroite et heureusement combinée ; mais c o m m e cette conduite m ê m e a été u n des é v é nemens les plus remarquables de la r é v o l u tion, et que la marche suivie alors a obtenu les
AU JOURNAL.
Xvii
suffrages de la F r a n c e , il est utile d'en présenter ici le d é v e l o p p e m e n t . N o u s pensions q u e , la société u n e fois constit u é e , il fallait se conformer à ses lois et à u n pacte fondamental dont nous n'eussions m ê m e pas adopté sans restriction tous les a r t i c l e s ; nous reconnûmes qu'il fallait le respecter, puisqu'il nous protégeait et nous assurait le droit de résidence et d'indigénat. L a F r a n c e avait v u , dans le cours des siècles, les races succéder a u x r a c e s , les A n g l a i s , les F r a n ç a i s ; les V a l o i s , M a y e n n e , les B o u r b o n s . L ' a u t o r i t é était o b é i e , p o u r v u qu'elle fût sincère. S'il y avait dissidence dans cette sincérité, c'était à la force q u ' i l appartenait d'en d é c i d e r . C'est sous ce dernier p o i n t de v u e q u e nous c o n v î n m e s de ne rien n é g l i g e r pour a r r i v e r sans secousse à l'époque d u premier g e r m i n a l an V , à l'élection d u second tiers. N o u s voulions sincèrement soutenir la c o n s t i tution r é p u b l i c a i n e ; le peuple l'avait acceptée l i b r e m e n t . Après l'avoir j u r é e , o u b l i e r notre s e r m e n t , c'eût été à la fois bassesse et trahison envers nos m a n d a t a i r e s , et c r i m e envers la F r a n c e . Mais nous r e c o n n û m e s bientôt que cette constitution, dans les mains des f a c t i e u x , et avec la puissance qu'elle donnait au d i r e c t o i r e , devenait pour e u x u n autre instrument b
XViii
INTRODUCTION
de tyrannie; q u e , disposés à la violer quand elle leur serait contraire, ils l'étaient également à en abuser quand elle leur serait favorable. L e u r force paraissait consister dans la majorité; mais ils étaient peu unis, et plusieurs d'entre eux commençaient à prendre confiance dans la la droiture de nos intentions. Germinal approchait, et l'arrivée du nouveau tiers devait assurer notre supériorité par une majorité réelle. Notre tâche n'était pas facile cependant : les conventionnels ne voyaient en nous que des hommes appelés à les livrer un j o u r à la justice. Mais ce fut cette terreur m ê m e , dont nous reconnûmes bientôt la puissance, qui nous donna l'idée du plan que nous suivîmes. Nous convînmes d'employer, pour les rassurer, prudence et adresse. Défendre les saines doctrines, mais sans amertume; ne jamais r e venir sur le passé; éviter d'irriter les passions, de réveiller les haines et d'effrayer les a m o u r propres; faire quelquefois des concessions peu importantes, pour obtenir ensuite le retour a u x bons principes; ne rien brusquer en un m o t , et dissiper peu à peu les préventions, tel fut notre plan. Nous obtînmes au bout de 5 à 6 mois la majorité dans presque toutes les c i r constances. Des décrets importans, rejetés d'ab o r d , passèrent
ensuite; l'esprit des conseils
AU JOURNAL.
xix
s'améliorait, on détruisait insensiblement partie des lois r é v o l u t i o n n a i r e s , et plusieurs des h o m m e s du centre parlaient déjà de notre bonne foi, et paraissaient y croire. Quelques-uns d'entre nous firent p l u s , ils j u g è r e n t important d'essayer si l'on pourrait g a g n e r , dans le directoire, la confiance d'un ou de d e u x h o m m e s influens, et leur faire concevoir que l e u r intérêt était de se rallier a u x bons principes. C a r n o t , dont la tête s e m blait refroidie, parut propre à cet essai. Il r é pondit à notre attente, et fut d'autant plus aise de la confiance qu'on lui t é m o i g n a i t , q u ' i l avait plus de reproches à se faire. On croyait alors p o u v o i r compter sur son collègue L a Rev e l l i è r e - L é p e a u x , dont on ne cessait de v a n t e r la modération et la d r o i t u r e , mais qui a fini par l'explosion d'une a m b i t i o n perfide, si sa conduite ne fut pas plutôt une insigne lâcheté. Notre m a r c h e , au reste, paraissait assez sûre, car la confiance de Carnot nous r é p o n dait de L e t o u r n e u r ; et L a R e v e l l i è r e , selon nos c a l c u l s , devait faire pencher la balance de n o tre côté. Je reviens aux conseils. Nous avions o b t e n u la majorité. M a l h e u reusement on fit une maladresse; on blessa l'amour-propre
des
conventionnels
en
les
XV
INTRODUCTION
nommant rarement au bureau et dans les commissions. On eut l'imprudence de donner toutes ces petites dignités sénatoriales aux membres du côté droit. Les adroits meneurs du parti opposé profitèrent de cette faute. Ils en conclurent que nous avions le projet de d o miner, et réveillèrent dans le centre cette défiance, cette terreur fatale que nous avions assoupie. Il nous fut impossible depuis de regagner la majorité dans les questions de grande importance. Il restait cependant au conseil des anciens, ou plutôt à ce tiers dont la sagesse faisait la réputation, un grand avantage. Notre parti était appuyé par l'opinion publique; et nous avions lieu d'espérer que les élus de germinal prendraient eux-mêmes notre marche pour r è g l e , aussitôt qu'ils nous auraient joints. Cependant la faction de Sieyes, Tallien et Barras ne s'endormait pas. U n mois avant les élections, nous sûmes de b o n lieu qu'on intriguait dans les armées pour les indisposer c o n tre le nouveau tiers du corps législatif, particulièrement contre celui des cinq-cents, et pour leur demander avec éclat l'ajournement des assemblées primaires et électorales. Lebrun, Portalis, Tronson, Dumas et m o i , nous fûmes avertis du complot par un h o m m e en place.
AU
JOURNAL.
Xxi
N o u s n o u s j e t â m e s à l a t r a v e r s e , e t les a s s e m blées e u r e n t l i e u . Ce fait t r è s - i m p o r t a n t v a le devenir davantage. S a n s d o u t e il y e u t d a n s les c o n s e i l s
quelques
h o m m e s dont nous avions à nous défier; mais la très g r a n d e m a j o r i t é v o u l a i t la constitution. De c e l a m ê m e
que nous étions p a r v e n u s à
r e n v e r s e r le c o m p l o t , e t à f a i r e p r o c é d e r a u x élections,
il s e m b l a i t
résulter qu'avec de
p r u d e n c e et d e l ' h a b i l e t é , le s e c o n d
la
tiers que
n o u s a t t e n d i o n s p a r v i e n d r a i t aussi à d é t r u i r e l e s d é f i a n c e s et les c r a i n t e s . A l a v é r i t é , l ' e x t r ê m e p e r v e r s i t é q u i c a r a c t é r i s e la c o n j u r a t i o n d o n t n o u s s o m m e s les v i c t i m e s ,
permet
aussi
d e supposer que r i e n n e l'eût a r r ê t é e ; mais au moins
les
c o n j u r é s e u s s e n t é t é sans p r é t e x t e .
O n v o i t e n effet q u e , d a n s l a p l u p a r t des a d r e s ses des a r m é e s , l e conseil des a n c i e n s est pecté,
e t q u e sa sagesse est a p p l a u d i e
resdans
quelques-unes. Les n o u v e a u x
élus
arrivèrent,
e t l'on
ne
p e u t s'empêcher d'avouer que dans le club de Clichy,
qui fut leur premier point de
rallie-
m e n t , il se fit q u e l q u e s p r o p o s i t i o n s i n d i s c r è tes, violentes, mais toujours blâmées et repoussées p a r l a g r a n d e m a j o r i t é . D ' a i l l e u r s o n
ne
d i s a i t pas u n m o t
Le
très-grand nombre
contre la constitution. voulait que,
pour éviter
XXii
INTRODUCTION
de donner des prétextes aux factieux, on ne s'occupât que de l'avenir, et qu'on oubliât le passé. D'un autre côté, 4 ou 5 membres du conseil des cinq-cents qui ne s'étaient pas défendus de quelque jalousie contre les membres marquans d u conseil des anciens, répandaient parmi les nouveaux députés que ceux-là voulaient m e ner les conseils; c'était une tournure assez adroite pour se donner à eux-mêmes du crédit et faire adopter leur système d'humeur et de violence; et ce préjugé fut si habilement répandu, qu'il gagna une partie du premier tiers des deux conseils. Des défiances pénétrèrent parmi les hommes les plus unis jusque-là; on prêtait à celui-ci des intrigues secrètes ; à celuilà on supposait des liaisons suspectes; à un autre l'envie de dominer. Le bruit se répandit bientôt d'un nouveau complot des directeurs, dans lequel les terroristes devaient agir comme principaux instrumens; mais il paraît qu'une partie des chefs redoutait ces terribles auxiliaires, et préféra le secours des armées. Bientôt le ministère fut changé; Hoche fut appelé à Paris, et des corps de troupes s'avancèrent. Leur cri dans toute la route était q u ' i l s allaient mettre à la raison les conseils.
AU J O U R N A L .
Xxiii
Bientôt arrivèrent les adresses de l'armée d'Italie ; peut-être avait-on j u g é sage de les attendre pour j o u e r à j e u sûr. D é j à , en effet, À u g e r e a u avait été mis à la tête des troupes c a m p é e s a u t o u r de Paris. A u m o m e n t o ù le directoire reçut les adresses, C a r n o t nous dit q u ' i l n'y avait plus d'autre r e m è d e q u e d'accorder au d i r e c t o i r e les mesures violentes q u ' i l désirait contre les prêtres, les prévenus d ' é m i g r a t i o n ; de retirer tous les décrets qui lui d é p l a i s a i e n t ; d'accorder de n o u v e a u x f o n d s ; d ' a p p l a u d i r à ses c h o i x . P o r t a l i s , qu'il v i t en particulier, lui r é p o n d i t : q u e rien a u m o n d e ne nous d é t e r m i n e r a i t à des injustices et à des lâchetés. C a r n o t parut alors d é m e n t i r , par c r a i n t e , le caractère de fermeté qu'il a v a i t pris, soit par c a l c u l , soit par sagesse. Il b l â m a i t a v e c une
v i o l e n c e déplacée les i m p r u d e n c e s
de
q u e l q u e s - u n s des c i n q - c e n t s , criait a u r o y a l i s m e , ne v o u l a i t pas p r e n d r e des mesures c o n tre nos adversaires, paraissait m ê m e ne pas croire a u x complots de ses c o l l è g u e s . L e passé lui r e v e n a i t . Il c o n t r i b u a p a r sa sécurité à nous en inspirer. Ces m e n a c e s , sans cesse renaissantes d e puis six s e m a i n e s , et toujours sans effet, nous s e m b l a i e n t n ' a v o i r d'autre b u t que de nous f o r c e r a des concessions. N o u s n'en fîmes point,
Xxiv
INTRODUCTION
et on sait, que trop souvent les premières en nécessitent d'autres. Madame de était fort avant dans toutes ces menées. Cette femme, que nous aimions à mettre au premier rang parmi les femmes célèbres, et la première peut-être parmi toutes celles de ce siècle, a de la droiture et de la sensibilité. Elle fait le bien par le plus heureux instinct, mais quelquefois le mal par les plus faux calculs. Un jour, elle était entraînée par son amitié pour nous. Une autre fois, elle cédait à l'impatience de faire marcher les affaires de l'état à sa fantaisie. Elle essaya d'obtenir de nous des complaisances pour le parti contraire. Nous trouvant inébranlables, elle nous p r é vint que les complots les plus horribles se tramaient; que le directoire était décidé à tout oser; que les crimes les plus atroces ne lui coûteraient point. M , qui était ami de madame de , en dit autant à T r o n s o n , qui se rappelle cette phrase : « Imaginez, lui d i t - i l , » l'échelle des forfaits, et soyez sûr que le d i » rectoire la montera toute entière. Montrez» vous faciles pour l'instant, et vous conjurerez » l'orage. » Nos refus et nos réponses furent uniformes. Je croyais cependant, j e l'avoue, que l'on s'en tiendrait toujours à des menaces. Je per-
AU JOURNAL.
XXV
sistais, ainsi q u e P o r t a l i s , S i m é o n et T r o n s o n , à r e c o m m a n d e r b e a u c o u p de m o d é r a t i o n et de p r u d e n c e , et l'on paraissait enfin y être d i s posé. N o u s étions d'autant plus décidés à p r e n dre ce p a r t i , q u ' i l n'y a v a i t a u c u n m o y e n de résistance. L ' a p a t h i e des Parisiens, leur désarm e m e n t , le s o u t e n i r de v e n d é m i a i r e , la c o a lition des a r m é e s , la présence d ' u n corps de t r o u p e s , à la tête d u q u e l était A u g e r e a u , la r é u n i o n des terroristes et de tous les officiers réformés à P a r i s , toutes ces circonstances nous p r o u v a i e n t l'inutilité de recourir à des m o y e n s de force. C e p e n d a n t , le 16 fructidor, j ' a v a i s parlé à L e b r u n et à V i l l a r e t - J o y e u s e de mesures à p r e n d r e ; soit l a p e r m a n e n c e , soit l e transport constitutionnel de l'assemblée dans u n autre l i e u . O n y t r o u v a d u d a n g e r sans a u c u n a v a n tage. L e 18 fructidor a r r i v a . A quatre heures d u m a t i n , des corps de troupes s'emparèrent des T u i l e r i e s , ainsi que des p o n t s , des places et des rues voisines. L e m ê m e j o u r , le directoire e x p l i q u a i t a u p u b l i c ses motifs dans u n e affiche o ù , p o u r toute p r e u v e , o n a l l é g u a i t u n e correspondance de P i c h e g r u avec M . d ' E n t r a i g u e s , ayant d e u x ans de date.
XXVi
INTRODUCTION
A 7 heures du matin, les deux présidens des conseils se rendirent dans leurs salles respectiv e s , où ils trouvèrent quelques membres déjà arrivés. L a force armée entra, et les obligea de se retirer. A 8 heures, trente des nôtres se rassemblèrent chez m o i , ainsi que nous en étions convenus. Des membres du conseil des cinq-cents se rassemblèrent aussi dans une autre maison. De chez moi nous nous rendîmes encore une fois au lieu de nos séances, en présence des p a trouilles et des postes armés; arrivés aux T u i leries, nous fûmes repoussés; l'on marcha sur nous la baïonnette en avant, et nous nous rendîmes chez Laffon-Ladebat, notre président. Cette démarche éclatante, faite sous le c a non du directoire, et au milieu des troupes qu'il avait réunies, prouve assez que la majorité des législateurs, honorée jusque-là de l'estime p u b l i q u e , en était toujours digne. Le directoire, craignant que le conseil des anciens n'exerçât sa prérogative constitutionnelle, se détermina à faire arrêter les députés réunis chez Laffon. Nous fûmes conduits dans trois voitures ouvertes chez le ministre de la police, et de là au T e m p l e , à travers les huées des terroristes, et entre deux lignes de soldats. Les factieux développèrent alors leur plan.
AU JOURNAL.
XXvii
Les directeurs a v a i e n t c o n v o q u é l'assemblée des d e u x conseils dans d e u x e m p l a c e m e n s v o i sins de leur palais du L u x e m b o u r g . L e s m e m bres q u i s'y étaient réunis r e n d i r e n t difFérens d é c r e t s , dont le plus r e m a r q u a b l e est celui q u i p r o n o n c e la déportation de s o i x a n t e - c i n q r e présentans et autres c i t o y e n s ; casse la p l u p a r t des dernières élections ; chasse de F r a n c e les p r é v e n u s d ' é m i g r a t i o n ; m e t la presse sous la surveillance de la p o l i c e , et s u p p r i m e la g a r d e nationale. C h a q u e l i g n e de ce décret décèle la m a l a dresse des conspirateurs, l'audace de l e u r i m posture , leur mépris p o u r les premières règles de la j u s t i c e , l e u r dessein formé d ' o p p r i m e r la nation sous le prétexte d'un c o m p l o t , le r e n v e r s e m e n t des principes les plus sacrés de la c o n s t i t u t i o n , sous c o u l e u r de l'affermir; en u n m o t , l'assemblage d u m e n s o n g e g r o s s i e r , d e l'injustice r é f l é c h i e ; de la barbarie g r a t u i t e , de la v i o l a t i o n formelle d u pacte s o c i a l , de l ' i m m o r a l i t é q u i b r a v e l ' o p i n i o n , et de l a haine q u i se v e n g e . Il f a u t ,
pour
mieux
distinguer tous ces
points, rappeler q u e l q u e s faits. On sait q u e , dans les derniers mois de 1 7 9 5 , q u e l q u e s j o u r s a v a n t l'installation d u p r e m i e r corps législatif, Barras et T a l l i e n , p r é v o y a n t
XXviii
INTRODUCTION
que la constitution une fois en activité, ils f i niraientpai être dépouillés d u p o u v o i r , avaient essayé de la renverser, en l'ajournant j u s q u ' à la paix. Cette faction, en s'assurant d u d i r e c toire , pouvait aussi attendre les nouvelles élections, et cependant renouer ses desseins p o u r cette époque. Il paraît, en effet, q u e dans cet intervalle elle se ménagea en secret un prétexte, et une tentative faite par les royalistes le lui fournit. M M . L a v i l l e h e u r n o i s , Brotier et Duverne ( i ) , mis en j u g e m e n t , a v o u è r e n t , dans leur procès, qu'il y avait u n plan formé de profiter des premières élections pour porter a u corps législatif, a u x administrations et a u x t r i b u n a u x des h o m m e s dévoués à leur parti. Ils n o m m a i e n t ministres P o r t a l i s , D u m a s , S i m é o n et m o i . A u c u n de ces trois royalistes n'était lié avec nous; a u c u n m ê m e ne nous connaissait. Les accusés le déclarèrent ainsi. R i e n , dans le procès, ne contredit leur déclaration. Je ne connaissais pas u n seul d'entre e u x . L e directoire inscrivit cependant sur son r e gistre secret u n e déclaration détaillée de D u v e r n e , qui n'était q u e le développement d u
( 1 ) Désigné aussi sous les noms de D u v e r n e de Presle.
AU JOURNAL.
xxix
plan royaliste. C'était une pierre d'attente dans le plan des directeurs. Cette dénonciation devint le fondement sur l e q u e l ils échafaudèrent tout leur système. Ils supposèrent q u e la plupart des n o u v e a u x élus étaient royalistes, et travaillaient à détruire la r é p u b l i q u e par la constitution m ê m e ; et p a r tant de l à , ils composèrent leur p l a n de p r o scription du plus m o n s t r u e u x assemblage. Ils allièrent à l'affaire des accusés r o y a l i s t e s , la correspondance de P i c h e g r u , antérieure de d e u x ans. Ils enveloppèrent dans la c o n d a m n a t i o n , avec quelques m e m b r e s du n o u v e a u tiers, plusieurs de l ' a n c i e n , qui p a r conséquent n ' a vaient a u c u n rapport à l'affaire des nouvelles élections, et enfin quelques-uns des m e m b r e s de la c o n v e n t i o n , d o n t ils avaient à se v e n g e r . Ils y r é u n i r e n t d e u x journalistes, dont l'un plein d'esprit et de raison et très-constitutionn e l , M . S u a r d ; ils y placèrent aussi C o c h o n , ministre de la police, qu'ils avaient e u x - m ê m e s a p p e l é , a p p l a u d i , e n c o u r a g é ; l'agent de police q u ' i l e m p l o y a i t ; le c o m m a n d a n t de la g a r d e d u corps législatif et d'autres : c'est-à-dire en d e u x m o t s , q u e cette partie du décret est u n e table de proscription dont le titre est : Affaire de Brotier, Lavilleheurnois et Duverne. Cet a m a l g a m e absurde est une des choses les
XXX
INTRODUCTION
plus remarquables de cette incohérente production. E n effet, il y a dans ce m é l a n g e divers élémens entièrement hétérogènes. L a faction des royalistes accusés n'était pas celle de Pichegru. Celle de P i c h e g r u n'avait point de rapport a u corps législatif. Celle de quelques m e m b r e s du corps législatif n'était pas celle de la majorité. Celle des cinq-cents n'était pas la m ê m e que celle des a n c i e n s , auxquels on ne
reprochait
pas l'étourderie du zèle. L'affaire d u corps législatif n'était celle ni de C o c h o n , ni de R a m e l , ni de S u a r d , ni de Miranda et autres qui ne se connaissaient m ê m e pas. C'est donc la h a i n e , la v e n g e a n c e , la crainte q u i ont indiqué la plupart des noms ; chacun a porté sur la liste celui qui lui déplaisait; et ils ne songèrent pas m ê m e , en rédigeant le préa m b u l e d u décret, à supposer q u e les individus q u i n'appartenaient pas a u x nouvelles élections étaient d u complot. Voici ce p r é a m b u l e , auquel deux lignes a u raient suffi : « Le conseil des c i n q - c e n t s , considérant q u e » les ennemis de la république ont c o n s t a m » ment suivi le plan qui leur a été tracé p a r l e s
AU J O U R N A L .
XXXi
» » » » »
instructions saisies sur B r o t i e r , B e r t h e l o t L a v i l l e h e u r n o i s et D u v e r n e de P r e s l e , et qu'ils ont été secondés par une foule d'émissaires r o y a u x disséminés sur tous les points de la F r a n c e ;
» » » » »
» Considérant qu'il a été spécialement r e c o m m a n d é à ces agens de d i r i g e r les opérations et les c h o i x des dernières assemblées p r i m a i res c o m m u n a l e s et électorales, et de faire t o m b e r tous ces c h o i x sur les partisans de l a royauté ;
» Qu'à l'exception d'un petit n o m b r e de d é » partemens o ù l'énergie des républicains les a M neutralisées, les élections ont porté aux fonctions » publiques et fait entrer jusque dans le sein du » corps législatif, des émigrés, des chefs des rebel» les et des royalistes prononcés; » » » » M »
» Considérant que la constitution se t r o u v a n t attaquée par une partie de ceux-là m ê m e qu'elle avait spécialement appelés à la défend r e , et contre qui elle ne s'était pas p r é c a u t i o n n é e , il ne serait pas possible de la m a i n tenir sans recourir à des mesures e x t r a o r d i naires;
» Considérant enfin q u e , pour étouffer l a » conspiration e x i s t a n t e , prévenir la g u e r r e » civile et l'effusion g é n é r a l e du sang q u i allait » en être la suite inévitable , rien n'est plus
XXXii
INTRODUCTION
» instant que de réparer les atteintes portées à » l'acte constitutionnel, depuis le premier prai» rial d e r n i e r , et de prendre des mesures n é c e s s a i r e s pour empêcher qu'à l'avenir la l i » b e r t é , le repos et le b o n h e u r d u peuple ne » soient encore exposés à des dangers ; « Déclare qu'il y a u r g e n c e , etc. » V o i l à donc le motif, l'unique m o t i f du décret : les c h o i x royalistes supposés en g e r m i n a l ( de l'an V ) et les atteintes portées à la constitution depuis l'arrivée des n o u v e a u x élus. Donc ( en prenant m ê m e des indices v a g u e s pour des v é r i t é s ) , c'était ces n o u v e a u x élus qu'il fallait, non pas c o n d a m n e r , mais accuser et mettre en j u g e m e n t . Point du tout ; à l'égard de ces n o u v e a u x élus, on se contente de casser leur é l e c t i o n , et on les renvoie. Quant a u x députés, h o m m e s de courage et de talent, m e m b r e s de l'ancien tiers, on les proscrit, et l'on associe à leur c o n d a m nation des h o m m e s qui n'appartenaient ni à l ' a n c i e n , ni au n o u v e a u , ni au corps législatif, ni à aucune place au choix d u peuple. E n f i n , par u n dernier trait d'audace et de perversité, i n c o n n u même à R o b e s p i e r r e , on les c o n d a m n e sans j u g e m e n t , sans a c c u s a t i o n , à la peine la plus cruelle après la peine de mort.
AU JOURNAL
xxxiii
E t v o i l à ce q u ' o n t fait non-seulement les t r i u m v i r s , m a i s , à leur i n s t i g a t i o n , u n e a s s e m blée q u i se dit le corps législatif, q u i doit être l a g a r d i e n n e des droits de la n a t i o n , de la l i berté , des p r o p r i é t é s , de l ' h o n n e u r , de la v i e des citoyens. L a c o n v e n t i o n a lutté contre R o b e s p i e r r e ; q u e l q u e s - u n s m ê m e , dans les temps les plus affreux de la t y r a n n i e , o n t eu le c o u rage de combattre ses projets h o m i c i d e s . Les d e u x c o n s e i l s , a u c o n t r a i r e , ont adopté c e u x des t r i u m v i r s et les o n t consacrés. V o i c i m a i n t e n a n t les p r i n c i p a u x articles d u décret. er
L e 1 casse les n o m i n a t i o n s de 49 assemblées électorales. L e 4 enjoint a u x fonctionnaires qu'elles ont n o m m é s de cesser à l'instant leurs fonctions. L e 9 renouvelle les articles 1 , 2 , 3 , 4 , 5 et 6 de la loi d u 3 b r u m a i r e an I V , loi de tyrannie et anti-constitutionnelle. me
me
m e
L e 1 3 c o n d a m n e à la déportation des c i toyens q u e j e crois tous i r r é p r o c h a b l e s , parce q u e pas u n seul ne fut j u g é . m e
L e 1 5 article b a n n i t d u territoire français tous les citoyens inscrits sur la liste des émigrés; disposition a t r o c e , car les inscriptions avaient été la p l u p a r t faites par la cupidité o u la h a i n e . L'article 2 1 c o n d a m n e c o m m e complices d'é-
XXxiv
INTRODUCTION
m i g r é s , c'est-à-dire à m o r t , q u i c o n q u e c o r respondra avec les p r é v e n u s , pour autre chose que pour la question d'émigration. Ainsi l ' e x pression du sentiment
filial,
p a t e r n e l , conju-
g a l , passe pour un crime capital. L'article 24 permet au directoire de déporter à son g r é , quoique par des arrêtés m o t i v é s , les prêtres qui exciteraient des troubles. L'article 32 anéantit la forme ancienne de la déclaration d u j u r y , et y substitue dans le fait la déclaration à la pluralité. L'article 33 déporte les B o u r b o n s qui restaient en F r a n c e , et les c o m p r e n d nominativement. L'article 3 5 , au mépris de l'acte constitutionnel, et en abusant d'un mot furtivement glissé dans u n § de l'article 355 ( de l'aveu m ê m e de B a u d i n , u n de ses rédacteurs ) , s u p prime la liberté de la presse pendant un m o i s , puisqu'il la soumet à l'inspection de la police. L'article 5 8 rapporte les lois qui rétablissaient l a garde nationale, institution qui est l'un des principes les plus sacrés de la constitution. Enfin, l'article 39 donne au directoire le droit d'employer l'autorité militaire
partout
o ù il lui p l a i r a , puisqu'il lui donne le droit de mettre toute c o m m u n e qu'il j u g e r a à propos en état de siège.
AU JOURNAL.
XXXV
V o i l à la théorie du 18 fructidor, et les p r i n c i p a u x actes d u corps qui leur a prostitué sa dignité et sa puissance. V o i l à des citoyens c o n d a m n é s par le p o u v o i r l é g i s l a t i f , j u g é s sans a u c u n e forme c o n s t i t u tionnelle ; sans être e n t e n d u s , ils sont c o n d a m nés à u n e peine que le directoire peut a g g r a v e r , et déportés sans q u e le décret leur soit signifié ; des citoyens chassés du territoire f r a n çais sans délit, m ê m e a p p a r e n t ; la liberté de la presse est anéantie ; la g a r d e nationale s u p p r i m é e . On compterait trente violations formelles d e l à déclaration des droits et de la constitution. Je reviens a u x faits. U n e loi a suivi celle du 19 fructidor; et c o n d a m n e aussi à l a déportation les écrivains p é riodiques dont les feuilles ont d é p l u a u d i r e c toire. On d e m a n d a i t p o u r e u x qu'on les m î t en j u g e m e n t ; mais un m e m b r e répondit qu'il y avait plus d'humanité à ne pas les j u g e r , parce qu'ils seraient, d i t - i l , infailliblement c o n d a m nés à m o r t par u n t r i b u n a l . Quel sera le t e r m e de cette n o u v e l l e o p p r e s s i o n ? Il est aisé de voir qu'à présent la majorité c o n v e n t i o n n e l l e , qui en a été l'instrument, ne r e n d r a plus à la nation ses d r o i t s , et sera t o u j o u r s d o m i n é e , d'un côté par la soif d u p o u v o i r , de l'autre par la crainte du c h â t i m e n t , ces d e u x
XXXVI
INTRODUCTION
mobiles de toute sa conduite depuis qu'elle usurpa la puissance. Cependant, c o m m e , en fait d'autorité, rien de ce qui est violent n'est d u r a b l e , v o i c i , ce me s e m b l e , ce qu'il est permis à la prévoyance h u m a i n e de supposer. P r o b a b l e m e n t cet a m a l g a m e insolent que fait le directoire de la constitution qu'il viole et d u despotisme qu'il e x e r c e , cessera b i e n t ô t , ne fûtce que par le ridicule m ê m e de cette h y p o c r i sie. Ce fantôme d'assemblée, qu'il charge de traduire ses ordres en lois, disparaîtra quand il lui sera à peu près inutile. A l o r s les despotes se diviseront ; le parti terroriste qui les hait, qui a plus d'audace, qui a des vengeances personnelles à e x e r c e r , formera contre les auteurs de fructidor une faction puissante; les d e u x partis se c h o q u e r o n t ,
notre
malheureuse patrie sera exposée à la guerre civile. D ' u n autre côté, la détresse des finances, l'anéantissement du c o m m e r c e extérieur,
l'ab-
sence de tout c r é d i t , la nécessité de se faire des ressources par des violences, aideront les a m bitions particulières qui v o u d r o n t déplacer les anciennes, et bientôt la nation e l l e - m ê m e en fera justice. Peut-être l'impuissance de satisfaire l'armée
AU JOURNAL.
XXXVII
et de faire face au fardeau des pensions a c c o r dées a u x officiers, a u x v é t é r a n s , a u x v e u v e s , a u x enfans des soldats tués a u s e r v i c e , les c o n duira-t-elle au partage des t e r r e s , o u à une c o n t r i b u t i o n imposée sur les propriétaires, ou à une imposition e x t r a o r d i n a i r e sur les d o m a i nes payés à v i l p r i x , o u à t o u t a u t r e m o y e n v i o l e n t , tel q u e la b a n q u e r o u t e . Quel que soit enfin le système des u s u r p a teurs, à quelques expédiens qu'ils aient r e cours , il est impossible qu'ils fassent o u b l i e r c o m m e n t ils sont parvenus a u p o u v o i r . Ils n ' a v a i e n t q u ' u n e m a n i è r e d'obtenir cet o u b l i , c ' é tait d'exécuter r e l i g i e u s e m e n t cette constitution o ù la F r a n c e s'était réfugiée c o m m e dans un asile de repos et de salut; c'était de s'occuper de b o n n e foi d u b o n h e u r intérieur des Français; c'était de s'appliquer à faire régner l a justice et l a m o r a l e , à faire g o û t e r au peuple les avantages d'un r é g i m e v r a i m e n t libre. L e s chefs i n t r u s , q u i ne savent pas se préserver d u m é p r i s , q u i n'ont pas l'art de faire c o n t r a s t e r , a v e c les m a u x q u e l e u r a m b i t i o n a faits, le b o n h e u r que l e u r p o u v o i r p e u t d o n n e r , sont b i e n t ô t a b a t t u s , car ils n'ont contre la force des peuples que la force de leurs bataillons. Ils n'ont plus pour e u x a u c u n de ces m o b i l e s q u i , chez les h o m m e s , suppléent o r d i n a i r e m e n t a u x
XXXViii
INTRODUCTION
droits, à la confiance; ils n'ont ni l'admiration, ni le sentiment du b o n h e u r public. On a v u j u s q u ' i c i un g r a n d attentat, une conspiration profonde et préméditée contre le corps législatif, une usurpation réelle des p o u v o i r s , en un m o t des despotes a u d a c i e u x , et q u i ont foulé aux pieds tous les principes de notre pacte social. Les étrangers se demandent : « L e corps l é » gislatif n'a-t-il pas eu à se reprocher d'avoir » cherché au moins à entraver la constitution, » à l'avilir, à en entamer les principes? n'a-t» il pas enfin, sous ce rapport, donné q u e l q u e » prétexte à ses e n n e m i s ? » Je réponds nettement que n o n , et pourtant j e dois ajouter, qu'ainsi qu'il arrive dans t o u tes les assemblées n o m b r e u s e s , nous ne s o m mes pas tous exempts du r e p r o c h e
d'impru
dence et de précipitation. Toutefois la bonne r e n o m m é e des p r i n c i p a u x d'entre nous garantissait notre sincérité. L a confiance était devenue g é n é r a l e , et s'était manifestée par des signes éclatans. L e s a c q u é reurs de domaines nationaux avaient cessé de redouter les appels de fonds o u la révision de leurs titres d'acquisition; l'industrie et le c o m merce reprenaient une grande activité. On vit les églises plus fréquentées, la justice indépen-
AU JOURNAL.
XXXIX
dante du p o u v o i r et de l'influence, les délits et les crimes moins n o m b r e u x , l'administration m i e u x c o n t e n u e , q u o i q u e la plupart de ses agens fussent des créatures de la faction q u i nous était opposée. L a division des propriétés faisait prendre à l ' a g r i c u l t u r e un essor arrêté p e n d a n t tant de siècles par la m a i n - m o r t e , la féodalité et le poids a c c a b l a n t de la d î m e . L ' a i sance revenait des c a m p a g n e s a u x v i l l e s ; les opinions se m o n t r a i e n t à face d é c o u v e r t e ; l ' é d u c a t i o n de la jeunesse faisait des p r o g r è s ; les tumultes des théâtres étaient apaisés. E n f i n , quel q u e soit m a i n t e n a n t l'état de la F r a n c e , j e crois q u e j a m a i s la prospérité d o n t j ' a i v u tant de m a r q u e s , q u a n d j ' a i été arraché à m e s c o n c i t o y e n s , ne s'effacera de l e u r m é m o i r e . Cette situation était l ' o u v r a g e des d e u x c o n seils. Il n'y avait point p a r m i nous de dissidence sur le m a i n t i e n de la constitution ; mais il y en avait sur la conduite à tenir envers le directoire. Ses excès et c e u x de sa faction, la dilapidation des fonds p u b l i c s , sa c o n d u i t e révoltante à l ' é g a r d d u t r i b u n a l de cassation, le c h o i x q u ' i l a v a i t fait d'agens obscurs et incapables dans u n e g r a n d e partie de la F r a n c e , les intérêts donnés à ses créatures dans la plupart des e n t r e p r i s e s , la g u e r r e déclarée par les directeurs à des états
xl
INTRODUCTION
n e u t r e s , sans la participation du corps législatif; toutes ces causes avaient irrité les h o m m e s h o n n ê t e s , et particulièrement la majorité des conseils. 11 y avait v i n g t causes pour le mettre en a c cusation ; mais plusieurs de nous ne v o u l a i e n t pas se porter à cette e x t r é m i t é , et il paraissait plus sage de s'occuper à faire de bonnes lois et d'attendre l'époque si prochaine o ù l'on aurait enfin la majorité dans le directoire m ê m e . A u reste, voilà précisément le point sur l e quel il y avait divergence dans le corps l é g i s l a tif. Mais il faut assurément b i e n distinguer l'opinion que nous pouvions a v o i r de trois m a gistrats prévaricateurs, du projet de renverser la constitution; c'était, au contraire, l'affermir, que de contenir des fonctionnaires qui la v i o laient sans cesse. Mais l'art de la faction a été de supposer q u e ceux qui méprisaient les directeurs ne voulaient pas du directoire; car des griefs v é r i t a b l e s , o u seulement s p é c i e u x , cette faction n'en a v a i t a u c u n ; si j e mets à part les alarmes causées par une poignée de royalistes de la vieille r o c h e , les défenseurs d u p o u v o i r e x é c u t i f sont réduits à des suppositions audacieuses et a b surdes. Ils prétendent que le corps législatif favori-
AU
JOURNAL.
Xli
sait l'assassinat de c e u x qu'ils appellent les p a triotes ; qu'il faisait rentrer les é m i g r é s , les prêtres; qu'il c h e r c h a i t à paralyser l e directoire par des refus de fonds ; q u ' i l arrêtait la solde des armées ; q u ' i l ne v o u l a i t pas la p a i x . T o u t cela m é r i t e à peine u n e réponse. L'assassinat des p a t r i o t e s , c'est-à-dire des terroristes , était o d i e u x au corps législatif. 11 v o u l a i t ensevelir dans l'oubli tout le passé, et a b a n d o n n e r ces misérables à leurs r e m o r d s . Il reprochait sans cesse a u ministre de la justice d e ne pas faire p u n i r les assassinats d o n t on se p l a i g n a i t . A i n s i , ce q u i résulte seulement de c e g r i e f , c'est q u e les terroristes, si calmes q u a n d ils assassinaient des milliers de citoyens, sont devenus très-sensibles depuis q u e des b r i g a n d s assassinent des terroristes. S u r le rappel des é m i g r é s , il faut s'entendre. N ' y a-t-il pas des citoyens que l a présence de la m o r t , des é c h a f a u d s , des v e x a t i o n s de t o u t g e n r e , o n t forcés de fuir ; des v i e i l l a r d s , des f e m m e s , et des enfans? Pas u n h o m m e v e r t u e u x , dans le corps l é g i s l a t i f , ne les regarde c o m m e émigrés ( i ) ; m a i s , d'un autre c ô t é , (1)
. . . R e g e i n c o l u m i , mens omnibus una e s t ; A m i s s o , rupere fidem , constructaque mella D i r i p u e r e ipsae, et crates solvere f a v o r u m . (Virgile,
Géorg. i v , 2 1 2 suiv.)
Xlii
INTRODUCTION
ceux qui ont quitté volontairement la F r a n c e , pour prendre les armes contre e l l e , gardent ce caractère. Nous eussions désiré que leurs biens fussent conservés pour être r e n d u s , à la p a i x , à eux o u à leurs familles; mais on n'a pas songé u n instant à les rappeler plus tôt. On ne peut citer ni un décret, ni m ê m e un discours, dans les deux conseils, qui laisse à ce sujet le plus léger doute. A l'égard des prêtres, nous voulions ramener la législation à ce seul point : c'est qu'ils fussent punis s'ils excitaient des troubles. N o u s ne v o u lions q u e c e l a , parce qu'il n'y avait que cela de juste. Quant aux fonds refusés au directoire, c'est une b i e n hardie imposture; mais il fallait la risquer, toute h a r d i e q u ' e l l e est, pour irriter les armées q u e le directoire payait m a l . U n décret existe qui ordonne que la solde des troupes passera avant toute autre espèce d e dépense. Reste la supposition que le corps législatif s'opposait à la p a i x . Celle-ci est le c o m b l e de l'audace. V i n g t discours des orateurs des d e u x conseils déposent de leurs intentions pacifiques, de leur enthousiasme à la n o u v e l l e de la signature des préliminaires, de leur projet m ê m e d'y amener de gré ou de force le directoire qui en fut si long-temps éloigné.
AU
JOURNAL.
Xliii
T o u t est donc imposture et i n v r a i s e m b l a n c e dans les reproches de la faction ; et c r i m i n e l l e , m ê m e a v e c des suppositions a b s u r d e s , c o m b i e n ne fest-elle point lorsqu'elle ne p e u t mettre en avant u n e seule r é a l i t é ? Les directeurs étaient d e p u i s - l o n g t e m p s d é terminés à exécuter leurs desseins, à q u e l q u e p r i x q u e ce fût. Ils auraient v o u l u des p r é t e x tes; mais le corps législatif a y a n t eu la sagesse de ne l e u r en d o n n e r a u c u n , ils en ont supposé; ils ont suppléé à des faits par des impostures , et ont appuyé les impostures par u n forfait. Ici se présente n a t u r e l l e m e n t
une
autre
question. Est-il bien v r a i que le corps l é g i s l a tif n'eût a u c u n m o y e n d'empêcher la r é v o l u tion d u 18 fructidor? Y mettre obstacle m e paraissait impossible. L a faction de T a l l i e n , Sieyes et a u t r e s , avait v o u l u ajourner l a constitution au mois de b r u m a i r e de l'an I V ( 1 7 9 7 ) , c'est-à-dire s'assurer le p o u v o i r après l'avoir usurpé. Il est i n d u b i t a b l e qu'elle suivait son pian pendant
la session d u corps législatif. E l l e
avait déjà retenu le v é r i t a b l e p o u v o i r , puisq u ' e l l e a v a i t p o u r elle le directoire et la m a j o rité des d e u x conseils ; elle avait en outre sur cette majorité, en partie c o n v e n t i o n n e l l e , l'aut o r i t é q u i a p p a r t i e n t a u x c h e f s s u r d e s complices,
Xliv
INTRODUCTION
également criminels et tous exposés aux m ê mes vengeances. Les armées étaient à sa dispos i t i o n , puisqu'elles dépendaient d u directoire; elles comptaient dans leurs rangs beaucoup de jacobins. T o u t e a r m é e , d'ailleurs, est essentiellement dévouée au p o u v o i r qui la fait agir, qui la solde i m m é d i a t e m e n t , qui distribue les avancemens et les grâces. Plusieurs mois avant fructidor, le directoire travaillait les troupes a u dehors. A u t o u r du corps législatif, il avait appelé un corps d'armée m o n t a n t à 10 o u 12,000 h o m m e s , soit pour contenir la faction terroriste, soit aussi dans l'intention de les employer à ses desseins contre nous. L a majorité dans les conseils s'arrangeait de cette disposition par les mêmes motifs. L a garde militaire attachée à ces d e u x conseils avait le m ê m e e s prit et était dans la m ê m e dépendance. T o u s les décrets préparatoires q u ' u n plan d'accusation contre le directoire aurait e x i g é s , étaient impossibles avant le 1 g e r m i n a l an V I , avec une majorité toute directoriale. L a prudence er
et l'adresse, l'art d'attendre le m o m e n t de la puissance, était tout ce qui nous restait. A l'arrivée du second tiers, nous avions eu la majorité; mais déjà tous les effets qui d e vaient résulter de l'influence précoce d u p r e mier, s'étaient manifestés; déjà aussi le d i r e c -
AU JOURNAL.
Xlv
toire a v a i t pris ses m e s u r e s , et les armées étaient gagnées. Supposons la meilleure m a r c h e d e la part d u n o u v e a u corps législatif; supposons que dès l'instant de son arrivée il eût décrété la g a r d e n a t i o n a l e , rapporté les décrets les plus d a n g e r e u x , assujéti le ministère à une responsabilité d o n t i l se fut réservé d'être j u g e ; qu'il e û t o r d o n n é l ' é l o i g n e m e n t des troupes hors du cercle c o n s t i t u t i o n n e l ,
demandé
au
directoire
c o m p t e de l'emploi des deniers p u b l i c s , de ses prévarications p o l i t i q u e s , de ses attentats j u d i ciaires, n'est-il pas clair q u e , dès l e p r e m i e r p a s , le directoire se fût a r m é , et q u e , p o u r assurer d a v a n t a g e ses m o y e n s , il eût armé e n m ê m e temps les h o m m e s de sang et de rapine q u ' i l a v a i t à ses o r d r e s ; et o ù étaient alors les m o y e n s de résistance ? P r o b a b l e m e n t m ê m e les indiscrets empressemens de quelques m e m b r e s e n f l a m m é s d ' i n d i g n a t i o n , auraient été r e g a r dés par les armées et par b e a u c o u p d'amis de l a r é v o l u t i o n c o m m e l a p r e u v e d'un c o m p l o t r o y a l i s t e , et auraient ainsi fortifié la cause des directeurs. D e u x partis divisaient la F r a n c e . L ' u n , fatig u é d'une l o n g u e t o u r m e n t e , e t , sans regretter l'ancien r é g i m e , ne v o u l a i t point de celui q u i d e force se m a i n t e n a i t a u p o u v o i r . S i les v o i x
Xlvi
INTRODUCTION
eussent été comptées, ce parti aurait montré u n e immense majorité; mais une faction, peu nombreuse il est v r a i , disposait des finances, et l'armée lui était dévouée : un intérêt c o m m u n liait son sort à celui des plus grands c o u pables. E n v a i n les h o m m e s sages auraient v o u l u procéder avec lenteur et maturité. 11 y avait u n penchant presque général à tout p r é cipiter, car la tyrannie du directoire était deven u e insupportable. L a résistance était légitime, mais l'entreprise était au-dessus de nos forces, et j e n'hésite pas à déclarer que nous n'avions ni les moyens, ni la capacité nécessaires. L a faction victorieuse a usé de son droit; nous avons mérité notre sort par notre i m p r é v o y a n c e ; nous devons le subir. Je n'ai ici de témoin que m o i - m ê m e . N u l intérêt ne m ' e x c i t e , ne m e retient. Les é v é n e mens sont encore présens à m a m é m o i r e , et j e crois a v o i r écrit cet aperçu avec u n e entière i m partialité. J'ai pensé qu'il devait précéder le récit particulier, et pour ainsi dire i n d i v i d u e l , q u e je vais faire de la catastrophe q u i m'a c o n duit de la tour du T e m p l e à la cabane o ù j e cherche par le travail à me distraire de mes peines. Ces pages n'arriveront peut-être
jamais
à m a famille : j e les écris cependant pour e l l e , et je ne perds pas l'espérance de les lui porter moi-même.
AU JOURNAL.
Xlvii
Je les fais précéder d'un d o c u m e n t , qui est c o m m e le manifeste d u directoire, et q u i , j e c r o i s , ne se trouve dans a u c u n e collection. M o n J o u r n a l n e sera ensuite que le récit des b o n nes et mauvaises aventures d'un v o y a g e u r o r d i naire. L'histoire n'y t r o u v e r a i t pas u n e l i g n e ; la curiosité peut n'y faire a u c u n e attention; l'amitié les lira a v e c q u e l q u e intérêt.
INTRODUCTION
xlviii
Document officiel relatif à la déportation du 18 fructidor, D I R E C T O I R E D E LA. R É P U B L I Q U E
FRAÇNAISE.
Circulaire. Paris , le 2 9 fructidor an V (15 septembre 1 7 9 7 ) de la République française , une et indivisible. Un grand événement vient de se passer, citoyen, le 18 fructidor; il doit nécessairement avoir la plus énergique influence sur les destinées de la république, et tout ce qui en France a le sentiment de la liberté pense qu'il en affermira à jamais
la durée. Mais
comme la perfidie pourrait chercher à le dénaturer par des écrits infidèles, je dois fixer dès ce moment vos idées , en vous transmettant les principaux détails, ainsi que les proclamations du directoire. J e me r é serve de vous faire parvenir successivemnts les pièces , actes et décrets subséquens. Yous lirez dans les proclamations, qu'une conspiration véritable, et tout au profit de la royauté, se tramait depuis long-temps contre la constitution de l'an III : déjà même elle ne se déguisait plus,
elle
était visible aux yeux les plus indifférens ; le mot patriote était devenu une injure, toutes les institutions républicaines
étaient
avilies. Les ennemis les plus
irréconciliables de la France, accourus en foule dans son sein , accueillis, honorés un fanatisme hypocrite e
nous avait transportés tout à coup au 16 siècle.
Les
héros de nos armées n'étaient que des brigands. Les
xliX
AU J O U R N A L .
vaincus se demandaient entre eux quels étaient les vainqueurs à qui ils pourraient faire grâce. Enfin la république française, couverte de gloire au dehors et commandant le respect aux puissances de l'Europe, commençait à devenir un problème en France. Tout cela eût pu n'être qu'un égarement passager de l'esprit public , ou plutôt tout cela n'eût pas existé un seul jour, si les deux premières autorités constituées s'étaient montrées unanimes dans la résolution de maintenir la république, Mais la division était au directoire; mais dans le corps législatif siégeaient des hommes visiblement élus d'après les instructions du prétendant, et dont toutes les motions respiraient le royalisme.
Mais d é j à , sous prétexte de police inté-
rieure , s'était élevé dans ce corps un monstrueux pouvoir exécutif qui menaçait le gouvernement, et autour duquel se rangeaient les royalistes les moins déguisés , qu'on enrôlait en foule : enfin tout était prêt pour dissoudre la constitution , lorsque le directoire , par une de ces mesures vigoureuses que commandait le salut de la patrie, se rappelant que le dépôt de la constitution avait été spécialement commis à sa fidélité par l'article 3 7 7 ; que c'est à l u i , par l'article 1 4 4 » à pourvoir à la sûreté extérieure et intérieure de la r é publique ; que suivant l'article 1 1 2 , les membres du corps législatif eux-mêmes pouvaient être saisis en fla grant délit : considérant aussi que le moment où une conspiration armée allait éclater, et où les points de rassemblement étaient dans les salles même du corps législatif, les moyens ordinaires n'étaient plus en son pouvoir; soutenu par un grand nombre de députés fi-
d
1
INTRODUCTION
dèles, qui bientôt ont formé l'immense majorité de la législature, et muni de pièces authentiques qui montraient jusqu'au plan de la conspiration; lorsque, dis-je , le directoire exécutif, fort de toutes ces circonstances, a fait saisir, dans un lieu étranger à celui où s'étaient réunis les représentans du peuple en majorité, des individus qui osaient se dire députés, et distribuaient des cartes aux conspirateurs, à qui ils faisaient aussi distribuer des armes. Cette conduite ferme a reçu l'assentiment général, aucune résistance ne l'a laissée un instant douteuse, aucun désordre ne l'a souillée; les gardes du corps égislalif ont obéi à la voix d'Augereau, et gardent maintenant les deux conseils avec un zèle qui n'est plus inquiet; les patriotes n'ont pas laissé égarer leur enthousiasme. Aucun cri de vengeance ne s'est fait entendre; enfin la confiance dans le gouvernement est unanime; et le peuple est satisfait et tranquille. Les députés ont délibéré avec le plus grand calme; ils ont secondé puissamment les mesures du directoire, et lui ont prêté l'appui de la loi. Éclairés par lui sur l'existence de la conspiration , ils ont remonté rapidement à sa source, et ont rendu plusieurs décrets fermes et rassurans que vous connaîtrez ; mais, ennemis de tout ce qui pouvait rappeler ce règne affreux de la terreur, ils ont voulu que le sang même le plus coupable ne fût pas répandu; que toute la punition, pour ceux qui avaient voulu déchirer la république, fût de
ne pas vivre dans son sein ; et c'est ce qui distinguera, dans l'histoire , cette époque mémorable de la révolution. Les opérations de 42 assemblées électorales ont
AU JOURNAL.
li
été annulées; 2 directeurs, 54 députés et 10 individus ont été déportés , « non par un jugement, qui était » devenu impossible , mais par une mesure extraordin a i r e du corps législatif,
que les circonstances ont
» nécessitée. » On vous dira que la constitution a été violée, et ce reproche vous sera fait surtout par ceux qui regretteront le plus qu'elle n'ait pas été entièrement détruite. A ce reproche voici la réponse : La constitution était presque renversée, et par des moyens qu'elle n'avait pu prévoir ; dès lors il a fallu de toute nécessité se saisir des seuls moyens de la relever et de la raffermir, pour s'y renfermer ensuite, et pour toujours. A i n s i , l'instant d'après a-t-elle été plus que jamais religieusement respectée ; tous les actes du directoire ont été sur-le-champ adressés au corps législatif. Tout ce qu'a résolu le conseil des cinq-cents, il l'a soumis à celui des anciens. Toutes les délibérations ont été parfaitement libres, et aucun murmure de tribune ne les a même interrompues : on va procéder au choix de deux nouveaux directeurs. Enfin , pour confondre à la fois et les espérances et les calomnies de tous ceux qui auraient tant désiré ou qui méditeraient encore la ruine de cette constitution, une mort prompte a été prononcée dès le premier jour contre quiconque r a p pellerait la royauté, la constitution de 1793 ou d'Orléans : et c'est ainsi que la constitution de l'an III s'est fortifiée par cette secousse m ê m e , e t , dégagée maintenant de ses ennemis, se trouve entourée de plus de moyens de défense qu'elle n'en eut jamais. Voilà ce que vous direz : vous ajouterez que le di-
lii
INTRODUCTION AU JOURNAL.
rectoire, par son courage, par l'étendue de ses vues, et ce secret impénétrable, en a préparé Se succès, et montré au plus haut degré qu'il possédait l'art de gouverner dans les momens les plus difficiles ; que la république française pourra déployer désormais au dehors et au-dedans les plus fécondes, les plus énergiques réponses ; qu'elle aura pour elle et cet esprit public qui s'est ranimé tout à coup, et avec lequel chez les Français rien n'est impossible, et cet accord parfait entre les autorités constituées qu'on était parvenu criminellement à désunir, et enfin cette belle expérience de vigueur qui l'a fait triompher, dans une h e u r e , et sans combat, du plus terrible danger qu'elle ait couru depuis qu'elle existe. Salut et fraternité.
JOURNAL d'un
D É P O R T É A LA G U Y A N E .
CHAPITRE PREMIER. Situation pacifique du conseil des anciens et d e celui des c i n q - c e n t s en 1 7 9 6 et 17 9 7 , et dispositions menaçantes du directoire avant le 1 8 fructidor an V ( 4 s e p t e m b r e 1 7 9 7 . )
JE ne sais c o m m e n t doit finir la crise qui m'a conduit dans la tour du T e m p l e . Je prévois s e u lement qu'elle sera l o n g u e ; je ne reverrai p e u t être jamais ma femme et m a fille; elles d o i vent cependant connaître les causes q u i privent l'une d'un m a r i , l'autre d'un père. L e récit q u ' e l les liront sera précédé de quelques détails q u i ne me regarderont point aussi directement que le reste de ce Journal. L'assemblée électorale du département de la Moselle me n o m m a , au c o m m e n c e m e n t de l'an I V , fin de 1 7 9 6 , représentant du peuple au conseil des anciens. Paris se ressentaitencore , lorsque j ' y arrivai, том. 1. 1
2
CHAPITRE
e r
I .
dos convulsions du treize vendémiaire. Des gens armés , des chariots, des canons embarrassaient le passage dans les rues qui conduisent aux T u i leries. Des soldats dormaient étendus dans les galeries et sur les escaliers de ce château. Il y avait un camp dans le jardin, et le palais des législateurs ressemblait à une place assiégée. Un parti bien intentionné nous avait appelés à son secours , c'était le parti national ; ce fut le nôtre. Dès lors les conventionnels nous regardèrent c o m m e des usurpateurs de leur domaine. Les mensonges les plus hardis furent mis en avant. O n m'accusa d'avoir participé au traité de Pilnitz. Il me fut facile de répondre à cette insigne c a lomnie. J'entendis un Provençal, nouveau venu c o m m e m o i , dire sans trop de mystère : « Ceci » débute mal : si les jacobins ont le pouvoir de » nous chasser d'ici, nous n'y resterons pas l o n g » temps. » C'était Portalis , que je ne connaissais pas encore, Je fus depuis étroitement lié avec lui. La session s'ouvrit, et les conseils procédèrent à la nomination des membres du directoire. C'est alors que le parti jacobin , qui avait été sans influence dans les élections populaires, devenu électeur à son tour, reprit toute sa puissance. Les membres nouvellement élus formaient le tiers du corps législatif, et cette introduction affaiblissait sensiblement la faction contraire ; mais elle s'en
e r
CHAPITRE I .
3
dédommagea a m p l e m e n t , en tirant de son sein tous les membres du pouvoir exécutif. Nous trouvâmes la partie si bien liée à notre a r r i v é e , qu'on nommait les cinq directeurs avant m ê m e qu'on eût commencé l'élection. La Révellière était faible, languissant, infirme, et semblait n'aspirer qu'à la retraite; mais il jouissait d'une bonne réputation , et a u c u n de nous alors ne le soupçonnait d'hypocrisie. Il fut n o m m é . Le d i rectoire f o r m é , ses cliens et ses flatteurs s'appliquèrent à l'entretenir dans des dispositions hostiles à l'égard de plusieurs membres d u tiers nouvellement introduit. Les directeurs avaient à leur solde des journalistes dont les feuilles se distribuaient c h a q u e matin aux deux conseils ; nous y étions fort maltraités : c'est le sort de tout h o m m e public ; mais notre silence et le d é goût des lecteurs les réduisirent bientôt à se taire à leur tour. L e u r parti n'était intrinsèquement q u ' u n e section schismatique sortie de la souche-mère des jacobins. Elle y rentra et s'y réunit contre les n o u veaux v e n u s , qui lui paraissaient plus redoutables, car elle était persuadée que ceux-ci étaient arrivés de leurs départemens avec le projet de renverser la constitution. Je laisse au temps à déterminer le mérite de cette loi nouvelle ; mais, quel qu'il f û t , nous sentîmes dès le c o m m e n c e -
4
CHAPITRE
e r
I .
ment que , dans l'état où les anarchistes avaient mis la France , un gouvernement, même i m parfait , préparait des moyens efficaces pour le rétablissement de l'ordre. Ce sentiment fut g é néral parmi n o u s , et avant d'avoir fait connaissance , sans nous être concertés, nous fûmes tous d'accord, et nous nous montrâmes religieux o b servateurs de ce pacte fondamental. Je n'étais ni royaliste, ni républicain; q u ' é tais-je donc ? Je vais le dire : la France nous avait envoyé les citoyens dont elle faisait le plus d'estime. On entrevoyait que le vœu de ces nouveaux venus était l'union du sceptre et de la liberté , et m o i , en présence d'un pacte fondamental, je n'hésitai pas à m'unir à e u x ; ils étaient les plus n o m b r e u x , et, à mon avis, les plus raisonnables. Nos adversaires crurent d'abord que notre ferveur était feinte, et q u e , pour nous forcer à d é voiler d'autres desseins, il leur suffisait de se tenir sur le même terrain que n o u s ; ainsi, dans ces premiers m o m e n s , tous les partis furent composés de constitutionnels rigides , fort étonnés de se trouver réunis. Mais bientôt la faction qui nous était contraire observa que nous ne changions point de m a r c h e , et que nous o p p o sions sans cesse cette loi aux entreprises, aux habitudes conventionnelles. Elle reconnut que la constitution même la perdait par une marche
CHAPITRE
Ier.
5
r é g u l i è r e q u i i n t r o d u i s a i t d a n s t o u t e s les p a r t i e s d e l ' a d m i n i s t r a t i o n des h o m m e s é c l a i r é s et v e r t u e u x , et elle se c r u t d a n s la nécessité d e r u i n e r son p r o p r e o u v r a g e . On e n t r a v a i t les p r e s s e s , on g ê n a i t les cultes o u on o p p r i m a i t l e u r s m i n i s t r e s ; on m e t t a i t des d é p a r t e m e n t en état d e s i è g e , et t o u t e s ces p e r s é c u t i o n s s'appelaient e f f r o n t é m e n t la r é p u b l i q u e et la l i b e r t é . Dès la p r e m i è r e a n n é e , le d i r e c t o i r e et
ses
p a r t i s a n s p o r t è r e n t d o n c de violentes a t t e i n t e s à cette constitution
qu'ils a v a i e n t c o n f i r m é e p a r
l e u r s s e r m e n s . A u t e u r s de la l o i , ils f u r e n t les p r e m i e r s à l ' e n f r e i n d r e , et ils r e p o u s s è r e n t o b s t i nément
toutes
nos
réclamations.
L'année
se
passa d a n s u n e l u t t e s o u t e n u e avec assez d'égal i t é . Les a n a r c h i s t e s t e n t è r e n t p l u s i e u r s e n t r e prises , et B a r r a s les a p p u y a i t e n secret de t o u t e sa p u i s s a n c e ; m a i s il n e p u t les s o u s t r a i r e a u x p o u r s u i t e s des t r i b u n a u x ; à p e i n e e u t - i l le c r é d i t d e faire s u p p r i m e r les p r e u v e s de sa c o m p l i c i t é a v e c e u x . Des pièces de la p r o c é d u r e , d a n s la c o n s p i r a t i o n de B a b e u f , c o m p r o m e t t a i e n t ce d i r e c t e u r , F r é r o n , Tallien et p l u s i e u r s a u t r e s . L e m i n i s t r e d e la p o l i c e , C
(1 ), reçut du direc-
t o i r e l ' o r d r e de n e p o i n t les p u b l i e r . L o r s de l'af-
( l ) C e n'est qu'à mon retour que j ' a i su que ce nom était,
changé.
6
C H A P I T R E 1er.
faire d u c a m p de G r e n e l l e , u n h o m m e c o n d a m n é à d e u x ans de d é t e n t i o n écrivit à ce
ministre
p o u r lui a n n o n c e r d ' i m p o r t a n t e s r é v é l a t i o n s , et lui d e m a n d e r u n e e n t r e v u e avec u n de ses p r e m i e r s c o m m i s . D'Ossonville f u t e n v o y é a u T e m p l e p o u r r e c e v o i r les dépositions d e ce p r i s o n n i e r . Elles
chargeaient
s u r t o u t B a r r a s et c e u x
qui
é t a i e n t dans son i n t i m i t é , et elles s'accordaient avec les d é c l a r a t i o n s de p l u s i e u r s C
condamnés.
, p a r o r d r e e x p r è s , r a y a ces c h a r g e s . N o u s , q u i t r o u v i o n s la r é p u b l i q u e d é c r é t é e ,
n o u s étions r é d u i t s à c o n s t a t e r p a r u n e é p r e u v e t e r r i b l e , et qu'on e û t à peine osé faire à S a i n t M a r i n , si cette f o r m e de g o u v e r n e m e n t c o n v e n a i t à la F r a n c e . Dès le d é b u t , demi.
l'épreuve réussit à
On p u t se c o n v a i n c r e
des lois
même
fidèlement
de la
imparfaites, quand
observées.
Il
puissance elles
sont
y p a r u t à la r e n a i s -
sance d u c r é d i t , a u x victoires de nos a r m é e s , à des pacifications a v a n t a g e u s e s . L a F r a n c e e n t i è r e respirait a p r è s t a n t de vicissitudes. La c o n s t i t u tion s e m b l a i t s ' a f f e r m i r , et si le p a r t i q u i nous était c o n t r a i r e en t r o u b l a i t q u e l q u e f o i s l a m a r c h e , c'était p o u r de c o u r t s intervalles ; o n r e c o n naissait de j o u r en j o u r qu'elle offrait u n point d ' a p p u i a u x amis de l ' o r d r e et de la paix i n t é r i e u r e : si les deux p o u v o i r s eussent agi d e conc e r t , la F r a n c e e û t fait u n essai t r a n q u i l l e de
e r
CHAPITRE I .
7
cette loi n o u v e l l e , et s'il e û t d é p e n d u de n o u s de p l a c e r des h o m m e s v e r t u e u x à la tête d u g o u v e r n e m e n t r é p u b l i c a i n , les t r ô n e s de l ' E u r o p e e u s sent été i n f a i l l i b l e m e n t r e n v e r s é s . Le s o r t ( 1 ) , a u b o u t d ' u n e a n n é e , fit s o r t i r d e fonctions L e l o u r n e u r , q u i a v a i t été u n des c i n q p r e m i e r s m e m b r e s d u d i r e c t o i r e . Il f u t dès
ce m o m e n t facile
de
d i s t i n g u e r les factions à l e u r s c a n d i d a t s ; mais on r e c o n n u t aussi q u e le c h o i x q u i serait fait p a r le parti n a t i o n a l p r é v a u d r a i t , si ce p a r t i r e s t a i t u n i . Les suffrages f u r e n t d ' a b o r d divisés e n t r e B o u gainville, C
e t B a r t h é l é m y . Le d i r e c t o i r e ,
c o n v a i n c u q u e c h a q u e j o u r il p e r d a i t d u t e r r a i n , se serait e s t i m é h e u r e u x q u e la p r é f é r e n c e f û t d o n n é e a u second ; il e û t ainsi
maintenu
s o r t e d'affinité e n t r e les c i n q d i r e c t e u r s . gainville a v a i t les
une Bou-
suffrages de t o u s c e u x
d é s i r a i e n t le r e t o u r d e l'ancien
qui
gouvernement.,
et ils c r o y a i e n t ce c a n d i d a t t r è s - p r o p r e à les sec o n d e r ; m a i s il a v a i t d é c l a r é p l u s i e u r s fois qu'il n ' a c c e p t e r a i t pas. Il f u t c e p e n d a n t p l a c é s u r la l i s t e des d i x , f o r m é e p a r le conseil des c i n q - c e n t s , et
dans laquelle
les a n c i e n s
étaient tenus
de
choisir. B a r t h é l é m y était a m b a s s a d e u r de la r é p u b l i q u e
(l)
L e s g a z e l l e s a n n o n ç a i e n t , la v e i l l e , q u e c'était L e -
t o u r n e u r q u i s e r a i t , le l e n d e m a i n , e x c l u p a r Je s o r t .
e r
8
CHAPITRE I .
en S u i s s e ; il avait c o n c l u des négociations p o r t a n t e s ; c'était
un
citoyen d é s i n t é r e s s é ,
imin-
t è g r e , s i n c è r e m e n t a t t a c h é à son p a y s , et t o u s les gens de bien d é s i r a i e n t de v o i r e n f i n u n h o m m e d e cette espèce p o r t é a u d i r e c t o i r e . Ceux
qui
r e d o u t a i e n t u n s e m b l a b l e c h o i x se p r é v a l u r e n t d e son pas.
absence
pour
d i r e qu'il
n'accepterait
S a f a m i l l e m ê m e c r a i g n a i t de le v o i r d a n s
u n poste aussi difficile,
et elle r é p a n d a i t qu'il
n'aspirait qu'à la r e t r a i t e . J'étais le p l u s r é s o l u d e ses p a r t i s a n s , et son f r è r e , g a r d e des m é d a i l l e s d e la B i b l i o t h è q u e
nationale, vint me trouver
p e u de t e m p s a v a n t l'élection.
Il m ' a s s u r a d'a-
b o r d qu'il n'était pas p r o p r e à cette p l a c e . J e p e r sistai : alors on v o u l u t m e p e r s u a d e r qu'il avait a n n o n c é la f e r m e r é s o l u t i o n d e r e f u s e r s'il était choisi ; mais j'avais p r i s les d e v a n s . J ' a v a i s s o n d é B a r t h é l é m y , q u e je connaissais d e p u i s p l u s
de
v i n g t ans , et je l u s u n e l e t t r e p a r l a q u e l l e il m e d é c l a r a i t « qu'il était r é s o l u de faire ce q u i serait
» utile à son pays : Qu'on me nomme, j'accepterai. » Dès le p o i n t d u j o u r fixé p o u r l'élection , je vis e n t r e r Bougainville chez moi : « J ' a i fait mes r é »
flexions
, m e d i t - i l , e t p u i s q u e les c i n q - c e n t s
» m'ont mis s u r l e u r l i s t e , je désire d'être élu » p a r les anciens. » J e l u i dis q u e s'il e û t p r i s cette r é s o l u t i o n quinze j o u r s p l u s t ô t , n o u s a u r i o n s p u b a l a n c e r e n t r e l u i et B a r t h é l é m y ; m a i s
CHAPITRE
e r
I .
9
q u ' a p r è s les longs d é b a t s q u i a v a i e n t p r é c é d é n o t r e d é t e r m i n a t i o n , il était impossible d e la c h a n g e r a u m o m e n t m ê m e d e l'exécution. B a r t h é l é m y f u t élu à u n e g r a n d e m a j o r i t é . J'étais p r é s i d e n t d u conseil au j o u r de l'élection : a u s s i t ô t q u e
le
s c r u t i n f u t d é p o u i l l é , j ' é c r i v i s , séance t e n a n t e , u n b i l l e t à l ' a m b a s s a d e u r p o u r l'en a v e r t i r g a g n e r d e vitesse l e d i r e c t o i r e . C o m m e je
et
finis-
sais m a l e t t r e , s o n g e a n t a u x m o y e n s d e l ' e n v o y e r à B â l e , u n e p e r s o n n e se t r o u v a à p o i n t n o m m é d e r r i è r e m o n f a u t e u i l , et m e d i t : « J ' a i u n c h e v a l d a n s la c o u r , d o n n e z - m o i v o t r e d é p ê c h e ; je la p o r t e r a i . » J e p r o f i t a i d e son o b l i g e a n c e .
J e n'ai
p a s b e s o i n de n o m m e r ce c o u r r i e r si diligent : il le f u t a u p o i n t q u ' u n e p e r s o n n e , q u i ne d é daigne p a s d'égayer q u e l q u e f o i s les choses
les
p l u s g r a v e s , disait q u ' e n cette occasion , M. L a v a i t v e r s é son sang p o u r la p a t r i e . A p r è s l ' a r r i v é e d u second tiers des r e p r é s e n t a n s , le p a r t i c o n v e n t i o n n e l se t r o u v a i t r é d u i t à u n seul tiers. Il s e m b l a i t a v o u e r sa f a i b l e s s e , solliciter i n d u l g e n c e p o u r le p a s s é , et r e c o n n a î t r e l'impossibilité nous
de lutter plus long-temps contre
q u e secondaient
les
v œ u x d e la n a t i o n .
A i n s i , les p l u s a r d e n s c o m m e n c è r e n t à se t r o u b l e r , et l'on en vit q u i r e c h e r c h a i e n t la p r o t e c t i o n d e c e u x m ê m e qu'ils a v a i e n t si l o n g - t e m p s p e r s é c u t é s . Ce c h a n g e m e n t se m a n i f e s t a i t de m i l l e
10
er
CHAPITRE
I.
m a n i è r e s : je n'en c i t e r a i q u ' u n e x e m p l e . Le s o r t n o u s d o n n a i t t o u s les m o i s d e n o u v e l l e s
places
s u r les b a n c s d u c o n s e i l , et m'en a v a i t d o n n é u n e à c ô t é de L e g e n d r e , ce b o u c h e r c é l è b r e p a r u n e éloquence
n a t u r e l l e et des a c t i o n s f é r o c e s .
Un
j o u r q u ' o n lisait à la t r i b u n e des pièces r e l a t i v e s à l a c o n s p i r a t i o n de B r o t i e r , D u n a n et L a v i l l e h e u r n o i s , o n en v i n t à u n é c r i t r é d i g é p a r V a u x v i l l i e r s . « Nous a v o n s été e n s e m b l e d a n s la m u » n i c i p a l i t é de P a r i s , m e dit L e g e n d r e ; c'était a u » commencement
d e la r é v o l u t i o n . V a u x v i l l i e r s
» é t a i t de c e u x q u ' o n a p p e l a i t a l o r s a r i s t o c r a t e s , » et m o i o n m ' a p p e l a i t j a c o b i n . Les t e m p s s o n t » b i e n c h a n g é s ; f r a n c h e m e n t , si L e g e n d r e de c e » t e m p s - l à v e n a i t o f f r i r son a m i t i é à L e g e n d r e » d ' a u j o u r d ' h u i , c e l u i - c i n'en v o u d r a i t p o i n t . » P e u t - ê t r e eût-il été sage d e n e pas r e p o u s s e r les a v a n c e s de ces h o m m e s ; m a i s ils a v a i e n t i n s p i r é u n e h a i n e si j u s t e et si p r o f o n d e qu'il e û t difficile de se r a p p r o c h e r
d'eux sans u s e r
été de
dissimulation; nous nous conduisîmes m ê m e de manière à rendre une r u p t u r e inévitable. P a r m i les i m p r u d e n c e s m u l t i p l i é e s
de ceux de
notre
p a r t i , on r e m a r q u a la h a u t e u r a v e c l a q u e l l e ils t r a i t a i e n t l e u r s c o l l è g u e s a c t e u r s d a n s les s a n glantes
tragédies
de
1 7 9 3 et 1 7 9 4 . LE d i r e c -
t o i r e n ' é p a r g n a i t ni b o n s p r o c é d é s , ni f a v e u r s , ni d i s t i n c t i o n s e n v e r s c e u x qu'il j u g e a i t utile d e
C H A P I T R E Ier.
m e t t r e d a n s ses i n t é r ê t s .
11
Ce m o y e n
manquait
a u x conseils, et s u r t o u t a u x m e m b r e s d u p r e m i e r et d u second t i e r s , q u i , éloignés la p l u p a r t d u pouvoir exécutif,
n'en v o u l a i e n t p o i n t r e c e v o i r
de g r â c e s , et n'en
avaient p o i n t à r é p a n d r e .
Ils p o r t è r e n t l'aversion j u s q u ' à p r o v o q u e r q u e l ques hommes que leurs emplois rendaient i m p o r t a n s et
qu'il
eût été facile
de
s'attacher.
C'est ainsi qu'ils a l i é n è r e n t e n t i è r e m e n t H o c h e , homme
p a s s i o n n é , mais sensible et g é n é r e u x ,
qu'avec les m o i n d r e s avances nous eussions c a p tivé. Hoche fut c h a r g é de m a r c h e r c o n t r e P a r i s , à la tête d'une division c o n s i d é r a b l e , et il obéit. On n'avait rien négligé p o u r é g a r e r cette a r m é e , e t , à n'en j u g e r q u e p a r les discours des s o l d a t s , ils r e g a r d a i e n t les deux conseils c o m m e des e n n e mis de la p a t r i e . C'est a u x a p p r o c h e s
de ces
t r o u p e s q u e la t r i b u n e d u conseil des c i n q - c e n t s r e t e n t i t de d é n o n c i a t i o n s , de projets d'accuser B a r r a s , d'appel a u x a r m e s . L e conseil des anciens voyait le danger , m a i s , p a r sa c o m p o s i t i o n s il ne p o u v a i t agir e n p r e m i e r o r d r e , et il n ' i m p r i m a i t le m o u v e m e n t
à
r i e n . Il c o n t i n u a i t donc ses t r a v a u x a c c o u t u m é s , sans c h e r c h e r les m o y e n s de se g a r a n t i r de l'explosion. Les m e m b r e s d u p r e m i e r et d u second tiers n ' a v a i e n t , si on en excepte un petit n o m b r e , ni l'intelligence,
ni le g o û t des p r a t i q u e s
12
CHAPITRE Ier.
r é v o l u t i o n n a i r e s . R e m p l i s de c o n f i a n c e d a n s la puissance de la l o i , ils n e s a v a i e n t pas assez q u e c e l t e p u i s s a n c e est n u l l e c o n t r e des h o m m e s q u i n'obéissent a u x lois q u ' a u t a n t qu'elles l e u r sont utiles. On l e u r e x a g é r a i t la faiblesse des d i r e c t e u r s ; o n l e u r p r o m e t t a i t l ' a p p u i des p r o p r i é t a i r e s et des b o n s c i t o y e n s ; m a i s il n'y a v a i t pas d a n s ce p a r t i u n seul h o m m e e x e r c é d a n s l'art d e d é c o u v r i r , de c o m b a t t r e une conspiration. V a i nement
quelques
m e m b r e s , p l u s a t t e n t i f s , et
q u i c o n n a i s s a i e n t b i e n cette faiblesse , v o u l a i e n t t e m p o r i s e r et a r r ê t e r le p e n c h a n t d e p l u s i e u r s nouveaux grands
représentans
changemens.
vers
de
brusques
Les n o v a t e u r s
et
impatiens
ne trouvaient dans cette conduite que timidité et m a t i è r e à s o u p ç o n s . J e n e sais m ê m e si q u e l q u e s - u n s d o n t l ' i n d é p e n d a n c e et la v e r t u é t a i e n t le
plus
éprouvées,
n e f u r e n t pas
considérés
c o m m e des p a r t i s a n s d u d i r e c t o i r e . C a r , d a n s ce t e m p s - l à , il était p l u s difficile qu'il n e le sera u n j o u r de t r a c e r e x a c t e m e n t les limites q u i les s é p a r a i e n t . En e f f e t ,
o n t o l è r e d a n s son
propre
p a r t i des choses q u ' o n n e s o u f f r i r a i t pas de la p a r t de l ' a u t r e , Des chefs a m b i t i e u x n e laissent voir
d ' a b o r d q u ' u n p u r et n o b l e a t t a c h e m e n t
a u b i e n p u b l i c . C e u x q u i l e u r a p p a r t i e n n e n t se l i v r e n t à un c e r t a i n a b a n d o n i n é v i t a b l e d a n s les g r a n d e s affaires. B i e n t ô t c e p e n d a n t les gens s a -
CHAPITRE Ier.
13
ges s a p e r ç o i v e n t q u ' o n les m è n e t r o p l o i n . L e u r s g u i d e s l e s r e t i e n n e n t p a r les m o t s d e
constance,
d ' i n t é r ê t p u b l i c , p a r la c r a i n t e d u t r i o m p h e l e u r s a d v e r s a i r e s ; e t s o u v e n t il l e u r e s t
impos-
s i b l e d e r e v e n i r a u p o i n t d ' o ù ils v o u d r a i e n t s'être j a m a i s
de
ne
éloignés.
J e suis loin d ' a f f i r m e r qu'il n'y ait p o i n t eu d e r o y a l i s t e s d a n s les d e u x c o n s e i l s ; m a i s c e u x q u i p o u v a i e n t s'y t r o u v e r n e f i r e n t a u c u n e o u v e r t u r e soit à m e s a m i s , soit à m o i ,
et je crois
pouvoir
assurer qu'ils n'auraient pas t r o u v é d a n s n o t r e s o c i é t é u n s e u l i n d i v i d u d o n t ils p u s s e n t e s p é r e r de l'appui dans leurs
desseins.
J e suis au c o n t r a i r e disposé à c r o i r e q u e B a r r a s a v a i t des r a p p o r t s p a r t i c u l i e r s a v e c la f a m i l l e régnante en Espagne; C a b a r r u s , q u i avait été à la tête
des finances
moment
de ce r o y a u m e , était e n
ce
à Paris ; cet h o m m e était b e a u - p è r e d e
T a l l i e n , et Tallien était u n des amis intimes
du
directeur. J ' e u s à ce s u j e t des i n d i c a t i o n s r e m a r q u a b l e s . J ' a i e n t r e v u ces l â c h e s t r a n s a c t i o n s o ù gans,
ennemis
les uns
taient u n e indulgence quel
que
fût
des i n t r i -
des a u t r e s , se p r o m e t et des secours
mutuels,
le p a r t i q u i t r i o m p h e r a i t . J a i v u
des royalistes , qui semblaient f r é q u e n t e r Barras p o u r l e u r p r o p r e s a l u t , et q u i h a u t e s e s p é r a n c e s de
ses
concevaient
intentions secrètes.
de Il
14
er
CHAPITRE
I.
n o u s r e n d r a un r o i , d i s a i e n t - i l s , et il n e se m o n tre corrompu que pour mieux
p a r v e n i r à ses
fins. Il y avait aussi des h o m m e s m i t o y e n s , q u i voyaient en m ê m e temps B a r t h é l é m y , Carnot et R e w b e l l , q u i a v a i e n t l'œil s u r t o u t e s les g i r o u e t tes , p r ê t s à m e t t r e à la voile a u p r e m i e r v e n t fait,
de q u e l q u e côté qu'il s o u f f l â t ; i m i t a t e u r s
p r u d e n s d u t i m i d e A n t i s t h è n e s , « ils r e g a r d a i e n t » les affaires p o l i t i q u e s c o m m e u n b r a s i e r , d o n t » il ne f a u t pas t r o p s ' a p p r o c h e r d e p e u r d'en » ê t r e b r û l é ; et d o n t il ne f a u t pas t r o p s'éloi» g n e r d e p e u r de m o u r i r de f r o i d . » A u c u n de ces h o m m e s n'a été d é p o r t é . Quelques personnages
des d e u x c o n s e i l s
se
r é u n i s s a i e n t c e p e n d a n t à T i v o l i , et d i s s e r t a i e n t l o n g u e m e n t s u r l'état des affaires. On a v a i t d o n n é le n o m d e Clichiens
à ceux qui formaient cette
r é u n i o n ; p l u s i e u r s c r o y a i e n t q u e le d é c r e t q u i t r a ç a i t a u t o u r de P a r i s u n e l i m i t e idéale q u e les armées ne
d e v a i e n t pas f r a n c h i r , g a r a n t i s s a i t
suffisamment
le c o r p s législatif. L a R i v i è r e d i t
à cette occasion : « S i ce d é c r e t v o u s r a s s u r e , » v o u s connaissez b i e n m a l le d a n g e r q u i v o u s » m e n a c e ; le d i r e c t o i r e a le d r o i t de faire a p » p r o c h e r les
t r o u p e s à dix lieues
de P a r i s ;
» il les p o r t e r a j u s q u e dans P a r i s p a r u n e seule » m a r c h e forcée , o u bien
il les
fera filer p a r
» pelotons d é g u i s é s , et n o u s v e r r o n s les
mem-
e r
CHAPITRE I .
