Journal de l'adjudant-général Ramel

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Conseil général de la Guyane


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JOURNAL D Ε

L'ADJUDANT-GÉNÉRAL

R A M Ε L, L'UN DES DÉPORTES A LA GUYANE,; APRÈS

LE

l8

FRUCTIDOR

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Conseil général de la Guyane


BARTHELEMY.


JOURNAL DΕ

L'ADJUDANT-GÉNÉRAL

RAMEL , COMMANDANT DE LA GARDE DU CORPS LÉGISLATIF DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE ;

L'UN DES DÉPORTÉS A LA GUYANE, APRÈS

LE

18

FRUCTIDOR:

Sur les faits relatifs à cette journée, sur le transport , le séjour et l'évasion de quelques uns des déportés ; Avec des détails circonstanciés de la fin terrible du général Marinais , de Τ ronçon-Ducoudray Lafond-Ladebat, etc, etc.

LONDRES. 1799

,



AVERTISSEMENT

J'AVOIS

mis en ordre ce Journal peu de

tems après mon arrivée sur le continent, au mois d'octobre dernier ; la longue maladie que j'ai essuyée en a retardé la pu-» blication. J'ignore si

quelqu'un de mes

compagnons d'infortune a déja publié les faits que je rapporte , et dont plusieurs paroîtront d'autant

plus invraisemblables,

qu'ils sont plus fidèlement retracés : en faisant connoître les exemples de courage et de confiance que j'ai reçus d'eux dans cette grande adversité , je crois remplir un devoir. Arraché de mon poste sans avoir pu repousser la force par la force , paralysé par des ordres supérieurs

,

plus encore que

a


ij par la présence d'une armée enti ère et d'une formidable artillerie, il m'importait que les détails de mont arrestation fussent conNUS.

On a répandu des doutes sur la lé-

galité de la conduite que j'ai tenue au 18 fructidor , lorsqu'enveloppé par d'Augereau,

Farinée

et personnellement attaqué

par son état-major

,

j'obéis à l'ordre de

me rendre aux arrêts. Tel étoit cependant l'état de la législation par rapport a la garde du corps législatif, que je me trouvois réellement sous les ordres d'Augereau, et que ce corps de grenadiers faisoit partie de l'armée,

et de la dix - septième

division militaire» La révocation de cette loi absurde qui mettait réellement le corps législatif sous la main du directoire encore

en discussion

dans la

,

étoit

dernière

séance qui précéda nos malheurs. Mon seul respect pour l'opinion des hommes honnêtes m'A porté à donner ce


iij court éclaircissement d'un fait que mon récit expliquera suffisamment ; je sais trop bien que le succès seul justifie auprès des hommes passionnés, et qu'après ces grands coups du sort, celui-là seul reste malheureux

qui n'a point eu lui-même l'ap-

,

pui de sa bonne conscience. J'ai porté ma part du poids des malheurs communs; j'ai perdu dans les orages de la révolution, trois frères chéris ; l'aîné fut traîné à l'échafaud , après s'être signalé à la tête d'un régiment de dragons ; son crime fut d'avoir voté avec les défenseurs de la constitution monarchique dans l'assemblée législative ; j'étois détenu avec lui dans la la même prison : on l'arracha de mes bras, et j'aurois subi le même sort que lui après seize mois d'emprisonnement, si le brave général

Dugommier, en

renversant les

échafauds, ne m'avoit sauvé la vie, comme aussi à 3ο,οοο habitans des provinces méridionales.


iv Le cinquième , officier au régiment de Welslé irlandais , ayant refusé après le 10 août 1792, de prêter le nouveau serment qu'on exigeoit de lui , et ayant au contraire renouvellé celui de fidélité à la constitution de 1791, fut massacré à Châlons, par des gendarmes , ou pour mieux dire, des assassins. Le quatrième a été tué à côté de moi à l'armée du Rhin. J'ai désiré , j'ai poursuivi avec ardeur la destruction de cette tyrannie sanguinaire qui a répandu le deuil sur ma vie comme sur mon malheureux pays ; mais lorsque je pris le commandement de la garde du corps législatif, le 1e1. janvier 1797, ce fut de bonne foi que je me réunis à tous les honnêtes gens qui vouloient ramener l'ordre , et faire cesser l'iniquité des loix révolutionnaires.

»


J

suis enfin sur le continent d'Europe, et je quitte une terre hospitalière où mes compagnons d'infortune et moi, avons reçu un accueil également honorable au gouvernement qui l'a offert, et aux victimes de la tyrannie qui en ont été l'objet. Cependant la plus juste reconnoissance n'a pu me fixer au milieu de nos généreux ennemis; je les estime assez pour être persuadé que les motifs qui m'ont engagé à refuser l'asyle qu'ils m'offroient, m'ont concilié leur estime. Ce n'est pas, je veux le croire, contre notre patrie, ce n'est pas contre la France, mais contre les tyrans qui la tiennent aux fers que l'Angleterre poursuit la guerre ; ce sont cependant des soldats français, dont le sang vient d'être versé sur les flots, et va de nouveau couler sur nos frontières. J'ai partagé leurs travaux et leurs dangers , et je serais encore dans leurs rangs , si je n'en avois été Ε

arraché par la violence. Je ne veux épouser d'autre cause que celle de l'indépendance nationale, et n'aurai jamais d'autres compagnons d'armes que des français, armés pour la liberté de leur pays. Ainsi le sentiment d'une éternelle gratitude s'accorde dans


(2) mon cœur, avec celui de l'inviolabilité de ines devoirs ; et c'est pour faire éclater l'un et l'autre, en rendant hommage à la vérité, que je publie cette relation. — On y reconnoîtra aisément le style d'un soldat, qui n'a pris part à de grands événemens, qu'en raison de la place qu'il occupoit, mais qui n'étant jamais sorti du cercle étroit de son devoir, ne veut pâs que les tyrans qu'il déteste, et les intrigans qu'il méprise, tracent son rôle, et marquent sa place au gré de leurs passions ou de leurs intérêts. Si tous ceux qui ont en îe malheur d'être acteurs dans les scènes de la révolution française, déposoient ainsi pour la postérité , les faits seulement dont ils ont été témoins , il resterait après eux des matériaux pour l'histoire, où ceux qui chercheront un jour la vérité, au milieu des contradictions sans nombre, trouveraient des pièces revêtues d'un caractère d'authenticité qui n'appartient qu'au témoignage d'une conscience sans reproches.—- Je n'ai pu conserver pendant mon exil que des notes qui ont aidé ma mémoire, affoiblie par la maladie, à rétablir l'ordre et la chaîne des événemens ; plusieurs détails m'auront sans doute échappés; mais les faits principaux, les traits les plus intéressans, se trouveront rapidement exposés. Ce seront les faits tout


(3) nus , l'affreuse vérité : bien loin d'y rien ajouter, j'éviterai même les plus simples réflexions; en retraçant ces funestes images, je repousserai les ressentimens qu'il leur seroit permis de réveiller. Mon cœur est trop plein des malheurs de ma patrie, des infortunes de ma famille , et de la situation affreuse où j'ai laissé plusieurs de mes compagnons d'infortune, pour que la haîne et la vengeance puissent y trouver place. J'étois , depuis 1792, adjudant-général de l'armée du Rhin, sous les ordres du brave général Dessaix,et spécialement chargé du commandemènt du fort de Kehl, assiégé par le prince Charles, lorsque je reçus du directoire l'ordre de me rendra à Paris pour y prendre le commandement de la garde du corps législatif, auquel le choix des deux conseils m'avoit appelé. Ce corps de grenadiers d'abord composé d'un bataillon de huit cents hommes venoit d'être porté à deux bataillons de 6oo hommes chacun. Le fond de ce corps étoi t celui des grenadiers de la convention. Il suffit de se rappeler l'époque à laquelle i1 fut formé pour juger de l'esprit qui y régnoit, et de la nécessité d'une réforme ; j'y travaillai sans relâche. La nouvelle for mation, et le complètement par d'excellens grenadiers choisis dans toutes les armées , m'en donnèrent les


(4) moyens Je fus si bien secondé par le zèle des deux commissions et par les ministres, qu'en dépit des cabales des jacobins , je parVins à rétablir la discipline dans le service, et l'ordre dans l'administration. Souvent attaqué, j'ai eu plus d'une occasion de faire connoître ma fidélité à la constitution, aux amis et aux ennemis du gouvernement; il en résulta ce à quoi je devois m'attendre; je déplus également aux deux partis extrêmes; tant que la marche des affaires fut dirigée par des hommes sensés, je n'eus à me défendre que contre d'obscurs scélérats qui travailloient sans cesse à corrompre les grenadiers, et s'efforçoient vainement de me rendre suspect ; mais après le dernier renouvellement du corps législatif, à mesure que les discussions s'animèrent, et sur-tout lorsque le directoire porta le feu par-tout, par l'intervention des adresses de l'armée d'Italie, je fus tourmenté de toutes parts, et les factieux surent profiter de l'agitation générale si favorable à leurs desseins: ils ne cachèrent plus leurs trames Je surpris leurs émissaires dans les casernes , dans les rangs; tous les moyens de séduction étoient employés. En songeant aujourd'hui à la conduite que je tins dans ces cir onstances difficiles, le ne peux m'en repentir, puisqu'elle m'a valu la


(5) haîne des méchans, et me servoit à tenir en bride les hommes trop ardens. Quelques uns auraient bien voulu m'éloigner, et le directoire me fit offrir, peu de tetns avant le 18 fructidor, un autre poste et de l'avancement si je voulois donner ma démission , par cela seul que j'étois résolu de rester fidèle à mon devoir. J'étois certain de finir par être victime de mon dévouement, et je ne pouvois attendre de justice d'aucun des partis qui s'attaquoient sans ménagement, mais seulement du petit nombre de ceux qui devoient finir par être immolés à leur fureur. Content de l'estime des vrais patriotes, c'est à tous les hommes raisonnables qu'il appartient de juger si je l'ai méritée. Déja depuis plusieurs jours, sur les avis qu'avoient reçus les commissions d'i nspection du palais des deux conseils, une plus grande vigilance m'avoit été recommandée; j'avois pris toutes les précautions nécessaires pour n'être point surpris par la seule attaque qu'on parut craindre, celle des anarchistes qui depuis quelque tems remplissoient tous les lieux publics, et menacoient hautement le corps législatif, jusques dans l'enceinte confiée àma garde. Le 17 au soir, lorsqu'après avoir visité mes postes, j'allai prendre les ordre* des membres de la commission , ils A 3


( 6 ) me parurent aussi peu disposés que les jours précédens à croire que le directoire voulût entreprendre de détruire le corps législatifs, et qu'il osât diriger contre lui la force armée.

J'entendis plusieurs députés, entr'autres , Emery, Dumas, Vaublanc, Tronçon-Ducoudray, Thibaudeau , s'indigner de cette supposition et de l'espèce de terreur qu'elle servoit à répandre dans le public. Leur sécurité fut telle qu'ils se retirèrent avant minuit, et furent suivis par ceux de leurs collègues , que des avis particuliers a voient engagés à venir leur faire part de leurs craintes. Je retournai à mon quartier, et m'assurai que mes grenadiers étoient prêts à prendre les armes. Le 18, à une heure du matin, je reçus du ministre de la guerre l'ordre de me rendre chez lui . j'allai d'abord à la salle des commissions : un seul des inspecteurs, Rovère, que je trouvai couché , y étoit resté; je lui rendis compte de l'ordre

que je venois de recevoir ; j'ajoutai qu'on m'avoit assuré que plusieurs colonnes de troupes entroient dans Paris,et que le commandant du poste de cavalerie auprès des conseils venoient de me faire prévenir qu'il avoit retiré ses vedettes et fait passer sa troupe au delà des ponts, ainsi que les deux pièces de canon qui étaient clans la grande


( 7 )

cour des Tuileries. Il faut observer que c'étoit d'après les ordres du commandant en chef Augereau , que l'officier de cavalerie refusoit de reconnoitre les miens, et avoit fait passer les ponts à sa troupe. Rovère me répondit que tous ces mouvemens de troupes ne signifioient rien , qu'il étoit prévenu que plusieurs corps devoient défiler de bonne heure sur les ponts pour aller manœuvrer , que je devois être tranquille, qu'il avoit des rapports très-fidèles, et qu'il ne voyoit aucun inconvénient à ce que je me rendisse chez le ministre de la guerre; ce que je ne jugeai pas à propos de faire , dans la crainte de me trouver séparé de ma troupe. Retiré chez moi , à trois heures et demie du matin, fee général de brigade Poincot, ancien garde- du-corps avec lequel j'avois été tu'.-:-lié à l'armée des Pyrénées, se fit annoncer de la part du général Lemoine , et me remit un billet conçu en ces termes: Le général Lemoine somme, au nom du >! directoire, le commandant des grenadiers » du corps législatif, de donner passage par » le Pont-Tournant à une colonnede quinze » cents hommes chargés d'exécuter les ordres » du gouvernement. » Je répondis à Poinçot que j'étois étonné qu'un ancien camarade A 4


( 8 ) qui devoit me connoître se fût chargé de m'intimer un ordre que je ne pouvois exécuter sans me déshonorer. Il m'assura que toute résistance seroit inutile ; et que mes huit cents grenadiers étoient déja enveloppés par douze mille hommes avec quarante pièces de canon. Je répliquai que les forces dirigées contre le poste qui m'étoit confié, ne me forceroient pas à rien faire contre mon devoir, que je n'avois d'ordre à recevoir que du corps législatif, et que j'allois les prendre. Dans l'instant j'entendis un coup de canon si près de moi que je crus qu'on attaquoit mes postes; mais ce n'étoit qu'un signal. Je fis prendre les armes à mes grenadiers, et me rendis aux Tuileries, accompagné des chefs de bataillons Poussards et Pleichards, excellens officiers, en qui j'avois une juste confiance. Je trouvai à la commission des inspecteurs les généraux Pichegru et Willot. J'envoyai des ordonnances chez le général Dumas, chez les présidens des deux conseils, Lafond Ladebat pour les anciens, et Siméon pour les cinqcents. Je fis aussi prévenir les députés dont les logemens m'étoient connus dans le voisinage des Tuileries ; j'engageai le générai Pichegru à venir reconnoitre l'investissement, que nous trouvâmes déja formé. Je renouvelai au capitaine Valliere, comman-


( 9 ) dant le poste du Carrousel, et au lieutenant Leroi,commandant celui du Pont-Tournant, l'ordre de tenir ferme, et de ne se retirer que sur un ordre signé de moi. Nous rentrâmes à la commission; et lorsque je demandai des ordres pour la disposition de ma réserve, une ordonnance vint rendre compte que la grille du Pont-Tournant éioit forcée ; au même instant les divisionsd'Augereau et de Lemoine se réunirent, le jardin fut rempli de troupes des deux armes. On dirigea une batterie sur la salle du conseil des anciens; toutes les avenues furent fermées , tous les postes doublés et masqués par des forces supérieures ; le seul poste de la salle du conseil des cinq-cents , commandé par le brave lieutenant Blot, avoit refusé d'ouvrir les grilles , et de se mêler avec les troupes d'Augereau. Dans cette extrêmité, je demandai positivement l'ordre de dégager la réserve des grenadiers , et de repousser la force par la force. Les députés me répondirent que toute résistance seroit inutile, et me défendirent de faire feu : il étoit alors quatre heures et demie ; le général Verdière vint signifier aux députés déja réunis qu'il av oit ordre de les faire sortir du palais, et d'en emporter les clefs au directoire. Le refus excita de vives altercations. Verdière ins-


( 10 ) sîsfa et engagea l'un d'eux à desrendre dans le jardin , pour parler au général Lemoine. Rovère descendit aussi, et je l'accompagnai avec mes deux chefs de bataillon. Mais nous ne trouvâmes pas le général Lemoine sur la terrasse; cependant Verdière conseilla aux députés de se retirer , pour leur sûreté ; et sur leur refus, il ferma toutes les issues , et fut prendre, dit-il, les ordres du directoire. Je retournai à mon poste à la réserve des grenadiers,d'où j'envoyai un homme de confiance à la rencontre du général Dumas, pour le prévenir de songera sa sûreté. Il reçut cet avis au moment où il se présentoit dans 1a cour de la caserne des grenadiers, et j'ai appris par mes compagnons d'infortune les efforts qu'il fit pour se réunir à eux. Il pénétra jusque sur la terrasse, au pied du pavillon , où les troupes d'Augereau étaient eu bataille, et après avoir reconnu que les inspecteurs étoient arrêtés, il alloit monter dans la salle pour partager leur sort, lorsque ses collègues lui jettèrent un billet pour l'engager à se sauver ; il eut le bonheur de ramasser ce billet sans être appercu, et celui d'échapper aux sentinelles , dont la consigne éioit de ne laisser sortir personne de l'enceinte. A cinq heures et demie, un aide-de-camp du géné-


( 11 ) rai Augereaum'apporta l'ordre suivant: « Il » est ordonné au commandant les grenadiers du corps législatif, de se rendre avec son » corps, sur le quai d'Orsay, où il attendra de » non veaux ordres : signé AUGEREAU. » Je refusai d'obéir: je ne pouvois plus avoir de communication avec les commissions bloquées et arrêtées dans le palais; j'attendois avec ma troupe les ordres des deux conseils. Je dois rendre cette justice à mes grenadiers; »

jusqu'à ce moment, malgré la position critique où nous nous trouvions, les rangs furent gardés avec le plus grand calme, et je n'entendis pas un seul murmure: je crois que bien loin d'être entraînés à la défection par un petit nombre de factieux obscurs, la saine majorité des grenadiers, eût forcé ceux-ci de combattre glorieusement avec eux, si ma bonne fortune m'eût fait recevoir l'ordre I e repousser la violence par les armes. J'avois fait former le cercle à mes officiers , pour leur communiquer l'ordre d'Augereau; presque tous approuvèrent ma conduite; ce fut l'instant que prirent quelques factieux pour éclater. Le capitaine Tortel s'écria: « Nous ne sommes pas des suisses. » Le lieutenant Ménéguin osa se vanter d'avoir le plus contribué à la révolte des gardes-françaises. Le sous -lieutenant Deveaux dit : «Je me suis bat tu


(

12 )

» et j'ai été blessé le 13 vendémiaire, en » combattant contre Louis XVIII, et je ne » veux pas aujourd'hui me battre pour lui. » Un autre cria tout haut : « Les conseils travail» lent pour le roi , ce sont des gueux à ex» terminer. » Pendant ces discours et les disputes qu'ds occasionnoient entre les officiers, le désordre commença à gagner dans les rangs. Le chef de brigade Blanchard, qui commandoit sous moi, et qui depuis deux mois n'avoit osé se montrer, parce que j'avois rais à découvert ses intrigues, ses liaisons avec des hommes de sang, et ses rapines dans l'administration du corps, parut toutà-coup , et me somma, à cause, disoit-il, du danger où nous étions , de faire distribuer des cartouches. Je fus indigné de sa lâche imprudence ; et comme je me laissai emporter jusqu'à le lui témoigner vivement, j'observai que les grenadiers parfageoient mon indignation, ces mêmes grenadiers qui, une heure après, marchèrent sous les ordres d'un officier qu'ils méprisoient, et le suivirent au directoire... Quelle leçon pour les chefs de troupes! .. . Peu d'instans après cette scène, je fis ouvrir les rangs pour inspecter ma troupe qui faisoit encore bonne contenance. J'arrivai à la troisième compagnie, lorsqu'aux cris re-


( 13 ) doublés de vive la république, Augereau parut à la tête d'un état-major si nombreux , que la première cour de la caserne en étoit remplie. Plus de 400 officiers de tout grade, parmi lesquels je reconnus des hommes justement fameux , tels que Santerre , Tunc k , Yon ,

Rossignol, Pujet-

Barbantanne,Châteauneuf-Randon, Bessière, Fournier, Pache, la veuve Ronsin en habit d'amazone, Dutertre et Peyron, tous deux échappes des gnlères, et en un mot, l'écume des braves armées françaises, et tous les chefs des bandes révolutionnaires pénétrèrent en un moment dans les rangs de mes grenadiers, en répétant le cri de vive la république. En cet instant, Augereau vint droit à moi, et dans son cortège qui me sépara de ma troupe, j apperçus Blanchard excitant ses dignes amis, et se mêlant avec eux dans les rangs. Parmi plusieurs cris sinistres, je distinguai celui ci:

« Soldats, on veut faire de

» vous comme des suisses au 10 août. » Cornmandant Ramel, s'écria Augereau. pourquoi n'avez-vous pas obéi aux ordres du ministre et aux miens ? — Parce que j'en avois reçu de contraires du corps législatif.-—Vous vous êtes mis dans le cas d'être traduit au conseil de guerre, et d'être fusillé.devoir.