15
» b r e s qu'il a p r o s c r i t s , a r r ê t e s t o u t en p r o » n o n ç a n t l e u r s décrets.
V o u s parlez de v o t r e
« i n v i o l a b i l i t é ; m a i s , p o u r les gens à q u i n o u s » avons a f f a i r e , la constitution n'est q u ' u n m o t , » et le soldat fera t o u t ce qui l u i sera c o m m a n d é . » La R i v i è r e p r o p o s a ensuite des m e s u r e s , qui eussent
été excellentes d e u x
mois p l u s t ô t ; mais
d e u x mois plus t ô t , on eût objecté q u e le d a n ger était t r o p éloigné
p o u r ê t r e à c r a i n d r e , et
q u e les p r é c a u t i o n s ne f e r a i e n t q u e le p r o v o quer. Ici je dois c o n v e n i r q u e n o u s avions été i m p r u d e n s et i n d i s c r e t s , c o m m e les partis le sont p r e s q u e t o u j o u r s . Nos nous
opinions bien
avaient r e n d u s odieux
connues
à l'armée.
Nous
avions dit h a u t e m e n t qu'obligés de c o n t i n u e r la g u e r r e , il ne fallait pas la faire avec le p r o j e t de nous a g r a n d i r p a r des c o n q u ê t e s . Les m i l i t a i r e s , et ceux m ê m e q u e je c o m p t a i s p a r m i mes a m i s , m e r e p r o c h è r e n t ces paroles pacifiques d'une de mes opinions :« Il n o u s faut une a r m é e suffisante «pour
u n e défense v i g o u r e u s e de n o t r e t e r r i -
toire,
mais soyons
» déficit
amènerait
économes : un une
nouvelle
nouveau
révolution.
» Assurons p a r de sages c o n t r i b u t i o n s la paix » i n t é r i e u r e , et tenons p o u r certain q u e nos en» nemis ont les r e g a r d s fixés s u r nos
finances ;
» si elles sont bien r é g l é e s , si a u lieu d ' e m p r u n -
16
CHAPITRE
er
I.
» t e r , n o u s p a y o n s nos d e t t e s , c e t t e
situation
» n o u s t i e n d r a lieu d'une s e c o n d e a r m é e . E f f a » ç o n s aussi d e nos lois fiscales ce m o t f u n e s t e : » c r é d i t . Il a b o u l e v e r s é la F r a n c e s o u s le r é g e n t . » A u l i e u de p r o c l a m e r le c r é d i t , é t a b l i s s o n s l a » confiance. » La
conduite
à t e n i r p a r le
directoire était
néanmoins embarrassante. On ne p e u t supposer q u e les m e m b r e s d o n t il é t a i t c o m p o s é
fissent
le
m a l p o u r le plaisir d e le f a i r e ; m a i s a u c u n d ' e u x n'avait cet e s p r i t d e j u s t i c e , d ' o r d r e et d ' é c o nomie sur lequel
s o n t f o n d é s le b o n h e u r
et la
d u r é e des états. S'ils e u s s e n t g o u v e r n é s u i v a n t la constitution, les e m p l o i s
r e s p e c t é les é l e c t i o n s ,
on e û t
publics remplis par ceux
que
capacité, leur bonne renommée, leur même
y appelaient.
vu leur
aisance
J'ai d i t l e u r a i s a n c e ,
car
le f r a c a s d é m o c r a t i q u e ne m ' e m p ê c h e pas d e d é sirer q u ' u n fonctionnaire p u b l i c , d o u é de toutes les a u t r e s q u a l i t é s , ait e n c o r e , s'il se p e u t , u n e g a r a n t i e de p l u s d a n s l ' i n d é p e n d a n c e d e sa f o r t u n e . On lit ce passage r e m a r q u a b l e d a n s u n des é c r i v a i n s les p l u s j u d i c i e u x d e l ' a n t i q u i t é : « L ' e m p e r e u r o r d o n n a q u e les s é n a t e u r s a u r a i e n t « a u m o i n s u n tiers d e l e u r p a t r i m o i n e e n b i e n s » f o n d s . Il j u g e a i t i r r é g u l i e r q u e c e u x q u i aspi» raient à des emplois h o n o r a b l e s regardassent
er
CHAPITRE I .
17
» R o m e et l'Italie c o m m e u n e h ô t e l l e r i e , a u lieu » d'y v o i r la p a t r i e ( 1 ) . » Mais le d i r e c t o i r e ne p o u v a i t se t o u r n e r v e r s n o u s sans r o m p r e avec ses amis de c œ u r , sans p a y e r d'ingratitude ses p a t r o n s , ses c r é a t e u r s ; il prit u n autre parti.
Des
emplois
de
la p l u s
g r a n d e i m p o r t a n c e f u r e n t conférés à des s u j e t s incapables de les r e m p l i r : a u x choix d u ple , on
substitua des
hommes
qui
peu-
n'étaient
c o n n u s q u e p a r l e u r s excès d a n s la r é v o l u t i o n . L'apanage d u talent et des v e r t u s passa d a n s les mains de ceux qu'il est impossible d e c o m p t e r p a r m i les m e m b r e s estimables de la société , et ce r e n v e r s e m e n t de l'ordre est p e u t - ê t r e la p l u s i n s u p p o r t a b l e des t y r a n n i e s . L e p o u v o i r e x é c u tif d e v i n t plus odieux à m e s u r e qu'il d e v i n t p l u s c o r r o m p u , tandis q u e le c o r p s législatif, s'épur a n t de j o u r en j o u r , fixait les r e g a r d s et les e s p é r a n c e s de la n a t i o n . Enfin le d i r e c t o i r e c r u t nécessaire de se p o r t e r a u x dernières v i o l e n c e s , et il d o n n a ainsi u n e
p r e u v e manifeste de la
v e r t u des conseils : s'ils avaient été accessibles à la c o r r u p t i o n , il a u r a i t été i n u t i l e d ' e m p l o y e r u n e r e s s o u r c e q u i d e v a i t , en d e r n i e r r é s u l t a t , perdre
ceux m ê m e
q u i se
déterminaient à y
r e c o u r i r . A v a n t q u e le d i r e c t o i r e en v î n t à cette
( 1 ) Plin. Epist., lib. v i , epist. 19, TOM.
1.
2
18
C H A P I T R E Ier.
e x t r é m i t é , il n'y a v a i t p l u s d ' a c c o r d , m ê m e a p p a r e n t , e n t r e l u i et les a m i s d e la paix
inté-
r i e u r e , p a r t i s a n s d u g o u v e r n e m e n t p a r les lois. B i e n t ô t il s'établit a u x y e u x d e la n a t i o n u n e o p position
de d o c t r i n e et d'actions d a n s l a q u e l l e
n o u s e û m e s t o u t l ' a v a n t a g e , ainsi q u ' i l a r r i v e à l a l o n g u e a u x d é f e n s e u r s des règles , a r m é s c o n t r e les f a u t e u r s d u d é s o r d r e . M a i s , d a n s
cette
l u t t e , n o u s n'avions q u e l'opinion p o u r n o u s , e t n o t r e p é r i l croissait avec
nos
succès.
Les
moins clairvoyans commençaient à reconnaître q u e le d i r e c t o i r e , m a î t r e de la f o r c e p u b l i q u e , s'en s e r v i r a i t p o u r r e n v e r s e r t o u s les obstacles q u i le g ê n e r a i e n t d a n s l'exercice d u p o u v o i r a b solu.
Il f a u t m ê m e
c o n v e n i r qu'il
s'était
mis
d a n s u n e s i t u a t i o n d o n t le d a n g e r allait t o u s les j o u r s e n a u g m e n t a n t . Nous s a v o n s p a r B a r t h é l é m y , c o l l è g u e des d i r e c t e u r s , q u ' a p r è s a v o i r fait a p p r o c h e r H o c h e , ils a v a i e n t été f r a p p é s d'une g r a n d e t e r r e u r ,
l o r s q u e la seule
puis-
sance d e la c o n s t i t u t i o n f o r ç a ce g é n é r a l d e r é t r o g r a d e r a v e c son a r m é e . Dès l o r s il f u t é v i d e n t qu'il y a u r a i t u n c h o c v i o l e n t e n t r e les d e u x p o u v o i r s , e t qu'ils é t a i e n t mal balancés.
Cette partie de l ' é p r e u v e ,
que
n o u s a v i o n s été c o n t r a i n t s de faire , n o u s d e v i n t f u n e s t e . Qu'il m e soit p e r m i s d ' a j o u t e r q u e
ce
r é s u l t a t f u t u n e s u i t e de n o t r e i n e x p é r i e n c e
et
de n o t r e i n c a p a c i t é .
C H A P I T R E Ier.
19
J e ne puis q u i t t e r ce sujet sans r a p p o r t e r les circonstances d'un e n t r e t i e n q u e j'eus avec u n des h o m m e s
d o n t j'étais h a b i t u é à é c o u t e r les
conseils. A ma g r a n d e s u r p r i s e , il m e dit q u e la g u e r r e civile lui semblait p r é f é r a b l e à l'état o ù n o u s étions. C'est en vain q u e je v o u l u s b a t t r e cette fatale opinion.
com-
Nous n o u s s é p a r â -
mes fort opposés de sentimens. Le l e n d e m a i n il v i n t m e v o i r , et p r é t e n d i t q u e n o u s n'avions p a s d ' a u t r e m o y e n d e salut. De m o n c ô t é , je n e voyais q u e dans la paix des m o y e n s assurés de r e s t a u r a t i o n p o u r la F r a n c e . J'avais besoin d'une a u t o r i t é p l u s puissante q u e la m i e n n e .
Dès la
v e i l l e , je m'étais p r o c u r é les Œ u v r e s d u c h a n celier de l'Hôpital, et je lui l u s le passage s u i v a n t d u t e s t a m e n t de ce g r a n d m a g i s t r a t : « J ' a » çoit q u e les a r m e s aient été prises q u a t r e o u » c i n q f o i s , j'ai t o u j o u r s conseillé et p e r s u a d é la » p a i x , estimant qu'il n'y a rien de si d a n g e r e u x » en un pays q u e la g u e r r e c i v i l e , ni p l u s p r o f i » table q u e la paix , à q u e l q u e p r i x q u e ce fust. » Mon a m i f u t é b r a n l é p a r ce passage,
certaine-
m e n t t r è s - r a i s o n n a b l e , mais q u i ne p r o u v a i t pas a u t a n t q u e le récit des incendies de la V e n d é e et des t r o u b l e s du Midi. L ' a r m é e éparse et p r e s q u e i n a p e r ç u e q u e l e d i r e c t o i r e avait f o r m é e a u t o u r de P a r i s était c o m m a n d é e p a r le général A u g e r e a u , M o n t r o u g e ,
20
CHAPITRE Ier.
q u i n'est éloigné q u e d'une l i e u e , était ostensib l e m e n t i n d i q u é c o m m e place de rendez-vous p o u r u n e r e v u e . Cette disposition , p r o p r e à l'att a q u e ainsi qu'à la d é f e n s e , n e laissait plus d e doutes.
Mais la sécurité de nos
commissions
d'inspection p r é v a l u t s u r l ' i n q u i é t u d e générale. Elles se r é u n i r e n t , le 1 7 f r u c t i d o r au s o i r , et d é l i b é r è r e n t long-temps sans rien c o n c l u r e . E m m e r y , u n des m e m b r e s , v o u l u t m ê m e se r e t i r e r , parce q u e , dit-il n a ï v e m e n t , il croyait toute d é libération c o n t r a i r e à la règle ; les commissions se s é p a r è r e n t fort t a r d ; u n m e m b r e de c h a c u n e resta cependant. O n dit q u e c e u x - c i r e ç u r e n t des
avis
directs
et
certains. R o v è r e , b a n n i
c o m m e n o u s , y d o n n a si p e u de c o n f i a n c e , qu'il n e les t r a n s m i t p o i n t à ses q u a t r e collègues. Il r é p o n d a i t à t o u s les avertissemens : « J e sais t o u t » c e l a , soyez t r a n q u i l l e s ; il ne s'agit que d'une » r e v u e : voilà bien d e q u o i s'effrayer ! » J e n e b l â m e r a i p o i n t la c o n d u i t e des inspecteurs. O n se supposait depuis si l o n g - t e m p s à la veille de l'explosion,
qu'ils sont excusables de n'y avoir
p o i n t c r u , a u m o m e n t m ê m e o ù la m è c h e était s u r les p o u d r e s . S'ils eussent eu des certitudes , rien ne les justifierait de n'en a v o i r p o i n t i n f o r m é les c o n s e i l s , ou de n'avoir pas déclaré qu'ils ne se croyaient pas responsables : mais alors m ê m e c o m m e n t e m p ê c h e r l ' é v é n e m e n t ? On a dit q u e
e r
CHAPITRE I .
21
la permanence aurait tout sauvé. La
conduite
des t r o u p e s p r o u v e le c o n t r a i r e . Les
conseils,
d é t e r m i n é s à n e p o i n t a t t a q u e r , n'en a y a n t p a s les m o y e n s , n'étaient pas m i e u x p r é p a r é s à se défendre,
et p e u t - ê t r e nos a d v e r s a i r e s f u r e n t
p l u s e m b a r r a s s é s d u t r i o m p h e facile qu'ils t i n r e n t , qu'ils n e
l'eussent
ob-
é t é de n o t r e résis-
tance. L e c o r p s législatif a v a i t u n e g a r d e d e cents h o m m e s ,
douze
q u i faisait le b o n h e u r des gens
d e g u e r r e q u i é t a i e n t p a r m i n o u s . C'était t r o p peu
p o u r r e p o u s s e r u n e a t t a q u e ; c'était t r o p
p o u r une garde d'honneur : une garde d'honn e u r est u n e c h o s e b i z a r r e et p r e s q u e r i d i c u l e p o u r u n c o r p s d é l i b é r a n t s u r les lois. Ni le p a r l e m e n t d ' A n g l e t e r r e , n i la d i è t e de
l'Empire,
n i les états de S u è d e , ni les sénats et l é g i s l a t e u r s d e s a n c i e n n e s r é p u b l i q u e s n ' i m a g i n è r e n t d e se f a i r e g a r d e r o u n e t i n r e n t à h o n n e u r d'être e n t o u r é s d e soldats. L e c o n g r è s a m é r i c a i n , p e n d a n t t o u t e la g u e r r e , n ' e u t lieu
de
p o u r gardiens
ses séances q u ' u n c o n c i e r g e
du
qui avait
p l u s de soixante a n s . Un p o r t i e r et des h u i s s i e r s d o i v e n t s u f f i r e . Mais les r é d a c t e u r s de l a c o n s t i t u t i o n n'avaient p a s p e r d u les h a b i t u d e s
con-
v e n t i o n n e l l e s ; e t tel d ' e n t r e e u x n e se d o u t a i t p a s qu'il y e û t d ' a u t r e m o y e n d ' a s s u r e r a u x p r e miers
m a g i s t r a t s la r é v é r e n c e et l'affection
du
e r
22
CHAPITRE I .
peuple ,
que
l'éclat des a r m e s o u la richesse
des h a b i t s . Si l'on objecte qu'en r é v o l u t i o n l a p r u d e n c e exige d u g o u v e r n e m e n t
qu'il se fasse g a r d e r ,
j e dis q u ' u n e aussi triste nécessité
se concilie
m a l avec les institutions r é p u b l i c a i n e s ,
et q u e
l a garde m ê m e q u i les défend p r o u v e qu'elles o n t été t r o p t ô t adoptées. J'avais t a n t
d'éloignement
pour
l'intrigue,
q u e , le 1 7 , j'ignorais e n c o r e l ' e x t r ê m e p r o x i m i t é du
d a n g e r ; a u c u n de mes
parla,
collègues
ne
m'en
e t r é e l l e m e n t t r è s - p e u d'entre e u x
en
étaient i n s t r u i t s . J e d î n a i , ce m ê m e j o u r , avec l e g é n é r a l M o n t e s q u i o u , q u i n'attendit pas la fin d u d î n e r , et p a r t i t p o u r la c a m p a g n e , m'offrant d e m ' e m m e n e r avec lui. Mes amis m e p r e s s è r e n t f o r t e m e n t de n e p o i n t r e t o u r n e r d a n s m a m a i son ; mais je n'avais a u c u n m o t i f p o u r me c a c h e r , a u c u n e c r a i n t e p e r s o n n e l l e ; je n e v o u l u s p a s m ê m e d é c o u c h e r . P a r m i les agens d u c o m p l o t , il y en e u t q u i firent des
demi-confidences
à q u e l q u e s - u n s de c e u x q u i étaient déjà s e c r è tement
p r o s c r i t s , c r o y a n t p a r là se m é n a g e r
des p r o t e c t e u r s , e u cas de f o r t u n e c o n t r a i r e .
CHAPITRE
DEUXIÈME.
É v é n e m e n s d u 1 8 fructidor. — L e s représentans chassés du lieu de leurs séances par les soldats. — D i v i s i o n dans le d i r e c t o i r e . — T r i u m v i r a t . — C a r n o t s ' é v a d e . — B a r thélémy , directeur, conduit au T e m p l e . — D é p o r t a t i o n . — Générosité et courage d'un domestique de B a r t h é l é m y .
L e d i x - h u i t f r u c t i d o r (4 s e p t e m b r e 1 7 9 7 ) a r r i v a . C e t t e j o u r n é e d o i t a t t i r e r de g r a n d s m a u x s u r n o t r e p a t r i e ; je c r o i s à p r o p o s d'en r a p p o r t e r les p r i n c i p a u x
événemens.
Dès le p o i n t d u j o u r , d e u x d e m e s
collègues,
M e i l l a n d et G i g a u l t - G r i s e n o y , m ' é v e i l l è r e n t m ' a p p r i r e n t les é v é n e m e n s
de la n u i t .
et
A deux
h e u r e s et d e m i e d u m a t i n , le c a n o n a v a i t d o n n é le signal a u x g é n é r a u x et officiers de l ' a r m é e q u i o c c u p a i t P a r i s . Le d i r e c t o i r e et l ' é t a t - m a j o r é t a i e n t i n c e r t a i n s d u p a r t i q u e p r e n d r a i t la g a r d e
du
c o r p s législatif. J e c r o i s f e r m e m e n t qu'ils s'attend a i e n t à u n e r é s i s t a n c e . Des p r o c l a m a t i o n s , r é digées et i m p r i m é e s p l u s i e u r s j o u r s d ' a v a n c e , e t q u i f u r e n t affichées d a n s l a m a t i n é e d u 18 , c o n t e n a i e n t ces p a r o l e s r e m a r q u a b l e s : « Les a v a n t » postes d u d i r e c t o i r e o n t été forcés. » C'est u n e insigne i m p o s t u r e ; on e û t été t r è s - e m b a r r a s s é
24
C H A P I T R E II.
à p r o d u i r e u n seul individu blessé, o u seulement é g r a t i g n é , d a n s cette action i m a g i n a i r e ( i ) . A q u a t r e h e u r e s et d e m i e
d u m a t i n , quinze
cents h o m m e s e n t r è r e n t d a n s la c o u r des T u i l e ries. Il y a v a i t des c a n o n s p o u r d é f e n d r e la p r i n cipale p o r t e q u i conduit d u
palais a u j a r d i n ;
m a i s les c a n o n n i e r s l a l i v r è r e n t . A u g e r e a u p é n é t r a l e p r e m i e r , à la t ê t e d ' u n e f o r t e c o l o n n e . Il fit a u s s i t ô t o c c u p e r t o u s les p o s t e s , confiés j u s q u ' a l o r s a u x g r e n a d i e r s d u c o r p s législatif, q u i l e s c é d è r e n t sans obstacle. L a t r o u p e , c e r n é e d e t o u t e s p a r t s , et m e n a c é e p a r u n e f o r t e a r t i l l e r i e , a v a i t o u v e r t les p o r t e s e x t é r i e u r e s ; il n'y e u t de la résistance qu'à u n e grille p a r laquelle o n a r r i v a i t à la salle d u conseil des c i n q - c e n t s . Ce p o s t e é t a i t , p a r sa s i t u a t i o n , m o i n s facile à f o r c e r q u e c e l u i d u conseil des anciens. Un offic i e r , a p p e l é B r u n i a u x , le g a r d a i t e n c o r e à c i n q heures du matin. Le général Lemoine
s'y p r é -
s e n t a , et l u i o r d o n n a de l i v r e r le passage : « Ma «consigne m e le défend,
r é p o n d l'officier;
je
« g a r d e l e conseil et les a r c h i v e s ; j e d é f e n d r a i » m o n poste. » L e m o i n e m e n a ç a de se faire j o u r à c o u p s de c a n o n : « Faites t i r e r , « r é p o n d i t B r u ( 1 ) « C o m m o d e avait inventé u n e conjuration : il feignit de croire q u ' o n conspirait contre sa vie : sous cette méchante couverture , il fit mourir un grand n o m b r e d e citoyens r o mains, » (Plutarque.)
C H A P I T R E II.
25
n i a u x . Un p e u a p r è s , c e p e n d a n t , les soldats o u vrirent eux-mêmes.
C e u x q u i étaient a u P o n t -
T o u r n a n t o u v r i r e n t aussi les grilles ; et u n e a u t r e c o l o n n e de d e u x m i l l e h o m m e s e n t r a p a r ce côté,
a v e c douze pièces de h u i t . Les pièces de
position f u r e n t b r a q u é e s de la place de la R é v o l u t i o n c o n t r e le j a r d i n ; cette artillerie était g a r d é e p a r u n e f o r t e r é s e r v e de cavalerie et d'infant e r i e . La terrasse des Tuileries , d e v a n t le p a l a i s , était c o u v e r t e d e soldats. On y vit les r e p r é s e n tai
Lepaige
et D e r e n t y ,
tenant chacun
une
b o u t e i l l e , et v e r s a n t de l ' e a u - d e - v i e a u x soldats. Il n'y e u t n u l l e
p a r t le p l u s
léger
conflit.
L'espèce d e n e u t r a l i t é facile de nos g r e n a d i e r s p r o u v a q u e nous n'avions c o m p t é q u e s u r la p r o tection d e la loi. V e r s sept h e u r e s d u plusieurs membres
des d e u x conseils
matin,, s'étaient
r e n d u s d a n s les salles de l e u r s séances : ils n'y étaient p o i n t en n o m b r e suffisant p o u r d é l i b é r e r . Les présidens et les secrétaires s'y t r o u v a i e n t c e pendant; environ trente membres étaient p r é sens au conseil des a n c i e n s , et p a r m i e u x B a u din, même
q u e le p r é s i d e n t a v a i t , é t é c h e r c h e r l u i d a n s l ' a p p a r t e m e n t qu'il o c c u p a i t
aux
T u i l e r i e s . B a u d i n semblait t r è s - a g i t é , e t n e p r i t a u c u n c a r a c t è r e à ce m o m e n t d'une crise d o n t le r é s u l t a t était e n c o r e i n c e r t a i n . Notre
président
( c'était LafFon-Ladebat ) avait i n u t i l e m e n t t e n t é
26
C H A P I T R E II.
d e p é n é t r e r j u s q u ' à la c o m m i s s i o n des
inspec-
t e u r s . Une g a r d e les e m p ê c h a i t de s o r t i r , et ne p e r m e t t a i t pas q u ' o n c o m m u n i q u â t a v e c e u x . Il revint occuper membres
son
fauteuil.
s'augmentait
qu'il se c o m p l é t â t ,
Le
nombre
lentement.
Il
des
attendait
l o r s q u ' u n e p o i g n é e de s o l -
d a t s l ' a r r a c h a d e son siège, et le c o n t r a i g n i t , p a r des violences a c c o m p a g n é e s de d i s c o u r s b r u t a u x , à se r e t i r e r . La m ê m e s c è n e se passait a u conseil des c i n q cents. S i m é o n était p r é s i d e n t , e t , f o r c é de s o r t i r , il p r o n o n ç a ces p a r o l e s , et les fit é c r i r e p a r les s e c r é t a i r e s : « L e conseil est d i s s o u s p a r la f o r c e » a r m é e . » Ce f u r e n t les d e r n i è r e s p a r o l e s p r o férées s o u s l ' e m p i r e de la c o n s t i t u t i o n d e l'an I I I , qui,
dès
ce m o m e n t ,
cessa d ' ê t r e la loi
des
F r a n ç a i s . Les m e m b r e s de ce c o n s e i l , ainsi r e poussés, au
se r e t i r è r e n t chez A n d r é d e la L o z è r e ,
n o m b r e de quatre-vingt-six.
Ils r é d i g è r e n t
u n e p r o t e s t a t i o n c o n t r e la v i o l a t i o n d e la c o n s titution.
Elle é t a i t signée p a r p r e s q u e t o u s ,
et
p e r s o n n e ne r e f u s a i t d'y m e t t r e son n o m , l o r s q u e J e a n - J a c q u e s A y m é fit q u e l q u e s o b s e r v a t i o n s q u i d é t e r m i n è r e n t ses c o l l è g u e s à la s u p p r i m e r . L ' a s s e m b l é e se s é p a r a , a p r è s q u ' o n f u t
convenu
d e se r é u n i r a u m ê m e lieu , le soir d u 1 8 . Mais , d a n s l ' i n t e r v a l l e , le t r i o m p h e d u d i r e c t o i r e f u t c o n n u , et il n'y e u t pas p l u s d e d o u z e
membres
CHAPITRE II.
27
à cette seconde r é u n i o n . Elle se dispersa
sans
avoir r i e n a r r ê t é . Dès le p o i n t d u m ê m e j o u r , 1 8 f r u c t i d o r , dix à douze d é p u t é s s'étaient assemblés dans la salle de la c o m m i s s i o n des i n s p e c t e u r s d u conseil des anciens. Des cinq m e m b r e s d o n t elle était c o m posée , R o v è r e seul était présent. D u m a s v o u l u t y p é n é t r e r ; mais
ses collègues
eux-mêmes
lui
j e t è r e n t u n billet p o r t a n t qu'il e û t à s'enfuir promptement.
Cet
homme,
recommandable
p a r sa fidélité en a m i t i é , et p a r son i n t r é p i d i t é dans le p é r i l , s'éloigna à r e g r e t . Il était en petit u n i f o r m e . O n r a c o n t e qu'à la sortie des Tuileries, les sentinelles lui d i r e n t : « Nous avons p o u r c o n » signe de n e laisser sortir p e r s o n n e . » — « Y o t r e » consigne,
répondit D u m a s ,
c'est m o i q u i l'ai
» d o n n é e , et c'est la troisième fois qu'on la c h a n g e . » Qu'on m e fasse v e n i r l'officier
au
corps-de-
» g a r d e , o ù je vais l ' a t t e n d r e . « L e s g a r d e s , t r o m pés p a r cette r u s e , le laissèrent passer, c r a i g n a n t même
d'être r e p r i s p o u r l'avoir a r r ê t é .
Deux
m e m b r e s de la c o m m i s s i o n d u conseil des c i n q cents s'étaient r é u n i s à celle des anciens : c'étaient P i c h e g r u et D e l a r u e : celui-ci tira u n
pistolet
de sa p o c h e q u a n d on l'arrêta , et il v o u l u t s'en s e r v i r ; mais l'arme fit long feu
;
et ce fut u n b o n -
h e u r p o u r l u i . P o i n ç o t vint d i r e à P i c h e g r u d e descendre
dans
le
jardin,
o ù le général L e -
28
CHAPITRE II.
m o i n e le faisait a p p e l e r . S u r le r e f u s d e P i c h e gru,
et
après
quelques
paroles
assez
vives,
l'officier, sans insister, s'empara de l ' i n t é r i e u r d u p a l a i s . Dès c i n q h e u r e s d u m a t i n , les
inspec-
t e u r s a v a i e n t été investis p a r c i n q u a n t e
hom-
mes a r m é s ; m a i s a l o r s il n'y a v a i t pas e n c o r e o r d r e de les a r r ê t e r , et ces d é p u t é s eussent
pu
se disperser. A sept h e u r e s , les o r d r e s d u d i r e c toire a r r i v è r e n t , et le g é n é r a l V e r d i e r l e u r a n n o n ç a qu'ils allaient ê t r e c o n d u i t s a u
Temple,
Ils m i r e n t en a v a n t les l o i s , la c o n s t i t u t i o n ,
la
g a r a n t i e d u c o r p s législatif et d ' a u t r e s l i e u x c o m muns.
Un officier,
feignant
d'être
Allemand,
l e u r r é p o n d i t : « Moi pas e n t e n d r e c'té f r a n ç a i s là. » D ' a u t r e s
militaires, plus embarrassés
du
p e r s o n n a g e qu'ils f a i s a i e n t , et p e u t - ê t r e e n c o r e incertains d u d é n o û m e n t , r é p o n d i r e n t : « Nous » ne d e v o n s q u ' o b é i r . » Q u e l q u e s - u n s des r e p r é sentons
résistèrent quand
on
v o u l u t les
faire
d e s c e n d r e . Un officier dit à B o u r d o n de l'Oise : » R e t i r e z - v o u s , c i t o y e n , n o u s n'avons p o i n t o r » d r e de v o u s a r r ê t e r . » C e l u i - c i fit u n e r é p o n s e q u i doit n o u s r e n d r e m o i n s sévères s u r d ' a u t r e s é p o q u e s de sa vie. « J e v e u x , d i t - i l , aller a u T e m » ple a v e c m e s collègues , et je r e p o u s s e l'indigne » faveur par laquelle on veut m e d é s h o n o r e r . » Le directoire, qui depuis plusieurs mois p r é parait
cette
entreprise , fut très-inquiet
tant
C H A P I T R E II.
29
qu'elle ne fut pas c o n s o m m é e . Les messagers a r r i v a i e n t des c a s e r n e s , des conseils et d e la p o l i c e , au palais d u L u x e m b o u r g , et se s u c c é daient r a p i d e m e n t . Les a m i s d'une f a v e u r naissante e n t o u r a i e n t les d i r e c t e u r s et s o u t e n a i e n t l e u r c o u r a g e . L ' a m b a s s a d e u r de S u è d e passa u n e p a r tie de la n u i t près d'eux. Il avait s o u v e n t m o n t r é de l'affection à p l u s i e u r s d'entre n o u s . Nous s û m e s d e p u i s , p e n d a n t n o t r e s é j o u r au T e m p l e , qu'il n o u s avait a b a n d o n n é s p o u r passer vers nos e n n e m i s , et u n j o u r , qu'à S i n n a m a r i , n o u s p a r lions des é v é n e m e n s de cette j o u r n é e , il s'éleva u n e q u e r e l l e assez vive , à ce s u j e t , e n t r e T r o n son et R o v è r e . » J e ne crois pas à sa d é f e c t i o n , « d i t c e l u i - c i , c a r je n'en ai pas été i n f o r m é . » — « J e n e l'ai pas été plus
que v o u s , dit T r o n -
» s o n ; mais j'y crois. J e connais ce d i p l o m a t e . »Il
s'imagine q u ' u n a m b a s s a d e u r doit a r r i v e r
» a u x secrets d u p r i n c e , m ê m e p a r le p l u s sale « c h e m i n . J e gagerais qu'il était chez B a r r a s . » B a r r a s , q u i n'avait pas t o u j o u r s été d'accord avec B e w b e l l et L a R é v e l l i è r e , f u t e n t r a î n é p a r la h a i n e qu'il p o r t a i t à C a r n o t . A i n s i , il y e u t en ce m o m e n t de l'accord e n t r e les t r i u m v i r s , et la p e r t e de C a r n o t f u t a r r ê t é e . Q u a n t à B a r t h é l é m y , il ne suffisait pas de se c a c h e r de l u i , il f a l l a i t e n c o r e l'envelopper d a n s la p r o s c r i p t i o n , p o u r m e t t r e à sa place q u e l q u e h o m m e entière-
30
C H A P I T R E II.
m e n t d é v o u é , et d o n t on n e d û t c r a i n d r e ni l a s u r v e i l l a n c e ni la v e r t u . Il f u t d o n c r é s o l u q u e B a r t h é l é m y d o n n e r a i t sa d é m i s s i o n , et q u e s'il l a r e f u s a i t , il s u b i r a i t le m ê m e s o r t q u e C a r n o t . C e l u i - c i avait bien p l u s de m o y e n s q u e l ' a u t r e d e p é n é t r e r les desseins d e ses c o l l è g u e s , et il connaissait d e p u i s l o n g - t e m p s l e u r a u d a c e . Le 17 , il sut q u e
le l e n d e m a i n
les c o u p s
déci-
sifs seraient f r a p p é s . Il e u t f o r t t a r d u n e n t r e t i e n avec w i l l o t , m e m b r e d u conseil des c i n q - c e n t s . Il ne s'opposait p l u s à u n c o u p de m a i n c o n t r e l e d i r e c t o i r e , m a i s il f u t b i e n t ô t a s s u r é , p a r les r e n s e i g n e i n e n s q u e l u i d o n n a w i l l o t , qu'il n'y avait n i dispositions f a i t e s , n i m o y e n s de r é s i s tance. Il r e n t r a e n c o r e chez l u i , a u L u x e m b o u r g ; et il f a u t c o n c l u r e de cette s é c u r i t é , o u qu'il était m a l i n f o r m é des d é t a i l s d u c o m p l o t , o u qu'il s'était p r o c u r é des m o y e n s infaillibles d'évasion. Il r é u s s i t en e f f e t à s ' é c h a p p e r . Des gens a r m é s e n t r è r e n t c h e z B a r t h é l é m y , le même jour
1 7 , à onze h e u r e s d u s o i r , et on se
c o n t e n t a de le faire g a r d e r p a r d e u x sentinelles placées à sa p o r t e . Il p o u v a i t s ' é c h a p p e r , m a i s il n e le v o u l u t p o i n t . P e n d a n t q u e les é v é n e m e n s q u e j'ai r a p p o r t é s p l u s h a u t se passaient d a n s les salles des
deux
conseils,d'autres membres,n'y p o u v a n t p é n é t r e r , v i n r e n t chez m o i a u n o m b r e d e t r e n t e à q u a r a n t e .
CHAPITRE IL
31
Nous n o u s e n t r e t î n m e s s u r le parti q u e la c i r constance exigeait. Les sentimens f u r e n t d i v e r s . B e r n a r d S a i n t - A f f r i q u e et Chassiron se m o n t r è r e n t t i m i d e s , i r r é s o l u s et i n q u i e t s de l ' é v é n e m e n t . Dupont
opina m o l l e m e n t ,
et p a r l a de
fuite.
M a r m o n t e l et M u r a i r e m a r q u è r e n t b e a u c o u p p l u s de f e r m e t é . J e dis à tous q u e , les c r o y a n t i r r é p r o c h a b l e s c o m m e m o i , j'étais d'avis de r e j e t e r tous les p a r t i s timides ; qu'il était indigne
de
n o u s de f u i r ou d e n o u s c a c h e r : q u e le seul m o y e n , s'il y en avait u n , de p r é v e n i r u n e c a t a s t r o p h e , était de n o u s m e t t r e en é v i d e n c e , de s e r v i r , p o u r ainsi d i r e , de fanal et de c e n t r e de r é u n i o n a u x gens b i e n i n t e n t i o n n é s ; q u e , loin de n o u s d i s p e r s e r , c o m m e p o u r r a i e n t faire des c o u p a b l e s , il f a l l a i t ,
a p r è s a v o i r été
chassés
d u lieu de nos séances, y r e t o u r n e r sans d é l a i ; q u e c'était le seul o ù il n o u s c o n v î n t d'être r é u nis. Cet a v i s , a p p u y é p a r le froid M u r a i r e et le sage T r o n c h e t , f u t a d o p t é u n a n i m e m e n t . J e r e çus , vers la m ê m e h e u r e , d i v e r s b i l l e t s , e t des visites de personnes q u i m ' e x p r i m a i e n t l'anxiété générale. F e r r a n d - V a i l l a n t v i n t m e dire q u ' u n officier s u p é r i e u r , d o n t je n e m e r a p p e l l e p l u s le n o m , était à d e u x pas de là , et qu'il r é u n i r a i t à l'instant u n g r a n d n o m b r e d ' h o m m e s p r ê t s à se d é v o u e r p o u r le m a i n t i e n d e la loi. Des chefs de d e u x g r a n d e s a d m i n i s t r a t i o n s voisines de m a mai-
32
CHAPITRE
II.
son v i n r e n t m e p r o p o s e r d ' a r m e r u n b o n n o m b r e de l e u r s c o m m i s ;
nous répondîmes à tout
le m o n d e q u e n o u s n o u s r e n d i o n s a u lieu de n o s s é a n c e s , q u e n o u s étions b i e n r é s o l u s d'éloigner de n o u s t o u t s e c o u r s é t r a n g e r . Nos
efforts se r é d u i s i r e n t à n o u s
présenter
d e u x fois seuls et d é s a r m é s a u conseil. Il est c l a i r q u e le d i r e c t o i r e n'avait p a s p r é v u ce g e n r e d'hostilité. S'il s'y f ù t a t t e n d u , l'accès des c o u r s n e n o u s e û t pas été si facile. Nous n o u s r e n d î m e s d e chez m o i , p a r le b o u l e v a r d , à n o t r e conseil. P e n d a n t la m a r c h e , u n d e nos h u i s s i e r s v i n t n o u s d i r e q u ' u n e p a r t i e de n o s collègues é t a i e n t r a s s e m b l é s a u x écoles d e c h i r u r g i e , p r è s d u p a l a i s d u d i r e c t o i r e , et qu'ils n o u s faisaient i n v i t e r à v e n i r les y j o i n d r e . Nous l e u r e n v o y â m e s t r o i s des m e m b r e s q u i é t a i e n t a v e c n o u s , p o u r les p r i e r d e se r é u nir à n o u s d a n s le l i e u o r d i n a i r e d e n o s s é a n c e s , d o n t le c h a n g e m e n t n e p a r a i s s a i t f o n d é s u r a u cun motif raisonnable. Nous avancions cependant dans la r u e S a i n t H o n o r é , et n o u s e n t r â m e s d a n s les c o u r s d u p a lais des T u i l e r i e s , a p r è s u n e d'une
faible
opposition
sentinelle d e n o t r e p r o p r e g a r d e ; m a i s ,
p o u r cette fois , t o u t e s les salles é t a i e n t f e r m é e s . P a r v e n u s a u x galeries q u i r é g n e n t l e long d e la terrasse d u p a r t e r r e , u n d é t a c h e m e n t d ' e n v i r o n cent h o m m e s a c c o u r u t , et n o u s r e p o u s s a . La l e -
CHAPITRE
II
33
ç o n était bien faite à l e u r s c h e f s , et ils tenaient des
discours très-insolens.
Ils
appuyaient
la
crosse de l e u r s fusils s u r ceux q u i , à l e u r g r é , n e se r e t i r a i e n t pas assez vite , et l e u r s b a ï o n n e t t e s s u r la poitrine de c e u x q u i se r e t o u r n a i e n t . Nous revenions chez le p r é s i d e n t p a r la r u e Saint-Hon o r é , quand un détachement de cavalerie galop a n t d e r r i è r e n o u s nécessita n o t r e dispersion : n o u s étions q u a r a n t e . Tous p o u v a i e n t a r r i v e r chez L a f f o n , c o m m e n o u s en étions c o n v e n u s ; je p o u r s u i v i s m o n c h e m i n , et n e m'écartai q u e p o u r lire les longues p r o c l a m a t i o n s d u d i r e c t o i r e , affichées s u r u n e c o l o n n e d u portail des F e u i l l a n s . Des soldats lisaient avec moi. J'écoutais l e u r s o b s e r v a t i o n s , j'y mêlais les m i e n n e s ; j'étais l i b r e , et je ne p r é v o y a i s a u c u n e m e n t q u ' a v a n t la fin d u j o u r je serais p r i s o n n i e r dans la t o u r d u T e m p l e . Il y a v a i t chez Laffon c i n q d e nos collègues. O n vint n o u s d i r e q u e la g e n d a r m e r i e s'avançait p a r le b o u l e v a r t ; la fuite n o u s était e n c o r e f a c i l e , m a i s la p r o p o s i t i o n n'en f u t p a s m ê m e faite. La maison , b i e n t ô t i n v e s t i e , f u t en m ê m e temps envahie p a r un détachement de g e n d a r m e r i e . L e c h e f se fit r e m e t t r e des pistolets d o n t u n de n o u s était m u n i . C'était l e seul q u i e û t des a r m e s . J'avais t o u j o u r s j u g é inutile d'en p o r t e r , et q u e l q u e s - u n s , q u i ne les q u i t t a i e n t j a m a i s , et q u i a n n o n ç a i e n t u n e g r a n d e d é t e r m i n a t i o n , том.
I.
».
5
34
CHAPITRE
II.
n'en o n t p a r b o n h e u r fait a u c u n usage. Le d é t a c h e m e n t n'était e n t r é chez Laffon q u e p a r u n m a l e n t e n d u ; c a r il était e n v o y é p o u r a r r ê t e r m e m b r e s d u conseil des c i n q - c e n t s ,
des
assemblés
dans u n e m a i s o n v o i s i n e . L'officier s ' a p e r ç u t de son e r r e u r ; m a i s il r e f u s a de m o n t r e r son o r d r e , et n o u s n e p û m e s a l o r s la c o n s t a t e r . comme
Cependant,
n o u s étions aussi r e p r é s e n t a n s , il c r u t
q u e , m a l g r é cette m é p r i s e , il a v a i t e n c o r e fait u n e b o n n e affaire. Il p r i t les n o m s d e c h a c u n d e n o u s , e t les e n v o y a a u m i n i s t r e de la police.
En
a t t e n d a n t sa r é p o n s e , il n o u s p a r l a d e r a s s e m b l e mens
d é f e n d u s p a r la l o i , c o m m e s'il n'eût pas
été a b s u r d e d ' a p p l i q u e r c e t t e i n t e r d i c t i o n à six représentons du p e u p l e , salle,
s'étaient
retirés
qui, chez
chassés leur
de
leur
président.
C o m m e n o u s l u i d e m a n d i o n s en v e r t u de q u e l l e loi n o u s étions a r r ê t é s , n o u s e û m e s p o u r r é p o n s e la définition
de la loi
sous
un
gouvernement
t y r a n n i q u e ; elle est r e m a r q u a b l e p a r sa précision
et sa justesse : « La loi, c'est le sabre. « Nous ne v î m e s r e v e n i r c h e z Laffon , q u ' a u b o u t d'une h e u r e et d e m i e ,
le m e s s a g e r e n v o y é p a r
l'officier de g e n d a r m e r i e à S o t i n , m i n i s t r e d e la p o l i c e . C e l u i - c i avait pris les o r d r e s d u d i r e c t o i r e , e t la d é c i s i o n n o u s f u t fatale. L'officier n o u s fit m o n t e r d a n s des v o i t u r e s . N o u s f û m e s
conduits
chez ce m i n i s t r e à t r a v e r s des g r o u p e s peu n o m -
CHAPITRE
35
II
b r e u x de citoyens q u i s e m b l a i e n t d i v e r s e m e n t affectés. On n o u s i n t r o d u i s i t dans son a p p a r t e m e n t ; et c o m m e n o u s l u i d e m a n d i o n s à v o i r l ' o r d r e en v e r t u d u q u e l il a t t e n t a i t à n o t r e l i b e r t é , il n o u s en refusa la c o m m u n i c a t i o n ; mais il n o u s dit qu'il l u i était c o m m a n d é d e faire a r r ê t e r les d é p u t é s assemblés r u e N e u v e - d u - L u x e m b o u r g . dans u n e
maison d o n t il n o u s l u t le n u m é r o .
« Ce n'est
p o i n t le n u m é r o de la m i e n n e ,
dit
» Laffon ; il est manifeste q u ' o n a pris m a m a i » son p o u r u n e a u t r e , et qu'il n'était pas q u e s » tion de n o u s faire a r r ê t e r . » L e m i n i s t r e s o u r i t , e t , sans p r e n d r e la peine de n o u s d o n n e r u n e explication , il r é p o n d i t p a r ces m o t s , q u i n e sont pas les m o i n s m é m o r a b l e s d e la r é v o l u tion et qu'il f a u t r e d i r e t e x t u e l l e m e n t : « Vous » jugez b i e n q u ' a p r è s ce q u e j'ai pris s u r
moi,
» u n peu p l u s ou u n peu m o i n s de c o m p r o m i s » sion n'est pas u n e affaire. » Nous m o n t â m e s d a n s q u a t r e v o i t u r e s , a c c o m pagnés d'agens de la p o l i c e , et sous une e s c o r t e de g e n d a r m e r i e à c h e v a l . Il était e n v i r o n q u a t r e h e u r e s de l ' a p r è s - m i d i . Il y a v a i t s u r les p o n t s et d a n s les r u e s p a r o ù n o u s passions u n e d o u b l e haie de gens a r m é s . Le p e u p l e paraissait const e r n é à la v u e des a r m e s et d e cet étalage d e force c o n t r e sept h o m m e s âgés et sans d é f e n s e ; quelques groupes,
il est v r a i ,
se m o n t r a i e n t ,
a u c o n t r a i r e , fort a n i m é s c o n t r e nous.
36
CHAPITRE
II.
Un h o m m e d ' u n e h a u t e s t a t u r e , m a l v ê t u , affectant la f u r e u r o u l ' i v r e s s e , t e n a n t u n b â t o n , en f r a p p a i t les p o r t i è r e s d e n o t r e v o i t u r e , et n o u s a c c a b l a i t d ' i m p r é c a t i o n s . Il n o u s c r i a i t d e t e m p s en t e m p s : « R é p é t e z » chiens
donc,
scélérats,
q u e v o u s ê t e s , r é p é t e z d o n c : V i v e la
» r é p u b l i q u e ! » Mais ces e m p o r t e m e n s de c o m m a n d e n'excitèrent a u c u n m o u v e m e n t . Il y e u t c e p e n d a n t u n m o m e n t d ' e m b a r r a s d a n s le conv o i . Un de nos c o n d u c t e u r s m i t la tête â la p o r tière , e t , la r e t i r a n t b r u s q u e m e n t , il n o u s d i t d'un a i r e f f r a y é : « On m a s s a c r e u n e v o i t u r e d e r » r i è r e n o u s . » Il se t r o m p a i t , o u v o u l a i t faire le facétieux. E n f i n , n o u s a r r i v â m e s a u T e m p l e ; â n o t r e e n t r é e d a n s cette f a m e u s e p r i s o n , nos p o ches f u r e n t visitées. Nous t r o u v â m e s p l u s i e u r s d e nos collègues des d e u x conseils ; L a v i l l e h e u r nois e t B r o t i e r y étaient d e p u i s p l u s i e u r s m o i s . Ils étaient les agens d'une c o n s p i r a t i o n en f a v e u r d u p r é t e n d a n t . Les
d é t a i l s en o n t été r e n d u s
p u b l i c s l o r s d u j u g e m e n t qu'ils o n t s u b i .
Ces
minces conspirateurs a v a i e n t , de leur autorité p r i v é e , n o m m é s e p t â h u i t m i n i s t r e s , et ils e n p r e n a i e n t u n e p a r t i e dans les conseils. Ils a v a i e n t m i s d a n s l e u r confidence
des
gens de g u e r r e
d o n t ils a v a i e n t b e s o i n , et q u i les d é n o n c è r e n t ; m a i s ils n'avaient pas m ê m e i m a g i n é de faire s o n d e r c e u x à q u i ils d i s t r i b u a i e n t si g é n é r e u s e m e n t les p r e m i e r s e m p l o i s civils.
C H A P I T R E II.
37
On n o u s installa dans les c h a m b r e s q u ' a v a i e n t habitées la f a m i l l e r o y a l e , et p l u s
récemment
les c o n s p i r a t e u r s désignés sous le n o m d u c a m p de G r e n e l l e . Nous e û m e s , p e n d a n t le t e m p s q u e n o u s passâmes
au T e m p l e ,
la l i b e r t é d e n o u s
p r o m e n e r d a n s la c o u r , q u i est spacieuse. Il f u t aussi p e r m i s à c e u x q u i a v a i e n t des f e m m e s
et
des enfans de les v o i r en p r é s e n c e de t é m o i n s . Les f e n ê t r e s de ce c h â t e a u sont garnies de h o t tes , q u i n'y laissent e n t r e r le j o u r q u e p a r en h a u t . L e s soldats q u i n o u s g a r d a i e n t faisaient f o r t s t r i c t e m e n t l e u r service ; dès la fin d u j o u r , n o u s étions e n f e r m é s sous b e a u c o u p d e v e r r o u x et de s e r r u r e s .
19 et 20 fructidor ( 5 et 6 septembre 1 7 9 7 ) . — J e croyais f e r m e m e n t q u ' u n acte aussi v i o l e n t , aussi c o n t r a i r e a u x lois , serait suivi d'une r e c o n naissance é c l a t a n t e de m o n innocence ,
et q u e
je serais m i s en l i b e r t é aussitôt q u e , p a r l'exam e n de m a c o n d u i t e , et la l e c t u r e de mes p a piers , on
se serait a s s u r é
même
prétexte
un
qu'il n'y avait pas
d'accusation
contre
moi.
Cette é p o q u e ne p o u v a i t ê t r e éloignée; j e l'attendis t r a n q u i l l e m e n t . La
p r i s o n c é l è b r e o ù n o u s étions r e n f e r m é s
d e v i n t l'objet de n o t r e c u r i o s i t é . L e T e m p l e
est
u n vaste édifice c a r r é , f l a n q u é de q u a t r e t o u r s . Il était d a n s les c h a m p s voisins de P a r i s a v a n t
38
CHAPITRE
II.
les a c c r o i s s e m e n s d e c e t t e ville. Il est a u j o u r d ' h u i dans
l'enceinte,
mais
entièrement
isolé.
Les
T e m p l i e r s a v a i e n t fait c o n s t r u i r e c e t t e f o r t e r e s s e p o u r c o n t e n i r l e u r s t r é s o r s et l e u r s a r c h i v e s , et c o m m e place de défense d a n s les g u e r r e s é t r a n gères e t intestines q u i d é s o l a i e n t la F r a n c e . L e s o u v e r t u r e s p a r o ù le j o u r p é n è t r e d a n s les t o u r s n'ont
q u e c i n q o u six p o u c e s de l a r g e u r , s u r
u n e h a u t e u r d ' e n v i r o n d e u x pieds et d e m i ; et la l u m i è r e , a v a n t d ' a r r i v e r à l ' i n t é r i e u r , se p e r d dans des m u r a i l l e s d e n e u f p i e d s
d'épaisseur.
Elles sont d e p i e r r e s de t a i l l e . L'édifice est b i e n c o n s e r v é s u r t r o i s f a c e s ; la q u a t r i è m e est l é zardée. Nos g a r d i e n s , et d e s p r i s o n n i e r s q u i n o u s o n t précédés au T e m p l e ,
nous ont transmis quel-
ques détails s u r le t r a i t e m e n t q u e L o u i s X V I et sa f a m i l l e y o n t é p r o u v é . T o u t c e q u i r e g a r d e ce prince a été publié p a r son valet-de-chambre C l é r y , q u i n e l'a q u i t t é q u ' a u d e r n i e r m o m e n t ; e t son l i v r e n o u s est p a r v e n u à S i n n a m a r i , o ù j e r e v o i s les notes d'après l e s q u e l l e s
je r é d i g e
m o n j o u r n a l . J e s u p p r i m e les faits qu'il a d û m i e u x c o n n a î t r e q u e m o i , et je n e r a p p o r t e r a i qu'une
seule
circonstance
qui
paraît
avoir
é c h a p p é à ce n a r r a t e u r fidèle. M a d a m e Elisab e t h , s œ u r d e L o u i s X V I , dit à c e p r i n c e , en le q u i t t a n t : « Nous n o u s r e v e r r o n s . » Il l u i r é -
C H A P I T R E II.
pliqua : « O u i ,
39
d a n s l'autre m o n d e . »
Cette r é -
ponse ne se concilie pas avec l'ensemble d u r é c i t de C l é r y . Si elle a été f a i t e , elle tend à d é t r u i r e u n e o p i n i o n qu'on t r o u v e d a n s q u e l q u e s a u t r e s n a r r a t i o n s . C'est q u e Louis X V I ne c r o y a i t pas q u e le j u g e m e n t p o r t é c o n t r e lui p a r la c o n v e n tion serait e x é c u t é . S i , a u c o n t r a i r e , il r e g a r d a i t son
exécution
qu'il
comme
inévitable,
le
courage
a m o n t r é l u i reste t o u t entier. Le j e u n e
p r i n c e a fini d'une m a n i è r e si m i s é r a b l e qu'on n'a j a m a i s osé
p u b l i e r les circonstances
m o r t . 11 n e p a r a î t pas qu'il ait été
de sa
empoisonné;
on a p r é t e n d u q u e les m a î t r e s i g n o r a n s et p e r v e r s , placés près de ce m a l h e u r e u x e n f a n t , l u i a v a i e n t d o n n é d'affreuses l e ç o n s , qu'il p r a t i q u a avec u n e docilité
f u n e s t e . Ce qu'il y a de p l u s
c e r t a i n , c'est q u e les insectes le d é v o r a i e n t ; son linge
était t r è s - r a r e m e n t r e n o u v e l é ; l'air de sa
c h a m b r e était infect.
Il était agité de t e r r e u r s
t o u j o u r s renaissantes et t r o p l é g i t i m e s ; il s'attendait à ê t r e t u é p a r q u e l q u ' u n de c e u x q u i l'app r o c h a i e n t , e l l e jeune i n n o c e n t i m p l o r a i t q u e l quefois l e u r pitié c o m m e u n c o u p a b l e . « N'est-ce » pas , l e u r d i s a i t - i l , on n e m e t u e r a p a s ? » Il f u t long-temps
dans cet
état,
et p r e s q u e
oublié.
Q u a n d enfin on s'occupa d e l u i , il était t r o p t a r d . De S a u l t , c h i r u r g i e n de l ' h ô p i t a l , a p r è s l'avoir visité,
d é c l a r a qu'il n e
p o u v a i t vivre a u - d e l à
40
CHAPITRE
II.
d'un an. Il fût m i e u x t r a i t é depuis ; mais l'art des
médecins
ne
put
le
conserver
qu'onze
mois ( 1 ) . De S a u l t ne lui s u r v é c u t q u e de q u e l ques j o u r s . On avait tant de motifs de p r é s u m e r des c r i m e s de la p a r t de t o u s c e u x q u i p a r t i c i paient à ces é v é n e m e n s , q u e p l u s i e u r s p e r s o n n e s f u r e n t p e r s u a d é e s que ce c h i r u r g i e n avait été sollicité d'accélérer la m o r t de cette j e u n e v i c time , qu'il s'y était r e f u s é , et q u ' o n l'avait e n suite e m p o i s o n n é l u i - m ê m e , p o u r étouffer cet h o r r i b l e secret. Cette anecdote semble e n t i è r e ment dénuée
de f o n d e m e n t .
Q u e le
Dauphin
soit m o r t e m p o i s o n n é ou des m a u v a i s traitemens qu'il a c e r t a i n e m e n t é p r o u v é s , les a u t e u r s d u forfait sont également coupables. Dès le 1 8 f r u c t i d o r , t o u s les magistrats q u i n'avaient pas m a r q u é assez de d é v o u e m e n t
au
directoire f u r e n t d e s t i t u é s , les c o m m a n d a n s militaires changés. Les m e m b r e s d u c o r p s législatif q u i l u i d o n n a i e n t de l ' o m b r a g e étant dispersés , fugitifs o u dans les c a c h o t s , le g o u v e r n e m e n t , contenu jusqu'alors, devint tout à coup absolu. Les presses des i m p r i m e u r s q u i
n'é-
taient p o i n t à sa dévotion f u r e n t d é t r u i t e s . Ces actes p o u v a i e n t , dans le p r e m i e r m o m e n t , ê t r e
( 1 ) Il m o u r u t à d e u x h e u r e s d e l ' a p r è s - m i d i , le l u n d i 8 juin 1 7 9 5 .
CHAPITRE II.
41
accueillis p a r la m u l t i t u d e , q u i n'examine r i e n ; m a i s il e û t fallu faire cesser en m ê m e t e m p s t o u s les m a u x qu'on n o u s a t t r i b u a i t ; a u t r e m e n t il devenait m a n i f e s t e , m ê m e p o u r les plus a v e u g l e s , q u e c'était la t y r a n n i e q u i avait t r i o m p h é . L a faction q u i n o u s était c o n t r a i r e dans le conseil des c i n q - c e n t s était b i e n éloignée de c h e r c h e r des p r e u v e s ou d ' a t t e n d r e le r é s u l t a t d'une e n quête.
P l u s i e u r s détails n o u s
parvinrent
au
T e m p l e , p e n d a n t n o t r e voyage , et à S i n n a m a r i m ê m e . J e vais r a c o n t e r les p r i n c i p a u x . Le d i x huit ( 4 septembre
1797 ) , à h u i t h e u r e s
du
m a t i n , des m e m b r e s d u conseil des c i n q - c e n t s se r e n d i r e n t a u lieu o r d i n a i r e de l e u r s séances. Il y a v a i t s u r les p o r t e s des affiches a n o n y m e s p o u r les i n v i t e r à se r e n d r e à la salle d u T h é â t r e - F r a n ç a i s a p p e l é l'Odéon. Q u e l q u e s - u n s p é n é t r è r e n t , c o m m e j e l'ai d i t , dans la salle d u M a n é g e , sous la présidence de S i m é o n ; mais u n p l u s g r a n d n o m b r e se r e n d i t d o c i l e m e n t à l ' O d é o n . Une c o m m i s s i o n f u t c h a r g é e de p r o p o s e r des
m e s u r e s p r o p r e s à s a u v e r la p a t r i e .
Les
commissaires furent P o u l a i n - G r a n p r e y , Chazal, V i l l e r s , Sieyes et B o u l a y d e la M e u r t h e . C o m m e d a n s toutes les r é v o l u t i o n s les factieux f l a t t e n t les p l u s f o r t s , ainsi les o r a t e u r s de ce
conseil
a p p e l è r e n t à e u x la f o r c e a r m é e . « Soldats de l a » p a t r i e ! s'écria l'un d ' e u x , v o u s êtes n o s frères
42
CHAPITRE
II.
» d'armes , nos amis , nos défenseurs ; nous b r û » l o n s d e v o u s v o i r , de v o u s e m b r a s s e r ; n o u s » ne connaissons p o u r v o u s q u e d e u x sentimens, «celui Bailleul
de l'amitié et celui de l ' a d m i r a t i o n . » p a r l a d u m i l l i a r d , des m o n u m e n s
à
élever a u x défenseurs de la p a t r i e . Q u e l q u e s - u n s paraissaient hésiter à i n t r o d u i r e les t r o u p e s dans Paris.
Merlin de Thionville s'écria : « P r e n e z
» g a r d e , il f a u t écraser vos e n n e m i s , o u d e m a i n « v o u s n e serez plus.» L'admission des t r o u p e s fut r é s o l u e . Il fallait c o l o r e r les violences a u x quelles on allait se p o r t e r , et le d i r e c t o i r e e n v o y a a u x conseils
des v o l u m e s
de pièces où trois
m e m b r e s étaient i n c u l p é s . Les a u t r e s , d o n t la p r o s c r i p t i o n était c o n v e n u e , n'étaient pas m ê m e n o m m é s . C'est s u r cette base m e n s o n g è r e
que
la c o m m i s s i o n fonda les résolutions qu'elle p r o posa a u conseil. B
( 1 ) e u t l'intrépidité d e se
c h a r g e r d u r a p p o r t . S o n d i s c o u r s tendait à p r é cpiter le d é c r e t ,
à é p o u v a n t e r ses a u d i t e u r s .
« A d o p t e z s u r - l e - c h a m p les m e s u r e s res ,
dit-il;
qu'elles soient
nécessai-
rigoureuses.
La
» conspiration est m a t é r i e l l e m e n t p r o u v é e p a r » les pièces. Un des g r a n d s foyers était dans le
(l)
J e me c o n f o r m e à la loi d ' o u b l i ,
en taisant a u j o u r -
d'hui ( 1 8 3 4 ) les n o m s de c e u x qui f u r e n t , e n 1 7 9 7 , g l o r i e u x d'être n o m m é s .
C H A P I T R E II.
43
c o r p s législatif. Ce p a r t i avait s o u v e n t la m a j o r i t é . L ' a c t i v i t é , la sagesse d u d i r e c t o i r e o n t t o u t p r é v u . Il n'y a pas de t e m p s à p e r d r e ; il f a u t s a u v e r la c h o s e p u b l i q u e ; q u e vos m e s u r e s soient p r o m p t e s , r i g o u r e u s e s et a v o u é e s par
la v é r i t a b l e p o l i t i q u e .
Point
de
sang ,
p o i n t d'échafauds 1 Les p r o p r i é t é s , les p e r s o n nes , t o u t sera r e s p e c t é . Il n'est pas ici q u e s tion de v e n g e a n c e ,
mais de salut p u b l i c .
Il
f a u t d é p o r t e r nos e n n e m i s , la d é p o r t a t i o n d o i t ê t r e d é s o r m a i s l e g r a n d m o y e n de s a l u t p o u r la c h o s e p u b l i q u e . Cette m e s u r e est a u t o r i s é e p a r la j u s t i c e , a v o u é e p a r l ' h u m a n i t é .
Com-
p r e n o n s - y les p r ê t r e s , les é m i g r é s . L a n a t i o n , t o u j o u r s g r a n d e , t o u j o u r s g é n é r e u s e , fera v o l o n t i e r s u n sacrifice p o u r l e u r
établissement
et p o u r les coloniser. A i n s i , a u lieu de v o u s a b a t t r e , c i t o y e n s r e p r é s e n t a n s , il
faut vous
é l e v e r à des s e n t i m e n s n o b l e s et c o u r a g e u x , à des i d é e s g r a n d e s et v r a i m e n t p o l i t i q u e s ,
en
u n m o t , s a u v e r la p a t r i e , la c o n s t i t u t i o n et la l i b e r t é . Mais il n'y a pas u n m o m e n t à p e r d r e . Si v o u s n e profitez a u j o u r d ' h u i de la v i c toire,
demain
le
combat
sera
sanglant
et
t e r r i b l e . F r a p p o n s les c o u p s nécessaires ; r e m e t t o n s l ' o r d r e d a n s nos
finances,
r a v i v o n s le
c r é d i t . L a paix c o m b l e r a les v œ u x de nos a r mées et les n ô t r e s ; et le b o n h e u r p u b l i c c o u -
44
CHAPITRE II.
» r o n n e r a les efforts et les sacrifices de la n a » tion. » Après B
, V
m o n t a à la t r i b u n e , et
p r o p o s a la loi de d é p o r t a t i o n . T J
de B
, C
, B...,
, et bien d'autres se signalèrent
en ce m o m e n t . J e p o u r r a i s i n d i q u e r des m e m bres moins c o n n u s ; mais à q u o i b o n , q u a n d il est d é m o n t r é q u e ces amis d u d i r e c t o i r e eussent p a r e i l l e m e n t suivi nos signes, si n o u s eussions t r i o m p h é ? Les s i m u l a c r e s des d e u x conseils f u r e n t en p e r m a n e n c e p e n d a n t c i n q j o u r s ; c e l u i des c i n q - c e n t s suivit sans résistance l'impulsion qui l u i était d o n n é e p o u r le b o u l e v e r s e m e n t des institutions q u i gênaient le d i r e c t o i r e . D é p o r t a tion , d e s t i t u t i o n s , élections a n n u l é e s , n o m i n a tions n o u v e l l e s de f o n c t i o n n a i r e s de t o u s les o r d r e s , p o u v o i r s p o u r ainsi d i r e illimités conférés a u x d i r e c t e u r s , adresses a u p e u p l e , a u x a r m é e s , r i e n n ' é p r o u v a d'obstacles. Un seul objet f o u r nit m a t i è r e à d é b a t s . Il est c u r i e u x d'entendre B
« L e s chefs d e l ' h o r r i b l e c o n s p i r a t i o n q u e
» n o u s d é j o u o n s , d i t - i l , sont b i e n a t r o c e s , b i e n » c o u p a b l e s ; mais ils se sont servis
d'hommes
» p l u s h o r r i b l e s e n c o r e , d ' h o m m e s d o n t l'exis» tence accuse la n a t u r e . Elle c o m p r o m e t l'es» pèce
humaine.
En
y
pensant,
l'honnête
» h o m m e v o u d r a i t fuir ses semblables ; il v o u » drait
en
quelque
sorte
s'échapper
à lui-
CHAPITRE II.
45
» m ê m e . » Les a u d i t e u r s ne savaient q u e penser, et c r o y a i e n t q u ' o n allait l e u r d é n o n c e r u n n o u veau Carrier. B
les tira d ' i n c e r t i t u d e ,
en
c o n t i n u a n t ainsi : « V o u s entendez q u e je v e u x » p a r l e r des j o u r n a l i s t e s c o m p l i c e s
d e la cons-
» p i r a t i o n . » Il p r o p o s a u n e r é s o l u t i o n assortie à ce p r é a m b u l e c o n t r e les a u t e u r s des feuilles p é riodiques.
C'était à q u i se distinguerait p a r
l'exagération et l ' e m p h a s e , p o u r faire passer le projet. T
n e f u t surpassé p a r p e r s o n n e . Il
e x p r i m a en ces t e r m e s les t e r r e u r s d o n t son p a r t i était agité : « Si nos ennemis eussent t r i o m p h é , » n o u s périssions t o u s o u p a r la c o r d e ou p a r » l ' é c h a f a u d . Nous m a r c h o n s e n t r e la g u i l l o t i n e » et la potence. » On a u r a i t c r u e n t e n d r e
un
c h e f de b a n d e e x h o r t a n t ses c a m a r a d e s à u n e v i g o u r e u s e défense. En p a r c o u r a n t les feuilles d o n t je t i r e ces détails , je m e t r o u v e moins à p l a i n d r e avec les nègres q u i m e g a r d e n t , q u e s'il me fallait v i v r e avec de tels c o m p a g n o n s . R i e n n e p a r u t t r o p violent au conseil
des
c i n q - c e n t s , et t o u t ce q u i f u t p r o p o s é passa sans résistance. Nous étions instruits dans n o t r e prison d u Temp l e des é v é n e m e n s d u d e h o r s , e t sir S y d n e y S m i t h , q u i , depuis p l u s i e u r s m o i s , y était d é t e n u , n o u s t r a n s m i t q u e l q u e s gazettes, q u i a r r i v a i e n t assez
46
CHAPITRE
II
l i b r e m e n t j u s q u ' à lui. Nous a p p r î m e s avec une d o u l e u r p r o f o n d e q u e pas u n e seule voix n e s'était fait e n t e n d r e p o u r n o t r e défense dans le conseil des cinq-cents. Nous c o n s e r v i o n s c e p e n d a n t e n c o r e de l ' e s p é r a n c e , et elle reposait t o u t entière s u r le conseil des anciens. J'ai dit c o m m e n t n o u s avions été repoussés d u lieu o r d i naire d e nos séances et dispersés.
L'invitation
a n o n y m e de se r e n d r e a u x écoles d e c h i r u r g i e suffit à u n g r a n d n o m b r e de m e m b r e s p o u r s'y t r a n s p o r t e r . R o g e r - D u c o s se chargea de la présidence. M a i s , p a r m i nos c o l l è g u e s , p l u s i e u r s r é c l a m è r e n t c o n t r e ce d é p l a c e m e n t . Laussat manifesta u n e m â l e et généreuse i n d é p e n d a n c e ; ce r e p r é s e n t a n t et Legrand p r o p o s è r e n t d e r e t o u r n e r a u x Tuileries. M a r b o t , B r i v a l , G i r o d - P o u z o l et L e Breton se m o n t r è r e n t les p r e m i e r s d a n s les rangs des amis d u d i r e c t o i r e . Mais Regnier s'éleva à plusieurs reprises c o n t r e les violations de la c o n s t i t u t i o n , bien assuré qu'il n'y a v a i t pas assez d e m e m b r e s p o u r d é l i b é r e r ; il insista avec force s u r u n appel n o m i n a l ; « f o r m a l i t é o i s e u s e , criait » M
, n o u s s o m m e s bien p r è s de la m a j o r i t é . »
L e faible B
, c o n s e r v a n t son c a r a c t è r e , d e -
m a n d a que la question fût divisée. On n o m m a u n e c o m m i s s i o n p o u r faire u n r a p p o r t : les c o m missaires f u r e n t B a u d i n , R é g n i e r , L a c u é e , L a u s sat et Picault. J'ai t o u j o u r s t e n u B a u d i n p o u r un
C H A P I T R E II.
47
flatteur de la puissance. Les q u a t r e a u t r e s , quoiq u e d'une
c o u l e u r peu
décidée,
étaient gens
d ' h o n n e u r et de capacité ; e t , v u les circonstances, le choix n'était pas m a u v a i s . Une r é s o l u t i o n p o u r faire e n t r e r des t r o u p e s dans l'enceinte p r o h i b é e , fut p r o p o s é e par B a u d i n , et a p p r o u v é e p a r le conseil. 18
fructidor ( 4 s e p t e m b r e
j o u r , vers m i n u i t , nard tion
Saint-Affrique, fut
reçu
au
1797).
Le m ê m e
sous la présidence d e B e r le
décret
conseil
des
de
déporta-
anciens.
On
n o m m a sept commissaires p o u r en faire le r a p p o r t . C'étaient C r e t e t , B a u d i n ,
Girod-Pouzol,
C r e u z é - L a t o u c h e , Le B r u n , Regnier et R a b a u d . Les b o n s , d a n s ce m é l a n g e , p r é d o m i n a i e n t . On voyait a u t o u r de l ' a m p h i t h é â t r e o ù siégeaient nos c o l l è g u e s , des groupes de grenadiers à l'air h a g a r d , à la p a r o l e b r u s q u e , au geste m e n a ç a n t . L'éclat des b a ï o n n e t t e s , les cris de p l u s i e u r s jacobins forcenés effrayaient les gens timides. Cette d é l i b é r a t i o n n o c t u r n e , a u sein d'un
tumulte
e f f r o y a b l e , les i n j u r e s , les m e n a c e s , la joie q u ' é p r o u v e n t des juges c o r r o m p u s q u a n d ils p e u v e n t i m m o l e r des innocens , telle était la scène qu'offraient les écoles de c h i r u r g i e . Quelques r e p r é s e n tans paisibles y avaient été entraînés. Un d'eux n o u s écrivit : « Ce lieu où l'on disséquait hier des « c a d a v r e s , n'a jamais offert un spectacle aussi
48
CHAPITRE II.
» h i d e u x q u e celui d u c o r p s législatif se d é c h i r a n t » de ses m a i n s , et a r r a c h a n t ses p r o p r e s e n » trailles. » La commission a u r a i t b i e n v o u l u gagner
du
t e m p s , et elle fut d'avis de p r o c é d e r à u n e x a m e n particulier concernant chaque individu. GirodPouzol,
c h a r g é de faire le r a p p o r t , tint
une
m a r c h e o b l i q u e , et a p r è s a v o i r énoncé l'opinion de ses c o l l è g u e s , il ajouta : « Mais je v o u s déclare » en m ê m e t e m p s q u e ce n'est pas m o n avis. » P l u sieurs commissaires p r i r e n t n o t r e défense; mais les t y r a n s m e n a ç a i e n t , et q u a t r e d'entre ces commissaires craignaient i n t é r i e u r e m e n t d'être mis s u r la liste fatale. L e c o u t e u l x
se m o n t r a
plus
c o u r a g e u x : il p r o f é r a ces p a r o l e s , q u e , dans ce m o m e n t , je ne p u i s t r a n s c r i r e sans é m o t i o n : « L a » d é p o r t a t i o n est u n e peine égale à la m o r t . P e u t » ê t r e m ê m e est-elle p l u s t e r r i b l e p o u r u n p è r e » q u i serait a r r a c h é à sa f e m m e , à ses enfans. » Il d e m a n d a i t des p r e u v e s de la c o n s p i r a t i o n . « Des » preuves! répliqua M
, il n'en f a u t p o i n t c o n t r e
» la faction des royalistes. J'ai m a c o n v i c t i o n . » Hegnier d e m a n d a u n délai a u n o m de la p a t r i e et de l ' h o n n e u r d u c o r p s législatif. R o u s s e a u , C r e tet f u r e n t d u m ê m e avis. L
v o y a n t les o p i -
nions flottantes, se r e n d i t g a r a n t d e l'existence d'une conspiration. « Le p e u p l e est l à , d i t - i l , en » désignant u n e douzaine d ' h o m m e s de m a u v a i s e
CHAPITRE II.
49
» m i n e q u i étaient p r é s e n s ; le p e u p l e e n t i e r doit » l'emporter sur quelques individus. « L e peuple fît son effet. R é g n i e r persista à d e m a n d e r l'ajourn e m e n t ; e t , vers six h e u r e s d u m a t i n , l e c o n s e i l , f a t i g u é , se r a n g e a à son avis. L e l e n d e m a i n
19,
la d é l i b é r a t i o n r e c o m m e n ç a ; nos e s p é r a n c e s n'étaient pas éteintes. M a i s , p a r m i b e a u c o u p d'hommes v e r t u e u x , il n'y en a v a i t pas u n seul d o u é de ce c o u r a g e q u i , à la v u e d u d a n g e r , s'anime d e cette
inflexibilité q u i n e c è d e p o i n t à des c l a -
m e u r s séditieuses. B e a u c o u p d ' é t r a n g e r s e n t o u r a i e n t les b a n c s . Un s o l d a t c r i a a u x d é l i b é r a n s : « P a t r i o t e s ! avancez a u pas de c h a r g e . » C r e u z é L a t o u c h e , ainsi q u e b i e n d ' a u t r e s , a u r a i t v o u l u q u e la d é p o r t a t i o n fût d é c r é t é e sans a v o i r l ' e m b a r r a s de p a r a î t r e à l a t r i b u n e ; m a i s il n'était p l u s possible de l o u v o y e r . C r e u z é était u n de ces o r a t e u r s m o d é r é s et f r o i d s , d o n t les o p i n i o n s , r a i s o n n a b l e s et é n o n c é e s avec justesse et s i m p l i cité , f o n t , s u r u n e a s s e m b l é e o ù il y a b e a u c o u p de gens m û r i s p a r l'âge , p l u s d ' i m p r e s s i o n q u e les m o u v e m e n s d é c l a m a t o i r e s et les p a r o l e s animées. Nous savions qu'il était u n de n o s e n n e mis ; mais n o u s n e pensions pas qu'il p û t ê t r e p o u s s é p a r la h a i n e j u s q u ' à p r o f é r e r , p o u r n o u s p e r d r e , u n e opinion subversive de tout g o u v e r n e m e n t . Il e u t d ' a b o r d r e c o u r s a u lieu c o m m u n d u s a l u t d e la p a t r i e . M e t t a n t ensuite à p a r t ТОМ.
1.
4
50
CHAPITRE
II.
toute r e t e n u e , il a j o u t a : « Q u e la r é p u b l i q u e » s'était
vue
au
moment
de t o m b e r sous les
» c o u p s de ses p l u s cruels e n n e m i s : profitons de » n o t r e v i c t o i r e ; assurons-en les f r u i t s . Les e n n e » mis de la r é p u b l i q u e ne p e u v e n t i n v o q u e r les » formes qu'ils a u r a i e n t m é p r i s é e s
s'ils
eussent
» t r i o m p h é . Il s'agit de p r e n d r e des m e s u r e s e x » t r a o r d i n a i r e s . 11 s'agit d o n c aussi de s'écarter » des règles c o m m u n e s . « Ces paroles firent l e u r effet. 0 p u i s s a n c e i r r é sistible de l a faiblesse teulx dit l u i - m ê m e
et d e la c r a i n t e ! L e c o u -
qu'il était c o n v a i n c u de la
conspiration , qu'il a p p r o u v a i t la p l u s g r a n d e p a r t i e des m e s u r e s p r o p o s é e s ; il alla j u s q u ' à se m o n t r e r i n q u i e t s u r la s û r e t é des p a t r i o t e s . A p r è s lui v i n r e n t B o i s s e t , Brival , Y s a b e a u , B o r d a s , C l a u z e l , t o u s gens q u ' u n e p é r i o d e de P o r t a l i s ou
une exclamation
de
Dupont
de
Nemours
avaient si s o u v e n t anéantis. Ils p a r l è r e n t d e flots de s a n g , de p o i g n a r d s , d e m i n e s e m b r a s é e s , d e volcan , de b r è c h e , de fer et de f l a m m e s .
Ré-
gnier fit u n d e r n i e r et vain effort. 11 d e m a n d a u n e discussion p a r t i c u l i è r e s u r c h a q u e i n d i v i d u . «Un o u d e u x , d i t - i l , p o u r r o n t p a r a î t r e i n n o ?cens.»
Mais il gâta son d i s c o u r s , en a j o u t a n t
qu'on ne p o u v a i t d o u t e r de la c o n s p i r a t i o n et d e la nécessité de p r e n d r e de p r o m p t e s
mesures.
Cette l u t t e , ainsi p r o l o n g é e , avait jeté l ' é p o u -
CHAPITRE
II.
51
v a n t e p a r m i les t r o i s d i r e c t e u r s et leurs c o m p l i ces. Ils j u g è r e n t nécessaire de f r a p p e r les conseils de la m ê m e t e r r e u r , et ils l e u r e n v o y è r e n t u n m e s s a g e , aussi h o n t e u x p o u r c e u x q u i l'avaient dicté,
q u ' h u m i l i a n t p o u r c e u x q u i d e v a i e n t le
r e c e v o i r . On y lisait : « L e 18 f r u c t i d o r a d û s a u » v e r la r é p u b l i q u e et v o u s ; le p e u p l e s'y a t t e n d ; » v o u s avez v u h i e r sa t r a n q u i l l i t é et sa joie. 11 » d e m a n d e a u j o u r d ' h u i o ù en est la r é p u b l i q u e , » et ce q u e v o u s avez fait. Si v o u s t a r d e z u n e » minute,
c'en est fait ! v o u s v o u s p e r d e z avec
» la r é p u b l i q u e . Les c o n j u r é s o n t des intelligen» ces j u s q u e p a r m i v o u s . Ils p a r l e n t déjà d e p u » nir
les
républicains
du commencement
de
» t r i o m p h e qu'ils a v a i e n t o b t e n u , et v o u s h é s i » tez à p u r g e r le sol de l a F r a n c e d'un petit n o m » b r e de c o n s p i r a t e u r s r o y a u x , q u i n ' a t t e n d e n t » q u e le m o m e n t de v o u s d é v o r e r ! V o u s êtes a u « b o r d du
volcan,
il va v o u s e n g l o u t i r ;
vous
» p o u v e z le f e r m e r , e t v o u s d é l i b é r e z ! D e m a i n il » ne sera p l u s t e m p s , la m o i n d r e i n c e r t i t u d e est » la m o r t de la r é p u b l i q u e . On v o u s p a r l e r a d e » p r i n c i p e s , o n c h e r c h e r a les f o r m e s , on i n v e n t e » r a d e s e x c u s e s ; o n assassinera la » en a y a n t l'air de l ' i n v o q u e r . Cette
constitution, commiséra-
» tion qu'on i m p l o r e p o u r c e r t a i n s h o m m e s v o u s » c o n d u i r a à les v o i r r a m a s s e r dans v o t r e sein les » h o r r i b l e s b r a n d o n s de la g u e r r e c i v i l e , p o u r
52
C H A P I T R E II.
» i n c e n d i e r la p a t r i e . Quelle pitié m a l e n t e n d u e ! » q u e l s e n t i m e n t funeste ! quelles v u e s rétrécies ! » L e d i r e c t o i r e s'est d é v o u é ! Il a c r u q u e
vous
« v o u l i e z s i n c è r e m e n t la l i b e r t é , la r é p u b l i q u e , » et q u e les c o n s é q u e n c e s d e ce p r e m i e r p r i n c i p e » ne d e v a i e n t pas v o u s e f f r a y e r . S i les amis des rois » t r o u v e n t des a m i s p a r m i v o u s ; si v o u s a t t e n d e z » un instant,
il f a u t d é s e s p é r e r d u salut de la
« F r a n c e , f e r m e r la c o n s t i t u t i o n ,
et d i r e a u x
» p a t r i o t e s q u e l ' h e u r e de la r o y a u t é est s o n n é e » d a n s la r é p u b l i q u e ; m a i s si cette idée a f f r e u s e » v o u s c o n t r i s t e et v o u s f r a p p e , soyez les l i b é r a » t e u r s de v o t r e p a y s , et fondez à j a m a i s son «bonheur
et sa gloire.» C r e u z é ,
l'infatigable
C r e u z é dit e n c o r e : « L ' u r g e n c e des c i r c o n s t a n » ces et le s a l u t de la l i b e r t é n e s o u f f r e n t pas le » moindre retard » tions s u r les
d a n s l ' a d o p t i o n de la r é s o l u -
mesures de salut public.» Q u a -
torze o u quinze m e m b r e s
se l e v è r e n t en signe
d ' a p p r o b a t i o n , et sept p o u r i m p r o u v e r . T o u t le r e s t e de l'assemblée
fut immobile.
C'est ainsi
q u e la r é s o l u t i o n f u t a d o p t é e d a n s l ' a p r è s - m i d i d u 1 9 . Nous a p p r î m e s avec h o r r e u r q u e
nous
é t i o n s c o n d a m n é s à u n e peine i n f a m a n t e ( 1 ) et ( 1 ) L e s p e i n e s a f f l i c t i v e s s o n t : la m o r t , la d é p o r t a t i o n . E l l e s n e p e u v e n t ê t r e p r o n o n c é e s q u e p a r les t r i b u n a u x c r i m i n e l s ( C o d e d e s d é l i t s e t des p e i n e s ) . T o u t e p e i n e t i v e est en m ê m e t e m p s i n f a m a n t e ( i b i d . ) .
afflic-
CHAPITRE
II.
53
capitale , sans a v o i r été accusés , ni e n t e n d u s . O n n o u s assura qu'il n'y avait pas moitié des m e m b r e s nécessaires p o u r r e n d r e u n d é c r e t . U n j o u r v i e n d r a o ù pas u n seul p e u t - ê t r e n e v o u d r a c o n v e n i r qu'il y a c o n c o u r u . Nous s û m e s aussi que plusieurs m e m b r e s
condamnés
n'avaient
p a s d'abord été c o m p r i s dans la liste; q u ' o n n'av a i t m ê m e eu p o u r p r e m i e r b u t que l'exclusion d e p l u s i e u r s r e p r é s e n t a n s d u d e r n i e r t i e r s , en a n n u l a n t l e u r s élections. Il ne f a u t q u e l i r e le p r é a m b u l e d u d é c r e t d u 19 f r u c t i d o r p o u r s'en c o n v a i n cre.
On n'avait pas osé , a u m é p r i s des l o i s ,
p r o p o s e r , dès le d é b u t , u n e peine c a p i t a l e sans j u g e m e n t ; mais
l'exécution
f a c i l e , q u e nos e n n e m i s
devint bientôt
si
y p r i r e n t g o û t , et la
p r o s c r i p t i o n s'étendit à t o u s c e u x q u i a v a i e n t p a r m i les jacobins u n e n n e m i secret o u c o n n u ; on se fit des sacrifices r é c i p r o q u e s ; les a r t i c l e s f u r e n t a m p l i f i é s , et le p r é a m b u l e resta. C'est c e q u i e x p l i q u e la d i s c o r d a n c e e n t r e ces d e u x p a r ties d u d é c r e t , et cette association de m e m b r e s qui
ne se connaissaient
pas m ê m e
q u ' o n accusait d e c o m p l i c i t é .
de v u e , et
On r a p p o r t e q u e
p l u s i e u r s r e p r é s e n t a n s bien i n t e n t i o n n é s n'osèr e n t r é s i s t e r , p a r c e q u ' o n l e u r dit q u e l e d i r e c t o i r e n o u s ferait assassiner si n o u s n'étions p a s c o n d a m n é s . Le d i r e c t o i r e ne c o m m e t t a i t q u e des c r i m e s utiles. S a n s d o u t e il eût désiré n o u s faire
54
CHAPITRE II.
p é r i r t o u s sans exception ; m a i s il n'y avait p o u r lui a u c u n profit à faire assassiner d i x p r o s c r i t s , q u a n d il y en avait q u a r a n t e - t r o i s en fuite. R a b e l a i s a s o u v e n t raison , et p l u s q u e j a m a i s q u a n d il dit : « J e r e c o m m a n d e à tous p r é s e n s » et à venir de bien n o t e r ceci : c'est q u e p a r le » m o n d e , y a plus de quenouillons que d'hom» mes. » Nous f û m e s p u n i s p o u r a v o i r dit la v é r i t é à la t r i b u n e : e n c o r e l ' a v i o n s - n o u s d i t e avec t r o p de réserve. On parle avec i n f i n i m e n t m o i n s de m é n a g e m e n t a u p a r l e m e n t d ' A n g l e t e r r e . La l i b e r t é n'est p l u s , s i , p o u r des h o m m e s i n c o r r u p t i b l e s et c o u r a g e u x , la t r i b u n e est le c h e m i n des c a chots ; d ' a i l l e u r s , il f a u d r a en m ê m e t e m p s l e u r i n t e r d i r e la l i b e r t é de la presse ; e t le d i r e c t o i r e y fut en effet r é d u i t . D e u x i n s p e c t e u r s d u conseil des a n c i e n s , D ' A l p h o n s e et L a c u é e , f u r e n t d é n o n c é s , et l e u r d e s titution f u t p r o p o s é e . D e n t z e l ,
accusateur du
p r e m i e r , d é f e n d i t l e s e c o n d . « C'est L a c u é e , dit-il, » q u i n o u s a o u v e r t les y e u x s u r nos dangers. » L a c u é e f u t c o n s e r v é . J e p a r c o u r s les actes
qui
furent publiés alors; c h a q u e assertion, c h a q u e ligne est u n e i m p o s t u r e . L e c o r p s législatif, ainsi
épuré,
rédigea à la hâte u n e adresse a u x d é p a r -
temens et a u x a r m é e s , et la p u b l i a d e u x
jours
a p r è s le 18 f r u c t i d o r . Le passage s u i v a n t est t e x -
C H A P I T R E II.
55
tuel. Il m é r i t e d'être c o n s e r v é . « Dans les d e u x » conseils , une m i n o r i t é c o u r a g e u s e et c l a i r «voyante
sentait
q u e la c o n s t i t u t i o n ,
en n e
» p r é v o y a n t pas le cas o ù u n e faction d e l é g i s » lateurs la
renverserait
en s ' e n v i r o n n a n t d e
« l ' a p p a r e n c e des f o r m e s , laissait p a r cela m ê m e » à c e u x q u i v o u d r a i e n t la s a u v e r le droit
d'em-
» ployer tous les moyens. A u c u n e tache d e s a n g , « a u c u n e v i o l e n c e n'a s o u i l l é la j o u r n é e d u 1 8 » f r u c t i d o r . » Les r é d a c t e u r s en c o n c l u a i e n t q u e
leur parti n'était pas composé de pillards et de scélérats.
Cette c o n s é q u e n c e
n'était pas d'une
t r o p b o n n e l o g i q u e . Mais il est bien a u t r e m e n t effronté d ' a v a n c e r q u e n o u s n'avions é p r o u v é aucune
violence,
nous,
q u ' o n t r a î n a i t d a n s la
p r i s o n d u T e m p l e , t a n d i s q u ' o n p r é p a r a i t des cages de fer p o u r n o u s c o n d u i r e dans des c o n trées d o n t l e s é j o u r est m o r t e l . On finissait p a r des éloges d e la c o n s t i t u t i o n
q u i venait d'être
r e n v e r s é e , e t p a r des p r o m e s s e s d e la r e s t a u r a t i o n des finances , d u c o m m e r c e , trie,
de
de l ' i n d u s -
l ' a g r i c u l t u r e , d u soulagement
de la
classe i n d i g e n t e , des h ô p i t a u x , des r e n t i e r s , d u p a i e m e n t d e ia d e t t e d e n o s i m m o r t e l s d é f e n seurs , et m ê m e d e la paix. L e d i r e c t o i r e adressa aussi u n e n o u v e l l e p r o c l a m a t i o n a u p e u p l e f r a n ç a i s . Dans l'ivresse d ' u n t r i o m p h e o b t e n u p a r l'anéantissement d e la cons-
56
CHAPITRE
II.
t i t u t i o n , il osa i n t e r r o g e r e n ces
termes toutes
les classes d e s citoyens : « A v e z - v o u s r e m p l i v o s » s e r m e n s ? A v e z - v o u s g a r d é le d é p ô t d e n o t r e » c h a r t e f o n d a m e n t a l e r e m i s à v o t r e fidélité ? » Il p a r l a i t e n s u i t e de fêtes , d ' é l o q u e n c e , de p o é sie , de m u s i q u e , d ' i n s t r u c t i o n , d e l u m i è r e s , d e j u s t i c e , d e l i b e r t é , de r e s p e c t des lois , de g o û t et d e p r o p r e t é d a n s les v ê t e m e n s ,
d'humanité,
de m i s é r i c o r d e ; j a m a i s , d a n s le c o u r s de la r é v o l u t i o n , on n'avait i n s u l t é p l u s h a r d i m e n t , e t p a r u n fatras aussi r i d i c u l e , à la m i s è r e et à la raison. Il fallait c e p e n d a n t de l ' a r g e n t , e t , p o u r en o b t e n i r , le d i r e c t o i r e faisait b r i l l e r a u x y e u x
de
la n a t i o n fatiguée l'espoir d ' u n e p a i x p r o c h a i n e . » Q u e l q u e s instans d e p l u s , d i s a i t - i l , et la r é p u » blique
française jouira
du
bonheur
qu'elle
» p r o c u r e r a a u m o n d e ( 1 ) . » Mais il avait b e a u c r i e r à la g r a n d e n a t i o n d e se cotiser, de p r ê t e r , de f o u r n i r des f o n d s p o u r u n e p r é t e n d u e d e s cente e n A n g l e t e r r e : la
l a s s i t u d e et le d é g o û t
se manifestaient d e t o u t e s p a r t s , et le p e u p l e , j u s q u e - l à si c r é d u l e , c o m m e n ç a i t à se m o n t r e r r e v ê c h e . C e p e n d a n t si u n e f u n e s t e e x p é r i e n c e l'avait
mis en g a r d e c o n t r e l ' i m p o s t u r e , i l r e s t a i t
e n c o r e a u x despotes la r e s s o u r c e d ' e m p ê c h e r la
( 1 ) P r o c l a m a t i o n d u 5 b r u m a i r e an v i ( 2 6 o c t o b r e 1 7 9 7 . )
CHAPITRE
II.
57
v é r i t é d e p a r v e n i r jusqu'à l u i , e t de s ' a t t r i b u e r le privilége exclusif des gazettes et des j o u r n a u x . La loi d o n t j'ai p a r l é p r o s c r i v i t q u a r a n t e - d e u x *
r é d a c t e u r s . « C ' é t a i t , disait-on dans le p r é a m » b u l e , p o u r p r é v e n i r la g u e r r e civile et l'effusion » d u s a n g , qu'on o r d o n n a i t la d é p o r t a t i o n des » propriétaires , entrepreneurs, directeurs, a u » t e u r s e t r é d a c t e u r s , et l a s é q u e s t r a t i o n de l e u r s » biens. ». P r e s q u e tous ces j o u r n a l i s t e s a v a i e n t fui. L e d i r e c t o i r e s'empressa d ' o r d o n n e r qu'ils s e r a i e n t e m p r i s o n n é s et mis en j u g e m e n t : c'était les t r a i t e r m o i n s d u r e m e n t q u e n o u s , c a r il n e f u t j a m a i s question de n o u s j u g e r . Il n'y en e u t q u ' u n d'entre e u x à l'égard d u q u e l la loi f u t e n t i è r e m e n t e x é c u t é e : ce fut P e r l e t , dont le j o u r n a l s'était l o n g - t e m p s
soutenu
en
prenant succes-
s i v e m e n t la l i v r é e des p a r t i s d o m i n a n s .
Suard,
q u i présidait à la r é d a c t i o n d ' u n a u t r e j o u r n a l , a v e r t i à t e m p s , p a r t i t avec des p a s s e p o r t s d e u x o u t r o i s j o u r s a v a n t q u e le c o u p f û t p o r t é . Il ne m e fit point confidence
de son s e c r e t , m a i s il n e
m e laissa point i g n o r e r la p r o x i m i t é d u d a n g e r . Il f a u t c o n v e n i r q u e le d i r e c t o i r e était f o r t e m b a r r a s s é à c o n t e n i r t o u s ces é c r i v a i n s . Il y en avait d'incorruptibles.
Q u a n t a u x a u t r e s , il les
p r a t i q u a i t de t o u t e s les m a n i è r e s . L e n . . . L
,
q u i écrivait p o u r La R é v e l l i è r e - L e p a u x , et f a i -
58
CHAPITRE
II.
sait ses d i s c o u r s , é t a i t u n des e n t r e m e t t e u r s de ces m a r c h é s , e t , p a r des p l a c e s , p a r de l ' a r g e n t , p a r des p r o m e s s e s , il réussissait à f a i r e q u e l q u e s apostats;
mais on p é n é t r a i t a i s é m e n t
la cause
d e l e u r c h a n g e m e n t ; et la voie à la f o r t u n e ainsi indiquée,
c'était à ne j a m a i s
m'empêcher,
en
finir.
J e ne
p a r l a n t d e la l i b e r t é
puis de
p r e s s e , de c i t e r cette pensée de H u m e , u n
la des
é c r i v a i n s les p l u s sages d u siècle : « L a l i b e r t é d e » la presse est le p l u s f e r m e a p p u i d e la l i b e r t é » p u b l i q u e . Elles s'élèvent et t o m b e n t en m ê m e » t e m p s . » J e citerai aussi u n b e a u passage
de
T a c i t e , t o u c h a n t la l i b e r t é d'écrire s o u s T i b è r e . C'était a l o r s la l i b e r t é de la presse. Cet h i s t o r i e n rapporte « que Cremutius Cordus fut « p a r les c r é a t u r e s de S é j a n d'un
accusé
crime
» genre n o u v e a u . C'était d ' a v o i r p u b l i c des
d'un an-
» nales d a n s lesquelles il l o u a i t B r u t u s , et a p » pelait Cassius le d e r n i e r des R o m a i n s . » T i b è r e était au sénat q u a n d cet historien s'y » présenta p o u r se d é f e n d r e . A l'air sinistre d e » l ' e m p e r e u r , l'accusé jugea q u e c'en était fait » de l u i , et p a r l a en ces t e r m e s : « Mes p a r o l e s , » Pères C o n s c r i t s , n e seraient p o i n t
devenues
» un s u j e t d ' a c c u s a t i o n , si on n'avait pas t r o u v é » mes actions i n n o c e n t e s ;
mais je n'ai p a r l é ni
« c o n t r e le p r i n c e , ni c o n t r e sa m è r e , » qui seuls on peut ê t r e c o u p a b l e
de
envers
lèse-ma-
C H A P I T R E II.
» jesté. J ' a i , d i t - o n ,
59
l o u é B r u t u s et Cassius ;
» d ' a u t r e s o n t fait en t e r m e s h o n o r a b l e s le r é c i t » de l e u r s actions.
Tite-Live,
recommandable
» p a r son é l o q u e n c e et son e x a c t i t u d e , a d o n n é » t a n t de louanges à P o m p é e , q u ' A u g u s t e l ' a p » p e l a i t le P o m p é i e n , et n'en était pas m o i n s son » a m i . Il a s o u v e n t t r a i t é de personnages i l l u s » t r è s , S c i p i o n , A f f r a n i u s , B r u t u s et Cassius l u i » m ê m e ; il ne l e u r d o n n e n u l l e p a r t ces
noms
» d e b r i g a n d s et de p a r r i c i d e s , d o n t on les c h a r g e « a u j o u r d ' h u i ; Pollion
témoigne
» saient d'une b o n n e r e n o m m é e .
qu'ils
jouis-
Messala C o r -
» v i n u s s ' h o n o r a i t d'avoir s e r v i sous Cassius ; » mais P o l l i o n et C o r v i n u s o n t v é c u » honorés.
r i c h e s et
Q u a n d C i c é r o n , d a n s u n de ses l i -
» v r e s , éleva C a t o n j u s q u ' a u c i e l , le d i c t a t e u r » C é s a r s'en tint à l u i r é p l i q u e r c o m m e si l'af» faire e û t été en justice réglée. Les é p î t r e s d ' A n » toine , les h a r a n g u e s de B r u t u s c o n t i e n n e n t d e s » r e p r o c h e s à A u g u s t e ; ils sont f a u x , sans d o u t e , » m a i s t r è s - a m e r s . On l i t les v e r s de B i b a c u l u s » et de C a t u l l e , q u o i q u e i n j u r i e u x a u x C é s a r s ; » m a i s le divin César et le d i v i n A u g u s t e , soit » p a r m o d é r a t i o n , soit p a r p r u d e n c e . , o n t t o l é r é » ces é c r i t s . Ce q u i est m é p r i s é t o m b e d a n s l ' o u » b l i , ce q u i excite le r e s s e n t i m e n t s e m b l e f o n d é . » J e ne p a r l e pas des é c r i v a i n s grecs , d o n t la l i » b e r t é et m ê m e la licence d e m e u r e n t i m p u n i e s ;
60
C H A P I T R E II.
» o u si o n r é p l i q u e à l e u r s p a r o l e s , ce n'est q u e » p a r d'autres p a r o l e s . Mais il est s u r t o u t p e r m i s » de s'exprimer f r a n c h e m e n t q u a n d il s'agit de » c e u x q u e la m o r t a p l a c é s loin de la h a i n e et » de la f a v e u r . Ai-je e n f l a m m é la g u e r r e c i v i l e , » excité le p e u p l e à se j o i n d r e en a r m e s , d a n s » les c h a m p s de P h i l i p p e s , à Cassius et à B r u t u s ? » Il y a p l u s de soixante a n s qu'ils sont m o r t s . » L e u r s images , q u e le v a i n q u e u r m ê m e n'a pas » d é t r u i t e s , n o u s les r a p p e l l e n t , et c'est ainsi » q u e les h i s t o r i e n s n o u s t r a n s m e t t e n t l e u r s a c » t i o n s . L a p o s t é r i t é d é p a r t à c h a c u n la gloire » qu'il m é r i t e ; et si je suis c o n d a m n é , o n n e » s'en s o u v i e n d r a pas m o i n s de B r u t u s , d e Cas» s i u s , et m ê m e de moi. » S o r t i d u s é n a t , il se laissa m o u r i r de faim. L e s é n a t o r d o n n a a u x édiles de b r û l e r ses l i v r e s . C o m m e n t n e pas se r i r e d e c e u x q u i c r o i e n t q u ' u n e violence p r é s e n t e étouffera j u s q u ' a u x t r a ditions f u t u r e s ? L e c a r d i n a l de W o l s e y disait : » Si n o u s ne d é t r u i s o n s les presses l i b r e s , elles » nous détruiront. » L a police a b e a u f a i r e , les écrits et les i m p r i m é s c i r c u l e n t . Une seule c o p i e est p r ê t é e m y s t é r i e u s e m e n t à cent p e r s o n n e s . Les d e s p o t e s , d a n s cette p e r p l e x i t é , sont d o n c r é d u i t s à p o u r s u i v r e les l e c t e u r s e u x - m ê m e s , et à p u n i r c e u x chez q u i les livres d é f e n d u s sont t r o u v é s ; m a i s
C H A P I T R E II.
les r e c h e r c h e s
61
les p l u s sévères ne p e u v e n t
les
d é c o u v r i r t o u s , et il ne restera p l u s q u ' u n m o y e n d ' e m p ê c h e r qu'on lise les écrits q u i c a u s e n t t a n t d'alarmes : on d é f e n d r a d'enseigner à l i r e . R e t o u r n o n s au T e m p l e . 21
fructidor
( 7 septembre
1797).—
Dans la
n u i t d u 2 0 a u 2 1 , n o t r e s o m m e i l fut t r o u b l é p a r le c o m m a n d a n t de n o t r e g a r d e . Il se r e t i r a a p r è s nous avoir comptés. 22
fructidor
( 8 s e p t e m b r e 1 7 9 7 ) . — Les portes
de la p r i s o n et des c h a m b r e s s ' o u v r i r e n t e n c o r e , avec le f r a c a s o r d i n a i r e , a u milieu d e la n u i t d u 2 1 a u 2 2 . C'était p o u r S o t i n , m i n i s t r e de la police, qui apportait lui-même
à Goupil-Pré-
feln , m e m b r e d u conseil des a n c i e n s , l ' o r d r e q u i le m e t t a i t en l i b e r t é . Cette distinction , ce soin p r i s par Sotin l u i - m ê m e , p a r u n h o m m e important,
et q u i n o u s
aussi c a v a l i è r e m e n t , d o n n a m a t i è r e à c o n j e c t u r e s . Nous e û m e s
aussi
avait d ' a b o r d t r a i t é s d'amples
la solution d u
pro-
b l è m e : c'est q u e G o u p i l - P r é f e l n est associé à l a secte des T h é o p h i l a n t r o p e s , et q u e le d i r e c t e u r La
R é v e l l i è r e - L e p a u x est u n e
des c o l o n n e s
de
l'association : o r , il est de l'essence de t o u t e s les sectes naissantes q u e les a d e p t e s se p r ê t e n t u n m u t u e l secours. N o u s sûmes q u ' a u m i l i e u de la c o n s t e r n a t i o n p u b l i q u e , q u e l q u e s personnages q u i , é t r a n g e r s
62
C H A P I T R E II.
aux deux
conseils,
entraient cependant
dans
t o u t e s les i n t r i g u e s , a v a i e n t p r i s u n a i r t r i o m p h a n t ; qu'ils se s e r v a i e n t d e t o u r n u r e s m y s t é rieuses p r o p r e s à f a i r e c r o i r e qu'ils é t a i e n t les auteurs
de
cette
j o u r n é e , et
qu'ils
aimaient
m i e u x se c h a r g e r d u c r i m e q u e d e p a s s e r p o u r l'avoir i g n o r é . Un j o u r v i e n d r a qu'ils se d é f e n d r o n t d e cette h o n t e u s e i n f l u e n c e ,
e t ils n ' a u -
r o n t pas de p e i n e , c a r je crois f e r m e m e n t q u e le directoire doit rester exclusivement
chargé du
p o i d s d e cette i n i q u i t é . On d i t q u ' u n e p e r s o n n e
q u i , p e u de j o u r s
a u p a r a v a n t , avait p o u r nous l'empressement de la p l u s t e n d r e a m i t i é , a c é l é b r é ce g r a n d s u c c è s , et s'est écriée : Nous a v o n s v a i n c u ! Le g é n é r a l Rossignol r a s s e m b l a q u e l q u e s h o m m e s d e la lie d u p e u p l e , les a r m a et les c o n d u i s i t a u x d i r e c t e u r s , p o u r les f é l i c i t e r . Ils e u r e n t p e u r d e ces a m i s , e t se h â t è r e n t d e les c o n g é d i e r . Nous f û m e s a v e r t i s , d a n s l ' a p r è s - m i d i ,
que
n o u s serions i n c e s s a m m e n t t r a n s p o r t é s a u p o r t d'où n o u s d e v i o n s faire v o i l e p o u r le lieu
de
n o t r e d é p o r t a t i o n . Nous d e m a n d â m e s u n j o u r o u d e u x p o u r n o u s p o u r v o i r d ' h a b i t s et d ' a u t r e s choses nécessaires.
O n n o u s en d o n n a
l'espé-
r a n c e ; mais elle fut t r o m p é e p a r la p r é c i p i t a t i o n de notre enlèvement. 25
fructidor (
1 1 septembre
1 7 9 7 ) . — Nous f û -
CHAPITRE
II.
63
mes éveillés s u b i t e m e n t à d e u x fleures d u m a t i n . Notre p o r t e - c l e f s p r i t u n e voix
compatissante,
et q u i n'allait point d u t o u t à son visage. Il n o u s dit q u e n o u s allions p a r t i r p o u r u n p o r t i n c o n n u , et qu'il fallait n o u s disposer en d i l i gence. Nous d e s c e n d î m e s p r é c i p i t a m m e n t c h e z le c o n c i e r g e ; B a r t h é l é m y , destiné c o m m e
nous
à ê t r e d é p o r t é , v e n a i t d'arriver. Il subissait son sort avec sa t r a n q u i l l i t é o r d i n a i r e ; il était a c c o m p a g n é d e Le T e l l i e r , h o m m e fidèle et z é l é , q u i se d é v o u a i t p a r a t t a c h e m e n t à u n b o n m a î t r e . Cet excellent s e r v i t e u r avait été c o n d u i t a u palais d u G r a n d - P r i e u r é , q u ' o n t r a v e r s e p o u r a r r i v e r à n o t r e p r i s o n . Il y a v a i t t r o u v é A u g e r e a u , c o m m a n d a n t la 1 7
E
d i v i s i o n , et D u t e r t r e ,
g é n é r a l d e b r i g a d e , c h a r g é de n o u s c o n d u i r e et de n o u s g a r d e r . D u t e r t r e , c o n d a m n é p o u r c i n q a n n é e s , a v a i t , au b o u t d'un an o u d e u x , p r o f i t é de l'amnistie. Il v e n a i t d'être r é i n t é g r é dans son g r a d e m i l i t a i r e à l'occasion de la r é v o l u t i o n q u i n o u s m e t t a i t dans les fers. D u t e r t r e et A u g e r e a u se f i r e n t des c o m p l i m e n s r é c i p r o q u e s s u r l e u r h a b i l e t é , e t , s'adressant ensuite à Le Tellier , ils s'efforcèrent de le d é t o u r n e r d e sa r é s o l u t i o n . Ils l u i firent d e la d é p o r t a t i o n u n t a b l e a u h i d e u x et t r o p réel. « T o u s ces s c é l é r a t s , lui d i r e n t - i l s , sont » destinés à p é r i r , et tu p a r t a g e r a s l e u r sort. » Ils c r a i g n a i e n t q u e l'innocence
de B a r t h é l é m y n e
64
CHAPITRE
II.
r e ç û t u n n o u v e a u l u s t r e d e la
détermination
d'un h o m m e de b i e n q u i l u i é t a i t a t t a c h é d e p u i s l o n g - t e m p s , e t q u i , c o n n a i s s a n t son c a r a c t è r e et sa v i e , n'avait p a s v o u l u l ' a b a n d o n n e r d a n s son m a l h e u r . Le Tellier persista, e t , devenu
l'ami
de B a r t h é l é m y , il n'a eu a u c u n r e g r e t d e sa r é s o l u t i o n , m ê m e dans nos p l u s grandes adversités. O n n o u s a v a i t fait d e s c e n d r e t r o p t ô t ; r i e n n'était p r ê t . J ' é t e n d i s m o n m a n t e a u à t e r r e , j e priai un soldat de
m'éveiller
q u a n d il
t e m p s . J e m e c o u c h a i , et m ' e n d o r m i s dément.
serait
profon-
CHAPITRE
TROISIÈME.
D é p a r t p o u r R o c h e f o r t d a n s les c a g e s d e f e r . — N o m s d e s seize d é p o r t é s . — C a c h o t s . — G é n é r a l D u t e r t r e . —
Ma
f e m m e v i e n t à Blois , et v e u t m ' a c c o m p a g n e r . — D i s p o s i t i o n s du p e u p l e . — Il n o u s j u g e
innocens , p a r c e
qu'on
r e f u s e d e n o u s j u g e r . — A r r i v e ' c des d é p o r t é s a u p o r t d e l'embarquement.
DES
b e r l i n e s a v a i e n t été d ' a b o r d
destinées
p o u r n o u s . Le d i r e c t o i r e y s u b s t i t u a les cages d e f e r , et l'on n o u s d i t q u e c'était à la d e m a n d e d u g é n é r a l A u g e r e a u . Dès qu'elles f u r e n t a r r i v é e s , on
nous
fit sortir
pour y monter.
Plusieurs
d'entre n o u s a v a i e n t u n sac de n u i t o u u n p e t i t p a q u e t de voyage : des soldats q u i n o u s g a r d a i e n t t r o u v a i e n t f o r t é t r a n g e q u ' o n n o u s eût fait cette f a v e u r . « O n voit b i e n , d i t u n
d'eux,
» q u e les royalistes o n t t o u j o u r s de l'influence. » A les e n t e n d r e , n o u s l e u r faisions u n l a r c i n . Nous n o u s m î m e s en r o u t e à q u a t r e h e u r e s et d e m i e d u m a t i n . Nos v o i t u r e s étaient de g r a n d e s cages de fer l o u r d e s et n o n s u s p e n d u e s ,
ayant
u n e seule p o r t e v e r r o u i l l é e et cadenassée. Si elles eussent v e r s é , n o u s ne p o u v i o n s é v i t e r d'avoir les b r a s et les j a m b e s cassés. L e s claires-voies, m a l c o u v e r t e s , laissaient arri» тоm.
1.
5
66
CHAPITRE
III.
v e r s u r n o u s u n v e n t f r o i d , et c o m m e il p l e u v a i t à v e r s e , l'eau t o m b a i t p a r b e a u c o u p d e g o u t t i è r e s . L o r s q u ' u n de n o u s se t r o u v a i t d a n s l'oblig a t i o n i n d i s p e n s a b l e d e d e s c e n d r e , on a p p e l a i t le p o r t e - c l e f s . L e d é t a c h e m e n t e t t o u t le c o n v o i s u s p e n d a i e n t l e u r m a r c h e , et e l l e ne c o n t i n u a i t q u e q u a n d c h a c u n était r e n t r é e t r e n f e r m é . Les
cages d e
fer ont u n e origine fort
an-
c i e n n e . On t r o u v e , à l'occasion d e ces m a c h i n e s , le passage s u i v a n t d a n s u n c h a p i t r e q u e P l u t a r q u e a é c r i t s u r le b a n n i s s e m e n t : « L e r o i L y s i m a c h u s a v o i t fait e n f e r m e r T é » l e s p h o r e d a n s u n e cage d e f e r , et le m o n t r a n t à » c e u x qu'il v o u l o i t f r a p p e r d ' é p o u v a n t e , il l e u r » disoit : « Voilà c o m m e j ' a c c o u s t r e c e u x q u i m e » f o n t d é p l a i s i r . » Il l e u r faisait aussi c o u p e r le nez e t les oreilles. L y s i m a c h u s n e faisait
donc
pas m o u r i r , e t n ' e n t e n d a i t pas son affaire aussi bien que Rewbell. O n a v u des h o m m e s d o u é s d e q u a l i t é s s u p é r i e u r e s , m é c h a n s avec u n e s o r t e d'éclat. La g l o i r e de q u e l q u e s belles a c t i o n s d o n n a i t m ê m e à l e u r s c r i m e s u n e a p p a r e n c e de g r a n d e u r q u i
fasci-
nait les y e u x de l e u r s c o n t e m p o r a i n s , e t q u i a séduit
quelquefois
la p o s t é r i t é ;
tels o n t
été
A l e x a n d r e , S y l l a , C é s a r ( 1 ) . M a i s il y a d ' a u t r e s ( l ) César r a c o n t e l u i - m ê m e , avec u n e élégance féroce et u n e f r o i d e u r c r u e l l e , c o m b i e n il a fait p é r i r de m i l l i e r s d e
C H A P I T R E III.
scélérats
q u e l e u r bassesse
67
condamnait à une
o b s c u r e p e r v e r s i t é ; si d a n s le c h a o s ils s'élèvent u n m o m e n t , ils p o r t e n t d a n s les postes é m i n e n s qu'ils o n t u s u r p é s , l e u r s viles p a s s i o n s , l e u r h u m e u r v i n d i c a t i v e . Les flatteurs d u d i r e c t o i r e l u i offrirent u n e petite s a t i s f a c t i o n , en n o u s faisant passer sous ses f e n ê t r e s , et B a r t h é l é m y d e v a n t le palais m ê m e o ù , q u e l q u e s h e u r e s a u p a r a v a n t , il d e m e u r a i t avec e u x . Q u a n d , la v e i l l e , on n o u s a v a i t d i t q u e n o u s serions
d é p o r t é s sans j u g e m e n t ,
nous
avions
d e m a n d é i n s t a m m e n t à l'être dans q u e l q u e ville d e Suisse ou d'Allemagne. Bonnes gens q u e n o u s étions ! n o u s n'avions
pas e n c o r e p e r d u
cette
e s p é r a n c e . 11 fallut y r e n o n c e r , q u a n d n o u s v î m e s q u ' o n n o u s faisait c h e m i n e r a u Midi. La gend a r m e r i e et u n e s c a d r o n de c e n t c h e v a u x mandé
p a r le g é n é r a l
Dutertre
com-
composaient
n o t r e e s c o r t e . Nous étions seize d é p o r t é s . L e c o u r s sanglant d e la r é v o l u t i o n e n t r a î n e les h o m m e s ,
p r é c i p i t e les é v é n e m e n s ,
presse,
G e r m a i n s , d e G a u l o i s , d e B e l g e s : il n'e'pargnait ni les f e m m e s ni les e n f a n s . Il n ' e x e r ç a i t l ' h u m a n i t é q u ' e n v e r s les R o m a i n s , et il sacrifiait s a n s p i t i é c e n t m i l l e B r e t o n s , qui n ' a v a i e n t r i e n à d é m ê l e r a v e c la r e p u b l i q u e , qui n e s a v a i e n t p a s m ê m e q u ' e l l e e x i s t â t a v a n t qu'il allât les c h e r c h e r . L e s R o m a i n s a d m i r a i e n t ces h a u t s faits , et n o u s les a d m i r o n s aussi sur leur parole.
68
CHAPITRE III.
entasse les c r i m e s . C e u x d ' u n e a n n é e d i s p a r a i s sent d e v a n t c e u x d e l'année s u i v a n t e . O n o u b l i e successivement
ce q u i s e m b l a i t a u p a r a v a n t le
p l u s p r o p r e à e x c i t e r l ' h o r r e u r d e la p o s t é r i t é . Notre h i s t o i r e p a r t i c u l i è r e s e r a c o n f o n d u e
avec
celle des a u t r e s v i c t i m e s d e la r é v o l u t i o n ; m a i s une
destinée
plus
extraordinaire nous
donne
a u m o i n s le t r i s t e p r i v i l è g e d ' u n e a t t e n t i o n p a s sagère. J e v a i s v o u s n o m m e r t o u s les d é p o r t é s , d a n s l ' o r d r e des a p p e l s f r é q u e n s q u e l'on faisait de nous. 1° L a f f o n - L a d e b a t , d e B o r d e a u x , âgé d e c i n q u a n t e a n s , m e m b r e d u c o n s e i l des a n c i e n s ; il est b a n q u i e r , e t sa d é p o r t a t i o n m e t t a i t l e p l u s g r a n d e m b a r r a s d a n s ses
affaires. O n
ne
lui
accorda pas m ê m e quelques heures p o u r i n f o r m e r ses c o m m i s d e b e a u c o u p d e d é t a i l s d o n t l u i s e u l a v a i t c o n n a i s s a n c e . B a n n i , p a r c e qu'il é t a i t p r é s i d e n t d u conseil des a n c i e n s . 2 ° B a r t h é l é m y , n é à A u b a g n e , âgé d e
cin-
q u a n t e a n s , m e m b r e d u d i r e c t o i r e . Il y a v a i t é t é p o r t é p a r le v œ u d e la n a t i o n , e n c o r e p l u s q u e par
nos
mois ,
suffrages. des
Témoin,
depuis
quelques
scènes v i o l e n t e s
q u i se
passaient
e n t r e les d i r e c t e u r s , d e l e u r s a l a r m e s , d e l e u r s e m p o r t e m e n s , d u peu de décence de l e u r s d é l i b é r a t i o n s , de p l u s i e u r s m a n œ u v r e s q u ' o n n e p o u v a i t e n t i è r e m e n t l u i c a c h e r , ils a v a i e n t d e
CHAPITRE
III.
69
b o n n e h e u r e été gênés p a r sa p r é s e n c e ; mais ils d é s i r a i e n t qu'il a b d i q u â t v o l o n t a i r e m e n t sa p l a c e , p o u r p o u v o i r y a p p e l e r , avec u n e a p p a r e n c e d e l é g a l i t é , q u e l q u ' u n q u i l e u r fût m i e u x assorti. L e général C h é r i n lui f u t e n v o y é p l u s i e u r s f o i s , le 1 8 , et l e pressa v i v e m e n t de d o n n e r sa d é mission. Ses r e f u s constans le f i r e n t c o m p r e n d r e p a r m i les d é p o r t é s . L a R é v e l l i è r e - L e p e a u x versa des l a r m e s q u a n d les a m i s d e son c o l l è g u e , a p r è s l u i a v o i r p r o u v é son i n n o c e n c e , i n v o q u è r e n t sa justice. L e t h é o p h i l a n t r o p e se r e t r a n c h a d e r r i è r e les
maximes
d u p o l i t i q u e de F l o r e n c e , et il se m i t à l'aise a v e c sa c o n s c i e n c e , en disant qu'il y avait
actes d'une justice
des
douteuse commandés par l'in-
térêt public. Il i g n o r a i t o u feignait d'ignorer qu'il n'y a p o i n t de société sans j u s t i c e . 3° D e l a r u e , n é à L o z o n ,
âgé de t r e n t e - t r o i s
a n s , d u conseil des c i n q - c e n t s , b a n n i sous p r é t e x t e de r o y a l i s m e . J e dis p r é t e x t e , p a r c e q u e l'accusation n'est a p p u y é e s u r a u c u n e p r e u v e , e t p a r c e q u e D e l a r u e est b a n n i sans j u g e m e n t . 4° B a r b é - M a r b o i s , d e M e t z , âgé de c i n q u a n t e d e u x a n s , d u conseil des anciens. 5° B e r t h e l o t - L a v i l l e h e u r n o i s , de T o u l o n , âgé d e q u a r a n t e - h u i t a n s ; il était i n t e n d a n t de P a u , q u a n d la r é v o l u t i o n c o m m e n ç a . en
Il a v a i t été m i s
j u g e m e n t c o m m e c o n s p i r a t e u r en f a v e u r d e
70
CHAPITRE
III.
la r o y a u t é ; c o n d a m n é à u n e a n n é e d e détention p a r u n conseil de g u e r r e , il avait d é j à souffert u n e p a r t i e d e cette p e i n e . Il est difficile
d'ex-
p l i q u e r p o u r q u o i on y a j o u t a i t p a r u n e
nou-
velle c o n d a m n a t i o n . P e u t - ê t r e q u e le d i r e c t o i r e , ne pouvant fonder sur aucune
cause,
même
a p p a r e n t e , la d é p o r t a t i o n d e la p l u p a r t d'entre nous,
s'était flatté de d o n n e r - d u c o r p s à des
accusations c h i m é r i q u e s , en n o u s associant c e u x q u i avaient r é e l l e m e n t c o n s p i r é c o n t r e l u i . Aggraver les peines p a r u n e seconde
condamnation,
c'est assassiner. 6° R a m e l , n é à F o n t a i n e ,
département
du
L o t , âgé de t r e n t e a n s , b a n n i p o u r n'avoir pas m o n t r é une obéissance s e r v i l e au d i r e c t o i r e . 7 ° R o v è r e , n é à B o n i e u x , d é p a r t e m e n t de V a u c l u s e , âgé d e q u a r a n t e - n e u f a n s , d u conseil des anciens. C r e u z é - L a t o u c h e n o u s d i t , à p l u s i e u r s r e p r i s e s , d a n s des assemblées de c o m i t é , q u e la nomination
de ce d é p u t é a u x fonctions de c o m -
m i s s a i r e - i n s p e c t e u r avait c a u s é b e a u c o u p
d'om-
brage a u d i r e c t o i r e . Peu importe à Sinnamari q u e R o v è r e , né dans l'obscurité , n'ait fait q u ' u s u r p e r le n o m
qu'il
p o r t e , ou qu'il le p o r t e l é g i t i m e m e n t . Il est b a n n i avec n o u s . J e dois m ê m e m ' e x p r i m e r avec b e a u c o u p d e r é s e r v e s u r sa c o n d u i t e
pendant
les
p r e m i e r s t e m p s de la r é v o l u t i o n . INous é v i t i o n s
CHAPITRE
III.
71
c e p e n d a n t t r o p de f a m i l i a r i t é avec un
homme
aussi p e u c o n s t a n t d a n s ses p r i n c i p e s . 8° P i c h e g r u , n é
à Arbois, déparlement
du
J u r a , âgé de t r e n t e - s i x ans , d u conseil des c i n q cents. Il y a des a c c u s a t i o n s
directes c o n t r e ce
jeune général, et, au m o m e n t
o ù la l i b e r t é de
la presse e x p i r a i t , o n a l u d a n s une
gazette:
« Q u ' a p r è s t a n t d'actions b r i l l a n t e s et de s e r v i c e s « r e n d u s à la r é p u b l i q u e , o n n'avait pas
voulu
» le p e r d r e , e t q u e , p o u r l u i s a u v e r la v i e , on lui «avait
associé
beaucoup
d'innocens.
d e m a n d a i u n j o u r s'il était vrai
» J e lui
qu'on
lui eût
p r é f é r é H o c h e , m o i n s a n c i e n q u e l u i , p o u r le commandement
en
chef
des a r m é e s
réunies
a p r è s la b a t a i l l e de K e i s b e r g . Il m e dit q u e L a coste et B a u d o t l u i a v a i e n t e f f e c t i v e m e n t
fait
é p r o u v e r cette injustice. P i c h e g r u est peu c o m m u n i c a t i f ;
mais
je l'ai
déjà assez v u p o u r r e c o n n a î t r e en l u i de h a u t e s q u a l i t é s . J e n e p u i s m e p e r s u a d e r qu'il ait é t é c a p a b l e de t r a h i r la cause qu'il devait
servir.
J'ose à peine e x p r i m e r u n d o u t e , q u i serait u n e i n j u r e . J ' a i m e m i e u x l ' a b s o u d r e de cette i m p u tation. 9° A u b r y , d e Paris , âgé de q u a r a n t e - n e u f ans , d u conseil des c i n q - c e n t s . Il n'aimait pas le d i r e c t o i r e . J e ne connais pas d ' a u t r e cause de son bannissement.
72
CHAPITRE
III.
10° M u r i n a i s , n é à M u r i n a i s , d é p a r t e m e n t d e l'Isère , âgé de soixante-sept a n s , d u conseil des anciens et de la c o m m i s s i o n des i n s p e c t e u r s . C e v i e u x m i l i t a i r e f u t a r r ê t é le 19 f r u c t i d o r , en se r e n d a n t a u conseil. Il f u t b a n n i p o u r l ' e x e m p l e , et afin de d é g o û t e r les gens de bien , ses p a r e i l s , de p r e n d r e p a r t a u x affaires p u b l i q u e s . 11° B r o t i e r (l'abbé) , de T a n n a i , d é p a r t e m e n t d e la N i è v r e , âgé de q u a r a n t e - s i x ans. Il a v a i t été j u g é avec L a v i l l e h e u r n o i s , et p o u r la
même
cause, mais condamné à une plus longue
déten-
tion,, Il f u t b a n n i , c o m m e l u i , p o u r d o n n e r u n e couleur
de
royalisme à
notre proscription :
h o m m e de l e t t r e s , ou p l u t ô t m a t h é m a t i c i e n . 12°
T r o n s o n - D u c o u d r a y , de R e i m s ,
q u a r a n t e - c i n q a n s , d u conseil
âgé
de
des anciens. Il
d é m o n t r a , dans u n d i s c o u r s p r o n o n c é à n o t r e t r i b u n e , q u e le d i r e c t o i r e , en v i n g t m o i s , a v a i t d é v o r é u n m i l l i a r d et d e m i . Ce f u t la c a u s e son exil.
Avocat justement distingué.
de
Il a v a i t
été c h a r g é de la défense d e la r e i n e . 1 3 ° W i l l o t , de B é f o r t , d é p a r t e m e n t d u H a u t R h i n , âgé de q u a r a n t e ans , d u conseil des c i n q cents , h o m m e b r a v e , r é s o l u , c a p a b l e d ' u n c o u p de
main,
b a n n i à cause d e ses liaisons
avec
Carnot. 14° D'Ossonville, d ' E u r e - e t - L o i r , âgé
né à H o n a s , de
département
q u a r a n t e - c i n q ans ; il
CHAPITRE
III.
73
é t a i t , sous le m i n i s t r e C o c h o n , i n s p e c t e u r d e police;
il savait b e a u c o u p d e m y s t è r e s q u e l e
d i r e c t o i r e v o u l a i t ensevelir avec n o u s . D'Ossonville avait successivement
servi tous les p a r t i s ;
m a i s il affectait p a r m i n o u s de se m o n t r e r r o y a liste m o d é r é . C ' é t a i t , a u f o n d , u n h o m m e inoffensif. 15° B o u r d o n , n a t i f d u P e t i t - R o u i , d é p a r t e m e n t de la S o m m e , âgé de t r e n t e - s e p t ans , d u conseil des cinq-cents , p l u s c o n n u sous le n o m d e B o u r d o n d e l'Oise. B a n n i p o u r a v o i r a b a n d o n n é les d r a p e a u x des t e r r o r i s t e s , et p o u r n ' a v o i r pas v o u l u se s é p a r e r de n o u s . Il s'était lié avec Rovère à Sinnamari. 16° L e Tellier, n é à F r e s n o y , âgé d e q u a r a n t e a n s . Ce digne et r e s p e c t a b l e c a m a r a d e n'était p o i n t c o m p r i s s u r les listes des d é p o r t é s . L a l o i d u 1 8 fructidor ne pouvait l'atteindre en a u c u n e m a n i è r e ; c'est d e son p r o p r e m o u v e m e n t qu'il a c c o m p a g n a B a r t h é l é m y . Il f u t p l a c é s u r t o u s les p r o c è s - v e r b a u x c o m m e
déporté,
et
par-
tagea t o u t e s les r i g u e u r s exercées c o n t r e n o u s . O n o u t r a g e a i t en n o u s l'innocence et les lois, et o n punissait e n l u i le p l u s g é n é r e u x d é v o û m e n t . Dans ce n o m b r e d e seize, il y avait c i n q m e m b r e s d u conseil des cinq-cents. S u r q u a r a n t e - u n d e ce c o n s e i l , q u i a v a i e n t été c o n d a m n é s à l a d é p o r t a t i o n , trente-six s ' é c h a p p è r e n t , mais d e -
74
CHAPITRE
p u i s o n en a r r ê t a
III.
deux autres, Jean-Jacques
A y m é et G i b e r t D e s m o l i è r e s , q u i f u r e n t e n v o y é s à la G u y a n e . Il y e u t onze m e m b r e s d u conseil des anciens c o m p r i s dans le d é c r e t : six s ' e n f u i r e n t ,
cinq
furent arrêtés. Des d e u x m e m b r e s d u d i r e c t o i r e , C a r n o t s'évada; Barthélémy ne v o u l u t point fuir. Victimes d e
l'acte le p l u s a r b i t r a i r e ,
nous
étions unis p a r u n m a l h e u r c o m m u n ; m a i s il e û t été facile de distinguer p a r m i n o u s trois o u q u a t r e p a r t i s . D ' a b o r d , celui des vrais et f r a n c s royalistes : L a v i l l e h e u r n o i s et B r o t i e r . O n les a p p e l a i t les c o m m i s s a i r e s d u r o i . Ils t r o u v a i e n t fort b o n qu'on l e u r d o n n â t cette q u a l i t é . On a u r a i t p u c o m p t e r avec e u x q u e l q u e s petits r o y a listes mitigés, à q u i n o t r e c i r c o n s p e c t i o n et n o t r e respect p o u r la c o n s t i t u t i o n s e m b l a i e n t c o m p l è t e m e n t r i d i c u l e s . V e n a i e n t ensuite les F r a n ç a i s S
d a n s le c œ u r , q u i f o r m a i e n t u n e section à p a r t : Barthélemy, Murinais, Laffon, Tronson-Ducoud r a y et moi. 11 y a v a i t enfin B o u r d o n de l'Oise, d o n t p e r s o n n e ne v o u l a i t , et q u i était r é e l l e m e n t un hors-d'œuvre parmi nous. Rovère ,
dont
n o u s n e v o u l i o n s p a s , s'était associé à B o u r d o n . Il y e u t q u e l q u e f o i s des divisions d a n s le sein d e c h a q u e petite t r o u p e ; mais la m o r t seule p u t e n t a m e r la n ô t r e , et on r e m a r q u e r a
que,
des
CHAPITRE
membres
du
III
75
conseil des a n c i e n s , pas u n seul
n'a p r i s la fuite. C e p e n d a n t , à n o u s v o i r ainsi c o n d a m n é s à la m ê m e peine , o n p o u v a i t se d e m a n d e r : Quel parti a succombé? lequel a t r i o m phé? O n c o m p t a i t bien p a r m i n o u s des royalistes, des t e r r o r i s t e s ; mais n o u s seuls p o u v i o n s ê t r e considérés c o m m e la tête d u p a r t i n a t i o n a l . P a r t i s d e Paris , n o t r e p r e m i è r e station f u t A r p a j o n . Nous y a r r i v â m e s e x t r ê m e m e n t fatigués. On n o u s fit e n t r e r d a n s d e u x p e t i t s c a c h o t s , l'un et l ' a u t r e destinés à u n o u t o u t au p l u s à d e u x c r i m i n e l s . N o u s n e p o u v i o n s qu'à p e i n e y t r o u ver p l a c e , m ê m e en restant tous
debout.
Le
j o u r n'y p é n é t r a i t q u e p a r u n e o u v e r t u r e d'un pied c a r r é , f e r m é e p a r u n d o u b l e grillage d e barreaux. On nous annonça que nous dînerions d a n s ce r e p a i r e . L a c h a l e u r était g r a n d e ; j e n'avais j u s q u ' à ce m o m e n t fait e n t e n d r e a u c u n e p l a i n t e . J e m'écriai
que
si n o u s restions p l u s
l o n g - t e m p s dans ce local é t r o i t , o n n o u s r e t i r e rait suffoqués.
Le concierge et sa f e m m e
pro-
testèrent b r u t a l e m e n t qu'ils n'avaient pas d ' a u t r e prison s û r e . Une prison s û r e ! et n o u s étions g a r dés p a r p l u s de cent h o m m e s . M a i s , p e u a p r è s , u n officier m u n i c i p a l a r r i v a , il n o u s fît p l a c e r p l u s s p a c i e u s e m e n t , et n o u s e û m e s p o u r la n u i t de la paille f r a î c h e . Les f e n ê t r e s de la p r i s o n d o n n a i e n t s u r une place p u b l i q u e . Vers m i n u i t ,
76
CHAPITRE
III.
j'entendis c o n v e r s e r assez h a u t ; o n n o m m a B a r thélémy et moi ; on parla
des résidences
de
V i e n n e , de L o n d r e s , de D r e s d e , de Munich et d e P h i l a d e l p h i e , où n o u s a v i o n s é t é a v a n t la r é v o l u t i o n . Il est p r o b a b l e q u e les i n t e r l o c u t e u r s nous y avaient c o n n u s , et v o u l a i e n t , p a r l e u r e n t r e t i e n , n o u s a p p r e n d r e q u e n o u s étions p r è s d e q u e l q u e s a m i s . Nous o b s e r v â m e s l e s i l e n c e , et n o u s n ' a u r i o n s p u le r o m p r e sans d a n g e r . L e s gendarmes
q u i n o u s g a r d a i e n t étaient établis
d a n s le lieu m ê m e o ù n o u s étions c o u c h é s . Ils y f u m a i e n t , ils y b u v a i e n t . D'autres h o m m e s d e ce c o r p s c o n t i n u è r e n t à n o u s g a r d e r d e ville e n v i l l e , p e n d a n t les n u i t s , e t n o u s é p r o u v â m e s d e l e u r p a r t p l u s o u m o i n s d e d u r e t é s , s u i v a n t les dispositions des c o r p s a d m i n i s t r a t i f s . 24 fructidor ( 10 s e p t e m b r e
1797 ) . — L e l e n -
d e m a i n , l e c o n v o i s ' a r r ê t a , v e r s le m i l i e u d u j o u r , à É t a m p e s , d e v a n t u n e a u b e r g e . Nous r e s t â m e s d a n s n o s cages. L ' a d j u d a n t - g é n é r a l H o c h e r e a u , c h a r g é de p o u r v o i r à n o t r e s u b s i s t a n c e , n o u s y a p p o r t a l u i - m ê m e les p l a t s , le p a i n et l e v i n ; e t , passant de la sorte la m e s u r e des é g a r d s q u i n o u s é t a i e n t d u s , il r e l e v a i t , p o u r ainsi d i r e , l a mission qu'il a v a i t r e ç u e . 25 fructidor
( 1 1 s e p t e m b r e 1 7 9 7 ) . — Nous
n o u s étions assortis dans les t r o i s cages s u i v a n t nos liaisons p r é c é d e n t e s .
Nous étions six d a n s
CHAPITRE
III.
77
la n ô t r e : L e Tellier, B a r t h é l e m y , M u r i n a i s , Laff o n , T r o n s o n et m o i . Le l e n d e m a i n , 25 f r u c t i d o r , n o u s d î n â m e s à A r t h e n a y , et p e n d a n t
le
r e p a s , H o c h e r e a u , d o n t les soins ne se r a l e n t i s saient p o i n t , v i n t n o u s a n n o n c e r qu'il a v a i t o r d r e de r e t o u r n e r à P a r i s ; n o u s c o m p r î m e s Dutertre, mécontent
que
de ses a t t e n t i o n s , l'avait
fait r a p p e l e r . Nous c o u c h â m e s
à Orléans
et
y r e ç û m e s des témoignages de v é r i t a b l e i n t é r ê t . Une d a m e se déguisa en s e r v a n t e , et e n r e m plit les d e v o i r s p o u r p o u v o i r l i b r e m e n t n o u s off r i r des secours de t o u t e espèce. L e s o u v e n i r d e cette ville n o u s est c h e r . Nous n e p o u v o n s e n dire a u t a n t de Blois et de d e u x a u t r e s villes ; mais nous
s o m m e s loin d e n o u s p l a i n d r e des
h a b i l a n s e n g é n é r a l . Il suffisait, t a n t la t e r r e u r et l ' é t o n n e m e n t avaient f r a p p é les e s p r i t s , q u ' u n factieux o u u n h o m m e p r é v e n u n o u s
qualifiât
de c o n s p i r a t e u r s , p o u r e n c h a î n e r la b o n n e v o lonté du plus grand n o m b r e . Plusieurs inconnus
nous apprirent par
des
billets l e u r s sentimens p a r t i c u l i e r s et la d o u l e u r g é n é r a l e . Un d'eux n o u s é c r i v a i t : « La j u s t i c e » n e p é r i t j a m a i s ; vos e n n e m i s n e p e u v e n t a v o i r » q u e des craintes , v o u s q u e des espérances ; » vous ne pouvez que
vous relever, eux
que
» c h o i r . » L e s m o t s s u i v a n s t e r m i n a i e n t ce billet,
78
CHAPITRE
III.
et n o u s i n d i q u a i e n t la profession d e celui q u i
l'avait écrit : « Cunctis diebus suis hostis impius » super bit et numerus annorum incertus , et tyran» nidis ejus : sonitus terroris semper in auribus il» tius , et cum pax sit, ille semper insidias suspica» tur. » Mes c o m p a g n o n s a v a i e n t eu la de s'entretenir a u
consolation
T e m p l e avec l e u r s f e m m e s ,
l e u r s enfans ; et m o i ,
à q u a t r e - v i n g t s lieues d e
m a f a m i l l e , j'avais i g n o r é q u e l p a r t i m a f e m m e avait p u p r e n d r e à la n o u v e l l e d e m o n i n c a r c é r a t i o n . É t r a n g è r e dans m o n pays , Elise a v a i t d û c o m p t e r , en q u i t t a n t P h i l a d e l p h i e ,
que nous
ne serions j a m a i s s é p a r é s . T o u t le t e m p s d e son enfance s'était passé dans les agitations d e la r é v o l u t i o n des Etats-Unis de l ' A m é r i q u e . F u g i t i v e avec son p è r e , p r o s c r i t p a r le p a r t i r o y a l i s t e , elle moi,
avait espéré j o u i r , d a n s son
union
d'une existence p l u s t r a n q u i l l e , e t ,
avec au
lieu de ce r e p o s , elle avait t r o u v é la F r a n c e l i v r é e a u x excès de la r é v o l u t i o n ; l'appui
d'un
é p o u x l u i était p l u s nécessaire q u ' a t o u t e a u t r e f e m m e , et elle r e s t a i t , p o u r
ainsi d i r e , seule
dans m o n p a y s , p a r l ' é v é n e m e n t q u i m e d é p o r tait. Ces réflexions tristes m ' o c c u p a i e n t . J e m'éloignais c h a q u e j o u r d a v a n t a g e , et j'allais ê t r e e m b a r q u é sans a v o i r eu connaissance d u s o r t de t o u t ce q u i m'était c h e r . Le m a t i n du 2 7 ,
au
CHAPITRE
III.
79
m o m e n t de q u i t t e r Blois, C o r d u b a r , q u i a v a i t remplacé
H o c h e r e a u , v i n t m e dire q u e j e t a i s
a t t e n d u d a n s le l o g e m e n t d u c o n c i e r g e . J e m o n t a i , avec l'indifférence q u e j ' é p r o u v a i s p o u r t o u s les é v é n e m e n s , d e p u i s c e l u i de m a c o n d a m n a tion ; m a f e m m e se jeta i n o p i n é m e n t d a n s m e s b r a s . Élise , q u e je croyais si loin de m o i , v e n a i t de faire c e n t vingt lieues p o u r m e d i r e p e u t - ê t r e u n é t e r n e l a d i e u . Cette f e m m e , la p l u s p a r f a i t e q u e j'aie c o n n u e et q u ' u n e u n i o n de treize a n nées m'a fait c h a q u e j o u r a i m e r d a v a n t a g e , était v e n u e , sans s'arrêter, de Metz à P a r i s , o ù elle n'avait passé q u e peu d ' h e u r e s , et elle avait aussitôt a p r è s p o u r s u i v i son v o y a g e . J ' e u s t a n t d e satisfaction de son a r r i v é e à B l o i s , q u e je n e r e m a r q u a i pas d ' a b o r d l'impression q u e la f a tigue et l ' i n q u i é t u d e avaient faite s u r u n e santé aussi délicate. Nous n'avions q u e p e u de m i n u t e s à ê t r e ens e m b l e ; Élise se h â t a de m e d i r e qu'en t r a v e r sant P a r i s , elle a v a i t v u p l u s i e u r s de mes a m i s , qu'ils lui avaient fait e s p é r e r qu'on n o u s t i e n d r a i t p e n d a n t q u e l q u e t e m p s , t o u t l'hiver p e u t - ê t r e , à O l é r o n . Elle m e p a r l a de m a m è r e o c t o g é n a i r e , d e n o t r e e n f a n t , q u i n'avait p u
l'accompagner
d a n s u n voyage aussi p r é c i p i t é ; n o u s
avions
m a t i è r e à u n long e n t r e t i e n , mais il f a l l u t n o u s s é p a r e r a u b o u t d'un q u a r t d ' h e u r e . J e la c o n j u rai de c o m p t e r s u r m a f e r m e t é .
80
CHAPITRE
III.
A v e c le c o n s e n t e m e n t d e C o r d u b a r , et à condition qu'Élise g a r d e r a i t u n p r o f o n d s i l e n c e , je la conduisis d a n s la c h a p e l l e h u m i d e o ù
nous
a v i o n s c o u c h é , et o ù mes c o m p a g n o n s , i g n o r a n t la cause de m o n a b s e n c e , n ' a t t e n d a i e n t q u e m o i p o u r p a r t i r . J e les n o m m a i à m a f e m m e les u n s a p r è s les a u t r e s , afin qu'elle p û t i n f o r m e r l e u r s f a m i l l e s de l'état o ù elle les a v a i t laissés. C e t t e a p p a r i t i o n d ' u n e f e m m e , b e l l e , c o u r a g e u s e , sup é r i e u r e à l ' e x t r ê m e faiblesse de sa c o n s t i t u t i o n é m u t t o u s c e u x q u i étaient p r é s e n s : c'était u n ange d u ciel d e s c e n d u d a n s n o t r e p r i s o n ,
mais
q u i n e fît q u e p a r a î t r e . S u r u n signe de n o s g a r d i e n s , elle s o r t i t . J'avais le c œ u r b r i s é , et j e c r u s l'embrasser p o u r l a d e r n i è r e fois d e Dans son t r o u b l e , a u lieu de m e
ma
dire
vie. adieu,
elle m e dit : » J e r e v i e n d r a i . » J e lui c r i a i , en p r é sence des m a g i s t r a t s d e Blois : « Sollicitez
mon
« j u g e m e n t , et j a m a i s de g r â c e . » L e b o n h e u r q u e sa p r é s e n c e m'avait fait g o û t e r passa c o m m e u n éclair. O n m'a dit q u e , r e n d u e a u g r a n d j o u r , et t r a v e r s a n t les c o u r s de la p r i s o n , elle s'était é v a n o u i e à la v u e d e nos cages. Un capitaine de gendarmerie s'aperçut que le domestique dont elle était a c c o m p a g n é e la s o u t e n a i t à peine. Cet officier h u m a i n et g é n é r e u x , a p p e l é d u L i m a n , n'hésita pas à l u i d o n n e r l e b r a s , et la c o n d u i s i t j u s q u ' à son a u b e r g e . Le d i r e c t o i r e , i n f o r m é d e
C H A P I T R E III.
81
cette a c t i o n , d e s t i t u a d u L i m a n . Dans d'autres t e m p s , u n officier e û t été d e s t i t u é p o u r ne l'avoir pas faite.
con-
L e s o u v e n i r de cette visite m'a s o u v e n t
s o l é ; m a i s , sous les b a r r e a u x d e n o t r e c h a r i o t , je n ' é p r o u v a i en ce m o m e n t q u e la d o u l e u r t r ê m e de n o t r e s é p a r a t i o n . Élise et S o p h i e
ex-
m'oc-
c u p è r e n t u n i q u e m e n t . J'étais p r i v é , sans a u c u n e justice , et m ê m e sans l ' o m b r e d'un p r é t e x t e , d u b o n h e u r de voir m o n
enfant.
p e r d r e sans a v o i r r e ç u m e s soins lui
Sophie
peut me
i n s t r u c t i o n s et mes
p a t e r n e l s , e t , p o u r ainsi d i r e , sans
qu'il
reste a u c u n s o u v e n i r d e son p è r e . Ce q u i de-
vait
faire
le b o n h e u r de m a vieillesse m'est ôté
sans r e t o u r
; et si je la revois j a m a i s , il s e r a t r o p
tard p o u r l u i d i s t r i b u e r c h a q u e j o u r les i n s t r u c tions
convenables
l'enfance
aux
différentes
époques
de
et de la jeunesse.
Il ne m e
vint pas m ê m e
à la p e n s é e ,
celte c o u r t e e n t r e v u e , de p a r l e r à Élise d e
dans nos
affaires d o m e s t i q u e s ; et c e p e n d a n t , c h e f de m a f a m i l l e , d é p o s i t a i r e des p a p i e r s d e p l u s i e u r s des miens , j ' e m p o r t a i s des n o t i o n s d o n t la p r i v a t i o n devait les p l o n g e r d a n s toutes sortes d ' e m b a r r a s . Une confusion
e x t r ê m e allait s ' i n t r o d u i r e
dans
mes a f f a i r e s , car je n'avais eu ni le t e m p s ui la permission d e t r a n s m e t t r e a u c u n
renseignement
à c e u x q u i en p r i r e n t la c o n d u i t e . Si l ' h o m m e том.
I.
6
82
CHAPITRE
III.
q u i se c o n f o r m e s t r i c t e m e n t a u x lois n'a a u c u n e p r o t e c t i o n c o n t r e la h a i n e et la v e n g e a n c e , la société est en p r o i e à des d é s o r d r e s q u i finissent par a c c a b l e r c e u x m ê m e q u i l'ont o p p r i m é e . L i v r é à ces réflexions d o u l o u r e u s e s , je n e p u s faire a t t e n t i o n â r i e n , et c'est
de mes c o m p a -
g n o n s q u e j ' a p p r i s qu'à Blois , des c u r i e u x n o u s v o y a n t passer de la p r i s o n d a n s n o s cages , s é taient écriés : « V o i l à c e u x q u i v o u l a i e n t r é t a b l i r » les aides e t la g a b e l l e ,
les e m p r u n t s
« f a i r e la b a n q u e r o u t e , l e v e r des » et des d r o i t s de p a t e n t e
forcés,
contributions
Nous s o m m e s p r é s e n -
» t e m e n t q u i t t e s d e t o u t cela. »
27 et 28 fructidor (13 et 14 s e p t e m b r e 1 7 9 7 ) . — Nous f û m e s e n f e r m é s à T o u r s d a n s les
mêmes
p r i s o n s q u e les galériens. L a m a l p r o p r e t é et le mauvais air régnent dans
ces
maisons.
Nous
étions q u e l q u e f o i s p l u s de v i n g t d a n s u n e s p a c e r e s s e r r é , c o u c h é s s u r la p a i l l e , q u e n o u s p r é f é r i o n s , q u a n d elle était f r a î c h e ,
aux
méchans
matelas qu'on nous donnait dans quelques e n d r o i t s . C o m b i e n de fois n o u s a v o n s d i t , q u ' a v a n t de c o n s t r u i r e des palais et d e d o n n e r des
fêtes,
il fallait r e n d r e les p r i s o n s et les h ô p i t a u x h a b i t a b l e s ! Les officiers m u n i c i p a u x d e T o u r s i n t r o d u i s i r e n t l e u r s a m i s d a n s n o t r e p r i s o n , et n o u s f û m e s m o n t r é s c o m m e o b j e t s de g r a n d e c u r i o sité. Ces a m a t e u r s s'entretenaient l i b r e m e n t e n
C H A P I T R E III.
83
n o t r e p r é s e n c e , et ne n o u s é p a r g n a i e n t pas. Les municipaux nous empêchèrent même d'écrire, p a r c e q u e , disaient-ils , ce q u i n'est pas s p é c i a l e m e n t p e r m i s à des p r i s o n n i e r s d'état est censé leur être défendu.
Après une mauvaise n u i t ,
t r o u b l é e p a r l'infection d u lieu , l'aboiement des chiens d u g e ô l i e r , le b r u i t des c h a î n e s des g a l é riens nos v o i s i n s , n o u s p a r t î m e s , a u x a c c l a m a tions d e q u e l q u e s j a c o b i n s . Un d'eux , de petite mine,
et t r è s - m a i g r e , d i t à L a v i l l e h e u r n o i s :
» Veux-tu «Oui,
bien
c r i e r Vive la r é p u b l i q u e ! » —
dit L a v i ï l e h e u r n o i s , q u a n d elle
t'aura
» r e n d u p l u s g r a s . » Nous a r r i v â m e s , le 29 f r u c t i d o r , à S a i n t e - M a u r e , d'assez b o n n e h e u r e ; n o u s n'y m a n q u â m e s de r i e n : l'agent m u n i c i p a l
qui
r é p o n d a i t de n o u s dirigea sa s u r v e i l l a n c e c o n t r e t o u t e évasion ; mais en m ê m e t e m p s il n o u s p r o c u r a t o u t ce q u i p o u v a i t n o u s soulager. J e m i s sous m o n c h a p e a u u n e l e t t r e p o u r m a f e m m e , j e m'éloignai et le priai de la l u i e n v o y e r . Il e x é c u t a fidèlement
cette commission.
O n pressait v i v e -
m e n t n o t r e m a r c h e . L a cage de fer faisait c e p e n d a n t des p a u s e s , et j'en profitais p o u r é c r i r e ; je disais , en finissant q u e l q u e s ligne : « Tôt o u t a r d » Élise et S o p h i e les l i r o n t . »
5o fructidor(
16 septembre 1 7 9 7 ) . — O n n o u s
logea, à C h â t e l l e r a u l t , dans u n cachot, a u q u e l il n'y a de c o m p a r a b l e s q u e ceux d ' A r p a j o n : n i
84
CHAPITRE III.
le j o u r , ni l'air ne p o u v a i e n t
y p é n é t r e r . De-
grosses chaînes et u n c a r c a n p e n d a i e n t à u n p o teau. Un peu de paille n o u v e l l e , semée s u r l'anc i e n n e , n o u s servait de lit. J'avais g r a n d b e s o i n de repos ; les cahots de la cage
de fer m'avaient
occasionné une légère blessure à la t ê t e , j'avais de la fièvre; u n de mes amis e n t r a en négociation avec u n p r i s o n n i e r ,
qui
me loua
son g r a b a t
p o u r cette n u i t . Bien p o r t a n t , je n'en aurais a p p r o c h é qu'avec r é p u g n a n c e , et le p a v é semblé p r é f é r a b l e ;
m'eût
mais l'épuisement de mes
forces m e r e n d a i t le s o m m e i l n é c e s s a i r e , et je m'estimai h e u r e u x de r e p o s e r s u r cette paillasse, et sous la plus sale c o u v e r t u r e . Le lendemain , je d e m a n d a i à cet h o m m e u n b o u t de c o r d e p o u r n o u e r u n sac q u i contenait m o n linge. Ce p r i sonnier m e le d o n n a s e c r è t e m e n t , en m e disant : »Il n o u s est d é f e n d u d'en avoir ; m a i s , entre n o u s » a u t r e s , n o u s aimons à n o u s r e n d r e ces services. » Nous sûmes ensuite q u e ce collègue était c o n d a m n é p o u r vol avec e f f r a c t i o n : le m y s t è r e qui n o u s a c c o m p a g n a i t était si g r a n d , qu'il ne savait n i q u i n o u s é t i o n s , ni q u e l était n o t r e c r i m e . Il n o u s c r o y a i t destinés a u x t r a v a u x p u b l i c s . On p e u t c o n f o n d r e des h o m m e s considérables avec les p l u s vils c r i m i n e l s , e t , l o r s q u e ces c h â t i m e n s sont m é r i t é s , l e u r faire s u b i r des
traitemens
i g n o m i n i e u x . L o r s q u e des c o u p a b l e s , accusés et
CHAPITRE
III.
85
légalement c o n d a m n é s , les é p r o u v e n t , le v u l g a i r e p e u t y p r e n d r e p l a i s i r ; q u e l q u e f o i s m ê m e il se plaît à la v u e des victimes d'une p o l i t i q u e i n j u s t e et b a r b a r e . er
1 jour complémentaire ( 1 7 septembre
1797).
— V o u s m'avez dit à Blois , m a c h è r e Elise , q u e vous vouliez un j o u r n a l o ù il f û t s o u v e n t q u e s t i o n de m o i ; il m e sera facile de vous o b é i r , et p e u t être n e s e r a i - j e , c o m m e v o u s v e n e z d e v o i r , q u e trop o b é i s s a n t ; mais les m o r a l i s t e s m'ont e x c u s é d'avance. Il e s t , d i s e n t - i l s , p e r m i s à u n a c c u s é , n o n - s e u l e m e n t de p a r l e r de l u i - m ê m e , m a i s encore de faire son p r o p r e éloge. Qu'eussent-ils dit d'un i n n o c e n t c o n d a m n é sans j u g e m e n t ! e
2 jour complémentaire ( 1 8 septembre 1 7 9 7 ) . —Nous passâmes la n u i t à L u s i g n a n , d a n s une a u b e r g e . P i c h e g r u s'était p l a c é sous la c h e m i n é e , p o u r f u m e r sans n o u s i n c o m m o d e r ; u n
gen-
d a r m e s'assit p r è s de l u i , et p a r u t r e d o u b l e r de vigilance : « C r a i g n e z - v o u s , l u i dit le g é n é r a l , » q u e je m'en aille en f u m é e ? » Un é v é n e m e n t de q u e l q u e c o n s é q u e n c e
eut
lieu cette n u i t - l à : n o u s r e m a r q u â m e s des m o u v e m e n s d o n t n o u s ignorions la cause. Les g e n d a r m e s s ' a p p r o c h è r e n t de nos lits le s a b r e au p o i n g , et s'assurèrent q u e n o u s y étions. Ils se disaient à v o i x basse : V o i l à P i c h e g r u , voilà B a r t h é l é m y ; et ils nous n o m m è r e n t t o u s ainsi s u c -
86
C H A P I T R E III.
cessivement. Les c h a s s e u r s d e n o t r e g a r d e , p a r m i lesquels
il y a v a i t de la b i e n v e i l l a n c e «à n o t r e
é g a r d , ignoraient d'où p r o c é d a i t t a n t d ' a g i t a t i o n . Ils c h u c h o t a i e n t et s e m b l a i e n t c r a i n d r e u n e c a t a s t r o p h e . L a g a r d e n a t i o n a l e d u l i e u , aussi m a l i n f o r m é e , faisait
la
garde
à l'extérieur.
Un
h o m m e a u x fenêtres est a p e r ç u d'en-bas. On l u i crie q u ' o n v a t i r e r s u r l u i ; il v e u t p a r l e r , on le m e t e n j o u e ; enfin H p a r v i e n t à faire c o m p r e n d r e qu'il est l u i - m ê m e en faction à cette f e n ê t r e , q u ' o n v o u l a i t l u i faire q u i t t e r m o r t ou vif. A u p o i n t d u j o u r l'énigme f u t e x p l i q u é e . L e g é n é r a l D u t e r t r e était p a r t i d e P a r i s e n petit é q u i p a g e . Dès les p r e m i è r e s s t a t i o n s , il t i r a des caisses p u b l i q u e s l'argent qu'il disait nécessaire p o u r sa mission ( 1 ) . Un c o u r r i e r a r r i v a d e P a r i s ,
(1 ) L e p a y e u r d ' É t a m p e s a d e p u i s a d r e s s é a u tre'sor p u b l i c les p i è c e s d e c e t t e d é p e n s e , p o u r q u ' i l l u i e n fût t e n u c o m p t e ; c'était q u a t r e a n s a p r è s q u e sa caisse e u t é t é v i o l é e ; e t , m i nistre dû trésor, à cette é p o q u e , j ' a i pris soin de le m e t t r e à c o u v e r t des suites d'une violation e x e r c é e e n v e r s l u i , p o u r m e c o n d u i r e a u lieu d e m o n b a n n i s s e m e n t . L a lettre suivante appartient au J o u r n a l de la d é p o r t a t i o n . »
P a r i s , l e 13 t h e r m i d o r a n I X
( 1er a o û t
1801 ).
» Le ministre de la guerre au ministre des finances. « L e citoyen C h a r p e n t i e r - L a b o u l a y eme demande , mon » cher collègue, d'être c o u v e r t , p a r mon o r d o n n a n c e , d'une » s o m m e d e 2 , 0 7 2 f r . q u ' i l a a v a n c é e , en l'an V , au g é n é r a l
CHAPITRE
III.
87
p e n d a n t la n u i t , a p p o r t a n t l ' o r d r e de l ' a r r ê t e r . Un a u t r e officier p r i t le c o m m a n d e m e n t de l'escorte. Nous é p r o u v â m e s à L u s i g n a n ce q u e
nous
» D u t e r t r e , c h a r g e p a r le g o u v e r n e m e n t d e c o m m a n d e r l ' e s » c o r t e d e s t i n é e à c o n d u i r e les d é p o r t e s j u s q u ' à R o c h e f o r t . » J e v o u s p r i e d e p r o p o s e r a u x c o n s u l s d e m ' o u v r i r u n cre'dit » de l a d i t e s o m m e de 2 , 0 7 2 f r .