J'ai fait mon

— Me reconnoissez - vous comme


( 14 ) commandant en chef de la division? — Oui — Eh bien ! je vous ordonne de vous rendre aux arrêts, J'y vais. Je traversois la galerie de communication du quartierdes grenadiers à mon logement, lorsque j'entendis qu'Augereau me suivait avec une partie de son état-major : parmi plusieurs menaces, je distinguai ces paroles : « Tu souffriras au» tant que tu as fait souffrir les autres. » Je n'ai fait souffrir personne, mais j'ai su punir les brigands qui le méritoient. Gommé en cet instant il me serroit de près, je portai la main sur la garde de mon épée ; mais toute la bande fondit sur moi, mon arme fut brisée, je fus traîné, déchiré. Le plus acharné de mes assassins étoit un souslieutenant de grenadiers, appelé Viel, que j'avois envoyé aux arrêts quelques jours auparavant : il cherchoit dans la mêlée à me plonger son sabre dans le corps. Ce fut à

Augereau lui-même, que je dus de n'être pas égorgé ; il parvint à me dégager en criant avec force : « Laissez, laissez, ne le » tuez pas; je vous promets qu'il sera fusillé » demain. » Ces brigands déchirèrent mon chapeau qui étoit tombé dans cette lutte , mais non pas, comme on l'a dit, les marques distinctives de mon grade ; c'est de sang qu'ils étoient altérés. Un domestique fidèle

/


( 15 ) accourant au-devant de moi, fut sabré ad visage , et se sauva couvert de blessures dans la chambre de ma femme. Parvenu chez moi, oh ne me permit pas d'arranger mes affaires ; je fus conduis presqu'immédiatement au Temple avec mon frère Henri, qui demanda et obtint la permission de m'accompagner. Le geolier de cette prison dit en nous recevant : « En voilà donc un; il faut mettre » Mr dans la chambre des opinions. » C'étoit celle qu'avoit occupée l'infortuné Louis XVI, et je n'espérois pas d'en sortir autrement que lui. A huit heures et demie le geolier vint m'annoncer qu'on venoit d'amener les députés arrêtés à la commission des inspecteurs,On les fit aussi monter dans l'appartement du roi, et on laissa libre la communication avec les chambres qu'avoient autrefois occupées la reine et les princesses. Les représentans arrêtés étoient : Pichegru, Villot, Dauchy de Loire, Jarry, Lamettrie, Larue, Bourdon de l'Oise et Durumas. Nous trouvâmes au Temple le commodore Smith, Lavilheurnois, Brottier et Duverne de Presle; mais ce dernier fut transféré à la Force au moment de notre arrivée. A midi on amena le député Aubry ; à trois heures et demie, Lafond-Ladebat, président du conseil des anciens, Trou-


( 16 ) çon-Ducoudray, Marbois, Goupil de Préfeln , tous du même conseil. Ces derniers furent arrêtés dans la maison de Lafond-Ladebat,sous prétexte qu'ils formeroient un rassemblement séditieux. On les conduisit d'abord chez le ministre de la police Sotin ; ils se plaignirent de la violence exercée sur des représentans de la nation, et ils demandèrent l'exhibition des ordres du directoire. Sotin leur répondit ironiquement : « Il est fort inutile que je vous » les produise; vous sentez bien, messieurs, » que quand on en est venu là , il est égal de se » compromettre un peu plus ou un peu » moins.» Le 19, nous apprîmes les détails des séances de la minorité des deux conseils tenues sous les yeux du directoire,et la loiqui nous condamnoit sans motif, sans jugement, à être déportés dans le lieu fixé par le directoire lui-même. Ce jugement nous surprit ; nous n'avions pas douté , d'après la violence de notre arrestation, qu'on ne nous préparât sous des formes militaires, un supplice moins long , et par conséquent plus doux. Ceux des députés emprisonnés, mais non-proscrits , furent mis en liberté; c'étaient : Goupil de Préfeln, Lamettrie, Dauchy, Jarry et Duru mar. Le 20, le général Augereau donna un ordre conçu en ces termes : « Il est ordonné au général Dutertre; com» mandant


( 17 )

» mandant au Temple , de ne permettre la » comnunication avec les déportés à aucun » homme , quelque puisse être l'ordre dont » il soit porteur, et l'autorité qui Pauroit » donné , à moins que ledit ordre ne soit si» gné de moi.» (CeDutertre sortoit, depuis un mois, des galères de Toulon, où il avoit été mis en exécution du jugement d'un conseil de guerre pour crime de vol , assassinat et incendie commis dans la Vendée. ) Ce jour-là même , il fut permis à nos femmes de venir au Temple. Que de scènes déchirantes ! que de cruelles séparations ! Je ne pus voir la mienne qu'en présence d'un officier qui ne nous permit ni de parler bas, ni de nous servir du patois languedocien, qu'il n'entendoit pas. Irrité de cette contrainte , je rompis notre entretien, et je suppliai ma femme de se retirer :elle m'obéit; mais ses cris et ses sanglots retentissent encore à mon oreille ! Le même jour on amena au Temple le général Murinais, Pun des inspecteurs de la salle du conseil des anciens. Ce vénérable vieillard avoit été arrêté au moment où , dans la plus grande sécurité , il se rendoit au conseil. Le 21, je me séparai de mon frère Henri ; j'eus beaucoup de peine à le déterminer à me quitter : il s'obstinoit à vouloir partager Β


(18) , mon malheur, et sans le secours de mes compagnons d'infortune, Tronçon-Ducoudray et Barbé-Marbois, je ne serois jamais parvenu à le convaincre qu'il feroit plus pour moi en devenant l'appui de ma famille qu'en m'aidant à porter mes fers. A. minuit le geolier vint nous annoncer que le ministre de la police venoit d'arriver avec le directeur Barthélémy , et que vraisemblablement nous allions partir. On ne nous donna pas un quart-d'heure pour rassembler nos effets, quoi qu'aucun de nous ne fût préparé à un départ si précipité. Descendus au bas de la tour, nous trouvâmes Barthélemy entre Augereau et Sotin , qui , en l'amenant au Temple dans sa voiture ,lui avoit dit : «Voilà » ce que c'est qu'unerévolution, nous triom» phons aujourd'hui , votre tour viendra » peut-être. » Barthélémy lui demandant s'il n'étoitarrivéaucun malheur, et si la tranquillité publique n'avoit pas été troublée : « Non, » avoit répondu Sotin, la dose étoitbonne, » elle a bien pris , et le peuple a avalé la » pilule. » Le même Sotin nous quitta en affectant beaucoup de gaité , et en nous disant : « Messieurs , je vous souhaite un bon » voyage. » Augereau fit l'appel des condamnes ; à mesure que nous étions nommés, une garde nous conduisoit aux voitures à


( 19 ) travers une haie de soldais qui nous insultoient. Quelques-uns même d'entre nous furent maltraités ; nos domestiques, parmi lesquels étoit mon pauvre Etienne , le visage balafré de coups de sabre, n'avoient pas quitté la porte de la prison , et ils épioient le moment de notre départ pour nous dire adieu; mais ils furent repoussés et frappés par les soldats qui crioient : ((Ce n'est pas-là » ce qu'on nous avoit promis; pourquoi les » laisse-t on aller? pourquoi emportent-ils » des paquets ? » Augereau, voyant notre sécurité, ne pouvoit contenir sa rage; il la fit éclater par un trait qui mérite d'être conservé. Letellier, domestique de Barthélemy, accourut au moment où l'on nous mettoit sur les chariots; il étoit porteur d'un ordre du directoire qui lui permettoit de suivre son maître; il remet cet ordre à Augereau qui lui dit après l'avoir lu : « Tu veux donc as» socier ton sort à celui de ces hommes qui sont » perdus pour jamais; quels quesoient les évè» nemens qui les attendent, sois sûr qu'ils n'en » reviendront pas. Mon parti est pris , ré» pond Letellier : je suis trop heureux de par» tager les malheurs de mon maître. Eh bien! » va, fanatique, périr avec lui, réplique Au» gereau,en ajoutant: Soldats, qu'on surveille » cet homme d'aussi près que ces scélé-

B 4


( 20 ) » rats. » Letellier se précipite aux genoux de son maître, trop heureux dans cet affreux moment, de serrer contre son cœur un tel ami. Cet homme a constamment montré le même dévouement et le même courage; nous l'avons toujours traité et considéré comme l'un de nos compagnons. Les quatre voitures dans lesquelles les seize prisonniers furent répartis, sans égard à la mauvaise santé et à la foiblesse de quelques-uns d'entreux, étoient sur des chariots ou fourgons sur quatre roues à-peu près semblables aux voitures de transports de l'artillerie, des espèces de cages fermées des quatre côtés avec des barreaux de fer à hauteur d'appui qui nous meurtrissoient au moindre cahos ; nous étions quatre clans chaque voiture, plus un gardien chargé de la clef du cadenat qui fermoit la grille par laquelle on nous avoit fait monter. Le général Dutertre commandoit l'escorte forte d'environ 600 hommes d'infanterie et cavalerie. Ils avoient avec eux deux pièces de canon. Pendant les apprêts et l'arrangement des voitures dans la cour du Temple, nous fûmes accablés d'outrages par un grouppe assez considérable d'anarchistes. Nous partîmes à deux heures du matin le 22 fructidor ( 8 septembre,) par un tems affreux. Nous avions à traverser tout Paris


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pour sortir par la barrière d'Enfer, et prendre la route d'Orléans. Au lieu de suivre la rue Saint-Jacques, l'escorte détourna à droite après les ponts , et nous fit passer près du Luxembourg , où notre convoi funèbre fut arrêté plus de trois quarts-d'heure. Les appattemens étoient éclairés; nous entendîmes au milieu de la joie bruyante des gardes , appeler le commandant de notre escorte , l'affreux Dutertre , et lui recommander d'avoir bien soin de ces messieurs. Qnelques membres trop connus de la minorité du conseil des cinq-cents qui tenoient à l'Odéon la fameuse séance permanente , sortirent pour nous voir , et nous insultèrent lâchement ; ils se mêloient avec les chasseurs de l'escorte , ils leur versoient à boire , et en s'approchant des charettes , ils portoient notre santé et nous parloient de grâce et de clémence. La nuit orageuse , la lumière des pots à feu qui brûloient autour du théâtre de l'Odéon, et les hurlemens des terroristes, rendirent cette dernière scène, et ces horribles adieux dignes des barbares qui les avoient préparés. Enfin l'escorte défila par la rue d'Enfer , et nous sortîmes de Paris. Nous arrivâmes à deux heures à Arpajon, à 8 lieues de Paris, très-fatigués à cause de la route pavée. Barthélemy sur-tout , et Β 3


( 22 ) Barbé-Marbois paroissoient épuisés. Nous fûmes surpris de voir qu'au lieu de nous donner un gîte commode où nous puissions réparer nos forces , le commandant Dutertre nous conduisit à une obscure et sale prison ; il observoit notre contenance au moment où l'on nous faisoit descendre des voitures pour entrer dans une espèce de cachot : furieux de ce qu'aucun de nous ne paroissoit affecté de tant de rigueurs : « Ces scé» lérats , s'écria-t-il, ont Pair de me braver; » mais nous verrons si je viendrai à bout de » leur insolence. » J'étois déja couché sur la paille avec plusieurs de mes compagnons : Barthélemy debout, élevoit ses mains vers le ciel, lorsque Barbc-Marbois qui étoit trèsmalade , arriva , et reculant d'horreur à la vue et à l'odeur méphytique du souterrain, dit à Dutertre : « Faites-moi fusiller sur-le» champ , et épargnez-moi les horreurs de » l'agonie. » Celui-ci en souriant, fit signe au geolier de faire sa charge. La femme du geolier dit alors à Marbois avec imprécation : «Tu fais bien le difficile, tant d'autres qui te valoient n'ont pas fait tant de cérémonie. » En achevant ces mots , elle prit Marbois par le bras , le précipita du haut en bas , et malgré nos cris , et ceux du pauvre blessé , cette furie ferma la porte : nous relevâmes dans


( 23 ) les ténèbres notre malheureux ami tout sanglant, et nous ne pûmes obtenir pour lui ni la visite d'un chirurgien , ni aucun autre secours, pas même de l'eau pour laver ses plaies. Il avoit le visage meurtri, et un os de la mâchoire fracassé. Le 23 fructidor ( 9 septembre ), nous traversâmes , à midi, la petite ville d'Etampes, trop connue dans le cours de la révolution par des émeutes d'anarchistes et par le meurtre d'un magistrat respectable. ) Dutertre fit faire halte au milieu de la place , et nous livra aux insultes de la populace, à laquelle on permit d'entourer les voitures. Nous fûmes hués , maudits, et couverts de boue : nous demandâmes en vain qu'on avançât ou qu'on nous permît de descendre. Tronçon-Ducoudray , fort malade , s'étoit mis sur la même charette avec son ami Marbois, qui avoit obtenu la faveur d'une botte de paille, à cause de sa blessure récente , et de la fièvre qui s'y étoit jointe. Le général Murinais, le directeur Barthélemy, el Lafond-Ladebats'étoient réunis à eux ; ces cinq personnes rapprochées par des opinions semblables, et par une même manière de voir les causes et les conséquences du 5 septembre , ne se séparèrent plus. Ducoudray se trouvoit à Etampes , dans le département de Seine et Oise,

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( 24 ) dont il étoit le député , et précisément dans le canton , dont LES habitans l'avoient porté à l'élection, avec le plus d'ardeur. 11 ressentit vivement l'ingratitude et le lâche abandon de ses concitoyens; se levant tout-à-coup , comme s'il eût été à la tribune : « C'est moi» même , leur dit-il, c'est votre représentant: » le reconnoissez-vous dans cette cage de fer? » C'est moi que vous aviez, chargé de soutenir » vos droits, et c'est dans ma personne qu'ils » ont été violés. je suis traîné au supplice » sans avoir été jugé , sans même avoir été » accuse; mon crime est d'avoir protégé vo» tre liberté, vos propriétés, d'avoir cherché » à procurer la paix à notre patrie, d'avoir » voulu vous rendre vos enfans; mon crime s» est d'avoir été fidèle à la constitution que » nous avions jurée. Pour prix de mon zèle » à vous servir, à vous défendre, vous vous » joignez aujourd'hui à mes bourreaux. » La harangue véhémente de Ducoudray, dont je ne rappelle ici que quelques traits, frappa de stupeur, mais pour quelques instans seulement, cette populace effrénée, parmi laquelle il n'y avoit pas, sans doute, un seul véritable citoyen français. Elle ne tarda pas à recommencer ses outrages qui ne furent interrompus, qu'au moment qu'on nous apporta pour dîner, du pain et du vin.


( 25 ) Après trois heures d'exposition à cette espèce de pilori, nous partîmes pour aller coucher à Angerville , à quatre lieues d'Orléans. Dutertre s'obstinoit à nous entasser encore cette fois dans un cachot ; l'adjudantgénéral Augereau ( qu'il ne faut pas comfondre avec le général de ce nom , ) touché de compassion , prit sur lui de nous faire loger dans une auberge : Dutertre, sur-le-champ, le fît arrêter et reconduire à Paris. Le 24( 10 septembre , ) nous arrivâmes de bonne heure à Orléans, où nous passâmes le reste de la journée et la nuit suivante dans une maison de réclusion, autrefois le couvent des Urselines; ici nous rencontrâmes quelques âmes sens bles, et l'humanité trompa la vigilance de nos gardiens. L'on nous offrit des consolations dont la douceur n'est connue que de ceux qui les ont éprouvées au comble de l'infortune. Nous ne fûmes pas gardés par notre escorte, mais par la gendarmerie, dont le chef remplitson devoiravec honnêteté et générosité. Deux dames de la ville , ou plutôt deux anges , après avoir fait préparer d'avance dans la maison des Urselines tout ce qui pouvoit nous être nécessaire, s'etoient déguisées sous des habits grossiers pour obtenir de nous servir. Elles nous offrirent des secours et de l'argent;


( 26 ) nous les remerciâmes affectueusement; mais le souvenir de leur action généreuse, consigné dans nos cœurs, a souvent soutenu notre constance. Nous aurions pu nous évader à Orléans, non par le secours de ces généreuses dames, mais par celui d'autre personnes dont on chercheroit vainement les noms, et qui se dévouoient pour nous sauver; nous écartâmes d'un commun accord cette proposition. Je ne sais par quel aveuglement la plupart d'entre nous, et sur-tout les membres du conseil des anciens auroient cru dans ce moment manquer à leur caractère s'ils eussent essayé de se soustraire à leur supplice. Le 25 (11 septembre,) on nous traîna d'Orléans à Blois. Nous apperçûmes en arrivant un rassemblement considérable de bateliers. Les voitures furent assaillies : le capitaine Gauthier qui commandoit la cavalerie de l'escorte, repoussa les misérables qui conduisoient cette émeute ; nous remarquâmes dans le peuple des impressions bien différentes. «Les voilà,cr ioit-on,les voilà ces scélérats qui ont tué le roi ; voilà ses assassins ; ils nous ont accablés d'impôts; ils mangent notre pain ; ils sont la cause de la guerre. » En un mot, toutes les injures que le peuple eût justement adressées aux tyrans, furent aveuglément prodiguées à leurs victimes. On nous logea dans


( 27 ) une petite église très- humide, sur le pavé de laquelle on avoit répandu un peu de paille; il nous fut impossible d'y prendre aucun repos. Nous cherchâmes à connoître les motifs des mouvemens si contraires du peuple, et nous apprîmes que le fameux abbé Grégoire nous avoit préparé cette douce réception , par ses lettres pastorales. Le 26 ( 12 septembre ) , avant de quitter les prisons de Blois, nous fûmes témoins de l'entrevue et de la séparation cruelle de M. et de madame de Marbois. Cette dame étoit dans sa terre auprès de Metz , lorsqu'elle apprit l'arrestation deson mari.Elle volaaussitôt à Paris , mais n'arriva qu'après notre départ. Elle suivit le convoi sans se donner le tems de demander au directoire une permission de voir son mari à l'endroit où elle pourroit l'atteindre ; le commissaire du pouvoir exécutif à Blois se servit de ce prétexte pour refuser sa demande. Elle fut aussi repoussée par le commandant Dutertre. Enfin quelques momens seulement avant notre départ, en montrant aux geoliers la permission qu'on lui avoit donnée pour entrer au Temple, elle obtint celle de pénétrer dans notre prison; on ne lui donna qu'un quart-d'heure, et un officier tenoit sa montre à la main. Un peu avant que la derniere minute fût écou-


( 28 ) !ée, Marbois recueillant ses forces, conduisit vers nous sa respectable compagne qui eut peine à reconnoitre Barthélemy et Ducoudray, tant ils étoient déja changés. « Mes compagnons, nous dit il, je vous présente madame de Marbois qui, au moment de se séparer de moi, veut aussi vous faire ses adieux. «Nous l'entourâmes avec transport; elle nous souhaita, non du courage, mais de la force et de la santé. Comme elle fondoit en larmes : « Partez, partez, lui dit Marbois avec fermeté, il en est tems. » Il l'embrassa, l'emporta dans ses bras jusqu'à la porte de la prison qu'il ouvrit et referma luimême , puis tomba évanoui sur le pavé. Nous volâmes à son secours. « Mes amis,nous dit-il, dès qu'il eut repris ses sens, me voilà tout entier, j'ai retrouvé la source de mon courage. » En effet, depuis ce moment il fut moins abattu par la maladie; il recouvra une partie de ses forces, et avec elles, cette contenance ferme et cette sérénité compagnes du vrai courage. Les apprêts de notre départ de Blois furent si longs que nous eûmes lieu de craindre qu'on ne nous y fît séjourner. Nous apprîmes d'une manière singulière les motifs de ce retard L'adjudant-général de notre escorte , Colin, bien connu par la part qu'il prit aux massacres du 2 septembre, et le'*


( 29 ) nommé Guillet son digne camarade , entre rent dans la prison vers dix heures, ils paroissoient fort émus. « Messieurs , leur dit l'officier municipal de garde, qui depuis notre arrivée ne nous avoit pas quittés, pourquoi tardez-vous à partir ? tout est prêt depuis long-tems. La foule augmente , votre conduite est plus que suspecte, je vous ai vu et entendu l'un et l'autre ameuter le peuple et le pousser à commettre des violences sur la personne des déportés. Je voua déclare que s'il arrive quelqu'accident à leur sortie, je ferai consigner ma déposition sur le registre de la municipalité. »Les deux coquin» balbutièrent quelques excuses; nous fûmes accompagnés en sortant par les mêmes clameurs , imprécations et menaces avec lesquelles nous avions été reçus la veille. Le 26 (12 septembre) nous couchâmes à Amboise dans une chambre si étroite , que nous n'avions pas assez d'espace pour nous étendre sur la paille : il nous tardoit d'arriver à Tours, pour y prendre quelque repos. Nous y arrivâmes le 27 ( 13 septembre) ; cette ville venoit récemment d'éprouver une commotion dans laquelle il y avoit eu du sang répandu. Les anarchistes , long-tems comprimes, avoient saisi le prétexte de la prétendue conjuration du corps législatif.