» Signé
: ALEX. BERTIER. »
J e fis p a y e r le c i t o y e n C h a r p e n t i e r . D u t e r t r e , à q u i le d i r e c t o i r e a v a i t confié les clefs d e n o s c a c h o t s r o u l a n s , j u g e a e n s u i t e ses s e r v i c e s m a l r é c o m p e n se's ; il se b r o u i l l a a v e c ses m a î t r e s , et c'est à n o t r e r e t o u r d e la G u y a n e qu'il r e m i t à B a r t h é l e m y et à m o i u n m é m o i r e i m p r i m é , o ù il e x p o s a i t ses g r i e f s . Il v a n t e la h a u t e v e r t u qu'il e u t de n e p a s s i m u l e r u n e a t t a q u e p o u r n o u s m e t t r e e n l i b e r t é , e t d e n ' a v o i r p a s usé de c e t a b o m i n a b l e s t r a t a g è m e p o u r n o u s faire f u s i l l e r d a n s le c o n f l i t . J e cite d e u x a r t i c l e s des i n s t r u c t i o n s qu'il p u b l i e : « Le g é n é r a l D u t e r t r e se p é n é t r e r a si f o r t de l a nécessité » de p r é v e n i r la f u i t e , l'évasion ou l'enlèvement des de'por» t é s , q u ' e n cas d ' a t t a q u e d e q u e l q u e i n d i v i d u , o u d ' i n s u l t e , » il d o i t a g i r m i l i t a i r e m e n t s u r l e s c o n d a m n é s , p l u t ô t q u e d e » se les v o i r r a v i r . » D u t e r t r e l è v e tous les d o u t e s ,
en a j o u t a n t : « O n a v a i t
» f o r m é le p r o j e t d e faire a s s a s s i n e r les d é p o r t é s en r o u t e ; » l ' o r d r e et m e s i n s t r u c t i o n s m e d o n n a i e n t t o u t e l a t i t u d e . J e » p o u v a i s , si j ' a v a i s é t é u n a s s a s s i n , c o m m e t t r e u n c r i m e . » L e s a d j u d a n s - g é n é r a u x Colin et G i l e t a v a i e n t la
confiance
» des d e u x d i r e c t e u r s q u i a v a i e n t d i r i g é l e 1 8 f r u c t i d o r . J ' i » g n o r e s'ils a v a i e n t r e ç u d e s i n s t r u c t i o n s p a r t i c u l i è r e s ; mais,
88
CHAPITRE
III.
avions eu à r e m a r q u e r d a n s p l u s i e u r s a u t r e s lieux de la r o u t e . Des p r o c l a m a t i o n s , des i m p r i m é s r é p a n d u s avec p r o f u s i o n n o u s a n n o n ç a i e n t a u p e u p l e c o m m e u n e t r o u p e d'ennemis c o n j u rés p o u r sa p e r t e . A n o t r e a r r i v é e , n o u s étions traités avec r u d e s s e , q u e l q u e f o i s m ê m e i n j u r i é s , soit p a r c e u x des h a b i t a n s d u lieu q u i n o u s g a r daient , soit p a r q u e l q u e s g r o u p e s
peu
nom-
b r e u x d ' h o m m e s et de f e m m e s a c c o u r u s p o u r nous
voir d e s c e n d r e
de nos
c a g e s ; mais
peu
d'instans suffisaient p o u r les d é t r o m p e r ; a u d é p a r t , les p r é v e n t i o n s a v a i e n t c e s s é , et n o t r e trait e m e n t ne r e s s e m b l a i t pas à c e l u i de l ' a r r i v é e . Dans l'intervalle , o n avait a p p r i s q u e les lois l e s p l u s maintes a v a i e n t été violées en nos personnes. L a tristesse et la c o n s t e r n a t i o n se faisaient r e marquer. L e c h a n g e m e n t s u r v e n u d a n s le c o m m a n d e -
» à p l u s i e u r s r e p r i s e s , la m u l t i t u d e a é t é p r o v o q u é e à d e s » excès. » L e s a n n a l e s d e la r é v o l u t i o n o n t a b o n d é en a c t e s
d'une
semblable atrocité ; mais les instructions qu'on donnait alors é t a i e n t v e r b a l e s , e t le d i r e c t o i r e se m o n t r a m o i n s s c r u p u l e u x que R o b e s p i e r r e . C'est à n o t r e r e t o u r e n F r a n c e q u e n o u s s o m m e s p l u s c o m p l é t e m e n t i n f o r m é s de la p e r v e r s i t é de nos e n n e m i s . p é s à la p e s t e d e C o n a n a m a et
de S i n n a m a r i ,
Échap-
félicitons-
n o u s de l ' i n a c t i o n d e n o s a m i s . L e s s e c o u r s d'un zèle i m p r u d e n t e u s s e n t é t é le signal d e n o t r e m o r t .
CHAPITRE
III.
89
m e n t de l'escorte n'influa pas s u r le t r a i t e m e n t que nous éprouvions. e
3 jour complémentaire ( 1 9 septembre 1797 ) . — A n o t r e a r r i v é e à N i o r t , on n o u s fit d e s c e n d r e au f o r t , dans un local s p a c i e u x , v o û t é et h u m i d e . Des s e n t i n e l l e s , placées s u r les r e m p a r t s et dans les fossés, t r o u b l a i e n t f r é q u e m m e n t n o t r e r e p o s , en s'excitant d'une g u é r i t e à l ' a u t r e à faire b o n n e g a r d e . Les voûtes de cette vaste cave s o n t c o n s t r u i t e s de m a n i è r e q u e , m a l g r é sa g r a n d e é t e n d u e , des d i s c o u r s p r o f é r é s à voix b a s s e , à u n e d e ses e x t r é m i t é s , sont e n t e n d u s d i s t i n c t e m e n t à l ' a u t r e . On se c r o i r a i t à d e u x pas de celui q u i est éloigné de c i n q u a n t e . Nous appelâmes cette cave
l'Oreille du directoire. Le fracas des v e r r o u x , des s e r r u r e s et de l e u r s é n o r m e s clefs , le b r u i t des p o r t e s t o u r n a n t s u r leurs gonds r o u i l l e s , les e n t r e t i e n s b r u y a n s de nos g a r d e s , n o u s
rappe-
l a i e n t , m ê m e au m i l i e u de n o t r e s o m m e i l , le lieu où n o u s étions. Il m ' a r r i v a bien des f o i s , en m ' é v e i l l a n t , de m e d e m a n d e r à m o i - m ê m e : « N'est-ce pas u n r ê v e ? Ces a r m e s , ces chaînes , » ces b a r r e a u x existent-ils r é e l l e m e n t a u t o u r d e « n o u s ? Ces g a r d i e n s , ces s o l d a t s , t e n a n t à la « m a i n des sabres n u s , n e s o n t - i l s pas des f a n » t o m e s q u i d i s p a r a î t r o n t q u a n d j e m'éveillerai ? » Dans u n a u t r e s o n g e , je croyais q u e les amis de t a n t de citoyens i n n o c e n s p a r v e n a i e n t à les faire
90
CHAPITRE
III.
r a p p e l e r , p o u r ê t r e j u g é s . L e réveil dissipait cette illusion , et la g r a n d e u r de n o s peines ne n o u s laissait a u c u n d o u t e s u r l e u r r é a l i t é . e
4 jour complémentaire ( 2 0 s e p t e m b r e 1 7 9 7 ) . — D e p u i s p l u s i e u r s j o u r s on avait r e n f o r c é n o t r e g a r d e à c h e v a l , et n o u s étions a c c o m p a g n é s p a r des d é t a c h e m e n s
de v o l o n t a i r e s n a t i o n a u x . A
S u r g è r e s , le p e u p l e s ' a t t r o u p a p o u r n o u s v o i r sig n a l e r et c o m p t e r . Il n o u s r e g a r d a i t avec c u r i o s i t é et étonnement. Quelques-uns, en petit n o m b r e , n o u s firent e n t e n d r e des i m p r é c a t i o n s ; d'autres laissèrent é c h a p p e r des m a r q u e s de tristesse. L a p l u p a r t s e m b l a i e n t s ' e m b a r r a s s e r fort p e u d e s a v o i r si n o u s étions i n n o c e n s o u c r i m i n e l s . V e n u s à n o t r e r e n c o n t r e , ils n o u s s u i v i r e n t p a r c u r i o s i t é , n o u s r e g a r d è r e n t , n o u s l a i s s è r e n t , et c h a c u n r e t o u r n a à sa profession.
I c i , le c o r p s - d e -
garde fut notre c h a m b r e même. Pendant toute la n u i t , les soldats et les g e n d a r m e s f u m è r e n t , s i f f l è r e n t , p a r l è r e n t ; les
fenêtres
fermées,
et
m ê m e c l o u é e s , r e n d i r e n t la f u m é e et le b r u i t encore plus insupportables. L e c o n v o i a p p r o c h a i t de R o c h e f o r t . Les c h a s s e u r s n o u s firent c o m p r e n d r e q u ' o n s'était a t t e n d u à d e la résistance de n o t r e p a r t . En cas d e fuite o u de r é v o l t e , dit u n d e ces h o m m e s ,
les
o r d r e s d o n n é s c o n t r e v o u s étaient a b s o l u s ,
et
plus que menaçans. Pendant notre souper, nous
CHAPITRE
III.
91
e n t e n d î m e s une c o n v e r s a t i o n , t e n u e dans u n e chambre dont nous
n'étions séparés q u e p a r
u n e m i n c e cloison. C'étaient les officiers d e l'escorte qui parlaient à h a u t e voix, comme p o u r se faire e n t e n d r e , et n o u s p r é p a r e r a n o t r e sort. Ils r é d i g e a i e n t d'avance le p r o c è s - v e r b a l des form a l i t é s à o b s e r v e r en n o u s r e m e t t a n t a u x officiers de m e r . Nous r e d o u t i o n s par-dessus un embarquement,
q u i eût fait cesser
tout toutes
nos e s p é r a n c e s d ' ê t r e jugés : n o u s avions c o m p t é passer q u e l q u e t e m p s à R o c h e f o r t , et y a c h e t e r t o u t ce q u i n o u s m a n q u a i t . Nous jouissions d'av a n c e d u repos q u e n o u s devions y
trouver.
T o u t le t e m p s q u ' o n p o u v a i t gagner était a u p r o fit de la justice. Il n'y avait pas lieu de d o u t e r q u e nos a m i s n'en fissent u n b o n e m p l o i . Nous c o n s e n t i o n s , au p i s - a l l e r , à r é s i d e r à O l é r o n , et le p r o j e t d e p r o c è s - v e r b a l ne n o u s i n q u i é t a pas beaucoup.
Nous n e songions pas q u e , p a r des
raisons c o n t r a i r e s , nos e n n e m i s étaient i n t é r e s sés à p r é c i p i t e r n o t r e d é p a r t de F r a n c e . er
1 vendémiaire an VI (21 septembre 1797)- — Le p r e m i e r jour
de l'an
r é p u b l i c a i n , partis
de S u r g è r e s , n o u s a r r i v â m e s , a v a n t m i d i , à la v u e de R o c h e f o r t . Nous t o u c h i o n s à la p o r t e p a r l a q u e l l e n o u s pensions e n t r e r dans la v i l l e ; e t , à la v u e d'un g r a n d c o r p s de b â t i m e n s , d o n t les fenêtres étaient garnies de b a r r e a u x , n o u s goû-
92
CHAPITRE
III.
tions en e s p é r a n c e la d o u c e u r
d'y ê t r e e m p r i -
sonnés ; n o u s e û m e s des i n q u i é t u d e s , le c o n v o i ,
lorsque
au lieu d ' e n t r e r d a n s l a v i l l e , en fit
le t o u r , et fut dirigé v e r s le p o r t . Les c h a s s e u r s n o u s avaient a c c o m p a g n é s
d e p u i s la p r i s o n d u
T e m p l e j u s q u ' a u rivage de la C h a r e n t e , o ù n o u s d e v i o n s q u i t t e r la t e r r e de F r a n c e . Dès le p r e m i e r j o u r , ils n o u s avaient t r a i t é s avec u n e sorte de r u d e s s e ; m a i s , soit q u e b i e n t ô t n o t r e m a i n tien
t r a n q u i l l e et
f e r m e m e n t résigné
les
eût
c h a n g é s , soit q u e l'opinion g é n é r a l e eût influé s u r e u x , l e u r s u r v e i l l a n c e , t o u j o u r s e x a c t e , cessa d'être d u r e . Une m u l t i t u d e d'habitans d e R o c h e f o r t et des e n v i r o n s c o u v r a i t les r e m p a r t s et les glacis. Nous d e s c e n d î m e s de nos cages,
e t , a p r è s a v o i r été
c o m p t é s et signalés à t e r r e p o u r la d e r n i è r e fois, n o u s f û m e s enlevés de cette F r a n c e où r é s i d e t o u t ce q u i m'est c h e r , de c e t t e belle c o n t r é e à l a q u e l l e n o u s avions c o n s a c r é n o t r e v i e . Nous e n t r â m e s d a n s u n e c h a l o u p e ,
pressés
e n t r e des r a n g s de soldats c h a r g é s de g a r d e r et c o n t e n i r seize h o m m e s d é s a r m é s . J ' e u s le c œ u r froissé a u s o u v e n i r de m a f e m m e , de m a f i l l e , de m a m è r e . J e ne les r e v e r r a i p e u t - ê t r e j a m a i s . Un seul s e n t i m e n t m e r e n d a i t c e p e n d a n t s u p é r i e u r à u n e aussi g r a n d e i n f o r t u n e : je m e sentais i r r é p r o c h a b l e . J e dirai p l u s , dussé-je m'exposer à la
CHAPITRE
III.
93
risée des e n n e m i s de m o n p a y s , je n e f o r m a i s pas un v œ u q u i n'eût p o u r objet le b o n h e u r d e m a patrie. J ' e n v o y a i à Élise le j o u r n a l qu'elle m'avait d e m a n d é dans n o t r e e n t r e v u e à Blois. Les occasions n e m a n q u a i e n t p a s , et l'intérêt q u e n o u s rions augmentait
inspi-
de j o u r en j o u r ; mais o n a
t r o m p é nos amis s u r n o t r e destination.
Nous
s o m m e s e n v i r o n n é s de f o r m e s mystérieuses
et
a b s o l u e s . Il m e f a u d r a user d'artifice p o u r faire passer u n a u t r e c a h i e r de b o r d à t e r r e . A d i e u , Élise! A d i e u , S o p h i e ! A d i e u , F r a n c e et t o u s les o b j e t s de mes affections ! J'ai été p r è s d e m'écrier : Adieu
p o u r j a m a i s ! A cet
instant,
l'espoir est r e n t r é dans m o n c o e u r , et ces fatales paroles ne sont p o i n t sorties de ma b o u c h e .
CHAPITRE
QUATRIÈME.
E m b a r q u e m e n t d e s d é p o r t é s . — M a u v a i s t r a i t e m e n s . — Ils d e v i n e n t le lieu de l e u r d é p o r t a t i o n . — C o n s i g n e s s é v è r e s . — M a l a d i e s . — P r i s e d'un n a v i r e p o r t u g a i s e t d'un n a v i r e a n g l a i s . — L i c e n c e et d e s o r d r e . — R é f l e x i o n s s u r les é v e nemens. — V u e de t e r r e .
U N E seule v o i x se fît e n t e n d r e q u a n d
nous
q u i t t â m e s le q u a i p o u r e n t r e r dans la c h a l o u p e . Un h o m m e c r i a : « A bas les t y r a n s ! » De q u e l s t y r a n s s'agissait-il? Les chefs le f i r e n t taire. Nous fûmes
conduits
s u r le l o u g r e
le Brillant , et
logés f o r t à l'étroit. Q u a t r e h o m m e s , a r m é s d e sabres n u s , n o u s g a r d a i e n t ; a p p a r e i l i n u t i l e , c a r la faim n o u s avait r e n d u s très-faibles. II était h u i t h e u r e s d u soir, et n o u s étions à j e u n d e p u i s la veille. A la fin d'une j o u r n é e aussi f a t i g a n t e , le besoin se faisait sentir. Un d e n o u s d e m a n d a d u p a i n . O n r é p o n d i t q u e le s o u p e r allait ê t r e a p p o r t é . J e m e sentais f o r t é c h a u f f é , e t j e dis q u e j e ne v o u l a i s q u e q u e l q u e s f r u i t s . Un
mousse,
q u ' o n n o u s avait d o n n é p o u r m a î t r e - d ' h ô t e l , se m i t à r i r e de m a n a ï v e t é , et p r o m i t d e m e s e r v i r des p ê c h e s , des raisins et des o r a n g e s . Il m i t d e v a n t n o u s d e u x s e a u x c o n t e n a n t des g o u r g a n e s bouillies d a n s l'eau ; n o u s e û m e s p e i n e
CHAPITRE
IV.
95
à o b t e n i r des cuillers d e b o i s , et les matelots qui n o u s les p r ê t è r e n t n o u s a v e r t i r e n t d'en user avec p r o p r e t é , si n o u s v o u l i o n s éviter le s c o r but.
Un d e
nous,
qui ne pouvait atteindre
j u s q u ' a u p a i n , le d e m a n d a à u n de nos gardiens., âgé de quinze à seize a n s . C e l u i - c i se fit r é p é t e r la d e m a n d e , e t ,
s o u l e v a n t n o n c h a l a m m e n t le
pain , il le l u i jeta d'un air d é d a i g n e u x . C'était a u g é n é r a l P i c h e g r u . « Q u a n d le soleil est c o u c h é , » dit c e l u i - c i , il y a bien des lâches à l ' o m b r e . » — « Ménagez vos e x p r e s s i o n s ,
dit
l'adolescent
» au c o n q u é r a n t de la B e l g i q u e , et prenez g a r d e » à qui vous parlez! » V e r s dix h e u r e s d u soir, des c h a l o u p e s a r m é e s n o u s t r a n s p o r t è r e n t d u Brillant
à b o r d de
la
Vaillante, c o r v e t t e de seize canons. Le capitaine p a r u t m e c o n n a î t r e , et m e p r é s e n t a la m a i n d'une m a n i è r e q u i , m a l g r é son s i l e n c e , a n n o n çait le d é s i r de n o u s é p a r g n e r des r i g u e u r s i n u t i les. Un c a d r e fut assigné à c h a q u e d é p o r t é . On n o u s c o m m u n i q u a les consignes. Il n o u s était p e r m i s d'être q u a t r e à la fois s u r le p o n t p e n d a n t une h e u r e le m a t i n , et a u t a n t le soir ; le reste d u t e m p s , il fallait d e m e u r e r d a n s n o tre c h a m b r e , déjà m é p h i t i s é e .
Un silence a b -
solu avec les soldats et les matelots était o r donné. et
Nous étions la p l u p a r t v a l é t u d i n a i r e s ,
obligés d e
nous
adresser
fréquemment à
96
CHAPITRE
IV.
u n des q u a t r e c a n o n n i e r s q u i n o u s g a r d a i e n t ; mais n o u s ne recevions a u c u n e r é p o n s e , et c e u x à qui nous
parlions semblaient
eux-mêmes
ef-
f r a y é s de n o t r e t é m é r i t é . Nous devions ê t r e à la r a t i o n des m a t e l o t s ; mais n o u s n o u s a p e r ç û m e s dès le p r e m i e r j o u r q u e n o s subsistances étaient gâtées. Notre e m b a r q u e m e n t a v a i t été i m p r é v u ; t o u t n o u s m a n q u a i t . Nous allions d ' a b o r d n a v i g u e r dans des l a t i t u d e s f r o i d e s , p o u r passer e n s u i t e d a n s des c l i m a t s t o u t ce
fort
chauds.
Dépourvus
de
q u e l ' h a b i t u d e r e n d nécessaire à des
h o m m e s â g é s , j a m a i s u n aussi l o n g v o y a g e n'av a i t été e n t r e p r i s avec aussi peu d e p r é p a r a t i f s . On n e n o u s avait pas laissé le t e m p s d e r e c e v o i r nos m a l l e s ; n o u s avions c o m p t é s u r la r e s s o u r c e des a c h a t s à R o c h e f o r t o u à la R o c h e l l e . Du f o n d de notre p r i s o n , nous écrivîmes au
capitaine,
p o u r le p r i e r d'envoyer à t e r r e faire ces a c h a t s ; mais l'instant d ' a p r è s , u n officier r a p p o r t a l ' a r gent et la l e t t r e , en n o u s disant : « V o u s avez » v i o l é la c o n s i g n e , m a l h e u r e u x q u e v o u s êtes ! « v o u s ne savez pas à q u o i v o u s v o u s exposez ; » et il d i s p a r u t . Nous f û m e s s u r p r i s de ce t r a i t e m e n t . L e c a p i t a i n e J u r i e u , q u i n o u s avait r e ç u s la v e i l l e , avait m o n t r é des dispositions h u m a i n e s q u i s'accordaient m a l avec la d u r e t é de ce p r o c é d é ; mais nous sûmes q u e , p e n d a n t la n u i t ,
CHAPITRE
IV.
97
il a v a i t été r e m p l a c é p a r u n l i e u t e n a n t d e v a i s seau de B a y o n n e ,
appelé L a p o r t e , et que
changement aurait une fâcheuse influence
ce sur
n o t r e t r a i t e m e n t p e n d a n t la t r a v e r s é e . « C'est, » nous dit-on, un homme » r i g u e u r et d u r e t é ses
qui exécutera
instructions.
avec
Comme
» elles l u i p r e s c r i v e n t d e v o u s n o u r r i r d e b i s c u i t » e t de v i a n d e s a l é e , v o u s p o u r r e z a v o i r le r e » b u t des galériens d e R o c h e f o r t . » Nous étions t o u j o u r s en v u e d e la R o c h e l l e , et les v e n t s c o n t i n u a i e n t à r e f u s e r . Le fils de Laff o n - L a d e b a t était a c c o u r u d e P a r i s a v e c u n e e x t r ê m e diligence;
il se jeta d a n s u n e c h a l o u p e ;
il a r r i v a , p a r u n g r o s t e m p s , j u s q u ' à p o r t é e d e la v o i x , et c r i a : « J e suis le fils d e L a f f o n - L a d e bat ; accordez-moi
la
grace d'embrasser
mon
p è r e ! » Le porte-voix répondit : « Eloignez-vous, o u n o u s ferons feu s u r la c h a l o u p e . » Ainsi il a v a i t fait c e n t t r e n t e lieues p o u r ne r e m p o r t e r q u e la c e r t i t u d e des
mauvais
traitemens que
n o u s é p r o u v i o n s . J u s t e ciel ! q u e l s b a r b a r e s o n t pu ordonner qu'on empêchât u n père d'embrasser son fils p o u r la d e r n i è r e fois! S i le d i r e c t o i r e , si le conseil des c i n q - c e n t s eussent été c o m p o s é s de p è r e s de famille , ces o r d r e s n'eussent p o i n t été d o n n é s .
Mais R e w b e l l n'était-il p o i n t é p o u x
et p è r e ! m a i s le conseil des a n c i e n s !
Du I
er
au 4 vendémiaire
том. ri.
an V I (26 s e p t e m b r e
7
98
CHAPITRE IV.
1 7 9 7 ) — O n était si pressé de n o u s faire p a r t i r , q u e la Vaillante de l e q u i n o x e .
mit
à la voile le j o u r m ê m e
Plusieurs
d'entre nous
étaient
v i e u x ; q u e l q u e s - u n s a v a i e n t des m a l a d i e s
que
les c h a l e u r s excessives r e n d e n t q u e l q u e f o i s m o r telles. Q u a n d , a u t e m p s
d e R o b e s p i e r r e , des
p r ê t r e s f u r e n t d é p o r t é s , on les fît v i s i t e r p a r des m é d e c i n s , et il f u t p e r m i s a u x m a l a d e s de r e s t e r . N o n - s e u l e m e n t n o u s n e f û m e s p o i n t visités, m a i s on ne t i n t m ê m e a u c u n c o m p t e des a t t e s tations q u e B a r t h é l é m y produisit t o u c h a n t le m a u v a i s état de sa santé. La petite t e r r e u r ( o n d o n n e ce n o m a u r é g i m e a c t u e l ) assassine sans l ' a p p a r e i l d u s u p p l i c e , e t se c r o i t m o i n s c r u e l l e p a r c e q u ' e l l e t u e sans faire c o u l e r l e sang. L'équinoxe nous tourmentait d'autant p l u s , q u e n o u s étions
renfermés dans un plus petit
espace. J e ne v o u s d i r a i pas à q u e l d e g r é l'infect i o n a v a i t été p o r t é e d a n s l ' e n t r e p o n t , p a r s u i t e d e l'impossibilité a b s o l u e d'en s o r t i r . Cette sévér i t é ne d u r a c e p e n d a n t continué,
q u ' u n j o u r ; si elle e û t
la c o n t a g i o n a u r a i t passé de n o u s à
t o u t l ' é q u i p a g e . On n o u s p e r m i t aussi de r e s t e r s u r le p o n t a u - d e l à d u t e m p s p r e s c r i t p a r la c o n signe. Il faisait froid , et je ne p u s y t e n i r q u ' e n veloppé de m o n m a n t e a u ; mais je m'aperçus q u e la cage de fer l'avait c r i b l é . J e le r a c c o m modai de manière à exciter une admiration gé-
CHAPITRE
IV.
99
n é r a l e . L'orgueil p e r ç a i t à t r a v e r s les t r o u s d u m a n t e a u d e D i o g è n e ; d'autres en v e r r o n t p e u t ê t r e a u t a n t a u x pièces mises p a r m o i au m i e n . L ' i n c e r t i t u d e s u r n o t r e s i t u a t i o n était u n m a l h e u r de p l u s . Le S é n é g a l , C a y e n n e , les S é c h e l l e s . n o u s v e n a i e n t s u c c e s s i v e m e n t à la pensée.
Tout
a n n o n ç a i t q u e les c l i m a t s les p l u s r u d e s seraient p r é f é r é s . A p r è s q u e l q u e s j o u r s de n a v i g a t i o n , u n e c i r c o n s t a n c e p a r t i c u l i è r e fît cesser nos d o u tes. Nous avions r e m a r q u é s u r le p o n t u n e caisse fort h a u t e e n v e l o p p é e d e toile cirée. On y p o r tait t o u s les j o u r s de l'eau p o t a b l e en a b o n d a n c e , et n o u s n e d e v i n i o n s pas la c a u s e de cette p r o d i galité et de ce m y s t è r e ; m a i s l'enveloppe e n l e v é e aussitôt q u e n o u s f û m e s
fut
a r r i v é s à des
l a t i t u d e s t e m p é r é e s . J e r e c o n n u s dans la caisse l ' a r b r e à pain , et je le dis à m e s c o m p a g n o n s . B a r t h é l é m y s'écria aussitôt : Nous allons à C a y e n n e ! La R é v e l l i è r e - L é p e a u x , p a r l a n t d e v a n t l u i a u m i n i s t r e de la m a r i n e , avait m o n t r é p l u sieurs fois l'impatience d ' a p p r e n d r e q u e cet a r b r e était p a r t i p o u r la G u y a n e .
On m e
ques-
t i o n n a aussitôt s u r le c l i m a t , le s o l , les h a b i t a n s , le p r i x d u p a i n , des v i a n d e s , les salaires d a n s cette c o l o n i e ; c a r le r a p p o r t q u e je devais f a i r e , au 18 f r u c t i d o r m ê m e , s u r le t r a i t é de paix avec le P o r t u g a l ,
m'avait
r e n d u plus savant
q u ' a u c u n d e n o u s s u r la G u y a n e f r a n ç a i s e , l i -
i
100
CHAPITRE
mitrophe
de la c o l o n i e
IV.
portugaise.
Mais
un
n è g r e d e C a y e n n e , q u i se t r o u v a i t à n o t r e b o r d , laissa v o i r qu'il en savait bien p l u s q u e m o i , et on a b a n d o n n a aussitôt mes leçons p o u r les s i e n n e s . N o t r e n o u r r i t u r e était m a l s a i n e , et le
con-
c o u r s des peines de l'ame a v e c les m a u x d u c o r p s e n g e n d r a des m a l a d i e s . Le c h i r u r g i e n et les officiers de q u a r t p o u v a i e n t s e u l s d e s c e n d r e
dans
n o t r e c h a m b r e , sans ê t r e a c c o m p a g n é s p a r u n h o m m e de n o t r e g a r d e . Un m a t i n , n o u s
vîmes
e n t r e r le c o m m a n d a n t des c a n o n n i e r s . Il n o u s dit d e u x m o t s i n d i f f é r e n s , e t a u s s i t ô t il se r e t i r a précipitamment.
Nous
nous
aperçûmes
qu'il
n o u s a v a i t laissé u n e cafetière pleine de t h é e t de la cassonade.
P e u de j o u r s a p r è s , u n a u t r e
officier n o u s a n n o n ç a q u e ses c a m a r a d e s e t l u i se d i s p o s a i e n t à n o u s faire u n e i m p o r t a n t e l i b é r a l i t é . En e f f e t , à l'entrée d e la n u i t , u n c h a r p e n t i e r v i n t m y s t é r i e u s e m e n t , la scie à la m a i n , ouvrir une communication bre
et
celle
qui
entre notre cham-
était v o i s i n e .
Le
moment
d ' a p r è s , o n fit e n t r e r p a r c e t t e o u v e r t u r e d e u x p a i n s et u n g r o s gigot. D e p u i s p l u s i e u r s j o u r s nous
n'avions,
p o u r la p l u p a r t , p r i s
n o u r r i t u r e s u b s t a n t i e l l e . C e gigot n o u s des o f f i c i e r s ,
aucune venait
q u i se p r i v a i e n t p o u r n o u s d ' u n e
p a r t i e de l e u r s o u p e r , et la t e r r e u r q u i r é g n a i t à n o t r e b o r d les obligeait à u s e r d'un g r a n d s e -
CHAPITRE
IV.
101
c r e t en n o u s faisant cette largesse. Il fallait p r o c é d e r a u p a r t a g e ; q u o i q u e j'eusse la r é p u t a t i o n d'être t r è s - v o r a c e , l'opinion de ma j u s t i c e p r é v a l u t , et mes c o m p a g n o n s m e c h a r g è r e n t de la d i s t r i b u t i o n . L ' o b s c u r i t é était p r o f o n d e , et je n e p r e n d s pas s u r m o i d'assurer q u e les p a r t s f u r e n t p a r f a i t e m e n t égales. L ' o s ,
qu'on
appelle
aussi le manche, m e r e s t a , et je c o n v i e n s qu'il n'était pas e n t i è r e m e n t d é g a r n i . Q u e l q u e s
con-
v i v e s a v a i e n t déjà d é v o r é l e u r m o r c e a u , q u a n d je commençai à manger.
Il m e s e m b l a , a p r è s
m a s é v è r e et l o n g u e d i è t e , q u e t o u t e s les p a r ties de m o n c o r p s s ' e m p a r a i e n t des sucs de ces a l i m e n s . J e songeais a u c o n t e n t e m e n t d'un m a l h e u r e u x , m o u r a n t d ' i n a n i t i o n , q u a n d il r e ç o i t u n e a u m ô n e faite e n b o n n e n o u r r i t u r e . C h a c u n d i g é r a i t ; le silence était p r o f o n d , q u a n d t o u t à c o u p R a m e l , l'insatiable R a m e l , s'avisa de m e d e m a n d e r « sa s e c o n d e t r a n c h e » . A ces m o t s , je f u s p é t r i f i é , et j e l u i dis l'impossible.
qu'il m e
demandait
« C o m m e n t , l'impossible ! m a i s
« v o u s mangez e n c o r e ! v o t r e p a r t a d o n c été la » p l u s f o r t e ? » Cet a r g u m e n t , v r a i m e n t r é v o l u t i o n n a i r e , e n t r a î n a la m u l t i t u d e ; v a i n e m e n t je v o u l u s p a r l e r , u n c r i u n a n i m e sortit d e ces e s t o m a c s affamés. L e j a c o b i n B o u r d o n fit u n aff r e u x tapage ; c h a c u n , d a n s l ' o b s c u r i t é , se c r u t m a l p a r t a g é ; d ' a i l l e u r s , eût-il fait g r a n d j o u r ,
102
CHAPITRE
IV.
j ' a u r a i s v o u l u en v a i n m e j u s t i f i e r . Les p r e u v e s de mon
innocence
avaient complètement
dis-
p a r u . J e pris B a r t h é l é m y et Laffon à t é m o i n . Lotion
se t u t , B a r t h é l é m y l u i - m ê m e
m'aban-
donna ; l u i , qui me connaît depuis trente ans , d i t t o u t b a s à T r o n s o n qu'il n e savait q u e p e n s e r , et qu'il ne p r e n d r a i t pas s u r lui d e r é p o n d r e de m o n i n n o c e n c e . amis,
Ainsi délaissé
par
j e m'adressai à B r o t i e r , c o m m e
mes
s'il e û t
é t é q u e s t i o n de r é s o u d r e u n p r o b l è m e de g é o m é t r i e . A p r è s y a v o i r s u f f i s a m m e n t r é f l é c h i , le savant a b b é ,
se c r o y a n t i n c a p a b l e
t a n t d ' i n c o n n u s , s'écria : Auri
d'éliminer
sacra
famés ,
quid non mortalia pectora cogis ! et traduisant ce b e a u vers à la m a n i è r e de S c a r r o n , il a j o u t a : S a c r é g i g o t , sujet de nos débats s t é r i l e s , Jusqu'où r a v a l e z - v o u s nos estomacs débiles !
Des
affamés
n'ont a u c u n e e n v i e d e r i r e ,
et
cette saillie de collége n e p a r u t plaisante à p e r s o n n e . J e n'étais d o n c ni a b s o u s , ni c o n d a m n é . J e d é c l a r e c e p e n d a n t q u e l'accusation était a u s s i fausse
q u e celle de m a p a r t i c i p a t i o n a u t r a i t é
d e P i l n i t z ; m a i s il n e m'était p a s aussi facile d e c o n f o n d r e les c a l o m n i a t e u r s . L'affaire de c e t t e d i s t r i b u t i o n est u n e de celles s u r lesquelles jugement
le
de l a p o s t é r i t é r e s t e r a à j a m a i s i n -
certain. Il y e u t , à la v u e de n o t r e faiblesse p h y s i q u e
CHAPITRE
et d e n o t r e c o n s t a n c e ,
IV.
103
d'autres
relâchemens
d a n s les m e s u r e s d e r i g u e u r . Il s'établit insensiblement quelques communications entre nous et des h o m m e s
q u i , a u d é b u t , loin de n o u s
p a r l e r , n'osaient u n m o m e n t a r r ê t e r l e u r s y e u x sur
les n ô t r e s . L e s m o u s s e s n o u s
procurèrent
des o i g n o n s , de l ' a i l , des c h o u x ,
et q u e l q u e s
a u t r e s m e t s d u m ê m e l u x e . L e u r adresse a l l a j u s q u ' à n o u s l i v r e r la m o i t i é d'un m o u t o n q u e les m a î t r e s n o u s v e n d i r e n t . A r i s t i d e , u n j e u n e m o u s s e a c t i f , c o m p l a i s a n t et d'un b o n n a t u r e l , n o u s a v a i t p r i s en a m i t i é , et s'exposa p l u s i e u r s f o i s , p o u r n o u s s e r v i r , à la p u n i t i o n d'usage. L e t e m p s s'écoulait, t a n t ô t d a n s la t o u r m e n t e , et t a n t ô t d a n s le c a l m e , q u e l q u e f o i s p i r e q u e la t e m p ê t e . Les v e n t s c h a n g e a i e n t f r é q u e m m e n t , et n o u s r e v e n i o n s p e n d a n t la n u i t s u r la r o u t e faite p e n d a n t le j o u r . Le 15 v e n d é m i a i r e , n o u s f û m e s a v e r t i s , a u m i l i e u d e la n u i t , q u e n o u s étions dans le v o i sinage d'un gros n a v i r e , p a v i l l o n et force i n c o n n u s , n o u s e n étions si p r è s , qu'il fallait p a r l e r bas,
de p e u r d'être e n t e n d u s . O n se p r é p a r a à
combattre.
T o u t e la n u i t se passa en m o u v e -
m e n s ; m a i s , au p o i n t d u j o u r , les d e u x v a i s seaux n e se v o y a i e n t p l u s .
22 vendémiaire ( 1 3 octobre
1 7 9 7 ) . — Nous
e û m e s c o n n a i s s a n c e d'un a u t r e b â t i m e n t , s u r
104
CHAPITRE
courûmes.
IV.
lequel
nous
Diane,
vaisseau p o r t u g a i s , v e n a n t d e P a r a , pos-
Il a m e n a .
session p o r t u g a i s e à l ' e m b o u c h u r e zone.
C'était
un mauvais b â t i m e n t ,
C'était
ta
de l ' A m a manœu-
v r a n t m a l , ce q u e les m a r i n s a p p e l l e n t u n sabot. Il f a l l u t p r e n d r e les p r i s o n n i e r s , et m e t t r e u n équipage
français à
portugais nous dont
leur place.
apprit que
Le
capitaine
le g r a n d vaisseau
la r e n c o n t r e n o u s a v a i t
inquiétés
trois
j o u r s a u p a r a v a n t , était de sa n a t i o n ; qu'il n ' é tait p o i n t a r m é ; et il d é s e s p é r a n o t r e c a p i t a i n e , en l u i d i s a n t q u e sa cargaison v a l a i t d e u x m i l lions. Il a v a i t eu sans d o u t e e n c o r e p l u s q u e nous. Nous vîmes p e u
peur
d'autres bâtimens.
Une p a r t i e d u c o m m e r c e e n t r e les n a t i o n s était i n t e r r o m p u e , o u se faisait s o u s des convois a n glais. S a i n t - D o m i n g u e s e u l , a v a n t la r é v o l u t i o n , consommait,
tous
les a n s , les cargaisons
de
t r o i s c e n t - c i n q u a n t e n a v i r e s f r a n ç a i s , et les r e n v o y a i t à la m é t r o p o l e c h a r g é s de ses p r é c i e u s e s p r o d u c t i o n s . T o u t e c e t t e n a v i g a t i o n était passée à l ' A n g l e t e r r e , et sa m a r i n e m i l i t a i r e p r o t é g e a i t des flottes m a r c h a n d e s de c e n t à d e u x cents n a v i r e s , q u a n d nos p o r t s n'en v o y a i e n t p l u s . C'est d a n s cette situation d e n o t r e c o m m e r c e , q u e le d i r e c t o i r e s'obstine à c r é e r , à r e c r é e r u n e m a r i n e , et à faire des sacrifices d o n t l'inutilité l u i e s t , d'année en a n n é e , d é m o n t r é e avec u n e
CHAPITRE
triste évidence.
IV.
105
L a g u e r r e de t e r r e exige t o u s
nos efforts ; e x a m i n o n s , sans r i e n d i s s i m u l e r , si n o u s p o u v o n s ê t r e à la fois puissans p a r t e r r e et p a r m e r , et si u n état q u i a u r a cette p r é t e n t i o n n e s'expose pas à n'être r e d o u t a b l e qu'à d e m i dans l'une et l ' a u t r e a r m e . L a m a r i n e f r a n ç a i s e s'est m o n t r é e d a n s t o u s les t e m p s égale et s o u v e n t s u p é r i e u r e à t o u t e s les a u t r e s m a r i n e s . L a science n a v a l e e t la v a l e u r g u e r r i è r e l'ont i l l u s t r é e , et le siècle q u i v a f i n i r en a d o n n é des p r e u v e s éclatantes. Un sang p r é c i e u x a été v e r s é ; la F r a n c e y a d é p e n s é p r è s d e t r o i s m i l l i a r d s d e p u i s la g u e r r e de la s u c c e s sion d'Espagne; nos forêts o n t été d é p e u p l é e s : qu'avons-nous
o b t e n u p a r t a n t d'efforts? J ' é -
p r o u v e de la peine à le d i r e , et c e p e n d a n t il n e f a u t pas c r a i n d r e de faire c o n n a î t r e des v é r i t é s u t i l e s : l'Acadie , T e r r e - N e u v e , l'Ile R o y a l e , l e C a n a d a , s o n t d e v e n u s des possessions anglaises ; a p r è s u n e g l o r i e u s e résistance , n o u s a v o n s cédé à n o t r e c o n s t a n t e r i v a l e la d o m i n a t i o n e n t i è r e de l ' I n d e , q u e n o u s ne d e m a n d i o n s qu'à p a r t a g e r ; sa jalousie a é t é , en 1 7 6 9 , j u s q u ' à ne p a s s o u f f r i r q u e n o u s eussions u n e r e l â c h e a u x îles M a l o u i n e s . La L o u i s i a n e , q u i n o u s a t a n t c o û t é , est passée à l'Espagne ; S a i n t - D o m i n g u e , s o u r c e t a n t d e r i c h e s s e s , n'est p l u s q u ' u n m o n c e a u d e r u i n e s , o ù la r a c e africaine persiste à r e s t e r
106
CHAPITRE
IV.
oisive. Si n o u s c o n s e r v o n s q u e l q u e s î l e s ,
elles
sont p e u a m b i t i o n n é e s p a r l ' A n g l e t e r r e , d e p u i s q u e la t r a i t e et l'esclavage sont abolis ; les d e n r é e s , d o n t elles e u r e n t si l o n g - t e m p s le p r i v i l è g e , a p p a r t i e n n e n t m a i n t e n a n t a u x vastes c o n trées c o n t i n e n t a l e s q u i sont e n t r e les t r o p i q u e s , et nos vent
colonies, devenues un f a r d e a u , ne peulutter
contre
cette
concurrence.
Notre
a l l i a n c e avec l'Espagne n'est p l u s d é s i r a b l e p o u r elle e t p o u r n o u s qu'à r a i s o n de n o s i n t é r ê t s en Europe,
e t les colonies é c h a p p e n t aussi
à la
m o n a r c h i e e s p a g n o l e . Obéissons enfin à des nécessités p l u s puissantes q u e t o u t e s les r é s i s t a n c e s , et a t t e n d o n s les s e c o u r s n o n s - n o u s à t e n i r nos
du
temps;
bor-
côtes , s u r l'Océan et
d a n s la M é d i t e r r a n é e , à l ' a b r i de t o u t e i n s u l t e ; encourageons , aidons n o t r e c o m m e r c e t i m e , soit
mari-
p a r l ' i n s t r u c t i o n , soit p a r d'utiles
traités; que toute n o t r e attention , que nos ress o u r c e s l i b r e s soient a p p l i q u é e s à n o t r e p u i s sance c o n t i n e n t a l e ; des é v é n e m e n s q u ' o n
peut
p r é v o i r f e r o n t le reste. L e café , l'indigo , le c a c a o d e la p r i s e q u e n o u s a v i o n s faite f u r e n t p a r t a g é s e t d i s t r i b u é s . Les
uns
semblaient
satisfaits , les
autres
se
c r o y a i e n t lésés a u p a r t a g e . L e c a p i t a i n e portud gais , t é m o i n de la d i s t r i b u t i o n de ses d é p o u i l l e s , avait u n e c o n t e n a n c e assortie à son m a l h e u r .
CHAPITRE
Puissent
les
IV.
107
nations r e n o n c e r à ces
droits
ou p l u t ô t à ces usages b a r b a r e s q u i e n v e l o p p e n t dans les c a l a m i t é s paisibles d o n t
de la g u e r r e des
hommes
la profession a p o u r o b j e t d'é-
t e n d r e des relations utiles e n t r e t o u s les p e u p l e s de la t e r r e ! Une puissance , la seule q u i soit a u j o u r d ' h u i r e d o u t a b l e à la m e r , osera m e t t r e ses i n t é r ê t s p r i v é s a u - d e s s u s d e la justice g é n é r a l e . Sa résistance sera v a i n e , si les a u t r e s p e u p l e s q u i n a v i g u e n t sont d ' a c c o r d , sans a u c u n e e x c e p tion , p o u r faire r e s p e c t e r l e u r n e u t r a l i t é . Un p r i s o n n i e r p o r t u g a i s s'étant placé p r è s de m o i s u r le b a n c de q u a r t , je rassemblai q u e l ques m o t s d e sa l a n g u e , q u i a b e a u c o u p d ' a n a logie avec l'espagnol. Nous n o u s c o m p r î m e s a s sez b i e n , et la c o n v e r s a t i o n était e n g a g é e , q u a n d un nègre affranchi, soldat du détachement qui n o u s g a r d a i t , s'approcha d e m o i ; il me t o u c h a l é g è r e m e n t d e son s a b r e , et m e d i t : « V o u s , p a r » lez p o i n t à b l a n c là. » Nous n o u s
séparâmes.
C e s t à l'âge d e c i n q u a n t e et soixante ans qu'il nous
fallait faire l'apprentissage d e la
soumis-
sion, et la l e ç o n n o u s en était d o n n é e p a r u n n o i r à p e i n e s o r t i d'esclavage. Les v i v r e s frais t r o u v é s s u r la Diane un peu
d'abondance
mirent
à b o r d d e la Vaillante
;
mais nos p r i v a t i o n s c o n t i n u è r e n t . Cette b r è c h e si m y s t é r i e u r e m e n t o u v e r t e n e s e r v i t q u ' u n e fois.
108
CHAPITRE
IV.
Nos a l i m e n s é t a i e n t o r d i n a i r e m e n t gâtés. Nous m a n g i o n s s u r le p o n t ,
incommodés tantôt par
l a p l u i e , t a n t ô t p a r le soleil. Des g o u r g a n e s , des fèves , et r a r e m e n t d u r i z , n o u s étaient servis d a n s des seaux.
L'un puisait avec une assiette,
l ' a u t r e avec u n gobelet d e f e r - b l a n c . Un j o u r , à la s u i t e de n o t r e d î n e r , n o u s e n g a geâmes l'officier c h a r g é d u détail à s ' a p p r o c h e r des seaux q u i c o n t e n a i e n t les d é b r i s d e la v i a n d e gâtée q u ' o n n o u s avait s e r v i e . L'infection le r e poussa.
Un
d e n o u s o b s e r v a q u e le d i r e c t o i r e
a v a i t d î n é p l u s d é l i c a t e m e n t . « O u i , dit u n j e u n e » m a r i n , m a i s a v e c p l u s d ' i n q u i é t u d e s et d'alar» m e s q u e vous.» A u c o m m e n c e m e n t
de notre
n a v i g a t i o n , les m a t e l o t s e t les c a n o n n i e r s é t a i e n t c u r i e u x de n o u s v o i r p r e n d r e n o s r e p a s .
Quel-
ques-uns riaient grossièrement de notre r é p u gnance
a u x prises avec
n o t r e f a i m , de n o t r e
e m b a r r a s à te n i r u n e assiette de l é g u m e s a p p r ê tés à l ' e a u , pont. dresse.
s u r le p l a n i n c l i n é e t glissant d u
Ils p a r a i s s a i e n t délectés Peu
de
de notre m a l a -
j o u r s a p r è s , ces gens é t a i e n t
c h a n g é s . Notre m a i n t i e n p a i s i b l e , c e t t e f e r m e t é à laquelle nous ne mêlions a u c u n e p l a i n t e , la g r a v i t é , les c h e v e u x gris d u g é n é r a l M u r i n a i s , l e u r inspiraient u n e sorte de respect. L e u r p r é sence cessa d'être i m p o r t u n e o u offensante. J e n e souffris q u e d e l ' é p u i s e m e n t
de
mes
109
CHAPITRE IV. forces. Quelquefois
i n c a p a b l e de me g u i n d e r
sur le p o n t , la cage de fer m e semblait à r e g r e t ter. Les p l u s faibles c e p e n d a n t o b t i n r e n t q u e l ques alimens m o i n s indigestes. Les a u t r e s c o m p a r a i e n t la n o u r r i t u r e
de ces privilégiés
à la
v i a n d e c o r r o m p u e qui l e u r était donnée. Les m a lades faisaient envie. J ' o b t i n s , p o u r
quelques
j o u r s , u n e place p a r m i e u x . Un de mes c o m p a gnons , en v o y a n t q u ' u n p e u de riz à l'eau m ' é tait d o n n é , m e dit : « V o u s êtes bien h e u r e u x , » vous voilà malade ! » Les vents
continuaient à nous
contrarier;
n o u s fîmes, dans n o t r e loisir, p l u s i e u r s o b s e r v a tions s u r cette clarté q u i , dans q u e l q u e s m e r s , e n v i r o n n e le vaisseau p e n d a n t la n u i t , et le suit dans son s i l l a g e , c o m m e la q u e u e suit u n e c o m è t e . Ce p h é n o m è n e , q u e les u n s a t t r i b u e n t à des a n i m a l c u l e s h u i l e u x et l u m i n e u x d o n t la m e r est p a r s e m é e , d'autres à u n e m a t i è r e p h o s p h o r i q u e , et q u e p l u s i e u r s enfin r a p p o r t e n t à l'électricité, a s o u v e n t excité l'attention des p h y siciens , et j e n'en p a r l e q u e p o u r m e n t i o n n e r une
expérience
q u ' u n e fois. En
qui
peut-être
n'a
été
faite
1 7 7 9 , je passai de L o r i e n t à
B o s t o n , s u r la frégate la Sensible.
A la suite de
t o u t e s les expériences c o n n u e s , j'imaginai de j e ter à la m e r u n b o u l e t cassé ; la n u i t était fort o b s c u r e . L e c o r p s , t o m b é de l'arrière de la f r é -
110
CHAPITRE
IV.
g â t e , fît jaillir des étincelles en t o u c h a n t la s u r face d e l ' e a u , il d e s c e n d i t e n s u i t e dans l ' a b î m e c o m m e u n g l o b e l u m i n e u x , e t d i s p a r u t à la v u e au b o u t de trois ou q u a t r e secondes. Lorsqu'une violence v é r i t a b l e m e n t i m p r é v u e m e sépara de v o u s , m a
douleur
fut extrême.
Incertain si je r e v e r r a i s j a m a i s v o u s et S o p h i e , si j ' h a b i t e r a i s e n c o r e cette m a i s o n ,
cette
terre
q u e j'ai pris plaisir à p l a n t e r , à o r n e r , p o u r y j o u i r p r è s d e v o u s d u r e p o s a u q u e l m o n âge va m e d o n n e r des
droits , je m e v o y a i s destiné
passer t o u t le reste de
m a vie dans u n
à
pays
s a u v a g e . L'ignorance d e l ' a v e n i r , m e s j o u r n é e s c o n s u m é e s d a n s u n e oisiveté l o n g u e et f o r c é e , le d é s o r d r e q u i s ' e m p a r a i t de t o u t e s m e s a f f a i res p a r u n r e v e r s a u - d e s s u s
de la p r é v o y a n c e
h u m a i n e , t o u t e s ces causes r é u n i e s m e j e t è r e n t d a n s u n e g r a n d e i n q u i é t u d e . Et c e p e n d a n t
je
me
je
souvins
n'avais pas
d'une
époque
été m o i n s
de m a
malheureux.
vie
où
Je
com-
p a r a i m a p e i n e p r é s e n t e à celle q u e m e causa la m o r t de n o t r e petite B e t z i , à cette d o u l e u r , q u e le t e m p s n'a p o i n t e f f a c é e , q u e la m o i n d r e c i r c o n s t a n c e m e r e n d p r e s q u e aussi
vive
que
q u a n d cette a i m a b l e c r é a t u r e s'éteignit s u r m o n b r a s , en
obéissant à l ' o r d r e q u e
nais d e p r e n d r e de mes
mains
je l u i
une
don-
médecine
i n u t i l e . Ma peine d ' a u j o u r d ' h u i n'est pas p l u s
CHAPITRE IV.
111
g r a n d e q u e les angoisses m o r t e l l e s q u e j ' é p r o u vai. A l o r s n o u s faisions u n e p e r t e i r r é p a r a b l e ; mais la p l a i e q u e la f o r t u n e vient de m e faire p e u t ê t r e g u é r i e . J e m e consolerais m ê m e
des
d i l a p i d a t i o n s d'un s é q u e s t r e , si v o u s et S o p h i e n'en deviez ê t r e atteintes. J ' a i eu , v o u s le s a v e z , p l u s d ' e m b a r r a s p e n d a n t u n e p a r t i e de m a vie à c o n s o m m e r u n g r a n d r e v e n u , qu'à m e r é d u i r e à une dépense
modeste,
q u a n d les t e m p s
ont
c h a n g é . Il est d'autres biens q u e la f o r t u n e n e peut
me
r a v i r : voyez à q u e l s
hommes
esti-
mables u n c o m m u n m a l h e u r m'associe ! Ne p a r lons pas de c e u x
d o n t je vais , dans le
ban-
nissement , p a r t a g e r la destinée ; mais P o r t a l i s , M u r a i r e , P a r a d i s , S i m é o n , t o u s si
recomman-
dables p a r des talens , p a r u n e é l o q u e n c e
unie
à la v e r t u ? Y a-t-il de m e i l l e u r s c i t o y e n s ,
des
h o m m e s q u i aient des m œ u r s p l u s p u r e s , et q u i soient plus r e l i g i e u x o b s e r v a t e u r s de l e u r s d e voir? Quoiqu'il puisse m ' a r r i v e r dans m a
déporta-
tion , fût-ce la m o r t , p l u s de la moitié des h o m mes n'ont-ils pas subi ses lois a v a n t l'âge o ù je suis p a r v e n u ? Qui sait m ê m e s i , en m'envoyant dans u n d é s e r t i n s a l u b r e , m e s e n n e m i s n e m ' o n t pas g a r a n t i , c o n t r e l e u r p r o p r e i n t e n t i o n ,
de
pires c a l a m i t é s ? J e v a i s , d a n s la c a p t i v i t é , m e t r o u v e r p l u s l i b r e q u e je n e
l'ai é t é à a u c u n e
112
CHAPITRE
é p o q u e de m a vie. J e n e
IV.
serai p l u s o b l i g é
de
p r o l o n g e r m o n t r a v a i l j u s q u e d a n s la n u i t ,
ou
d e d e v a n c e r le j o u r . J e p r e n d r a i d u r e p o s à m a v o l o n t é . J e n ' a u r a i de d e v o i r s i m p o r t a n s à r e m p l i r q u ' e n v e r s m o i - m ê m e , et ceux-là n'ont r i e n d e g ê n a n t . Mes d e v o i r s e n v e r s les a u t r e s se r é d u i r o n t à des p r o c é d é s d ' a m i t i é , d'égards ,
de
civilités ; o n ne se p l a i n d r a p l u s de m e s r e f u s , d e m o n a u s t é r i t é . J e n ' a u r a i p l u s à r e n d r e de jugemens qui mécontentent infailliblement une des p a r t i e s . J e n'ai p l u s q u e m o i - m ê m e à j u g e r . J e n e c r o y a i s p a s , m a c h è r e É l i s e , finir p a r v o u s p a r l e r des p l a i s i r s d e la zone t o r r i d e ; n'en dites rien à personne. Si mes p e r s é c u t e u r s p é n é t r a i e n t ce m y s t è r e , J e p o u r r a i s p a y e r cher u n e o m b r e de b o n h e u r ; P o u r les p ô l e s g l a c é s , B a r r a s , e n sa c o l è r e , M e ferait a r r a c h e r a u x f e u x de l'e'quateur.
Mais c'est p l u s s é r i e u s e m e n t q u e je v o u s a n n o n c e l ' e s p é r a n c e de m e r é c o n c i l i e r avec m o n m a l h e u r , et déjà j e v o u s a s s u r e qu'il n e
m'arri-
v e r a de m'en p l a i n d r e q u e q u a n d j e s o n g e r a i à v o u s et à S o p h i e .
28 vendémiaire
( 1 9 o c t o b r e 1 7 9 7 ) . — Nous
e û m e s , le 28 a u s o i r , c o n n a i s s a n c e d ' u n n a v i r e qui,
p a r suite de la s é c u r i t é a v e c l a q u e l l e les
Anglais n a v i g u e n t s u r ces m e r s , n e faisait p o i n t o b s e r v e r , et n e n o u s a p e r ç u t p o i n t . Nous le r e -
CHAPITRE IV.
113
vîmes au m a t i n , et la c o r v e t t e l u i d o n n a la chasse. Il a m e n a sans se faire l o n g - t e m p s p o u r s u i v r e , nous c r o y a n t de sa n a t i o n . C'était la Polly,
al-
lant de L o n d r e s à Antigues ; l'équipage f u t t r a n s porté à notre bord. L a l a n g u e a n g l a i s e , f a m i l i è r e à trois d'entre n o u s , r e n d i t les c o m m u n i c a t i o n s
faciles, m a l -
gré les p r o h i b i t i o n s , et n o u s fîmes usage
d'un
stratagème assez s i m p l e . L a v i l l e h e u r n o i s et moi, placés près des A n g l a i s , n o u s paraissions n o u s p a r l e r l'un à l ' a u t r e , et n o u s n o u s adressions à ces é t r a n g e r s . Ils n o u s r é p o n d a i e n t de
même,
sans n o u s r e g a r d e r , et en feignant de s'entretenir e n s e m b l e . Nous e û m e s , les j o u r s s u i v a n s , des
calmes
d o n t le capitaine p r o f i t a p o u r faire a p p o r t e r à son b o r d u n e partie d e la cargaison de sa prise. La d i s t r i b u t i o n , les v e n t e s , u n e foire e n règle établie s u r le p o n t , f u r e n t des causes de r e l â c h e m e n t dans la discipline.
Nous avions d ' a b o r d
a b s o r b é t o u t e l'attention d u
capitaine.
Nous
étions , p o u r ainsi d i r e , l'article capital d e
son
c h a r g e m e n t . Nous n e f û m e s p l u s q u e l'accessoire q u a n d on e u t mis à b o r d la cargaison anglaise. er
Du 1 au 5 brumaire an VI 1797) —
Je
n'avais
(22 au 26 octobre
transmettre à m o n frère
à l'Ile de F r a n c e la n o u v e l l e de m a d é p o r t a t i o n . Un n a v i r e d e B o s t o n , q u i se r e n d a i t d a n s cette том.
1.
8
114
CHAPITRE IV.
colonie , c o u p a i t n o t r e r o u t e d a n s celle qu'il faisait. Nous n o u s r e n c o n t r â m e s a u p o i n t d ' i n t e r section. Le second m a î t r e v i n t à n o t r e b o r d , et i n f o r m a n o t r e c a p i t a i n e de sa d e s t i n a t i o n . J e m e hâtai
d'écrire à m o n f r è r e , et p o r t a i a u s s i t ô t
m a l e t t r e a u capitaine ; m a i s
d é j à la c h a l o u p e
a m é r i c a i n e v o g u a i t en s'éloignant de n o u s .
Du 6 au
18
brumaire an VI
(8
novembre
1797).
— Nous e û m e s enfin des i n d i c a t i o n s d u v o i s i nage
de
la
terre.
Des
oiseaux
fatigués
se reposer sur le navire, et on en prit plusieurs.
venaient
CHAPITRE
CINQUIÈME.
A r r i v é e à C a y e n n e . — Hospitalité des h a b i t a n s . — L e citoyen J e a n n e t , a g e n t . — La d é t e n t i o n c o n t i n u e . — D é t a i l s s u r l e climat. — L e t t r e d e T r o n s o n à l ' a g e n t . — L e s d é p o r t é s sont e x i l é s à S i n n a m a r i . — D e s c r i p t i o n d u l i e u . — On l e u r offre des concessions p r o v i s o i r e s . — Nouvelles consignes.— M u n n a i s demande à aller à C a y e n n e ; r e f u s . — S a m o r t .
Les m a u v a i s t r a i t e m e n s avaient r e n d u n o i r e traversée f â c h e u s e : n o u s é p r o u v â m e s d o n c u n g r a n d c o n t e n t e m e n t à la v u e d u lieu de n o t r e b a n n i s s e m e n t , où
nous
n'avions
cependant
point d ' a m i s , point d'affaires, p o i n t d ' i n t é r ê t s ; et d o n t le sol d é v o r e ses h a b i t a n s . Nous p a s s â mes e n t r e d e u x r o c h e s appelées , l'une le grand, l ' a u t r e le petit
Connétable.
Nous a p p r o c h â m e s
de la p r e m i è r e à u n e d e m i - p o r t é e de c a n o n . Deux c o u p s tirés â m i t r a i l l e f i r e n t p r e n d r e la volée à des m i l l i e r s d'oiseaux,
q u i s o n t , avec
les lézards et les serpens , les seuls h a b i t a n s d e ce r o c h e r s t é r i l e . Nous m o u i l l â m e s , a u soir, à q u a t r e lieues d e C a y e n n e , en v u e d'une côte o ù la n a t u r e étale u n e g r a n d e magnificence. Ces b e a u tés n e se t r o u v e n t q u ' e n t r e les t r o p i q u e s . L a m e r b a i g n e ici u n rivage c o u v e r t d'une v e r d u r e
116
CHAPITRE
V.
continuelle. Les r e g a r d s , b o r n é s au loin p a r des montagnes , r e v i e n n e n t se reposer s u r des collines d o n t les pentes sont faciles et les aspects variés. La n a t u r e n'est p l u s i n a n i m é e p o u r n o u s . Des canots se font voir au s o m m e t de la v a g u e q u i les p o r t e , et disparaissent a u x y e u x q u a n d elle s'abaisse. Des Indiens et des n è g r e s , a r m é s de flèches et de h a r p o n s , p o u r s u i v e n t le p o i s son. La f u m é e s'élève d u faîte de q u e l q u e s cases éparses le long de la côte. Elles sont environnées d'arbres q u e l e u r s formes et l e u r s n u a n c e s n o u s firent r e c o n n a î t r e . Nous r e m a r q u â m e s les o r a n g e r s , les m a n g u i e r s , le c o c o t i e r , le palmiste et l'utile b a n a n i e r . Q u e l q u e s - u n s de n o u s c r u r e n t m ô m e distinguer les o d e u r s d u g i r o f l e , de la f l e u r d'oranger et d u c a n n e l l i e r . Mais ce q u i embellissait p a r dessus t o u t la G u y a n e à nos y e u x , c'est q u e sa vaste
étendue
devait a u t o r i s e r ,
m ê m e a u sein de l'exil, l'illusion de la l i b e r t é . Nous y c o m p t i o n s .
22 brumaire en VI
(12 novembre
Le 2 2 , n o u s q u i t t â m e s la Vaillante;
1797).—• u n e goé-
lette n o u s d é b a r q u a à C a y e n n e . Le p o r t , où il y avait q u e l q u e s v a i s s e a u x , ce fort qui
domine
la v i l l e , les îles et les montagnes
l'avoisi-
qui
n e n t , offrent u n ensemble p i t t o r e s q u e et v a r i é , et a u c u n sentiment p é n i b l e ne t r o u b l a en ce m o m e n t n o t r e attention.
CHAPITRE
V.
117
Un navire a m é r i c a i n , parti d'Amsterdam d e p u i s le
18 f r u c t i d o r , était a r r i v é
à Cayenne
a v a n t n o u s . Il avait a p p o r t é la n o u v e l l e d e n o t r e b a n n i s s e m e n t , mais on n'avait pas v o u l u y c r o i r e . Il a v a i t m ê m e été q u e s t i o n de p u n i r le c a p i t a i n e , comme un imposteur.
Notre
les d o u t e s . Il était m i d i
a r r i v é e fît cesser
quand nous descendî-
m e s . Nous v î m e s la plage se c o u v r i r de b l a n c s , de n o i r s , d e m u l â t r e s , a t t i r é s p a r la c u r i o s i t é . Les h o m m e s et les f e m m e s p o r t a i e n t des p a r a sols, q u i , au loin, ressemblaient, par l e u r m o bilité et la v a r i é t é d e l e u r s c o u l e u r s , a u x f l e u r s d'un p a r t e r r e , q u a n d u n p e u de v e n t les agite. L a ville d e C a y e n n e est p e t i t e , m a i s il y a u n f a u b o u r g é t e n d u et p e u p l é . Nous f û m e s e n t o u rés d ' u n e g r a n d e f o u l e ,
e t cet
empressement
n'avait rien d e d é s o b l i g e a n t . Les h a b i t a n s n o u s p r ê t a i e n t l e u r s p a r a s o l s , e t se c h a r g e a i e n t
des
p a q u e t s d o n t q u e l q u e s - u n s de n o u s étaient emb a r r a s s é s . Ils n o u s i n d i q u a i e n t les m e i l l e u r s sent i e r s , n o u s d o n n a i e n t la m a i n p o u r n o u s a i d e r à passer d ' u n e r o c h e à l ' a u t r e . Dans t o u t e l e u r c o n t e n a n c e , et le p e u q u ' i l s p u r e n t n o u s d i r e , ils n ' a n n o n c è r e n t
q u e le d é s i r de n o u s r e c e v o i r
hospitalièrement. Les d i r e c t e u r s a v a i e n t p u n o u s ô t e r la l i b e r t é , et n'avaient p u c o m m a n d e r à l'opinion. L e n o m de d é p o r t é , a b h o r r é à la G u y a n e , q u a n d il n'y
118
CHAPITRE
V.
en avait point d'autres que B i l l a u d - V a r e n n e s et Collot-d'Herbois,
devint u n titre d ' h o n n e u r et
de r e c o m m a n d a t i o n dès q u e nous fûmes a r r i v é s . Nous p û m e s
r e m a r q u e r , en celte c i r c o n s -
t a n c e , q u e les taîens militaires sont les p l u s c a pables d'exciter l'admiration , et q u e la r e n o m mée
acquise
par
les
actions
guerrières
est
s u p é r i e u r e , dans l'opinion g é n é r a l e , a u x a u t r e s genres de gloire. P i c h e g r u fixait les r e g a r d s . On s'empressait
s u r ses pas avec u n e p r é f é r e n c e
m a r q u é e ; p e r s o n n e ne d e m a n d a i t : O ù est l'orateur
Tronson,
le r o y a l i s t e L a v i l i e h e u r n o i s ?
B a r t h é l é m y , c o m m e d i r e c t e u r , h o m m e de b i e n , excitait cette curiosité qui attire v e r s les p h é n o m è n e s , et sa h a u t e s t a t u r e le faisait aisément distinguer. Pas u n seul n'eut l'idée de d e m a n der : Où est B a r b é - M a r b o i s ? et sans u n b o n m u l â t r e , qui e u t pitié de m o i , j'aurais sous le poids de m o n sac de n u i t .
succombé
Quelques-uns
se faisaient m o n t r e r un t e r r o r i s t e q u i était p a r m i n o u s , et i g n o r a n t qu'il était c o n v e r t i , ils se d é t o u r n a i e n t de son c h e m i n . L e c o m m a n d a n t de la p l a c e , q u i n o u s avait r e ç u s au rivage avec q u e l q u e s h o m m e s a r m é s , n o u s conduisit jusqu'à
la
maison d u
citoyen
J e a n n e t , agent p a r t i c u l i e r d u d i r e c t o i r e , e x e r ç a n t dans la colonie u n p o u v o i r q u i n'a p o i n t d e limites. Nous e n t r â m e s dans son
cabinet ; il
CHAPITRE
V.
119
nous adressa quelques paroles qui convenaient à sa s i t u a t i o n et à la n ô t r e , et n o u s fit p r é s e n ter des r a f r a î c h i s s e m e n s . L e s e c r é t a i r e - g é n é r a l d u g o u v e r n e m e n t l u t le p r o c è s - v e r b a l de n o t r e débarquement
à
Cayenne.
L'agent
nous
dit
q u e l q u e s m o t s h o n n ê t e s , et n o u s n o u s r e t i r â m e s . O n n o u s logea à l ' h ô p i t a l . C e t é t a b l i s s e m e n t est desservi p a r des soeurs
h o s p i t a l i è r e s . Elles
p o s s è d e n t et p r a t i q u e n t a u p l u s h a u t d e g r é les v e r t u s de l e u r
état. Nous é p r o u v â m e s d e
leur
p a r t t o u s les s o i n s d e l ' h u m a n i t é . Nous é t i o n s e x t é n u é s et a f f a m é s . R i e n d e ce q u e le lieu f o u r n i t n e n o u s m a n q u a ; les b o n s a l i m e n s , la s a v e u r et la v a r i é t é d e s f r u i t s g u é r i r e n t la p l u p a r t d ' e n t r e n o u s . Seize p e r s o n n e s , il est v r a i , n'ét a i e n t p a s a u l a r g e d a n s d e u x c h a m b r e s d o n t les lits o c c u p a i e n t
t o u t l ' e s p a c e ; m a i s on n e p o u -
vait faire m i e u x , e t l ' a p p r e n t i s s a g e d o n t s o r t i o n s n o u s e û t fait s u p p o r t e r b i e n
nous
d'autres
incommodités. V e r s la fin d u j o u r , n o u s n o u s disposâmes à p r o f i t e r de n o t r e l i b e r t é p o u r v o i r C a y e n n e et ses e n v i r o n s . Nous d e s c e n d i o n s , q u a n d o n n o u s notifia u n e c o n s i g n e à l a q u e l l e n o u s étions loin d e n o u s a t t e n d r e . On n o u s d i t q u e nous vions nous p r o m e n e r q u e s u r la place p u b l i q u e , à c e r t a i n e s h e u r e s , g a r d é s p a r des s o l d a t s , et qu'on ne p o u r r a i t n o u s p a r l e r sans u n e p e r m i s -
120
CHAPITRE
V.
sion spéciale. E n f i n , n o u s a p p r î m e s que n o t r e captivité n'était p o i n t finie, et q u e
l'inquiétude
de nos ennemis n o u s p o u r s u i v a i t j u s q u e
dans
u n lieu o ù cet excès de surveillance était
sans
objet. Une croix de b o i s , placée dans la s a v a n e , f r a p p a nos r e g a r d s . C'était p e u t - ê t r e l ' u n i q u e m o n u m e n t de ce genre q u i fût eucore s u r le sol
français. Elle
debout
disparut deux jours
après. L a v i l l e h e u r n o i s , mis d a n s une c h a m b r e p a r t i c u l i è r e , e u t occasion d e s'entretenir avec un jacobin fort exalté. « V o u s et vos c a m a r a d e s , l u i » dit cet h o m m e , avez été précédés ici p a r Col» lot-d'Herbois et B i l l a u d - V a r e n n e s . C'est Collot » q u i a d é m o l i L y o n et fait fusiller ses h a b i t a n s ; » mais c'est p a r c e q u e le s a l u t p u b l i c en d é p e n » dait. Il est le p è r e de la r é p u b l i q u e française , » et c'est s u r sa p r o p o s i t i o n q u e la c o n v e n t i o n a » aboli p a r a c c l a m a t i o n la r o y a u t é en F r a n c e . L e « f o n d a t e u r de n o t r e r é p u b l i q u e , b a n n i p a r ses » c o n c i t o y e n s , a été i n d i g n e m e n t
r e ç u p a r les
» colons. L e désespoir l u i a c a u s é u n e fièvre i n » flammatoire.
Il
craignait j u s q u ' a u x r e m è d e s
« q u ' o n l u i donnait.
Il b u t d u v i n
immodéré-
» m e n t , et h â t a sa m o r t p a r cet excès.
Rien ne
» fait c o n n a î t r e , dans le c i m e t i è r e de C a y e n n e , » le lieu de sa s é p u l t u r e . P e r s o n n e n'a a c c o m p a -
CHAPITRE V.
121
» g n é son c e r c u e i l ; et v o u s , a j o u t a le
jacobin,
» v o u s , r o y a l i s t e I v o u s habitez d a n s la c h a m b r e , » v o u s c o u c h e z d a n s le lit m ê m e o ù est m o r t cet » e x c e l l e n t r é p u b l i c a i n . Qu'il v o u s a r r i v e d e m o u » r i r ici,
j e suis s u r q u e la m o i t i é d e
Cayenne
» assistera à v o t r e e n t e r r e m e n t . » — « J e v a i s , l u i «répondit »tour
Lavilleheurnois,
une histoire : Un
vous faire à
jour,
mon
Charles-Quint
» étant à G ê n e s , et v o u l a n t h o n o r e r A n d r é D o » r i a , s ' e m b a r q u a d a n s u n c a n o t , et fit r a m e r » v e r s la g a l è r e a m i r a l e . Il y m o n t e , et d i t a u g é » n é r a l s u r p r i s : A n d r é , je viens d î n e r avec toi. » Sacrée majesté,
répondit
Doria,
vous
serez
« r e ç u d u m i e u x qu'il m e sera p o s s i b l e ; m a i s j e » n ' a i pas u n f a u t e u i l , pas m ê m e u n
tabouret,
» e t n o u s d î n o n s assis s u r les b a n c s des f o r ç a t s . »Le monarque » où
l'empereur
s'y a s s e y a n t , l u i dit : Un siège se p l a c e d e v i e n t
aussitôt
un
« t r ô n e impérial. Mon l i t , continua Lavilleheur»nois, a
été o c c u p é
par un
insigne
scélérat.
» q u a n d j ' y c o u c h e , c'est le lit d'un h o m m e
de
» bien. » C'était u n b o n h e u r d'être a r r i v é s d a n s la s a i s o n o ù les g r a n d e s c h a l e u r s allaient f i n i r ; il était p l u s f a c i l e de n o u s h a b i t u e r a u c l i m a t . Les tites p l u i e s c o m m e n c e n t
a u m o i s de
pe-
novembre
( f i n de b r u m a i r e ) ; elles d u r e n t e n v i r o n d e u x m o i s e t d e m i . L e petit été c o m m e n c e a u x p r e m i e r s
122
CHAPITRE V.
j o u r s d e février
Les pluies sont r a r e s , et il n'est
pas possible d'appeler ici ce mois pluviôse. L a c h a l e u r est m o d é r é e , l'air est r a f r a î c h i de t e m p s à a u t r e p a r des brises assez r é g u l i è r e s , et q u e l quefois p a r des p l u i e s douces : c'est le temps le p l u s sain de l'année. Les grandes pluies d u r e n t depuis le m i l i e u de m a r s j u s q u ' a u c o m m e n c e m e n t d'août. Si quelquefois le soleil perce les n u a g e s , il est d'une c h a l e u r a c c a b l a n t e . Les g r a n d s secs succèdent a u x grandes p l u i e s , e t ils
finissent
a u milieu de n o v e m b r e . C'est le
t e m p s le p l u s c h a u d
et le plus m a l s a i n
de
l'année. Vous voyez q u e les pluies t o m b e n t tandis q u e le soleil s'approche des t r o p i q u e s . D e u x fois p a r a n , il passera à p l o m b s u r nos têtes. Il dessèche la t e r r e , et il soulève des v a p e u r s s o u v e n t m o r telles.
Ces l i e u x seraient i n h a b i t a b l e s ,
si
les
n u i t s , aussi longues q u e les j o u r s , n e r e n d a i e n t q u e l q u e f r a î c h e u r à la t e r r e et à l'air, et s i , p a r u n e p r o v i d e n c e v r a i m e n t a d m i r a b l e , le soleil n'était caché p a r des nuages. Les c h a l e u r s sont plus s u p p o r t a b l e s ici q u e dans toutes les parties de l ' A f r i q u e , sous les m ê m e s l a t i t u d e s . Un t h e r m o m è t r e de R é a u m u r , placé dans u n lieu p r e s q u e f e r m é , v a r i e , dans le c o u r s de l ' a n n é e , e n t r e 17 degrés et 21 Le b a r o m è t r e varie e n t r e 28 pouces
et
28
CHAPITRE
V.
123
p o u c e s 1 ligne et d e m i e . A S a i n t - D o m i n g u e , o ù je l'ai r é g u l i è r e m e n t o b s e r v é , les e x t r ê m e s d e l a v a r i a t i o n étaient e n t r e d e u x lignes de p o u c e .
un
sixième
C e p e n d a n t , l o r s des g r a n d s
oura-
g a n s , il baissait s u b i t e m e n t de 3 o u 4 l i g n e s , e t remontait
aussitôt après. La
quantité
d'eau
t o m b é e d a n s u n e a n n é e o r d i n a i r e a é t é de
8
pieds 1 p o u c e 9 lignes5/10à C a y e n n e . Les r a z d e m a r é e s e n t f r é q u e n s i c i ,
m a i s ils
f o n t p e u d e d o m m a g e s , p a r c e qu'ils n e p e u v e n t a r r i v e r j u s q u ' a u x édifices et a u x c u l t u r e s . L e s t r e m b l e m e n s de t e r r e sont r a r e s et p e u d a n g e reux. Nous voilà à la G u y a n e ! O n a e u le p o u v o i r d e n o u s y d é p o r t e r sans j u g e m e n t , sans a c c u s a t i o n . O n s'est a f f r a n c h i d e ces f o r m e s q u e
le
g o u v e r n e m e n t le p l u s a b s o l u n ' o m e t t r a i t e n v e r s aucun coupable.
Nous n e connaissons q u e p a r
le fait la p e i n e q u i change
n o u s est
infligée , et elle
a u c a p r i c e de l'agent.
Le décret ne lui
a v a i t pas m ê m e é t é adressé officiellement ; mais il
le t r o u v a
d a n s u n e g a z e t t e , avec p l u s i e u r s
pièces relatives a u
18 f r u c t i d o r . Il fit c o p i e r
c i n q o u six feuilles de ce j o u r n a l , et les fit i m p r i m e r et p u b l i e r . Les c o l o n s r e ç u r e n t sous c e t t e forme
les n o u v e l l e s
les
plus
fausses à
notre
sujet. er
1 frimaire an VI
(22 n o v e m b r e 1 7 9 7 ) . — Il
124
CHAPITRE V.
m'est impossible d'écrire cette d a t e , s o u s la zone t o r r i d e , sans être f r a p p é de l'inconséquence
de
cette a p p l i c a t i o n de toutes les lois de la m é t r o p o l e à u n c l i m a t q u i les r e p o u s s e . Les f r i m a s , les n e i g e s ,
les p l u i e s , la f e n a i s o n , la
moisson,
la v e n d a n g e s e r v e n t a u j o u r d ' h u i à désigner, F r a n c e , les mois d e l ' a n n é e ; i c i , le soleil
en
brû-
lera la G u y a n e en f r i m a i r e et en nivôse. A n o t r e a r r i v é e , l'agent d u d i r e c t o i r e se p r o posa d ' a b o r d de n o u s d o n n e r p o u r d e m e u r e o u l'habitation de l'état, q u i est à u n q u a r t de l i e u e de C a y e n n e , ou celle de B e a u r e g a r d , q u i en est éloignée de d e u x lieues. C e l l e - c i avait a p p a r t e n u a u x jésuites. Nous n'avions p u
p r é v o i r qu'il n o u s
serait
i n t e r d i t d ' h a b i t e r le lieu de l a colonie qu'il n o u s p l a i r a i t de c h o i s i r . M a i s , p u i s q u e n o t r e d é t e n t i o n c o n t i n u a i t , n o u s eussions p r é f é r é l'une o u l'autre de ces d e u x h a b i t a t i o n s . Nous a p p r î m e s avec peine qu'on a v a i t a l a r m é l'agent s u r n o t r e v o i s i n a g e , et qu'il venait d ' a r r ê t e r qu'on
nous
t r a n s f é r e r a i t à S i n n a m a r i , u n des l i e u x les p l u s malsains de la colonie. O n n o u s faisait s u b i r ainsi u n e d é p o r t a t i o n n o u v e l l e , en aggravant le poids de la p r e m i è r e ; p l u s i e u r s la r e g a r d è r e n t c o m m e u n a r r ê t de m o r t , et v o u l u r e n t y r é s i s ter. Murinais adressa à l'agent des r é c l a m a t i o n s
CHAPITRE
pressantes.
V.
125
Tronson lui écrivit une lettre q u i
m é r i t e d'être r a p p o r t é e . Cayenne, I
E R
frimaire an V I .
« Citoyen agent, nous vous avions
demandé
» d e n e p a s p r o n o n c e r s u r n o t r e sort sans n o u s » e n t e n d r e . Il est p o u r t a n t a r r ê t é , d i t - o n , et v o u s «nous envoyez tous à Sinnamari. Vous t r o u v e r e z juste q u e n o u s vous adressions u n e r é c l a » m a t i o n c o n t r e v o t r e p r o p r e d é c i s i o n . Un a d « ministrateur ne peut t r o u v e r mauvais qu'on * p r o t e s t e d e v a n t l u i c o n t r e ses e r r e u r s . V o u s « n o u s avez d i t , à n o t r e a r r i v é e i c i , u n m o t aussi
« h u m a i n qu'ingénieux : Là où il me sera permis
» d'avoir une volonté personnelle,
elle vous sera
» toujours favorable : c h a c u n d e n o u s a r e t e n u c e «mot
obligeant.
Permettez-moi
de d i r e
qu'il
» devient notre texte a u j o u r d ' h u i , l o r s q u e n o u s » cherchons à expliquer votre conduite à n o »tre égard. Comme homme public, nous vous » v o y o n s l a loi à l a m a i n ; c o m m e h o m m e p r i v é , «nous
consultons
avec vous
les p r i n c i p e s d e
« j u s t i c e e t d ' h u m a n i t é ; e t , e n v é r i t é , s o u s ces « d e u x r a p p o r t s , il est difficile
de c r o i r e q u e
« v o u s n o u s exiliez à S i n n a m a r i . » O n a b e a u n o u s r é p é t e r t o u s les j o u r s q u e » nous n o u s alarmons t r o p , q u e nous y serons » t r è s - b i e n t r a i t é s , q u e n o u s y serons l i b r e s , e c t . ,
126
CHAPITRE V .
« je v o u s le dis f r a n c h e m e n t , c'est p o u r »tous
un nouveau
et
nous
véritable supplice ,
«cela p o u r des raisons qui
nous
sont
et
com-
» m u n e s ou p a r t i c u l i è r e s . J e vais v o u s i n s t r u i r e »des miennes. J'ai u n e f e m m e et p l u s i e u r s e n » fans ; j ' a i , en o u t r e , des parens dans la misère ; »je suis l e u r seul a p p u i à t o u s , et m a f o r t u n e »est
très-médiocre.
J'avais
donc
besoin
de
» m ' o c c u p e r u t i l e m e n t i c i , et j ' y c o m p t a i s ; j ' a » vais déjà p r o j e t é , avec q u a t r e de mes
amis,
» q u e l q u e s opérations c o m m e r c i a l e s . J e v o u l a i s , » dans
l'intervalle ,
m'occuper
de
quelques
» t r a v a u x c o m m e h o m m e de loi. J e m e c o n s o » lais d'ailleurs de m o n exil p a r l'espérance de » me lier avec q u e l q u e s h o m m e s instruits , q u e » déjà on m'avait indiqués. Tous enfin n o u s e s » p é r i o n s , u n e fois arrivés i c i ,
c'est-à-dire
» d é c r e t de d é p o r t a t i o n exécuté , j o u i r » de nos
droits c o m m e
le
chacun
citoyen. C o m m e n t
se
» fait-il q u e , t o u t à c o u p , n o u s en soyons p r i » vés? Ce n'est p a s , sans d o u t e , p a r u n e v o l o n t é » qui v o u s soit p e r s o n n e l l e ; celle-là, vous l'avez « d i t , n o u s sera t o u j o u r s f a v o r a b l e . C'est d o n c » u n e v o l o n t é q u i n'est pas la v ô t r e . Mais alors » cette v o l o n t é est celle de la loi ; o r , p e r m e t t e z » nous d'examiner celle-là , et de v o u s la r e m e t » tre sous les y e u x . Q u e dit le d é c r e t ? Que n o u s » serons d é p o r t é s dans le lieu q u e le p o u v o i r
CHAPITRE V.
127
» e x é c u t i f d é s i g n e r a . D o n c le p o u v o i r e x é c u t i f » n o u s a y a n t d é p o r t é s d a n s c e t t e c o l o n i e , le d é » c r e t a r e ç u t o u t e son e x é c u t i o n , d u
moment
» q u e v o u s y avez c o n s t a t é n o t r e a r r i v é e . Y e u t » on
n o u s m e t t r e s u r la ligne des
condamnés
» o r d i n a i r e s à la p r i s o n , a u x fers? q u a n d ils o n t » s u b i l e u r p e i n e , n e r e n t r e n t - i l s pas aussi d a n s » les d r o i t s d e c i t o y e n s , n e sont-ils pas c o m p l è » tement libres ? » Q u e d i t e n c o r e le d é c r e t ? Qu'en «aussitôt
qu'un
procès - verbal
» constatera l'exécution
du
France,
authentique
décret
m ê m e , le
« scellé a p p o s é s u r n o s b i e n s sera l e v é ; a i n s i , » p a r s u i t e d u m ê m e p r i n c i p e , nos b i e n s v o n t » ê t r e l i b r e s e n F r a n c e , c o m m e d e v r a i e n t l'être » ici n o s p e r s o n n e s . Qu'a dit e n c o r e le r a p p o r » t e u r de l a c o m m i s s i o n , c o m p o s é e des c i t o y e n s « S i e y e s , J e a n de B r y , Chazal ,
Eschassériaux
» a î n é , Villers, P o u l a i n - G r a n p r e y ? Colonisons» l e s ! s'est-il é c r i é ; la r é p u b l i q u e l e u r f o u r n i r a » des
instrumens
de
culture.
Nous
sommes
» d o n c ici c o l o n s c o m m e les a u t r e s citoyens. C'est » l ' e s p r i t , c'est le v œ u d u d é c r e t . Q u e v o u s f a u t »il d e p l u s ? et c o m m e n t » agent, que nous
voulez-vous, citoyen
puissions c o n c i l i e r , a v e c les
» p r i n c i p e s et avec des textes aussi c l a i r s , n o t r e » destination
forcée p o u r Sinnamari ?
A
nos
« y e u x , n é c e s s a i r e m e n t e l l e est u n e d é p o r t a t i o n
128
CHAPITRE
V,
» nouvelle ajoutée à la d é p o r t a t i o n que
noua
» avons subie. » Supposerons-nous
des
instructions
parti-
» cuîières? Mais celles-là n e p e u v e n t ê t r e c o n » traires au d é c r e t , et elles ne le sont p a s , p u i s » q u e , p e n d a n t les deux p r e m i e r s j o u r s , il était » q u e s t i o n , ou de n o u s disséminer dans les h a » bitations voisines , ou d e
n o u s r é u n i r dans
» l'habitation de l ' E t a t , à u n e demi-lieue de la » ville. A l l é g u e r a - t - o n ,
q u ' a u moins p o u r la
» t r a n q u i l l i t é de la c o l o n i e , v o u s avez d û v o i r » en n o u s des h o m m e s
d a n g e r e u x ? Mais cette
» t h é o r i e , q u i a p p a r t i e n t a u x t e m p s affreux de » la t e r r e u r , ne p e u t v o u s a p p a r t e n i r , citoyens » a g e n t , v o u s q u i jouissez ici de la r é p u t a t i o n » d'un a d m i n i s t r a t e u r h u m a i n
et
philosophe.
» Ce n'est pas à v o u s s û r e m e n t q u ' o n
pourra
» jamais r e p r o c h e r d'avoir r a m e n é ici la » t r i n e des suspects; vous avez s u r n o u s » de la p o l i c e , et v o u s p o u v e z n o u s » mais non
pas n o u s
doc-
l'action
surveiller,
p r i v e r d'avance de
nos
» d r o i t s , dans la supposition q u e n o u s p o u r r i o n s » en a b u s e r . Vous êtes t r o p éclairé p o u r contes» ter ce p r i n c i p e , et t r o p h o n n ê t e p o u r en p r a » tiquer volontairement un autre. » A u s u r p l u s , u n e observation t r è s - s i m p l e se » présentera à t o u t le m o n d e . » dangereux n e
Des h o m m e s
si
seront-ils pas bien m i e u x s u r -
CHAPITRE
V.
» veillés et c o n t e n u s ici s o u s
129
vos y e u x ,
et
au
» m i l i e u d e la f o r c e a r m é e q u i v o u s e n t o u r e ? » A v o n s - n o u s d'ailleurs d o n n é prétexte à de » n o u v e l l e s r i g u e u r s ? Q u e l s faits n o u s r e p r o c h e » t-on ? Q u e l l e s t e n t a t i v e s , q u e l l e s p l a i n t e s m ê m e ? » Non-seulement
nous sommes irréprochables,
» m a i s i n f o r m e z - v o u s a u x officiers de la c o r v e t t e » d e la c o n d u i t e q u e n o u s a v o n s t e n u e à b o r d . » Résignation,
discrétion, nulle plainte, nulle
» h u m e u r : voilà ce
que
vous en apprendrez.
» A u s s i , et à t e r r e , et p e n d a n t la t r a v e r s é e , les » p e r s o n n e s c h a r g é e s d e n o u s n e se s o n t
occu-
» pées q u e d ' a d o u c i r la s é v é r i t é d e l e u r s o r d r e s . » I c i , a u c o n t r a i r e , et p a r je n e sais q u e l l e f a t a » lité, à un début plein d'humanité
succèdent
» t o u t à c o u p des m e s u r e s s é v è r e s e t p r e s q u e p é » nales ! L'autorité devient rigoureuse à notre » é g a r d a u m o m e n t m ê m e o ù la loi cesse d e l ' ê t r e ! » C e t t e a u t o r i t é n o u s exile d a n s u n c o i n de l a colo» nie,
l o r s q u e la loi n o u s l ' o u v r e t o u t e n t i è r e !
» Elle n o u s c o n d a m n e à des p r i v a t i o n s c r u e l l e s » p o u r des h o m m e s i n s t r u i t s et sensibles, sexagé» n a i r e s , i n f i r m e s , l o r s q u e la loi n e n o u s » impose aucunes.
en
Elle n o u s p r i v e des m o y e n s
» d e n o u s o c c u p e r u t i l e m e n t , l o r s q u e la l o i n o u s » les laisse , et m ê m e n o u s en p r o m e t d e
nou-
» v e a u x ! Elle n o u s e n c h a î n e en p a r t i e , l o r s q u e » la loi n o u s d é c l a r e l i b r e s ! Elle n o u s d é p o u i l l e том.
1.
9
130
c h a p i t r e v.
»de n o s d r o i t s de citoyens , l o r s q u e la loi n o u s » les r e n d tous ! » J e finis en v o u s o b s e r v a n t q u e , dans t o u s les » t e m p s , l ' h o m m e p u b l i c s'est b i e n t r o u v é d ' a v o i r » suivi les p r i n c i p e s . C'est sa v é r i t a b l e s û r e t é , e t » q u a n d il r e d e s c e n d à l'état d ' h o m m e p r i v é , » c'est sa consolation. » TRONSON-DUCOUDRAY.
«
Nos r é c l a m a t i o n s f u r e n t i n u t i l e s . T o u t e la c o r respondance du citoyen Jeannet t o m b a ensuite entre
nos
mains.
il
rendit
c o m p t e a u d i r e c t o i r e des d e m a n d e s de
Tron-
son : « T o u t e
Voici
r e l a t i o n avec
comment
les
citoyens a été
» interdite au x d é p o r t é s , et leurs promenades » ont été c i r c o n s c r i t e s à la savane q u i fait face à » l ' h ô p i t a l . J e m e suis réglé s u r v o t r e d é p ê c h e » d u 1 9 f r u c t i d o r , et s u r l'article d u code p é n a l « q u i p r i v e les d é p o r t é s des
d r o i t s de c i t o y e n ,
» c o n f o r m é m e n t à la c o n s t i t u t i o n . L e l i b r e e x e r » cice des d r o i t s d e citoyen était la g r a n d e p r é t e n t i o n de T r o n s o n - D u c o u d r a y . » Notre d é p a r t p o u r S i n n a m a r i f u t fixé a u 26 novembre.
Cette nouvelle
condamnation
une
fois p r o n o n c é e , je m e r é s i g n a i , et je finis p a r l a t r o u v e r assez indifférente. J e d é s a p p r o u v a i s t o u tes ces c o r r e s p o n d a n c e s avec l'agent ; je r e g a r d a i s ses p e r s é c u t i o n s c o m m e u n e m a l a d i e q u e la p a -
CHAPITRE
V.
131
tience g u é r i r a i t , et j e m e t r o u v a i s aussi l i b r e q u e m o n é t a t le p e r m e t t a i t . 6 frimaire
an VI
(26 n o v e m b r e 1 7 9 7 ) . - — N o u s
q u i t t â m e s C a y e n n e sans a v o i r v u d ' a u t r e s m a i sons q u e celle de l'agent et l ' h ô p i t a l . O n n o u s e m b a r q u a , et n o u s fîmes v o i l e à m i d i . Nous p a s sâmes p r è s des îles d u S a l u t . Elles sont i n h a b i tées ; u n e v e r d u r e c h a r m a n t e les c o u v r e . A la v u e de ce s é j o u r ,
q u e l'injustice des
hommes
s e m b l e r e s p e c t e r , n o u s e û m e s le d é s i r d'y ê t r e é t a b l i s et a b a n d o n n é s . L e v e n t e t les c o u r a n s n o u s
portaient,
et,
q u o i q u ' i l y ait v i n g t - q u a t r e l i e u e s de C a y e n n e à S i n n a m a r i , n o u s a r r i v â m e s en h u i t h e u r e s d e t e m p s ; m a i s il ne f u t p a s p o s s i b l e d ' e n t r e r e n r i v i è r e . L a m e r baissait, et n o u s r e s t â m e s é c h o u é s s u r u n f o n d v a s e u x . Nous v î m e s p a s s e r a u t o u r de n o u s des m i l l i e r s d e poissons a p p e l é s yeux;
gros-
l e u r l o n g u e u r est de sept à h u i t p o u c e s ;
ils v o n t à la f i l e , e n s i l l o n n a n t r a p i d e m e n t
la
vase à p e i n e c o u v e r t e , à basse m e r , d'un o u d e u x pouces d'eau. A u m a t i n , des p i r o g u e s v i n r e n t n o u s p r e n d r e , et n o u s t r a n s p o r t è r e n t a u b o u r g de S i n n a m a r i , q u i est d a n s les t e r r e s , à u n e l i e u e de l ' e m b o u c h u r e d e la r i v i è r e d u m ê m e
nom.
L e c o m m i s s a i r e c h a r g é d e n o u s , dressa p r o c è s - v e r b a l d e la remise
de nos personnes
au
comman-
132 dant
CHAPITRE V. du lieu.
A lire c e l t e p i è c e , on a u r a i t p u
c r o i r e qu'il s'agissait d ' a u t a n t de têtes de bétail. E l l e était ainsi t e r m i n é e : « T o u t e s ces p r é c a u t i o n s p r i s e s , le c o m m a n d a n t d u p o s t e ,
nanti
» d e la p e r s o n n e des q u i n z e d é p o r t é s , q u i d e » m e u r e n t à sa c h a r g e , j'ai clos le
présent p r o -
» cès-verbal. « L a v i l l e h e u r n o i s , m a l a d e , était r e s t é » à Cayenne. S i n n a m a r i est à l'ouest de C a y e n n e . Ce b o u r g est b â t i s u r u n p l a n r é g u l i e r . A peine
a-t-on
p u t r o u v e r des h a b i t a n s p o u r le q u a r t des placemens,
em-
et m ê m e il n'y a s u r c h a q u e islet
o c c u p é q u ' u n e m a u v a i s e case et u n j a r d i n e n t o u r é de haies vives.
O n voit q u e l q u e s
chau-
m i è r e s a b a n d o n n é e s , et q u i s e r v e n t de r e t r a i t e a u x Indiens , lorsqu'ils v i e n n e n t a u village. Des r o n c e s c o u v r e n t le reste d u t e r r a i n et j u s q u ' a u x rues.
L a place
publique
produit une
h e r b e , q u i sert à la p â t u r e d u
bétail.
bonne Toutes
les cases sont c o n s t r u i t e s en bois et en t e r r e , la p l u p a r t c o u v e r t e s de feuillages secs. Les fenêtres n'ont q u ' u n c o n t r e v e n t sans jalousie et sans c a n e v a s . Les c a r r e a u x d e v e r r e sont p e u en usage d a n s les colonies. P l u s i e u r s cases ne s o n t f e r m é e s q u e p a r u n l o q u e t . Il n'y a ici q u ' u n e m a i son c a r r e l é e ; le sol de t o u t e s les a u t r e s est u n e t e r r e b a t t u e , m o i n s solide et m o i n s p r o p r e q u e les aires de nos granges. L'église est u n e g r a n d e
CHAPITRE V .
133
h a l l e o u v e r t e d e t o u s c ô t é s , c o n s t r u i t e , il y a q u a r a n t e a n s , p a r les j é s u i t e s . L e c r u c i f i x
est
e n c o r e s u r l ' a u t e l ; les o r n e m e n s d u p r ê t r e s o n t d a n s la sacristie. Q u e l q u e D i b u t a d e de la G u y a n e a p e i n t u n saint
Joseph,
a u x pieds
duquel
sont p r o s t e r n é s des I n d i e n s et des E u r o p é e n s . Nous v î m e s , peu de t e m p s a p r è s notre a r r i v é e , l'église c o n v e r t i e en m a g a s i n . Les jésuites a v a i e n t aussi u n e b o n n e c a s e , d o n t o n a v a i t fait l e p r e s bytère.
Nous y f û m e s logés.
Vis-à-vis
est
un
c o r p s d e c a s e r n e , et u n p e u p l u s l o i n u n h ô p i tal , m a i s o n m a l h e u r e u s e m e n t t r o p n é c e s s a i r e à S i n n a m a r i . L a r i v i è r e est l a l i m i t e d u b o u r g a u c o u c h a n t . Il est b o r n é des t r o i s a u t r e s c ô t é s p a r des s a v a n e s e n p a r t i e s u b m e r g é e s , et
souvent
i m p r a t i c a b l e s . Il y a v i n g t - u n m é n a g e s , o u , p o u r m i e u x d i r e , v i n g t - u n e cases h a b i t é e s ; et l e p l u s m i s é r a b l e v i l l a g e d e F r a n c e est m i e u x c o n s t r u i t et p l u s p e u p l é q u e c e l u i - c i .
Le m a i r e ,
de p a i x , le g a r d e - m a g a s i n
e t le c o m m a n d a n t
le juge
a v a i e n t t o u s la f i è v r e ; le m é d e c i n l u i - m ê m e n e pouvait
se
guérir.
Enfin,
t o u s les
habitans
a v a i e n t q u e l q u e i n f i r m i t é . Des v a p e u r s m a l f a i santes s'élèvent des m a r a i s , voisins. On y t r o u v e de p e t i t s c a ï m a n s ,
et
quelquefois
d'énormes
reptiles. N o u s s o m m e s d o n c confinés à l ' e x t r ê m e f r o n tière d e cette colonie f r a n ç a i s e , et à d e u x l i e u e s
134
CHAPITRE
V.
d'un village g a l i b i s ! A la v o c a t i o n p r è s ,
nous
r e s s e m b l i o n s assez , dans c e t t e T h é b a ï d e , à u n e société de cénobites v o u é s , loin d u m o n d e , à la r e t r a i t e , à la c o n t e m p l a t i o n , a u x t r a v a u x des d é f r i c h e m e n s , à l'abstinence
et à t o u t e l ' a u s -
t é r i t é de la discipline m o n a c a l e . Notre r é f o r m a t e u r l e citoyen J e a n n e t - O u d i n n o u s avait d o n n é des s t a t u t s d o n t voici les p r i n c i p a u x : « L e s é j o u r des d é p o r t é s à S i n n a m a r i , q u o i » que
conforme
aux
intentions d u
gouverne-
» m e n t , n'est c e p e n d a n t q u e p r o v i s o i r e . L'ingé« n i e u r est
a u t o r i s é à assigner à c h a c u n d'eux
» u n a r p e n t à titre nous
frappait
d'usufruit.
d'épouvante.
» Ce p r o v i s o i r e Les
malheureux
voudraient s a v o i r o à s'arrêteront leurs misères , et l'agent n o u s faisait e n t r e v o i r u n a v e n i r e n c o r e p l u s a f f r e u x q u e le p r é s e n t . O n d é t e r m i n a i t e n s u i t e les l i m i t e s de n o s e x c u r s i o n s . « Les d é p o r t é s étaient t e n u s de se t r o u » v e r chez e u x le c i n q u i è m e et le d i x i è m e j o u r » d e c h a q u e d é c a d e , p o u r y ê t r e visités p a r le » c o m m a n d a n t d u p o s t e , chargé » leurs
mouvemens.
» On nous
de
transmettre
assignait p o u r
subsistance une ration de m e r . « Il ne l e u r sera a c c o r d é p a r l a r é p u b l i q u e » d'outils a r a t o i r e s , i n s t r u m e n s d e p ê c h e et d e » chasse, q u ' a u m o m e n t o ù ils s e r o n t en posses-
CHAPITRE V.
» sion d u
local
qui
l e u r est
135
définitivement
» destiné. » Les l o g e m e n s , o u , p o u r m i e u x d i r e , les n u méros des lits, dans c h a q u e c h a m b r e , furent t i r é s a u s o r t . Il y en a v a i t c i n q d a n s u n e s e u l e , quatre dans une autre.
Nous e û m e s , P i c h e g r u
et m o i , u n e m ê m e c e l l u l e ; m a i s , dès le l e n d e main de notre a r r i v é e , j'appris qu'une d a m e , d e m e u r a n t d a n s le b o u r g , c o n s e n t a i t à p r e n d r e u n d é p o r t é e n pension ; qu'elle d é s i r a i t seulement
q u e ce f û t à l'année. Cette c o n d i t i o n fit
r e c u l e r d'effroi t o u s m e s c o m p a g n o n s , q u i n e se p r o p o s a i e n t n u l l e m e n t de vieillir à S i n n a m a r i . P o u r m o i , r é s o l u d'y a t t e n d r e la c h u t e d u d i r e c toire,
j'avais fait t o u s m e s
a r r a n g e m e n s avec
m o i - m ê m e , e t ils n e c o n t r a r i a i e n t p o i n t
ceux
d e m a d a m e T r i o n . J e c o n v i n s a v e c elle q u e
je
m e f o u r n i r a i s de p a i n , d e v i n et de q u e l q u e s a u t r e s o b j e t s , et q u e , p o u r le s u r p l u s , j e lui paierais u n e p e n s i o n a n n u e l l e de h u i t c e n t s l i v r e s . Ma c h a m b r e n'était p a s en é t a t de m e r e c e voir de suite.
J e r e l e v a i le sol a v e c de la t e r r e
n o u v e l l e ; c a r v o u s jugez b i e n qu'il n'est q u e s t i o n ici ni de c a r r e a u x , ni de p l a n c h e r s .
Pendant
ces t r a v a u x , je restai d a n s n o t r e h o s p i c e c o m mun ;
mais
Pichegru ,
mon
compagnon
de
c h a m b r é e , s ' i m p a t i e n t a d e m a l e n t e u r à le l a i s ser s e u l m a î t r e du logis. 11 e u t r e c o u r s à d i v e r s
136
CHAPITRE
expédiens p o u r me il e s s a y a ,
V.
forcer à évacuer. D'abord ,
avec des d é p o r t é s de sa s o c i é t é , des
s o u p e r s u n p e u b r u y a n s , q u i se p r o l o n g e a i e n t fort t a r d . Il s ' a p e r ç u t q u e m o n s o m m e i l en était à peine t r o u b l é . Il tint e n s u i t e u n petit conseil d e g u e r r e avec nos j e u n e s g é n é r a u x , et ils a r r ê t è r e n t u n siège e n f o r m e , p e r s u a d é s q u e , p r i s a u d é p o u r v u , je n e p o u r r a i s t e n i r l o n g - t e m p s . O n fit des a p p r o c h e s , o n m i n a la m u r a i l l e , e t , sous p r é t e x t e de
d é t r u i r e les s c o r p i o n s et les
m i l l e - p a t t e s , on b r û l a q u e l q u e s grains de p o u d r e d a n s les fentes q u ' o n a v a i t o u v e r t e s . « V o u s v e r » r e z , me dit l'artilleur A u b r y , que
Pichegru
» fera s a u t e r la case. » — « J e n e c r a i n s r i e n , lui » r é p o n d i s - j e , aussi l o n g - t e m p s q u e le m i n e u r » y reste. » J'avais fixé le j o u r d e m a s o r t i e , et j e n e l'avançai pas d'une h e u r e . E n f i n , a u t e r m e a r r ê t é p a r m o i , j'allai m ' é t a b l i r chez Trion.
Cette
dame
n'était
plus
madame
jeune,
était
v e u v e , d e p u i s d e u x m o i s , d'un a n c i e n c a p i t a i n e d'infanterie ; et la m o r t d e son m a r i la r é d u i s a i t à v i v r e des faibles p r o d u i t s d'une petite h a b i t a tion. Le citoyen R o d r i g u e , son n e v e u , r a i t avec elle. Ce j e u n e h o m m e ,
demeu-
b o n , docile e t
l a b o r i e u x , était le m e i l l e u r c h a s s e u r et le p ê c h e u r le p l u s a d r o i t d u c a n t o n ; p o u r ces d e u x exercices, il n e le cédait pas a u x Indiens e u x - m ê m e s . Il sera m o n c o m p a g n o n p e n d a n t u n t e m p s
CHAPITRE
V.
d o n t la d u r é e m'est i n c o n n u e .
137
J'ai e u
part,
c o m m e bien d ' a u t r e s , a u x jouissances d e la f o r t u n e ; les délices d e nos t a b l e s , les a m u s e m e n s d e la s o c i é t é ,
la p o m p e d e n o s fêtes n e
m'ont
p a s été é t r a n g e r s . J ' é p r o u v e c e p e n d a n t
qu'on
p e u t se passer de t o u t cela. J e m'attendais à ê t r e seul d a n s u n d é s e r t , et j e vais v i v r e a v e c d e u x ê t r e s civilisés. M a d a m e T r i o n et son n e v e u p r e n n e n t p a r t à mes peines ; ils en é c o u t e n t le r é c i t a v e c i n t é r ê t ; ils m e r a c o n t e n t les l e u r s . Rien n e m e m a n q u e r a dans leur cabane hospitalière. J e m'y t r o u v e r a i s h e u r e u x , je v o u s en a s s u r e , sans des s o u v e n i r s , q u i n e sont pas c e u x de m o n a n c i e n n e aisance. Si la vie m e p a r a î t b o n n e à c o n s e r v e r , m ê m e à S i n n a m a r i , jugez d u p r i x q u e j'y a t t a c h e r a i , si j a m a i s j e m e r e t r o u v e près d e vous. J e n e v o u l u s a v o i r q u e des o c c u p a t i o n s casan i è r e s . P l u s i e u r s d e mes c o m p a g n o n s se m i r e n t à c u l t i v e r les l é g u m e s e t les p l a n t e s p o t a g è r e s d u p a y s , et l e u r s j a r d i n s e u r e n t d'abord p o u r e u x t o u t l'attrait de la n o u v e a u t é . Nous savions t o u s q u e les p l u s o c c u p é s é p r o u v e r a i e n t le m o i n s d'ennui.
Pendant
la t r a v e r s é e , n o u s
avions
f o r m é des p r o j e t s q u i d e v a i e n t s'exécuter à n o t r e a r r i v é e à l a G u y a n e . B o u r d o n était r é s o l u d'y i n t r o d u i r e la c h a r r u e ; T r o n s o n se p r é p a r a i t à p l a i d e r ; L a f f o n , B a r t h é l é m y , M u r i n a i s et moi
138
CHAPITRE
V.
avions f o r m é u n e société de c o m m e r c e ; D e i a r u e v o u l a i t e x e r c e r la m é d e c i n e ,
et c o m p t a i t s u r le
c l i m a t p o u r a v o i r des p r a t i q u e s . Les p l u s j e u nes et les p l u s r o b u s t e s , les m i l i t a i r e s s u r t o u t , à q u i la chasse r a p p e l a i t la g u e r r e , se c h a r g e a i e n t d ' a p p r o v i s i o n n e r les a u t r e s d e gibier. Enfin , les m o i n s agiles d e v a i e n t s'adonner à la p ê c h e . Mais la c h a s s e , ment
a u t r e f o i s si p r o f i t a b l e , est p r é s e n t e -
f o r t négligée ; u n e épizootie a
tellement
d i m i n u é le g i b i e r , q u e les m e i l l e u r s c h a s s e u r s p a r c o u r e n t les bois des j o u r s entiers sans r i e n t u e r . L a t e r r e est c o u v e r t e d e reptiles et d'insectes d a n g e r e u x . L'air est r e m p l i d e redoutables. p a r le s o l e i l ,
Les e a u x
stagnantes,
moustiques échauffées
en p r o d u i s e n t des n u é e s , q u e
plus intrépide chasseur ne p e u t braver. Le
le dé-
p o r t é m é d e c i n i n s p i r a p e u de confiance. Q u a n t a u c o m m e r c e , il se r é d u i t à S i n n a m a r i , à v e n d r e d u t a f i a , des p i p e s , d u t a b a c , q u e l q u e s toiles grossières. L e c o t o n est la p r i n c i p a l e p r o d u c t i o n d u c a n t o n ; m a i s les p l a n t e u r s le v e n d e n t
eux-
m ê m e s à des c a b o t e u r s d e C a y e n n e . A l'égard de la p l a i d o i r i e , c h a c u n
est ici son a v o c a t . Il
n'y a g u è r e d e d é m ê l é s q u e c e u x q u i p r e n n e n t naissance
et q u i m e u r e n t a u c a b a r e t . Les p r e -
cès s o n t fort r a r e s ; et ce serait u n
grand bon-
h e u r , si la c a u s e de ce b o n a c c o r d n'était l ' a b a n d o n de p r e s q u e t o u t e s les p r o p r i é t é s . Ici, le tien
CHAPITRE
V.
139
et le m i e n sont à peine a p p l i c a b l e s à l a t e r r e . C e u x q u i a s p i r e n t à de vastes d o m a i n e s
n'ont
qu'à c h o i s i r ; des milliers d'arpens d'un sol f r a n c s'offrent à l e u r activité ; mais il sera l o n g - t e m p s stérile , f a u t e de b r a s p o u r c u l t i v e r , et de c a p i t a u x p o u r la c o n s t r u c t i o n des édifices sans l e s quels il n'y a p o i n t d'exploitation. S o u s tous les r a p p o r t s , il n'y a v a i t r i e n de plus r i d i c u l e
que
la d i s t r i b u t i o n p r o v i s o i r e d'un a r p e n t à c h a q u e déporté. L e c o m m i s s a i r e q u i n o u s a v a i t installés c r u t se r e n d r e a g r é a b l e à J e a n n e t p a r u n r é c i t t r a g i comique
de son o p é r a t i o n . Il l u i é c r i v i t u n e
l e t t r e d o n t j'extrais q u e l q u e s lignes. « J'ai t r o u v é » le local u n peu é t r o i t , mais assez c o m m o d e a u » m o y e n de l'église, q u i p o u r r a s e r v i r d'atelier » p o u r t r a v a i l l e r , de p r o m e n a d e et de salle à » m a n g e r . Mais on m u r m u r e , on crie ; le local » est i n s a l u b r e ; on y m o u r r a b i e n t ô t .
A tout
» cela je n'ai à opposer q u e le silence et l'exécu» tion de m e s o r d r e s ; m a i s ces h o m m e s ne sont » p a s r a i s o n n a b l e s , le m a l h e u r les a i g r i t , et la » raison n e les r a m è n e pas aux p r i n c i p e s d'éga» lité q u i doivent l e u r r e n d r e c o m m u n s
leurs
« m a u x et les adoucissemens q u e v o u s leur p r o » curez. Quelques-uns » terre
v e u l e n t l e u r a r p e n t de
la majorité n'en v e u t point. En p r e n -
» d r a q u i v o u d r a ! J e l e u r ai fait d o n n e r t o u s
140
CHAPITRE
V.
» les soirs u n e c h a n d e l l e p a r c h a m b r é e . Il m'en » f a u d r a i t p o u r les d i s t r i b u e r p a r l i v r e à
ceux
» q u i m'en d e m a n d e r a i e n t , à la c h a r g e d e » payer
M u r i n a i s , ce m a t i n ,
les
avait s u r son
» c o r p s son h a b i t b o u t o n n é sans l i n g e , p e n d a n t » q u ' o n l a v e le peu qu'il a. L'eau est si r a r e e t si » m a u v a i s e , q u e le p l u s g r a n d s e r v i c e à l e u r r e n » d r e est de l e u r faire c h e r c h e r q u e l q u e s j a r r e s » p o u r la p u r i f i e r . » On s a u r a , v e r s l a fin d e ce J o u r n a l , p a r quelles c i r c o n s t a n c e s n o n p r é v u e s n o u s e û m e s connaissance
d e ces c o r r e s p o n d a n -
ces et de t o u s les secrets d e l ' a d m i n i s t r a t i o n . C e u x de n o u s q u i v o u l u r e n t c u l t i v e r n e s'aperç u r e n t pas d ' a b o r d q u e l e p l u s g r a n d obstacle viendrait d u climat.
Bourdon,
le p l u s a r d e n t
de t o u s , d e m a n d a i t s é r i e u s e m e n t des b œ u f s . Il t o u r m e n t a i t l'ingénieur et l e f o r g e r o n p o u r a v o i r u n e c h a r r u e . Il v o u l a i t la c o n d u i r e
lui-même,
et q u a n d o n l u i p a r l a i t d e l ' a r d e u r i n s u p p o r t a b l e d u soleil, il r é p o n d a i t qu'il fixerait u n p a r a sol s u r l'essieu. S i j'eusse o b j e c t é le v e n t , il y a u r a i t a d a p t é u n e caisse d e c a b r i o l e t . R é d u i t à la b ê c h e , à la h o u e , il t r a v a i l l a sans r e l â c h e p e n d a n t p l u s i e u r s j o u r s . Une m a l a d i e g r a v e et l o n gue l'arrêta soudainement ; d'autres furent i n disposés. C e l u i d o n t la m a l a d i e n o u s causa d e t r o p justes a l a r m e s , f u t M u r i n a i s . Il était le p l u s âgé,
mais aussi u n des p l u s r o b u s t e s
d'entre
CHAPITRE
V.
141
n o u s ; sa c o n s t a n c e , q u e les t r a i t e m e n s de la t r a v e r s é e n'avaient p o i n t é b r a n l é e , le fut p a r u n e (
s e c o n d e d é p o r t a t i o n à S i n n a m a r i . A son a r r i v é e d a n s cette s a u v a g e d e m e u r e , n o u s le v î m e s souc i e u x , et l u i - m ê m e il c o n n u t son d a n g e r ; mais, encore
plein de v i g u e u r ,
il
demanda
à être
t r a n s p o r t é à C a y e n n e . L'agent seul p o u v a i t le p e r m e t t r e , et M u r i n a i s l u i
adressa u n e l e t t r e
d o n t ce q u i suit est e x t r a i t : S i n n a m a r i , l e 1 7 f r i m a i r e an V I .
« C i t o y e n a g e n t , m a l g r é l'inviolabilité de m o n » c a r a c t è r e de r e p r é s e n t a n t , j'ai été c o m p r i s d a n s «une
loi d u
19 f r u c t i d o r . E n f e r m é d a n s
une
» c a g e de f e r , et c o n d u i t p a r la force a r m é e à «Rochefort,
j'ai été
entassé dans l ' e n t r e p o n t
« d ' u n e corvette, nourri c o m m e soldat-matelot » d e v i v r e s de la p l u s m a u v a i s e q u a l i t é . A r r i v é à » C a y e n n e , je
c r o y a i s q u ' o n n'aggraverait p a s
» m o n s o r t , en p r o l o n g e a n t m a d é t e n t i o n , et e n » prononçant contre moi un nouvel
ordre de
» d é p o r t a t i o n . Mais je m e vois d é p o r t é p r o v i » soirement
à S i n n a m a r i , o ù il n'existe
» q u ' u n e vingtaine de f a m i l l e s l u t t a n t c o n t r e
plus un
» c l i m a t b r û l a n t et malsain. » C'est là q u e v o u s venez de d é p o r t e r seize » c i t o y e n s , d o n t q u a t o r z e n'ont été ni a c c u s é s , » ni e n t e n d u s , ni j u g é s , et d o n t les j o u r s s e r o n t
142
CHAPITRE V .
» abrégés p a r les p r i v a t i o n s et les i n c o m m o d i t é s » sans n o m b r e a u x q u e l l e s v o u s les assujétissez. » A m o n âge et dans les c i r c o n s t a n c e s p r é s e n t e s , » on est p e u effrayé de sa f i n ,
et o n d é s i r e r a i t
» m ê m e la v o i r a p p r o c h e r , m a i s je dois aussi à » m o i - m ê m e , et a u c a r a c t è r e d o n t je suis e n c o r e » r e v ê t u , de vous p r é v e n i r , p o u r éviter toute d é » pense s u p e r f l u e , q u e je n e v e u x ni ne
puis
» a c c e p t e r a u c u n e concession d e t e r r a i n ,
qui
» puisse,
sous a u c u n r a p p o r t ,
être
regardée
» c o m m e u n e i n d e m n i t é o u c o m m e u n acquiesce» m e n t à la p r i v a t i o n de m a l i b e r t é . Les a n c i e n s » h a b i t a n s n e p e u v e n t e u x - m ê m e s , f a u t e de b r a s » et d e m o y e n s , s o u t e n i r l e u r s c u l t u r e s . » En a t t e n d a n t q u e m a s i t u a t i o n d é p e n d e d e » m o n c h o i x l i b r e et v o l o n t a i r e , je r e s t e r a i d a n s » l'état d e c a p t i v i t é o ù v o u s m e t e n e z , e t j ' a t t e n » d r a i d e la j u s t i c e d u g o u v e r n e m e n t , et
de
» soixante-sept a n n é e s d'une vie sans r e p r o c h e , » u n s o r t m o i n s m a l h e u r e u x , et qu'il n e t i e n d r a i t » qu'à v o u s d ' a d o u c i r en n e c o n s u l t a n t q u e la loi. » D'AUBERJON-MURINAIS.
L'agent é c r i v i t , le 27, poste,
au commandant
»
du
de d i r e a u d é p o r t é M u r i n a i s q u e la c o -
pie de sa l e t t r e serait e n v o y é e a u m i n i s t r e p a r le p r e m i e r b â t i m e n t . La l e t t r e d'un h o m m e q u i , se v o y a n t m o u r i r , d e m a n d e d u s e c o u r s ! C'était
CHAPITRE
V.
143
u n e i r o n i e b a r b a r e ; et le j o u r s u i v a n t , le c h i r u r g i e n de S i n n a m a r i é c r i v i t qu'il n'y a v a i t p a s de
temps
à
perdre
pour
le
transporter
à
C a y e n n e . L'agent se c o u r r o u ç a , et , sans i n t e r r o m p r e son j e u , il r e f u s a d'un t o n a b s o l u . M u r i n a i s a v a i t d ' a b o r d tenté des t r a v a u x m a n u e l s ; obligé , dès le t r o i s i è m e j o u r , de r e n o n cer à sa b ê c h e , p r i v é , p a r la faiblesse
de
sa
v u e , de la faculté de l i r e , il était c o n d a m n é à u n e inaction q u i , d a n s n o t r e situation , est aussi m o r t e l l e q u e le t r a v a i l sous le soleil. Il n'avait p u t r o u v e r u n jeu d'échecs ; il c o m m e n ç a i t à e n s c u l p t e r u n , q u a n d la f i è v r e le p r i t . II était a l o r s chez le m a i r e de S i n n a m a r i , mais il y m a n q u a i t des choses nécessaires à u n m a l a d e ; e t , d è s le l e n d e m a i n , on p r i t le p a r t i de le t r a n s p o r t e r a u poste
commun.
On
amarra
aux
extrémités
d'une p e r c h e les c o r d e s d'un h a m a c . Le m o r i b o n d y f u t m i s sous u n e c o u v e r t u r e , et d e u x nègres le p o r t è r e n t . Une famille d'Indiens é t a i t a u m i l i e u d u c h e m i n ; ils étaient o c c u p é s à p e i n d r e l e u r c o r p s avec d u r o c o u ; ils ne se d é t o u r n è r e n t p a s m ê m e p o u r faire p l a c e à ce t r i s t e convoi ( 1 ) .
(1) C ' e s t l e
s u j e t d'un dessin q u e j ' a i fait à S i n n a m a r i .
M . R o b e r t en a depuis peint le p a y s a g e ; M . P e r r i n a peint les
figures.
144
CHAPITRE
V.
Sa famille était à d e u x suivais , avec à la
mes
m i l l e lieues : je
compagnons,
en
le
songeant
mienne.
Murinais milieu
était
résigné ;
de la n u i t ; il
j'allai
le
voir
était é t e n d u
au
sur
une
paillasse , d a n s u n lit sans r i d e a u x ; u n e vieille négresse en ve-souris.
é c a r t a i t les insectes et
11 m e
reconnut
les
à la l u e u r
chaude
la
l a m p e , et m e r e g a r d a f i x e m e n t , sans m e p a r l e r . Il
observa
pendant
qu'au dernier i n s t a n t , comme
d e u x j o u r s , et un
silence
jus-
profond,
p o u r n e laisser a p r è s l u i a u c u n e t r a c e
d e r e s s e n t i m e n t . Nous a v o n s c e p e n d a n t r e t e n u cette p a r o l e : « P l u t ô t » sans r e p r o c h e ,
mourir à
que vivre
Sinnamari
coupable
à
Pa-
» r i s . » Il m e u r t s u r c e t t e t e r r e de p r o s c r i p tion , l u i
à q u i la n a t u r e destinait
e n c o r e vingt
peut-être
ans d e vie ! et la t y r a n n i e l'en-
l è v e p r é m a t u r é m e n t à la société , sans q u ' a u cun
des siens ait p u l u i f e r m e r les y e u x ! Il
m o u r u t le 27 le
jour
même
frimaire ( 1 7 décembre o ù l'agent
é c r i r e q u e ses d e m a n d e s
Jeannet lui
seraient
P a r i s . Nous l ' a c c o m p a g n â m e s
1797)? faisait
envoyées
à
j u s q u ' à la fosse.
Des enfans et q u e l q u e s f e m m e s s u i v a i e n t . C e l les q u i
avaient connu
ce bon vieillard
pleu-
r a i e n t , s'agenouillèrent et r é c i t è r e n t des p r i è er
res. L e 1
nivôse (21
décembre
1797) , l'agent
CHAPITRE V.
lui
fit
expédier
Cayenne.
Il
une
ne
145
permission
pouvait
de
ignorer
revenir
que
à
depuis
q u a t r e j o u r s la m o r t a v a i t r e n d u sa p e r m i s s i o n inutile. Chaque jeton que
représentant
d'argent, sur lequel son
du
n o m , étaient gravés.
f u t e n t e r r é e avec
J e n'ai
avait
qualité, Cette
médaille
lui
rien à demander,
a causé et v o i l à
c a u s e de m o r t é c a r t é e .
TOM.
1.
un ainsi
M urinais.
Il est m o r t d u c h a g r i n q u e refus.
peuple
cette
10
un une
CHAPITRE Occupation l e i l est
SIXIÈME.
d e s d é p o r t é s . — L e t r a v a i l à la b ê c h e e t a u s o m o r t e l p o u r les
arrivans. — Billaud-Varennes.
— V u e et d e s c r i p t i o n de S i n n a m a r i . — I n s a l u b r i t é . — T r o n son
malade
est f o r c é
communications
d'y r e s t e r . — C o r r e s p o n d a n c e et
interceptées.—Emploi
de
la j o u r n é e .
— H a b i t a t i o n s des d é p o r t é s . — P r i x d e s c o m e s t i b l e s et d u travail.
V O I L A , m a c h è r e É l i s e , des pages bien lancoliques ! tous nos m o m e n s
mé-
n e sont p o u r -
tant pas c o n s a c r é s a u d e u i l . J e v o u s ai dit q u e , dans n o t r e t r a v e r s é e , la Vaillante
avait p r i s u n
n a v i r e anglais ; mais v o u s n e savez pas qu'il y avait s u r cette prise des a s s o r t i m e n s d'outils de menuiserie.
J ' a c h e t a i les
plus nécessaires,
et
a u j o u r d ' h u i j'ai l'avantage d ' e x e r c e r mes b r a s à l ' o m b r e , et sans sortir de chez m o i . cupe
J e m'oc-
à f a b r i q u e r différens petits m e u b l e s
qui
m e c o û t e r a i e n t b e a u c o u p , et q u e j'estimerais moins par un
q u e c e u x q u e j'ai faits. J e
commençai
c a d r a n : o n n e connaissait a u p a r a v a n t
les h e u r e s ici q u e p a r le sablier ; cet i n s t r u m e n t fragile est p a s s é , à S i n n a m a r i , des m a i n s d'un vieillard , q u i p o u r n o u s vole t r o p l e n t e m e n t , dans les m a i n s des soldats d u d é t a c h e m e n t . Ils sont c h a r g é s de s o n n e r les h e u r e s d u j o u r et de la n u i t . Vous savez q u e les p r o d i g u e s
s'en-
CHAPITRE
VI.
147
t e n d e n t fort m a l à tenir les c o m p t e s : c e u x - c i a v a n c e n t o u r e t a r d e n t l'horloge a u g r é de l e u r s besoins,
de l e u r s a m u s e m e n s , de l e u r
Quelques-uns
des
nègres
ennui.
du détachement
ne
savent c o m p t e r q u e jusqu'à c i n q , e t , passé ce n o m b r e , ils ne sonnent p l u s ; m a i s e u x et n o u s , avons b e a u
f a i r e , il
f a u t q u e l'année
ait son
c o m p t e , et le j o u r ses v i n g t - q u a t r e h e u r e s . C e u x q u i connaissent le prix d u t e m p s i n v e n t è r e n t les c l e p s y d r e s , les horloges , les m o n t r e s . Mon c a d r a n f u t b i e n t ô t f i n i ; mais les pluies cèrent,
et,
souvent
pendant
commen-
plusieurs
jours
de suite , le soleil n e paraissait q u e d a n s des éclaircies. Je
fis ensuite
équerres, un
un
niveau,
des
règles,
des
p u p i t r e , u n e escabelle et b e a u -
c o u p d'autres petits m e u b l e s g r o s s i e r s ,
mais,
tels qu'ils é t a i e n t , p r é c i e u x p o u r u n solitaire. J ' e n t r e p r i s m ê m e de f a b r i q u e r u n v i o l o n , et il n'y a p e r s o n n e q u i , en Voilà u n v i o l o n ,
plutôt
le v o y a n t , n e dise : q u e : Voilà u n sabot.
Une b r o u e t t e est aussi r a r e à S i n n a m a r i . C'est u n p r é s e n t q u e la F r a n c e d u t à Pascal. Si la m i e n n e r é u s s i t , j'en serai p l u s g l o r i e u x q u e d'av o i r fait u n violon. J e prenais g r a n d plaisir à finir t o u s
ces
petits o u v r a g e s ,
et
ils c o n t r i -
b u a i e n t à m e d i s t r a i r e . Mais u n p r o d u i t inestim a b l e de m o n
i n d u s t r i e fut une é t a g è r e , u n
148
CHAPITRE
VI.
v r a i c o r p s de b i b l i o t h è q u e , d o n t je fis toutes les pièces.
Malheureusement,
assembler,
q u a n d il fallut les
t o u t S i n n a m a r i ne p u t m e f o u r n i r
q u e l q u e s clous d'épingles nécessaires. Un fais e u r de r é b u s m e conseilla d'user de la ressource des m a u v a i s poètes q u a n d ils sont e m b a r r a s s é s . Le c o r p s de b i b l i o t h è q u e fut d o n c lié p a r des chevilles. J ' e m p l o y a i s à ces o u v r a g e s le b a r a t t a , les bois de l e t t e , de s a t i n e t , l'acajou , le c è d r e . Ils sont Ja p l u p a r t fort d u r s , et j'aurais d o n n e vingt a c a j o u s , d e b o u t d a n s les forêts v o i s i n e s , p o u r u n e p l a n c h e de sapin. Ce c o r p s de b i b l i o t h è q u e v o u s s u r p r e n d , c a r j'étais, en q u i t t a n t la F r a n c e , e n t i è r e m e n t d é p o u r v u de l i v r e s ; mais la f o r t u n e
répara
ce
m a l h e u r . J'en t r o u v a i p a r t o u t à e m p r u n t e r o u à a c h e t e r . La prise anglaise fut la p l u s
abon-
d a n t e s o u r c e de nos richesses. Il y avait u n ass o r t i m e n t de livres anglais et latins ; et c o m m e c h a c u n d e n o u s avait e u son l o t , n o u s n o u s faisions des p r ê t s ,
et
j'étais s û r
de ne
pas
manquer. J ' a v a i s a p p o r t é q u e l q u e s b a r r i q u e s de vin de C a y e n n e à S i n n a m a r i . Mes c a m a r a d e s , m a l a p provisionnés , v i n r e n t m e d e m a n d e r de l e u r en v e n d r e q u e l q u e s b o u t e i l l e s , et se m o n t r è r e n t d'abord blessés de mes r e f u s . Q u e l q u e s j o u r s se passèrent,
et bientôt je vis a r r i v e r
Pichegru
CHAPITRE VI.
149
avec une partie de ses livres. L'échange fut facil e m e n t c o n c l u ; je fis d'autres t r o c s , et c'est ainsi q u e m a b i b l i o t h è q u e fut plus que triplée. P i c h e g r u était fort libéral du vin ainsi acquis. Nous
étions
quelquefois en contestation
sur
u n e bouteille de p l u s o u de m o i n s , p o u r u n H é r o d o t e ou u n Tite-Live ; semblables à b e a u c o u p de
négociateurs,
un
de n o u s d'eux
croyant
avoir d u p é son a d v e r s a i r e , riait en secret de sa c r é d u l i t é . Les convives de P i c h e g r u
se
mo-
q u a i e n t de m a simplicité, l o r s q u e , faisant les h o n n e u r s de ses joyeux b a n q u e t s , il l e u r disait : « B u v o n s u n v e r r e de m o n V i r g i l e , sablons u n e » s t r o p h e de m o n H o r a c e , u n e rasade à la m é » m o i r e d'Homère. » P o u r m o i , je croyais sinc è r e m e n t m'être e n r i c h i . Celui q u i a r r o n d i t son d o m a i n e p a r l'acquisition de q u e l q u e s n'est pas p l u s h e u r e u x q u e
moi,
arpens
quand
un
n o u v e l o u v r a g e p e u t grossir m a c o l l e c t i o n , et je n'eus jamais t a n t de g o û t p o u r la l e c t u r e et le travail. J e n ' é p r o u v e rien de s e m b l a b l e dans u n e g r a n d e b i b l i o t h è q u e . P a r m i tant
d'ouvra-
ges i m m o r t e l s , je n e sais a u q u e l d o n n e r la p r é f é r e n c e , et je r e n o n c e à l i r e . S u i s - j e tenté d'éc r i r e ? il suffît,
pour
en p e r d r e l ' e n v i e ,
de
r e g a r d e r a u t o u r de soi. T o u t e s les places sont prises. Qui oserait a j o u t e r un seul v o l u m e a u x cent mille ouvrages qui remplissent ces vastes
150
CHAPITRE
VI.
dépôts , et p a r m i lesquels il y en a d e t r è s - b e a u x , qu'on ne lit c e p e n d a n t p l u s ? Désormais je n'ai à r e d o u t e r , ni le d é s œ u v r e m e n t , ni l'ennui. P o u r la p r e m i è r e fois , V i r gile, C o r n e i l l e , R a c i n e , H o r a c e ,
C e r v a n t e s , le
Tasse, P o p e , B o s s u e t , s o n t l u s d a n s le
voisi-
nage d'une p e u p l a d e d'Indiens Galibis , et
ces
b e a u x génies e x e r c e n t s o u v e n t à S i n n a m a r i la s u p e r b e p r é r o g a t i v e de n o u s consoler de l'injustice des h o m m e s . Les soirées n o u s s e m b l a i e n t l o n g u e s . II n'y a q u ' u n e différence d e d o u z e
m i n u t e s e n t r e les
j o u r s les p l u s c o u r t s et les j o u r s les plus longs. Il m e fallait d o n c lire et é c r i r e à la l a m p e ; m a faible l u m i è r e était agitée p a r l è v e n t , ou a t t i r a i t mille insectes. Un b o c a l , o u m ê m e u n e l a n t e r n e de v e r r e passait les b o r n e s de
mon
industrie,
et o n n ' a u r a i t pas t r o u v é dans t o u t S i n n a m a r i un c a r r e a u d e v e r r e g r a n d c o m m e la m a i n . M a d a m e T r i o n se s o u v i n t qu'il y avait sous le toit u n v i e u x f a n a l , q u i servait à son m a r i q u a n d il faisait ses
r o n d e s et visitait les postes.
Ce f u t
une t r o u v a i l l e ; et q u o i q u e cette m a c h i n e c o u v r î t la moitié de m a t a b l e , je m e félicitai d'en avoir l'usage , et
je fus le
citoyen
le
mieux
éclairé de S i n n a m a r i . Ma c h a m b r e s'embellissait d e j o u r en j o u r . A u lieu d e ces t a b l e a u x d o n t j e me plaisais a l'orner à P a r i s , des scies ,
CHAPITRE
VI.
151
des r a b o t s , des é q u e r r e s , des maillets t a p i s saient la m u r a i l l e . Mon m a n t e a u f u t c o n v e r t i en baldaquin , p o u r m e défendre , à mon b u r e a u , de la p o u s s i è r e d u t o i t ,
et quelquefois
même
de l'eau qui en t o m b a i t ; mes h a b i t s , mes b o t tes é t a i e n t p a r e i l l e m e n t étalés , c a r la c h a l e u r , l ' h u m i d i t é , les vers d é t r u i s e n t t o u t ce qui n'est pas exposé à l'air. 29
frimaire
nous
fûmes
(19
décembre
1797).
— Quand
transférés à S i n n a m a r i , Laville-
h e u r n o i s r e s t a seul à l'hôpital de C a y e n n e . Dès qu'il f u t r é t a b l i , il v i n t n o u s r e j o i n d r e , sous la g a r d e d'un soldat. Il p r i t la c h a m b r e de M u r i n a i s , qu'on avait e n t e r r é q u e l q u e s j o u i s a u p a r a v a n t . B a r t h é l é m y , m a l a d e , e u t la p e r m i s s i o n de se r e n d r e à Cayenne. Les h o m m e s
en place a S i n n a m a r i
étaient
m o i n s r é s e r v é s dans les m a r q u e s de l e u r i n t é r ê t q u e c e u x de C a y e n n e , gênés p a r la présence de l'agent. nous,
Nous dînions chez en
eux , et eux
t o u t e l i b e r t é ; on d o n n a m ê m e
espèce de festin a u x d é p o r t é s . V o u s ne
chez une com-
p r e n d r e z s û r e m e n t pas p a r m i les convives u n autre déporté f a m e u x , qui nous a tous précédés ici de q u e l q u e s années : c'est B i l l a u d - V a r e n n e s ; et p u i s q u e je v o u s l'ai n o m m é ,
autant
v a u t a j o u t e r q u e l q u e s circonstances relatives à cette d é p o r t a t i o n . V o u s savez qu'on y c o n d a m n a
152
CHAPITRE
VE
C o l l o t , B i l l a u d et B a r r è r e , à la suite d'un j u g e m e n t o ù ils e u r e n t d u m o i n s la f a c u l t é de se déf e n d r e . B a r r è r e s'évada ; les d e u x a u t r e s a p p o r t è r e n t a u g o u v e r n e u r d e la G u y a n e des lettres de r e c o m m a n d a t i o n . marine
étaient
Celles d u m i n i s t r e de la
conçues
d'une
manière
é q u i v o q u e , On p o u v a i t j u g e r à son style
fort qu'il
r e d o u t a i t l'instabilité de la f o r t u n e , q u i , ainsi q u e d'autres q u e m o i l'ont d i t , r e l è v e s o u v e n t c e u x q u ' e l l e a r e n v e r s é s , e t r e n d à la v e r t u les f a v e u r s qu'elle ôte a u c r i m e . A p r è s la m o r t d e Collot-d'Herbois , Billaud-Varennes fut envoyé d e C a y e n n e à S i n n a m a r i . Il y d é b a r q u a le
27
o c t o b r e 1 7 9 6 . L e t o n n e r r e , à cette é p o q u e , se fait r a r e m e n t e n t e n d r e ; m a i s il g r o n d a et éclata s u r S i n n a m a r i a u m o m e n t d e son d é b a r q u e m e n t . Les colons et les I n d i e n s v i r e n t u n
pro-
dige d a n s u n a c c i d e n t n a t u r e l , et p r é t e n d i r e n t q u e le ciel t o n n a i t c o n t r e u n g r a n d
coupable.
Cet h o m m e p a r v i n t difficilement à t r o u v e r u n e p e n s i o n , et la m a i s o n o ù o n le r e ç u t f u t a u s s i t ô t a b a n d o n n é e p a r les a m i s q u i la f r é q u e n t a i e n t a u p a r a v a n t . Il la q u i t t a q u e l q u e t e m p s a p r è s n o t r e a r r i v é e , et f u t , dès ce m o m e n t , r é d u i t à u n e p r o f o n d e s o l i t u d e . Il s'amusait à faire p a r ler
u n e p e r r u c h e , qu'il p o r t a i t s u r le poing
d a n s ses p r o m e n a d e s . Un j o u r ,
u n oiseau
de
p r o i e , a p p e l é P a g a n i , f o n d i t s u r e l l e , et la d é -
CHAPITRE V I .
153
v o r a à ses y e u x . Cette m o r t fit verser des l a r m e s à celui q u i p r o n o n ç a t a n t d'affreuses e x é c u t i o n s , et les vit d'un œil sec.
V o u s voudrez-
s a v o i r c o m m e n t il se c o m p o r t e ici : sa c o n d u i t e a t o u j o u r s été r é s e r v é e , d é c e n t e , é g a l e , et sans bassesse c o m m e sans a r r o g a n c e . Je ne l u i ai j a m a i s p a r l é , m a i s , q u a t r e fois p a r j o u r , il p a s sait d e v a n t m a c a s e ; c'était sans éviter et sans c h e r c h e r m a v u e ; il m e saluait d'un air s i m p l e et c o u r t o i s . S o n i s o l e m e n t devait être u n s u p p l i c e , q u a n d il songeait à la c a u s e qui éloignait de l u i t o u t l e m o n d e .
Si n o u s eussions i g n o r é
son h i s t o i r e , n o u s a u r i o n s p u le p r e n d r e p o u r un p h i l o s o p h e c h a g r i n , m é c o n t e n t d e la r a c e h u m a i n e , et q u i , sans la h a ï r , se b o r n e à la d é daigner. 2 ventôse
an VI
(20 f é v r i e r 1 7 9 8 ) . — C'est à
trois mois d e sa d a t e , m a c h è r e Élise , q u e je reçois v o t r e lettre de f r i m a i r e a n V I . V o u s êtes p l u s t o u c h é e de m o n b a n n i s s e m e n t q u e je n e dois le p a r a î t r e m o i - m ê m e . Je n e veux p a s ê t r e p l a i n t p l u s qu'il n'est n é c e s s a i r e , et j'ai à c œ u r de dissiper u n e p a r t i e de vos i n q u i é t u d e s .
Je
vais r e d i r e vos paroles p o u r m i e u x y r é p o n d r e . « L a d é p o r t a t i o n , d i t e s - v o u s , ôte u n c h e f à sa » f a m i l l e , a r r a c h e la famille à son chef. Ma soli» t u d e doit ê t r e une i n s u p p o r t a b l e c a l a m i t é . » Il est v r a i , m a b i e n - a i m é e , q u e votre a m i t i é
154
CHAPITRE VI.
est p o u r m o i un besoin de p r e m i è r e nécessité , et ici r i e n n e p e u t m e t e n i r lieu d e v o t r e p r é sence. J e suis m ê m e
menacé
d'une g r a n d e p e r t e ;
T r o n s o n est m o u r a n t ; si j'excepte B a r t h é l e m y et L a f f o n ,
rien ne me
proscrits,
et l e u r s
rapproche
habitudes
des
ne
autres
les a t t i r e n t
point vers m o i . J e m'attendais à ê t r e seul à Sinn a m a r i , et déjà a v a n c é en â g e , la s o l i t u d e m e semblait
doublement
pendant
que
à redouter. Je veux
vous appreniez par
ce-
moi-même,
que si je faisais cette g r a n d e p e r t e , je serais u n peu m o i n s à p l a i n d r e q u e v o u s n e le
pensez.
Madame Trion me resterait : par b o n h e u r ,
elle
n'est p l u s j e u n e , et l'amitié e n t r e n o u s a p u s'établir sans a l a r m e r les p l u s s c r u p u l e u x . L o i n de ce q u i m'est le p l u s c h e r a u m o n d e , n o t r e e n t r e t i e n n'a s o u v e n t p o u r o b j e t q u e le m a l h e u r que j'ai d'être s é p a r é de v o u s . Les f o r ê t s , les c a t a r a c t e s , les r o c h e r s et les lieux
les p l u s sauvages
sont les t r é s o r s d e
la
p e i n t u r e . L e pays o ù n o u s s o m m e s n e laisserait rien à désirer à R o b e r t . Le b o u r g n'offre c e p e n d a n t pas des aspects v a r i é s , mais
la r i v i è r e et
ses b o r d s m é r i t e n t d'être dessinés. Ils s o n t c o u verts d e v e r d u r e ; les
eaux,
claires et
q u a n d elles c o u l e n t des m o n t a g n e s ,
pures
sont t r o u -
blées p a r la vase q u a n d la m e r les r e f o u l e . A u -
CHAPITRE VI.
155
c u n e h a b i t a t i o n , n u l o u v r a g e de la main
des
h o m m e s n e se p r é s e n t e a u x y e u x s u r le rivage opposé. Une forêt p r o f o n d e le b o r d e , et la v u e est a r r ê t é e p a r ce r i d e a u i m p é n é t r a b l e . Des I n d i e n s et des n o i r s d a n s l e u r s c a n o t s , des p ê c h e u r s dans l e u r s p i r o g u e s , d o n n e n t d u m o u v e m e n t à la s c è n e ; t o u t c e l a , m e suis-je dit, est a u b o u t de ces c r a y o n s et d a n s ces c o q u i l l a ges à c o u l e u r ; il n e s'agit q u e de placer la r i v i è r e , les a r b r e s , les cases et les h o m m e s s u r le p a p i e r ; essayons : S o p h i e v e r r a avec i n t é r ê t u n e i m a g e d u lieu où son père f u t d é p o r t é , et elle fera u n j o u r u n e copie m e i l l e u r e q u e le m o d è l e . J e m e l i v r a i avec plaisir à cette nouvelle
occu-
p a t i o n . J e plaçai d a n s le t a b l e a u M u r i n a i s p o r t é m o u r a n t d a n s u n h a m a c , suivi de tous ses c o m p a g n o n s . J e fis p l u s i e u r s a u t r e s d e s s i n s ; j ' i n t r o duisis de la sorte q u e l q u e v a r i é t é dans mes p e tits
travaux,
et j'eus u n e r e s s o u r c e de
plus
c o n t r e l'ennui. Ce
tableau
resta p e n d a n t
plusieurs
jours
exposé d a n s m o n atelier. B e a u c o u p de c u r i e u x v i n r e n t le v o i r , et les louanges m e f u r e n t p r o diguées. J e faisais aussi e n t r e r chez moi les p a s sans , sous q u e l q u e p r é t e x t e ; m o n t a b l e a u était là c o m m e p a r h a s a r d , e t , de g r é ou de f o r c e , ils r e m a r q u a i e n t les b e a u t é s
de
cet o u v r a g e ;
mais W i l l o t , q u i est p e i n t r e c o m m e m o i , m e r e -
156
CHAPITRE
VI.
fusa son a d m i r a t i o n . J e n e vis d a n s son d é d a i n q u e jalousie de m é t i e r . Les Indiens admirèrent: beaucoup
le g r o u p e d'une f a m i l l e de l e u r c o u -
l e u r ; je l e u r en sus b o n g r é . J ' é p r o u v a i qu'à la G u y a n e , c o m m e en E u r o p e , on n e p r e n d de la peine q u e p o u r ê t r e r e g a r d é , les u n s p a r l ' u n i vers , et m o i p a r les sauvages et les n é g r i l l o n s de S i n n a m a r i . J e m e mis aussi à p e i n d r e le p o r t r a i t ; m a i s n ' é t a n t pas e n c o r e g r a n d c o l o r i s t e , je c r u s p r u d e n t de c o m m e n c e r p a r c e l u i de m o n » n è g r e Adonis. J e m'en tins m ê m e p o u r ce p r e m i e r essai à u n s i m p l e p r o f d .
Le nègre
posa
trois fois , et il n e se t e n a i t pas d'aise de v o i r , à chaque séance,
son p o r t r a i t p l u s r e s s e m b l a n t .
J'avais f i n i , t o u t le m o n d e m e félicitait s u r la v é r i t é de ce profil. E n c o u r a g é p a r ce s u c c è s , je m e p r é p a r a i s déjà p o u r d ' a u t r e s t r a v a u x , q u a n d A d o n i s vint m e d e m a n d e r u n e n o u v e l l e séance. » T o u t est fini, » l u i dis-je. « C o m m e n t , f i n i ! c i » t o y e n d é p o r t é ; v o u s d o n c pas v o i r q u e je n e » suis là qu'à m o i t i é . Q u a n d m e ferez-vous l'au» t r e zieu et l ' a u t r e zoreille ? » P a r m i les écoles de p e i n t u r e , m a petite S o p h i e , celle de S i n n a m a r i n'est pas e n c o r e t r è s connue,
mais j'en
suis
incontestablement
le
f o n d a t e u r et le p r e m i e r p e i n t r e . Cultivez avec s o i n , m a c h è r e É l i s e ,
les d i s -
positions de S o p h i e p o u r le dessin : q u i sait si
CHAPITRE
les
femmes
VI.
157
ne seront pas u n j o u r d é p o r t é e s
c o m m e les h o m m e s ? J u s q u e là le s y s t è m e
de
colonisation d u citoyen B o u l a y d e m e u r e i n c o m plet. Ne p e r d e z p o u r t a n t pas de v u e ce q u e je v o u s ai dit à ce s u j e t , à Blois. Q u a n d n o t r e e n fant est p r i v é de son p è r e , v o u s n'avez pas le d r o i t de l u i ô t e r aussi sa m è r e ; et si m a fille elle-même
vous demandait à venir,
j'use de
m o n a u t o r i t é p o u r le lui i n t e r d i r e Q u e S o p h i e , sans négliger les talens a g r é a b l e s , c u l t i v e tous c e u x q u i sont utiles. J ' o b s e r v e q u e ceux d'entre n o u s q u i ont le plus t r a v a i l l é à é t e n d r e l e u r s c o n n a i s s a n c e s , o n t aussi p l u s d e m o y e n s de c o m b a t t r e l ' e n n u i , et m ê m e les m a ladies. Ils s u p p o r t e n t l e u r m a l h e u r avec p l u s de constance,
ils ne s'irritent ni c o n t r e la P r o v i -
d e n c e , ni c o n t r e une injustice d o n t ils p r é v o i e n t le t e r m e . Il est v r a i que n o u s avons ici mille c h a n c e s d'une m o r t p r é m a t u r é e , e t , p o u r r e t o u r n e r e n F r a n c e , il faut
vivre
, c'est là le hic , d i t n o t r e
juge de p a i x , et vous v o y e z b i e n qu'il sait le latin ;mais toutes mes infirmités se r é d u i s e n t à u n e faiblesse de v u e si g r a n d e , qu'il m e faut quelquefois
suspendre
mon
travail.
Je
suis
n é a n m o i n s résigné à la m o r t , et c'est p e u t - ê t r e le m o y e n de p r o l o n g e r m a vie. Q u e l q u e s v o y a g e u r s , a p r è s un mois de s é j o u r
158
CHAPITRE
VI.
à P a r i s et à L o n d r e s , en o n t fait la d e s c r i p t i o n . J'ai a t t e n d u p l u s l o n g - t e m p s p o u r faire la stat i s t i q u e de S i n n a m a r i . Ce h a m e a u est le cheflieu d'un c a n t o n d u m ê m e n o m , o ù l'on c o m p t e cent q u a t r e - v i n g t s citoyens v o t a n s . La p o p u l a v
tion d e S i n n a m a r i e s t c o m p o s é e d'environ cent dix i n d i v i d u s de t o u t â g e , sexe et c o u l e u r . Les h a b i t a n s , p r e s q u e t o u s d a n s le m a l a i s e , v i v e n t ou
de
la p ê c h e ,
ou
de
quelques
cultures;
celles-ci o n t été t o u t à c o u p a r r ê t é e s dans l e u r s p r o g r è s p a r la r é v o l u t i o n . Elles p r o d u i s e n t a u x p l u s r i c h e s u n r e v e n u de d e u x à trois mille livres, et à d'autres à peine le strict nécessaire. L e c o ton est la p l u s i m p o r t a n t e p r o d u c t i o n d e
ce
c a n t o n ; il est r e m a r q u a b l e p a r sa b e a u t é , sa finesse et sa b l a n c h e u r . L a r i v i è r e de S i n n a m a r i , d o n t l'eau n o u s d é saltère , d o n t
le
poisson est n o t r e n o u r r i t u r e
p r i n c i p a l e , a d o n n é son n o m a u b o u r g o ù n o u s s o m m e s . Elle a sa s o u r c e d a n s les moyennes
montagnes
d e la G u y a n e , à e n v i r o n t r e n t e - c i n q
lieues de la m e r . Les c a t a r a c t e s , les récifs, a p p e lés sauts,
n e p e r m e t t e n t pas de n a v i g u e r a u - d e l à
de quinze lieues de son e m b o u c h u r e , si ce n'est dans des canots q u i t i r e n t p e u d'eau. L e s t e r res qu'elle b a i g n e sont m e i l l e u r e s d a n s l ' i n t é r i e u r que vers la m e r ; mais les établissemens indiens y sont r a r e s . Ils sont p l u s n o m b r e u x à m e s u r e
CHAPITRE VI.
159
qu'on s'éloigne des l i e u x h a b i t é s p a r les E u r o péens. Il ne f a u t pas a t t r i b u e r toutes les maladies q u i r é g n e n t a c t u e l l e m e n t a u x i n t e m p é r i e s d u clim a t . Les h a b i t a n s se r a p p e l l e n t l e u r s anciennes jouissances , et une aisance d o n t il ne reste plus de t r a c e . L e c h a g r i n de l e u r s p e r t e s , des d a n gers t o u j o u r s m e n a ç a n s , voilà des causes t r o p n a t u r e l l e s d e la f r é q u e n c e
des maladies
à la
G u y a n e . Ce pays est d'ailleurs malsain p r e s q u e p a r t o u t o ù l'on i n t r o d u i t d e n o u v e l l e s c u l t u r e s , et p l u s e n c o r e dans les l i e u x o ù il a f a l l u les a b a n d o n n e r . Les b l a n c s s o n t , dans t o u s ces l i e u x , o u m a l a d e s , o u p r è s des r e c h u t e s ; et la G u y a n e s e m b l e ê t r e p o u r n o t r e r a c e u n e vaste i n f i r m e r i e , o ù t o u t l'art de la m é d e c i n e consiste à différ e r la m o r t d u patient. Il y a d'autres f l é a u x d o n t l ' h o m m e le m i e u x p o r t a n t ne p e u t se g a r a n t i r . Ce sont des m i l l i e r s d'insectes ailés , q u i s'annoncent
p a r des b o u r -
donnemens
piqûre
précurseurs
m e u s e . Le l i n g e ,
d'une
veni-
les h a b i t s , les l i v r e s , les
pa-
piers sont la proie des r a v e t s , des p o u x de bois; h e u r e u s e m e n t nous a v o n s les f o u r m i s , les a r a i gnées et les s c o r p i o n s ,
qui
leur
font
bonne
g u e r r e . Mais ces auxiliaires n o u s sont aussi q u e l quefois
fort
à charge.
L'araignée-crabe ,
les
mille-pattes e t d'autres b ê t e s , d o n t le venin est
160
CHAPITRE
très-subtil, quoiqu'il
VI.
n e soit p a s m o r t e l , sont
p l u s c o m m u n s ici qu'à S a i n t - D o m i n g u e , o ù ils v o u s o n t s o u v e n t é p o u v a n t é e . L e s b a i n s à la r i v i è r e n e sont pas sans d a n g e r , c a r les
caïmans
et les r e q u i n s la r e m o n t e n t en é t é j u s q u ' a u d e s sus d e n o t r e v i l l a g e . L e s c o u l e u v r e s d'eau s o n t plus communes
et
f o r t grosses , m a i s
elles n e
f o n t pas d e m a l . II y a ici des s e r p e n s à s o n n e t tes s e m b l a b l e s à c e u x q u e j'ai v u s
aux Etats-
Unis. O n est p e r s u a d é , d a n s les d e u x p a y s , d u p o u v o i r q u e les r e g a r d s d e ce r e p t i l e e x e r c e n t s u r d ' a u t r e s a n i m a u x . V o u s savez c o m m e n t les c h i q u e s se c a n t o n n e n t d a n s la c h a i r ; elles y m u l t i p l i e n t et y f o n t d e t e r r i b l e s r a v a g e s , si o n l e u r en laisse le t e m p s . Mais j e n e p u i s m e t a i r e s u r les p e r s é c u t i o n s
d'un a u t r e insecte, q u i ,
ce m o m e n t m ê m e ,
dans
me vexe d'une manière i n -
s u p p o r t a b l e . C'est le p o u d ' A g o u t i ; fléau d e l ' A g o u t i , il l'est a u s s i , à l a G u y a n e , d e t o u t e s les créatures t e r r e s t r e s , à l'exception
des
qu'il n ' a t t a q u e p o i n t , et des I n d i e n s ,
nègres, qui,
en
se t e i g n a n t d e r o c o u , en s o n t s u f f i s a m m e n t g a rantis.
Nous ne p o u v o n s
m a r c h e r sur l'herbe
sans e n ê t r e assaillis. La g r a n d e m o u c h e à d r a g u e fait des p i q û r e s p l u s s e n s i b l e s , m a i s , ainsi q u e l ' a b e i l l e , elle ne p i q u e j a m a i s q u e p o u r sa défense. Ces m o u c h e s
s'obstinent à faire leurs
c e l l u l e s d a n s les m a i s o n s ,
CHAPITRE VI.
161
J ' a i inventé les bottines de gros papier contre t o u s ces e n n e m i s des j a m b e s h u m a i n e s . Ma d é couverte est fort a p p r o u v é e , et ces bottines sont à la m o d e .
L ' e m b a r r a s , c'est d'en faire
nous-
m ê m e s u n e paire n e u v e tous les j o u r s . On vient c h e z moi c o m m e chez un bottier de profession. Un j o u r , L i n d o r , nègre de m a d a m e T r i o n , a p r è s m ' a v o i r r e n d u c o m p t e d u travail de l a journ é e , m e d i t , en s'en a l l a n t , q u ' i l avait t u é u n serpent. J e le r a p p e l a i , et lui d e m a n d a i s'il était v e n i m e u x . — « M o i , crois pas. » — « Était-il g r a n d ? » — « Cinq ou six fois c o m m e lit à v o u s , » c ' e s t - à - d i r e trente à t r e n t e - c i n q pieds. Il ajouta q u e cet a n i m a i femelle a v a i t , en m o u r a n t , et avec d'horribles convulsions , m i s deux serpens a u j o u r ; q u ' i l l'avait o u v e r t , et en avait trouvé n e u f a u t r e s . L i n d o r m e contait cet é v é n e m e n t c o m m e u n fait t r è s - o r d i n a i r e , et ne se doutait pas q u e c'était un exploit. J e n'ai j a m a i s v u de serpent q u i eût p l u s de six à sept pieds. Vous m e d e m a n d e z c o m m e n t , a u m i l i e u d e tant de t r i b u l a t i o n s , il est possible d e s e bien porter. D'abord , personne n e s e porte bien ; m a i s ceux d'entre n o u s q u i ont un p e u m i e u x résisté doivent b e a u c o u p à l e u r résignation e t à l e u r sobriété. P r é p a r é s à m a n q u e r d e t o u t , il l e u r fut aisé d e s e contenter d e peu. C e u x q u e том. 1.
I1
162
CHAPITRE
VI.
l ' a b o n d a n c e e n v i r o n n e , q u i d i s s i p e n t les a n n é e s dans la
recherche du
plaisir, apprendraient
p e u t - ê t r e d e n o u s en q u o i c o n s i s t e le b o n e m ploi d u t e m p s , et q u e la t e m p é r a n c e est le m e i l leur médecin. J e v o u s ai d i t q u e p l u s i e u r s d é p o r t é s a v a i e n t d'abord imaginé
qu'ils p o u r r a i e n t e u x
mêmes
c u l t i v e r la t e r r e ; sept à h u i t p r i r e n t r é s o l u m e n t la b ê c h e
et la h o u e , mais
en peu d e j o u r s ils
tombèrent tous malades. Vous connaîtrez succ e s s i v e m e n t la destinée
des u n s et des a u t r e s .
A u x r a v a g e s é p o u v a n t a b l e s q u e la m o r t fit p a r m i n o u s , v o u s j u g e r e z q u e S i n n a m a r i était le p a y s le p l u s m a l s a i n d e la d o m i n a t i o n f r a n ç a i s e . L e c i t o y e n B . . . connaissait-il b i e n la f o r c e de ces p a r o l e s , qu'il p r o f é r a Colonisons-les
a u conseil des c i n q - c e n t s :
! A u t a n t eut-il v a l u dire : C o m -
m e n ç o n s p a r les a s s a s s i n e r , et q u a n d ils ne p o u r ront plus r é p o n d r e , nous prouverons que leur m o r t était j u s t e . C'est p o u r n o u s coloniser doute,
,
q u e l e d i r e c t o i r e o r d o n n a à son
de n o u s p l a c e r s u r des t e r r e s i n c u l t e s , vaient nous être concédées.
sans agent
q u i de-
Le citoyen Jeannet
e n v o y a , en c o n s é q u e n c e , u n i n g é n i e u r à S i n n a m a r i , p o u r n o u s a n n o n c e r q u e n o u s n'y é t i o n s q u e provisoirement.
Cet officier a v a i t o r d r e
de
m e s u r e r , p o u r c h a c u n de n o u s , u n a r p e n t de t e r r e , d o n t la j o u i s s a n c e n o u s s e r a i t ô t é e d è s
CHAPITRE
q u e n o u s serions p r ê t s
VI.
163
à n o u s établir s u r les
t e r r e s qu'on v o u l a i t n o u s
donner à défricher.