( 3o ) Enhardis par les nouvelles mesures du gouvernement dont la force protectrice fut tout-à-coup enlevée aux gens de bien et confiée aux scélérats, ceux-ci, non-contens de les opprimer, les avoient attaqués à main armée, et s'étoient baignés dans leur sang. Les autorités constituées venoient de subir ce que dans leur langage ces brigands appellent une épuration. Les places des vrais magistrats élus par le peuple étoient occupées par les mêmes hommes qui, pendant la guerre de la Vendée, s'étoient rendus fameux parmi les délateurs et les bourreaux. Nous fûmes conduits à la prison de la Conciergerie occupée par la chaîne des galériens, et l'on nous mêla avec eux dans une cour entourée de loges ou cachots dans lesquels on les en'fermoit la nuit, et dont l'un nous étoit destiné. A peine nos conducteurs nous eurent quittés, que les galériens se retirèrent dans un coin d'un commun accord, et pendant qu'ils se tenoient à l'écart, avec une discrétion remarquable , l'un d'eux nous dit : « Messieurs, nous sommes bien fâchés de » vous voir ici; nous ne sommes pas dignes » de vous approcher; mais si dans le mal» heureux état où nous sommes réduits, il y » a quelques services que nous puissions » vous rendre, daignez les accepter. Le càchot


( 31 ) » que l'on vous a préparé est le plus froid et le » plus étroit de tous; nous vous prions de pren» dre le nôtre , il est plus grand et moins hu» mide. » Nous remerciâmes ces malheureux, et nous acceptâmes cette étrange hospitalité offerte par des mains souillées de crimes, mais par des cœurs qui n'étoient pas totalement fermés à la pitié. 11 y avoit plus de trente heures que nons n'avions mangé, lorsqu'on nous apporta à chacun une livre de pain , et une demi-bouteille de vin, ration à laquelle nous étions réduits. Le 28 ( 14 septembre ) , nous arrivâmes à Saint-Maure. Notre escorte étoit très-fatiguée ; car nous doublions les marches ordinaires des troupes,et nous ne faisions aucun séjour; on avoit renouvellé l'infanterie dans les garnisons. Mais la cavalerie étoit excédée. Dutertre trouvant ici une colonne mobile de la garde nationale composée de paysans, nous confia à leur garde pour mieux raffraîchir sa troupe, et rendit la municipalité responsable de nos personnes. Que les citoyens de Saint-Maure trouvent ici le souvenir de la reconnoissance de leurs soins compatissans ! Ils nous procurèrent de bons alimens dont nous avions un extrême besoin. Nous étions moins étroitement gardés , et telle étoit la négligence ou la bienveillance de ces


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bons paysans, dont la plupart n'étoient armée que de piques, que nous pouvions aller jusque sur la chaussée , sans être suivis ni observés par les sentinelles. Nous n'étions qu'à une portée de fusil de la forêt. Quelquesuns proposèrent de profiterd'une occasion si propice , et je fus de cet avis. Je n'aurois pas voulu abandonner un seul de mes compagnons d'infortune , mais je désirois vivement qu'ils se décidassent à s'échapper. Malheureusement ils ne purent s'accorder. Tons les membres du conseil des cinq-cents vouloient s'évader, tous ceux du conseil des anciens s'osbtinoient à rester. « Il n'étoit pas possible, disoient ceux-ci , que la nation n'ouvrit les yeux , et qu'on ne finit par leur accorder des juges.—Eh !n'êtes-vous pas jugés, condamnés , «abandonnés ? répondoient leurs collègues. Profitez d'un moment qui ne reviendra peut-être jamais. » Willot qui connoissoit le pays pour y avoir fait la guerre , insistoit vivement, et s'offroit à nous conduire. Marbois déclara qu'il aimoit mieux subir son sort, que de donner des armes contre lui. Tronçon-Ducoudray dit positivement qu'il croyoit devoir à sa patrie et à ses commettans , tout ingrats qu'ils étoient, de conserver son caractère, et d'attendre dans les fers le moment de sa justification. Quant aux agens du


( 33 ) du roi, ils ne doutoient point d'être dégagés par un parti royaliste avant d'être parvenus à Rochefort , et l'abbé Brottier plaignoit de tout son cœur nous autres constitutionnels, de ce que nous serions fort mal reçus, et peut-être hachés par les vendéens. Les anciens l'emportèrent; le jour parut; et nous lit revoir nos cages de fer et le cerbère Dutertre. Nous partîmes , et nous marchâmes long-tems à travers cette forêt profonde , qui auroit si bien pu nous servir d'asyle, et protéger noire fuite. Les chemins étaient si mauvais, et les cahos si durs, que nous demandâmes, mais en vain, la permission de marcher à pied au milieu de l'escorte; dès que nous étions entrés dans les chariots, et que les cadenats des grilles étoient fermés, On ne les ouvroit plus que te soir. Pichegru et moi , jeunes encore et endurcis aux fatigues de la guerre, nous ne soutenions celleci qu'avec peine; nos vieillards et nos trois malades, Marbois ; Barthélemy et Ducoudray, souffroient des douleurs inexprimables. Noire arrivée étoit plus cruelle encore ; chaque soir nous étions donnés en spectacle au peuple , puis renfermés dans les prisons, dit nous étions plus mal couchés, plus mal nourris que les plus vils criminels. Celle de Châtellerault, où nous arrivâmes


( 34 ) le 29 (15 septembre), nous parut plus mauvaise que toutes celles que nous avions occupées usque-là. On nous enferma dans un cachot tellement infect, que plusieurs d'entre nous tombèrent évanouis; et nous y aurions tous été étouffés, si l'on n'eût promptement rouvert la porte, où l'on plaça des sentinelles qui nous gardèrent à vue. Marbois étoit fort mal, et Ducoudray , qui le soignoit, étoit assis sur la paille auprès ce lui, lorsqu'un malheureux, qui subissoit depuis trois ans la peine des fers, vint nous visiter dans notre cachot. Il s'empressa de nous apporter de l'eau fraîche, et il offrit son lit à Marbois, qui l'accepta et se trouva un peu mieux après ce repos. « Prenez patience, messieurs, nous » disoit cet homme, on finit par s'accou» turner à tout. » Le 5o (16 septembre) , nous ne fûmes guères mieux traités à Poitiers, quoique quelques personnes, que la prudence m'empêche de nommer , s'efforçassent de nous donner des témoignages de sensibilité : c'étoit la patrie du député Thibaudeau , membre du conseil des cinq cents, qui, se voyant excepté de la liste de proscription , eut le courage et la générosité de réclamer l'honneur de la déportation. Le 17 septembre, nous arrivâmes à. Lusi-


( 35 ) gnan. La prison de ce petit bourg se trouvant trop étroite pour nous contenir tous Les seize, Dutertre donna ordre de nous faire coucher dans les charettes, au milieu de la place, malgré la forte pluie et le vent froid que nous avions endurés toute la journée. J e maire et le commandant de la garde nationale, vieillard très-humain, demandèrent à répondre de nous, et obtinrent, avec beaucoup de peine , de nous faire loger dans une auberge. A peine y étions-nous établis, que nous vîmes arriver un courier. Chacun forma ses conjectures ; quelques-uns conçurent subitement des espérances, e< tous crurent à de nouveaux événemens. Nous fûmes bientôt informés du peu d'importance de celui-ci* (/étoit simplement un ordre du directoire à l'adjudant général Guillet, de faire arrêter et conduire à Paris son général Dutertre, à cause des concussions et des friponneries qu'il avoit commises depuis notre départ. On trouva sur lui les huit cents louis d'or qu'il avoit reçus pour la dépense du convoi, à laquelle il subvenoit par des réquisitions adressées aux municipalités. J'eus quelque plaisir, je l'avoue, à voir ce misérable frappé lui-même par ses maîtres, avant qu'il eût achevé la mission dont ils l'avoient chargé, et qu'il remplissoit si bien; G 2


( 36 ) j'entendis approcher la voiture qui lui étoit destinée, et je voulus à mon tour voir sa contenance. Ma curiosité pensa me coûter cher : comme j'ouvrois la fenêtre, une sentinelle extérieure , exécutant apparemment une ancienne consigne de Dutertre, fit feu sur moi, et la balle brisa le barreau audessus de ma tête. J'ai dit que l'arrestation de Dutertre étoit pour nous un événement de peu d'importance, parce que l'adjudantgénéral Guillet, qui le remplaça, ne valoit pas mieux que lui ; il nous le prouva le lendemain , 18 septembre, à Saint-Maixent , en faisant arrêter devant nous le maire , qui, touché de natre déplorable situation, nous avoit dit avec sensibilité: «Messieurs, » je prends beaucoup de part à vos malheurs, » et tous les bons citoyens partagent mes » sentimens.» Cet acte de violence produisit tant de mécontentement et de murmures, que Guillet fut obligé de faire rendre la liberté à ce brave homme. Ce fut dans ce même endroit qu'on prit notre signalement. Un officier de l'état-major nous appeloit deux à deux, nous interrogeoit, et dictoir le signalement au brigand Cordebar, le même qui fut jugé à Vendôme avec Babœuf. Il faisoit, auprès du commandant de l'escorte, les fonctions de secrétaire. 11 n'est point d'insolences


( 37 ) et de grossières injures que ces misérables ne nous adressassent. «Et toi, me dit l'un d'eux, quel métier faisois-tu ?» — « Celui que les scélerats tels que toi ont déshonoré , le métier de soldat. » Nous n'avions encore aucune information du sort qui nous étoit destiné, aucune lumière sur le terme de notre voyage : nous ne connaissions notre proscription que par les crieurs du Temple. La prétendue loi du 19 fructidor (6 septembre) ne nous avoit pas été officiellement communiquée. Désirant vivement de lire les papiers publics en arrivant à Niort, le 19 septembre, nous les demandâmes avec beaucoup d'empressement. Nous étions dans la basse fosse du château, cachot obscur et humide, à plus de vingt-cinq pieds au-dessous du niveau de la terre. L'officier municipal, qui étoit de garde auprès de nous, nous promit de nous remettre le lendemain toutes les feuilles nouvelles qu'il pourroit recueillir; mais l'exconventionnel Lerointre-Puyraveaux , J un des plus vils instrumens du parti anarchique, qui remplissoit là les fonctions de commissaire du pouvoir exécutif, défendit, sous les peines les plus fortes, toute espèce de communication avec les déportés. Pour cette fois , aucun de nous n'échappa à l'effet de l'humidité du cachot; nous en sortîmes le G 3


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lendemain 20 septembre, presqu'entièrement perclus , pour aller coucher à Surgères, qui est le point de division des routes de la Rochelle et de Rochefort. Le mouvement que nous remarquâmes autour de nous , les allées et venues des couriers, la précaution extraordinaire de poser des sentinelles dans l'intérieur de notre cachot , tout nous lit pressentir que nous touchions au terme de notre voyage. Nous espérions pouvoir enfin nous reposer pendant quelques jours, et recevoir les effets et secours de tout genre que la précipitation de notre départ ne nous avoit pas permis d'emporter avec nous. Nous nous flattions même , qu'après avoir écarté des hommes que l'estime publique faisoit paraître redoutables , les directeurs , rassurés par la stupeur de la nation, n'exerceroient pas sur nous d'inutiles rigueurs, qui ne pourraient qu'accroître la haine générale dont ils étoient l'objet. Nous nous trompions, et les hommes honnêtes se tromperont toujours, lorsqu'ils voudront calculer la marche des scélérats et les divers degrés du crime. Le 21 septembre, nous partîmes de Surgères à trois heures du matin, et après avoir passé par des chemins affreux , où durant neuf mortelles lieues, nous fûmes froissés de toutes les manières, nous arrivâmes à


( 39 ) trois heures après- midi à la vue de Rochefort. Au lieu d'entrer dans la ville, Comme nous l'espérions, !e convoi défila sur les glacis, et tournant autour de la place, se dirigea vers le port. Ce moment fut affreux. Nous n'appercûmes que trop clairement que notre sort étoit décidé, et que nous allions être séparés, peut-être pour jamais, de tout ce qui attache les homme à la vie. Les plus funestes présages nous environnoient. La garnison de Rochefort borda la haie sur la chaussée que nous suivions. Une foule de matelots faisoit retentir l'air du cri sinistre : A Peau, à l'eau! C'est a insi que nous arrivâmes au bord de la Charente. Les nombreux ouvriers des chantiers, les soldats de la garnison et les matelot s accoururent au rivage, et se pressant autour des charettes et de notre escorte, ils répétaient à grands cris: A bas les tyrans , faites-les boire à la grande tasse ! Tels furent pour nous les adieux de nos concitoyens. Un adjudant, ou commissaire de la marine, nommé Lacoste, dont je crus reconnoitre la figure balafrée, fit l'appel des déportés, et nous reçut des mains du commandant de l'escorte, Guillet. A mesure que nous descendions de dessus les charettes, le commissaire Lacoste nous


( 40 ) faisoit passer dans un canot. Il trouva M. de. Marbois dans un si mauvais état, qu'il se refusa d'abord à le faire embarquer, assurant qu'il étoit mourant , et ne pourra it supporter deux jours de navigation. Guillet se mit en fureur, menaça Lacoste de le faire arrêter, jura qu'il le dénoncerait et le ferait destituer. Marbois fut porté dans le canot; Guillet s'embarqua lui-même avec nous. On nous mena à bord d'un bâtiment à deux mâts, qui étoit mouillé vers le milieu de la rivière. C'étoit le Brillant, petit corsaire pris sur les anglais ; quelques soldais de fort mauvaise mine nous firent descendre assez rudement dans l'entre-pont » nous poussèrent et nous entassèrent vers l'avant du

bâtiment, où nous ét ions presque étouffés, par la fumée de la cuisine. Nous souffrions de faim et de soif; nous n'avions ni mangé, ni bu, depuis trente-six heures. On apporta au milieu de nous un seau d'eau, et on jeta à, côté, avec le geste d'y dernier mépris, deux pains de munition; mais il nous fut impossible de manger, à cause de la fumée et de la, position très-gênée où nous étions. Les sentinelles , qui nous resserraient de plus en plus., tenoient d'horribles propos. Pichegru ayant relevé l'insolence du soldat placé au milieu de. nous · « Tu feras bien de te taire, répondit- il


( 41 ) » au général , tu n'es pas encore sorti de » nos mains. » C'étoit un enfant de quinze à seize ans. Nous dûmes croire que le lieu désigné pour notre déportation n'étoit autre que le lit de la Charente, et que nous nous trouvions déja dans un de ces terribles instrumens de' supplice, un de ces bâtimens à soupape inventés pour assouvir la soif des tyrans, et pour frapper de mort dans les ténèbres autant de victimes, et aussi rapidement que leur pensée et leur volonté en pourraient atteindre. La nuit survint : quelle nuit ! nous écoutions, nous attendions l'heure fatale; et quand les matelots commencèrent à manœuvrer, nous ne doutâmes pas qu'elle ne fût arrivée. Le Brillant avoit mis à la voile; nous descendions la rivière, et nous étions contrariés par la marée; à onze heures du soir le bâtiment mouilla dans la grande rade ; peu d'instans après qu'on eut jeté l'ancre, on appela six d'entre nous seulement, qu'on fit monter sur le pont. Ce moment fut affreux! Je ne fus pas du nombre de ceux qui furent appelés les premiers; nous dîmes adieu à nos compagnons. Cet appel successif, la joie féroce des soldats et de l'équipage, la présence de Guillet, nous persuadèrent qu'ils alloient à la mort. Nous restâmes près d'une


( 42 ) demi-heure dans cette cruelle position, dans le silence du recueillement et de la résignation. Nous fûmes appelés à notre tour ; il en resta encore quatre. Aubry, Bourdon , Dossonville et Willot, éprouvèrent cette dernière angoisse, cette prolongation de supplice; enfin , contre notre attente , nous nous trouvâmes tous réunis à bord de la corvette la Vaillante , commandée par le capitaine Juillet), qui, en nous recevant, nous engagea à pren dre patien de, et nous assura qu'en exécutant exactement les ordres du directoire, il ne négligeroit rien de ce qui pourrait adoucir notre sort. Le commandant Guillet nous suivit à bord de la Vaillante, et s'appercevant de l'impression que nous faisoit sa présence : « Oui, messieurs, dit-il, je suis » encore ici. » On nous fit descendre dans feutre-pont. —Veut on nous faire mour ir de faim? s'écria le malheureux Dossonville , celui d'entre nous qui souffroit le plus cruellement du manque d'alimens. —Non, non, messieurs, dit en riant un officier de la corvette des Poyes, ancien officier de la marine royale ), on va vous servir à souper. — Donnez-moi seulement quelques fruits, dit Marbois presqu'expirant. Un instant après ,

on nous


( 43 ) jeta de dessus le pont deux pains de muni* tion. Ce fut le souper promis, et quelque frugal qu'il fût pour des malheureux qui n'avoient pas mangé depuis quarante heures, nous l'avons souvent regretté : ce fut la dernière fois qu'on nous donna du pain. Celte dernière translation sur un bâtiment de guerre; le mouvement de l'équipage qui se préparoit à appareiller, l'accueil du capitaine, l'humanité qui perçoit dans ses discours, malgré la sévérité de sa contenance, et son ton ferme vis-à-vis de ses matelots, tout concourait à nous rassurer, à nous persuader du moins, que nous n'étions pas destinés à une mort prochaine. — Quand tout à-coup le capitaine Jullien, qui, l'instant d'auparavant s'entretenoit avec Guillet au bord de l'écoutille, descend dans l'entre - pont, suivi de quelques soldats armés. Il distribue des hamacs à onze seulement d'entre nous qu'il appelle. Les quatre qui n'en reçurent point furent Willot, Pichegru, Dossonville et moi. Nous nous trouvâmes séparés de nos compagnons, par la garde qui suivait le capitaine Jullien; celui-ci nous ordonna de descendre dans la fosse aux lions, en nous disant: « Pour vous quatre, messieurs, voilà » le logement qui vous est destiné. « Ce coup inattendu sembla frapper à-la-


( 44 ) fais nos douze compagnons, qui ne voulant pas se séparer de nous , demandèrent à être traités avec la même barbarie : TronçonDucoudray et Barbé - Marbois éclatèrent, insistèrent vivement : Barthélemy et son fidèle Letellier, nous voyant entraîner par les soldats dans la fosse aux lions, courent à l'écoutille, et s'y précipitent avec nous; le capitaine les menaça de les faire remonter à coups de baïonne tte, ils ne cédèrent point à ses menaces, mais seulement à nos instances. Nous restâmes tous les quatre dans les plus épaisses ténèbres, dans cet affreux cachot infecté par les exhalaisons de la cale et par les cables, n'ayant ni hamacs, ni couverture, ni de quoi reposer notre tête, et ne pouvant nous tenir debout. Les douze autres furent aussi très-resserrés dans l'entre-pont au - dessous de nous , les écoutilles fermées, et comme nous privés d'air, de mouvement et des secours les plus nécessaires. La corvette mit à la voile à quatre heures du matin ; nous nous en ap perçûmes aux cris de l'équiqage , et bientôt après au mouvement des vagues. Le 22 septembre, à huit heures du matin , on, ouvrit une écoutille ; nous entendîmes


( 45 ) sonner la cloche pour le déjeuner dé l'équipage; on nous jeta par les écoutilles un biscuit pour chacun de nous. Nos compagnons firent appeler le capitaine qui se présenta au bord de l'écoutille; Marbois porta la parole. « Déportés, qu'est» ce que vous me voulez? dit le capitaine » — Vous observer que le biscuit qu'on vient » de nous distribuer est une nourriture à » laquelle aucun de nous n'est accoutumé: » nous avons des vieillards qui ne peuvent » le mâcher, et celui-ci est tellement pourri, » que votre équipage ne le recevrait point. » Nous demandons que vous nous donniez » connoissance des ordres qui vous ont été » donnés par rapport à nous. — Déportés, » je n'ai point d'autre biscuit à vous faire » distribuer, c'est la nourriture que je dois » vous donner; recevez ce qu'on vous donne, » et estimez-vous heureux que je n'exécute » pas plus rigoureusement les ordres que j'ai » reçus. Il est bien étonnant que dans la .» position où vous êtes, vous me parliez » d'exiger l'exhibition dè mes ordres. Je n'ai » rien à vous communiquer.-— Moi, qui ai » fait plusieurs voyages de long cours, ré» pliqua Marbois, je dois vous prévenir que ?) si vous nous tenez ainsi resserrés, privés » de l'air extérieur et des précautions indis-


( 46 ) pensables pour ne pas empoisonner nousmêmes celui que nous respirons, nonseulement vous nous ferez périr en trèspeu de jours, mais vous mettrez la peste clans votre bâtiment, et vous perdrez votre » équipage. —Eh bien, dit le capitaine en » se retirant, je verrai ce que je pourrai » faire, quand nous aurons perdu de vue » les côtes de France. » A midi on nous apporta encore un biscuit pour chacun, et on mit au milieu de nous un baquet rempli de gourganes, espèce de grosses fèves cuites à l'eau, sans le.moindre assaisonnement. Ainsi fut réglée la ration,

» » » » »

la seule nourriture qui nous ait été distribuée pendant tout le voyage. Deux mousses étoient chargés de cette distribution. Celui qui servoit nos compagnons se nommoit Aristide : c'éloit un fort joli et fort bon enfant; le nôtre, au contraire, étoit laid et méchant. Le caractère de ces enfans, les seuls individus qui pussent communiquer avec nous, importoit à notre sort. Aristide eut beaucoup de part aux; rares consolations que nous éprouvâmes Ce bon petit Aristide! Tel fut notre établissement sur ce cercueil flottant, qui nous arrachoit à la France, et nous portoit sur une terre inconnue. A peine fûmes nous à la haute mer, que


( 47 ) les vents devinrent contraires et la tempête si violente, que le capitaine fut obligé de relâcher dans la rade de la Rochelle , où la corvette mouilla avant la nuit. Le lendemain, 23 septembre, vers onze heures du matin, l'amiral Martin, malgré le gros tems se rendit à bord de la corvette, amenant avec lui le capitaine Laporte, qui venoit par ordre du directoire remplacer Jullien. Nous n'apprîmes cet évènement qu'en écoutant la proclamation de l'amiral Martin, qui faisoit reconnoitre par l'équipage son nouveau capitaine. Bientôt après celui-ci s'annonça de manière à nous prouver que sous la férule du capitaine Jullien, nous n'étions pourtant pas encore arrivé au dernier degré du malheur. Nous l'entendîmes avec un organe dur et sonore comme un porte-voix, haranguer ainsi l'équipage : « Soldats , je vous ordonne » de veiller de près sur c es grands coupables: » et vous matelots, je vous défends, sous » peine de mort, de co mmuniquer de quel» que manière que ce soit avec ces scélérats. »

i1 fit ensuite sa ronde, fit faire l'appel, et après nous avoir bien examinés, il nous dit: « Messieurs, vous êtes bien heureux d'avoir » été traités avec tant de clémence. » Les vents étoient contraires, la mer très-


( 48 ) houleuse. Vers les trois heures de ce même jour (23 septembre), un bateau parti de la Rochelle approcha de la corvette à force de rames. On le hêla, il répondit qu'il apportoit les effets appartenans aux déportés» Le capitaine Laporte lui défendit d'approcher, et le menaça de le faire couler bas. Le bateau étoit déja sous la poupe de la Vaillante. Le fils de Lafond-Ladebat se nomma , et supplia qu'on lui permît de voir son père, et de lui remettre quelques vêtemens. Le capitaine fut inflexible aux gémissemens du malheureux père , qui , reconnoissant la voix de son fils , hurloit de rage, et se débattoit dans l'entre-pont. Il fut inflexible aux larmes , aux cris de ce jeune homme qui se désespérait, et qui supplioit à genoux qu'on lui permît pour une seule fois, pour la dernière fois..... d'embrasser son père : « Non, » non, crioit Laporte , éloigne - toi sur-le» chaiip, ou je te fais couler bas. » Il permit seulement au jeune Lafond de remettre aux matelots le porte-manteau qu'il apportoit, et lit repousser au large le canot et ce pieuX enfant qui peut-être ne devoit plus revoir son père. Une heure après cette scène déchirante, le capitaine appareilla malgré la tempête en hasardant tous les dangers de la navigation du


(49) du golfe de Biscaye pendant l'équinoxe , pour nous les faire courir, et sans doute espérant à ce prix échapper à la rencontre des anglais. Nous quittâmes donc pour la seconde fois les côtes de France le 23 septembre , à cinq heures du soir. La nuit fut très-orageuse , nous fûmes au moment dé périr en doublant les récifs du Pertuis d'Antioche, et le lendemain 24 septembre, le capitaine fut forcé de relâcher encore une fois et de mouiller près de l'ouvert de la rivière de Bordeaux dans la rade de Blaye. Je ne puis rapporter aucun détail nautique , ni rien ajouter à ce que j'ai dit plus haut sur notre situation pendant les premiers jours : malgré l'etat de la maladie que le mouvement de la mer causoit à la plupart d'entre nous , nous n'avions pas encore obtenu de monter sur le pont, et les écoutiilesi étant fermées à cause du gros tems, nous étions dans un état d'agonie. Le 25 , nous remîmes à la voile; les vents avoient un peu molli : ce ne fut cependant que quatre jours après, c'est-à-dire le 29 septembre qu'il nous fut permis de monter sur le pont pendant une heure. Une moitié des déportés étoit appelée à quatre heures , et l'autre à cinq. Pendant ces deux heures la garnison du vaisseau étoit sous les armes ,


( 5ο ) les déportés ne pouvoient marcher que sur le pussavent entre les deux mâts : il leur étoit défendu de parier, comme AUSSI à tous les individus de l'équipage de leur adresser la parole. Le détachement qu'on avoit mis à bord de la corvette la Vaillante pour nous garder, étoit pour ia plus grande partie composée des soldats de la marine, qui avoient été renvoyés des isles de France et de Bourbon par M. de Circey avec les commissaires du directoire chargés d'apporter à ces colonies les décrets qui avoient désorganisé et détruit les établissemens français aux Antilles. Ces hommes avoient été autrefois cho isis dans les bandes révolutionnaires du comité de Nantès , si fameux dans les annales de h terreur,, par les massacres et les noyades des prêtres condamnés à la déportation. Nous les entendions se raconter leurs exploits, l'un se vantoit d'avoir assassiné son capitaine par derrière , pendant une marche , et de l'avoir jeté dans un fossé, parce qu'il le soupçonnoit d'être aristocrate ; l'autre rapportoit froidement le nombre des prêtres qu'il avoit noyés dans la Loire ; un troisième expliquoit à ses camarades comment se faisoient les noyades, et la grimace des infortunés au moment ou ils étoient submer-


( 51 ) gés : plusieurs se vantoient d'avoir assommé à coup de rame ceux qui après avoir passé par la soupape, cherchoient à se sauver à la nage. Ils avouoient qu'on avoit bien fait de les renvoyer de l'isle de Bourbon; car ils l'auroient, disoient-ils , mise à la. hauteur de lα re volution. Quand ces monstres suspendoient un moment ces horribles conversations , c'étoit pour chanter des chansons dégoûtantes, lis choisissoient l'instant de notre repos , et se pi.cant tous à l'écoutille de l'entre-pont, à nos oreilles , ils heurloieut des obscénités , des blasphêmes , des chants de cannibales. Si nous leur demandions grâce, ils nous accabloient d'injures, etreprenoientle chœur infernal. Lorsqu'au huitième jour de notre navigation , on voulut bien nous Lasser respirer , pendant une heure chaque jour , trois seulement d'entre nous , Tronçon-Ducoudray, Pichegru et la Villeheurnois furent en état de profiter de cette permission; tous les autres n'avoient pas assez de force pour sortir de l'entre-pont. Je fus moi-même vingt-huit jours sans pouvoir sortir de la fosse aux lions. Le vieux général Murinais ayant voulu faire un effort pour se hisser , manqua de forces, et tomba au fond de la cale de toute D 2


( 52 ) la hauteur du bâtiment. Nous accourûmes à son secours , nous le crûmes tué; quelques matelots se jetèrent dans la cale, en se laissant glisser par la corde , et nous aidoient à relever notre pauvre doyen. 11 étoit sans mouvement, son visage étoit meurtri ; ses cheveux blancs ensanglantés..... Le féroce capitaine accourt au bord de l'écoutille, et crie d'une voix forte: « Matelots, vous connaissez l'or» dre qui vous défend de communiquer avec » les déportés. Retirez-vous, et qu'on fasse » donner un verre d'eau à ce malade; » Le capitaine Laporte n'oublia aucun des tourmens qui pouvoient nous faire succomber. Ce fut par une recherche de barbarie, qu'il ne voulut jamais nous faire donner une échelle pour grimper sur le pont, de manière qu'étant obligés de nous hisser par une corde dans le vuide des écoutilles, ceux d'entre nous quiétoient tropaffoiblis, ceux-là même à qui le renouvellement d'air étoit le plus nécessaire , n'en pouvoient profiter. On nous refusoit les plus vils secours, les ustensiles les plus indispensables.Nous quatre prisonniers de la fosse aux lions , demandâmes au moins un peu dé paille , ou quelque moyeu de nous défendre des meurtrissures dans le roulis du bâtiment. «ils se moquent » de moi, s'écrioit le capitaine, le planche!'


( 53 ) » est trop doux pour ces brigands ; je vou» drois pouvoir faire paver la place qu'ils » occupent. » Nos compagnons firent observer au capitaine , par le bon petit mousse Aristide, qu'ils n'a voient point de cuillers, ni de tasses, ni d'écuelles pour séparer les portions; il répondit : « Qu'est-il besoin de cuillers pour » manger des gourganes et du biscuit? ces » gueux-là n'ont-ils pas leurs doigts , et ne » savent-ils pas boire au baquet? D'ailleurs, » ajouta-t-il, qu'ils cessent de me fatiguer; » ils doivent comprendre que dans la posi» tion où ils sont, toutes ces recherches sont » fort inutiles. » Le quatorzième jour de notre navigation» le manque d'air et d'alimens avoit réduit le plus grand nombre d'entre nous à la dernière extrémité.Le chirurgien ne nous avoit donné, dans ses courtes visites, d'autre consolation que de nous dire que nous ne souffrions que du mal de mer, et que quant au scorbut, nous trouverions de quoi nous guérir, que la Guyane abondoit en tortues. » Pichegru étoit le seul des quatre prisonniers de la fosse aux lions, qui ne fût pas attaqué du mal de mer; mais il souffroit d'autant plusds la faim: il avoit des accès

D3


( 54 ) de rage; cependant, comme il avoit conservé plus de force, il soignoit ses camarades Le 4 octobre, à 7 heures du matin, on avoit ouvert les écoutilles pour aérer le bâtiment : un jour un peu plus clair que de coutume pénétrait dans la fosse ; nous luttions contre la mort ; nos regards éteints pouvoient à peine exprimer nos mutuels adieux, lorsque tout-à coup le commandant de ia garnison du vaisseau , le brave capitaine Hurto, que nous n'avions remarqué que par la décence de ses manières à notre égard, saute dans la cale, tombe au milieu de nous, et se blesse à la jambe. « Messieurs, » nous dit-il, tout troublé , ne me perdez » pas, ne me perdez pas; je ne puis tenir à » tant d'horreurs. Voilà du thé et du sucre. » Maître Dominique va vous apporter de » l'eau chaude: entendez vous, maître Do» minique ? Vous pouvez vous fier à lui ; au » moins ne me perdez pas. J'ai besoin de » mon état pour nourrir ma famille, ma » pauvre femme! » Il articuloit à peine; les sanglots l'étouffoient : « Ah ! ciel, moi ! moi ! » Il fout que j'exécute de telles horreurs! » Ce furent les dernières paroles que nous entendîmes; il disparut. Bientôt après, maître Dominique nous apporta de l'eau chaude et une écuelle. Ce


( 55 ) breuvage fut pour nous la manne céleste ; il nous rendit à la vie. Mais ce qui nous ranima davantage , ce qui rouvrit nos cœurs, ce fut cet acte d'humanité inattendu, cette preuve que la Providence ne nous av oit point abandonnés, et qu'il y avoit quelques anges de consolation, au milieu des démons auxquels nous étions livrés. Le7octobre, nous nous trouvions à la vue des côtes d'Espagne; Marbois l'avoit remarqué; il avoit appris par un matelot qui lui avoit vendu furtivement du pain de maïs, que nous étions vis-à-vis la baie de SaintAndero, et que des gens de la côte, sur laquelle nous courions des bords, avoient apporté quelques rafraîchissemens, I1 pensa qu'il falloit faire une dernière tentative auprès du capitaine , que c'étoit la dernière occasion de nous procurer des vivres frais, et que peut-être son avarice remportant sur sa barbarie , il permettroit qu'on allât à terre acheter pour notre compte, tout ce dont nous manquions. Marbois rédigea donc une lettre qui fut portée au capitaine par le fidèle Aristide. En voici le précis:« N'ayant point été prévenus de notre » embarquement pour un si long voyage, » nous n'avons pu faire aucune provision ; » vous ne nous avez pas donné connoissance D 4


( 56 ) des ordres et des instructions que vous » avez reçus, pour ce qui concerne notre »

» traitement à votre bord. Il n'est pas pos» sible que vous ayez l'ordre de nous faire » mourir de faim ;et nous devons croire qua » les barbaries que vous exercez envers nous, » sont un abus de votre autorité. Songez que » vous pourrez vous en repentir un jour; que » notre sang pesera sur votre tête , et que » c'est peut-être à la France entière, mais » certainement à nos familles, à nos frères » et à nos fils, que vous aurez à rendre » compte de l'existence des hommes que le » sort a mis dans vos mains. » Nous demandons qu'avant de quitter » les côtes d'Espagne et le travers de la » baie de Saint - Andero, vous envoyiez » un canot à terre pour faire à nos frais » les provisions qui nous sont indispen» sables. » Le capitaine Laporte répondit : « Je n'ai » point de vengeance à redouter. Je n'en» verrai point à terre; je ne changerai rien » aux ordres que j'ai donnés; et je feraisan» gler des coupe de garcettes au premier qui M m'ennuiera par ses représentat ions. » Le 9 octobre, an matin, nous apprîmes par le mousse Aristide, que nous venions enfin de doubler le cap Qrtigal; et le soir


( 57 ) plu même jour, Pichegru descendant de dessus le pont, nous dit qu'on avoit perdu de vue les côtes d'Europe , et que nous faisions route au nord avec bon vent. La corvette fa Vaillante est très-bonne marcheuse , et filoit jusqu'à douze nœuds, quand il ventait' bon/rais. Je dois placer ici une singularité qui n'a de remarquable que le malheureux àpropos : c'est que Willot, commandant alors à Baronne , où cette corvette avoit été construite , en avoit été le parain, et se trouvoit enchaîné sur la même quille qu'il avoit de sa main détachée du berceau. Dès les premiers jours qu'il nous fut permis de nous promener sur le pont, nos regards cherchoient à pénétrer les dispositions des gens de l'équipage. Nous nous étions apperçu que maître Dominique , celui dont j'ai parlé plus haut, et qui étoit le premier maître d'équipage , âgé d'environ soixante ans, paroissoit ému lorsque quelqu'un de nous sortoit comme un spectre de ce tombeau. Jamais il ne nous fixoit sans être attendri. Nous l'avons vu plusieurs fois assis au pied du grand mât, versant de grosses larmes pendant notre promenade. Nous apprîmes , par le capitaine Hurto, que c'étoit maître Dominique qui, lorsqu'il étoit de ser-


( 58 ) vice pendant la nuit, jetoit dans la cale des morceaux de pain et de fromage ; quoique n'ayant presque plus de dents , il se privoit de sa ration de pain pour nous la donner. La première fois qu'il nous apporta de l'eau chaude , sous prétexte d'aller nétoyer la pompe , nous nous empressâmes de lui témoigner notre reconnoissance : cet homme dont le ton est sévère , même brutal envers les matelots , ce brave homme tomba presqu' évanoui dans nos bras : « Ah! messieurs, » nous dît-il , ce voyage me coûtera la vie , » parce qu'il faut que je renferme mon » chagrin. » Dominique étoit sans cesse occupé denous procurer quelqu'adoucissement. Il avoit bien de la peine à tromper la vigilance du capitaine : c'étoit Aristide qui faisoit ses commissions auprès de nous ,et quand il n'étoit pas content de son exactitude et de son intelligence , il battoit ce pauvre petit : nous avions le chagrin de l'entendre pleurer, et l'inquiétude que cela ne fit découvrir Dominique; les soldats qui remarquoient les fréquentes visites d'Aristide, lui reprochoient les soins qu'il nous donnoit , et le battoient aussi. Mais l'excellent enfant ne disoit rien et ne se plaignoit jamais. Dominique parvint à acheter pour nous


(59) quelquefois du pain et du vin : on lui vendoit pour nous la livre de pain quatre francs, et autant le verre de vin. Un jour il etoit tout joyeux ; il prévint M. de Marbois qu'il vouloit nous donner à souper , et que nous ne devions pas monger les fèves de la distribution ; en effet, à minuit, il nous envoya un derrière de cochon rôti , avec un pain et du vin ; c'étoit sûrement la provision particulière , la dernière ressource du bon Dominique. Son active humanité trahit son secret ; il fut découvert par le capitaine, qui, devant tout l'équipage, lui demanda compte de sa conduite , le menaça des fers et de la mort : nous entendions cette scène. Dominique ne démentit point son caractère , il avoua tout : « Je regrette, dit-il fermement, de n'avoir » pu offrir davantage à ces messieurs ; je »

voudrois les soulager au prix de mon sang;

» faites-moi fusiller tout de suite , que vous » faut-il de plus? faites-moi fusiller.» Le capitaine resta muet : le lieutenant Dubourg prit le parti de Dominique ; le second maître Chœpuis avoit partagé ses honorables torts : peut-être que Laporte n'étoit pas aussi sûr de son équipage que des soldats de sa garnison. Dominique s'étoit chargé de plusieurs lettres pour nos familles; elles ont été

fidélement


( 60 ) remises ; mais le ciel a dérobé cet homme vertueux aux témoignages de notre reconnoissance, ou plutôt il l'a acquittée; il est mort peu de tems après le retour de la Vaillante. Notre situation attendrissoit quelquefois les cçeurs les plus durs. Un jour le vieux général Murinais étoit assis appuyé contre

1 affût dam des canons de chasse , pendant le souper de l'équipage ; il cherchoit à mâcher le mauvais biscuit qui nous étoit distribué, et n'ayant plus de dents , il

NE

pouvoit ni le

broyer,ni l'amollir. Le capitaine passant près de lui, fut tout-à-coup frappé de la belle figure de ce vieillard , que les matelots regardoient avec un respect involontaire. «Je vois » que vous ne pouvez broyer le biscuit, lui » dit-il , je vais vous faire donner du pain. » Non , monsieur , lui dit Murinais d'une » voix assurée, je ne veux rien de vous,iaites. » votre devoir; je n'accepterai de vous au» cune préférence,

je ne

veux rien que

» mes camarades ne partagent; laissez-moi » en paix. » Vers le 16 octobre, nous étions par le travers et au nord des Açores; le vent étoit violent et la mer très-grosse : un bâtiment portugais venant de la côte du Brésil tomba dans notre route; le capitaine lui donna la


( 61 ) châsse, le prit, et en l'amafinant, la corvette Souffrit un assez violent abordage ; pendant que le capitaine Laporte et son équipage pilloient les malheureux passagers, le brave maître Dominique songeoit à nous faire des provisions à la faveur du désordre ; il nous apporta des noix de Para et des cocos. Malgré les petits secours que 1 l'humanité du capitaine Hurto et de maître Dominique, et l'activité d'Aristide , nous procuroient de tems en tems, la faim nous tourmentait cruellement, et pourtant le dégoût du biscuit noir que nous ne pouvions briser sans rencontrer de gros vers vivans, n' étoit pas vaincu par cette faim dévorante. Les grosses fèves ou gourganes étoient encore plus dégoûtantes; soit mal-propreté, soii mauvaise intention , jamais on ne nous apportoit un baquet, que nous n'y vissions surnager des cheveux et de la vermine. Depuis que les maux violens causés par ie mouvement des vagues , avoient cessé , la cruelle faim produisoit parmi nous des effets différens. Leplus grandnombreétoitaffoiblî, presqu'éteint, sur-tout Tronçon-Ducoudray, Lafond-Ladebat et Barthélemy ; au contraire, Marbois , Willot et Dossonville avoient des accès de rage, et les alimensgrossiers qu'ils prenaient en trop petitequantité, ne faisoient