Cette offre était d é r i s o i r e ; et si d e tels o r d r e s étaient é m a n é s d u m i n i s t r e des c o l o n i e s , ils a n nonçaient
une profonde ignorance du régime
colonial. D e v i o n s - n o u s r e s t e r à S i n n a m a r i ? u n a r p e n t ne p o u v a i t suffire p o u r a u c u n e c u l t u r e . Mais si ,
comme
on
nous
l'annonçait ,
nous
devions, dans peu de m o i s , être transférés ailleurs , il e û t été insensé de c o n s u m e r n o s r e s sources et nos forces p a r des avances et des t r a vaux sur une terre donnée à titre précaire , pour ê t r e a b a n d o n n é e a p r è s le d é f r i c h e m e n t . D e u x d'entre n o u s
a c c e p t è r e n t cette o f f r e ; u n
seul
c o m m e n ç a à c u l t i v e r , et en f u t b i e n t ô t las. L e grand bétail, poste,
q u i v a g u e sans g a r d i e n s d a n s le
r o m p a i t les c l ô t u r e s , d é v o r a i t les légu-
m e s , et d é t r u i s a i t en u n e n u i t les t r a v a u x d'une décade. Il y a des t e r r e s destinées a u x g r a n d e s c u l t u r e s , m a i s u n e loi r é c e n t e en i n t e r d i t les c o n c e s sions j u s q u ' à la p a i x ; i n t e r d i c t i o n i n u t i l e , p e r s o n n e n'en v e u t , et on voit de t o u t e s p a r t s des établissemens
abandonnés
au moment
c o m m e n ç a i e n t à p r o s p é r e r . Cette
o ù ils
interdiction
d e c o n c é d e r est un s t r a t a g è m e i n v e n t é p a r des hommes bien coupables,
p o u r faire c r o i r e a u x
a r m é e s q u ' o n l e u r r é s e r v e des t e r r e s , et q u e l -
164
CHAPITRE VI.
les l e u r s e r o n t d i s t r i b u é e s à la paix. On n'envoie p a s i m p u n é m e n t des milliers d ' h o m m e s h a b i t e r et d é f r i c h e r des t e r r e s m a l s a i n e s s o u s la l i g n e , sans m o y e n s de c u l t u r e , et les a r m é e s ne se l a i s sent pas d é p o r t e r . Et p u i s , o ù t r o u v e r en p a r e i l n o m b r e les f e m m e s nécessaires? L'ingénieur remonta
la S h m a m a r i
jusqu'au
village indien de S i m a p o , p o u r y m a r q u e r , disait-il, le t e r r a i n q u i n o u s était d e s t i n é . De r e t o u r , le j o u r s u i v a n t , il se t r a n s p o r t a s u r la r i v i è r e d e C o n a n a m a , à q u a t r e lieues ouest d ' i c i , p o u r y r é p é t e r la m ê m e s i m a g r é e . 11 r e v i n t , et n o u s invita p a r é c r i t à d é c l a r e r s u r l a q u e l l e d e s d e u x r i v i è r e s n o u s v o u l i o n s des concessions. P i c h e g r u d i t qu'il e n d e m a n d a i t u n e o ù il y e u t de l ' i n d i g o , d u c a f é , d u s u c r e , des v i g n e s , d u g i b i e r , de la p ê c h e , et les h o m m e s nécessaires à l'exploitation. J e p r o m i s de faire m a r é p o n s e a p r è s m o n j u g e m e n t . Nous ne p o u v i o n s r e g a r d e r c o m m e sérieuse la p r o p o s i t i o n d ' a l l e r ,
à
n o t r e âge , sous la l i g n e , sans c a p i t a u x , sans o u v r i e r s , e n t r e p r e n d r e des c o n s t r u c t i o n s , des édifices, des abatis , des d é f r i c h e m e n s a u x q u e l s des hommes même
robustes succombent
le
plus
souvent. Les maladies faisaient
des progrès parmi
nous.
T r o n s o n avait des i n f i r m i t é s c o m p l i q u é e s , et les médecins prononcèrent
qu'elles ne
pouvaient
CHAPITRE
VI.
165
ê t r e traitées qu'à l'hôpital de C a y e n n e ; il é c r i vit à J e a n n e t , le 25 pluviôse a n VI ( 1 3 février 1798 ) , la lettre suivante : « C'est à v o u s - m ê m e q u e je veux m ' a d r e s s e r , » c a r il n'est pas p o s s i b l e , q u ' i n s t r u i t d e mon » é t a t , vous me refusiez d'aller à C a y e n n e ; le » refus m e mettrait a u désespoir, et serait » rêt de mort.
un ar-
Il n'y a ici rien de ce q u i est n é -
» cessaire p o u r u n e m a l a d i e a u s s i c o m p l i q u é e « q u e la m i e n n e . Le m a u v a i s a i r , d ' a i l l e u r s , et « l ' h u m i d i t é c o n t r a r i e r a i e n t l'effet des r e m è d e s . » Il ne s'agit point de m ' a c c o r d e r un privilège. » Tout h o m m e ,
en pareil c a s , a le droit
de
» vous d e m a n d e r son transport à C a y e n n e . » L e citoyen J e a n n e t trouva p l u s simple de l u i envoyer de Cayenne u n m é d e c i n , à q u i cette mission ne p l u t g u è r e . Tronson écrivit u n e
se-
conde l e t t r e , ainsi c o n ç u e : « 4 ventôse an VI » (22 février 1 7 9 8 ) . — Ce n'est pas un m é d e c i n » d e p l u s q u ' i l m e f a u t , m a i s u n air p u r et des » m o y e n s de guérison q u e je ne p u i s avoir i c i , » d u b o u i l l o n , des b a i n s , des soins d o m e s t i q u e s , » c'est-à-dire tout ce q u ' i l est impossible de se » p r o c u r e r à S i n n a m a r i . Le local est excessive» m e n t h u m i d e et m a r é c a g e u x ; tout m a n q u e et » ne peut être s u p p l é é ; vous pouvez d ' u n seul » mot t r a n c h e r la difficulté. Ce m o t , le d i r e z » v o u s ? vous en êtes le m a î t r e . S'il faut
rester,
166
CHAPITRE
» je m e » serai
r é s i g n e r a i , quoique ta victime.
VI.
convaincu
que
j'en
J'attends votre réponse avec
» c o n f i a n c e , c a r l ' h u m a n i t é v o u s la dicte. » L e m a l h e u r e u x ne p u t r i e n o b t e n i r . Il se d é b a t t a i t déjà c o n t r e la m o r t ; m a i s il e u t e n c o r e à souffrir pendant quelque temps. Nous c o m p r î m e s qu'il fallait t i r e r t o u t e s nos r e s s o u r c e s de n o u s m ê m e s , et ne n o u s laisser a l l e r ni à l ' a b a t t e m e n t ni a u
découragement.
L'administration mettait une grande i m p o r t a n c e à n o u s c a c h e r la v é r i t é . Les gazettes
amé-
r i c a i n e s n e n o u s a r r i v a i e n t q u e p a r des voies i n directes et m y s t é r i e u s e s .
Nous f û m e s ,
depuis
n o t r e d é p a r t d e F r a n c e , six m o i s sans a v o i r des n o u v e l l e s . V e r s cette é p o q u e , n o u s r e ç û m e s d e S u r i n a m des gazettes h o l l a n d a i s e s . P o u r p o u v o i r les d é c h i f f r e r , il f a l l u t a p p r e n d r e cette l a n g u e ; les n u i t s m ê m e f u r e n t e m p l o y é e s à c e t t e é t u d e ; mais ce ne fut p a s u n e l o n g u e affaire. a p p r i s le s y r i a q u e p o u r
savoir des
J'aurais
nouvelles.
T o u t e c o m m u n i c a t i o n a v e c la F r a n c e était p o u r ainsi d i r e i n t e r r o m p u e , et la c o r r e s p o n d a n c e , m ê m e p a r les n e u t r e s , é t a i t f o r t h a s a r d é e . Ils ne se c h a r g e n t p a s v o l o n t i e r s de l e t t r e s , o u ils les j e t t e n t à la m e r à la m o i n d r e p o u r s u i t e , de p e u r qu'elles ne d e v i e n n e n t des p r é t e x t e s o u des tifs d e saisie e t d e c o n d a m n a t i o n
de l e u r s
mona-
vires et c a r g a i s o n s . C e t t e l o n g u e i n c e r t i t u d e s u r
CHAPITRE
VI.
167
la destinée de t o u t ce q u i nous était c h e r aggravait n o t r e m a l h e u r . V o t r e s i t u a t i o n , à cet é g a r d , m a c h è r e Elise, est p e u t - ê t r e p i r e q u e la m i e n n e . Par
une barbarie gratuite, on
vous
a
laissé
i g n o r e r o ù j'existe, si m ê m e j'existe. Vos pensées sont e r r a n t e s s u r t o u s les l i e u x d u globe.
Pour
m o i , m o i n s i n c e r t a i n , je m e f i g u r e ici t o u t ce q u i v o u s o c c u p e . J e vois l'emploi utile d e v o t r e t e m p s , la paix m é l a n c o l i q u e et solitaire de v o t r e m a i s o n , les leçons soins
domestiques
d o n n é e s à n o t r e e n f a n t , les auxquels
vous
l'habituez.
T o u s les m a t i n s , S o p h i e venait n o u s e m b r a s s e r et d é j e u n e r avec n o u s . J e l'entends nous r a c o n t e r u n e f a b l e , et n o u s d e m a n d e r u n e histoire. Mais i c i , je p r e n d s s o u v e n t seul ce r e p a s , si a i m a b l e et si gai q u a n d n o u s étions t r o i s . E n c o r e u n e f o i s , c e p e n d a n t , n'allez pas m e c r o i r e p l u s à p l a i n d r e q u e je n e le suis. Otez d e m e s s o u v e n i r s n o t r e e n f a n t et sa m è r e , je p o u r rais m e c r o i r e ici a v e c m e s
parens. J ' é p r o u v e
chez m a d a m e T r i o n les soins de l ' h o s p i t a l i t é , e t t o u t e sa c o n d u i t e p r o u v e à q u e l p o i n t la b i e n v e i l l a n c e l u i est n a t u r e l l e . Bien accueilli dès le p r e m i e r j o u r , j'ai c o n s t a m m e n t t r o u v é chez elle t o u t ce q u ' o n p e u t a v o i r d a n s u n lieu aussi s a u v a g e . On n'est ni g ê n é , ni e m b a r r a s s é de m a p r é sence. Si j'ai été a b s e n t u n e p a r t i e d u j o u r , o n p a r a î t c o n t e n t de m e r e v o i r . La petite p e u p l a d e
168 de
CHAPITRE V I . Sinnamari
s'empresse
à nous donner
des
p r e u v e s d'affection. L e n o m d e d é p o r t é est u n e d i s t i n c t i o n h o n o r a b l e , et l'on ne v o i t d a n s n o t r e bannissement
qu'une vengeance
politique.
Je
m e s u i s , à cette o c c a s i o n , r a p p e l é b i e n s o u v e n t v o t r e e x c e l l e n t a m i le v i e u x B e n e z e c h , de P h i l a d e l p h i e . Ce b o n et v e r t u e u x q u a k e r p o r t a i t a v e c o r g u e i l le l i t r e de r é f u g i é , q u e l'on a v a i t d o n n é a u x p r o t e s t a n s fugitifs de F r a n c e . J e ne l'ai j a m a i s v u m o n t r e r d e v a n i t é , si ce n'est q u a n d il p o u v a i t p a r l e r de son p è r e m i s a u x g a l è r e s , d e ses p a r e n s p e r s é c u t é s
p o u r cause
de religion.
La vénération que nous attirait une
infortune
n o n m é r i t é e n o u s é t a i t m a r q u é e p a r les s o l d a t s , p a r les n è g r e s , et m ê m e p a r des é t r a n g e r s
qui
n e faisaient q u e t r a v e r s e r S i n n a m a r i . Ils
ve-
naient nous voir c o m m e
o n visite des
ruines,
o u p o u r n o u s o f f r i r des c o n s o l a t i o n s . II y a v a i t a u bas de n o t r e rivière jour,
Un p a r l e m e n t a i r e . Un
de g r a n d m a t i n , c o m m e
j'ouvrais m o n
v o l e t , d e u x m a t e l o t s de ce b â t i m e n t p a s s a i e n t , et u n
d'eux, me saluant,
m e d i t : « Puissiez -
» v o u s r e v o i r b i e n t ô t v o t r e p a y s et v o t r e f a m i l l e ! » L'autre a j o u t a : « Voilà c o m m e
nous
pensons
» t o u s ; » e t ils p o u r s u i v i r e n t l e u r c h e m i n .
Ces
p a r o l e s m e r é j o u i r e n t p o u r t o u t e la j o u r n é e . V o u s ne serez p a s é t o n n é e
de m e v o i r levé
d'aussi g r a n d m a t i n , q u a n d je v o u s a u r a i a p p r i s
CHAPITRE V I .
169
l ' h e u r e d u c o u c h e r . Voyons c o m m e n t se passe la j o u r n é e , et d'abord il faut q u e vous sachiez où c h a c u n est logé J e vous envoie le p l a n d e S i n n a m a r i . J e l'ai levé p o u r v o u s , par u n t e m p s où le soleil était c a c h é . Ce chef-lieu de canton n'a g u è r e p l u s de cent toises en c a r r é , d a n s sa p a r t i e habitée. C'est u n e ville de huit à dix a r pens d ' é t e n d u e , et les j a r d i n s p r e n n e n t p l u s des neuf d i x i è m e s de cet espace. L e pavillon appelé le Gouvernement ne p o u vait n o u s contenir tous , et au b o u t d e q u e l q u e s mois , il n'y e u t p l u s q u e dix
personnes
d a n s cette m a i s o n . Rovère et B o u r d o n ,
que
l e u r s goûts et l e u r s h a b i t u d e s s e m b l a i e n t d e voir s é p a r e r , étaient r é u n i s p a r l e u r désertion d u p a r t i a u q u e l tous d e u x avaient été a t t a c h é s . L a patience et la flexibilité d e R o v è r e , et l'usage
q u ' i l avait d u
monde,
lui rendaient
s u p p o r t a b l e s les e m p o r t e m e n s et la p é t u l a n c e de son c o m p a g n o n ; m a i s il était souvent
ob-
sédé de la société de cet h o m m e , q u i ne p o u vait ni lire ni écrire , et q u i s'en d é d o m m a g e a i t p a r d u partage.
Ils d e m e u r a i e n t et faisaient m é -
n a g e ensemble. P i c h e g r u réunissait le soir A u b r y , D e l a r u e , R a i n e ! ; il s'exerçait sans cesse à tirer d e l'arc , à c o n d u i r e u n c a n o t , et il y était devenu aussi adroit
qu'un
Indien.
Sa persévérance
à
ces
170
CHAPITRE
VI.
e x e r c i c e s m e fit p e n s e r qu'il se p r é p a r a i t à f u i r d é g u i s é en G a l i b i , si o n p e u t a p p e l e r d é g u i s e m e n t la n u d i t é et l ' a p p l i c a t i o n d e q u e l q u e s c o u ches
d e r o c o u s u r la p e a u . A u r e s t e , il
n'usa
p o i n t d e ce s t r a t a g è m e . D e l a r u e h a b i t a i t u n e case l o u é e . Barthélémy, p a r Jeannet
toléré pendant quelque
à
Cayenne,
avait été
temps
contraint
de r e v e n i r à S i n n a m a r i . Il d e m e u r a i t , ainsi q u e son f i d è l e d o m e s t i q u e , d a n s l a case d u G o u v e r n e m e n t , a v e c h u i t a u t r e s d é p o r t é s . Ils y é t a i e n t fort
gênés,
quoique
Vous verrez tous b o u r g et d e ses
ces
réduits
d e seize à
d é t a i l s s u r le
plan
dix. du
environs.
N o u s a v i o n s la l i b e r t é d e n o u s l e v e r q u a n d nous
voulions;
l'aurore.
les
plus
diligens
devançaient
L e s p r e m i è r e s h e u r e s d e la m a t i n é e ,
et celles q u i s u i v e n t le d é j e u n e r , é t a i e n t
em-
ployées à lire , à écrire , à dessiner. Lavilleheurnois
d o n n a i t des l e ç o n s d'anglais à T r o n s o n ,
q u i s'y l i v r a i t l a b o r i e u s e m e n t ; il e n d o n n a i t a u s s i au g é n é r a l jeu;
Pichegru,
qui
n'en
faisait q u ' u n
m a i s le s o l d a t laissait b i e n l o i n d e r r i è r e
l u i l ' h o m m e d e c a b i n e t . Q u e l q u e s - u n s faisaient de p e t i t s o u v r a g e s d e m e n u i s e r i e o u d e m a r q u e t e r i e . Il n'était p l u s q u e s t i o n d e c u l t u r e . L ' a r t d o n t a u t r e f o i s n o u s e u s s i o n s fait le m o i n s
de
c a s , était à S i n n a m a r i le p l u s u t i l e et le p l u s
CHAPITRE VI.
171
p r i s é . Un m a u v a i s c h a r p e n t i e r s'y t i r e r a i t m i e u x d'affaire q u e le p l u s h a b i l e o r a t e u r , et il y a v a i t tels d'entre n o u s q u i eussent t r o q u é t o u t le d r o i t p u b l i c de l ' E u r o p e et t o u t e l e u r science m i l i t a i r e contre
la
force o u
l'adresse
nécessaire
pour
c o n s t r u i r e et g o u v e r n e r u n canot. Il y a c e p e n d a n t d ' a u t r e s professions m o i n s r u d e s d a n s l e s quelles il est p l u s facile d'exceller. Enlevés p r é c i p i t a m m e n t de la p r i s o n d u T e m p l e , e m b a r q u é s avec
des
précautions
b a r b a r e s , nous
étions
tous f o r t m a l p o u r v u s d'habits. Nous p r î m e s le p a r t i d'en faire n o u s - m ê m e s rajeunir
de n e u f s ,
et
de
les v i e u x . W i l l o t n'est pas aussi b o n t a i l -
l e u r q u e m o i . Nous s o m m e s r i v a u x d a n s
tous
les a r t s . Un t r a v a i l
d'utilité p u b l i q u e
me
semblait
p r é f é r a b l e à tous les a u t r e s . J ' e n t r e p r i s de c o n v e r t i r en
p r o m e n a d e s et en
communications
faciles les r u e s de S i n n a m a r i , j u s q u ' a l o r s b o u r beuses et i m p r a t i c a b l e s dans le temps des p l u i e s . Les r o u t e s q u e j'ai fait o u v r i r à S a i n t - D o m i n g u e ne m'ont pas o c c u p é p l u s a g r é a b l e m e n t ; j'étais levé a v a n t le j o u r , j'animais les nègres p a r de petites l i b é r a l i t é s ; je l e u r r e n d a i s f a m i l i e r l ' u sage des v o y a n s , des
jalons , du
niveau.
Je
m ' a d m i r a i s dans m e s s u c c è s . J e d e m a n d a i s avec o r g u e i l a u x c e n s e u r s ce qu'ils pensaient de lt u r objection d e la veille. J e m e t r o u v a i s h e u r e u x
172
CHAPITRE VI.
d e laisser a p r è s m o i
q u e l q u e bien. Pichegru ,
A u b r y , D'Ossonville
prenaient plaisir à m e se-
conder.
eurent
Quand
ils
quitté Sinnamari,
j'eus p o u r p i q u e u r s , a u l i e u d e g é n é r a u x ,
des
c u r é s , des c h a n o i n e s et des g r a n d s - v i c a i r e s . Les
déjeuners
étaient
ordinairement
pris
s é p a r é m e n t , m a i s o n se r é u n i s s a i t q u e l q u e f o i s , s u i v a n t les liaisons. L ' a b b é B r o t t i e r , q u ' o n pelait
le c o m m i s s a i r e
du
roi,
était m a l
apavec
t o u s les p a r t i s . Il a v a i t t r o u v é le m o y e n de h a n t e r u n a u t r e d é p o r t é , u n i q u e ici d a n s son e s pèce.
C e t t e liaison
avee B i l l a u d a v a i t le
plus
c o n t r i b u é à nous éloigner de Brotier. L e g é n é r a l W i l l o t , sans h a b i t e r c h e z m a d a m e T r i o n , était a v e c m o i son p e n s i o n n a i r e , et n o u s étions d é b a r r a s s é s d u soin d ' a p p r ê t e r n o t r e s u b sistance. R é d u i t s q u e l q u e f o i s à faire petite c h è r e , n o u s avions r e c o u r s à de Mais W i l l o t , h o m m e
m a u v a i s e s salaisons.
d'esprit,
d'une
société
d o u c e et g a i e , a v a i t aussi u n t a l e n t d o n t je m ' a c c o m m o d a i s f o r t , et q u i est t r è s - u t i l e en d é p o r tation.
Il
faisait
en p e r f e c t i o n le m a c a r o n i et
q u e l q u e s p l a t s d ' e n t r e m e t s . J e p r o f i t a i s d e son h a b i l e t é , et je c o n v i e n s q u e ce f u t sans p o u v o i r y a t t e i n d r e . Les a u t r e s d é p o r t é s plupart
é t a i e n t p o u r la
du temps mal p o u r v u s de
vivres.
Ils
a v a i e n t d ' a b o r d e m p l o y é des I n d i e n s à c h a s s e r e t à p ê c h e r p o u r e u x , m a i s ils y r e n o n c è r e n t b i e n -
CHAPITRE V I .
173
tôt. L'abondance régnait u n j o u r ou d e u x , il y avait ensuite disette ; c'est vivre c o m m e les I n d i e n s e u x - m ê m e s , et rien n'est plus d a n g e r e u x p o u r nous q u e leurs excès o u leurs i r r é g u l a r i t é s . La t e m p é r a n c e , nécessaire p a r t o u t , est comm a n d é e ici sous peine de mort. Quelquefois aussi u n habitant tue u n b œ u f , u n e vache o u u n mouton. C'est à coups de fusil q u ' o n abat le g r a n d b é t a i l ; souvent l ' a n i m a l m u t i l é fuit dans les b o i s , où il faut de n o u v e a u le poursuivre. On le met en q u a r t i e r s sur la place où il a expiré. Des nègres apportent o u traînent les morceaux j u s q u ' a u poste : vous j u gez quelle viande cela p e u t donner. Les c h a s seurs tuent des pièces de gibier grand et petit ; m a i s rien n'est p l u s r a r e , et cette p r é t e n d u e a b o n d a n c e , si vantée p a r les v o y a g e u r s , n'est c o n n u e ni à S i n n a m a r i ni à Cayenne. On n e s'avise pas de chasser p o u r son p l a i s i r ; q u a n t a u profit, il ne paie pas t o u j o u r s la peine. L e s tortues de mer sont assez c o m m u n e s d a n s u n e saison de l'année. Celles de terre, b e a u c o u p p l u s p e t i t e s , se trouvent en tout t e m p s ; m a i s elles sont rares. C'est u n mets sain et quelquefois délicat. La volaille est encore une r e s s o u r c e , m a i s elle exige de g r a n d s soins. Nos cases étant c o n s t a m m e n t o u v e r t e s , nous s o m m e s s o u vent i m p o r t u n é s de la visite des mères e t d e s
174
CHAPITRE
VI.
c o u v é e s . Elles ne se r e t i r e n t q u ' a p r è s a v o i r r e ç u u n e p o i g n é e de riz o u de m i l l e t . LafFon a t r o i s o u q u a t r e p o u l e s c o u v e u s e s d a n s sa c h a m b r e . Nous a v o n s , s u i v a n t les saisons , des o r a n g e s , des m a n g u e s ,
des b a n a n e s , et p l u s i e u r s a u t r e s
fruits fort bons. Moins délicats q u e ceux d'Eur o p e , ils sont c e p e n d a n t s a v o u r e u x , r a f r a î c h i s sans e t assez sains. Il y a , juin,
une grande
p e n d a n t le m o i s d e
abondance
d'ananas,
g o û t e x q u i s . « L e b o n p a y s ! disait u n les p o r c s y s o n t n o u r r i s d ' a n a n a s e t
d'un
matelot, d'oranges,
et les oies a v e c d u r i z a u l a i t . » A v a n t l'évasion d e h u i t d é p o r t é s ,
et la m o r t
de six a u t r e s , n o u s n o u s a s s e m b l i o n s , a u n o m b r e de q u a t r e ou c i n q , chez l'un de n o u s , et plus c o m m u n é m e n t
dans la c h a m b r e q u ' h a b i -
t a i e n t T r o n s o n , B a r t h é l é m y et L a f f o n . O n c a u s a i t , o n r e v e n a i t s u r le p a s s é , o n p r é d i s a i t l'aven i r . S i la p r é d i c t i o n n e s'accomplissait
p a s , le
p r o p h è t e en é t a i t q u i t t e p o u r g a r d e r u n silence p r u d e n t et m o d e s t e .
S i elle s ' a c c o m p l i s s a i t ,
il
se félicitait d e sa p é n é t r a t i o n , et n e m a n q u a i t p a s d e d i r e : « je l'avais b i e n p r é v u . » J ' a u r a i s f a i t c o m m e u n a u t r e , si je n e m e fusse r a p p e l é l ' h i s t o i r e d e v o t r e m e u n i è r e , à q u i son m a r i , las d e ses p r é d i c t i o n s p o s t h u m e s , v i n t d i r e : « L e c h e » val a m a n g é
la m e u l e
d u m o u l i n . » — « Ce
» n'est pas m a f a u t e , je te l'avais b i e n dit. » C e -
CHAPITRE
VI
175
lui q u i p r é d i t sans cesse est q u e l q u e f o i s
pro-
phète, R o v è r e , qui voulait avoir tout p r é v u , n o u s disait u n j o u r : « J'avais t o u t a n n o n c é a u x » c o m m i s s i o n s des i n s p e c t e u r s d e nos c o n s e i l s , » et j'étais s û r de m o n fait. » T r o n s o n l u i r é p o n dit : « I l n e fallait pas a n n o n c e r , il fallait c o n » v a i n c r e . » T r o n s o n n o u s faisait des l e c t u r e s ; nous étions,
p a r b o n h e u r , en possession des
L e t t r e s P r o v i n c i a l e s . Il les lisait p a r f a i t e m e n t . J e n'ai pas p r i s plus d e plaisir à v o i r r e p r é s e n t e r P h è d r e qu'à l ' e n t e n d r e r é c i t e r p a r T r o n s o n . Les d é p o r t é s étaient à S i n n a m a r i t o u t
aussi
p e u u n i s q u e dans les conseils et n o u s y r e p r é sentions, comme
p a r e x t r a i t s , les é l é m e n s i n -
conciliables d e la r é v o l u t i o n . S o u v e n t n o s d é bats s'établissaient s u r u n fait d o n t n o u s a v i o n s t o u s été les t é m o i n s , et c e p e n d a n t n o u s ne p û mes p r e s q u e j a m a i s n o u s a c c o r d e r . On s o u p e à sept h e u r e s ; on se p r o m è n e e n s u i t e , si le t e m p s le p e r m e t . Nous voilà à la fin de la j o u r n é e , et v o u s concevez c o m m e n t ,
cou-
c h é s à n e u f o u dix h e u r e s du soir , il ne f a u t pas ê t r e f o r t diligent p o u r se l e v e r à c i n q o u six. On n e p e u t c e p e n d a n t , p a r u n e belle n u i t
d'été,
se r e t i r e r de b o n n e h e u r e , sans r e g r e t . L e
fir-
m a m e n t b r i l l e d'un éclat e x t r a o r d i n a i r e . Les astres o n t u n f e u p l u s s c i n t i l l a n t , et l ' a t m o s p h è r e , p l u s t r a n s p a r e n t e ici qu'en E u r o p e , laisse a r r i -
176
CHAPITRE VI.
v e r j u s q u ' a u x y e u x la l u m i è r e des m o i n d r e s é t o i les.
Les p l a n è t e s d o n n e n t , p l u s d e c l a r t é , et la
l u n e , d a n s c e r t a i n s t e m p s , r é f l é c h i t des r a y o n s si v i f s , q u e l'œil a p e i n e à la f i x e r . La t e r r e est c o u v e r t e d e m o u c h e s l u m i n e u s e s , et ces p e t i t s m é t é o r e s sont si m u l t i p l i é s qu'ils é c l a i r e n t le l i e u d a n s l e q u e l ils s o n t r a s s e m b l é s . O n e m p l o i e r a i t ces belles n u i t s à v e i l l e r , s'il é t a i t p o s s i b l e
de
d o r m i r p e n d a n t le j o u r ; m a i s l ' e x t r ê m e c h a l e u r n e le p e r m e t p a s . A u m o m e n t o ù je v o u s é c r i s , u n e t r a n s p i r a t i o n excessive m e r é d u i t à u n e f a i b l e s s e g é n é r a l e . Un v e n t sec e t b r û l a n t s o u l è v e u n e p o u s s i è r e i m p a l p a b l e ; elle se m ê l e à l'air q u e je r e s p i r e , et p é n è t r e j u s q u ' à m o n c o r p s , à travers mes vêtemens. Q u e l q u e s d é p o r t é s n e négligeaient
pas
une
s e u l e des d i s t r a c t i o n s qu'ils c r o y a i e n t p r o p r e s à rendre
leur
bannissement
plus
supportable.
T r o n s o n e n m o n t r a de l ' i n q u i é t u d e . 11 c r a i g n a i t q u e cela n e fit u n t r è s - m a u v a i s effet à P a r i s . » S o y e z t r a n q u i l l e à cet é g a r d , l u i d i s - j e ; P a r i s «est t o u j o u r s u n lieu de p l a i s i r et d e d i s s i p a t i o n , »et à l'exception de q u e l q u e s
maisons,
qu'on
» p e u t c o m p t e r , o n ne s'y e m b a r r a s s e g u è r e si n o s » j e u n e s d é p o r t é s a u g m e n t e n t o u n o n la r a c e m é » tisse à la G u y a n e . » P u i s q u e v o u s v o u i e z et d e vez s a v o i r t o u t ce q u e j e f a i s , v o u s n'ignorerez p l u s r i e n , en a p p r e n a n t q u e je p a s s * sept à h u i t
CHAPITRE VI.
177
h e u r e s a v e c mes c o m p a g n o n s et d a n s m o n c a b i n e t , et e n v i r o n d e u x avec m e s h ô t e s .
Quel-
q u e f o i s aussi j e l i m e , je scie et pousse le r a b o t . Rodrigue,
neveu
de
madame
Trion,
est
h o n n ê t e , a t t e n t i f , et aussi p e u c a u s e u r q u e les I n d i e n s , d o n t il a t o u s les t a l e n s , sans a v o i r u n seul de l e u r s d é f a u t s . Les m a î t r e s de c e t t e m a i son o n t u n e des q u a l i t é s q u e j'aimais le p l u s d a n s les h ô t e s de la m i e n n e : u n c a r a c t è r e égal. L a l i v r e de poisson c o û t e ici trois o u q u a t r e sous t o u r n o i s , et la v i a n d e , q u a n d il y en a , n e u f à dix s o u s ,
ainsi q u e le p a i n . Les c o m e s -
tibles plus délicats , tels q u e la volaille , s o n t u n p e u m o i n s c h e r s qu'à P a r i s .
T o u t ce
q u i est
l ' o u v r a g e d e l'art c o û t e des p r i x e x o r b i t a n s . U n o u v r i e r d'un t a l e n t m é d i o c r e d e m a n d e six l i v r e s p o u r sa j o u r n é e . Il y a v a i t u n p r i x fait d e d i x h u i t livres t o u r n o i s p o u r la seule façon de n o s c e r c u e i l s ; il en c o û t a i t a u t a n t p o u r la f o s s e , et n o u s e n fîmes b e a u c o u p faire. D ' u n a u t r e c ô t é , le sol est p r e s q u e sans v a l e u r . J'ai u v v e n d r e p o u r c e n t vingt l i v r e s t o u r n o i s u n t e r r a i n d ' e n v i r o n u n q u a r t d ' a r p e n t , situé a u m i l i e u d u b o u r g , a v e c u n e case. La
société est ici c o m p o s é e
d u m a i r e , d'un
j u g e de p a i x , d u c o m m a n d a n t , d u c h i r u r g i e n et d e trois o u q u a t r e c a b a r e t i e r s et b o u t i q u i e r s . La p l u p a r t sont m a r i é s , et o n t des e n f a n s . ТОМ.
1.
12
Sous
17 8
CHAPITRE
VI.
s o m m e s assez b i e n a v e c t o u t le m o n d e .
Celte
p e t i t e p e u p l a d e p r o v i e n t , e n p a r t i e , des F r a n ç a i s et d e s A l l e m a n d s q u e le g o u v e r n e m e n t fît p a s ser i c i , en 1 7 6 4 . C e t t e d é p l o r a b l e e x p é d i t i o n a d o n n é à la G u y a n e u n e b i e n
mauvaise r é p u t a -
t i o n . Elle est r e g a r d é e c o m m e d é s o l é e p a r u n e contagion
perpétuelle.
Ce pays d u t n a t u r e l l e -
m e n t s'offrir à l'idée d e c e u x q u i c o n ç u r e n t n o tre déportation. Et v o u s , É l i s e , q u e l s l i e u x h a b i t e z - v o u s ? P a r courez-vous q u e l q u e f o i s , avec S o p h i e , le vallon é c a r t é et s o l i t a i r e d e Bêrupt?
Vous demande-t-
elle d e la m e n e r v e r s c e t t e p r a i r i e q u e t r a v e r s e le joli
ruisseau
la b r e b i s qu'elle
? C h e r c h e - t - e l l e d a n s le t r o u p e a u
qui arrachait
feignait
de
de r e t e n i r ?
ses m a i n s
l'herbe
Va-t-elle p r e n d r e
p a r t a u d é j e u n e r des e n f a n s d e la f e r m i è r e ? Qu'il m e soit p e r m i s u n j o u r d ' h a b i t e r a v e c v o u s le p e t i t m a n o i r d e c e t t e m é t a i r i e ; et si n o u s s o m m e s d é p o u i l l é s d u r e s t e , si la v u e d u c h â t e a u excite mes r e g r e t s , Sinnamari.
ils
s'apaiseront a u
souvenir
de
CHAPITRE
Voyage
de
cinq déportés
SEPTIÈME.
à S i m a p o , peuplade
d'Indiens.
— F e s t i n s : ivresse des indigènes , leurs habitations , leurs u s a g e s , l e u r i n d u s t r i e . — H i s t o i r e d'un I n d i e n f o r m a n t u n e société
à p a r t . — L e u r s p r a t i q u e s e t l e u r r é g i m e d a n s les
m a l a d i e s . — D e s I n d i e n s . S a u v a g e s d e l ' A m é r i q u e , et ticulièrement
par-
d e c e u x de la G u y a n e f r a n ç a i s e . — R t e o u r
à Sinnamari.
L E S Indiens
Galibis o n t
l e u r s villages
épars
dans les f o r ê t s q u i a v o i s i n e n t les G u y a n e s f r a n çaise et h o l l a n d a i s e .
Il y en a u n e petite
peu-
p l a d e à trois lieues d e S i n n a m a r i . C'est la t r i b u de S i m a p o . L e s Indiens v i e n n e n t
fréquemment
ici d e différens e n d r o i t s , soit p o u r la p ê c h e o u la chasse , soit p o u r s e r v i r , c o m m e r a m e u r s , les caboteurs dans
les voyages q u e c e u x - c i font à
C a y e n n e o u à S u r i n a m . J ' a i v i s i t é , il y a q u a torze ans , d a n s l e u r s f o r ê t s , les I n d i e n s
voisins
du C a n a d a et des g r a n d s l a c s , et j'étais c u r i e u x de v o i r les Galibis , à S i m a p o .
Cette
peuplade
a u r a i t e n c o r e son i n n o c e n c e et sa b a r b a r i e o r i ginelles , si le voisinage des b l a n c s ne l'avait à l a fois u n p e u civilisée et f o r t c o r r o m p u e . M a l g r é ces c h a n g e m e n s ,
et a p r è s d e u x
cent-cinquante
années , le c a r a c t è r e p r i m i t i f p r é d o m i n e .
180
CHAPITRE
VII.
Nous désirions d e voir l e u r é t a t n a t u r e l s u r les lieux m ê m e s . Ces e x c u r s i o n s n o u s é t a i e n t p e r mises , et je c r o i s q u e le d i r e c t o i r e e û t a p p r i s sans r e g r e t q u e n o u s é t i o n s p e r d u s p a r m i les sauvages. P i c h e g r u , La (Von , W i l l o t , R o d r i g u e T r i o n et m o i , n o u s fîmes la p a r t i e d'aller à S i m a p o . Il n'y a p a r t e r r e q u e d e u x à trois lieues d'ici à ce v i l l a g e ; m a i s le c h e m i n est p e u p r a t i c a b l e . Nous p r é f é r â m e s la r i v i è r e , q u o i q u ' i l y ait c i n q lieues p a r cette voie. T r o n s o n e u t u n e l u e u r d e s a n t é . Il désira ê t r e d u v o y a g e ,
et n o u s
vîmes
avec
satisfaction qu'il p o u v a i t en s u p p o r t e r les p e t i t e s fatigues. 5 pluviôse
an
VI
(24
j a n v i e r 1 7 9 8 ) . — Nous
p a r t î m e s a v a n t le j o u r , p a r u n b e a u t e m p s . L a m a r é e n o u s p o r t a i t . Nous a v i o n s t r o i s b o n s r a meurs,
et c e p e n d a n t n o u s f û m e s c i n q h e u r e s
en r o u t e . Nous t r o u v â m e s les Indiens en
boisson.
Nous e û m e s occasion d e voir u n de ces
festins
d é g o û t a n s et b r u t a u x d o n t les l i q u e u r s f e r m e n tées font les f r a i s ,
et q u i n e sont
qu'un
état
d'ivresse q u i d u r e p l u s i e u r s j o u r s . C'était u n e fête qu'ils r e n d a i e n t à c e u x d ' u n e t r i b u voisine , c a r ils s'invitent r é c i p r o q u e m e n t , et c'est d a n s ces orgies c i r c u l a i r e s q u e le t e m p s s'écoule.
On
t r o u v e b i e n , p a r m i les p e u p l e s civilisés, des g o u r m a n d s q u i se p l a i s e n t aussi à d e f r é q u e n s b a n -
CHAPITRE
VII.
181
q u e l s , m a i s ce n'est p a s , c o m m e i c i , la société t o u t e n t i è r e . Ils ne n o u s a t t e n d a i e n t pas ; n o t r e a p p a r i t i o n les d é c o n c e r t a , et R o d r i g u e n o u s d i t qu'à la v u e de nos d e u x p i r o g u e s et des
fusils
q u e n o u s p o r t i o n s ils a v a i e n t d'abord p r i s l'al a r m e , et s'étaient imaginé q u e n o u s r e m o n t i o n s p o u r f u i r les Anglais, d é b a r q u é s s u r la c ô t e e n force s u p é r i e u r e . On l e u r a i n s p i r é une g r a n d e h a i n e c o n t r e cette n a t i o n . Telle était la p o l i t i q u e r é c i p r o q u e des Français et des A n g l a i s , q u a n d n o u s étions possesseurs de la L o u i s i a n e et d u C a n a d a . R o d r i g u e les r a s s u r a , et l e u r v i e u x c a p i t a i n e se d é t a c h a de la f ê t e , a v e c u n p e u d e répugnance cependant,
p o u r venir nous r e c e -
voir. Il n o u s installa dans le tapouï.
On a p p e l l e
de ce n o m la case c o m m u n e , et il n o u s d i t q u e n o u s en a v i o n s l'entière d i s p o s i t i o n ;
mais
ni
l u i , n i a u c u n I n d i e n ne s'occupa d e n o t r e d î n e r , et il f a l l u t y songer n o u s - m ê m e s .
Nous a v i o n s
a p p o r t é d u pain et d u v i n . D e u x de nos n è g r e s a b a t t i r e n t à c o u p s de h a c h e u n
chou-palmiste
dans la f o r ê t . Les Indiens a p e r ç u r e n t des b o u teilles de tafia dans nos b a g a g e s , et v i n r e n t a l o r s n o u s p r o p o s e r des p o u l e s en échange ; m a i s ces volailles et les a u t r e s articles qu'ils n o u s v e n d i rent ne nous
f u r e n t l i v r é s q u e q u a n d ils tin-
r e n t nos b o u t e i l l e s . A c o u p s û r , les b l a n c s l e u r ont d o n n é des leçons p o u r se g a r a n t i r c o n t r e l a fraude.
182
CHAPITRE
VIL
Les h a m a c s sont les sièges o r d i n a i r e s des Indiens. Ils s'y a s s e y e n t , ils y p r e n n e n t l e u r s r e p a s , ils y d o r m e n t , et dans q u e l q u e l i e u q u e la n u i t ou le besoin de r e p o s e r les s u r p r e n n e , il l e u r suffît d'y t r o u v e r u n a r b r e p o u r a t t a c h e r le tissu de c o t o n q u i l e u r sert d e l i t , e t ils sont s û r s d'être logés. Nos h a m a c s f u r e n t d ' a b o r d p l a c é s ; nous eûmes
aussi t r o i s sièges d ' u n e f o r m e b i -
z a r r e ; u n c o f f r e , d e f a b r i q u e h o l l a n d a i s e , était là p a r h a s a r d , et n o u s s e r v i t de t a b l e . L e v i e u x c a p i t a i n e d î n a a v e c n o u s ; il a v a i t à la m a i n
ou
p r è s de l u i sa c a n n e d e c o m m a n d e m e n t ; les chefs o u c a p i t a i n e s la r e ç o i v e n t d u g o u v e r n e m e n t f r a n ç a i s , l o r s q u ' i l s o n t été é l u s p a r l e u r s compagnons. Après notre d î n e r , nous allâmes les v o i r m a n g e r , o u , p o u r p a r l e r p l u s e x a c t e m e n t , voir u n e d e l e u r s scènes d e boisson.
La
fête a v a i t c o m m e n c é la veille , de g r a n d m a t i n , et elle d e v a i t d u r e r e n c o r e q u e l q u e s j o u r s , j u s qu'à ce qu'ils eussent é p u i s é c i n q g r a n d s vases , de t e r r e c u i t e , r e m p l i s c h a c u n d ' e n v i r o n d e u x cents pintes d ' u n b r e u v a g e f e r m e n t é , qu'ils a p p e l l e n t viçou.
Il est c o m p o s é des sucs d e q u e l -
q u e s p l a n t e s , et s u r t o u t d e cassave infusée. Ces fêtes finissent q u a n d on a t o u t b u . On n e r é s e r v e rien p o u r les a b s e n s , et c'est p o u r cette c a u s e q u e p e r s o n n e ne v o u l u t aller à l a chasse o u à la p ê c h e p o u r n o u s , q u o i q u e le village t o u c h e d ' u n
CHAPITRE
VII.
183
côté à la f o r ê t , et soit b a i g n é d e l ' a u t r e p a r le S i n n a m a r i . S o i t ivresse , soit i n d i f f é r e n c e , ils n e p a r u r e n t pas s'apercevoir de n o t r e p r é s e n c e , et ils c o n t i n u è r e n t la f ê t e , sans s ' e m b a r r a s s e r des témoins.
Les f e m m e s seules p a r u r e n t u n p e u
p l u s a t t e n t i v e s . Les h o m m e s , assis o u c o u c h é s s u r l e u r s h a m a c s , r e c e v a i e n t d'elles des jattes pleines de vicou; se faisaient NOUS
à peine avaient-ils b u ,
v o m i r , p o u r b o i r e de
qu'ils
nouveau,
r e m a r q u â m e s un vieillard devant lequel
étaient d e u x f e m m e s d e b o u t ; elles se
tenaient
e m b r a s s é e s d une m a i n posée s u r l'épaule l'une de l ' a u t r e , et p o r t a i e n t u n e n f a n t s u r les a u t r e s m a i n s entrelacées.
Elles
deux
formaient un
g r o u p e q u i n e m a n q u a i t pas d ' a g r é m e n t . Elles c h a n t a i e n t , e t , sans s o r t i r de p l a c e , elles se p o r taient en c a d e n c e d'un pied s u r l ' a u t r e . L ' h o m m e assis les é c o u t a i t et les r e g a r d a i t f i x e m e n t .
Une
ivresse p r o f o n d e a v a i t r e n d u ses y e u x h u m i d e s et r o u g e s , et il semblait é g a r é . Il tenait aussi u n e n f a n t s u r ses g e n o u x , et l u i enseignait à bien b o i r e . D ' u n e m a i n , qu'il n'étendit pas sans peine v e r s n o u s , il n o u s p r é s e n t a la c o u p e o ù il avait b u . D'autres d o n n a i e n t à l e u r s f e m m e s
ce q u i
restait a u fond du v a s e , et elles se soûlaient à l e u r t o u r . L e c a p i t a i n e , vieillard de
soixante-
dix ans , n e n o u s a v a i t pas q u i t t é s , et il avait été sobre d e p u i s n o t r e a r r i v é e ; m a i s il ne p u t r é s i s -
184
CHAPITRE VII.
ter en r e v o y a n t le f e s t i n , e t se r e m i t à b o i r e a v e c les a u t r e s . 11 n o u s i m p o r t u n a i t sans cesse p o u r a v o i r d u t a f i a ; n o u s en f û m e s a v a r e s , c a r
on
n o u s avait a v e r t i s q u e l'excès d e cette l i q u e u r d o n n e r a i t lieu à q u e l q u e scène v i o l e n t e . Les f e m m e s , en p r é s e n c e des h o m m e s , n o u s b a i s è r e n t à la b o u c h e , n o n sans u n p e t i t i n c o n v é n i e n t , q u i v i e n t de la m a n i è r e d e p a r e r l e u r m e n t o n . Elles p e r c e n t , a u - d e s s o u s de l e u r l è v r e i n f é r i e u r e , u n t r o u assez g r a n d p o u r y faire p a s ser u n faisceau d e h u i t à d i x épingles. Elles les f o n t e n t r e r p a r la b o u c h e , de s o r t e q u e les têtes t o u c h e n t le b a s d e l e u r g e n c i v e i n f é r i e u r e ; les p o i n t e s s o r t e n t en d e h o r s , e t , r e t o m b a n t s u r l e b a s de l e u r m e n t o n , s'agitent c o m m e u n e touffe de b a r b e , q u a n d elles m a n g e n t o u p a r l e n t . Les I n d i e n n e s s o n t , en g é n é r a l , d'une p e t i t e s t a t u r e . Les j e u n e s filles sont assez b i e n f a i t e s ; m a i s les p r o p o r t i o n s sont b i e n t ô t d é t r u i t e s p a r le t r a v a i l , et p a r l'usage o ù sont t o u s les p e u p l e s n o n civilisés de faire p o r t e r p a r les f e m m e s d e l o u r d s f a r d e a u x , soit s u r la t ê t e , soit s u r les é p a u l e s . Les f e m m e s galibis o n t u n e
coutume
i n c o n n u e d a n s le reste d e l ' A m é r i q u e . Dès l'âge de d e u x o u t r o i s mois , elles o n t les j a m b e s e n t o u r é e s d e b a n d e l e t t e s o u j a r r e t i è r e s en d e u x end r o i t s , l'une a u - d e s s o u s d u
genou , l'autre a u -
dessus de la c h e v i l l e . Ce tissu n e les q u i t t e p o i n t ,
CHAPITRE
q u a n d m ê m e la
VII.
j a m b e grossit.
185
Ces
parties,
ainsi pressées et c o n t e n u e s , r e s t e n t fort m e n u e s . La
chair,
refoulée
e n t r e les d e u x
ligatures,
f o r m e u n l a r g e b o u r r e l e t v e r s le m i l i e u d u tibia ; le mollet,
a u lieu d ' ê t r e en a r r i è r e , se r é p a n d
t o u t a u t o u r d e la j a m b e , q u i p r e n d la f o r m e d'un fuseau à d e n t e l l e , ou d'une c o l o n n e de b a lustrade;
et cette
d i f f o r m i t é c h a r m e les
yeux
d u n Galibi. Les f e m m e s c e s s e n t , p e n d a n t l e u r v e u v a g e , de p o r t e r ces b a n d e s . Elles m a r q u e n t aussi l e u r d o u l e u r en c o u p a n t l e u r s c h e v e u x , t a n d i s q u e les a u t r e s f e m m e s e t les filles les laissent c r o î t r e et t o m b e r sans a r t s u r l e u r sein et s u r l e u r s é p a u l e s . Il est d'usage chez les p e u p l e s b a r b a r e s q u e les f e m m e s d o n n e n t des t é m o i g n a ges e x t r a o r d i n a i r e s d e d o u l e u r à l a m o r t d e l e u r s maris. chez
Cette
coutume
s'est m ê m e
perpétuée
q u e l q u e s n a t i o n s , après l e u r civilisation.
S o l o n d é f e n d i t a u x A t h é n i e n n e s de d é c h i r e r l e u r visage,
d e m e u r l r i r l e u r sein a u x f u n é r a i l l e s ,
et d'ensevelir les m o r t s a v e c p l u s de t r o i s r o b e s . Les
jésuites p a r v i n r e n t à cette r é f o r m e p a r la
religion , et elle e u t s u r les Indiennes le m ê m e e m p i r e q u e les lois s u r les A t h é n i e n n e s . Elles o n t a u t o u r de l e u r s b r a s et à l e u r c o u des c o l l i e r s d e rassade : elles y s u s p e n d e n t des d e n t s de tigre, o u de quelques autres a n i m a u x féroces, et des pièces de m o n n a i e de c u i v r e ou d ' a r g e n t .
186
CHAPITRE
VII.
Elles se c o u v r e n t q u e l q u e f o i s d'un v o i l e , o u de q u e l q u e s a u n e s de toile p e i n t e ; m a i s p l u s h a b i t u e l l e m e n t , et m ê m e
q u a n d elles sont p a r m i
n o u s , le v ê t e m e n t d e la G a l i b i la p l u s m o d e s t e n e consiste qu'en u n petit m o r c e a u de toile d e c o t o n g r a n d c o m m e u n e feuille d e f i g u i e r . Ce n'est p a s qu'elles d é d a i g n e n t de se p a r e r , m a i s elles o n t u n g o û t assez b i z a r r e d a n s l e u r s p a r u r e s . A S i n n a m a r i et d a n s l e u r s v i l l a g e s , elles ne m a n q u e n t p a s , q u a n d elles d o i v e n t ê t r e v u e s , de se p e i n d r e de r o c o u , d e p u i s le s o m m e t
de
la tête j u s q u e sous les p i e d s . L o r s q u ' e l l e s v i e n n e n t a u b o u r g , la c r u c h e a u x c o u l e u r s et
la
brosse de c o t o n sont tirées d e la p i r o g u e t o u t en d é b a r q u a n t . Elles p r e n n e n t t o u r à t o u r le p i n c e a u , et se r e n d e n t le s e r v i c e r é c i p r o q u e d e se c o l o r e r d e r o c o u . Cette g r a i n e , b r o y é e avec de l'huile de c a r a p a t , p r e n d s u r la p e a u des h o m m e s e t des f e m m e s la c o u l e u r de la b r i q u e . Elle les g a r a n t i t efficacement
d e la p i q û r e des
in-
sectes , d o n t le d a r d n o u s a t t e i n t m ê m e à t r a v e r s nos v ê t e m e n s .
S u r ce f o n d r o u g e , o n
dessine
avec u n e c o u l e u r b r u n e des f i g u r e s a u t r a i t . O n voit d a n s l e u r i r r é g u l a r i t é u n e s o r t e d e s y m é t r i e , et cet assemblage de s p i r a l e s , d e l o s a n g e s , d e serpens, d'oiseaux,
de feuilles, r a p p e l l e , m a l -
gré sa g r o s s i è r e t é , les dessins a r a b e s q u e s . C e l l e qui p e i n t est assise, l ' a u t r e , à g e n o u x o u d e b o u t ,
CHAPITRE
VII.
187
présente les b r a s , les j a m b e s , et se r e t o u r n e p o u r faire p e i n d r e le d e v a n t , q u a n d le dos et le derrière sont achevés.
Notre
présence
ne
les
gêne p o i n t . Notre a t t e n t i o n les fait q u e l q u e f o i s s o u r i r e . A u m o y e n de cette c o u c h e de r o c o u , e t des f i g u r e s q u i y sont t r a c é e s , elles se c r o i e n t à la fois p a r é e s et v ê t u e s . L e u r m o d e s t i e et l e u r c o q u e t t e r i e satisfaites, elles paraissent a v e c u n e e n t i è r e a s s u r a n c e . Une Galibi fort b e l l e e n t r a u n j o u r c h e z m o i , a u m o m e n t o ù elle v e n a i t d'être ainsi tapirée
; elle tenait l'arc et les flèches
de son m a r i . C'était c o m m e une B a c c h a n t e a y a n t u n t h y r s e à la m a i n . Elles r e n d e n t aussi
quel-
quefois a u x h o m m e s le service de les p e i n d r e , et r i e n n'est o u b l i é . L ' h o m m e est h a b i t u e l l e m e n t sans v ê t e m e n t , à l'exception d'un pagne d e six p o u c e s e n c a r r é , q u e l q u e s - u n s p o r t e n t u n g r a n d m o r c e a u d'étoffe é t r o i t et long. T a n t ô t ils le laissent f l o t t e r e t d e s c e n d r e à t e r r e , t a n t ô t ils le r e p l i e n t et le j e t t e n t s u r l'une o u l ' a u t r e é p a u l e , c o m m e la d r a p e r i e d e l ' A p o l l o n d u B e l v é d è r e . Ils n e s o n t pas g r a n d s , m a i s ils sont b i e n p r o p o r t i o n n é s e t r o b u s t e s . Ils se t i e n n e n t f o r t d r o i t s , sans a u c u n air d e c o n t r a i n t e , et nos s o l d a t s , bien r o i d e s et b i e n e m p e s é s , ont m a u v a i s e grâce a u p r è s d'eux. L e u r s d e n t s sont b l a n c h e s et f o r t belles , s a u f c e p e n d a n t les accidens des rixes et des c o u p s .
188
CHAPITRE VII.
L e u r c h e v e l u r e , é p a i s s e , c o u r t e et p l a t e , ne b l a n c h i t p a s , m ê m e avec l'âge. Une vieille I n d i e n n e , qui
e x e r c e à C a y e n n e la profession
de
sage-
f e m m e , m'a a s s u r é qu'elle n'avait j a m a i s v u n a î t r e d'Indien q u i n'eût des c h e v e u x , q u e l q u e f o i s m ê m e longs d'un p o u c e . O n m'a d i t aussi q u ' i l n'y
a v a i t pas u n
seul i n d i g è n e
aux
cheveux
b l o n d s , r o u x o u c e n d r é s . O n les c r o i r a i t
im-
b e r b e s ; m a i s ils s'épilent o u se r a s e n t a u s s i t ô t q u e la b a r b e v i e n t à p a r a î t r e .
Ils n e g a r d e n t
pas u n poil des s o u r c i l s . Il s o n t , d a n s l e u r s cases b i e n p l u s f r é q u e m m e n t q u e les f e m m e s , le m i r o i r et la pincette à la m a i n . O n n e les voit p r e s q u e j a m a i s sans l e u r a r c , leurs
flèches,
l e u r casse-tête et u n e
calebasse.
Q u e l q u e s - u n s o n t aussi d a n s l e u r é q u i p a g e
une
f l û t e , faite d ' u n g r o s r o s e a u ; elle n'a q u e t r o i s t r o u s ; elle r e n d des sons g r a v e s ,
mélancoli-
q u e s et d o u x . Un seule n'est pas d é s a g r é a b l e à e n t e n d r e ; mais ils n e s a v e n t pas en m e t t r e p l u sieurs à l ' u n i s s o n , à l ' o c t a v e , o u t i r e r de q u e l q u e s flûtes
r é u n i e s des a c c o r d s
capables
de
p l a i r e a l'oreille. L e u r s c o n c e r t s n e sont q u ' u n e bruyante cacophonie. Les h o m m e s n'étalent p o i n t d e d o u l e u r
à la
m o r t de l e u r s f e m m e s . Esclaves p e n d a n t l e u r v i e , elles excitent r a r e m e n t des r e g r e t s à l e u r m o r t . J e crois
que
cette i n d i f f é r e n c e ,
et
même
cette
CHAPITRE VII.
189
o p p r e s s i o n , est u n e des p r i n c i p a l e s c a u s e s q u i , p e n d a n t t a n t de siècles, a r e t e n u ces
peuples
d a n s l e u r m i s é r a b l e état de b a r b a r i e . P a r t o u t les a r t s , les sciences, et t o u t ce q u i e m b e l l i t la vie d e l ' h o m m e , s e m b l e n t ê t r e le p r i x de l'égalité e n t r e les sexes. I c i , les f e m m e s , p r e s q u e aussi féroces q u e les h o m m e s ,
n'ont a u c u n m o y e n et n'ont
p a s m ê m e le d é s i r d ' a d o u c i r les m œ u r s de l e u r s s a u v a g e s é p o u x . Il n'y a d ' a u c u n côté n i i n t e n t i o n , ni besoin d e plaire. La f e m m e n'est p o i n t la c o m p a g n e de l ' h o m m e ; c'est u n e p r o p r i é t é qu'il c o n s e r v e c o m m e son a r c et ses
flèches,
et
il v e u t la t r o u v e r aussi docile à toutes ses v o l o n t é s . Cette i n j u s t i c e p a r a î t d o u b l e m e n t o d i e u s e à celui
p o u r qui
l'union
conjugale
a été
une
s o u r c e i n é p u i s a b l e de félicité d o m e s t i q u e . Leurs cases, au dehors c o m m e a u dedans, a n n o n c e n t la p a r e s s e , l ' i n s o u c i a n c e , e t j ' a j o u t e rais
une
e x t r ê m e m i s è r e , si l ' h o m m e p o u v a i t
ê t r e m i s é r a b l e q u a n d il a peu d e désirs, et q u a n d t o u s c e u x qu'il f o r m e sont aisément satisfaits. Q u e l q u e s vases placés
au
hasard , entiers o u
b r i s é s , d e b o u t o u r e n v e r s é s ; des tas d'argile p r é p a r é s p o u r en f a b r i q u e r d ' a u t r e s ; i c i ,
quelques
m o r c e a u x de bois à b r û l e r ; l à , d u poisson g â t é , des l a m b e a u x d'étoffe t r è s - s a l e s , des o s , d e la cassave r e b u t é e p a r les c h i e n s , d u r o c o u de t o u s les c ô t é s , voilà ce q u ' o n t r o u v e o r d i n a i r e m e n t
190
CHAPITRE
dans la c a b a n e d ' u n
VII.
Indien.
Ils n e s a v e n t pas
m ê m e arranger quelques planches p o u r y poser leurs m e u b l e s et l e u r s a l i m e n s . L a p o u s s i è r e et la b o u e
q u i t o m b e n t s u r l e u r s p l a t s et l e u r s
écuelles sont e n c o r e m o i n s m a l p r o p r e s que
la
graisse q u ' i l s y laissent v i e i l l i r . Ils n e p r e n n e n t soin q u e de l e u r s a r m e s , et ils les p l a c e n t d a n s l'endroit le p l u s a p p a r e n t de la case. L'arc et le casse-tête sont le p r o d u i t d e la p a t i e n c e et d ' u n e sorte d ' i n d u s t r i e . Nous a d m i r o n s ces o u v r a g e s , p a r c e qu'ils s o n t sortis des m a i n s d ' h o m m e s f o r t i g n o r a n s et m a l p o u r v u s d ' o u t i l s ; mais si n o u s c o n s i d é r o n s , d'un c ô t é , qu'ils y e m p l o i e n t b e a u c o u p d e t e m p s , et d e l ' a u t r e , q u e le m o i n s a d r o i t d e nos m e n u i s i e r s est d'une h a b i l e t é b i e n s u p é r i e u r e , cette a d m i r a t i o n n e sera g u è r e d i f f é r e n t e d e celle q u e n o u s a c c o r d o n s a u x a b e i l l e s , a u x castors, aux fourmis. L ' e n s e m b l e des ceses o u c a r b e t s q u i f o r m e n t l e u r s villages n'offre pas u n p l u s b e l o r d r e
que
l ' i n t é r i e u r d e l e u r s h a b i t a t i o n s . Elles sont é p a r ses sans règle et sans s y m é t r i e ; les sentiers s o n t e m b a r r a s s é s p a r des h e r b e s ou des a r b u s t e s . Ils p r e n n e n t plus de soin de l e u r s g r a n d e s p l a n t a tions d e m a n i o c , de p a t a t e s , d ' i g n a m e s , de m a ï s , et l e u r subsistance est u n p e u que
celle
des
Indiens
mieux assurée
septentrionaux,
qui
s o u f f r e n t bien s o u v e n t d e la l o n g u e u r des h i v e r s .
CHAPITRE
II.
191
Les Galibis n'ont à c r a i n d r e p o u r l e u r s plantages q u e des sécheresses ou des p l u i e s t r o p c o n s t a n tes , des v e n t s d u n o r d t r o p v i o l e n s , les
insec-
t e s , les a n i m a u x des
f o r ê t s , et q u e l q u e f o i s
f e u , q u i s'y m e t p a r
l e u r négligence.
le
Il faut
assez s o u v e n t s e m e r ou p l a n t e r j u s q u ' à t r o i s fois. S u r la r i v e g a u c h e d u S i n n a m a r i , vis à vis d u village
de S i m a p o ,
on voit
l'habitation
d'un
I n d i e n q u i n'est m e m b r e d ' a u c u n e t r i b u . S e m b l a b l e a u s a u v a g e d o n t a p a r l é D r y d e n , «c'est le » n o b l e fils d e la n a t u r e , tel q u ' o n le v o y a i t a v a n t » les h o n t e u s e s lois de la s e r v i t u d e , p a r c o u r a n t » e n l i b e r t é les forêts ; I am as f r e e a s n a t u r e first m a d e m a n E r e h e base l a w s of s e r v i t u d e began , W h e n w i l d in t h e w o o d s t h e n o b l e s a v a g e r a n ( 1 ) .
O u r a v a g a r é avait a p p a r t e n u à une t r i b u éloignée. Elle f u t d é t r u i t e et d i s p e r s é e p a r la g u e r r e , Il se réfugia à S i m a p o , d o n t le c h e f v e n a i t
de
m o u r i r , et il s'offrit p o u r le r e m p l a c e r . S u r u n r e f u s , a u q u e l il a u r a i t d û s ' a t t e n d r e , il a n n o n ç a qu'il c o n s e n t i r a i t à v i v r e au sein de la n a t i o n , p o u r v u qu'il n'en f û t p o i n t m e m b r e e t r e s t â t indépendant.
Il élevait a i n s i , . d a n s u n e
petite
p e u p l a d e , e t sans s'en d o u t e r , u n e des g r a n d e s (1)
DRYDEN
first part of the conquest of Grenada.
192
c h a p i t r e
vii.
q u e s t i o n s q u i puissent ê t r e agitées dans l'état social : Y a u r a - t - i l u n état d a n s l ' é t a t ? Le b o n sens des I n d i e n s de S i m a p o fit p a r e i l l e m e n t r e j e t e r cette o u v e r t u r e . C'est ainsi q u e l ' a m b i t i e u x s'est t r o u v é d a n s l'isolement. C o m m e d a n s ce p a y s il y a place p o u r t o u t le m o n d e , il s'est é t a b l i p r è s de la n a t i o n q u i le r e p o u s s a i t , et c e p e n d a n t il en est s é p a r é p a r le S i n n a m a r i . S a f e m m e e t ses enfans composent
avec l u i u n e société d e sept
i n d i v i d u s , s u r l a q u e l l e il r è g n e p a r le d r o i t p a t e r n e l et p a r c e l u i de la f o r c e . S e u l m a î t r e d a n s son d o m a i n e ,
il r é u n i t les p o u v o i r s l é g i s l a t i f s ,
exécutifs et j u d i c i a i r e s . J e crois b i e n q u e t o u r à t o u r , s u i v a n t la n é c e s s i t é , l'un des trois p r é d o m i n e , m a i s a u c u n des t r o i s aussi n'a s u j e t d e c r a i n d r e la d é p o r t a t i o n . Ses enfans sont ses p e u ples. Ils n ' e n t e n d e n t j a m a i s p a r l e r ni d e r é q u i sitions f o r t d u r e s , ni de c o n t r i b u t i o n s , ni d'emp r u n t s forcés o u v o l o n t a i r e s , p o u r f a i r e
une
p r é t e n d u deescente chez son voisin S i m a p o . L ' i n convénient
le p l u s réel d e son
i s o l e m e n t , c'est
qu'aucune
société ne l u i doit p r o t e c t i o n
et se-
c o u r s ; mais il p r é t e n d q u e , d a n s l'état d e c o n f u s i o n et de faiblesse où celles d e s I n d i e n s sont
qui
voisines des b l a n c s sont t o m b é e s , il p e r -
d r a i t p l u s qu'il n e g a g n e r a i t à en ê t r e r e c o n n u m e m b r e , et q u e , t o u t b a l a n c é , u n h o m m e r o b u s t e , intelligent et c o u r a g e u x c o m m e l u i , t r o u v e m i e u x son c o m p t e à ê t r e seul.
CHAPITRE
VII.
193
L e p u r état de la famille s é p a r é e de t o u t e association n'a p e u t - ê t r e j a m a i s existé. C e r t a i n e m e n t il n'est p o i n t c o n n u d a n s les p e u p l a d e s i n d i e n n e s , et l'on p e u t y r e m a r q u e r les p r e m i e r s l i n é a m e n s d e la société.
Mais si D o m i n i q u e n e
d é p e n d de p e r s o n n e , et fait t o u t ce q u ' i l v e u t , je n e crois pas qu'il en soit p l u s h e u r e u x .
Il
p r é t e n d a v o i r d r o i t à t o u t , et a u fond r i e n n e lui
appartient
que
cultivé l u i - m ê m e ;
ce
qu'il
a
ce d r o i t idéal
fabriqué
ou
à t o u t e s les
choses ne l u i p r o c u r e a u c u n a v a n t a g e r é e l ; e t cet h o m m e isolé , q u i v o i t des r i v i è r e s e t des f o r ê t s dans son d o m a i n e , n'a s o u v e n t ni poisson , ni gibier p o u r n o u r r i r sa famille. Il ne r e c o n n a î t p o i n t de c h e f , m a i s , sans ê t r e en g u e r r e a v e c t o u s les h o m m e s , il est d u m o i n s exposé à t o u t s o u f f r i r d e l e u r p a r t ; son i n d u s t r i e ne p e u t l u i t e n i r lieu d'un b o n v o i s i n a g e , q u i lui a s s u r e r a i t u n échange
de b o n s offices. Ses passions n'ont
d ' a u t r e frein q u e sa sagesse : et qu'est-ce q u e l a sagesse d ' u n h o m m e d é p o u r v u d ' i n s t r u c t i o n , e t q u i n'est c o n t e n u p a r a u c u n e règle i n t é r i e u r e o u e x t é r i e u r e ? S a f a m i l l e , il est v r a i , p a r t a g e sa s o l i t u d e et son isolement ; m a i s elle le c r a i n t , elle é p r o u v e sa b r u t a l i t é , et s o u v e n t il est seul, m ê m e e n t o u r é de sa f e m m e et de ses enfans. L a case d ' O u r a v a g a r é est s u r u n p l a t e a u élevé de dix p i e d s a u - d e s s u s de la r i v i è r e ; les r a c i n e s том.
1.
13
194
CHAPITRE
VII.
des a r b r e s voisins d u r i v a g e o n t été disposées avec a r t , et t i e n n e n t lieu d e m a r c h e s p o u r m o n ter à sa d e m e u r e . Un p a l é t u v i e r i n c l i n é sert d e r a m p e . L a c a b a n e est c o u v e r t e d e feuillages. Elle n'est
f e r m é e d ' a u c u n côté , et elle p o r t e
s u r des p o t e a u x d o n t les i n t e r v a l l e s ne sont p a s m ê m e r e m p l i s . L e froid n e l ' i n c o m m o d e p o u r t a n t j a m a i s , et à l ' é p o q u e d e n o t r e v i s i t e , a u 25 j a n v i e r , il y faisait p l u s c h a u d qu'en F r a n c e a u m i l i e u de l'été. C e t t e case e s t m o i n s m a l p r o p r e q u e celles d u village d e S i m a p o : o n y voit m o i n s de c o n f u s i o n et de d é s o r d r e . Nous é t i o n s a t t e n d u s ; les f e m m e s n o u s r e ç u r e n t d ' u n air satisfait; elles n o u s m o n t r è r e n t l e u r s o u v r a g e s , et r é p o n d i r e n t avec c o m p l a i s a n c e à nos q u e s t i o n s . D o m i n i q u e p r i t plaisir à n o u s faire v o i r son j a r d i n et ses a b a t i s . Un sentier, o ù le soleil ne p é n è t r e j a m a i s , y c o n d u i t , et n o u s les t r o u v â m e s m i e u x soignés q u e c e u x des a u t r e s I n d i e n s .
S'il v e u t
p ê c h e r o u c h a s s e r , et q u e le t e m p s le favorise , la r i v i è r e l u i f o u r n i t d u poisson et la f o r ê t d u gibier. Il a d u m a n i o c , des i g n a m e s , des p a t a tes, u n p e u de m a ï s et des a n a n a s ; moins f a i n é a n t q u e les a u t r e s Indiens , il j o u i t aussi d'une p l u s g r a n d e aisance.
Il c o n s e r v e n é a n m o i n s l e u r s
m œ u r s et l e u r s h a b i t u d e s ; aussi p a s s i o n n é p o u r les l i q u e u r s fortes , il s'enivre c o m m e e u x . Despote , à l e u r e x e m p l e , dans sa f a m i l l e ; il p a r l e ,
CHAPITRE
VII.
195
et son p r e m i e r e s c l a v e , sa f e m m e ,
o b é i t . Il ne
c o n n a î t p o i n t la félicité d e ces e n t r e t i e n s c o n s o l a t e u r s , d e ces c o m m u n i c a t i o n s
égales et f r a n -
ches q u i a u g m e n t e n t le b o n h e u r , d i m i n u e n t les peines. L e m a r i et l a f e m m e o n t ici p e u d e chose à se d i r e . S é p a r é s d a n s l e u r s o c c u p a t i o n s , s o u v e n t m ê m e d a n s l e u r s p l a i s i r s , ils se négligent réciproquement.
L'homme
est l o i n de s a v o i r
c o m b i e n les a t t e n t i o n s , le respect p o u r les f e m m e s s o n t p r o p r e s à é l e v e r son a m e . Elles n e se d o u t e n t g u è r e à l e u r t o u r des avantages q u e la d o u c e u r , la s e n s i b i l i t é , l a p a t i e n c e m ê m e , l e u r donneraient
s u r les m a î t r e s qu'elles
servent.
T r a n s p o r t e z O u r a v a g a r é d a n s n o t r e E u r o p e , qu'il ait r e ç u u n e é d u c a t i o n soignée, et q u ' a v e c les connaissances q u e n o u s d e v o n s a u x t r a v a u x d e c e n t g é n é r a t i o n s , il a r r i v e à l'âge o ù l ' a m b i t i o n , l ' a m o u r de l a gloire e t d e la r e n o m m é e se d é v e l o p p e n t chez les h o m m e s ; qu'il c o n s e r v e p a r m i les E u r o p é e n s ce s e n t i m e n t d ' i n d é p e n d a n c e q u i est
ici son
principal
mobile,
Ouravagaré ne
p o u r r a ê t r e i n d é p e n d a n t qu'en se faisant c h e f d e p a r t i ; et si la f o r t u n e l'a p l a c é d a n s u n p a y s m û r p o u r u n e g r a n d e r é v o l u t i o n , il en sera le C é s a r , le R i c h e l i e u , o u m ê m e le C r o m w e l l . L a vie s'écoule p o u r les I n d i e n s aient occasion
de d é v e l o p p e r les
sans qu'ils talens qu'ils
o n t r e ç u s d e la n a t u r e Ce f l û t e u r , qui t i r e des
196
CHAPITRE
VII
sons t o u c h a n s et m é l a n c o l i q u e s d e son roseau à trois t r o u s , e û t été u n a u t r e G l u c k . Cet O r a n o , si r e n o m m é mens
à S i m a p o p o u r p e i n d r e les o r n e -
s u r les c o r p s des I n d i e n s ,
serait le r i v a l
de l ' A l b a n e o u de R a p h a ë l ; et l ' a d r o i t S a r a Tous i n , q u i a c o n s t r u i t avec t a n t d ' i n d u s t r i e la c a b a n e o ù je v o u s écris en ce m o m e n t , le d i s p u t e rait a u P a l l a d i o et à V i t r u v e . S i m a p o m e disait u n j o u r : « Mes gens m ' o b é i s s e n t , p a r c e q u e je » n e l e u r d e m a n d e rien q u e d e b o n p o u r eux.» S i m a p o i n s t r u i t e û t p e u t - ê t r e été L y c u r g u e . Quels c h a n g e m e n s
p o u r r o n t s'opérer s u r le
g l o b e e n t i e r , q u a n d t o u t e l ' A m é r i q u e sera c i v i l i sée c o m m e l ' E u r o p e ! A la m a r c h e r a p i d e des r é p u b l i q u e s des E t a t s - U n i s , c'est l'affaire d e p e u de siècles; mais q u i sait s i , a v a n t cette é p o q u e , l ' E u r o p e n e sera pas dans u n état r é t r o g r a d e . Le sauvage,
q u ' a n i m e l'instinct
p a r c o u r t en m a î t r e les e n v i r o n n e n t sa p e u p l a d e .
de sa f o r c e ,
v a l l o n s , les f o r ê t s q u i Il s'indigne des
lois
q u i a i l l e u r s divisent les p r o p r i é t é s , des c o n v e n tions q u i les c o n s e r v e n t
aux héritiers de
ceux
q u i en o n t j o u i en v e r t u d ' u n p r e m i e r p a r t a g e , ou comme premiers occupans. Le testament qui t r a n s m e t t r a i t un l a c , u n e c a b a n e , u n e p i r o g u e , cet a c t e ,
q u i fait q u e la v o l o n t é d'un
homme
vit e n c o r e l o r s q u ' i l a cessé d e v i v r e , l u i s e m b l e r a i t u n excès de folie. Il c o m b l e r a , b o u l e v e r s e r a
CHAPITRE VII.
197
ces c a n a u x d ' a r r o s e m e n t , et il v e u t q u e le r u i s seau c o u l e en l i b e r t é , q u a n d ce serait avec d o m m a g e . Il t r a v e r s e r a , il f o u l e r a le c h a m p et les m o i s s o n s de son v o i s i n , selon ses p r o p r e s b e soins. Il le p r i v e r a des p r o d u i t s de sa chasse et d e sa p ê c h e , s'il en est d é p o u r v u l u i - m ê m e , et l'assailli se laissera d é p o u i l l e r sans r é s i s t a n c e , s'il est p l u s faible q u e l'assaillant. V o u s q u e la n a t u r e n ' a pas d o u é s d'une g r a n d e force d e c o r p s , de b e a u c o u p d'adresse à la chasse , d'une agilité e x t r a o r d i n a i r e à la c o u r s e ; v o u s q u i ne soulevez qu'avec p e i n e u n p o i d s de d e u x q u i n t a u x , q u i n e m a n i e z pas une m a s s u e aussi a i s é m e n t q u ' u n e b a g u e t t e , faites des v œ u x p o u r que v o t r e é t a t social se m a i n t i e n n e ! Il n'y a pas de s a l u t p o u r les débiles p a r m i les sauvages. Nous r e p a s s â m e s la r i v i è r e p o u r r e t o u r n e r à S i m a p o . Les f e m m e s , t r è s - f a m i l i è r e s , t r a v e r s è r e n t d'une r i v e à l ' a u t r e , n a g e a n t a u t o u r d u c a n o t ainsi q u e des sirènes. Un m o m e n t i m m o b i l e s , et r e p o s a n t s u r le d o s , elles disparaissaient en naient
bientôt
le m o m e n t d'après
plongeant;
se m o n t r e r , n o u s
elles r e v e appelaient,
n o u s j e t a i e n t de l ' e a u , p o u s s a i e n t la p i r o g u e o u la r e t e n a i e n t , s'y s u s p e n d a i e n t , c o m m e
pour
la s u b m e r g e r . T o u t e s ces agaceries n e s e r v a n t d e r i e n , elles n o u s d i r e n t : » Restez , n o u s v o u s » apprendrons encore quelque
chose.
» Celles
198
CHAPITRE
d'Homère,
VII.
p o u r arrêter Ulysse,
lui dirent de
même : « P e r s o n n e , après être demeuré » n o u s , ne n o u s
avec
a q u i t t é e s sans ê t r e r i c h e d e
» connaissances n o u v e l l e s . » Elles
ne pouvaient
n o u s a d r e s s e r r i e n d e p l u s s é d u i s a n t , car le d é sir d e s a v o i r des choses n o u v e l l e s est p e u t - ê t r e u n des mobiles les p l u s puissans des a c t i o n s h u maines ; m a i s , c o m m e le sage Ulysse, n o u s r é sistâmes à la t e n t a t i o n , et m ê m e
sans b o u c h e r
n o s oreilles. J e c r o i s p o u r t a n t q u e q u e l q u e s - u n s ne p u r e n t é c h a p p e r
à la s é d u c t i o n
qu'en
fer-
m a n t les y e u x . A n o t r e r e t o u r à S i m a p o , n o u s t r o u v â m e s les I n d i e n s ainsi q u e n o u s les a v i o n s laissés; les u n s b u v a i e n t , les a u t r e s d o r m a i e n t ; comme
hébétés,
quelques-uns,
allaient, venaient
sans
rien
faire. A la v u e d e c e t t e c r a p u l e , d e cette f a i n é a n tise, n o u s fûmes tous attristés. La n u i t v e n u e , n o u s a l l i o n s n o u s
coucher,
q u a n d Laffon s ' a p e r ç u t q u e la t e r r e était n o u v e l l e m e n t r e m u é e sous son h a m a c . O n l u i dit q u e , d e u x j o u r s a u p a r a v a n t , les I n d i e n s a v a i e n t e n t e r r é la f e m m e d u c a p i t a i n e , q u i était m o r t e d e la petite v é r o l e , p r e s q u e t o u j o u r s i n c u r a b l e p a r m i e u x . L'usage les g o u v e r n e si a b s o l u m e n t ,
qu'ils
e n t e r r e n t d a n s l e u r s cases c e u x m ê m e s q u i sont m o r t s de cette m a l a d i e contagieuse. Cette i n s o u ciance excessive m e r a p p e l l e u n e p r é c a u t i o n bien
CHAPITRE
o p p o s é e à cette négligence.
VII
199
On m'a r a c o n t é
fait d a n s v o t r e p a y s , o ù il a dû se p a s s e r ,
le
et je
v e u x le c o n s i g n e r ici. O n allait e n t e r r e r u n m o r t , et les p r ê t r e s d a n s l'église r é c i t a i e n t les p r i è r e s a c c o u t u m é e s , q u a n d une f e m m e ,
v e u v e d e p u i s six m o i s v i n t en h â t e
i n t e r r o m p r e le s e r v i c e , et t i r a n t l'officiant p a r la m a n c h e , l u i dit : « Il f a u t q u e je v o u s p a r l e . » Il r é p o n d i t : « B o n n e f e m m e , attendez la fin d u « s e r v i c e . » — « J e ne p u i s , monsieur,
il n'y a
» p a s u n m o m e n t à p e r d r e ; cet h o m m e est m o r t » de l a p e t i t e v é r o l e , et on fait sa fosse a u p r è s » de c e l l e d e m o n p a u v r e d é f u n t , q u i n e l'a j a » m a i s e u e . » Le b o n c u r é la r a s s u r a , et il se servit depuis d e c e l t e histoire c o m m e d ' u n e railerie p r o p r e à t r a n q u i l l i s e r de zélés protestans q u i c r a i g n a i e n t u n e a u t r e c o n t a g i o n si l'on souff r a i l q u ' u n c a t h o l i q u e e n t r â t d a n s l e u r église Les Galibis de t o u t â g e , inhumés
de t o u tsexe,sont
a v e c les m e u b l e s q u i
l e u r o n t servi
p e n d a n t l e u r vie ; l ' a r c , les f l è c h e s , les colliers, les h a m a c s , s o u v e n t d'un g r a n d p r i xparmieux, sont
m i s e n t e r r e a v e c le m o r t . On scie même
la p i r o g u e en d e u x . Une p a r t i e este n t e r r é esi elle n'est p a s t r o p g r a n d e , l ' a u t r e r e n v e r s é e couv r e le t o m b e a u .