( 62 ) qu'exciter leur appétit dévorant. «Sans doute » que le directoire dine mieux que nous dans » ce moment, disoit un jour l'un d'entre » nous , en regardant le baquet de fèves » noires. » « Oui , » rep rit un homme qui nous écoutoit, et qui ne nous parla que cette seule fois: je ne me permets pas de le nommer : « Oui, les directeurs ont un meilleur dîner; »

mais je doute qu'ils dînent aussi tranquille-

» ment, et qu'ils montrassent Je même cou» rage s'ils étoient à votre place. » Je me souviens dans ce moment d'un trait plus remarquable,

un seul mot, un cri qui

fit frémir notre féroce capitaine. Marbois se promenoit sur le pont, et souffroit de la faim , jusqu'à.ne pouvoir plus se contenir ; le capitaine passa tout près de lui. « J'ai faim; j'ai » faim, lui cria Marbois, d'une voix forte, » quoiqu'altérée,

et le regardant avec des

» yeux étincelans : j'ai faim, donne-moi à » manger , ou fais-moi jeter à la mer. » Le cerbère resta comme pétrifié; il fit porter à

manger à Marbois. Un autre jour Willot dévorant des yeux tout ce qui pouvoit le repaître , acheta d'un matelot une livre de sain-doux, et l'avala surle-champ; il en fut très-malade. C'est dans cet état que nous arrivâmes au tropique; et la douceur du climat dans


( 63 ) ces belles mers, ne faisoient qu'exciter davantage notre estomac. Les horreurs de celte famine ne s'effaceront jamais de ma mémoire. Le malheureux Dossonville poussoit des cris de rage,jasqu'à nous faire craindre d'en être mordus. L'équipage avoit pris un très-gros requin : le capitaine ordonna qu'on nous donnât la portion de l'état-major , c'està-dire, la plus mauvaise. On sait combien la chair de ce monstre est huileuse , indigeste et mal saine : nous étions tellement affamés que nous aurions dévoré le requin : Dominique nous fit dire de refuser cette distribution, et le soir, il. nous renvoya la moins mauvaise partie du requin , très-bien assaisonnée avec des oignons, beaucoup de vinaigre et du piment. — Dossonville en mangea lui seul plus de six livres avec une effrayante voracité. Il fut au moment d'en périr. Ces secours généreux de Dominique, si nous les obtenions quelquefois d'une autre main , ce n'étoit qu'à haut prix. On calculoit, pour nous dépouiller, le dégré de nos souffrances : ainsi Dossonville donna un très-bon surtout de drap bleu tout neuf pour un pain de trois livres; vers ce tems-là, un mouvement d'impatience de Pichegru, fournit au capitaine Laporte , un prétexte de nouvelles vexations envers les quatre pri-


( 64 ) sonniers de la i'ossë aux lions. — Le mousse bordelais, malgré nos prières etnos menaces, nous apportait toujours le baquet de feves noires si mal-propres que nous ne pouvions y toucher. Un jour que Pichegru , pressé par la faim, attendoit avec impatience cette grossière pâture, le mousse arriva avec le baquet presque couvert de cheveux ; Pichegru ne put se retenir, et repoussa le mousse qui tomba dans le baquet, et s'étant brûlé jeta les hauts cris , appela au secours ; Pichegru s'accusa : nous ne voulûmes point convenir qu'il lut seul coupable : le capitaine nous fit mettre aux fers tous les quatre, et même pendant les deux premiers jours avec les deux pieds. Nous souffrions beaucoup; nous étions enchaînés depuis six jours , et le capitaine ne paroissoit pas disposé à nous dégager, lorsque le seul motif qui puisse agir sur les hommes criminels, la crainte, l'y força. Depuis la prise du vaisseau portugais, l'équipage étoit mécontent de l infidélité du. capitaine dans le partage ; quelques matelots murmuroient tout haut : la pitié pour notre sort se joignoit â leurs plaintes : nous étions mêlés avec eux au gaillard d'avant. Ils avoient sous leurs yeux des généraux chargés de fers; Pichegru sur-tout fixoit leur attention , redoubloit leur intérêt. Le septième


( 65 ) tième jour , le capitaine nous replongea dans la fosse aux lions. Certes , il fut bien avisé, il n'avoit pas un momeut à perdre. Peu de jours après la V aillante fit encore une prise : c'étoit un bâtiment anglais qui venoit de Londres, et alloit à Antigoa. Le capitaine Laporte voulut sans doute se raccommoder avec son équipage ; car il permit, et donna même l'exemple du plus affreux pillage. Un colonel anglais, passager sur ce bâtiment,

ayant voulu réclamer sa malle ,

fut mis avec nous pendant quelques jours dans la fosse aux lions. Nous étions au-delà du tropique , quand un vaisseau suédois , allant à St-Barthélemy , prit chasse devant la Vaillante qui ne put l'atteindre qu'à cinq heures du soir : le brave lieutenant Dubourg, le même qui nous avoit donné ces marques d'intérêt, fut chargé de visiter ce bâtiment. Lorsqu'il revint, il assura le capitaine que le bâtiment étoit en règle ; et il ajouta : « C'est le même bâti» ment qui étoit avec nous dans la rade de » Blaye , lorsque nous y avons mouillé ; il » transporte beaucoup de colons français, »

que la loi du 19 fructidor force à quit-

v ter la France. — Vous trouvez ce vaisseau » en règle ? dit Laporte en fureur. Un roya»

liste ne parleroit pas autrement ; allez,


( 66 ) » ajouta-t-il, en s'adressant à un autre offi» cier , visitez encore une fois ce vaisseau, » et s'il s'y trouve des condamnés à la dé» portation, ils seront de bonne prise - » Heureusement il ne s'y trouva aucun de ces dernier; mais croira-t-on que pour s'en assurer, en confrontant le rôle d'équipage avec les tables de proscription , ce misérable nous demanda à nous-mêmes de lui prêter le bulletin des loix , où se trouvoient rapportées tout au long cette loi sanguinaire, notre prétendue condamnation et la liste fatale ? Nous étions à la mer depuis plus de quarante jours ; nous nous estimions très-proches du cap Nord , quoique nous n'eussions encore remarqué aucun changement dans la couleur des eaux. Un calme plat nous retenoit , l'excessive chaleur achevoit de nous accabler. Aubry, déja presqu'inanimé , gémissoitdoucement; et après avoir énuméré toutesnos misères : « Hélas ! ajouta-t-il, que » ne nous a-t-il jetés à la mer! Vous en » êtes encore le maître, dit le capitaine, » qui l'écoutoit à son insu , et vous me fe» rez un plaisir. Te vais vous faire donner » une échelle pour vous aider à monter sur » le pont. » Enfin le cinquantième jour, au lever de l'aurore,nous entendîmes crier : Terre! terre!


( 67 ) Nous nous sentîmes animés d'une nouvelle vie. C'étoit depuis le 4 septembre, jour de notre arrestation, le premier rayon d'espérance; et nos bourreaux étoient parvenus à nous faire désirer ardemment la ferre d'exil. Quand nous montâmes sur le pont, nous apperûmes le continent, et une terre plus élevée que le reste de la côte, et qui avoit été reconnue pour être l'attérage du cap Nord : on ne distinguoit encore que des masses ; mais ce spectacle confus suffisoit à notre impatience : notre imagination pénétroit déja ces forêts , nous y représentoit notre asyle, arrangeoit, ornoit même notre retraite. «Nous allons, disions-nous, échap» » » » » » » »

per enfin aux regards de nos bourreaux;nous parcourrons librement cette terre ; nous y trouverons des consolations , peut-être de nouveaux amis. Il suffira à nos persécuteurs d'avoir mis l'océan entre eux et nous ; ils seront rassurés; ils se croiront assez vengés par l'abandon que nous avons éprouvé, et par l'oubli profond qui nous attend. » Sortir de la Vaillante , nous rassasier , boire de l'eau fraîche , étoit pour nous le souverain bien. Dans les ardeurs de la faim et de la soif, Marbois qui avoit. été autrefois intendant de St. Domingue, et qui connoissoit Ε 2


( 68 ) parfaitement les productions de ce pays , ne nous entretenoit que des fruits délicieux que nous allions cueillir ; il soutenoit notre dernier souffle par ses illusions que les brises de terre sembloient déja réaliser, en portant jusqu'à nos sens émoussés les parfums des citronniers et des ananas. Le 10 novembre,à cinq heures du soir, la corvette mouilla

dans la grande rade de

Cayenne , à la vue et à trois lieues de la ville. Dès ce moment, nous eûmes la permission de nous promener sur le pont à toute heure ;

mais le capitaine renouvela à son

équipage la défense de communiquer avec nous ; il fît sur-le-champ prévenir de notre arrivée l'agent du directoire Jeannet , qu i remplit à Cayenne les anciennes fonctions de gouverneur. Le 11 novembre, avant midi, une goélette commandée par le capitaine marchand Despeyroux, vint nous prendre : Laporte fut très-étonné que l'agent-général ne l'eût pas appelé, et qu'il ne le chargeât point de nous conduire lui-même à terre : l'ordre qu'il reçut en même-tems de rester au mouillage sans approcher davantage de l'isle de Cayenne, et la défense de communiquer et de laisser débarquer aucun individu de son équipage,

sous peine de mort, l'inquiéta beaucoup. Il


( 69 ) ne vouloit pas, disoit-il, nous remettre à d'autre officier qu'à l'agent lui-même, et nous avons su depuis par maître Dominique, que soupçonnant Jeannet d'être déja trop bien instruit des derniers évènemens.il fut au moment de lever l'ancre et de faire voile pour la Guadeloupe, pour nous livrer au fameux Hugues, le tyran des Antilles. Cependant l'ordre étoit positif; il fut contraint de lâcher sa proie. Il nous fit escorter par un détachement de sa garnison, dont le brave Hurto prit le commandement pour nous accompagner jusqu'au rivage, et recevoir nos adieux. Nous passâmes sur la goëlette, recueillant en même tems les derniers regards du tigre irrité, et les bénédictions de Dominique, si bien exprimées dans ses yeux baignés de larmes. La goélette mouilla à une portée de canon du rivage ,· des c haloupes qui étoient venues au-devant de nous, nous y conduisirent : nous débarquâmes avec beaucoup de difficultés sur une plage parsemée de rochers, où la mer très-houleuse brisoit avec violence. Nous nous trouvâmes en face de l'hôpital, qui est un fort bel édifice, bâti au bord de la mer, à l'extrémité du nord de la Savanne. Un peuple nombreux étoit accouru audevant de nous: tous les magistrats et les

Ε 3


( 70 ) principaux habitans de Cayenne s'y rendirent, et il nous fut aisé de comprendre , par l'impression que nous fîmes sur eux , que la seule curiosité ne les avoit point attirés ; le commandant des troupes , Desvieux , nous reçut avec une garde nègre , fort bien tenue , et nous escorta jusqu'à l'hôpital, mais du moins avec politesse. Il permit aux principaux habitans qui s'empressoient autour de nous , de nous donner le bras ; nous retrouvâmes des hommes, nous reconnûmes des français : nous trouvâmes à l'hôpital, l'agent du directoire , Jeannet, avec son secrétaire Mauduit : il donna au capitaine Hurto un reçu de seize déportés , après en avoir fait faire l'appel. Jeannet, en nous recevant dans la galerie supérieure de l'hôpital, laissa échapper quelques larmes : « Vous avez bien souffert , » messieurs , nous dit-il, il n'est que trop » facile d'en juger : je vous ai fait préparer » ici un logement ; quelque resserré qu'il » vous paroisse, c'est pourtant ce que j'avois » de mieux à vous offrir pour ce moment ; » c'est aussi la situation la plus salubre, » et qui convient le mieux à votre état : » vous êtes entre les mains de ces respecta» bles sœurs de la Charité : elles ne vous lais— » ront manquer de rien ; j'aurai moi-même


( 71 ) » soin que vous soyez pourvus de vivres » et de rafraîchissement. Comptez que tant » que je pourrai agir d'après ma volonté, » vous aurez lieu d'etre contens. » Il se retira sans donner aucun ordre , aucune consigne qui pût nous gêner , sans nous défendre même d'aller en ville. Un changement si subit dans notre situation, les soins compâtissans de ces bonnes sœurs, la saveur des alimens frais et des fruits , nous rendoient à l'existence ; nous ne doutions point qu'après notre entier rétablissement, on ne nous laissât, aux termes de la loi du 19 fructidor, entiérement maîtres de disposer de nos personnes. Nous étions confirmés dans cette certitude, par l'esprit même des rapports mensongers que nous avions lus, et dans lesquels les orateurs de la minorité triomphante dans les deux conseils s'efforcoient de dissimuler à leurs collègues subjugués l'injustice et la barbarie d'une proscription en masse , en la représentant comme un simple exil. J'entendis plusieurs de nos compagnons , particulièrement Lafond , regretter de n'avoir point auprès de lui sa femme et ses enfans, pour s'établir volontairement dans cette colonie , qui paroissoit jouir d'une tranquillité depuis long-tems bannie de la métropole,


( 72 ) Ces songes consolans furent malheureusement bientôt dissipés, tout changea de face. Le commandant Jeannet effaça , dès le lendemain, par une conduite toute opposée, les effets et l'impression de son humanité momentanée, plus coupable et plus cruel de nous avoir donné de fausses espérances , que d'avoir renouvellé notre supplice. Cette partie de notre malheureuse histoire seroit aussi inintelligible pour le lecteur, que la conduite de Jeannet nous parut inexplicable , si je ne disc 's ici les causes de ce changement telles que nous les avons apprises par des témoins fidèles, dont la bonne volonté et le courage n'ont pu rien changer à notre sort, et dont je dois taire les noms et les divers bienfaits gravés également dans mon cœur. J'essaie d'abord de tracer l'image de ce bizarre proconsul. Jeannet, neveu de Danton, est un homme d'environ quarante ans ; son extérieur est agréable , ses manières polies , son regard fin et même spirituel ; il est manchot du bras gauche, mais d'ailleurs très-bien fait. Jeannet appartenoit à la faction redoutable qui opprima le corps législatif en 1792 , renversa le trône , et détruisit avec le pou-


( 73 ) voir exécutif, la constitution monarchique. Je n'ai pas de foi au témoignage des personnes que j'ai entendu charger Jeannet de complicité avec les plus grands criminels , pour noircir légèrement sa vie passée ; je me borne à croire qu'il servit assez bien la faction de son oncle , pour que celui-ci pût le faire récompenser. 11 fut nommé gouverneur à Cayenne, peu de tems après le rassemblement de la convention. Le bon état où se trouve la colonie , l'ordre qu'il y a maintenu , prouvent sa capacité ; son administration a toujours été ferme, il s'est montré juste envers les propriétaires, quoiqu'en les tenant dans sa dépendance. Par la terreur des nègres qu'il a su à-la-fois contenir et s'affectionner , les habitans reconnoissent qu'ils lui doivent la conservation de leurs propriétés. Lorsque Danton , prévenu par son rival, succomba avec son parti sous celui de Robespierre ,

Jeannet ayant refusé de faire

proclamer la liberté des nègres , fut obligé de quitter la colonie , et se retira aux EtatsUnis. Rentré en France , après le 9 thermidor , il fut réintégré dans sa place , peu de tems après l'installation du directoire ;

les pro-

priétaires le reçurent avec plaisir, et il jus-


( 74 ) tifia leur confiance en réprimant les terroristes. Les conventionnels Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois, déportés à Cayenne , y jouissoient de leur liberté, et loin d'expier leurs forfaits , ils en méditoient de nouveaux sous les auspices d'un commandant digne d'être à leurs ordres. Le retour inattendu de Jeannet prévint l'explosion d'une conjuration tramée par les nègres, et dirigée par Collot-d'Herbois , pour faire massacrer à-la-fois tous les blancs. Une négresse vint révéler le secret qu'elle a voit surpris ; Jeannet fit arrêter et conduire au fort de Sinamary , Collotd'Herbois et son collègue Billaud-Varennes, qui , dit-on, n'étoit pas dans le complot ; mais il ne put empêcher la rébellion des nègres, qui ne fut réprimée qu'après qu'on en eut fait un grand carnage : Collot-d'Herbois étant tombé malade peu de tems après, fut transporté à l'hôpital de Cayenne où il mourut ; Billaud-Varennes est encore au fort de Sinamary. On peut juger par ces détails, que Jeannet, lié avec le parti qui avoit fait le 9 thermidor, tenoit ferme contre les anarchistes , et suivant la conduite si naturelle que ses amis auroient dû suivre en France , il s'étoit lié avec tous les honnêtes gens par un intérêt commun , dont la garantie reposoit sur le


( 75 ) maintien des nouvelles loix ; il protégeoit les propriétés; il sut , malgré la pleine exécution des décrets pour la liberté des nègres, les retenir dans leurs atteliers. Les soins que prend Jeannet de faire respecter les propriétés, ne sont pas désintéressés ; on l'accuse de rapacité; il lève arbitrairement les impositions,et ne rend aucun compte ; il saisit impitoyablement tous les bâtimens qui tombent entre ses mains, amis, neutres, ennemis; il confisque en corsaire , il partage en voleur:il s'est approprié comme biens nationaux la jouissance des plus belles habitations confisquées ou séquestrées ; il fait sur-tout très-bien cultiver la belle habitation du général la Fayette , la Gabrielle, qui lui rapporte, dit-on, près de 3oo,ooof. l'habitation des Jésuites, la Royale ,et celle de Beauregard , grossissent aussi le trésor de ce satrape. Après ces succès, et avec de telles dispositions , Jeannet voyant le gouvernement républicain s'affermir , étoit bien éloigné de croire à un nouveau règne de terreur : la nouvelle des événemens du 18 fructidor qu'il avoit appris avant notre arrivée par un bâtiment américain sur lequel il fit mettre un embargo, les noms des principaux acteurs, tels qu'Augereau , Sotin, etc. lui causèrent


( 76 ) un tel effroi, qu'il fut au moment de quitter une seconde fois la colonie ; le terme de ses pouvoirs étoit expiré; il ne doutoit pas qu'un ami de Billaud-Varennes ne vint bientôt le remplacer, il croyoit voir évoquer les mânes de l'affreux Collot. Les habitans l'engagèrent à rester et à attendre de

nouveaux

éclaircissemens. Le rapport exact que dut faire le lieutenant Dubourg de la corvette la Vaillante, au moment de notre arrivée , le tableau que son humanité présenta sans doute à Jeannet des maux que nous avions soufferts , confirmèrent apparemment ses premiers apperçus, et nous valurent le bon accueil qu'il nous fit à l'hôpital. Cependant le capitaine Laporte, furieux et d'autant plus blessé des précautions outrageantes de l'agent, qu'il étoit lui-même sûr et se sentoit fier de la confiance du directoire , ne se tint point pour battu ; il écrivit à Jeannet, insista pour le voir et lui remettre lui-même à Cayenne des lettres et des instructions particulières dont il étoit porteur. Jeannet circonvenu d'ailleurs par des révolutionnaires tels que son secrétaire Mauduit et le capitaine de port Malvin, ne put reculer ; il permit au capitaine Laporte de venir à terre, et l'invita à diner.