C e t usage
s'observe m o i n s ri
g o u r e u s e m e n t p a r t o u t o ù les m i s s i o n n a i r e s ont p u faire p r é v a l o i r la raison et l'intérêt s u r la superstition.
200
CHAPITRE
Nous f û m e s
VII.
t o u r m e n t é s , p e n d a n t la
nuit,
p a r des légions d'insectes f o r t avides d u sang des b l a n c s . J e m'assis le m a t i n s u r m o n h a m a c ; e t , les pieds assez p r è s d e t e r r e , je
dessinais
l ' i n t é r i e u r de la c a s e , q u a n d t o u t à c o u p L a f f o n me crie :
P r e n e z - g a r d e ! u n s e r p e n t est sous vos
» pieds. » J e relevai mes j a m b e s , et P i c h e g r u le t u a d'un c o u p de fusil. L e p l o m b ricocha j u s q u ' a u x cases des I n d i e n s ; ils a c c o u r u r e n t , et à la v u e d u s e r p e n t , ils n o u s d i r e n t q u e c'était u n de c e u x q u ' o n a p p e l l e chasseurs s u r e est s o u v e n t
, et d o n t la m o r -
m o r t e l l e . Exposés à ces
acci-
d e n s , les n a t u r e l s c o m b a t t e n t le v e n i n p a r des s i m p l e s ; m a i s q u a n d il est t r è s - a c t i f , ils o n t r e c o u r s au piaye
o u m é d e c i n . A u r e s t e , les s e r p e n s ,
communs
dans ce p a y s , et les a u t r e s a n i m a u x ,
ouf é r o c e so u
l'homme
venimeux , attaquent rarement
, et ne sont d a n g e r e u x q u e q u a n d
sont provoqués. Iln'estpas facile à u n m a l a d e de faire v e n i r le piaye à S i m a p o . Il d e m e u r e à six lieues. Il a des malades
à d i x o u d o u z e lieues les u n s des a u t r e s ,
et ne peut g u è r e les visiter t o u s . Il f a u t , p o u r devenir piaye,
passer p a r d e r u d e s é p r e u v e s . Ces
hommes connaissent des simples d'une g r a n d e vertu ; mais la s u p e r s t i t i o n est le fond de l e u r
science.Ilsp r é t e n d e n t sance q u i les m e t en
aussi e x e r c e r u n e p u i s communication
avec
les
CHAPITRE VII.
201
m a u v a i s esprits. P o u r les é v o q u e r , ils s'envel o p p e n t la tête d ' u n e g r a n d e pièce d'étoffe , sous a q u e l l e ils l e u r p a r l e n t , les g o u r m a n d e n t , les i n t e r r o g e n t , et m ê m e en o b t i e n n e n t des r é p o n s e s q u e t o u s les assistans e n t e n d e n t .
La v o i x
d é m o n r e s s e m b l e b e a u c o u p à celle d u
du piaye;
m a i s les Indiens n e sont pas difficiles s u r les miracles.
Ce magicien t i e n t o r d i n a i r e m e n t la
p e u p l a d e à u n e distance r e s p e c t u e u s e d e sa p e r s o n n e . S o n p o i s s o n , sa v i a n d e cuisent à p a r t , e t on p r é t e n d qu'il y en a q u i se laisseraient m o u r i r p l u t ô t q u e d e m a n g e r des m ê m e s choses q u e les p r o f a n e s , et en c o m m u n avec e u x . On dit q u e le piaye
t u e p l u s d e m a l a d e s qu'il n'en g u é r i t ; e t ,
q u o i q u e t o u s les h ô p i t a u x de la c o l o n i e l e u r s o i e n t o u v e r t s , p o u r y ê t r e soignés g r a t u i t e m e n t , il est r a r e qu'ils e n p r o f i t e n t . L a diète qu'il f a u t y o b s e r v e r l e u r est i n s u p p o r t a b l e . Les I n d i e n s se l o u e n t a u x b l a n c s . Ils s'engag e n t aussi p o u r des v o y a g e s p a r m e r ;
comme
o n les n o u r r i t , p e u l e u r i m p o r t e qu'ils a i e n t p l u s o u m o i n s d e d u r é e . Ces o c c u p a t i o n s , c o n f o r m e s à l e u r s h a b i t u d e s , l e u r plaisent ; m a i s on n e p o u r r a i t les a s s u j é t i r a u x m ê m e s t r a v a u x
que
les nègres. P o r t e r d e l'eau , servir à t a b l e , faire la c u i s i n e p o u r u n a u t r e ; e n f i n , la p l u p a r t des o c c u p a t i o n s de la d o m e s t i c i t é , l e u r paraissent indignes d'eux.
202
CHAPITRE VII.
L'Indien n'est p o i n t a t t a c h é à la p r o p r i é t é territ o r i a l e ; son affection p o u r le lieu o ù il est établi d i m i n u e , a u c o n t r a i r e , à m e s u r e qu'il y d e m e u r e p l u s l o n g - t e m p s , et il a s p i r e à se t r a n s p o r t e r s u r u n e t e r r e p l u s r i c h e en gibier. Nous v î m e s p l u s i e u r s fois des Galibis a r r i v e r à S i n n a m a r i en q u a t r e o u c i n q p i r o g u e s ; les f e m m e s , les vieillards, les enfans les a c c o m p a g n e n t ; t o u t l e u r m o b i l i e r est d a n s la b a r q u e ; ils a m è n e n t m ê m e l e u r s c h i e n s et l e u r s volailles. Ces voyages sont q u e l quefois des é m i g r a t i o n s ; p l u s s o u v e n t ce sont d e simples p r o m e n a d e s , o u bien ils o n t p o u r objet d e p r e n d r e b e a u c o u p de poisson o u
de
récolter du carapat. C'est a u x I n d i e n s de la G u y a n e qu'on a t t r i b u e s p é c i a l e m e n t la b i z a r r e c o u t u m e d e se m e t t r e a u lit q u a n d l e u r s f e m m e s s o n t a c c o u c h é e s , et d'y p r e n d r e de b o n s c o n s o m m é s q u e celles-ci l e u r p r é p a r e n t . Les Indiens d e S i n n a m a r i n ' o n t p o i n t d e l i t s , et ils n'ont j a m a i s p r i s de c o n s o m més ; mais q u a n d leurs femmes mettent au j o u r un enfant, leurs voisins, leurs parens viennent les féliciter. L e p è r e les r e ç o i t s u r son h a m a c , q u i est son siège o r d i n a i r e . On l u i a p p o r t e d u vicou,
d u cahiri;
ils b o i v e n t et c é l è b r e n t , en
s ' e n i v r a n t , l'accroissement de la famille et de la peuplade. Cette passion p o u r les l i q u e u r s s p i r i t u e u s e s
CHAPITRE
VII.
203
d é t r u i t ces petites n a t i o n s , et e l l e exerce
aussi
ses r a v a g e s p a r m i les b l a n c s . Ces b r e u v a g e s f u nestes f u r e n t i n c o n n u s
des a n c i e n s ; on
n'en
t r o u v a i t q u e dans les p h a r m a c i e s , et o n
s'en
servait s e u l e m e n t c o m m e d e r e m è d e s . Nos g o u vernemens surveillent,
i n t e r d i s e n t m ê m e la fa-
b r i c a t i o n des poisons; ils e n c o u r a g e n t c e p e n d a n t celle d e ces p h i l t r e s b r û l a n s ,
d'autant
plus
dangereux, que leurs ravages, moins apparens, sont m o i n s r e d o u t é s . Qui sait si u n u s a g e , q u i d e v i e n t de j o u r en j o u r p l u s g é n é r a l , n e f i n i r a i t pas p a r a b â t a r d i r l ' e s p è c e h u m a i n e ? On d o n n e ici d u tafia a u x e n f a n s des b l a n c s , sous
pré-
texte de d é t r u i r e les v e r s , et dès le b e r c e a u , o n l e u r fait u n besoin des l i q u e u r s fortes : elles n e contribuent néanmoins
à la f o r m a t i o n ni
s a n g , ni de la c h a i r , ni des os.
Elles
du
tendent
p l u t ô t à r e n d r e les enfans r a c h i t i q u e s , e t c o n t i e n n e n t les g e r m e s d e p l u s i e u r s m a l a d i e s i n c u r a b l e s . Les I n d i e n s n e résistent pas à la v i o l e n c e de ce p e n c h a n t , et o n ne l e u r v o i t p r e s q u e j a mais g a r d e r d u tafia p o u r le l e n d e m a i n . Ils p r i r e n t avec u n e a v i d i t é i n c r o y a b l e celui q u e n o u s leur donnâmes. Il y a t r e n t e - c i n q ans qu'ils
étaient
encore
n o m b r e u x s u r le S i n n a m a r i . Les jésuites e x e r ç a i e n t s u r e u x , p a r la r e l i g i o n , u n e m p i r e qui s e m b l a i t t e n i r d u p r o d i g e . A l'extinction d e l ' o r -
204
CHAPITRE
VII.
d r e , ces nations f u r e n t t o u t à c o u p p r i v é e s de l e u r s g u i d e s , et des p r o t e c t e u r s q u i les d é f e n daient
contre
les
exigences
continuelles
des
blancs. C e u x - c i les v o y a n t sans a p p u i , v o u l u r e n t les gouverner
militairement,
les
e m p l o y e r à des
c o n s t r u c t i o n s , à des c u l t u r e s , et les p a y a i e n t fort m a i . Les I n d i e n s , sans r i e n e n t e n d r e a u x leçons d o g m a t i q u e s bien c o m p r i s
leurs
des m i s s i o n n aires , avaient préceptes
de
douceur
et
d ' h u m a n i t é . Ils s'y m o n t r a i e n t dociles , q u a n d la r é v o l u t i o n en a r r ê t a les b o n s effets. Ils o n t c o n servé n é a n m o i n s u n g r a n d a t t a c h e m e n t p o u r les p r a t i q u e s religieuses.
Ils c é l è b r e n t e n c o r e a u -
j o u r d ' h u i le d i m a n c h e p a r le r e p o s , et en s'abst e n a n t de la chasse et de la p ê c h e ; mais ils n'ont aucunes notions justes du christianisme. Il y a quinze ans q u e le g o u v e r n e m e n t s'occ u p a s é r i e u s e m e n t de l e u r c i v i l i s a t i o n . Le g r a n d obstacle se t r o u v a dans l e u r i n d i f f é r e n c e p o u r la p r o p r i é t é et dans l e u r paresse. Ils r i e n t de c e l u i qui
plante a u j o u r d ' h u i u n
arbre,
p o u r n'en
c u e i l l i r les f r u i t s q u e dans six ou sept ans ; il l e u r f a u t des jouissances p r o m p t e s , et m a l g r é des disettes
assez fré q u e n t e s , ils c r o i e n t faire
un
grand effort lorsqu'ils s è m e n t ou p l a n t e n t p o u r ne recueillir q u e dans h u i t
m o i s . Ils r e c e v a i e n t
n é a n m o i n s avec plaisir les i n s t r u m e n s a r a t o i r e s
CHAPITRE
VII.
205
q u ' o n l e u r p r ê t a i t o u d o n t on l e u r faisait d o n , et o n espérait q u e l e u r i n d u s t r i e ferait des p r o g r è s à m e s u r e qu'ils c o n n a î t r a i e n t les jouissances qu'elle p r o c u r e . On l e u r d e m a n d a i t d u c o t o n , d u s i m a r o u b a , de la s a l s e p a r e i l l e , d u t a b a c , des g o m m e s et diverses p r o d u c t i o n s d e l e u r s f o r ê t s . Ils r e c e v a i e u t
en
é c h a n g e des
marchandises
d'Europe. On avait i n s p i r é à q u e l q u e s - u n s la v a n i t é de s'habiller c o m m e les b l a n c s ; m a i s les a u t r e s n e s o u f f r a i e n t cette distinction q u e d a n s les h a b i t s de l e u r s c h e f s , et c e u x - c i en étaient très-vains.
L'ancien
d o n n é des
v a c h e s , des t a u r e a u x , des buffles :
gouvernement
l e u r avait
ils a v a i e n t des m o u t o n s , des volailles ; m a i s o n n e p u t les faire passer de la vie v a g a b o n d e et l i b r e d e c h a s s e u r s à l'état s é d e n t a i r e et l a b o r i e u x de p a s t e u r s . Ils n e
comprenaient
pas
qu'un
h o m m e e m p l o y â t s o n t e m p s à g a r d e r des b ê t e s . Un
d'eux,
à qui
pleine, vint,
au
on
a v a i t d o n n é une
vache
b o u t de q u e l q u e s j o u r s ,
en
c h e r c h e r u n e a u t r e ; on l u i d e m a n d a ce qu'il e n voulait
faire : « La t u e r c o m m e la p r e m i è r e ,
» dit-il i n g é n u m e n t ,
et v e n d r e l a v i a n d e
pour
» d u tafia. » Nos a ï e u x o n t é l e v é des t e m p l e s , des palais ; ils o n t fortifié des p l a c e s , ouvert
des
c r e u s é des c a n a u x ,
r o u t e s , fertilisé des lieux stériles
qu'habite a u j o u r d ' h u i leur postérité ; nos e n t r e -
206
CHAPITRE VII.
prises s e r o n t utiles à nos d e s c e n d a n s ; m a i s les races
sauvages
ne
songent
point à
l'avenir.
L ' h o m m e y p o u r v o i t c o m m e il p e u t à son exist e n c e passagère : c e u x q u i l ' o n t p r é c é d é n ' o n t r i e n fait p o u r l u i , il ne fait r i e n p o u r c e u x q u i le s u i v r o n t . Il n e laissera a u c u n e t r a c e d e son passage s u r la t e r r e ; et sa c a b a n e , son c a n o t , les m o n u m e n s les p l u s d u r a b l e s d e son i n d u s t r i e , ne lui survivront pas. J ' a i e u avec e u x d e f r é q u e n s e n t r e t i e n s , o ù Rodrigue m e servait d'interprète. J'ai recueilli ce q u i m'a p a r u digne de q u e l q u e i n t é r ê t . T o u t se r é d u i t à p e u d e p a g e s , d o n t v o i c i les p r i n c i pales. J e les i n t e r r o g e a i s s u r l e passé ; ils é t a i e n t si i g n o r a n s , qu'ils n e p o u v a i e n t m e d i r e l e u r âge. Ils ne connaissent p o i n t de p é r i o d e s
finies,
si ce n'est celle des d e u x o u t r o i s a n n é e s p r é c é d e n t e s . Un siècle l e u r s e m b l e r a i t u n e d u r é e i n c o m p r é h e n s i b l e ; e t a u f o n d , qu'est-ce
qu'un
siècle ? n e s e r a i t - i l pas d e c e n t q u a r a n t e - q u a t r e a n s , si le s y s t è m e d u o d é c i m a l e û t été a d o p t é ? L'administration s'appliquait s u r t o u t à m a i n t e n i r l'égalité e n t r e les indigènes et les F r a n ç a i s . Elle e n c o u r a g e a i t les m a r i a g e s e n t r e les
deux
r a c e s . C e r é g i m e b i e n f a i s a n t s'étendait j u s q u ' à r é c o m p e n s e r c e u x q u i , d a n s l e u r s forêts , d é t r u i s a i e n t les bêtes féroces. O n p a y a i t q u a r a n t e f r a n c s p o u r c h a q u e p e a u de tigre. O n les e x h o r -
CHAPITRE VII.
207
tait à n e p o i n t se l o u e r a u x b l a n c s
pour
la
c h a s s e , la p ê c h e , la n a v i g a t i o n , et à r e s t e r s u r l e u r s p l a n t a g e s et d a n s l e u r s familles. On t â c h a i t de l e u r d o n n e r s u r le j u s t e et l'injuste les n o tions
reçues
p a r m i les n a t i o n s
policées.
On
s'abstenait en m ê m e t e m p s de l'exercice de t o u t e j u r i d i c t i o n s u r e u x . Si q u e l q u e s - u n s a v a i e n t fait une bonne action,
o u r e n d u des services a u
g o u v e r n e m e n t , on les r é c o m p e n s a i t en p r é s e n c e d e t o u t e la p e u p l a d e , et ils r e c e v a i e n t des éloges p u b l i c s , a u x q u e l s ils n'étaient p o i n t insensibles. Les Anglais n'ignorent
point
les r a v a g e s
que
les l i q u e u r s fortes f o n t
p a r m i les I n d i e n s ,
et
c e p e n d a n t ils l e u r en d i s t r i b u e n t avec p r o f u s i o n . Le gouvernement français avait proscrit
cette
p o l i t i q u e , et le tafia était s é v è r e m e n t e x c l u des articles d'échange. L a r é v o l u t i o n r u i n a cet o u v r a g e . Les Indiens r e t o m b è r e n t dans l e u r a n c i e n n e a p a t h i e , s u r c h a r g é s des vices e u r o p é e n s . Ils
sont devenus
méfians ,
t r o m p e u r s et v o -
l e u r s . C e u x d e S i n n a m a r i s o n t les p l u s p a r e s s e u x d e t o u s . O n en c o m p t a i t e n c o r e q u a t r e c e n t s , il y a d i x ans. A u j o u r d ' h u i , ils ne sont p l u s s o i x a n t e - n e u f ; ils
p r é v o i e n t l'extinction
que pro-
c h a i n e de l e u r t r i b u . Ils n e p r e n n e n t p l u s i n t é r ê t à sa c o n s e r v a t i o n . A v a n t cette g r a n d e r é d u c t i o n , ils f u r e n t s o u v e n t engagés c o m m e alliés o u a u x i liaires d a n s
d e s g u e r r e s c o n t r e les
Indiens
du
208
CHAPITRE V I I .
M a r o n i . Les causes étaient s o u v e n t légitimes, et quelquefois
frivoles : c'était le
désir d e faire
r e s t i t u e r q u e l q u e s f e m m e s enlevées , le
dessein
d'en e n l e v e r e u x - m ê m e s , p a r c e qu'ils en m a n q u a i e n t . o u q u e l e u r s chefs n'en a v a i e n t p a s assez ; le besoin d e v e n g e r le m e u r t r e d'un des leurs.
Ces g u e r r e s e n t r a î n e n t des p e r t e s r é c i -
p r o q u e s „ et s o u v e n t l'extinction t o t a l e d'une des deux nations. Les Indiens d e la
G u y a n e française parlent
des l a n g u e s d o n t q u e l q u e s - u n e s sont sans a n a logie avec le galibi. Ces l a n g u e s s o n t p e r d u e s , si la n a t i o n v i e n t à s'éteindre. Les i n t e r p r è t e s r a p p o r t e n t a u langage g a l i b i
les différens d i a -
lectes q u i se c o n s e r v e n t , c o m m e à u n e s o u c h e commune.
Au reste, on
nétré
des
loin
côtes,
n'a pas
e t , a p r è s trois
l'état de cette g r a n d e r é g i o n , rante lieues
encore
pé-
siècles,
a u - d e l à de q u a -
d a n s les t e r r e s , est
presque
in-
connu. L o r s q u e des n a v i g a t e u r s v e n u s d ' E u r o p e a b o r d è r e n t p o u r la p r e m i è r e fois a u x côtes de la G u y a n e , les p o p u l a t i o n s o f f r i r e n t à C h r i s t o p h e C o l o m b les alimens d o n t ils se n o u r r i s s a i e n t , et n e l u i p r é s e n t è r e n t ni o r , ni a r g e n t . Il n e vit p o i n t d ' a n n e a u x à l e u r s o r e i l l e s , p o i n t de cercles d e ces p r é c i e u x m é t a u x à l e u r s b r a s , p o i n t d e p l a q u e s s u r l e u r p o i t r i n e . Il jugea ce p a y s indigne
CHAPITRE
VII.
209
d e son a t t e n t i o n , et il p o u r s u i v i t sa n a v i g a t i o n . La G u y a n e française f u t visitée p a r d ' a u t r e s n a v i g a t e u r s , et dès le c o m m e n c e m e n t d u 1 7 cle , les P o r t u g a i s ,
e
siè-
les H o l l a n d a i s , les F r a n ç a i s
et les Anglais y a v a i e n t f o r m é des établissemens. D'autres é c r i v a i n s o n t r a c o n t é l e u r s p r o g r è s et fait c o n n a î t r e les avantages q u e l e u r en r e t i r e . J e v e u x s e u l e m e n t
commerce
c o n s i d é r e r si les
indigènes o n t gagné ou p e r d u à cette c o m m u n i c a t i o n : u n e é p r e u v e d e trois siècles suffît
sans
d o u t e p o u r d é c i d e r cette q u e s t i o n , et c e t t e r e c h e r c h e n e sera pas e n t i è r e m e n t inutile , si elle c o n t r i b u e à a m é l i o r e r le s o r t d e ces
malheu-
reuses nations. J e a n L a e t est u n des p r e m i e r s v o y a g e u r s
qui
n o u s aient d o n n é des détails s u r la G u y a n e ; W a l ter R a l e g h e t K e y m i s s'y a r r ê t è r e n t en
1595
1 5 9 6 , et n o u s a v o n s l e u r s j o u r n a u x . M.
et
Biet,
m i s s i o n n a i r e f r a n ç a i s , p u b l i a , il y a c e n t q u a r a n t e - c i n q a n s , le r é c i t d'une d a n s cette sur
contrée,
et
expédition
des détails
les sauvages q u i l ' h a b i t e n t . J'ai
faite
intéressans comparé
les r é c i t s d e ces v o y a g e u r s avec l'état a c t u e l , et je m e suis a s s u r é qu'il n'y était s u r v e n u a u c u n c h a n g e m e n t . On n'aperçoit d ' a m é l i o r a t i o n n u l l e p a r t . Les m œ u r s , les les m ê m e s .
usages,
la c u l t u r e , sont
On r e m a r q u e s e u l e m e n t
que
par-
t o u t o ù ils sont d a n s le voisinage des E u r o p é e n s , ТОМ.
1.
14
210
leur
CHAPITRE
nombre
diminue
VII.
sensiblement.
Il
n'y a
q u ' e n v i r o n soixante i n d i v i d u s d a n s la capitainerie d e S i m a p o , la p l u s voisine de S i n n a m a r i , n o t r e d e m e u r e , et l'on en c o m p t a i t , il y a t r e n t e a n s , q u a t r e cent c i n q u a n t e . Ce n e sont pas les g u e r r e s qui les d é t r u i s e n t , q u o i q u ' i l y en ait d e c r u e l l e s dans l ' i n t é r i e u r d u p a y s . C e t t e p e u p l a d e voisine j o u i t de la paix d e p u i s p l u s d'un siècle ; mais la d é b a u c h e , les l i q u e u r s , la m a l p r o p r e t é et la petite v é r o l e e x e r c e n t p a r m i e u x d ' a f f r e u x ravages. Le poison s e r t l e u r s vengeances , l e u r s j a l o u s i e s , et q u e l q u e f o i s des familles e n t i è r e s e n ont été v i c t i m e s . Ils se d é p l a i s e n t aussi d a n s l e voisinage des b l a n c s , et q u e l q u e s - u n s s'en é l o i gnent
et v o n t se r é u n i r à d'autres n a t i o n s de
l'intérieur. C e u x q u i r e s t e n t , et q u i n o u s f r é q u e n t e n t c o n t i n u e l l e m e n t , n'en s o n t pas m o i n s plongés d a n s la p l u s p r o f o n d e b a r b a r i e : n o s l e ç o n s , n o t r e e x e m p l e , la v u e des a v a n t a g e s q u e nos sociétés o n t s u r les l e u r s , l'usage
même
qu'ils font des p r o d u i t s de n o t r e i n d u s t r i e , d e nos i n s t r u m e n s de c u l t u r e , de nos m e u b l e s , d e nos a r m e s , r i e n n'a p u les t i r e r d e l'état d'ignor a n c e et d'apathie d a n s l e q u e l les p r e m i e r s voyageurs les o n t t r o u v é s . Ils v o i e n t la t e r r e p r o d u i r e au d é c u p l e et d a v a n t a g e p a r les p r o c é d é s d ' u n e c u l t u r e r é g u l i è r e , ils d e m e u r e n t les b r a s croisés d e v a n t ces p r o d i g i e u x succès de l ' i n d u s t r i e h u -
CHAPITRE VII.
211
m a i n e , et n o t r e s u p é r i o r i t é ne d é v e l o p p e p a r m i eux a u c u n genre d'émulation.
Ils savent
com-
bien nos a r t s et nos c o n n a i s s a n c e s c o n t r i b u e n t a n o u s r e n d r e p u i s s a n s ; ils n e p e u v e n t i g n o r e r q u e de petites colonies d ' E u r o p é e n s o n t p u a s s u j é t i r des p e u p l e s mille fois s u p é r i e u r s en n o m b r e , et l'intérêt m ê m e de l e u r p r o p r e c o n s e r v a t i o n n'a pas été assez fort p o u r les a r r a c h e r à l e u r i n d o l e n c e . L'expérience a p r o u v é c e p e n d a n t q u e les h a b i t u d e s des n a t i o n s d e ce c o n t i n e n t n e sont pas t e l l e m e n t e n r a c i n é e s ,
qu'il n e soit possible
de f o r m e r p a r m i e u x des sociétés r é g u l i è r e s , gouv e r n é e s p a r d e b o n n e s lois. Q u a n d les E u r o p é e n s a r r i v è r e n t , ce n o u v e a u m o n d e était en p r o i e à la p l u s p r o f o n d e i g n o r a n c e , à l'exception du M e x i q u e et d u P é r o u . Il n'y a v a i t pas q u a t r e siècles , si on doit en c r o i r e l e u r s i m p a r f a i t e s a n n a l e s , q u e M a n c o - C a p a c et sa f e m m e a v a i e n t civilisé les Péruviens.
Les Mexicains n'étaient
sortis
que
d e p u i s cent t r e n t e ans de l'état q u e n o u s a p p e lons sauvage.
Des t e m p s aussi
courts avaient
suffi n é a n m o i n s p o u r c h a n g e r e n t i è r e m e n t les p a y s et les h o m m e s s o u m i s à l e u r p o u v o i r . Ces p e u p l e s , si r é c e m m e n t c i v i l i s é s , s'étaient sensib l e m e n t avancés d a n s les a r t s utiles. Une c i r c o n s t a n c e semblait s'opposer a u x p r o grès d e ces sociétés ; les c h e v a u x et le g r a n d b é tail à c o r n e s , ces agens utiles et puissans
de
212
CHAPITRE VII.
l ' a g r i c u l t u r e et d u c o m m e r c e , n'existaient p o i n t a u M e x i q u e et au P é r o u , et il p a r a î t qu'il n'y e n avait p o i n t d a n s le reste d e l ' A m é r i q u e . B i e n ne cause a u t a n t d'effroi a u x Galibis q u e d'être c o n t r a i n t s à n o u s r e s s e m b l e r . Un c a p i t a i n e g u y a n a i s , q u i sait le f r a n ç a i s , f i t , il y a q u e l q u e temps,
un
voyage
à C a y e n n e ; on l ' e n t r e t i n t
d ' u n p r o j e t de civilisation des I n d i e n s ; il en parla,
à son
que l u i ,
retour, à ceux-ci,
et t o u s ,
ainsi
en c o n ç u r e n t d e g r a n d e s a l a r m e s . C i -
vilisation n e l e u r p r é s e n t e a u j o u r d ' h u i d ' a u t r e i d é e q u e celle d u travail sans salaire , de l'obéissance sans
récompense,
et de la
dépendance
sans p r o t e c t i o n . En u n m o t , l'état social et ses c h a r g e s sans d é d o m m a g e m e n t l e u r p a r a i s s e n t le d e r n i e r d e g r é d e la m i s è r e h u m a i n e . L a c i v i l i s a t i o n , c'est p o u r e u x l'esclavage.
On ne p e u t
o u b l i e r , p a r m i les e x t r a v a g a n c e s qu'a enfantées la r é v o l u t i o n , u n d é c r e t d e l'assemblée coloniale de 1 7 9 0 . Il o r d o n n e q u e les C a r a ï b e s o u I n d i e n s se c h o i s i r o n t des officiers m i l i t a i r e s et des officiers
municipaux;
sans d o u t e aussi des n o t a -
b l e s , des greffiers, des a g e n s , et le reste. J e m e suis e n t r e t e n u avec p l u s i e u r s I n d i e n s q u i p a r l a i e n t f r a n ç a i s ; j'ai c o n v e r s é avec q u e l q u e s a u t r e s p a r le m o y e n d'un i n t e r p r è t e ; j'ai tenté . sans s u c c è s , d'obtenir d'eux des
notions
s u r l e u r h i s t o i r e : ils n'ont p o i n t de t r a d i t i o n s .
CHAPITRE
VII.
213
On n e t r o u v e point p a r m i e u x d e ces faits e x t r a ordinaires
que
la m é m o i r e des h o m m e s
con-
s e r v e ; a u c u n de ces n o m s q u e la r e c o n n a i s s a n c e , l ' a d m i r a t i o n et la s u p e r s t i t i o n r e n d e n t f a m e u x c h e z les p e u p l e s les p l u s b a r b a r e s , et q u e les g é n é r a t i o n s se t r a n s m e t t e n t . Ils n'ont p o i n t l e u r T h é s é e , l e u r H e r c u l e , l e u r Ossian , l e u r C o n f u c i u s , leur A b r a h a m , l e u r Irminsul. Les époq u e s , l ' o r d r e des t e m p s l e u r sont e n t i è r e m e n t étrangers. T o u t ce q u ' o n p e u t c o n s t a t e r , c'est q u e ces p e u p l a d e s ont t o u j o u r s été b a r b a r e s , et n'ont été soumises à a u c u n e s lois ; c a r o n ne p e u t d o n n e r ce n o m à l e u r s usages.
T o u t a n n o n c e des
p e u p l e s t r è s - i g n o r a n s . O n n'y t r o u v e a u c u n s m o n u m e n s p u b l i c s q u i a p p r o c h e n t de c e u x d u M e x i q u e et d u P é r o u . Les G u y a n a i s f a b r i q u e n t u n c a n o t à l'aide d u feu , de l'eau et d e q u e l q u e s outils g r o s s i e r s ;
ils taillent avec
intelli-
gence et p r o p r e t é u n c a s s e - t ê t e , u n a r c ; et les j o n c s l e u r f o u r n i s s e n t des
flèches
a u x q u e l l e s il
n e m a n q u e r i e n q u e le f e r . Ils y s u p p l é e n t p a r un bois fort
dur
qu'ils aiguisent. Les f e m m e s
filent le c o t o n au fuseau , et l e u r s h a m a c s sont tissus p r o p r e m e n t et s o l i d e m e n t . L e u r s p a n i e r s et les outils nécessaires à la p r é p a r a t i o n d u m a nioc sont si c o m m o d e s , qu'ils ont é t é
imités
p a r les
cases,
Européens
eux-mêmes.
Leurs
214
CHAPITRE
VII.
g r o s s i è r e m e n t c o n s t r u i t e s , sont de simples a b r i s c o n t r e le soleil et la pluie. A ces f a b r i q u e s , j o i gnez celle des
vases de t e r r e , et v o u s
connaî-
trez t o u s les arts des sauvages. L e u r p o t e r i e est c u i t e a u feu ; ils m ê l e n t u n p e u de c e n d r e à l ' a r gile d o n t ils se s e r v e n t , et ils savent f o r m e r et c u i r e des vases q u i t i e n n e n t j u s q u ' à trois cents pintes , et q u i sont assez bien p r o p o r t i o n n é s . Ces p e u p l e s
nous résistèrent lorsque
e n t r e p r î m e s , au milieu
d u siècle
nous
d e r n i e r , de
n o u s é t a b l i r dans l e u r p a y s . Ils n o u s firent u n e g u e r r e o b s t i n é e , et ils p a r v i n r e n t m ê m e à c h a s ser la c o l o n i e e n t i è r e , q u i se réfugia à S u r i n a m , et de là a u x îles de la M a r t i n i q u e et de la G u a d e l o u p e . Des e n t r e p r i s e s m i e u x c o n ç u e s o n t d e puis r e n d u l e u r résistance i n u t i l e . L e g o u v e r n e m e n t f r a n ç a i s , en cessant
de les c r a i n d r e , a
cessé de les t y r a n n i s e r ; il a m ê m e fait des efforts réitérés p o u r les c i v i l i s e r : il a v o u l u s'assurer de l e u r affection p a r la b i e n f a i s a n c e . Mais on n'a p u p a r v e n i r j u s q u ' à ce j o u r à les r e n d r e d é p e n d a n s et dociles à nos lois. Les chefs r e ç o i v e n t les p r é s e n s , se p a r e n t des u n i f o r m e s , et p o r t e n t la c a n n e d u c o m m a n d e m e n t
qu'on
l e u r d o n n e ; mais ils se g o u v e r n e n t à l e u r m a n i è r e et d a n s une i n d é p e n d a n c e a b s o l u e de n o u s . Il n'y a d'exception qu'à l'égard de q u e l q u e s v i l l a ges q u i t o u c h e n t à nos é t a b l i s s e m e n s , et d o n t
CHAPITRE
VII.
215
les chefs , sous le n o m de c a p i t a i n e s , t r a n s m e t tent a u x Indiens les r é q u i s i t i o n s que nos
com-
m a n d a n s l e u r font q u e l q u e f o i s . Ils s'empressaient, a u t e m p s de la m o n a r c h i e , à e x é c u t e r t o u s les t r a v a u x q u i l e u r étaient d e mandés p a r l e gouvernement français. Quelques l i b é r a l i t é s , des présens p e u c o û t e u x et assortis à l e u r s g o û t s et à l e u r s o c c u p a t i o n s , les a t t i r a i e n t à C a y e n n e . Ils étaient e x a c t e m e n t et suffis a m m e n t payés p o u r t o u t ce qu'ils faisaient ou f o u r n i s s a i e n t . Il n'est p l u s q u e s t i o n a u j o u r d ' h u i d e p r é s e n s ; e t , q u a n t a u x salaires, ils ne sont pas m i e u x payés q u ' o n n e paie en F r a n c e t o u s les t r a v a u x de r é q u i s i t i o n . Aussi les v o i t - o n d e j o u r e n j o u r p l u s indociles : ils f u i e n t les c o m m a n d a n s et les officiers d u g o u v e r n e m e n t ; ils c r a i g n e n t des vexations a u x q u e l l e s ils sont i n c a p a bles
de résister, et qu'ils n'évitent qu'en
l o i g n a n t d e nos
s'é-
p o s t e s , et en se r e t i r a n t d a n s
l ' i n t é r i e u r d u p a y s . En é n o n ç a n t la c a u s e
du
m a l , j'en i n d i q u e s u f f i s a m m e n t le r e m è d e . Q u e l q u e s sauvages c r o i e n t q u e les différentes p e u p l a d e s de Galibis o n t
formé autrefois
un
c o r p s de nation , et il est a u m o i n s certain qu'ils avaient des intérêts c o m m u n s , qu'ils se r é u n i s saient p o u r faire la g u e r r e à des n a t i o n s e n n e m i e s , et qu'ils s'assistaient r é c i p r o q u e m e n t en fidèles
alliés.
A u j o u r d ' h u i ils sont divisés
en
216
CHAPITRE VII.
p l u s i e u r s petites t r i b u s . Elles n'ont d'affinité q u e dans leur l a n g a g e ,
q u i diffère p l u s ou m o i n s ,
selon l e u r é l o i g n e m e n t les u n e s des a u t r e s . En p é n é t r a n t p l u s a v a n t dans l ' i n t é r i e u r d u p a y s , on t r o u v e des n a t i o n s q u i n'ont
aucune
connaissance des E u r o p é e n s , o u q u i d u m o i n s sont
sans r e l a t i o n s avec e u x . Elles sont
assez
s o u v e n t en g u e r r e , et il p a r a î t certain q u ' e l l e s mangent
leurs
p r i s o n n i e r s . Mais c'est
moins
p o u r satisfaire u n h o r r i b l e a p p é t i t , q u e
pour
c o n t e n t e r l e u r h a i n e et n o u r r i r l e u r a n i m o s i t é . P l u s i e u r s b o i v e n t s e u l e m e n t le sang de l e u r s enn e m i s , et r é d u i s e n t les c o r p s e n c e n d r e s . Ils f o n t e n t r e r ces c e n d r e s d a n s u n b r e u v a g e qu'ils d o n n e n t à l e u r s e n f a n s , p o u r p e r p é t u e r les haines et les v e n g e a n c e s .
Ils n e m a n g e n t
jamais ceux
de l e u r p r o p r e t r i b u q u i sont t u é s d a n s l e u r s q u e r e l l e s p r i v é e s o u d a n s u n e bataille. Nous r e v î n m e s p a r eau à S i n n a m a r i . La r i v i è r e est b o r d é e d'habitations compte
a b a n d o n n é e s ; on
en
dix q u e l'activité des c o l o n s a v a i t fait
f l e u r i r . Les p r o p r i é t a i r e s o n t f u i à l ' é p o q u e d'une t r o p j u s t e t e r r e u r . Q u e l q u e s - u n s sont r e v e n u s , mais les b r a s o n t m a n q u é à Ja c u l t u r e . Cette scène, qu'elle a n i m a i t a u t r e f o i s , m a i n t e n a n t d é s e r t e ; ces cases, q u e les p l u i e s , les v e n t s et le soleil o n t p r e s q u e d é t r u i t e s , p r é s e n t e n t
un as-
pect p l u s m i s é r a b l e q u e les lieux q u i n'ont j a mais été cultivés.
CHAPITRE
VII.
217
De r e t o u r à S i n n a m a r i , je c o m p a r a i m a s i t u a t i o n à celle des
sauvages q u e je v e n a i s
de
q u i t t e r . J e t é s u r cette t e r r e i n c u l t e , en p r o i e à plus
de m i s è r e q u e
je n'avais j a m a i s d û
en
c r a i n d r e , j'ai c e p e n d a n t c o n s e r v é des a m i s d o n t r i e n n e p e u t m e s é p a r e r : c'est le t r a v a i l , ce s o n t m e s l i v r e s . C o m m e le v o y a g e u r a r r ê t é d a n s ses m a r c h e s l o n g u e s et pénibles se r e p o s e d a n s le b a i n , ou r é p a r e ses forces p a r d e b o n s a l i m e n s , a i n s i , d a n s le b a n n i s s e m e n t , et p r i v é d e t a n t d e choses q u e l'on c r o i t nécessaires au b o n h e u r , l ' é t u d e a t o u j o u r s r a m e n é la sérénité d a n s m o n c œ u r , e t r e m p l i m o n a m e d e c o u r a g e et
de
force. A g é de c i n q u a n t e - d e u x a n s , je n'ai p a s e n c o r e r e n o n c é à m ' i n s t r u i r e . J ' a i t o u t s u j e t de c r a i n d r e q u e m a c o u r s e n e finisse dans ce lieu d e m o n exil. J e t o u c h e p e u t - ê t r e au d e r n i e r t e r m e , cependant
je fais des p r o v i s i o n s c o m m e
c o n t i n u e r u n long v o y a g e .
et
pour
CHAPITRE
HUITIÈME.
O n i n q u i è t e les c o l o n s qui fre'quentent les
déportés—Dépor-
t a t i o n . — R e l é g a t i o n . — E v a s i o n de huit
déportés.—Motifs
qui e m p ê c h e n t l e s a u t r e s d e f u i r . — L e s fugitifs s o n t b i e n accueillis à S u r i n a m . — B e l l e s
21 germinal
an VI
actions récompensées.
( 1 0 a v r i l 1 7 9 8 ) . — Les
gazettes et les j o u r n a u x a u r a i e n t fait cesser l'ignorance absolue où nous
étions
s u r ce
que
nous avions t a n t d'intérêt à s a v o i r ; mais J e a n n e t s e m b l a i t se j o u e r de nos i n c e r t i t u d e s . Il t é m o i gnait d u m é c o n t e n t e m e n t
à ceux
des h a b i t a n s
q u i n o u s d o n n a i e n t q u e l q u e m a r q u e d'amitié. Un d é j e u n e r fait avec n o u s était un délit. On p a r l a i t de l'arrivée p r o c h a i n e d'un g r a n d n o m b r e de p r ê t r e s d é p o r t é s . On r é p a n d a i t q u e la t e r r e u r et les sévérités ne faisaient q u e c r o î t r e en F r a n c e , e t on se r é g l a i t , dans le t r a i t e m e n t qu'on
nous
faisait é p r o u v e r , s u r la r i g u e u r des actes d u d i rectoire. Dans ces circonstances , u n c o r s a i r e f r a n ç a i s d e C a y e n n e a r r ê t a u n n a v i r e danois , qui , s u r la foi des t r a i t é s , faisait t r a n q u i l l e m e n t
roule
CHAPITRE
VIII.
219
p o u r S u r i n a m . Sa cargaison était r i c h e ; mais , p o u r n o u s , ce qu'il p o r t a i t de p l u s p r é c i e u x é t a i t u n e c o l l e c t i o n d e gazettes a l l e m a n d e s de f r a î c h e d a t e . Elles
furent
promptement traduites,
et
n o u s e û m e s d e la s o r t e q u a r a n t e pages de n o u velles à la m a i n , q u i f o u r n i r e n t
abondamment
à nos c o n j e c t u r e s . Nous n'y t r o u v â m e s r i e n q u i p e r m î t d'espérer u n e j u s t i c e p r o c h a i n e ; et c e u x d'entre
nous
qui
ne pouvaient
se
résigner
à
r e s t e r captifs , é p r o u v è r e n t u n g r a n d d é c o u r a g e m e n t . Q u a t r e de nos c o m p a g n o n s étaient m o u r o n s , et les m i e u x p o r t a n s c r a i g n a i e n t de s u c comber à leur tour. Les p r o j e t s d'évasion o c c u p e n t sans cesse des p r i s o n n i e r s . L a nécessité de f u i r d e v i n t b i e n t ô t le s u j e t de nos e n t r e t i e n s . J ' e x c e p t e de ces c o m munications Brotier, Lavilleheurnois, B o u r d o n et R o u v è r e ; on ne cessa jamais de l e u r m o n t r e r de la défiance , et les a u t e u r s d e l'entreprise n e v o u l a i e n t p o i n t les y associer. O n g a r d a aussi le silence e n v e r s Laffon et T r o n s o n , t r o p m a l a d e s p o u r qu'il f û t à p r o p o s de les c o n s u l t e r .
Les
h u i t é t a i e n t bien s û r s de m a discrétion. J e l e u r avais c e p e n d a n t
d é c l a r é q u e j'étais bien r é s o l u
a
Les
ne
pas
fuir.
entretiens
furent
bientôt
concentrés entre Pichegru , W i l l o t , Barthélémy, A u b r y , D e l a r u e , R a m e l , D ' O s s o n v i l l e et Le Tellier. Ils se p r o p o s a i e n t d e faire voile p o u r S u r i n a m ,
520
CHAPITRE VIII.
où les v e n t s et les c o u r a n s p o u v a i e n t les c o n d u i r e en d e u x j o u r s . Ils t r o u v è r e n t aisément u n e petite p i r o g u e : c'était u n e b a r q u e e n t i è r e m e n t d é c o u v e r t e , a p p e l é e Postillon
dans ce p a y s . Elle
a d e u x mâts et d e u x voiles. Mais pas u n d'entre eux ne connaissait la c ô t e , ne savait la
ma-
n œ u v r e , et n'était c a p a b l e de j e t e r l'ancre à p r o pos. La g r a n d e difficulté était d'avoir u n pilote. Les d é p o r t é s associés au p r o j e t allaient t o u s les j o u r s se p r o m e n e r a u b o r d d e la m e r . Le 8 prairial
(27 m a i 1 7 9 8 ) , ils v i r e n t u n petit n a v i r e q u i
s'efforçait de gagner l ' e m b o u c h u r e d u S i n n a m a r i , en r e m o n t a n t c o n t r e le v e n t et le c o u r a n t . Il e u t à m a n œ u v r e r assez l o n g - t e m p s
a v a n t d'y
par-
v e n i r , et il était p r è s d ' e n t r e r en r i v i è r e , q u a n d il f u t a r r ê t é p a r u n corsaire de C a y e n n e . Cette prise était l'Eulalie,
bâtiment marchand venant
de P h i l a d e l p h i e . L e s u b r é c a r g u e , a p p e l é T i l l y , f u t , s u i v a n t l'usage , i n t e r r o g é p a r les c a p t e u r s , et l e u r dit q u e son n a v i r e , c h a r g é de c o m e s t i b l e s , était destiné p o u r C a y e n n e .
C'était,
en
e f f e t , sa destination. Il devait de là s'expédier en a p p a r e n c e p o u r u n p o r t n e u t r e ; m a i s son véritable dessein était de faire v o i l e p o u r l'établissem e n t e n n e m i de P a r a , a p p a r t e n a n t a u x P o r t u gais. 11 fut p e r m i s à t o u t l'équipage lui-même
et à Tilly
de v e n i r à S i n n a m a r i . Les d é p o r t é s
e n t r e t i n r e n t ce s u b r é c a r g u e , et a p p r i r e n t de l u i
CHAPITRE VIII.
221
un des objets secrets de sa r e l â c h e : c'était de se c o n c e r t e r avec B a r t h é l é m y s u r les
mesures à
p r e n d r e p o u r e n l e v e r lui et m ê m e les a u t r e s d é p o r t é s . Des amis a v a i e n t d é t e r m i n é Tilly à cette e n t r e p r i s e h a r d i e . Ce p r e m i e r v o y a g e a v a i t p o u r objet d'eu p r é p a r e r d'avance les m o y e n s , et il s'était p r o p o s é de r e v e n i r u n e seconde fois p o u r l'exécuter. Il devait aussi se p r o c u r e r c l a n d e s t i n e m e n t , à C a y e n n e , des p l a n s et s e m e n c e s des épiceries v e n u e s des M o l u q u e s , et les p o r t e r a u P a r a . Ce l a r c i n se faisait p a r o r d r e de la c o u r de L i s b o n n e , c o m m e o n s'en a s s u r a p a r des lettres i n t e r c e p tées. Les puissances refusent de se faire r é c i p r o q u e m e n t les présens de la n a t u r e . Elles les d é r o b e n t a u lieu de se les d e m a n d e r avec f r a n c h i s e , et d e se les d o n n e r avec u n e générosité r é c i p r o q u e , d o n t la g u e r r e m ê m e ne d e v r a i t p a s i n t e r r o m p r e l'exercice. L a prise de l'Eulalie fuir une
offrait à c e u x q u i v o u l a i e n t
facilité i n a t t e n d u e p o u r a v o i r s u r l a
p i r o g u e u n h o m m e c a p a b l e de g o u v e r n e r et ent e n d u à la m a n œ u v r e . Ils c o n v i n r e n t t r è s - s e c r è tement avec Tilly,
q u e le p a t r o n d u
navire,
a p p e l é B a r y , se c h a r g e r a i t de g o u v e r n e r l e u r p e t i t b â t i m e n t . Dès qu'on f u t d'accord s u r ce p o i n t c a p i t a l , l'attention des fugitifs se p o r t a s u r le c h a r g e m e n t de l e u r s effets et des subsistances
222
CHAPITRE VIII.
nécessaires j u s q u ' à S u r i n a m . Il fallait a v o i r des v i v r e s p o u r q u a t r e j o u r s , c a r t o u t e s sortes d e v é n e m e n s p o u v a i e n t p r o l o n g e r la t r a v e r s é e . Il y avait u n e l i e u e et d e m i e d e p u i s S i n n a m a r i j u s qu'à l'anse d'où l'on devait faire voile. Le p a i n , la v i a n d e salée, l ' e a u , l e v i n , f u r e n t p r ê t s en t e m p s utile. T o u s les soirs , D'Ossonville , le p l u s fort d'ent r e e u x , p r e n a i t le p a q u e t d'un d e ses c a m a r a d e s , et le j e t a i t , p a r - d e s s u s l a h a i e , dans le j a r d i n d ' u n h a b i t a n t d e nos a m i s . C e l u i - c i r é u n i t t o u s ces effets d a n s u n e b a r r i q u e , et la fit d é p o ser h a r d i m e n t c o m m e m a r c h a n d i s e d a n s le petit f o r t q u i g a r d a i t l ' e m b o u c h u r e d e l a r i v i è r e , en r e c o m m a n d a n t a u x soldats d'en a v o i r g r a n d soin. Ils n'y m a n q u è r e n t p a s , et c o n t r i b u è r e n t a i n s i , sans s'en d o u t e r , à l'évasion. C e p e n d a n t t o u s ces mouvemens
n ' a v a i e n t p u se f a i r e sans
exciter
l ' a t t e n t i o n d u c o m m a n d a n t . Ses affidés l'assuraient qu'il y avait u n c o m p l o t prochaine;
d o n t l'exécution était
il e n a v a i t d o n n é avis a u
citoyen
J e a n n e t , et l'on n o u s a dit d e p u i s q u e cet a g e n t avait aussitôt e x p é d i é des o r d r e s p o u r qu'on n o u s t r a n s f é r â t s u r la r i v i è r e d ' O y a p o k ,
lieu e n c o r e
p l u s m a l s a i n q u e S i n n a m a r i , et d'où
l'évasion
e û t été b e a u c o u p p l u s difficile. Le 15 prairial
a n V I ( 3 j u i n 1 7 9 8 ) , l'officier
fit son i n s p e c t i o n a c c o u t u m é e à sept h e u r e s d u
CHAPITRE VIII.
223
m a t i n . Il n o u s vit t o u s , e t , t r a n q u i l l e p o u r ce j o u r - l à , il s ' e m b a r q u a d a n s u n e c h a l o u p e , p o u r a l l e r d î n e r à b o r d d e l'Apollon,
ce n a v i r e danois
d o n t j'ai p a r l é et q u i était à d e u x lieues a u l a r g e . A l'instant m ê m e , les h u i t associés
s'achemi-
n è r e n t s u c c e s s i v e m e n t vers le lieu où la p i r o g u e devait les a t t e n d r e . L e général W i l l o t et R a m e l étaient à pied et faisaient l a v a n t - g a r d e . Ils e n t r è r e n t chez moi u n p e u a v a n t midi.
« Il est
» e n c o r e t e m p s , m e d i t W i l l o t ; v o u s avez j u s q u ' à » la n u i t p o u r n o u s j o i n d r e ; c o m m e n t p o u r r i e z » v o u s h é s i t e r ? v o u s êtes
p r i s o n n i e r dans
un
« l i e u p e s t i f é r é ; T r o n s o n et Laffon sont e x p i » r a n s ; vous aurez votre t o u r , ou
bien,
livré
» a u désespoir et à l ' e n n u i , v o u s resterez seul » p a r m i les s a u v a g e s , p e r d u p o u r v o t r e f a m i l l e , » qui n'existe déjà p l u s p o u r v o u s . Décidez-vous: » a p r è s c e t t e occasion, n'en espérez p l u s d ' a u » très. » J e déclarai fermement au général q u e m a r é s o l u t i o n était i n v a r i a b l e . J e les e m b r a s s a i , et n o u s n o u s s é p a r â m e s . P e u de m o m e n s
a p r è s , B a r t h é l é m y e n t r a et
fit u n e n o u v e l l e t e n t a t i v e . « N'attendez pas p l u s » long-temps,
m e d i t - i l ; ne c o m p t e z
plus sur
» u n j u g e m e n t s o l e n n e l , cet e s p o i r n'est q u ' u n e » illusion d e v o t r e p e r s é v é r a n c e
ou
de v o t r e
» c o u r a g e . » J e l u i r é p o n d i s : « Ne m e faites p a s » p l u s g r a n d q u e je ne le suis. J e r e s t e , mais ce
224
CHAPITRE VIII.
» n'est pas s e u l e m e n t d a n s l'espérance d ' o b t e n i r » j u s t i c e p o u r m o i . Voyez aussi c e u x q u i seraient » atteints p a r m a f u i t e ; v o u s qui p a r t e z , v o u s » n'avez ni f e m m e , ni e n f a n s
q u ' o n puisse d é -
» p o u i l l e r , e n v o u s i n s c r i v a n t s u r la liste des » é m i g r é s ; et m o i
» — « A h ! je vous
com-
» p r e n d s , m e dit alors m o n ami ; adieu
pour
» t o u j o u r s ! » L ' e n t r e t i e n s'était p r o l o n g é ;
son
c a n o t t o u c h a i t a u seuil d e m a case , p o u r le c o n d u i r e à la p i r o g u e destinée à l'évasion , il s'y j e t a : en m e d i s a n t de f a i r e ses d e r n i e r s a d i e u x à ses a m i s . L a f f o n était m o u r a n t ; les fugitifs c r u r e n t m ê m e qu'il était m o r t , e t , s u r la n o u v e l l e qu'ils en d o n n è r e n t à sa f e m m e ,
à leur arrivée
en
E u r o p e , elle p r i t le deuil. B a r t h é l é m y se s é p a r e d e m o i , et je v e u x consig n e r ici les s o u v e n i r s qu'il m e laisse. Né p l é b é i e n , c'est sans effort e t sans
ambition
qu'il se v i t
élevé a u r a n g d ' a m b a s s a d e u r , et qu'il f u t e n s u i t e n o m m é à la p l u s h a u t e m a g i s t r a t u r e q u i existât a l o r s en F r a n c e . Disgracié p a r ses c o d i r e c t e u r s , ils n'eussent désiré de sa p a r t q u ' u n e a b d i c a t i o n v o l o n t a i r e . Il c r u t qu'elle d o n n e r a i t l i e u de p e n ser qu'il n'était pas sans r e p r o c h e , et le c o m b l e de l ' i n f o r t u n e l u i s e m b l a p r é f é r a b l e à u n m e n songe h u m i l i a n t . Modeste a u faîte des g r a n d e u r s , il f u t s i m p l e dans le b a n n i s s e m e n t ; je n e l'entendis pas se p l a i n d r e u n e
seule fois
d e son
CHAPITRE
VIII
225
sort. L a m i t i é q u i n o u s avait unis au t e m p s d e sa f o r t u n e d e v i n t e n c o r e
p l u s étroite d a n s u n
m a l h e u r q u i n o u s était c o m m u n ,
et il ne se
souvint peut-être jamais , qu'auteur principal de son é l é v a t i o n , c'était m o i qui a v a i t ainsi
con-
t r i b u é à son exil. Les fugitifs s'éloignèrent vers d e u x h e u r e s d e l ' a p r è s - m i d i , t a n t en canot qu'à pied. Ils affectèr e n t de faire e n t e n d r e des c h a n t s et des cris de joie à l e u r d é p a r t , et paraissaient se r e n d r e à u n e p a r t i e de chasse o u de p ê c h e . C'est sans m y s t è r e q u e le c a n o t q u i t t a i t la r i v e p o u r a l l e r v e r s le Postillon.
J e l e u r criai : Bon v o y a g e ! et
je m e r e t i r a i dans m a c a b a n e , i n q u i e t de l ' é v é n e m e n t , et a t t r i s t é p a r m a solitude. A v a n t la fin du
j o u r , ils étaient t o u s d a n s le b o i s , s u r le
bord
de la m e r . Du
lieu
de l e u r r e t r a i t e ils
v i r e n t la c h a l o u p e qui p o r t a i t le c o m m a n d a n t q u i t t e r l ' A p o l l o n et r e n t r e r d a n s la r i v i è r e d e S i n n a m a r i . Ils c r a i g n a i e n t q u e la v u e de l e u r p i r o g u e ne l u i d o n n â t l'éveil. Elle s'avançait en ce m o m e n t ; mais le p a t r o n B a r y d é c o u v r i t le c o m m a n d a n t sans en ê t r e a p e r ç u , et il r a m a v e r s des p a l é t u v i e r s , qui le c a c h è r e n t . Les f u g i t i f s , s ' a c h e m i n a n t v e r s le l i e u c o n venu pour l'embarquement, furent arrêtés par un incident inquiétant. Le Tellier, fort chargé de p a q u e t s , m a r c h a i t p l u s l e n t e m e n t . B a r t h é l e m y том.
1.
15
226
CHAPITRE
VIII.
réglait ses pas s u r c e u x de son fidèle c o m p a g n o n . T o u t à c o u p il e n t e n d
u n e voix f o r t e , et les c r i s
r e d o u b l é s : « N'avancez pas ! n'avancez pas ! » Des nuages r e c e v a i e n t q u e l q u e s r a y o n s d u s o l e i l , d u c ô t é où cet a s t r e s'était c o u c h é , et les r é f l é c h i s saient s u r le sentier o ù les fugitifs m a r c h a i e n t . A la f a v e u r d e cette f a i b l e c l a r t é , B a r t h é l é m y aperçut un n è g r e ,
et c o u r u t a u s s i t ô t v e r s L e
Tellier. « Nous voilà s u r p r i s : l u i d i t - i l ; le c o m « m a n d a n t n o u s a d é c o u v e r t s . et n o u s fait a r r ê « ter. » Ils d é p l o r a i e n t l e u r s o r t , q u a n d le n è g r e l e u r c r i a : « A v a n c e z m a i n t e n a n t , a v a n c e z ! » Ils a l l è r e n t à l u i . « J e v o u s ai c r i é d ' a r r ê t e r , l e u r « dit-il,
parce que j e venais d'apercevoir cette
« t o r t u e q u e la m e r a jetée s u r l'anse. J e v a i s « l'assommer.
» Ce qu'il fit a u s s i t ô t .
La b r i s e , q u i était f o r t e , a v a i t p o r t é les c r i s d u n è g r e a u x six a u t r e s d é p o r t é s . Ils a c c o u r u r e n t et a p p r i r e n t de cet h o m m e qu'il a p p a r t e n a i t à l ' h a b i t a t i o n voisine.
Ils c o n t i n u è r e n t à e r r e r
s u r la p l a g e , e n t r e la m e r et le bois. Il était onze h e u r e s d u soir : la p i r o g u e n ' a r r i v a i t pas. I n q u i e t s et t r o u b l é s , ils se d i s p e r s è r e n t s u r l'anse p o u r l a c h e r c h e r ; ils a l l u m è r e n t u n feu de sig n a l , et enfin elle p a r u t . Il f a l l a i t , p o u r la j o i n d r e , f a i r e d o u z e à quinze pas d a n s la m e r . L e p a t r o n B a r y , h o m m e g r a n d et r o b u s t e , les t r a n s p o r t a s u c c e s s i v e m e n t s u r ses é p a u l e s , et e n s u i t e
CHAPITRE VIII.
227
ils l e v è r e n t l'ancre. Les fugitifs étaient a r m é s d e fusils et a v a i e n t u n e b o n n e p r o v i s i o n de p o u d r e . Ils étaient gens de c o u r a g e , la p l u p a r t h a b i t u é s à bien
se b a t t r e ,
tous résolus à une
défense
v i g o u r e u s e s'ils étaient p o u r s u i v i s , et m ô m e à se j e t e r à l'abordage s u r t o u t n a v i r e , p l u t ô t q u e de d e v e n i r sa proie ; m a i s o n n ' e u t , p e n d a n t près d e d e u x j o u r s , a u c u n s o u p ç o n d e l e u r évasion. D e p u i s l o n g - t e m p s on était h a b i t u é à les v o i r p ê c h e r en c a n o t , c h a s s e r d a n s la savane , et l e u r a b s e n c e n e f u t pas r e m a r q u é e . Il est difficile d e p e n s e r q u e les d o m e s t i q u e s qu'ils laissèrent à S i n n a m a r i n'eussent r i e n p é n é t r é ; m a i s l e u r s m a î t r e s n'avaient j a m a i s cessé d e les t r a i t e r a v e c b i e n v e i l l a n c e , et si ces gens f u r e n t d e l ' é v a s i o n , il n'y e u t p o i n t d e
instruits
dénonciateur
parmi eux. D ' a i l l e u r s , t o u t favorisait l ' e n t r e p r i s e : la m e r é t a i t belle e t descendait a u m o m e n t m ê m e où ils s ' é l o i g n è r e n t d u r i v a g e . L a soirée avait été o b s c u r e ; la l u n e , d a n s son p l e i n , se leva , et ils firent b e a u c o u p d e c h e m i n cette p r e m i è r e n u i t . Quelq u e s - u n s c r a i g n a i e n t e n c o r e q u e le c o m m a n d a n t d e S i n n a m a r i ne les fît p o u r s u i v r e p a r des c a n o t s à la voile et à la r a m e ; d ' a u t r e s , a u c o n t r a i r e , d e v i n r e n t si confians a p r è s a v o i r p e r d u d e v u e l ' e m b o u c h u r e d u S i n n a m a r i , qu'ils v o u l u r e n t , dès le l e n d e m a i n ,
aller à terre
pour prendre
228
CHAPITRE
VIII.
le plaisir de la chasse. Ce n'est q u ' a p r è s un d é b a t fort a n i m é q u ' o n les fit c h a n g e r de s e n t i m e n t , Il était bien e x t r a o r d i n a i r e d e v o i r n e u f h o m m e s , gènes dans l e u r p i r o g u e , n e p o u v a n t p o u r ainsi d i r e se m o u v o i r d'une place à l ' a u t r e , se d i s p u t e r la b a r r e p o u r g o u v e r n e r , les u n s vers la t e r r e , les a u t r e s en r o u t e . Les p l u s r a i s o n n a b l e s l ' e m portèrent. Le
patron américain
cette c ô t e , et c o m m e
ne
connaissait
point
il était le seul m a r i n à
b o r d , la m a n œ u v r e était f o r t i r r é g u l i è r e d a n s les
changemens
de vents.
C o n t r a i n t s d'aller à
t e r r e , à la M a n a , s u r le t e r r i t o i r e f r a n ç a i s , d é c o u r a g é s p a r diverses c o n t r a r i é t é s , affaiblis p a r le m a l d e m e r , q u e l q u e s - u n s v o u l a i e n t passer u n j o u r ou d e u x d a n s cette r e l â c h e . P i c h e g r u p r i t
un
t o n de c o m m a n d e m e n t q u i en i m p o s a a u x é t o u r dis ; ils r e m i r e n t à l a voile , et a r r i v è r e n t s u r l a côte de S u r i n a m . Des soldats h o l l a n d a i s r e c o n n u r e n t P i c h e g r u et W i l l o l . T o u s f u r e n t accueillis p a r F r é d é r i c i , g o u v e r n e u r , sous les n o m s qu'ils a v a i e n t e m p r u n t é s , et il f e i g n i t , en p u b l i c , d e n e pas les c o n n a î t r e . Ils f u r e n t logés chez d i v e r s habitans,
qui
se d i s p u t a i e n t l'avantage de les
b i e n r e c e v o i r . La c o n d u i t e d e P i c h e g r u , l o r s q u ' i l c o m m a n d a i t l'armée française d a n s les P a y s - B a s , e t q u a n d il c o n q u i t les P r o v i n c e s - U n i e s , n'avait laissé q u e
des s o u v e n i r s h o n o r a b l e s ; il s'était
CHAPITRE
VIII.
229
s u r t o u t r e n d u r e c o m m a n d a b l e p a r son n i t é et u n désintéressement
huma-
a u - d e s s u s de
tous
les éloges. Les H o l l a n d a i s de S u r i n a m s'empressèr e n t d ' o u v r i r l e u r s b o u r s e s à ce g é n é r a l ; il p o u v a i t y p u i s e r à discrétion ; il ne v o u l u t rien r e c e v o i r . » J e n e p u i s , disait-il, m a n q u e r ni d ' e a u , ni d e » pain , n i de tabac à f u m e r ; c'est t o u t ce qu'il » m e f a u t . » Il passa en A n g l e l e r r e a v e c
une
p a r t i e des c o m p a g n o n s de sa fuite. W i l l o t , p e n d a n t qu'il c o m m a n d a i t à Marseille, a v a i t m i s en l i b e r t é u n g r a n d n o m b r e d ' A l g é r i e n s , de Tunisiens.
Les A f r i c a i n s , p a r r e c o n -
naissance, avaient, à leur tour,
et aussi
r a n ç o n , b r i s é les f e r s , n o n - s e u l e m e n t
sans
de p l u -
sieurs F r a n ç a i s , m a i s aussi de b e a u c o u p d'autres captifs,
et p a r t i c u l i è r e m e n t d ' A m é r i c a i n s
des
Etats-Unis. Il fut r e c o n n u à S u r i n a m p a r un c a pitaine p e n s y l v a n i e n , q u i l'appela son b i e n f a i t e u r , son p è r e , son s a u v e u r . L e l e n d e m a i n , c e t h o m m e v i n t le t r o u v e r . Il l u i dit : q u ' i n s t r u i t q u il m a n q u a i t d ' a r g e n t ,
il lui
apportait mille
p i a s t r e s , q u e le g é n é r a l l u i r e n d r a i t
q u a n d il
pourrait. T o u s , à l'exception de Tellier,
B a r t h é l e m y et de
Le
p a s s è r e n t de S u r i n a m a D é m é r a r y , o ù
m o u r u t A u b r y . L'état désespéré d e W i l l o t ne l u i p e r m e t t a i t pas de s ' e m b a r q u e r ; les q u a t r e a u t r e s fugitifs p a r t i r e n t sans lui p o u r l ' A n g l e t e r r e . C'é-
230
CHAPITRE
taient
Pichegru .
VIII.
Delarue,
Ramel
et
D'Os-
sonville. On a c c u s e la c o n v e n t i o n d'un c r i m e si a b o m i n a b l e , q u e je n e puis e n c o r e y c r o i r e , et d a n s le b a n n i s s e m e n t , je n'ai pas le m o y e n de c o n n a î t r e la vérité. P i c h e g r u , d i t - o n , a y a n t fait p r i s o n n i e r s h u i t o u n e u f cents A n g l a i s , r e ç u t d e la
convention
l ' o r d r e d e les faire fusiller. Il désobéit. Cette
gé-
n é r e u s e résistance n e p o u v a i t ê t r e o u b l i é e ,
et,
à son a r r i v é e en A n g l e t e r r e , Le d u c d ' Y o r c k c r u t d e v o i r lui e n t é m o i g n e r la r e c o n n a i s s a n c e
natio-
nale. A p r è s les b r u i t s , fondés o u n o n , q u i a v a i e n t c o u r u , n o u s eussions d é s i r é q u e P i c h e g r u
se
réfugiât dans un pays neutre. Barthélémy
ne
quitta
Surinam
qu'après y
a v o i r s é j o u r n é p r è s de d e u x m o i s .
Il se r e n d i t
à D é m é r a r y , o ù il t r o u v a W i l l o t c o n v a l e s c e n t . Ils firent
voile p o u r l ' A n g l e t e r r e . C'est
dans
t r a v e r s é e q u e B a r t h é l é m y p e r d i t son
cette
fidèle
do-
m e s t i q u e Le T e l l i e r . Q u e nos n o m s r e s t e n t c o n f o n d u s et o u b l i é s
p a r m i t a n t d ' a u t r e s , le sien
sera c o n s e r v é aussi l o n g - t e m p s q u e la
fidélité
et
l'amitié s e r o n t en h o n n e u r . L'agent d u d i r e c t o i r e se h â t a d ' e n v o y e r à S i n n a m a r i u n officier s u p é r i e u r p o u r faire u n e e n q u ê t e , et r e c u e i l l i r les c i r c o n s t a n c e s
de l ' é v a -
sion. C e m i l i t a i r e y m i t p l u s d ' a p p a r e i l q u e d e
CHAPITRE
VIII
231
s é v é r i t é , et nous n ' e û m e s en ce m o m e n t à n o u s p l a i n d r e d'aucun s u r c r o î t de r i g u e u r s . Un c o l o n , v o y a n t m ê m e q u e cette évasion était a p p r o u v é e p a r t o u s les h o n n ê t e s
g e n s , laissa c r o i r e , p o u r
se d o n n e r d e l ' i m p o r t a n c e , qu'il n'avait p a s é t é i n u t i l e a u x fugitifs : il n'avait pas m ê m e été i n s t r u i t d e l e u r p r o j e t ; m a i s son i n d i s c r é t i o n le fit c o n d u i r e à C a y e n n e , e t p a r suite de cette i m p o s t u r e , q u e lui avait suggérée sa b i e n v e i l l a n t e v a n i t é , il allait ê t r e e n v o y é en F r a n c e , q u a n d , p a r b o n h e u r p o u r l u i , le h a s a r d a p p r i t à l'agent tous les secrets q u e l'enquête n'avait p u l u i d é couvrir. L e s u b r é c a r g u e T i l l y , en p a r t a n t d e P h i l a d e l p h i e , a v a i t c a c h é , d a n s u n b a r i l de f a r i n e , d e s p a p i e r s relatifs a u v r a i
b u t de
son v o y a g e , et
u n e l e t t r e c o n f i d e n t i e l l e q u e les amis de B a r t h é l é m y lui é c r i v a i e n t . A r r i v é à C a y e n n e , Tilly a p p r i t q u e sa cargaison était c o n f i s q u é e ,
et q u e
les f a r i n e s , déposées dans le m a g a s i n p u b l i c , d e v a i e n t s e r v i r a u x r a t i o n s des soldats.
Dans l a
c r a i n t e qu'il eut d'être d é c o u v e r t , il se h â t a d e d e m a n d e r u n b a r i l de f a r i n e p o u r sa n o u r r i t u r e , et il i n d i q u a m a l a d r o i t e m e n t c e l u i qu'il l u i i m p o r t a i t d e r e t i r e r . C'était d i r e qu'il fallait l'exam i n e r a v e c soin. On y t r o u v a les lettres et d ' a u t r e s pièces q u i f u r e n t remises à l'agent. L e p a u v r e s i n n a m a r i e n , q u i , p a r son b a b i l , a v a i t a t t i r é
532
CHAPITRE VIII.
s u r lui dos s o u p ç o n s mal fondés , fut justifié , et t o u t e l ' a n i m a d v e r s i o n se t o u r n a c o n t r e T i l l y . Ce m a r i n f u t e m b a r q u é s u r la frégate la
Décade,
q u i fit voile p o u r R o c h e f o r t . On p r é v o y a i t u n sort m a l h e u r e u x p o u r l u i ,
m a i s la Décade
fut
prise p a r les A n g l a i s . Tilly cessa d'être p r i s o n nier,
et
il r e t r o u v a à L o n d r e s c e u x q u i lui
a v a i e n t l'obligation de l e u r l i b e r t é . P e u de t e m p s a p r è s l'évasion , les fugitifs f u r e n t , par une p r o c l a m a t i o n , déclarés émigrés, et le p e u d'effets qu'ils a v a i e n t laissés f u r e n t v e n d u s . En o u v r a n t la case de P i c h e g r u , o n t r o u v a s u r sa t a b l e le billet s u i v a n t : « J e d o n n e à Y i c » toire t o u t ce q u e je laisse
à Sinnamari; je ne
» d o i s r i e n . A d i e u . »Un s a u v a g e vit p a r m i les effets laissés p a r ce d é p o r t é u n e c o u p e de coco. Il la p r i t . « J e la g a r d e , d i t - i l , p a r c e q u e celui à » q u i elle a p p a r t i e n t m e la p r é s e n t a i t t o u j o u r s » pleine de tafia. » S i n n a m a r i , a p r è s cette évasion , d e v i n t d ' a u t a n t p l u s triste q u e la p l u p a r t des d é p o r t é s r e s tés étaient m a l a d e s . A u c u n d u conseil des a n ciens n'avait f u i ,
et c e u x q u i ne f u r e n t pas
c o n s u l t é s eussent p r o b a b l e m e n t refusé de f u i r . T o u s étaient pères d e f a m i l l e . V o u s voyez q u e je me sers des m o t s de et déportation;
déporté
mais c'est i m p r o p r e m e n t q u e je
les e m p l o i e . Nos r o i s ont q u e l q u e f o i s
confondu
CHAPITRE VIII.
233
l'exil e t la relégation ; les lois nouvelles n e c o n naissaient p o i n t ces peines. Elles exigent q u e la d é p o r t a t i o n n'ait lieu qu'en v e r t u d'un j u g e m e n t , et j e n'avais été ni j u g é , n i m ê m e accusé o u e n t e n d u . J e n'étais p o i n t d é p o r t é , j'étais r e l é g u é , a u x t e r m e s des lois r o m a i n e s ; c e p e n d a n t j'ai r a r e m e n t e m p l o y é les m o t s d e relégué gation.
et de
relé-
Ils n e seraient pas si facilement c o m p r i s ,
q u o i q u ' i l s soient les seuls p r o p r e s a u x actes i l l é g a u x d o n t je subis la r i g u e u r . Nous a v i o n s q u e l q u e f o i s occasion de v o i r des v o y a g e u r s a r r i v a n t d e F r a n c e ; et m a l g r é le d a n ger
d e n o u s f r é q u e n t e r , ils c é d a i e n t à l ' i n t é r ê t
que nous
i n s p i r i o n s , o u à la c u r i o s i t é d e n o u s
voir. B o u r d o n , toujours impatient, demandait u n j o u r à l'un d e u x : « Q u e d i t - o n de n o t r e b a n » n i s s e m e n t ? » — « J e n'en ai p a s e n t e n d u p a r » 1er , » d i t le j e u n e h o m m e . B o u r d o n , le seul m e m b r e d u conseil des cinq-cents qui f û t resté à S i n n a m a r i , se l i v r a a l o r s à t o u t e sa c o l è r e . J e c r u s e n t e n d r e P h i l o c t è t e p a r l a n t à P y r r h u s , et m a u d i s s a n t Ulysse et les A t r i d e s :
« O comble de l'injure ! » L a F r a n c e de m e s m a u x n'est p a s m ê m e i n f o r m é e , » On e n étouffe ainsi j u s q u ' à la r e n o m m é e ; » E t q u a n d l e mal a f f r e u x d o n t j e suis c o n s u m e » D e v i e n t plus d é v o r a n t e t p l u s
envenimé,
234
CHAPITRE
VIII.
» Mes lâches oppresseurs , dans leur secrète joie , » I n s u l t e n t a u x t o u r m e n s d o n t ils m ' o n t l'ait la p r o i e . » LA HARPE ,
Philoctète.
B o u r d o n s u p p o r t a i t le b a n n i s s e m e n t avec i m patience. Les fugitifs n ' a v a i e n t p o i n t v o u l u p o u r c o m p a g n o n de l e u r fuite u n h o m m e p l u s c o n n u p a r ses excès r é v o l u t i o n n a i r e s q u e p a r son r e p e n t i r . Il f u t
consterné
d u m y s t è r e qu'ils
lui
a v a i e n t fait. Ils a v a i e n t p a r e i l l e m e n t célé l e u r p r o j e t a u x deux commissaires heurnois,
r o y a u x , B r o t i e r et L a v i l l e -
et ils t é m o i g n a i e n t
ainsi
que
nulle
liaison et n u l s i n t é r ê t s p a r t i c u l i e r s ne les r a p p r o c h a i e n t d'eux.
Rovère portait à Sinnamari
l'esprit de r e c h e r c h e et de c o n t r e - p o l i c e
qu'il
avait v o u l u i n t r o d u i r e d a n s les c o m m i s s i o n s des i n s p e c t e u r s , q u a n d il en était m e m b r e . Il y e u t , à ce s u j e t , e n t r e l u i et m o i , u n e scène d o n t je m ' a m u s a i . Il v o u l a i t a v o i r la r é p u t a t i o n d ' ê t r e i n f o r m é p o n c t u e l l e m e n t de t o u t ce q u ' u n
bon
c o m i t é de r e c h e r c h e s doit s a v o i r . L e l e n d e m a i n de l'évasion , j'allai le v o i r , et j e l u i d e m a n d a i d'un t o n m y s t é r i e u x s'il savait ce q u i s'était passé la v e i l l e . « Et v o u s ? » m e dit-il. — » J e le sais, r é » pondis-je ; mais qu'en pensez-vous? » — « C e » q u e j'en pense, c'est q u e la chose m é r i t e g r a n d e «attention. » — « Q u e
parlez-vous
d'attention,
» l u i r é p o n d i s - j e à m o n t o u r ; c'est chose f a i t e ,
CHAPITRE VIII. » et
je voulais
en
savoir
235
votre sentiment. »
— » Mon s e n t i m e n t , c'est q u e c'est u n
événe-
» m e n t assez é t r a n g e . A u s u r p l u s , il f a u t a t t e n » d r e . » — « F o r t b i e n dit ; m a i s
si,
en
atten-
» d a n t , o n n o u s r e n d r e s p o n s a b l e s ? » — A ce mot,
Rovère
fut d é c o n t e n a n c é :
« Expliquez-
» v o u s n e t t e m e n t , » m e dit-il d'un air i n q u i e t . — « Vous saurez tout demain. «Rovère r é p l i q u a : « J e sais
tout présentement
peut-être ;
mais
» p o u r q u o i n e v o u l e z - v o u s pas d i r e v o u s - m ê m e » ce d o n t il s'agit? » J e le tins ainsi p e n d a n t
un
q u a r t d ' h e u r e e n t r e la peine e x t r ê m e d e n e p a s ê t r e i n s t r u i t le p r e m i e r d ' u n e n o u v e a u t é , e t l a c u r i o s i t é d e l ' a p p r e n d r e ; à la fin, il se leva i m p a t i e n t é , e t m e d i t : « J e vais d é j e u n e r chez A u » b r y , q u i sera m o i n s m y s t é r i e u x . » — « A u b r y , » l u i d i s - j e , et sept de nos c o m p a g n o n s sont e n « c e m o m e n t à t r e n t e o u q u a r a n t e lieues en m e r . » Il f u t u n m o m e n t s t u p é f a i t ; p u i s , se r a s s u r a n t , il m e dit : » Ils m ' a v a i e n t confié l e u r dessein d e « f u i r , mais je n'y c o m p t a i s q u e p o u r ce soir. » Me v o i l à seul! c a r T r o n s o n et Laffon s o n t e n d a n g e r . Mes r o u t e s sont d é s e r t e s ; je n'ai p l u s à q u i m o n t r e r mes dessins.
Plus d'admirateurs,
p l u s de c e n s e u r s ! J e ne p r e n d r a i d é s o r m a i s plaisir à r i e n . Mais si le d é p a r t de mes c o m p a g n o n s
m'at-
t r i s t e , j e n e r e g r e t t e pas p o u r cela d'être r e s t é ;
236
CHAPITRE VIII.
et si je puis j a m a i s m'en
aller d ' i c i , ce ne sera
q u e p o u r r e t o u r n e r en F r a n c e . Le r a m i e r , pigeon,
le
t r a n s p o r t é à d e u x cents lieues de son
c o l o m b i e r , y est r a m e n é e n u n seul j o u r p a r son i n s t i n c t . S'il y r e t r o u v e sa c o m p a g n e , il o u b l i e la violence q u ' o n l u i a f a i t e , et ce long t r a j e t ne l'a p o i n t f a t i g u é . C'est d a n s sa f a m i l l e , d a n s sa p a t r i e qu'il est r e v e n u ; et j ' a u r a i s p u f u i r p o u r u n a u t r e lieu q u e c e l u i q u ' h a b i t e É l i s e , p o u r u n a u t r e p a y s q u e celui où j'ai m a m è r e , m a fille , o ù s o n t t o u s mes a m i s ! M o n e s p r i t se r é v o l t a i t à la p e n s é e q u e m a fuite a u r a i t r o m p u les liens q u i m'unissaient
e n c o r e à m o n p a y s , et q u e ,
victime d'un décret i n j u s t e , j'aurais p u
cesser
d'être F r a n ç a i s . J e r e v e r r a i m o n c o l o m b i e r ( 1 ) .
( l ) L a v i e q u e m è n e le p a u v r e e n sa c a b a n e est m e i l l e u r e q u e v i a n d e s e x c e l l e n t e s en p a y s é t r a n g e r s sans d o m i c i l e .
Prov
de
Salomon.
CHAPITRE
L a G u y a n e française
NEUVIÈME,
a é t é p o s s é d é e p a r les
L'arbre à pain.—Le manguier
Hollandais.—
Le cannellier.—Le gi-
r o f l i e r . — L e m u s c a d i e r . — L e p o i v r i e r . — É t a t s d e ces p r o d u c t i o n s à l a G u y a n e f r a n ç a i s e . — L e sol et l e c l i m a t l e u r conviennent.
LES
Hollandais
ont
été
possesseurs
de
la
G u y a n e f r a n ç a i s e, et on r e n c o n t r e des traces d e l e u r p r é s e n c e d a n s les e n v i r o n s d u b o u r g q u e nous habitons.
Nés a u m i l i e u des e a u x ,
dont
ils o n t à se d é f e n d r e de t o u s c ô t é s , ils o n t a s s u j é t i cet é l é m e n t , et l'ont r e n d u u n d e s agens les p l u s p u i s s a n s d e l e u r p r o s p é r i t é . O n t r o u v e ici des c a n a u x à d e m i c o m b l é s , et des t r a n c h é e s q u i c o n d u i s a i e n t j u s q u e dans le S i n n a m a r i les e a u x des savanes s u b m e r g é e s . Ils o n t a p p o r t é d a n s ce c o n t i n e n t l'art q u i a c o n q u i s s u r la m e r u n e p a r t i e des P a y s - B a s ; et sans d o u t e ils e u s sent notre
donné
une
Guyane,
g r a n d e v a l e u r aux t e r r e s d e s'ils
en
fussent d e m e u r é s
les
m a î t r e s . Les F r a n ç a i s , q u i la r e p r i r e n t s u r e u x , n e p r o f i t è r e n t pas d e l e u r s t r a v a u x , et l ' i n d u s trie hollandaise n a servi qu'à r e n d r e t é m o i g n a g e
2 38
CHAPITRE
d e la b o n t é
d'un
IX.
sol q u e n o u s a v o n s négligé
p e n d a n t p l u s d'un siècle. Les F r a n ç a i s a v a i e n t aussi f o r m é u n établissem e n t , en 1 6 4 0 , s u r les b o r d s d u S u r i n a m ; mais les t e r r e s é t a n t m a r é c a g e u s e s et m a l s a i n e s , ils l'a" b a n d o n n è r e n t . Les Hollandais n o u s r e m p l a c è r e n t , e t en
les f e r t i l i s a n t , ils les o n t r e n d u e s
moins
i n s a l u b r e s . A i n s i , le sol q u e n o u s a v o n s r e c o n q u i s , et celui qu'ils
ont occupé
après
nous,
attestent en m ê m e t e m p s l e u r h a b i l e t é e t n o t r e maladresse. 11 y a b e a u c o u p de b o n s o u v r a g e s s u r l'histoire n a t u r e l l e d e la G u y a n e . J e n e v o u s d i r a i r i e n de ce qu'ils p e u v e n t v o u s a p p r e n d r e ; m a i s les a u t e u r s n'ont p u p a r l e r d e q u a t r e p r o d u c t i o n s d o n t la possession e x c l u s i v e
a long-temps
en-
r i c h i les négocians h o l l a n d a i s , et q u e les F r a n çais n'ont d é r o b é e s à l e u r a v a r i c e q u e d e p u i s p e u d'années : ce s o n t le g i r o f l e , la c a n n e l l e , la m u s c a d e e t le p o i v r e . Un h a s a r d h e u r e u x m e fit a v o i r à S i n n a m a r i le s u p e r b e o u v r a g e de R u m p h i u s , et les Belges d é p o r t é s m ' a i d è r e n t à en t r a d u i r e p l u s i e u r s a r ticles. Les épiceries p r é c i e u s e s o n t été a p p o r t é e s d e l'Ile d e F r a n c e à C a y e n n e en 1788.
1772,
On est p a r v e n u p a r la m ê m e aliser
1788 voie
m a n g u i e r et l ' a r b r e à p a i n .
et à y
CHAPITRE
L e socus
IX.
539
f u t t r o u v é p a r nos n a v i g a t e u r s d a n s
les îles de
la m e r
d u S u d , o ù il est u n
des
p r i n c i p a u x alimens des i n s u l a i r e s . Les Français et les Anglais l ' a p p e l è r e n t l ' a r b r e à pain, n o m fit sa f o r t u n e p a r m i n o u s .
On
et ce
s'empressa
d ' e n v o y e r l ' a r b r e à pain d a n s des c o n t r é e s o ù il était i n c o n n u . L a n a t u r e l'avait placé à p e u de distance des côtes occidentales de l ' A m é r i q u e . Il n'était s é p a r é des Antilles q u e p a r l'isthme d e P a n a m a ; et des siècles i n n o m b r a b l e s s'écoulèrent sans qu'il f r a n c h î t cette d i g u e é t r o i t e q u i s é p a r e les d e u x m e r s . Il e û t s e m b l é p l u s c o u r t de l ' a p p o r t e r p a r cette r o u t e à S a i n t - D o m i n g u e et a u x Antilles. On r e n o n ç a à ce m o y e n , p a r la c r a i n t e d ' a l a r m e r la jalousie q u i f e r m e les colonies e s p a gnoles a u x é t r a n g e r s . On e n v o y a d o n c ces a r b r e s à la G u y a n e en l e u r faisant p a r c o u r i r les t r o i s q u a r t s d u t o u r d u g l o b e , dans u n e n a v i g a t i o n de h u i t à
n e u f m i l l e lieues.
L'Ile de F r a n c e
servit de station i n t e r m é d i a i r e , et c'est p a r elle q u e l ' A m é r i q u e a r e ç u de l'Asie ces utiles magnifiques
présens.
et
L ' a r b r e â pain se plaît
à la G u y a n e ; il y d o n n e des f r u i t s en a b o n d a n c e ; ils p e u v e n t servir à la n o u r r i t u r e de l ' h o m m e , et les a n i m a u x en m a n g e n t a v e c
avidité.
Ils
r e s s e m b l e n t aux c h â t a i g n e s , m o i n s p a r la f o r m e q u e p a r le goût. J e p l a n t a i à S i n n a m a r i des semences p r o v e n a n t des a r b r e s q u i s o n t à C a y e n n e ;
240
CHAPITRE
IX.
a u b o u t d'un a n , mes plants a v a i e n t q u a t r e pieds d e h a u t e u r . Cet a r b r e se déplaisait à P a r i s , m a l g r é les secours des poêles et des s e r r e s . L e d i r e c t o i r e l'envoya d a n s u n e c o n t r é e q u i l u i est f a v o r a b l e , p a r le m ê m e vaisseau q u i n o u s a enlevés a u x c l i m a t s t e m p é r é s de l ' E u r o p e , p o u r n o u s f a i r e s u b i r les r i g u e u r s de la zone t o r r i d e . J ' i g n o r e si l'envoi q u i fut fait à S a i n t
Domin-
g u e , il y a douze a n s , a p a r e i l l e m e n t r é u s s i : il était c o m p o s é des
plus précieuses
tions de l'Asie.
frégate
Une
produc-
anglaise v i n t
de
la J a m a ï q u e au P o r t - a u - P r i n c e ; je fus i n f o r m é q u e M. G a r d n e r , c a p i t a i n e , s'était adressé sans succès au jardinier d u g o u v e r n e m e n t p o u r obten i r des plants d e c h a q u e e s p è c e ; j'en p a r l a i a u g o u v e r n e u r , et n o u s n ' h é s i t â m e s
pas à lui faire
d o n n e r u n e caisse de c h a q u e a r t i c l e . Nous p e n sions qu'il était p e u digne de n o t r e g r a n d e n a t i o n d'être a v a r e de t r é s o r s q u i a p p a r t i e n n e n t à t o u t l ' u n i v e r s , et d o n t on est s û r d ' a u g m e n t e r l a c o n s o m m a t i o n , en les d i s t r i b u a n t l i b é r a l e m e n t . Les Hollandais c o n t i n u e n t , au c o n t r a i r e , à e m p ê c h e r a u t a n t qu'ils p e u v e n t la sortie des p r o d u c t i o n s privilégiées c a p a b l e s d ' ê t r e p r o p a gées. J e les c o m p a r e à ces j a r d i n i e r s q u i n e v e n d e n t les f r u i t s p r é c i e u x de l e u r s j a r d i n s qu'à c o n d i t i o n q u e le n o y a u l e u r sera r e n d u . L e m a n g u i e r a p a r e i l l e m e n t réussi à la G u y a n e :
CHAPITRE
IX:
241
ce f r u i t b a l s a m i q u e et sain y est t r è s - a b o n d a n t . Les I n d i e n s en sont a v i d e s ; m a i s , p a r u n e suite de l e u r paresse et de cette instabilité q u i
le
fait e r r e r d'un lieu à u n a u t r e , ils en o n t
né-
s
gligé la c u l t u r e . Elle e s t facile c e p e n d a n t : il ne faut q u e laisser t o m b e r u n n o y a u
à terre,
et
sarcler a u t o u r de l ' a r b u s t e q u i lève i m m a n q u a b l e m e n t . Il y a dans l'Inde des m a n g u e s
grosses
c o m m e la tête d'un enfant. « C'est, dit R u m p h i u s , » un fruit
humide ;
il
échauffe
pourtant
le
» sang , et il est b i l i e u x . » J e n'en ai j a m a i s été i n commodé.
Peut-être que
cet a r b r e r é u s s i r a i t
dans les p r o v i n c e s m é r i d i o n a l e s de F r a n c e . Le c a n n e l l i e r p r o s p è r e dans cette colonie a u t a n t qu'à Ceylan m ê m e . 11 y en a p l u s i e u r s d a n s les jardins de cantons;
S i n n a m a r i et d a n s c e u x des a u t r e s mais j u s q u ' à
présent,
cette c u l t u r e
n'est p o u r ainsi d i r e q u ' u n objet de
curiosité.
Les c a n n e l l i e r s a p p o r t é s de l'Asie à la G u y a n e sont de la m e i l l e u r e e s p è c e , et v i e n n e n t
origi-
n a i r e m e n t d e Ceyian. 11 y en a d e u x a r b r e s à q u e l q u e s toises de m a case.
Ils ne sont
plantés
q u e d e p u i s q u a t r e à cinq ans , et le tronc a déjà quinze demi
p o u c e s de c i r c o n f é r e n c e , à u n pied et d u sol. Le c a n n e l l i e r v i e n t ici en h a i e
ou
en p l e i n v e n t . Il ne d e m a n d e p r e s q u e p o i n t de c u l t u r e ; la p l u p a r t des t e r r a i n s lui c o n v i e n n e n t . Le giroflier a été c u l t i v é a v e c soin à la G u y a n e ТОМ.
1.
16
242
CHAPITRE
IX.
Française ; le girofle qu'on y r é c o l t e est a u m o i n s fégal à celui d ' A m b o y n e . R u m p h i u s a d é c r i t cet arbre
p r é c i e u x avec son
Ce s a v a n t était
au
exactitude ordinaire.
service de
h o l l a n d a i s e ; mais cette
la
compagnie
c i r c o n s t a n c e n'excuse
p o i n t ce qu'il dit de l'impossibilité de le n a t u raliser a i l l e u r s q u ' a u x M o l u q u e s . «Les h a b i t a n s » d e J a v a , d i t - i l , et c e u x d e Macassar o n t t r a n s » p o r t é chez e u x des a r b u s t e s et des semences » d u giroflier. L e s p l a n t s o n t » g r a n d e u r o r d i n a i r e de ces » n'ont pas p o r t é de f r u i t s .
c r û j u s q u ' à la
a r b r e s , mais On en p e u t
ils
con-
» c l u r e q u e Dieu a sagement d i s t r i b u é à c h a q u e » n a t i o n des richesses , des p r o d u c t i o n s d i v e r s e s , » et qu'il a r e n f e r m é le g i r o f l e d a n s «des
Moluques,
hors desquelles
l'enceinte
aucune
» d u s t r i e h u m a i n e n e p e u t le p r o p a g e r , o u
inle
» c u l t i v e r j u s q u ' à sa p e r f e c t i o n . » H e u r e u s e m e n t , le g o u v e r n e m e n t f r a n ç a i s s'est bien g a r d é de p r ê t e r ces v u e s d'épiciers à la P r o v i d e n c e . L a G u y a n e française est au n o r d
de
la ligne, à à la m ê m e distance q u e les M o l u q u e s en sont a u m i d i . L'intention d u g o u v e r n e m e n t était
d'encou-
r a g e r cette c u l t u r e d a n s la c o l o n i e , et p l u s i e u r s h a b i t a n s s'y
l i v r a i e n t avec s u c c è s ,
lorsque
le
b a r o n de Besner, g o u v e r n e u r , i n t e r r o m p i t l e u r s
CHAPITRE
IX.
24 3
p r o g r è s . On a p r é t e n d u q u ' u n p r i v i l é g e exclusif a v a i t été d o n n é a u c o m t e de P r o v e n c e , et q u e le gouverneur, bon
c o u r t i s a n et
mauvais admi-
n i s t r a t e u r , avait été c h a r g é de l'exécution.
Quoi
qu'il en soit, en 1 7 7 9 , il fit p r e n d r e p a r le conseil s u p é r i e u r de C a y e n n e u n a r r ê t é p o r t a n t « q u e » c e u x des h a b i l a n s qui a v a i e n t p l a n t é des g i r o » f l i e r s , eussent à en faire la d é c l a r a t i o n ; et d é » fense
fut
faite h eux et à t o u s
autres
d'en
» p l a n t e r à l ' a v e n i r , à p e i n e de c i n q c e n t s livres » d'amende. » Yillebois, administrateur éclairé, succéda h e u r e u s e m e n t à Besner : il était p o r t e u r des o r d r e s d u m a r é c h a l de Castries , m i n i s t r e de la m a r i n e , citoyen sous la m o n a r c h i e . Villebois s'empressa à r é p a r e r le m a l q u ' a v a i t fait son p r é d é c e s s e u r . Cette c u l t u r e r e p r i t f a v e u r , et ses p r o g r è s étaient r a p i d e s , q u a n d
la
r é v o l u t i o n l'arrêta t o u t à c o u p . Les n è g r e s c o u p è r e n t les girofliers s u r p l u s i e u r s
habitations;
s u r d ' a u t r e s , ils négligèrent les sarclages et l'entretien.
Cependant
de n o u v e a u x
efforts o n t
t r i o m p h é de tant d'obstacles. P l u s i e u r s h a b i t a n s o n t des p l a n t a t i o n s florissantes : celle d e la brielle
Ga-
doit être c i t é e ; c'est là q u e le m a r q u i s
de L a f a v e t t e , c o n s t a m m e n t a n i m é de s e n t i m e n s généreux,
v o u l u t faire en g r a n d u n essai
n o i r s a f f r a n c h i s , et en
même
temps
de
cultiva-
\
244
CHAPITRE
IX.
t e u r s . Il ignorait q u e les r a c e s a f r i c a i n e s , essentiellement
f a i n é a n t e s , ne
croient
qu'autant
qu'elle a l'oisiveté p o u r
à la l i b e r t é compagne.
L ' e x p é r i e n c e n'a p u ê t r e c o n d u i t e à son t e r m e . L'habitation
de
la
Gabrielle
est
aujourd'hui
c u l t i v é e p a r de p r é t e n d u s a f f r a n c h i s r e t o m b é s dans u n e condition très-voisine de On y c o m p t a i t ( e n
1796 ) c i n q
l'esclavage.
m i l l e girofliers
s u r v i n g t - h u i t c a r r é s , le c a r r é a y a n t c i n q u a n t e toises s u r c h a q u e c ô t é . Un seul a r b r e a d o n n é j u s q u ' à c i n q u a n t e - q u a t r e l i v r e s de f r u i t . f é c o n d i t é est r a r e
Cette
(1).
A u r e s t e , la c o n q u ê t e des
épiceries est
con-
s o m m é e ; les Hollandais n ' a u r o n t pas p l u s l o n g t e m p s la j o u i s s a n c e exclusive
de ce
q u a n d m ê m e les e s p é r a n c e s d e c e u x
t r é s o r , et qui
culti-
v e n t p r é s e n t e m e n t le g i r o f l i e r à la G u y a n e s e r a i e n t r e n v e r s é e s p a r le m a l h e u r des t e m p s , il a p p a r t i e n t i r r é v o c a b l e m e n t à t o u s les p e u p l e s q u i o n t des c o l o n i e s et u n c o m m e r c e . On n'a pas c u l t i v é à la G u y a n e l e p o i v r e a v e c
( 1 ) Q u a n d j e r e v i n s d e la G u y a n e à P a r i s , j ' e u s o c c a s i o n d e p a r l e r de la
Gabrielle
au p r e m i e r
consul,
et j e l u i fis
c o n n a î t r e q u ' e l l e a v a i t été v e n d u e c o m m e b i e n d ' é m i g r é . Il m e d e m a n d a ce q u e c e t t e h a b i t a t i o n p o u v a i t a v o i r c o û t é à M . de L a f a y e t t e ; j e l e lui d i s , e t j ' i g n o r e s'il a é t é q u e l q u e suite à c e t t e c o m m u n i c a t i o n .
donné
CHAPITRE
IX.
245
la m ê m e activité q u e le giroflier. Cette é p i c e r i e est c e p e n d a n t d'une c o n s o m m a t i o n rale.
plus
géné-
On se p r o p o s e d'en é t a b l i r l'exploitation
en g r a n d . Cet assaisonnement à b o n m a r c h é est le l u x e d u p a u v r e . R u m p h i u s , fidèle a u x v u e s de la n a t i o n qu'il s e r v a i t , c o m m e n c e la description d u m u s c a d i e r p a r u n p r é a m b u l e q u ' u n h o m m e aussi é c l a i r é n'a p u é c r i r e s é r i e u s e m e n t . « L e C r é a t e u r , d i t - i l , » p o u r obliger les h o m m e s «à s'occuper de t r a » v a u x et d'exercices
u t i l e s , a c a c h é d a n s 1 es
» e n t r a i l l e s m ê m e de la t e r r e les d i a m a n s , l'or « et les choses les p l u s p r é c i e u s e s , et c'est p a r » la m ê m e raison qu'il l u i a p l u de r e c e l e r d a n s » u n des coins d e l ' O r i e n t , à la p l u s
grande
» d i s t a n c e , et d a n s de petites îles peu n o m b r e u . » s e s , la m u s c a d e et le girofle. La noix m u s c a d e » c r o î t n é a n m o i n s dans u n p l u s g r a n d n o m b r e » d'îles q u e le g i r o f l i e r , et o n » p r e s q u e toutes ceci p e u t
la t r o u v e d a n s
les M o l u q u e s . » 11 a j o u t e , e t
ê t r e v r a i , « q u ' a u t r e f o i s il y e u t des
» conventions
entre
les h a b i t a n t s
d'Amboyne
» et c e u x de B a n d a , en v e r t u desquelles la c u l » ture du
giroflier était
interdite
à
Banda,
» c o m m e celle d u m u s c a d i e r à A m b o y n e . C a r » le Dieu t o u t - p u i s s a n t , disent ces i n s u l a i r e s , « a r é p a r t i ses d o n s d i v e r s a u x différentes î l e s ,
246
CHAPITRE
IX.
» et c h a c u n e doit en être satisfaite. Les m u s c a » diers croissaient c e p e n d a n t à K e l a n g e e r a m et » dans les îles d u s u d - o u e s t ; mais ils y o n t é t é « d é t r u i t s , soit p a r la g u e r r e , soit p a r des traités » c o n c l u s e n t r e n o u s et les indigènes.» Les bonnes gens q u e ces Hollandais ! ils c r o i e n t qu'avec des t r a i t é s et un p e u de force a r m é e , les d é c r e t s de la P r o v i d e n c e
n'en iraient q u e
mieux. Le j a r d i n b o t a n i q u e de la G u y a n e est éloigné de C a y e n n e d ' e n v i r o n ainsi d i r e , principales
une lieue. Il est, p o u r
a b a n d o n n é ; on y t r o u v e e n c o r e les productions
apportées
de
l'Asie;
m a i s , à l'exception d u giroflier et d u c a n n e l l i e r , on
prend peu
de soin de les m u l t i p l i e r .
s o m m e s considérables ont é t é dépensées
Des pour
ces utiles t r a n s p l a n t a t i o n s . L a n a t u r e a secondé les efforts des h o m m e s . Le p l u s difficile est f a i t ; un p e u de zèle et de t r è s - m o d i q u e s
dépenses
bien
tant
peines
appliquées
suffisent
et d'avances
p o u r que
de
n e soient pas p e r d u e s . 11
f a u t e m p ê c h e r q u ' u n d é s o r d r e g é n é r a l ne d é p o u i l l e l ' A m é r i q u e des trésors si h e u r e u s e m e n t d é r o b é s à l'Asie. J'ai aussi m o n j a r d i n des plantes , et
comme
il t o u c h e à ma c a s e , je n'y t r a v a i l l e q u ' a v a n t le lever d u soleil et q u a n d il est c o u c h é . Le
travail
CHAPITRE
délasse
les peines
du
v é r i t é se p r o p a g e ,
cœur.
IX.
24 7
J e désire q u e
cette
et j'y reviens s o u v e n t p o u r
la r e n d r e familière. C'est là ce q u e j'ai a p p r i s d a n s le b a n n i s s e m e n t ; d'autres v o y a g e u r s
ont
v u plus de p a y s , et t o u s n'ont pas fait u n e d é c o u v e r t e aussi i m p o r t a n t e . J e ne dois p o u r t a n t pas v o u s
cacher
j'use ma v u e à lire à la l a m p e . M a d a m e
que Trion
m'a dit s o u v e n t : « V o u s d e v i e n d r e z a v e u g l e . » Elle m e g r o n d e et s'afflige de m o n
obstination.
Hier m a t i n , elle est e n t r é e d a n s ma c h a m b r e u n b a n d e a u à la m a i n , et , m o i t i é g r é , m o i t i é f o r c e , je l'ai laissée
l'attacher s u r m e s
« J e vous conjure , m'a-t-elle d i t ,
yeux.
de le g a r d e r
j u s q u ' a u soir. « Il a fallu s é r i e u s e m e n t en p r e n dre
l'engagement;
e t , en e f f e t ,
pendant toute
la j o u r n é e , j'ai été a v e u g l e , m a r c h a n t à t â t o n s , m ' e n n u y a n t de ne p o u v o i r lire ou
travailler,
obligé de m e faire c o u p e r les m o r c e a u x à table , me
h e u r t a n t p o u r aller d'un l i e u à u n
autre.
J'ai m ê m e cassé u n vase. « Eh bien! m e dit-elle » au
s o i r , en d é n o u a n t m o n
bandeau,
vous
» savez m a i n t e n a n t ce q u e c'est ; l i r e z - v o u s e n » c o r e à la l u m i è r e ? » J e r é p o n d i s : « N o n , » bien
résolu
de t e n i r m a
promesse.
Mais pas
p l u s tard q u e le l e n d e m a i n , je r e ç u s de S u r i n a m lui gros p a q u e t de gazettes a l l e m a n d e s .
24 8
CHAPITRE
Il m e
p a r v i e n t aussi
IX.
des
p a m p h l e t s et des
mémoires où nous sommes indignement traités. Mes c o m p a g n o n s
morts
ou m o u r a n s ne p e u -
v e n t p l u s y r é p o n d r e . On n'a pas t r o u v é d a n s t o u t e m a c o n d u i t e en
France
la m a t i è r e d ' u n
r e p r o c h e . P o u r y s u p p l é e r , on s'est d o n n é c a r rière sur mon administration à Saint-Domingue; mais
si v o u s avez p u
c o n s e r v e r les
documens
q u i s'y r a p p o r t e n t , v o u s n'y t r o u v e r e z q u e des témoignages
d u c o n t e n t e m e n t des h a b i t a n s de
cette c o l o n i e , c e u x des c h a m b r e s d ' a g r i c u l t u r e , les lettres d e conseils
de
nos places
m e r c e . De t o u s ces a c t e s , E l i s e ,
de c o m -
p u b l i e z ce q u e
v o u s v o u d r e z , et p r i n c i p a l e m e n t c e u x q u i s o n t a u x a r c h i v e s de la m a r i n e . J e n'ignore pas q u e les l e t t r e s d e s m i n i s t r e s d e L o u i s X V I , et celle q u e ce p r i n c e m'écrivit l u i - m ê m e , p a r a î t r o n t a u j o u r d'hui u n e p r o d u c t i o n h o r s de s a i s o n , et c e p e n d a n t je n'ai
pas d ' a u t r e m o y e n d e r e p o u s s e r
d'insignes i m p o s t u r e s . Joignez le t o u t à m a l e t t r e du 8 juin dernier. J e sais bien aussi qu'il f a u t s ' a t t e n d r e , dans les t e m p s d e f a c t i o n s , a u x mensonges et a u x c a l o m nies ; et si j'étais en l i b e r t é , je ne l e u r o p p o s e r a is q u e le silence.
Mais je subis
une affreuse con-
d a m n a t i o n sans a v o i r été j u g é . L e m o i n s q u i m e soit p e r m i s , c'est d'opposer des actes a u t h e n t i -
CHAPITRE
IX.
249
q u e s , d o n t la date est c e r t a i n e , à des mensonges inventés à plaisir en m o n
a b s e n c e , et q u a n d on
m e c r o i t p r i v é de t o u s m o y e n s d'y r é p o n d r e . 12 prairial
an VI
( 16 j u i n 1798 )
(1)
( 1 ) V o i r à la suite de c e J o u r n a l d e u x l e t t r e s q u e j ' é c r i v i s à ma f e m m e . E l l e les fit i m p r i m e r . J ' a i su q u ' e l l e s a v a i e n t e x cité le c o u r r o u x du d i r e c t o i r e , m a i s elles r a n i m è r e n t l ' i n t é r ê t p u b l i c , et c'est c e que j ' a v a i s e s p é r é . E l l e s s o n t du 2 4 fe'vrier et du 8 juin 1 7 9 8 .
CHAPITRE
DIXIÈME.
P r o d u i t d e la p ê c h e d'un j e u n e I n d i e n . — T r o n s o n et B o u r d o n d e l'Oise m e u r e n t à la m ê m e h e u r e . — D é t a i l s s u r ces deux
déportés.— Mort
de B e r t h e l o t - L a v i l l e h e u r n o i s . —
D é t a i l s s u r ce d é p o r t é . — Arméniens en c o u r s e a v a n t a g e u x à q u e l q u e s p a r t i c u l i e r s , p r é j u d i c i a b l e s à la c o l o n i e . — L e t t r e d e l'agent J e a n n e t ,
UN j o u r q u e le soleil était c a c h é , j ' a l l a i , en me p r o m e n a n t ,
j u s q u ' a u b o r d de la m e r . J ' y
t r o u v a i u n j e u n e I n d i e n . Il s e m b l a i t t r è s - a f f l i g é , se f r a p p a i t la t ê t e , et s e p a r l a i t à l u i - m ê m e d u ton le plus l a m e n t a b l e .
J ' e n fus d ' a u t a n t p l u s
s u r p r i s , q u e je voyais p r è s de l u i p l u s i e u r s poissons très-gros, p r o d u i t d e
sa p ê c h e .
Il m e fit c o m -
p r e n d r e q u e son c h a g r i n v e nait d e ce qu'il ne p o u v a i t t o u t e m p o r t e r . J e vins à son s e c o u r s : j'attachai les d e u x p l u s gros de ces poissons a u x d e u x b o u t s d'un b â t o n , et je plaçai le petit f a r d e a u s u r m o n é p a u l e . J e mis ainsi à sa d i s p o s i tion t o u t e sa f o r t u n e , d o n t , u n m o m e n t a u p a r a v a n t , la g r a n d e u r faisait son désespoir. Nous nous a c h e m i n â m e s ,
et de r e t o u r a u b o u r g , il
p r i t son poisson , sans m e r e m e r c i e r . J e c o m p r i q u e , dans sa p e n s é e , je n'avais fait q u e r e m p l i
CHAPITRE
un devoir.
X.
251
J e lui fis d e m a n d e r c o m m e n t il dis-
poserait de son s u p e r f l u . « J e le d o n n e r a i , d i t - i l , » à c e u x q u i a u r o n t fait u n e m a u v a i s e p ê c h e . » Cette r é p o n s e m'a r a p p e l é l o r d Clive. C e g o u v e r n e u r , q u i avait r a p p o r t é d u Bengale en A n g l e t e r r e u n e i m m e n s e f o r t u n e , en fit d ' a b o r d u n usage l i b é r a l . Il s'ennuya b i e n t ô t de ne r e n c o n t r e r q u e des ingrats. Il cessa de d o n n e r , e t
finit
par u n suicide. Mon j e u n e s a u v a g e , au c o n t r a i r e de ce m a l h e u r e u x r i c h e , r e g a r d a i t les b o n s offices c o m m e un d e v o i r ; il n'était p o i n t r e c o n n a i s sant de c e u x qu'on l u i r e n d a i t , et à son t o u r , il n'exigeait l a reconnaissance
de p e r s o n n e
pour
p r i x de ses libéralités. Nous étions , p a r l a m o r t d e M u r i n a i s , e t p a r l'évasion de h u i t de nos c o m p a g n o n s , r é d u i t s à sept ; mais
bientôt
nos pertes se
succédèrent
avec r a p i d i t é . Ayez le c o u r a g e d e lire les récits q u e je vais en f a i r e ! L ' e s p é r a n c e , cette amie des e x i l é s , a v a i t , pendant neuf m o i s , soutenu Tronson-Ducoudray ; ses m a u x n e
faisant q u ' a u g m e n t e r , il d e m a n d a
e n c o r e u n e fois d'aller à C a y e n n e , et il r e ç u t u n n o u v e a u r e f u s avec m o i n s d e résignation q u e le p r e m i e r . J e p u s r e c o n n a î t r e â ses discours qu'il pressentait u n e m o r t t r è s - p r o c h a i n e . Il p a r l a i t avec u n i n t é r ê t p a r t i c u l i e r des affaires p u b l i q u e s , et c'est dans un de nos d e r n i e r s
252
CHAPITRE X.
e n t r e t i e n s , qu'il m e fit e n t e n d r e q u e l q u e s m o t s q u i m e p a r u r e n t ê t r e son t e s t a m e n t p o l i t i q u e . J e les consigne ici, c o m m e a p p a r t e n a n t a u J o u r nal de la d é p o r t a t i o n . Ils sont p r o p r e s à f a i r e mieux
connaître
u n des h o m m e s q u i a v a i e n t
m é r i t é d'être p o u r s u i v i s j u s q u ' à la m o r t p a r l e directoire. « J e t o u c h e à m a f i n , m e d i t - i l , et nos e n n e » mis n e m'ont pas laissé le t e m p s de t é m o i g n e r » par m a conduite combien j'attachais d'impor» t a n c e a u x d e v o i r s d'un r e p r é s e n t a n t . J ' a u r a i s » v o u l u s u b s t i t u e r u n sincère a m o u r de la p a t r i e » à ces e r r e u r s , à ces fausses m a x i m e s
qui p r é -
» p a r e n t la dissolution d e la société.
Il n o u s
«faut
un a u t r e mobile
q u e c e l t e c r a i n t e des
» c h â t i m e n t s , q u i m a i n t i e n t à la C h i n e une s o r t e » de t r a n q u i l l i t é . L a religion est, en E u r o p e , u n e » condition nécessaire de l ' o r d r e ; et c e p e n d a n t , « c h a q u e j o u r , ce m y s t é r i e u x
et saint é l é m e n t
» de la paix sociale p e r d de sa puissance : cette » puissance m ê m e s'était p e u t - ê t r e a c c r u e à force » d ' a b u s ; mais p u i s q u e n o u s les a v o n s r é f o r m é s , » essayez
de r e n d r e à la religion sa p r e m i è r e
» innocence.
Les
c r o y a n c e s c h r é t i e n n e s , si on
» les c o m p a r e à celles q u i , d e p u i s t a n t de siècles, » se p a r t a g e n t le m o n d e ,
sont les plus
pures
» et les p l u s favorables au b o n h e u r de la société. « Je ne veux
point
cependant
d'une
religion
CHAPITRE
X.
263
» e x c l u s i v e m e n t établie; Ce qui est c h r é t i e n m e «semble
incomparablement préférable à
tout
« ce q u e je vois dans d'autres contrées. L ' a r r i v é e » des d e u x p r e m i e r s tiers dans nos conseils m'a » r e m p l i d'une e s p é r a n c e q u e je c o n s e r v e m ê m e » à l'instant o ù t o u t s e m b l e fini p o u r m o i . C'est » d o n c s u r les v e r t u s religieuses et m o r a l e s » nouveaux
représentons que
des
j'ai p r i n c i p a l e -
» m e n t c o m p t é . J e v o u l a i s qu'ils fissent a b n é g a » lion de t o u s
p r o j e t s d'ambition p e r s o n n e l l e ,
» de t o u t i n t é r ê t de f a m i l l e ; q u e l e u r sollicitude » nous
conservât
l'inestimable
institution
du
» j u r y , p r o t e c t e u r spécial des faibles c o n t r e les «puissans. » moins
L'économie
ne
me
semblait
pas
nécessaire ; mais déjà le d i r e c t o i r e a
» oublié
que
c'est
le déficit q u i a e n f a n t é
la
« r é v o l u t i o n ; il n o u s dit qu'il f a u t de l'argent » p o u r faire la g u e r r e , et il dit v r a i ; m a i s p o u r » faire la g u e r r e , il f a u t des finances en b o n é t a t ; » et
si
»vous
vos dettes sont payées si v o u s
pouvez
passer d ' e m p r u n t s , si les i m p ô t s
sont
» facilement a c q u i t t é s , cette situation c o n t i e n d r a « l ' e n n e m i q u i v o u s o b s e r v e , et v o u s » comme
vous
nous
vaudra,
l'avez dit s o u v e n t ,
» seconde a r m é e . En d o n n a n t
t o u s nos
une soins
» à la p r o s p é r i t é i n t é r i e u r e , n o u s devions aussi » ê t r e en g a r d e c o n t r e les dispositions p e u f a v o r a b l e s de nos v o i s i n s , et c'est en ce p o i n t q u e
254
CHAPITRE
» je craignais de
me
X.
t r o u v e r en c o n t r a d i c t i o n
» d i r e c t e avec le s e n t i m e n t
n a t i o n a l . Un désir
» de c o n q u ê t e avait gagné j u s q u ' à ceux » a u r a i t c r u les p l u s m o d é r é s .
Pour
qu'on
m o i , je
» c r o y a i s q u e n o u s n'avions à e s p é r e r d e
salut
» q u e d a n s la paix. J e m e disais q u e t a n d i s q u e » n o u s m é d i t i o n s des p r o j e t s d'invasions et d'a» grandissemens,
l ' E u r o p e e n t i è r e concevait des
» a l a r m e s ; qu'il ne fallait pas t a n t négliger
ce
» q u i se disait à M a d r i d , à V i e n n e , à L o n d r e s , » à P é t e r s b o u r g , et q u e n o u s n'étions p as assez » puissans p o u r résister à u n e coalition de t o u s » c o n t r e n o u s ; qu'il fallait r a s s u r e r ces
puis-
» s a n c e s , et en m ê m e t e m p s l e u r f a i r e c o n n a î t r e » que nous ne
s o u f f r i r i o n s pas l a p l u s légère
» i n s u l t e de l e u r p a r t . A y e z u n e a r m é e suffisante » p o u r u n e défense v i g o u r e u s e ; elle le s e r a , a u » besoin , p o u r a t t a q u e r u n e n n e m i i n j u s t e . » J e m e plais t r o p , p e u t - ê t r e , à ces s o u v e n i r s . Je reviens à m o n Journal.
Tronson
avec u n e g r a n d e é c o n o m i e ,
était, parmi nous,
un
qui vivait
d e c e u x q u i a v a i e n t le p l u s d e r e s s o u r c e s .
Incertain
d e la d u r é e d e son
bannissement,
il les g a r d a i t p o u r l ' a v e n i r . Ce n'est q u e p r è s du
d e r n i e r m o m e n t qu'il
m e r e m i t son
petit
trésor. Il h a b i t a i t la m ê m e
c h a m b r e q u e L a f f o n ; la
fièvre les p r e n a i t a u x m ê m e s j o u r s , à la m ê m e
CHAPITRE
X.
255
h e u r e ; j'étais f r é q u e m m e n t p r è s de l e u r lit ; c h a c u n d ' e u x , livré p o u r l u i - m ê m e
à l'espérance,
j u g e a i t l'état de l ' a u t r e p i r e q u e le sien. deux me
Tous
disaient : « Il ne se c r o i t pas si m a l
» qu'il est. » L'évasion d e W i l l o t laissait sa c h a m b r e v a c a n t e . J ' y fis p o r t e r T r o n s o n . celle qu'il venait de
Tandis q u e j'étais d a n s
q u i t t e r , je f u s fort é t o n n é
de l'y v o i r r e n t r e r , m a r c h a n t o u p l u t ô t se t r a î n a n t avec peine. « M o n n è g r e , m e d i t - i l d'une » voix éteinte et t r e m b l a n t e , v i e n t de m ' a p p r o » c h e r , ayant un couteau
à la m a i n .
Il en
a
» fait u n geste m e n a ç a n t ; p r e n e z g a r d e q u e cet » h o m m e n'entre p l u s ici. Il v e u t m e t u e r , et sa » v u e seule hâte m a m o r t . » J e c r u s q u e la f i è v r e t r o u b l a i t sa raison. J ' a p p e l a i le n è g r e , p o u r l u i p a y e r ses gages ; mais q u a n d je v o u l u s , s u i v a n t l ' u s a g e , le c o n d u i r e d e v a n t le juge de paix , p o u r c o n s t a t e r ce p a i e m e n t , il s'enfuit
précipitam-
m e n t . Cette fuite m e fit penser q u e l'effroi
du
m o r i b o n d n'était pas , c o m m e je l'avais c r u d'ab o r d , l'effet d'un d é l i r e f i é v r e u x . B r o t i e r , unissant la piété a u c o u r a g e , r e n d a i t à T r o n s o n les offices les p l u s difficiles.
On n e
sait pas ce q u e c'est q u e la profession d ' i n f i r m i e r , q u a n d on n e l'a jamais r e m p l i e ; quelles c r a i n t e s p e r s o n n e l l e s il f a u t c o m b a t t r e ,
quels
dégoûts
il f a u t s u r m o n t e r ! T r o n s o n p r é f é r a i t m a p r é -
2 56
sence,
CHAPITRE
et c e p e n d a n t
X.
B r o t i e r le s e r v a i t m i e u x .
J e dois r e c o n n a î t r e q u e p o u r u n s e m b l a b l e d é v o u e m e n t , la c h a r i t é q u ' i n s p i r e la religion s u r passe l'amitié m ê m e .
B r o t i e r e u t b e s o i n de r e -
lâche. J e demandai au c o m m a n d a n t de permettre à un s o l d a t n o i r , q u i s'offrait de b o n n e v o l o n t é , d e g a r d e r le m a l a d e .
Cet officier y
consentit
d'assez m a u v a i s e grâce. J ' a p p r i s , le l e n d e m a i n , q u e le soldat était en p r i s o n , et j e fus r é d u i t à
faire veiller et g a r d e r T r o n s o n
par l'autre
n è g r e d o n t la p r é s e n c e l u i causait de si
justes
a l a r m e s . J e r e c o m m a n d a i à cet
d e se
homme
c a c h e r a u t a n t qu'il le p o u r r a i t , m a i s déjà son m a î t r e n'était p l u s en état de le r e c o n n a î t r e . V o u s jugerez p a r - l à de la difficulté d e p r o c u r e r à nos m a l a d e s les s e c o u r s e t les p l u s indispensables.
les p l u s
gardés q u e p a r c e u x d'entre n o u s conservé leur santé,
ordinaires
Ils n e f u r e n t s o u v e n t qui
avaient
ou p a r des h a b i t a n s t o u -
chés d'un aussi d é p l o r a b l e a b a n d o n .
La veille
m ê m e de sa m o r t , il m e d i t : « J e laisse des e n » f a n s , j'ai é c r i t p o u r e u x u n e i n s t r u c t i o n q u e » vous l e u r ferez p a r v e n i r ; elle s u p p l é e r a » i m p a r f a i t e m e n t a u x leçons
bien
v e r b a l e s de l e u r
» p è r e ; et q u a n d le d i r e c t o i r e m'a f r a p p é , c'est » eux autant que
m o i qu'il a atteints. » Cette
instruction commençait
p a r ces
paroles : « J e
» m e u r s , mes enfans 1 vous p e r d e z , à deux mille
CHAPITRE X.
257
« l i e u e s , u n ami t e n d r e , q u e v o u s connaissez à » peine ; m a i s la P r o v i d e n c e v o u s reste. » Il m e dit e n s u i t e : » Tirez d e cette p o c h e
un papier
» d o n t je n'ai v o u l u m e s é p a r e r qu'à l a m o r t , » et lisez-le. » C'était u n billet q u e sa f e m m e lui avait é c r i t le 18 f r u c t i d o r , le j o u r m ê m e q u ' o n n o u s avait c o n d u i t s a u T e m p l e .
11 é t a i t ainsi
c o n ç u : « S'il m'était a r r i v é un t r è s - g r a n d m a l » heur., ce serait de v o u s q u e j ' a t t e n d r a i s u n e « l e t t r e . J ' e s p è r e qu'en o u v r a n t c e l l e - c i ,
vous
» é p r o u v e r e z u n i n s t a n t d'adoucissement à vos «peines.
D e p u i s ce m a t i n ,
q u e je sais v o t r e
» m a l h e u r , j'ai c o u r u t o u t P a r i s , p o u r essayer » d'y a p p o r t e r q u e l q u e r e m è d e . J e sors d e chez » B a r r a s : j e n'ai pas p u l u i p a r l e r , m a i s je lui ai « é c r i t , et j'espère a v o i r d e l u i la p e r m i s s i o n de » v o u s v o i r . Puissé-je ê t r e la p r e m i è r e q u i v o u s « a p p o r t e r a q u e l q u e c o n s o l a t i o n ? N . . . T . Duc.» P. S. « C'est m o i - m ê m e q u i v o u s a p p o r t e m o n » b i l l e t . J ' e n a t t e n d s la r é p o n s e a u g u i c h e t . » T r o n s o n a j o u t a : « R e n v o y e z ce billet à m a » f e m m e , a p r è s e n a v o i r p r i s copie. Ne l u i l a i s » sez pas i g n o r e r avec q u e l soin je l'ai conservé.» S o n agonie fut l o n g u e , et son silence n e f u t p l u s i n t e r r o m p u q u e p a r les m o t s d ' é t e r n i t é , d e justice. 4 messidor
an VI
(22
j u i n 1798). — L e m o r t
é t a i t e n c o r e gisant s u r son l i t ; je m'occupais d e s том. i.
17
258
CHAPITRE
X.
d e v o i r s de l'exécution t e s t a m e n t a i r e d o n t j'étais c h a r g é , q u a n d u n passant m e c r i a : « B o u r d o n se m e u r t , et v o u s a p p e l l e . » J e c o u r u s à sa case ; il v e n a i t de m o u r i r . La frégate la Décade,
arrivée
p e u d e j o u r s a u p a r a v a n t , a v a i t a p p o r t é des l e t t r e s p o u r t o u t le m o n d e , e x c e p t é a p p r i t qu'il y avait s u r la Décade
p o u r lui. Il cent q u a t r e -
vingt-treize d é p o r t é s , et l'on r é p a n d a i t qu'il y avait b e a u c o u p de V e n d é e n s p a r m i e u x . Le m a l h e u r e u x f u t à son t o u r f r a p p é de la t e r r e u r qu'il avait a u t r e f o i s i n s p i r é e ; il m o u r u t de la p e u r d'être t u é . C'était un h o m m e p a s s i o n n é , v i o l e n t et sans pitié ; m a i s on ne p o u v a i t l u i r e p r o c h e r cette c u p i d i t é q u i a , d a n s le c o u r s de n o t r e r é v o l u t i o n , e n g e n d r é t a n t d e forfaits. J e crois qu'ainsi q u e p l u s i e u r s a u t r e s , il a v a i t v o u l u d e b o n n e foi u n e r é f o r m e d e v e n u e n é c e s s a i r e ; mais il é t a i t aussi de c e u x d o n t la tête exaltée
ne
connaissait ni r è g l e , ni m e s u r e . S e m b l a b l e s a u x fdles de P é l i a s , a u x q u e l l e s M é d é e a v a i t p e r s u a d é qu'elles r a j e u n i r a i e n t l e u r p è r e , ils a v a i e n t d é p e c é le c o r p s de l ' é t a t , ils en a v a i e n t jeté les m o r c e a u x dans la c h a u d i è r e , e t , les r e g a r d a n t b o u i l l i r , ils a t t e n d a i e n t avec u n e s t u p i d i t é féroce le m o m e n t de la r é g é n é r a t i o n . B o u r d o n ,
t r a n s f u g e de son
p r e m i e r p a r t i , s'y é t a i t fait p l u s d'ennemis qu'il n'avait t r o u v é d'amis dans celui a u q u e l il s'était joint. Il n'était p o i n t exclus de n o t r e société ,
CHAPITRE
X.
259
mais il disait q u ' o n n e l'y t o l é r a i t q u e p a r c o m m i s é r a t i o n ; q u e les h u i t fugitifs a v a i e n t g a r d é a v e c l u i u n silence offensant ; q u ' o d i e u x à t o u t le m o n d e , la vie lui était a c h a r g e , p u i s q u ' i l n e v o y a i t p l u s de m o y e n s de r e c o u v r e r sa l i b e r t é . Il venait s o u v e n t , a p r è s d î n e r , d é b i t e r d e v a n t n o u s sa p o l i t i q u e r é v o l u t i o n n a i r e . Ses fausses o u d e m i - c o n n a i s s a n c e s le r e n d a i e n t d i s c o u r e u r ; et n o u s , las de c o m b a t t r e u n h o m m e q u i n e savait pas c o n v e r s e r , n o u s l ' a b a n d o n n i o n s q u e l q u e f o i s a u m i l i e u de ses a r g u m e n t a t i o n s , q u ' a c c o m p a g n a i e n t des c o u p s de poing f r a p p é s s u r la t a b l e , o u le d é p l a c e m e n t b r u y a n t de q u e l q u e c h a i s e . B o u r d o n a v a i t d ' a b o r d c o n ç u t o u t e s sortes de p r o j e t s p o u r faire p r o s p é r e r la G u y a n e . B i e n t ô t , c o n v a i n c u qu'ils étaient i m p r a t i c a b l e s , il d e v i n t oisif. Il e r r a i t a l o r s d a n s le bois ; ou b i e n , r e t i r é d a n s sa c a b a n e , il n'y a v a i t d ' a u t r e société q u ' u n n è g r e , qu'il n e c o m p r e n a i t p a s , et d o n t il ne pouvait
se faire
comprendre.
Il n e
se r a s a i t
p o i n t , e t , c o m m e O v i d e , il s'imaginait q u e d u linge b l a n c s'accordait m a l avec le d e u i l de sa situation : Quaeque s e m e l v e s t i s t o t o m i h i s u m i t u r a n n o , S u m a t u r fatis d i s c o l o r a l b a m e i s .
Il ne d i s s i m u l a i t pas le m é p r i s qu'il a v a i t p o u r t o u s les systèmes p h i l o s o p h i q u e s , c o m m e p o u r
CHAPITRE
260
X.
les c r o y a n c e s religieuses. Il m ê l a i t m ê m e mauvaise
plaisanterie
une
à ce qu'il y a de p l u s
g r a v e a u m o n d e . « Si n o u s d e v i o n s v i v r e p e n d a n t ennui à
» l ' é t e r n i t é , d i s a i t - i l , cela s e r a i t d ' u n » mourir. »
Il faut être d o u é d ' u n e é t r a n g e f o r c e de t ê t e et d'une v o l o n t é r o b u s t e , p o u r ê t r e l ' a u t e u r d e m a l h e u r s a c t u e l s et
c e r t a i n s , sous
le
d'un bien à venir au moins douteux.
prétexte Bourdon
d i s a i t , q u a n d o n l u i p a r l a i t de la c o n d u i t e qu'il a v a i t t e n u e d a n s les m i s s i o n s d o n t la c o n v e n t i o n le c h a r g e a : « J ' a v a i s besoin d e t o u t m o n c o u » rage p o u r s u p p o r t e r la v u e des m i s é r a b l e s q u e » je faisais. » Mais c e p r é t e n d u b r a v e n e p u t a t t e n d r e la fin d e ses m a u x
du
cours
des é v é n e m e n s o u d e
l a j u s t i c e de ses c o n c i t o y e n s . L o r s q u e j'entrai d a n s sa c e l l u l e , je n'y t r o u v a i q u ' u n n è g r e c h a r g é de g a r d e r le c o r p s , et q u i fouillait d a n s les p o c h e s d u m o r t et d a n s sa m a l l e . 5 messidor
an VI
( 23 j u i n
1 7 9 8 ). —
Jetais
s e u l avec B r o t i e r e t les f o s s o y e u r s , l o r s q u e T r o n son
et B o u r d o n
furent
enterrés.
Nos a u t r e s
c o m p a g n o n s m a l a d e s n'avaient p u ê t r e p r é s e n s . J e r e g a r d a i v e r s le t o m b e a u de M u r i n a i s : il était d é j à c a c h é p a r u n e h e r b e é p a i s s e , et r i e n n'en m a r q u a i t la p l a c e . P o i n t de
flambeaux,
p o i n t de
p o m p e o u de c h a n t s f u n è b r e s . L e seul b r u i t q u i
CHAPITRE
s e fit e n t e n d r e f u t c e l u i de les d e u x la
cercueils. Quand
X.
261
la t e r r e
jetée s u r
ils f u r e n t c o u v e r t s ,
solitude du cimetière m e p a r u t encore plus
a f f r e u s e . Ce d é l a i s s e m e n t et t o u t e s sortes de s o u venirs douloureux me causèrent une vive émot i o n . J e m'éloignai p r é c i p i t a m m e n t , par un
mouvement
machinal,
en
et c o m m e m'écriant *
« A d i e u , T r o n s o n , e t p o u r t o u j o u r s ! » L'abb( B r o t i e r r e s t a j u s q u ' à la f i n , et a c c o m p l i t ,
sans
qu'il y p a r û t , q u e l q u e s c é r é m o n i e s religieuses. L é g i s l a t e u r s ! v o u s q u i avez u s u r p é le c a r a c t è r e d e j u g e s , c'est d a n s le m ê m e j o u r , d a n s le m ê m e a c t e , q u e v o u s avez p r o n o n c é la
même
p e i n e c o n t r e des h o m m e s d o n t la c o n d u i t e
fut
b i e n d i f f é r e n t e . Ils s o n t m o r t s d e v a n t m o i
au
m ê m e instant, dans
la f o r c e d e l'âge,
à deux
m i l l e lieues de l e u r p a t r i e , sans q u ' u n seul r e n t ait p u f e r m e r l e u r s y e u x . J e viens
pa-
d'ense-
v e l i r l'un p r è s d e l ' a u t r e . Si c e t t e v i e ne f u t p o u r e u x q u ' u n e é p r e u v e p a s s a g è r e , et s'ils se r e t r o u v e n t déjà a i l l e u r s , subissent-ils l a m ê m e d e s t i n é e ? Q u a n d la c o n d u i t e d e l'un p a r a î t ê t r e la
con-
d a m n a t i o n de l ' a u t r e , le n é a n t p o u r t o u s d e u x m e s e m b l e i m p o s s i b l e , e t le d o u t e seul
confon-
drait ma raison. O qu'ils sont insensés leur savait
ceux qui veulent
dévoile l'avenir! Qui d'avance
tout
ce
qu'on
pourrait vivre, qui
lui
s'il
arrivera !
262
CHAPITRE
X.
G a r d o n s n o t r e i g n o r a n c e , et comme
conduisons-nous
Tronson.
Le c o m m a n d a n t militaire d u poste prétendit q u e le soin de g é r e r la l u i était d é v o l u .
succession
Il a n n o n ç a
du
défunt
la v e n t e p o u r
l e n d e m a i n . Il f i t , en e f f e t , l e v e r les scellés. tendis,
au
l'encan
d u déporté
m a t i n , le t a m b o u r Tronson.
p o u r p r o c é d e r à l'exécution
le
J'en-
qui
appelait à
Je me
présentai
du testament.
m e fît e n t e n d r e , a v e c t o u t e la politesse
On
possi-
b l e , q u e le d é f u n t n ' a v a i t p u t e s t e r , p a r c e q u ' i l était m o r t c i v i l e m e n t , et q u e j e ne p o u v a i s ê t r e son e x é c u t e u r t e s t a m e n t a i r e , p a r c e q u e
j'étais
d a n s le m ê m e c a s . Q u e l q u ' u n a v a i t m ê m e
fait
la l e ç o n à l'officier, c a r il m e c i t a le Digeste ( 1 ) . « 11 n'y a d e d é p o r t é s , l u i r é p o n d i s - j e , q u e c e u x » q u i o n t é t é c o n d a m n é s p a r j u g e m e n t . Les i n » c a p a b l e s et les i n f a m e s s o n t c e u x q u i v i o l e n t » les lois. J e f o r m e o p p o s i t i o n à la v e n t e . » C e t t e opposition
f u t h e u r e u s e m e n t r e ç u e p a r le j u g e
d e p a i x , et les c h a l a n d s se r e t i r è r e n t . J ' e u s ainsi le t e m p s
de m'adresser
département
et
à l'administration du
a u t r i b u n a l civil
de Cayenne.
La validité d u testament y fut r e c o n n u e , q u e la f a c u l t é d e t e s t e r , q u e l'officier
( l ) Lex
ainsi
comman-
15 , de i n t e r d i c t i o n e , r e l e g a t . e t d e p o r t .
CHAPITRE
dant
X.
263
r e f u s a i t à t o u t d é p o r t é . « T r o n s o n et M a r -
» b o i s , r e n d u s a u lieu d e l e u r d é p o r t a t i o n , ils y » o n t r e p r i s l'exercice d e l e u r s d r o i t s civils. »
( Décision
de l'administration
du
département.)
Voilà b i e n des détails s u r cet é v é n e m e n t , m a i s j'ai été l o n g - t e m p s o c c u p é de ce c o l l è g u e e n l e v é à sa f e m m e , à ses e n f a n s . Et n e s u i s - j e pas a u s s i p e r d u p o u r t o u s les m i e n s , et s é p a r é d'eux p a r la fosse l a r g e de l'Océan a t l a n t i q u e ? R o v è r e était m a l a d e d e p u i s q u e l q u e s m o i s . II a v a i t p a r t a g é sa c h a u m i è r e a v e c B o u r d o n , m a i s il c r a i g n a i t d e r e s p i r e r
l'air d a n s
lequel
son
c a m a r a d e était m o r t . Il v i n t , le m ê m e s o i r , d e m a n d e r asile à B e r t h e l o t - L a v i l l e h e u r n o i s , c a r le m a l h e u r et l'exil a v a i e n t r a p p r o c h é les h o m m e s q u e leurs opinions
et l e u r c o n d u i t e p o l i t i q u e
semblaient avoir séparés p o u r t o u j o u r s . L a v i l l e h e u r n o i s l ' a c c u e i l l i t , et l u i d o n n a p l a c e
dans
sa c h a u m i è r e , n o n sans i n q u i é t u d e c e p e n d a n t , c a r la c o n t a g i o n était d a n s S i n n a m a r i . L e m ê m e j o u r , il m e dit d ' u n t o n m o i t i é a l a r m é ,
moitié
p l a i s a n t : « V o u s savez q u e je n e p o u v a i s s o u f f r i r » B o u r d o n , et q u e je
n'aspire q u ' a u r é t a b l i s -
» s e m e n t d e la r o y a u t é . B o u r d o n p r o t e s t a i t , a u » c o n t r a i r e , q u e si les f a c t i o n s r e n d a i e n t u n r o i » à la F r a n c e , il se c h a r g e r a i t d e le p o i g n a r d e r . » Nous n o u s s o m m e s évités ici avec a u t a n t d e » soin q u e n o u s a u r i o n s p u le faire e n F r a n c e .
CHAPITRE
264
X.
» N'est-il pas é t r a n g e q u e , m a l g r é m e s
efforts,
» je sois exposé à g a g n e r la m a l a d i e d o n t il est » m o r t , et qu'elle m e soit a p p o r t é e p a r R o v e r e . » Les craintes de Lavilleheurnois perçaient à t r a v e r s sa feinte i n d i f f é r e n c e . d ' h o m m e désirer
plus
Je
n'ai
franchement
guère de
vu faire
parler de lui. Un j o u r , le c o m m a n d a n t l u i fit u n e a v a n i e p o u r je n e sais p l u s q u e l l e c a u s e . J e m e s o u v i e n s s e u l e m e n t qu'elle était l é g è r e , et q u e le d é p o r t é n'avait n u l l e m e n t m é r i t é ce m a u v a i s t r a i t e m e n t . Il a r r i v e chez m o i , j o y e u x
et t r i o m p h a n t , il
m e r a c o n t e l ' a v e n t u r e et il a j o u t e : « Cette scène » n'est-elle pas i m p a y a b l e ;
je l'aurais a r r a n g é e
m o i - m ê m e qu'elle n ' a u r a i t pas été p l u s c o m » plète. N'est-ce pas q u e v o u s la r a c o n t e r e z d a n s » votre j o u r n a l ? Cherchez encore quelque chose » q u ' o n puisse r a p p o r t e r c o m m e u n e p a r o l e d e » L a v i l l e h e u r n o i s d a n s l'exil, et q u i d o n n e
une
» j u s t e idée d e m o n c a r a c t è r e . » — « V o l o n t i e r s , » lui r é p o n d i s - j e , je n ' a u r a i qu'à é c r i r e ce q u e » v o u s venez d e m e dire.» Il m e c o m p r i t , et se fâcha.
J e lui dis q u e je
ne m a n q u e r a i s
pas
d ' a j o u t e r qu'il s'était f â c h é . Il t o m b a m a l a d e , et les p r o g r è s f u r e n t si r a p i d e s , qu'il m o u r u t le c i n q u i è m e j o u r , 10 t h e r midor
an VI
(28
juillet
m o r t , il s'étonnait
que
1798).
Peu
avant
les gens d ' u n e
sa
santé
CHAPITRE X .
265
d é l i c a t e ne fissent p o i n t l e u r t e s t a m e n t l o r s q u ' i l s se p o r t a i e n t b i e n . « Ils c r a i g n e n t la m o r t , d i s a i t » i l , et t o u t ce q u i p e u t l e u r r a p p e l e r qu'ils s o n t » m o r t e l s . » Il m o u r u t l u i - m ê m e sans a v o i r fait a u c u n e disposition. Lavilleheurnois
s u p p o r t a son
b e a u c o u p de constance. contenance au milieu de
m a l h e u r avec
Il e u t u n e nos
Il n e m o n t r a i t d e r e s s e n t i m e n t
excellente
petites
factions.
que contre
les
d i r e c t e u r s . « Qu'ils t r i o m p h e n t ! d i s a i t - i l d a n s ses » d e r n i e r s j o u r s ; qu'ils t r i o m p h e n t ! le sang n'a » p a s c o u l é , et j e m e u r s . » C o n s i d é r é c h e f o u m e m b r e d'un p a r t i ,
comme
il a v a i t é t é
à la
fois e n t r e p r e n a n t e t t i m i d e , c r é d u l e et s o u p ç o n neux.
Il a v a i t e u ,
d a n s la p r i s o n d u
Temple,
des liaisons p a r t i c u l i è r e s a v e c sir S i d n e y S m i t h , et il s ' a t t e n d a i t d e b o n n e f o i , à S i n n a m a r i , q u e cet officier o u les l o r d s d e l ' a m i r a u t é e n v e r r a i e n t u n e f r é g a t e et des t r o u p e s pour
le r e m e t t r e e n
de d é b a r q u e m e n t ,
liberté. L'abbé
commissaire royal c o m m e l u i ,
Brotier,
ne rejetait pas
c e t t e e s p é r a n c e . P a u v r e s gens p o u r u n e
conspi-
r a t i o n ! ils n e c o n n a i s s a i e n t g u è r e les c o u r s , s'ils n e s a v a i e n t pas
qu'une
seule
chaloupe
n i è r e e û t é t é p o u r les A n g l a i s d ' u n p l u s
canogrand
p r i x q u e t o u s les d é p o r t é s à la G u y a n e . La m o r t d e Lavilleheurnois m ' ô t e encore un des h o m m e s
dont
la société allégeait le
poids
266
CHAPITRE
X.
d e m e s peines. O v e n g e a n c e d u d i r e c t o i r e , q u e vos effets s o n t é p o u v a n t a b l e s et r a p i d e s ! J'ai t o u j o u r s été r é v o l t é d ' u n passage de M a b l y , q u i a p r o b a b l e m e n t été c o n n u
des d i r e c t e u r s ,
q u o i q u e ces h o m m e s n e f u s s e n t pas f o r t e x p e r t s en lecture. Cet a u t e u r , dans
ses
observations
s u r les R o m a i n s , r a p p o r t e ces m o t s d ' u n e l e t t r e d e C i c é r o n à B r u t u s : « Quod it lumus, il d i t
nunquam Excisa
» quant fructificetur
deerunt
bella
est arbos vides.
si clémentes civilia. non
esse
vo-
» Ailleurs
evulsa.
Itaque
»
» En effet, d i t M a b l y , » s'ils se fussent c o n d u i t s » en h o m m e s
d ' é t a t , il n'est p a s d o u t e u x qu'ils
» n'eussent c o m p r i s d a n s l e u r p r o j e t les f a v o r i s » de C é s a r , les i n s t r u m e n s d e sa t y r a n n i e , et t o u t » ce q u i d e v a i t a s p i r e r à l u i s u c c é d e r . Mais B r u » t u s , le v e n g e u r d e s l o i s , n e c r o y a i t pas q u ' i l » lui fût
p e r m i s d e les
violer,
en
punissant
» c o m m e des t y r a n s des c i t o y e n s q u i n e l'étaient » p a s e n c o r e . L e s é n a t d e v a i t o s e r d a v a n t a g e . 11 » est m a l h e u r e u s e m e n t des c o n j o n c t u r e s d é s e s p é » r é e s o ù la p o l i t i q u e o r d o n n e d e p u n i r les
in-
» t e n t i o n s et j u s q u ' a u p o u v o i r de faire le m a l . » L e s é n a t , en p r o s c r i v a n t l a m é m o i r e de C é s a r , » a u r a i t d û faire périr A n t o i n e , et étouffer
les
» espérances d u jeune Octave.» A h ! g a r d o n s - n o u s de p u n i r les intentions, (I) Epitre V I I .
et
CHAPITRE
jusqu'au
pouvoir
de faire
X.
267
le m a l ! S'il existe
des
t r i b u n a u x , c'est à e u x s e u l e m e n t qu'il a p p a r t i e n t de j u g e r les délits et de les p u n i r . S'ils s o n t sans v i g u e u r , les factions sont b i e n t ô t a u x p r i s e s , e t l'état est d é c h i r é p a r la g u e r r e civile. Si A n t o i n e , si l e j e u n e O c t a v e e u s s e n t p é r i , P o m p é e , bella et u n e f o u l e d'autres a m b i t i e u x pris l e u r p l a c e .
Dola-
auraient
La r é p u b l i q u e était à sa fin ;
q u e l q u e s m e u r t r e s de p l u s ne l'eussent p o i n t sauvée. Q u a n d le c o u r s des é v é n e m e n s a m è n e
un
g o u v e r n e m e n t u s u r p a t e u r , il y a e n c o r e de l a r e s s o u r c e p o u r les gens de b i e n : c'est d e r e s t e r i n é b r a n l a b l e s à la p l a c e o ù le s o r t les a m i s , d e s e r v i r l e u r p a y s , q u e l l e q u e puisse ê t r e l a f o r m e du gouvernement; de
c'est d e d o n n e r , a u
milieu
l'abattement u n i v e r s e l , l'exemple d u
cou-
r a g e , et d e se m o n t r e r i n c o r r u p t i b l e s d a n s la c o r r u p t i o n m ê m e . Les e n t r e p r i s e s v i o l e n t e s , a u c o n t r a i r e , a m è n e n t des e n t r e p r i s e s s e m b l a b l e s , et l ' e n t i e r e d i s s o l u t i o n d u c o r p s social p e u t en ê t r e la s u i t e . Le d i r e c t o i r e , et les m e m b r e s d e s conseils q u i l u i étaient v e n d u s , o n t d i t ,
comme
M a b l y , qu'ils n o u s e n v o y a i e n t à la m o r t pour
nir
nos intentions,
de faire
le mal.
et nous
ôter jusqu'au
Nous v e r r o n s ce q u i
pu-
pouvoir les a t t e n d
eux-mêmes. J ' a v a i s u n g r a n d éloigneraient p o u r le d i r e c t o i r e . P e u t - ê t r e a v i o n s - n o u s les m o y e n s de f a i r e
268
CHAPITRE
X.
p é r i r ces h o m m e s c o u p a b l e s . J e m'y serais o p p o s é , et si m a l h e u r e u s e m e n t
d'autres
avaient
c o m m i s ces a s s a s s i n a t s , je suis p e r s u a d é q u e les a r m é e s e u s s e n t pris p a r t i c o n t r e n o u s ; les affaires a u r a i e n t été e n c o r e p l u s d é s e s p é r é e s . Des actes de v i o l e n c e , des assassinats e u s s e n t e n g e n d r é la g u e r r e c i v i l e , et flétri cette p a l m e qui présente
d'innocence
e n c o r e q u e l q u e s e s p é r a n c e s à la
n a t i o n française. J'ai
de l ' A p o l l o n , ce n a v i r e
parlé
pris p a r u n
corsaire
de C a y e n n e .
d'Altona Il
y avait Wol-
s u r ce b â t i m e n t u n c h i r u r g i e n , a p p e l é fangsberg.
Il m e
d o n n a des n o u v e l l e s de l'Eu-
r o p e ; je l'écoutais
avec a v i d i t é ,
de
qui
n'avoir
plus à
au gouverneur propres
Surinam
des
à sauver cette colonie.
Frédérici aux
de
était
lui-même
Anglais , p l u t ô t
ber entre nos
et r e g r e t t a i s
les r e d i r e .
que
de
portait
instructions Je
disposé
mains , tant
11
crois à
que
la
livrer
la laisser
tom-
on r e d o u t e n o t r e
amitié î Nos c o l o n i e s ,
fondées
par
des
flibustiers,
nos c o l o n i e s q u i j e t è r e n t , d e p u i s , u n si g r a n d éclat , avaient nial
semblaient
devoir
commencé.
se t r o u v a i t , p a r
Le
finir
comme
gouvernement
son
propre
fait ,
des c o n j o n c t u r e s t r è s - e m b a r r a s s a n t e s . vait é p a r g n é
ni p r o c l a m a t i o n s ni
elles colodans
On n'a-
instructions
CHAPITRE
X.
269
particulières , pour persuader aux
nègres que
l e u r c o n d i t i o n p r é s e n t e était en t o u t s e m b l a b l e à celle des b l a n c s . Ils n e v o y a i e n t a u c u n s d e c e u x ci
occupés
ture ,
si
aux
travaux manuels
dangereuse
pour
de la
l'espèce
cul-
blanche
e n t r e les t r o p i q u e s , et ils se f i g u r a i e n t en
étaient
même
pareillement
dispensés.
qu'ils
Plusieurs
r e f u s a i e n t d e c u l t i v e r les v i v r e s
néces-
saires à l e u r s u b s i s t a n c e ; et ces h o m m e s prévoyans
consommaient
im-
les p r o d u i t s d e l e u r
a n c i e n t r a v a i l , sans s o n g e r à l ' a n n é e s u i v a n t e . On essaya, g u ë s , de gres
sur
faire la
l i b e r t é ; ces tredire
dans
des
proclamations
p r e n d r e le
véritable
change
aux
nè-
du
mot
parurent
con-
signification
explications
leur
ambi-
u n sens c l a i r et n a t u r e l .
Ils
persistè-
r e n t à s'en t e n i r à la l e t t r e , à se l i v r e r à fainéantise être
la
dont
une
les n a v i g a t e u r s e n n e m i s ,
a m i s , é v i t è r e n t des se
ce q u ' o n avoir
devait
et
même
parages dangereux.
dirigèrent
t o u t e s les n a t i o n s mazone
générale
suite.
Bientôt
corsaires
famine
une
alors contre
commerçantes.
j u s q u ' à la c o l o n i e
Nos
presque
Depuis l'A-
de S u r i n a m , t o u t
r e n c o n t r a i t était a r r ê t é . O n s e m b l a i t
adopté
cette
tor Hugues : « Un
maxime
du
fameux
vaisseau q u i a u n e
Vic-
cargai-
» son d e q u e l q u e v a l e u r est de b o n n e p r i s e . »
270
CHAPITRE
Des
administrateurs
X.
qui
ne
se
seraient
pas
c o n t e n t é s d e v i v r e a u j o u r le j o u r , a u r a i e n t soigneusement évité d e causer u n préjudice i r r é parable
à
embarras
la
colonie ,
pour
du
moment.
Le
pourvoyeur
plus
habile
et
se
délivrer
commerce moins
des
est
un
cher
que
Mais le d i r e c t o i r e c r o y a i t a v o i r r e m p l i
tou-
la g u e r r e .
tes ses
o b l i g a t i o n s e n v e r s les c o l o n i e s ,
envoyant un agent p o u r laissait le
soin
de
à la s u b s i s t a n c e sespérait Il é t a i t
recevait q u e duite
qu'il
les g o u v e r n e r . Il l e u r
pourvoir à
abandonné sans
de
devait
tenir
envers
envoyés
à
m a r i n e , est t o m b é e modèle
de
la
et dé-
ignorance. ou
incomplètes
l e t t r e , q u ' i l é c r i v i t à ce
est u n
défense
à son
instructions ,
fort
successivement
la
la
d e s h a b i t a n s . J e a n n e t se
d'être même
en leur
il
n'en
s u r la
con-
les
déportés
Guyane.
Une
sujet a u ministre de
e n t r e nos mains.
servilité,
et m é r i t e
Elle d'être
textuellement rapportée. « Citoyen
ministre ,
» votre lettre du
il
m'est p r e s c r i t , p a r
25 v e n t ô s e , d ' e x e r c e r s u r les
» d é p o r t é s la s u r v e i l l a n c e n é c e s s a i r e p o u r q u ' i l s » ne
puissent
ni
nuire,
ni
s'échapper.
S'ils
» s o n t p l a c é s à C o n a n a m a , s'ils o n t la f a c u l t é d e » c o m m u n i q u e r a v e c les c i t o y e n s , d e c h a s s e r , » de
pêcher , de
former dans
les
différentes
CHAPITRE
«parties
du
continent
X.
des
271
établissemens
de
» c u l t u r e e t de c o m m e r c e , et t o u t e s ces c h o s e s » s o n t des c o n s é q u e n c e s i m m é d i a t e s des o r d r e s » q u e j'ai r e ç u s , j e dois v o u s » n e c o n n a i s pas d e m o y e n s d e «d'influencer,
à leur g r é ,
déclarer que je les
empêcher
l'esprit d e s
habi-
» t a n s , d ' a l a r m e r les n o i r s s u r l e u r l i b e r t é , o u » d e les s o u l e v e r p a r la s u p e r s t i t i o n , d ' i n t r i g u e r , » e n f i n , soit p a r l ' é t r a n g e r , soit p a r e u x - m ê m e s , » contre l'ordre
public ,
et de
compromettre
» f o r t e m e n t la s û r e t é des p e r s o n n e s et d e s p r o » priétés. » » Q u a n d je p o u r r a i s a t t a c h e r a u x p a s des » d é p o r t é s d e u x soldats a r m é s , l ' o r d r e » pêcher
les
déportés
d'échapper
» trait encore inconciliable » local où
j e suis
» a v e c la l a t i t u d e
tenu qu'il
me
d'emparaî-
a v e c la n a t u r e d u
d e les
colloquer,
m'est e n j o i n t
et
de leur
» laisser. » J e connais , » la
s u r le m o d e
d é p o r t a t i o n à la G u y a n e ,
d'exécution un
arrêté
» l a c i - d e v a n t a s s e m b l é e c o l o n i a l e , et des
de de ob-
» s e r v a t i o n s d u c i t o y e n P o m m e . Dans ces d e u x » pièces,
on
place au
» g r a n d e distance » déportation ,
et
» communication
v e n t , et â u n e
très-
d u c h e f - l i e u , le l i e u
de la
dans
toutes
les
deux,
la
des d é p o r t é s avec l ' i n t é r i e u r
» est i n t e r d i t e s o u s les p e i n e s les p l u s s é v è r e s .
27 2
CHAPITRE
» J e pense m o i - m ê m e
X.
que
si ces
» n e suffisaient
pas
» l'évasion
déportés , du
« raient
des
utiles
tout-à-fait
précautions
pour moins
prévenir elles
se-
p o u r assurer la t r a n q u i l l i t é de
« l a colonie. » Ainsi,
Conanama,
péri , semblait tuné,
et
il
où
pas
un
des pêcheurs » n'a
point
» lui
où
tant
de
bannis
ont
à J e a n n e t u n séjour t r o p for-
préférait
core plus inclément, et
où
un
de
pu
de la
vivre.
caboteurs , « la
séjour
Jeannet
inhabité,
p l u s voisin
seul n'eût e t des
lieu
plus
proposait
affreux au
FIN DU
ligne,
Au
PREMIER VOLUME.
dire
Guyane que
directoire
» nous envoyer. »
en-
cede
TABLE DES
CHAPITRES
DU
PREMIER
VOLUME,
PAGES.
Avis
i
Note
iii
O b s e r v a t i o n s s u r les a c t e s d u 1 8 e t d u
1 9 fructidor
a n V , o u I n t r o d u c t i o n au J o u r n a l
vii
D o c u m e n t officiel r e l a t i f à la d e ' p o r t a t i o n d u 1 8 f r u c t i dor
. xlviii CHAPITRE
PREMIER.
S i t u a t i o n pacifique du conseil des anciens et de celui des c i n q - c e n t s , en 1 7 9 6 et 1 7 9 7 , et dispositions
mena-
ç a n t e s d u d i r e c t o i r e a v a n t l e 1 8 f r u c t i d o r an V ( 4 s e p tembrei797)
1 CHAPITRE
Evénemens
du
18
chasse's d u l i e u
DEUXIÈME.
fructidor. — Les
représentans
de leurs séances p a r les
soldats.—
D i v i s i o n d a n s le d i r e c t o i r e . — T r i u m v i r a t . — C a r n o t s'évade.—Barthélémy,direeteur,conduitauTempIe. —Déportation.
— G é n é r o s i t é et c o u r a g e d'un
do-
mestique de Barthélemy CHAPITRE
2З TROISIÈME.
D é p a r t p o u r R o c h e f o r t dans les cages de
fer.—Noms
des seize d é p o r t é s . — C a c h o t s . — G é n é r a l D u t e r t r e .
ТОМ.
1.
18
274
TABLE Pages.
— M a f e m m e v i e n t à B l o i s , et veut m ' a c c o m p a g n e r . —Dispositions du p e u p l e . — I l nous juge innocens, parce qu'on
refuse
de
nous j u g e r . — A r r i v é e
des
d é p o r t é s au p o r t de l ' e m b a r q u e m e n t CHAPITRE
65
QUATRIÈME.
E m b a r q u e m e n t des d é p o r t é s — M a u v a i s traitemens. — I l s d e v i n e n t l e lieu d e l e u r d e ' p o r t a t i o n . — C o n s i g n e s s é v è r e s . — M a l a d i e s . — P r i s e d'un n a v i r e p o r tugais e t d'un n a v i r e a n g l a i s . — L i c e n c e et d é s o r d r e . — R é f l e x i o n s s u r les é v é n e m e n s . — V u e d e t e r r e . CHAPITRE
94
CINQUIÈME.
Arrivée à Cayenne.—Hospitalité
des
habitans.—Le
citoyen J e a n n e t , agent. — La détention continue. — Détails sur le climat.— Lettre de Tronson à l'agent.— Les
déportés sont
Description
d u l i e u . — O n leur offre
exilés
sions p r o v i s o i r e s . — Nouvelles rinais
à Sinnamari.— des
conces-
consignes. — M u -
demande à aller à Cayenne ;
refus. —
mort
Sa . . 1 1 5
CHAPITRE
SIXIÈME.
Occupation
des d é p o r t é s . — Le t r a v a i l à la b ê c h e et
au soleil
e s t m o r t e l p o u r les a r r i v a n s . — B i l l a u d -
Varennes.—Vue
et description de S i n n a m a r i . —
Insalubrité. — Tronson
malade
est
forcé
d'y
r e s t e r . — C o r r e s p o n d a n c e et c o m m u n i c a t i o n s i n t e r c e p t é e s . — E m p l o i d e la j o u r n é e . — H a b i t a t i o n s d e s d é p o r t é s . — P r i x des comestibles CHAPITRE
et
du t r a v a i l .
SEPTIÈME.
V o y a g e de cinq déportés à S i m a p o , peuplade
d'In-
d i e n s . — Festins : ivresse des i n d i g è n e s , leurs h a b i tations, leurs usages, leur industrie. — Histoire d ' u n
146
275
DES C H A P I T R E S .
Indien f o r m a n t u n e société à p a r t . — L e u r s p r a t i q u e s e t l e u r r é g i m e d a n s les m a l a d i e s . — D e s Sauvages ceux
de
de l ' A m é r i q u e , la G u y a n e
Indiens.
et p a r t i c u l i è r e m e n t
française.-—Retour
de
à Sinna-
mari
179 CHAPITRE
HUITIÈME.
O n i n q u i è t e les c o l o n s q u i f r é q u e n t e n t l e s —Déportation. — Rélégation.—Evasion
déportés. de
huit
d é p o r t é s . M o t i f s q u i e m p ê c h e n t l e s a u t r e s de
fuir.
—Les
fugitifs
sont bien accueillis
à
Surinam.—
Belles actions récompensées. CHAPITRE
218
NEUVIÈME.
L a G u y a n e française a été possédée p a r les Hollandais. L ' a r b r e à pain. — L e m a n g u i e r . — L e cannellier. — L e giroflier.—Le muscadier.— Le — E t a t de
poivrier. —
ces p r o d u c t i o n s à la G u y a n e
française.
— L e s o l et le c l i m a t l e u r c o n v i e n n e n t CHAPITRE
237
DIXIÈME.
P r o d u i t d e la p ê c h e d ' u n j e u n e I n d i e n . — T r o n s o n Bourdon
d e l'Oise m e u r e n t à la m ê m e
et
heure.—
D é t a i l s s u r ces d e u x d é p o r t é s . — M o r t d e B e r t h e l o t L a v i l l e h e u r n o i s . — Détails
s u r ce
déporté.—Ar-
méniens en course avantageux à quelques p a r t i c u liers, préjudiciables à la c o l o n i e . — L e t t r e de l ' a g e n t Jeannet
FIN
290
DE
LA T A B L E
DU P R E M I E R
VOLUME.