( 77 ) Nous le vîmes arriver vers quatre heures du soir dans sa chaloupe, et nous dûmes frémir. Comme c'est à la suite de ce dîner que notre perte fut résolue, les détails que nous en avons appris méritent quelque attention. Pendant que Jeannet lisoit attentivement ses dépêches, Laporte ajoutoit au texte les plus perfides commentaires, et il étoit soutenu par des conseillers plus perfides encore: « Ces scélérats que j'ai amenés, disoit-il, » avoient déja allumé la guerre civile en » France , où ils massacraient impunément » les républicains : nous étions tous vendus M aux princes, nous voulions tous proclamer » le roi; nous espérions encore renouer la » partie; nous nous étions ménagés des intel» Jigences à Cayenne, et nous avions les » moyens de faire une révolution en faveur M de Louis XVIII : le directoire, ajoutoit» il, en étoit informé.» Ces calomnies, qui fermoient la bouche aux honnêtes magistrats qui se trouvaient à ce dîner , enhardissoient les révolutionnaires, qui n'attendoient pas que l'agent général se fût expliqué pour éclater contre nous. Jeannet se défendoit encore, et sembloit capituler avec sa conscience. Il parcourait


( 78 ) la liste des déportés, et marquant de l'œil les conventionnels, contre lesquels une vieille haine de parti l'animoit peut-être : « Je ne vois, dit-il, qu'un petit nombre de coupables; plus je lis et médite mes dépêches,et moins je puis les comprendre. » Il interrompit deux fois les déclamations du capitaine Laporte, pour lui parler de l'état affreux où nous étions. « N'est-il pas vrai, capitaine, que ces rnes» sieurs ont bien souffert ?» — « Oui, répondit » insolemment Laporte, oui, ils ont souf» fert, et si j'eusse exécuté mes ordres, je » n'en eusse pas conduit un seul jusqu'ici. » Le lendemain 18 novembre, on nous défendit de sortir de nos chambres; nous fûmes gardés à vue. Aucun prétexte, aucun besoin ne nous dispensoit de cette importune vigilance. Il fut défendu aux habitans d'avoir désormais aucune communication avec nous. Quelques-uns bravèrent le danger de contrevenir à ces ordres rigoureux ; d'autres nous firent parvenir des rafraîchissemens. Une mulâtresse, nommée Marie Rose, femme d'environ quarante ans , fort riche, et respectée par toute la colonie à cause de sa piété et de son humanité toujours active, se distingua par son généreux empressement à nous envoyer, à nous apporter elle-même tout ce qu'elle savoit nous être nécessaire ,


( 79 ) on qu'elle croyoît devoir nous être agréable. Elle étoit si souvent avec les bonnes sœurs de la Charité, que la défense de communiquer avec nous ne pouvoit l'atteindre. L'hôpital étoit l'habitation favorite de Marie Rose, et ses visites y furent d'autant plus fréquentes, que nous devenions plus malheureux. Ce vif intérêt qu'elle prit à notre sort ne s'est jamais refroidi. C'étoit à Pichegru qu'elle adressoit toujours ses petits dons , et il n'a jamais manqué de les partager avec ses compagnons d'infortune, comme aussi la reconnoissance que nous devons tous à cette excellente femme. Marbois, Tronçon-Ducoudray et Murinais demandèrent la permission de se promener. Il nous fut permis d'aller pendant une heure le matin et une heure le soir sur la Savanne, jusques aux murs de la ville, accompagnés d'une garde. Desvieux veilloit lui-même à ce service : il avoit injurié Marie Rose; il voulut faire fusiller deux sergeus du régiment d'Alsace , parce que Marbois leur ayant adressé la parole en allemand , ils s'étoient entretenus avec lui. Il ne fallut pas moins que les sollicitations d'un grand nombre d'habitans pour sauver ces malheureux. Desvieux faisoit trembler Jeannet lui-même. Il ne pardonna pas aux sœurs de la Charité


( 8o ) l'inféré: qu'elles nous avoient témoigné pendant notre court séjour auprès d'elles. « Vos » déportés sont perdus, disoit-il énergiqueû ment à la supérieure, ils sont perdus, et » s'ils ne crèvent bientôt, nous trouverons » moyen de les expédier, » (Ce Desvieux est un ancien capitaine de cavalerie, qui a été aide-de-camp de M. de Boufflers, et qui appartenoit, dit-on , à une ancienne famille de robe. ) Ainsi se passèrent les premiers jours après notre débarquement ; malgré ces nouvelles rigueurs, nous espérions encore que la loi seroit exécutée, et qu'on nous laisseroit en paix dans les limites de notre exil. Notre sort n'étoit point décidé. Les habitans demandoient à nous recevoir chez eux : Jeannet leur répondoit qu'il ne pouvoit pas nous séparer, ni hasarder de troubler la tranquillité de la colonie; il résolut, dit-on, d'abord de nous placer à l'ancienne habitation des jésuites. Les terroristes crièrent, menacèrent, demandèrent la même faveur pour BillaudVarennes, et reprochèrent à Jeannet de le retenir prisonnier, malgré l'ordre du directoire , qui portoit qu'il jouiroit de la liberté d'aller et de venir dans tout le territoire de la colonie. Le


( 81 ) Le lâche proconsul céda, et de la même main que nous avions vu peu de jours avant dérober les larmes de la pitié, il signa l'ordre barbare de notre seconde déportation. Le 18 novembre au matin, nous fûmes avertis de nous tenir prêts pour le canton de Sinamary. Les membres du conseil des anciens proposèrent de protester contre cette extension d'une loi, qui, en elle- même, étoit la violation de toutes les loix ; ceux du conseil des cinq-cents pensèrent que ce seroit reconnoitre en quelque sorte la légalité de Pacte de proscription, et celle des agens qui l'exécutoient; ils préférèrent d'obéir passivement, et je me rangeai à leur avis. Jeannet se contenta de faire répondre négativement par l'intermédiaire d'un commissaire de marine: jamais il n'a répondu directement à aucun déporté, et il a toujours défendu qu'on nous donnât copie des lettres et des ordres qu'il nous faisoit communiquer. Les plus malades, qui paroissoient hors d'état d'être transportés , réclamèrent en vain : le vieux général, notre brave doyen, Murinais , ne put obtenir de rester à l'hôpital : il étoit au désespoir ; il prit sur lui d'écrire particulièrement à Jeannet: «Faites» vous rendre compte de l'état où je suis; F


( 82 ) » votre ordre est pour moi un arrêt de » mort. » Jeannet fut sourd aux prières de tous les habitans , aux larmes des bonnes sœurs de l'hôpital ; il fallut partir. Nous reçûmes les adieux du brave capitaine Hurto, qui avoit aussi de son mieux défendu notre caus , et ceux de maître Dominique, qui passa deux jours avec nous, et nous donna de nouvelles preuves de son généreux dévouement. Le 22 novembre, à 8 heures du matin , nous fûmes embarqués sur la goélette ta Victoire ; des chaloupes vinrent nous prendre au même endroit où nous avions débarqué en quittant la Vaillante : on voulut éviter de nous faire traverser la ville ; mais tous les habitans accoururent en foule au rivage ; tous nous donnèrent des marques de la plus touchante sensibilité : les femmes et les enfans étoient en larmes; il est impossible de rendre un spectacle aussi attendrissant. Nous étions sans gardes au milieu de ces bons habitans, et seulement accompagnés par le commandant Desvieux , qui , devant ce peuple opprimé, feignoit une excessive politesse. Jeannet ne parut point. Quand la goëlette leva l'ancre, les regrets de nous voir arracher à de si douces consolations , la vue de cette foule qui couvroit


( 83 ) le rivage , les brag tendus vers nous ou levés vers le ciel ; ces cr is de désespoir, ces adieux achevèrent de briser nos cœurs. L'honnête capitaine Brachet, qui commandoit la goëlette, ht de son mieux pour adoucir l'amertume de cette séparation ; il nous prodigua ses soins, et les rafraîchissemens dont il s'était muni ; il paraissait si dévoué à nous servir, que je ne doute pas que. si nous lui eussions proposé de nous sauver, il ne t'eût fait. On ne nous a voit donné d'autre escorte que trois hommes et un capitaine; le bâtiment n'étoit manœuvré que par quatre; matelots et un maître , qui vraisemblablement ne se seraient pas défendus. Nous étions seize, et la chambre de l'arrière où l'on nous avoit placés, étoit remplie d'armes éparses çà et là ; mais cette bonne pensée ne vint à aucun de nous; nous étions résignés à subir notre destinée. On nous avoit encore bercés de celte idée, que le canton de Sinamary étoit, sinon le plus peuplé, du moins le plus sain, et l'un des plus fertiles de la colonie: nous devions y trouver tout en abondance, et y jouir enfin de notre liberté. La rivière de Sinamary se trouve à trente lieues à l'orient de

l'isle de Cayenne ; les

vents et les courans nous servoient : nous avions levé l'ancre à midi, et nous mouil-


( 84 ) lâmes vers les huit heures du soir à l'embouchure de la rivière, après avoir doublé les isles au Diable. Le capitaine Brachet voulut mouiller près de terre pour nous faire débarquer avant la nuit ; mais comme les postes n'étoient point prévenus , la batterie qui est sur la pointe de l'est tira sur nous à boulet. Nous fûmes obligés de coucher à bord de la goélette. Au point du jour, 2.3 novembre, nous débarquâmes sous la redoute de la pointe. Le commandant du canton , M. de***, capitaine au régiment d'Alsace, se trouva sur la plage pour nous recevoir : « Voilà, dit » le commandant de notre escorte, les con» damnés à la déportation , et voici l'arrêté » provisoire de l'agent général à leur égard. » —- « Les condamnés, dites-vous , reprit » cet officier; ces messieurs n'ont pas été » jugés; c'est une infamie que de les avoir » envoyés ici. » Ce seul mot, et son accent honnête, lui coûtèrent son état. il fut cassé peu de terns après , et chassé de la colonie: j'espère du moins que cette rigueur lui aura sauvé la vie; il étoit jeune, et déja flétri par le climat. A cent pas du rivage, laissant à droite la redoute et le mât des signaux, nous passâmes devant la maison de M. Korrnann ,


( 85 ) mauvaise baraque isolée, où on ne croîroit pas qu'un homme pût volontairement se fixer, la seule habitation qu'on apperçoive dans cette vaste solitude, et sur les bords de la rivière de Sinamary, qui sont couverts de bois, entravés et infectés par les branches des paletuviers pourries dans la vase. Comme nous nous arrêtions devant cette baraque pour demander de l'eau fraîche , M. Kormann, homme d'environ trente ans, mais plus cassé qu'un européen ne l'est ordinairement à soixante, vint nous saluer, et nous dit, avec une voix éteinte : « Ah ! mes» sieurs, vous descendez dans un tombeau.» — « Nous le savons, dit le général Murinais, » et le plutôt sera le mieux. » Tels furent les augures qui accompagnèrent notre arrivée sur le continent. Nous marchâmes sur un sol brûlant, en suivant un sentier éiroit au bord de la rivière, jusqu'à une lieue dans les terres. J'eus beaucoup de peine à me traîner à la suite de mes camarades, qui tous étoient excédés ; aucun de nous n'étoit assez rétabli des fatiguesde la navigation pour soutenir cette course : je crachois le sang depuis plusieurs jours. Nous arrivâmes devant le fort de SinaF 3


( 86 ) mary, qu'on ne découvre, en sortant des bois, qu'à une portée de fusil. Ce fort, construit en madriers, et palissade', n'a aucun ouvrage extérieur; c'est un carré d'environ cent toises , flanqué de quatre bastions, et entouré d'un large fossé, dans lequel on a introduit les eaux de la rivière , de manière que le fort se trouve isolé. En entrant dans cette forteresse , nous vîmes trop bien qu'il ne nous restait plus aucun espoir de jouir, même au milieu de ces déserts, d'une ombre de liberté. Le forfait étoit consommé. Il me reste à faire connoîire le raffinement de cruauté avec lequel on a poursuivi, dans cette prison, les restes de notre malheureuse existence, et l'infatigable rage des bourreaux, et la patience et la constance des victimes; les tourmens de ceux de nos compagnons qui ont péri dans nos bras, et de ceux qui luttent encore contre une mort plus lente, mais inévitable; enfin, le miracle de notre evasion. Quelque resserré qu'ait été le théâtre de ces horribles scènes , je dois d'abord le décrire. Les casernes pour la garnison, le logement «lu commandant, et quelques huttes pour les


( 87 ) vivandiers, occupent la courtine, à droite du côté de la rivière : la garnison étoit composée de quatre-vingts hommes, moitié de blancs et moitié de nègres; c'étoit un détachement de l'ancien régiment d'Alsace, presqu'entièrement renouvelle depuis son arrivée à la Guyane. Le long de la courtine opposée à celle du côte de la rivière, est l'ancienne chapelle que les révolutionnaires blancs ont dévastée,

et que les nègres respectent encore. A côté de la chapelle est un hangard ou carbet, sous lequel sont bâties huit mauvaises cases, qui servoient autrefois de prison pour les nègres marrons et les criminels. En face de l'entrée du fort est le logement du garde-magasin : les terre-pleins des bastions sont occupés par des magasins de vivres et de munitions; et l'un des quatre, celui du nord, du côté de la rivière, sert de corps- de - garde : l'espace qui reste au milieu du fort est planté d'orangers. Le fort est armé et bien entretenu. Le commandant nous conduisit d'abord vers le hangard , el nous montrant les cases s «Voilà, dit-il, le logement qui vous est destiné. » Billaud-Varennes occupoit l'une de ces cases; les sept autres dévoient être réparties entre les seize déportés, et suivant F 4


( 88 ) leur inégale proportion en recevoir tel ou tel nombre. Le commandant s'adressant à monsieur de Murinais comme au plus âgé, en désignant une des cases qui ne devoient contenir qu'un seul prisonnier,lui dit:« Celle-ci pour» roit vous convenir, » « Menez-moi à la plus proche du cimetière, répondit le vieux générai, c'est celle qui me convient. » Après avoir forcé notre brave doyen à prendre cette première case pour lui seul, les autres furent partagées entre les quinze déportés, et le sort régla les logemens de la manière suivante : IIe. case, Aubry seul. IIIe.

Pichegru et Marbois.

IV e.

Willot, Larue et Dossonville.

Ve.

Bourdon et Rovère.

VIe.

·

Lafond, Trançon-Ducoudray et Barthélemy.

VIIe.

Brothier , la Villeheurnois., Letellier et Ramel.

Le commandant fit donner un hamac à chacun de nous: il n'y avoit dans les cases ni lits, ni tables, ni chaises, aucun meuble, aucun ustensile. Nous avions pour toute nourriture une ration de biscuit, une livre de viande salée,


( 89 ) et un verre de rhum pour corriger l'eau qui est très-mauvaise; on nous donna quelquefois du pain que nous ne pouvions manger, parce qu'il étoit rempli de vers et de fourmis , et l'on nous fit enfin distribuer quelques rations de vin qui s'étoit aigri dans les magasins. Ne pouvant manger tous ensemble ni dans une seule case , ni à la même gamelle, nous nous séparâmes pour former des ordinaires ou chambrées; ce ne fut pas le sort qui décida de ces associations, mais bien les convenances d'âge, de caractère et d'opinion. Ire. chambrée , Marbois , Tronçon - Ducoudray, Barthélemy, Lafond, Murinais , Letelh'er. IIe.

Pichegru , Willot , Larue , Au-

IIIe.

Bourdon, Rovère.

IVe.

Brothier,

bry, Dossonville , Ramel. la

Villeheurnois.

Cet ordre fut bientôt altéré par de fâcheux évènemens. Marbois voulut aussi faire son ordinaire à part. Barthélemy et Letellier se joignirent dans la suite à la chambrée dont j'étois. L'abbé Brothier se lia avec BillaudVarennes. Ces associations ayant influé sur nos destinées , j'ai dû rappeller leur formation.


( 90 ) Un seul nègre faisoit la soupe pour les quatre ordinaires. Chacun y veiiloit, et a voit soin d'aller la retirer. Ce redoutable cuisinier avoit été envoyé exprès de Cayenne, où on l'avoit fait sortir de la maison de correction. 11 nous a vingt lois menacés de nous empoisonner. Nos malades furent soignés par deux vieilles négresses; une troisième, dont le mari étoit dans le fort, et que ta bonne Marie Rose avoit envoyée comme étant sûre de son honnêteté, servoit le général Pichegru. J'ai lu avec indignation des calomnies qui ont été répandues pour distraire de nous l'intérêt qu'on accorde au malheur, et le respect qu'on porte à l'innocence, quand elle n'est pas déchue de sa dignité. Que nos persécuteurs nous laissent du moins cette consolation ! Nous étions prisonniers dans le fort. Je n'en suis sorti qu'une fois, et je l'espère pour n'y rentrer jamais. Nous étions assujettis à deux appels par jour. L'un se faisoit à neuf heures du matin, et l'autre à quatre heures après midi. Notre première occupation fut de nettoyer nos cases : elles étoient remplies d'insectes ! venimeux qui les rendoient inhabitables, et pourtant nous n'avions pas d'autre abri.


( 91 ) Aucun nuire européen n'avoit peut-être avant nous , subi le supplice d'être jeté dans ces climats, dans un tel repaire, d'être livré comme une pâture aux scorpions, aux millepattes , aux mosquites, aux maringoins, et plusieurs autres espèces aussi nombreuses que dangereuses et dégoûtantes; nous n'étions pas même à l'abri des serpens qui se glissoient souvent dans le fort. Pichegru en trouva un monstrueux et plus gros que le bras, clans les plis de son manteau qui lui servoit d'oreiller dans son hamac ; il le tua. L'insecte qui nous tourmentait le plus étoit la chique ou niguas, espèce de punaise qui se loge dans les pores, et qui, si elle n'en est soigneusement arrachée , s'y multiplie, et ronge si rapidement qu'il faut recourir à l'amputation. Nous étions couverts de boutons et de pustules , privés de sommeil, fatigués, plongés dans la plus profonde tristesse ; quelques-uns d'entre nous avoient recu, pendant notre translation du Temple à Rochefort, des vêtemens, du linge et de l'argent : mais d'autres, et j'étais du nombre de ces derniers, étoient entièrement dépourvus, la précipitation de notre embarquement ayant trompé la prévoyance de leurs familles. Jeannet nous envoya quel-


( 92 ) ques chemises et mouchoirs pris clans les magasins destinés aux fournitures des nègres. Tel fut notre établissement à Sinamary: il n'y avoit dans le fort d'autre habitant que la garnison et un garde-magasin nommé Moigestein , très-honnête homme, qui nous eut fait du bien, s'il en eût été le maître. Les soldats nègres de la garnison, paroissoient plus honnêtes ou moins durs à notre égard que les blancs, reste du régiment d'Alsace qui conservoient leur ancienne discipline, mais qui étoient retenus dans une crainte servile. Le chirurgien du canton de Sinamary, Cabrol, est un homme plein de bons sentiment, mais très-infirme, et qui ne pouvoit que rarement se déplacer pour venir visiter les malades. Nous avons vu quelquefois aussi le maire du canton de Sinamary, Vogel, ancien gentilhomme de Lorraine, qui nous faisoit de vains offres de service. Là se bornèrent nos communications avec les humains. Je ne compte pas le déporté Biilaud-Varennes, auquel on s'efforçoit de nous assimiler. Cette considération nous le fit rencontrer avec d'autant plus de peine. Nous évitâmes de l'humilier et d'aggraver son supplice; mais l'abbé Brothier seul ,a pu sur-


( 93 ) monter l'horreur de cette monstrueuse réunion , et s'est lié avec Billaud-Varennes. Je ne parlerai point de là contrée qui nous environnoit, et qu'on nomme proprement le canton de Sinamary. J'ai souvent entendu parler de quelques villages indiens assez considérables, qui se trouvent,dit-on , à quelques lieues dans l'intérieur des terres, et dont les habitans venoient quelquefois vendre des fruits et des légumes, Les plantations qui se trouvent plus haut, en remontant la rivière , et qui rassemblées , forment une espèce de hameau, sont, dit-on, situées sur un terrain fertile, et cependant l'insalubrité du climat, a réduit à un petit nombre les français qui s'y établirent dans le siècle dernier. Je ne sais rien de plus; je n'ai vu du haut des remparts d'une prison qu'une forêt profonde, et qui me sembloit impénétrable. Les hurlemens lugubres des tigres, qui s'approchoient jusqu'à la portée du fusil, les cris perçans des singes, le chant discordant des perroquets ; enfin , le croassement des énormes crapauds , dont les fossés et les bords fangeux de la rivière étoient remplis, rendoient cette sollitude épouvantable. Le cinquième jour après notre arrivée, le lieutenant Aimé vint relever monsieur de,...


( 94 ) et prendre le commandement du fort : ce lui un

grand malheur pour nous.

Aimé étoit au commencement de la révolution, laquais dans une maison de Nancy. Il fut l'un des principaux moteurs des troubles de cette ville, et de la révolte des régimens du Roi et de Châteauvieux, que les gardes nationales réprimèrent. Il s'engagea alors dans le régiment d'Alsace, où il est parvenu au grade d'officier. Jeannet ne pouvoit choisir un plus barbare geolier. Aimé donna d'abord de nouvelles consignes , et en imagina chaque jour de plus gênantes. Il défendit aux soldats de nous parler, sous peine de mort. Il ordonna au tambour de venir tous les matins battre la diane devant nos cases. Jamais nous ne pûmes obtenir qu'il nous délivrât de ce funeste réveil, c'étoit un vrai supplice pour nos malades. il il sembloit qu'il vît avec chagrin que le sommeil suspendoit quelquefois nos maux. Le tambour , ou plutôt le vautour qu'il avoit choisi, ajoutoit l'insulte, poussoit des cris , des éclats de rire, quand nous demandions grâce pour nos amis agonisans. Les plus sages d'entre nous , ont plusieurs fois retenu les plus bouillans qui vouloient précipiter ce misérable dans les fossés. Les appels furent faits avec une grande rigueur ; si quelqu'un de


( 95 ) nous ne se fût pas trouvé dans sa case, il eût été mis aux fers. Peu de jours après l'arrivée du nouveau commandant, M. de Murinais tomba malade. C'étoit dans les premiers jours de décembre , et je crois du deux au trois. Il perdit connoissance presqu'à l'instant même qu'il fut attaqué. Nous ne pûmes lui donner aucun secours. Avant que l'exprès qu'on envoya à Cayenne pour prévenir Jeannet de sa position, y lût arrivé, notre malheureux doyen n'étoit plus. Jusqu'au dernier moment, il nous donna l'exemple du courage et de la résignation. Ce respectable vieillard, entièrement étranger aux intrigues clans lesquelles on avoit feint de l'envelopper pour avoir à frapper une victime plus illustre ou plus pure, ne se plaignoit point de son sort, ni de sa séparation d'une nombreuse famille, ni de la perte d'une grande fortune ; mais il s'indignoit que l'on eût pu douter de sa parole, et de la fidélité avec laquelle il étoit résolu de remplir la mission dont il s'étoit chargé. Quel spectacle que celui de cette première séparation ! j'ét ois moi-même presque mourant, et déja l'on disoit que le plus jeune suivroit de près le plus vieux ; je recueillis mes forces, et me traînai jusqu'à la case du général : je le trouvai suspendu dans son


( 96 ) hamac. Personne n'étoit dans ce moment auprès de lui. Il étoit étendu, la bouche ouverte et desséchée. J'essayai de le faire boire; il luttoit contre la mort, et expira peu d'insîans après. Quel affreux abandon pour un père de famille dans ces derniers momens S M. de Murinais fut enterré hors du fort. Nous préparâmes pieusement ses funérailles; et je dois dire que je puisai de nouvelles forces dans celte malheureuse scène. On avoit mis sous le scellé les effets de M. de Murinais , qui furent vendus publiquement dans le fort. Le juge-de-paix ayant employé le titre de citoyen dans le procèsverbal dont il faisoit lecture en présence du commandant: ((Rayez ce titre, dit Aimé, » ces coquins-là ne le méritent pas. » Il n'y avoit pas plus d'une semaine que nous avions perdu M. Murinais, quand Barthélemy tomba malade, et parut aussi sérieusement attaqué ; on eut heureusement le tems d'envoyer à Cayenne, pour prévenir Jeannet, qui envoya une goëlette pour transporter Barthélemy à l'hôpital. Nous lui dîmes adieu, n'espérant pas de le revoir. Son ami Letellier obtint la permission de l'accompagner. Malgré la certitude que nous étions ensevelis vivans, malgré les funestes présages qui '


( 97 ) qui nous environnoient, chacun de nous s'arma de courage, et se raidir contre la nécessité. Les discussions politiques, les conversations particulières, remplissoient beaucoup de tems. Notre malheur commun étoit le sujet intarissable de tous nos entretiens. A Dieu ne plaise que je voulusse reproduire les disputes, dont je fus témoin. Des hommes dont les opinions, les professions , les talens, les intérêts différoient autant que l'âge et les passions, se trou voient réduits à une vie monotone et semblable, et il résultoît de leur situation respective un tableau mouvant fort intéressant et fort instructif. Je n'entreprendrai point de le fixer. Malgré la confusion que les auteurs du 18 fructidor durent établir pour créer des motifs de vengeance, on' sait assez quelle part différente prirent aux évènemens qui précédèrent cette catastrophes, tels et tels membres des deux conseils, et ce n'est pas dans l'état passif d'une commune adversité , que se rapprochent ceux dont les jugemens et les vues ne s'accordèrent pas lorsqu'ils étoient en action. Je me bornerai donc à dire que chacun de nous se fit des occupations , ou chercha des distractions suivant ses goûts et ses habitudes. Marbois, dont la sérénité d'âme sembloit G


( 98 ) se proportionner sans effort, à la multiplicité de nos infortunes, montroit tant de calme , une humeur si égale , que ceux qui le connoissoient peu, ceux qui ne l'avoient pas entendu appeler sa femme et sa chère Sophie, auroient pu le croire insensible : il savoit mieux qu'aucun de nous employer et varier ses loisirs ; il avoit fait acheter des livres , et lisoit beaucoup ; mais il travailloit aussi de ses mains , et toujours avec un objet utile ou agréable pour la société commune. Il fabriqua lui-même et très-proprement les meubles qui lui étoient les plus nécessaires : il parvint à se faire un instrument avec lequel il faisoit danser les nègres qui l'aimoient beaucoup. Un d'entr'eux qui s'étoit trouvé à Saint-Domingne pendant son administration , avoit beaucoup parlé de lui à ses camarades, et tous le respectoient. Marbois entreprit aussi de déblayer et nettoyer les allées d'orangers qui étoient obstruées; il engagea les nègres à y travailler, et nous fit ainsi jouir de cette promenade, la seule que nous eussions. Tronçon-Ducoudray avec autant de courage que son ami, supportoit comme nous tous les maux présens sans se plaindre, et couvroit de son mépris les vils instrumens «le notre supplice ,· mais il ne pouvoit se


( 99 ) calmer ni se posséder , ni se taire sur le 18 fructidor: l'audace et l'impunité du crime l'irritoient comme au premier jour ; il étoit encore plus blessé de l'injustice que le directoire avoit impudemment exercée même dans ses propres suppositions : il leur demandoit son accusation; il dernandoit des juges aux échos de Sinamary. Tronçon écrivoitdes mémoires; il travailloit avec tant d'assiduité qu'il ne se permettoit presqu'aucune distraction , et sa santé en souffroitbe aucoup ; il composa l'éloge funèbre de son collègue le général Murinais: il nous rassembla pour le prononcer devant nous avec la même solemnité, la même grâce qu'il déployoit à la tribune du con-

seil des anciens : tous les soldais de la garnison, tous les nègres accoururent pour l'entendre; il avoit pris pour texte: Super flumina Babylonis, illic sedimus, et flevimus, donec recordaremur S'ion : « Sur le fleuve de Babylone, là nous étions assis, et nous pleurions en nous rappelant Sion. » Sa touchante éloquence , son organe si plein d'harmonie , la vive peinture qu'il fit des malheurs de la France, l'éclat dont il fit briller le courage , la loyauté , la candeur et l'innocence du vieillard, nous fit verser des larmes : les soldats et les nègres furent d'abord émus, et puis tellement entraînés , que le fort reG 2


( 100 ) tentit de leurs gémissemens. Jeannet, â qui on rendit compte de cette touchante scène , fit publier que quiconque chercheroit par ses discours à appitoyer les soldats ou les nègres sur le sort des déportés seroit fusillé sur-le-champ. Lafond portoit sur son front l'empreinte du plus sombre chagrin ; il étoit profondément occupé du désordre dans lequel son arrestation avoit dû jeter sa maison de commerce , et celles de ses amis et correspondans, sur-tout depuis qu'il avoit perdu tous les moyens de correspondre avec eux, et peut-êtré de former à Cayenne, avec le crédit dont il y pouvoit disposer, de nouvelles entreprises aussi utiles à sa malheureuse patrie qu'à lui-même: il vivoit très-retiré , il ne parloit que de sa famille, de ses six enfans et de sa femme , dont le portrait étoit toujours entre ses mains. Pichegru, toujours ferme , montroit cette confiance, cette espèce de pressentiment d'un meilleur avenir qui se communique aux autres, et que j'aimois à partager. Sa principale occupation fut d'apprendre l'anglais. Il conservoit et portoit dans ses distractions les habitudes et le ton militaire ; pour dissiper ses ennuis , il chantoit; nous chantions ensemble, et de préférence, des fragmens


( 101 ) applicables à notre situation, non des plaintes et des romances , mais des expressions véhémentes , des chansons guerrières. Barthélemy, si maladif, si frêle , que son existence étoit un miracle sur lequel il n'avoit pas plus compté que ses proscripteurs, avoit une vie intérieure , une force d'âme que son calme extérieur laissoit à peine présumer, et qui se développoit avec énergie dans toutes les circonstances. Avant qu'on le transportât à l'hôpital de Cayenne, dans les premiers tems de notre établissement, il s'étoit chargé , avec Letellier , du soin le plus utile à la misérable colonie ,· il faisoit presque continuellement la chasse aux scorpions , et à tous les insectes qui nous dévoroient. Je voudrois fixer ainsi quelques traits de chacun ; mais pour ne pas me laisser entraîner à des détails minutieux qui déja échappent à ma mémoire , je me suis borné à faire ressortir dans ce triste tableau , nos vieillards et nos capitaines , et me suis contenté d'y placer auprès d'eux tous leurs compagnons d'infortune , qui n'ont sans doute pas plus que moi, la prétention d'attirer particulièrement les regards. Mais je ne puis passer sous silence la conduite, les propos infâmes de Brothier, dont G 3


(

102 )

j'ai déja fait remarquer la liaison avec Billaud-Varennes ; il faut séparer ici de notre mémoire celui que notre mépris séparoit de notre société. Je peindrai d'un seul trait ce méchant prêtre , et de la main de son collègue La ville heurnois. Celui-ci, à la suite d'une dispute pendant laquelle les injures les plus grossières ne furent point épargnées , battoit et soufiletoit l'abbé. Nous accourûmes à la case... «Laissez, messieurs , » laissez-moi corriger ce drôle-là , nous dit » Lavilleheurnois , ce traitement lui est né» cessaire , et quand vous le connoîtrez , » vous me remercierez , c'est un démon de » discorde; et l'abbé Maury avoit bien raison » quand il écrivoit aux princes : S'il ne s'agit » que de tout brouiller, on ne pou» voit mieux: faire que d'envoyer l'abbé Brottier, il désuniroit les légions cé» lestes. » Aux premiers jours de l'année, Willot et Bourdon tombèrent malades. Nous demandâmes vainement pour eux la même faveur qu'avoit obtenue Barthélemy, et qui, je n'en doute pas, lui a sauvé la vie, car il ne pouvoit recevoir ni des soins plus salutaires ni de plus douces consolations que d'être dans les mains des bonnes sœurs de la Charité , et de leur digne amie, Marie Rose. Jeannet »


( 103 ) ne voulut jamais permettre que Willot et Bourdon lussent transportés à Cayenne, et il savoit bien qu'à Sinamary la mort frappoit à coups sûrs. Le malheureux Bourdon succomba quelque tems après sous cette fièvre dévorante que la chaleur de son sang et sa rage continuelle contre ses anciens collègues avoient allumée de plus en plus. Willot fut à toute extrémité ; nous suppléâmes de notre mieux par nos soins au manque absolu de secours. Je ne puis oublier le zèle et l'affection avec laquelle Marbois , qui dans une vive explication politique avoit eu à se plaindre de Willot, le servoit pendant sa maladie, préparoit ses repas, se privoit de ses meilleurs alimens pendant sa convalescence. Vers la fin de janvier , Barthélemy parvint à nous faire savoir qu'un vaisseau américain venoit d'apporter de France d'affligeantes nouvelles. L'usurpation de la république étoit consommée , les bons citoyens opprimés, les loix révolutionnaires en vigueur, les tribunaux de sang rétablis sous le titre de commisssion militaires. Nous déplorâmes le sort de notre malheureuse patrie , et nous cessâmes d'espérer aucun changement prochain au nôtre. 11 paroît que l'agent général Jeannet avoit G 4


( 104 ) douté jusqu'à cette dernière époque, que le directoire pût soutenir l'acte de violence du. dix-huit fructidor, et qu'après avoir renversé la constitution , il fût possible de dominer la France encore une fois par la terreur. Ces nouvelles levèrent ses derniers doutes, et sa politique ne fut que trop bien expliquée par sa conduite à notre égard. 11 renvoya Barthélemy encore convalescent au fort de Sinamary. 11 fit publier vers la fin de février une proclamation par laquelle il dénonçoit aux nègres les déportés de Sinamary comme des royalistes, qui avant le dix-huit fructidor vouloient les ramener à l'esclavage. Il paroissoit nous dévouer à leurs poignards. Il défendit aux habitans, sous les peines les plus sévères , d'avoir aucune communication avec nous. M. Grimond , procureur général du département , qui étoit venu voir Lafond , même avant la défense , fut destitué peu de tems après ; non content de ces éclatantes persécutions, Jeannet rechercha et surprit les correspondances de quelques déportés : il avoit fait annoncer le depart d'un aviso , et avoit prévenu tous les colons qu'ils pouvoient en profiter pour écrire enEurope : quelques-uns d'entre nous l'avoient appris, et hasardèrent de faire passer


( 105 ) quelques lettres à Cayenne : au moment où l'aviso chargé des paquets de toute la colonie mettoit à la voile , Jeannet fit tirer dessus à boulet, le rappela à terre, et s'empara de toute la correspondance. « Les déportés se plaignent de moi, di» soit cet inquisiteur : mais ils béniroient » ma clémence , s'ils connoissoient les or» dres que j'ai reçus. » Cependant,malgré son zèle à servir les vues du directoire , malgré ses efforts pour se rendre agréable , Jeannet avoit de plus sérieuses craintes : il jugeoit que les anarchistes remis en faveur, entraîneroient le prétendu gouvernement, déja dirigé par leurs mains , et que les amis de Robespierre n'avoient qu'un pas à faire : les nouvelles apportées par l'aviso l'Aigle , le confirmèrent tellement dans cette opinion , il fut si effrayé qu'il fit proposera Billaud-Varennes, d'user de sa liberté : celui-ci refusa cette grâce , en ajoutant que Jeannet avoit beau faire, que jamais il n'oublieroit sa conduite à son égard, et qu'il l'en feroit repentir un jour. A-peu-près dans le même terns, le commandant Desvieux , faisant sa tournée des postes , vint visiter le fort de Sinamary ; il examina nos cases , et entra d'abord dans celle de Marbois. Ce court dialogue doit


( 106 ) trouver place ici. «Bonjour, déporté Marbois, » comment vous trouvez-vous ici?Fort bien, » monsieur.—Monsieur, dites-vous?j'aime» rois mieux avoir reçu de vous un soufflet » que celte injurieuse qualification. Vous » manque-t-il.quelque chose ?— Rien, mon» sieur.—Avez-vous quelque plainte à for» mer ?—Nous ne nous plaignons point.— » Au revoir, donc. —Au revoir, monsieur » Desvieux. » Il fit le tour des cases, et nous trouva tous immobiles , ayant un livre à la main , sans paroître nous appercevoir de sa presence. Depuis le retour de Barthélemy, tout prenoit autour de nous un aspect de plus en plus menaçant. Nos communications devenoient plus difficiles ; nous savions que Jeannet avoit dit : « S'ils ne sont enlevés par les an» glais, ils sont perdus , ils n'ont rien à » attendre de la France. » Le lieutenant Aimé clans une de ses visites nous avoit donné, pour me servir de son expression , la bonne nouvelle qu'on bâtissoit dans le quartier de Conamama, des cases pour trois mille déportés. C'étoit au mois d'avril, vers l'époque des élections, que nous vîmes quinze cents nègres rassemblés avec trente ou quarante blancs, après avoir reçu une ration de rhum ,voter par,ordre du directoire , la


( 107 ) nomination de Monge , alors commissaire pour la spoliation de l'Italie, à la place de représentant du peuple de Cayenne. Ce fut alors que nous arrêtâmes entre nous huit, qui mangions ensemble , non encore le projet, mais la ferme résolution de tout hasarder pour nous soustraire par la suite, et ravir au moins à nos tyrans , le plaisir de nous voir périr lentement sous leurs mains de fer. Barthélemy et son ami Letellier, qui se déterminèrent à lier leur fortune à la nôtre, ne furent admis que les derniers au nombre des conjurés : je me sers de cette expression, parce qu'elle a été consacrée par les révolutionnaires, et qu'aux yeux de ces barbares, les victimes qui détournent seulement la tête du coup qui doit les frapper, commettent un crime d'état, et celui-là conspire qui ose défendre sa liberté. Nous communiquâmes notre dessein à Marbois, à La fond et à Tronçon-Ducoudray, qui ne voulurent point s'y associer : jamais ils ne se départirent de leur manière de voir ; ils se reposoient sur leur innocence, comme si elle n'avoit pas été le Ier. motif de leur proscription : ils croyoient devoir à leur patrie, à leur famille,à eux-mêmes, d' a ttendre dans les déserts de Sinamary le jour où la nation de-


( 108 ) manderoit justice. « Oui , disoit Marbois , » qu'on nous fasse justice , justice sévère. » Qu'on nous appelle devant un tribunal » quelconque : qu'on nous juge; et dussions» nous être immolés, que dumoins notre dé» fense soit entendue par nos commettans. » Plus irrité par l'injustice, plus impatient de briser mes fers , je préférois de courir des dangers peut-être moindres , quoique plus grands en apparence ; niais je ne pus m'empêcher d'admirer cette constance et ce respectable aveuglement. Divers motifs nous engagèrent à borner notre confiance. Ancun autre déporté n'y fut admis , et le secret fut très-bien gardé. Le plan de cette évasion varia souvent, selon les moyens que chacun de nous imaginoit tour-à-tour. L'espoir nous soutint jusqu'au moment de l'exécution :nous n'avions plus une autre pensée, une autre occupation. L'idée qui se présentoit le plus naturellement étoit de se réfugier chez les indiens, et de tâcher de percer ensuite par l'intérieur du continent, jusqu'aux établissemens portugais; mais nous n'avions point de guides : nous ne pouvions espérer d'en trouver qui connussent l'idiome et les usages de ces peuples, et qui voulussent se hasarder à nous y con-

duire ; nous savions que la nation de Ga-


( 109 ) libis , la plus voisine des établissemens français dans cette partie, avoit conçu pour eux une grande aversion; et que depuis qu'ils avoient appris l'assassinat du roi des français , commis impunément au milieu de la France, les chefs de ces peuplades avoient interrompu leurs communications. Enfin, nous n'avions que des renseignemens trèsvagues , et n'appercevions que dés difficultés insurmontables. Ce projet fut donc rejeté. Avant de détailler ici le plan que nous adoptâmes, je dois rendre compte de ce qui se passoit autour de nous pendant nos conciliabules et nos apprêts; j'achève de raconter nos plus grands malheurs, nos derniers motifs, pour fuir cette terre de désolation, et je n'aurai plus à m'interrompre , en reprenant le récit de notre délivrance. Le lieutenant Aimé étant tombé malade

,

fut transporté à Cayenne et relevé par monsieur Fréta , officier ferme, mais très-honnête. 11 fit cesser les impertinences des nègres , nous dispensa des roulemens du tambour à la diane, fit de son mieux pour nous soulager. Tronçon-Ducoudray étoit déja très-malade, il avoit besoin d'être servi. II demanda; un nègre; Jeannet lui envoya un nommé


( 110 )

Louis, très mauvais sujet, qu'il tira de la franchise. Nous savions bien qu'on ne mettrait auprès de nous que des hommes dont on se serait assuré auparavant ; mais celui-ci é(oil d'une impertinence intolerable. Il insultoit Ducoudray, et le tourmentoit : celuici se plaignit au commandant Fréta, qui fit arrêter le nègre, et le renvoya à Cayenne. Cette conduite irrita Jeannet: il rappela surle-champ Fréta , le fit de nouveau remplacer par Aimé , et ordonna que le nègre seroit reconduit au fort. Louis revint donc plus insolent que jamais, et servit le malheureux Ducoudray malgré lui. Nous ne fumes pas fâchés que M. Fréta quittât le commandement du fort ; il nous eût éié très-pénible de le compromettre par notre fuite. Voici comment le commandant Aimé signala son retour. J'ai déja fait observer la liaison de l'abbé Brottier avec BiliaudVarennes; la conduite de ce prêtre nous indignoit chaque jour davantage ; il ne parloit que de vengeance, de sang et de la nouvelle terreur qui devoit selon lui opérer la contre-révolution. Lui faisoit-on quelques observations sur ces cris de vengeance, il répondoit précisément comme le fameux docteur révolutionnaire : Et que m' importe


( 111 ) le nombre d'hommes, pourvu que l'espèce reste? Il inventoit d'horribles calomnies eî vomissoit des injures contre tout le monde, Nous lui témoignâmes vivement notre mécontentement de sa conduite. Le commandant Aimé, pour mettre fin , disoit-il, à no3 querelles , nous fit mettre aux fers, vint nous y visiter , et s'appercevant que Barthélemy étoit extrêmement souffrant, il lui dit qu'il voyoit bien qu'il n'avoit pas assez de force pour supporter cette punition , qu'il alloit le faire détacher, et l'envoyer aux arrêts dans sa case. « Laisse-moi,lui répondit froidement Barthélemy, j'ai encore plus de force et de patience , que tu n'as de barbarie. Laisse-moi souffrir en paix avec mes compagnons. » L'abbé Brother , très - charitablement , demanda grâce pour nous. Elle lui fut refusée. Heureusement Jeannet prit fort mal l'acte arbitraire du commandant Aimé, et dès qu'il en fut informé, il envoya le maire du canton Vagel, qui se trouvoit à Cayenne, lui porter l'ordre de nous faire sortir. Dans les premiers jours du mois de mai, Tronçon-Ducoudray et Lafond, qui mangeoient ensemble , se sentirent presqu'en même tems fort incommodés. Quelques heures après, ils commencèrent à vomir avec


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violence, et les symptômes les plus effrayans éclatèrent également dans l'un et dans l'autre. Ils souffraient des douleurs aiguës, et n'avoient pas un instant de relâche. On écrivit sur-le-champ à Jeannet, pour lui demander la faveur qui n'étoit jamais refusée au dernier des criminels, de faire transférer à l'hôpital nos malheureux amis. Nous ne reçûmes d'abord aucune réponse : le danger augmentoit; dénués de tous secours, nos soins ne pou voient adoucir les angoisses de nos malheureux compagnons nous insistâmes. Troncon-Ducoudray déja enflé, et ne pouvant presque passe remuer, écrivit à Jeannet. Cette fois le monstre répondît par écrit au commandant Aimé : « Je ue sais pourquoi » ces messieurs ne cessent de m'importuner; » ils doivent savoir qu'ils n'ont pas été en» voyés à Sinamary pour y vivre éternelle» ment. » Les deux victimes pour lesquelles nous avions déja perdu toute espérance, étoient dans la même case, dans leur hamac, dans leur lit de mort, en face l'un de l'autre;, Les cris que la douleur leur arrachoit, retentissoient au-delà de nos cases; rien ne put calmer leurs affreux vomissemens. Lafond, sur-tout,hurloit avec force, il levoit les mains au


( 113 ) au ciel, appeloit à grands cris sa femme et ses enfans. Ce supplice dura de vingt-cinq à trente jours; mon cœur se serre toutes les fois que je me rappelle ce triste spectacle : nous nous empressions autour des malheureux; Marhois sur - tout, ne quitta pas un seul instant son ami Ducoudray. Je n'oublierai jamais ce zèle ardent de l'amitié, ce courage avec lequel il surmontoit tous les dégoûts, le désespoir qu'on appercevoit dans ses yeux , au moment même où il soutenoit les forces de son ami. Tronçon-Ducoudray lutta avec toute Pénergie de son caractère. La veille de sa mort il se traînoit encore autour du carbet, appuyé sur un nègre. Il entra dans ma case» Je crois voir encore ce spectre ; il s'assit un instant sur mon hamac : « Je ne me flatte plus de » vivre, me dit-il ; mais, si votre projet s'exé» cute, et que je sois encore vivant, emportez» moi; je voudrois exhaler mon dernier soupir » hors de cette affreuse prison : mon cher » Ramel, emportez-moi, si vous pouvez. » Il me parla ensuite de ses deux amis, Dumas et Portalis, se félicitant de ce qu'ils avoient évité ce funeste sort, et me priant, si je les revoyois, de leur dire que sa dernière pensée H


( 114 ) seroît pour eux, et qu'il leur recommandoit ses enfans et sa mémoire. Ce fut son.dernier effort; il succomba le lendemain 27 mai. Quelques heures avant sa mort, il fit rassembler thélemy, Letellier, Willot,

autour de lui Bar-

Pichegru ,

Marbois ,

Aubry , Dossonville et moi.

Voici quelques-unes de ses dernières paroles : « Fuyez,, mes amis, fuyez de Sina» mary,que le ciel vous favorise !

moi je

» vais mourir tout-à-l'heure ; si jamais vous » revoyez mes amis , dites - leur que mon » dernier soupir a été pour eux et pour mon » pays ; n'oubliez pas mes enfans. Si jamais » la fortune vous favorise , ne troublez pas » notre pays ; bravez plutôt la misère. » Fuis soulevant la tète , et nous montrant la case de Brothier : « Il ne parle que de guerre » civile, il la desire : ah ! mes amis, promettez» moi que vous l'empêcherez si vous le pou» vez,promettez-le-moi.» Il souffroit encore dans ce dernier instant des douleurs cruelles, il avoit une soif ardente ; mais tous ses sens, toutes ses facultés étoient présentes. 11 partagea avec nous ce qui lai resloit d'argent comptant ; il nous recommanda de nouveau d'avoir soin de sa mémoire ; il vit couler nos larmes.

11 nous dit adieu. Quelques

momens avant qu'il expirât, l'abbé Brothier


( 115 ) vint lui offrir ses secours spirituels ; il le remercia, et lui dit seulement : « J'ai tou» jours cru en Dieu, j'ai toujours eu con» fiance en sa justice. » Marbois ferma les yeux de son ami. Lafond agonisant, témoin de cette scène, sembloit ne pas devoir survivre à son ami. Absorbé par sa douleur, il pouvoit à peine articuler quelques sons; muet dans quelques instans, dans d'autres il nommoit avec attendrissement ses enfans et sa femme sur le portrait de laquelle ses regardsrestoient constamment fixés. Je n'ai pas de termes pour exprimer nos regrets : frappés de la perte que nous venions de faire , et de celle qui nous menaçoit, notre douleur concentrée ne s'exhaloit que par des gémissemens sourds , plus pénibles mille fois que les larmes les plus amères. Tant de violences exercées contre nous, et la rage effrénée du commandant, qui, lorsqu'on

signaloit

des

vaisseaux

s'ecrioit , en prenant les »

ennemis,

armes : « Ah I

vous comptez sur les anglais ; mais vous

» avez beau faire, ils ne vous prendront pas » vivans. » Plus que tout cela , l'approche de la saison mortelle des pluies et des ouragans, nous faisoient soupirer ardemment après le jour où nous pourrions affronter librement H 2


( 116 ) d'autres périls, pour nous arracher de ce tombeau. Avant queTronçon-Ducoudray et Lafond tombassent malades, notre parti étoit pris. Nous avions, comme je l'ai dit, renoncé à nous réfugier chez les indiens, et nous étions décidés à nous confier à la mer. Nous savions que les habitans de Surinam prenoient un vif intérêt à notre situation ; ils nous l'avoient fait témoigner : ils avoient même adressé au général Pichegru une petite provision de bierre et de vivres frais: elle ne nous étoit pas parvenue; mais l'insolence du caboteur français , qui s'en étoit chargé , et qui vint au fort se vanter, devant nous , d'avoir bu et mangé , avec son équipage, ces provisions qui nous étoient destinées par les généreux hollandais de Surinam, nous dévoila ce secret important : notre espérance en fut d'autant plus fortifiée; mais nous n'avions aucune connoissance de cette côte immense et inhabitée ; nous n'avions aucun moyen d'y naviguer : les goélettes , les seuls bâtimens qui fréquentoient la rivière de Sinamary, mouilloient à la pointe, à une lieue du fort, et nous ne pouvions espérer de nous soustraire à la vigilance du commandant, ni d'atteindre et d'enlever au mouillage


( 117 ) un de ces bàtimens : point de secours, point d'armes. Nous nous promenions souvent sur le rempart, le long de la rivière ; nous fixions , en soupirant, la côte de l'ouest. Notre imaginations s'épuisoit, nos regards se fatiguoient sur cette vue monotone, et nousn'appercevions ni sur les eaux, ni dans les bois , rien qui pût nous inspirer une idée secourable. Il y avoit au pied de ce bastion, en dehors du fort et au bord de la rivière, une petite pirogue qui servoit à transporter à la redoute de la' pointe, la garde montante, et à ramener l'ancienne. Cette petite pirogue avoit ses agrêts , et étoit consignée au sentinelle, qui étoit posé sur l'angle flanqué du bastion, dans l'intérieur duquel se trouvoit le corps-de-garde. Nous avions souvent regardé la pirogue avec des yeux d'envie ; mais ce ne fut que peuà-peu , et poussés par le désespoir, que nous nous accoutumâmes à l'idée de nous hasarder, en pleine mer, sur un si frêle esquif : aucun de nous ne savoit conduire un bateau, et sur-tout une pirogue , dont la manœuvre est difficile et périlleuse au milieu des flots. Nous n'avions point de boussole; il falloit nous confier à quelqu'indien , ou à quelque matelot. Notre première tentative échoua ·

Piche-


( 118 ) gru ayant essayé de séduire un indien qui venoit vendre des légumes dans le fort, celui-ci répandit les soupçons que cette demiouverture lui avoit donnés. Nous hasardâmes de nous ouvrir sans réserve à une personne qui se trouvoit alors dans le fort, et que ne je dois pas nommer : si cet écrit tombe dans ses mains,

qu'il re-

çoive ici en secret ce témoignage public de ma reconnoissance, et de celle de mes compagnons ; qu'il apprécie les vrais motifs de ma discrétion, et mes regrets de ne pouvoir publier son nom comme je publie sa bonne action ! Cette personne fut sensible à notre confiance, et la justifia : elle connoissoit fort bien la côte , et nous confirma dans l'opinion, que nous ne pouvions aller qu'à Surinam ; mais en nous donnant sur les divers postes des hollandais les renseignemens dont nous étions avides , elle nous assura qu'il n'étoit pas possible que cette pirogue si petite et si fragile put nous conduire jusque-là, que nous avions au moins cent lieues de navigation de la rivière de Sinamary aux portes du fort Orange et de Mont-Krick ; qu'il n'y auroit aucune sûreté à prendre terre avant ce point-là ; et quand même nous y serions parvenus, il y avoit dans cette colonie hol-


( 119 ) landaise une vigilance si sévère , que nous ne devions pas nous faire connoître; et d'un autre côté, tous les étrangers qui n'avoient pas de bons passe-ports , n'y étoient point admis, et en étoient même repoussés. C'était par cette police et une administration également ferme et paternelle, que l'ancien gouverneur de

cette heureuse colonie l'avoit

conservée à la métropole. M. de Frédéricci s'étoit ainsi maintenu depuis le commencement de la révolution dans une égale indépendance, et des anglais, dont il avoit refusé la protection, tout prêta à défendre la colonie de Surinam contre leurs attaques , et du parti révolutionnaire , auquel il refusoit d'abandonner des propriétés si précieuses à ses concitoyens. Combien de nouveaux motifs d'espérance ,

combien de nouvelles diffi-

cultés ! Nous avions un ami à Cayenne; un de ces ami si rares dons le tems où nous vivons, qui ne craignoit pas de se compromettre, et qui, si son nom échappoit à mon indiscrète gratitude ,

braveroit encore avec courage le

ressentiment des tyrans. Nous l'instruisîmes de nos projets. Il ne tarda pas huit jours à nous transmette par une main amie et sûre, huit passe-ports, tous signés de la main de Jeannet, et en tout conformes à ceux qu'il H 4


( 120 ) avoit coutume de délivrer aux habitans de la colonie qui alloient pour leurs affaires dans les colonies voisines. Ils étoient sous les noms supposés suivans: Celui de Barthélemy, sous le nom de Gallois. Pichegru ,

·

Picard.

Dossonville,

Daunon.

Aubry,

Desailleux.

La Rue ,

Delvezai.

Letellier,

Toliibois.

Willot,

Toulouse.

Ramel,

Fréderik.

A mesure que notre projet mûrissoit, nous redoublions de précautions pour que nos geoliers ne pussent rien apprendre ; mais c'était sur-tout vis-à-vis de ceux des déportés qui n'étaient pas dans notre secret, que nous étions obligés à une circonspection très-difficile. L'abbé Brothier soupçonna le mystère, mais ne parvint pas à le pénétrer. Il se contentoit de répéter souvent : « On se cache » de moi, on trame quelque chose que je sais » fort bien ,et je ferai prendre les gens sur le » fait.» Il en étoit capable : nous ne pouvions «tendre davantage le cercle de nos confidences , sans compromettre le succès. Quand je comptais les conjurés, et que du haut des


(

121

)

remparts je mesurais d'un œil furtif cette étroite pirogue, je la trouvois bien insuffisante. Cependant, quoique notre troupe fût déja trop nombreuse, nous fîmes une dernière tentative pour déterminer Marbois à venir avec nous Il fut inébranlable dans sa résolution comme dans ses opinions ; il n'eut pas d'ailleurs abandonné son collègue malade, son ami Ducoudray; et depuis sa mort,

il

sembloit qu'il fût retenu par la terre qui l'avoit reçu. Ni l'opinion de Marbois , ni la peinture qu'il nous fit des dangers d'une navigation qu'ilconnoissoit mieux que nous, ni la peine que nous avions à nous séparer de lui, rien ne put nous détourner d'achever notre entreprise; tant étoient profonds nos ennuis, nos dégoûts , notre horreur pour la prison de Sinamary ! Il ne nous manquoit plus qu'un pilote ; mais où trouver dans ce désert l'homme capable d'un tel dévouement, l'ange qui devoit nous sortir de cet enfer ? Voici comment la Providence y pourvut. L'ordre, dit-on, donné par le directoire de courir sur les vaisseaux neutres, fit sortir du port de Cayenne, vers le 20 mai, une foule de petits corsaires, dont Jeannet excita la cupidité : l'un de ces corsaires, commandé


( 122 ) par le capitaine Poisvert, captura à la hauteur de Sinamary un bâtiment américain, commandé par le capitaine Tilly, qui, luimême étoit propriétaire de la cargaison : elle consistait en farine et en divers comestibles, que le capitaine Tilly apportait précisément à Cayenne; il avoit aussi dans sa cargaison une provision précieuse de quarante mille bouteilles de vin de Bordeaux , de vin du Rhin, et de diiférens vins d'Espagne. La crainte d'être pris à son tour, par quelque fVégate ou corsaire anglais, en louvoya nt contre Les ccurans pour remonter jusqu'à Cayenne, détermina le capitaine Poisvert à venir mouiller avec sa prise dans la rade de Sinamary; peut-être aussi craignoit-il pour sa proie, le partage du lion Jeannet. Poisvert amena lui-même au fort de Sinamary l'équipage de la prise , et le capitaine Tilly, qu'il traita avec beaucoup d'égards ; ce fut un grand évènement pour le commandant Aimé, qui en attendoit quelques profits, et le plaisir de s'enivrer avec du bon vin de Bordeaux ; les nègres et une partie de la garnison furent aussi très-contens d'être em ployés au débarquement de la cargaison américaine ; déja ce mouvement, ce nouvel


( 123) intérêt étoit pour nous une diversion favorable. Mais quel fut notre étonnement, quand le capitaine Tilly vint vers nous sans témoins , et nous dit en fondant en larmes : « Hélas ! » c'est vons,infortunés!c'est vous queje cher» chois. Je vous savois ici; j'ai des nouvelles » de vos familles et de vos amis, des paquets » que j'ai cachés dans des b irds de farine, » auxquels je ne peux plus toucher; je ne » m'attendois pas à être attaqué par un cor» saire français ; je me suis laissé affaler sous » le vent de Cayenne, pour avoir un pré» texte de mouiller dans la rade de Sinamary » ou dans celle de Gourou , d'où j'espérois » lier avec vous des intelligences , et parvenir » à vous enlever : le ciel en a dispose autre» ment; je devois eue votre libérateur, je » suis prisonnier avec vous ; que puis-je fail e » encore pour vous servir » ? Qu'on juge de l'impression que durent faire sur nous, d ans de telles circonstances, les premières paroles du capitaine Tilly ! sa seule présence étoit pour nous un bienfait du ciel : c'étoit depuis notre emprisonnement à Sinamary , la seule personne qui eût pu communiquer librement avec nous, et nous donner des nouvelles sûres de notre malheureuse patrie,et de l'état général

de

affaires; nous avions appris,


( 124 ) sans aucun détail ; la paix de Campo-Formio Tilly mit le comble à notre étonnement comme à notre indignation, en nous apprenant l'invasion de la Suisse. Barthélemy en fut sur-tout très-affecté. Enfin les violences commises envers les américains, dont il étoit lui-même la preuve trop évidente, achevèrent de nous convaincre que nos malheureux concitoyens étoient entiérement asservis , et qu'il n'y avoit plus de frein aux usurpations du directoire. La loyauté du capitaine Tilly, ses manières franches et ouvertes, l'intérêt qu'il nous témoignoit, et que nous pouvions supposer partagé par la généreuse et libre nation à laquelle il appartenoit, entraînèrent notre confiance. Nous lui communiquâmes notre projet; nous le conduisîmes sur le rempart , en feignant de nous promener. Nous lui montrâmes la pirogue ; il frémit : « Non , » non , messieurs, nous dit-il, ne vous ha» sardez pas jusques-là ; vous périrez certai» nement. Cette pirogue ne peut ni vous » contenir tous , ni vous conduire jusqu'à » Surinam ; croyez-en mon expérience, cela » ne se peut pas. » Nous lui répondîmes que nous étions résolus à périr , plutôt que de rester entre les mains des barbares ; qu'au reste nous ne faisions qu'aller librement au-


( 125 ) devant d'une mort inévitable ; que si nous la rencontrions prompte et violente dans le naufrage, le souvenir de la longue agonie de nos amis en adouciroit les horreurs. « Eh » bien, reprit-il, je ne crois pas que vous » puissiez échapper à tant de dangers; mais » ne me refusez pas de les partager, je veux » gouverner moi-même la pirogue. J'em» menerai mon pilote, mon intrépide Bar» rick, et peut-être que le ciel nous pro» tégera, que les vents nous serviront. » Dès ce moment le capitaine Tilly se montra aussi ardent que nous-mêmes à protéger notre fuite. Il mit dans notre confidence le brave Barrick, qui ne balança pas à se dévouer pour notre salut : nous ne voulûmes jamais consentir à ce que le capitaine Tilly s'embarquât avec nous; mais il ne tenoit aucun compte de nos refus, ni des craintes qu'il nous avoit lui-même inspirées sur la petitesse du canot. Tout étant prêt, il ne nous restoit plus qu'à choisir le moment favorable pour tromper la vigilance du commandant Aimé, échapper à celle de Brothier, attaquer le poste, ou du moins la sentinelle qui veilloir sur la pirogue, sortir du fort pour l'enlever, enfin gagner la haute mer, avant que l'alerte fùt donnée à la garnison.


( 126 )

En se rappelant ce que j'ai dit des services secrets qui nous furent rendus par quelques personnes, on pourra présumer les soins qu'ils prirent pour nous aider à vaincre ces dernières difficultés, et sans désigner précisément les individus, il suffira qu'on connoisse les moyens qui furent employés. C'étoit le premier juin ; nous touchions presqu'au jour marqué , à la scène préparée pour faciliter notre entreprise ; nous approchions du dénouement sous l'augure sinistre des funérailles de notre ami. Sa perte étoit encore récente lorsque le capitaine Tilly nous annonça que Jeannet avoit donné l'ordre de le tranférer à Cayenne avec tout son équipage , et qu'il devoit être embarqué dès le lendemain. Ce fut pour nous un coup de foudre,nous en fûmes presqu'abattus; Tilly vouloit absolument se sacrifier et se cacher dans les bois jusqu'au lendemain 5 juin , dernier terme de notre cruelle attente , et courir à la pirogue au signal convenu. Nous eûmes beaucoup de peine à obtenir de lui qu'il cédât au brave Barrick l'honneur de cette belle action. Nous lui observâmes que la disparition de Barrick au moment où l'on feroit l'appel de l'équipage de la prise ,éveilleroit moins les soupçons <;ue celle du capitaine ,dont les visites aux. déportés, et les


( 127 ) promenades avec eux n'avoient été déja que trop remarquées. Tilly ne se rendit encore qu'avec peine à cette dernière considération; il nous quitta pour aller s'exposer à de plus grands dangers que nous, et porter tout le poids de la fureur de Jeannet, soit que cous fussions assez heureux pour nous échapper, soit que nous eussions le malheur d'être découverts et arrêtés avec Barrick. Tilly ne songeoit qu'à nous, et s'il nous savoit une fois arrivés à Surinam , il lui importoit peu ce qu'on feroit de lui. Quels adieux ! Qui de nous osa se flatter de te revoir, incomparable Tilly? Barrick disparul à l'instant, et se cacha dans les bois. Il fut convenu que le surlendemain, 3 juin, au coup de neuf heures, il se trouverait au bord de la rivière sous le bastion, et sauteroit dans la pirogue au moment où il nous verroit paraître; mais nous étions fort inquiets du sort de Barrick, qui fut presque dévoré par les monstres : il ne put se défendre des serpens et du terrible cayman, qu'en demeurant pendant trentesix heures perché sur un arbre, où il n'étoit point à l'abri des tigres. Le capitaine Poisvert avoit invité le commandant du fort à venir dîner, le 3 juin , à bord de la prise américaine : il voulait


(

128 ) témoigner sa reconnoissance du bon accueil et des secours qu'il avoit reçus de la garnison , qui, deux jours auparavant, avoit fait très - bonne contenance vis-à-vis d'un corsaire anglais qui s'étoit approché du mouillage. Pendant qu'il donnoit un beau repas, et présentoit les vins les plus précieux au commandant, il faisoit donner à la garnison du gros vin de Bordeaux. Une jeune fille qui étoit arrivée de Cayenne depuis quelques jours, en faisoit les honneurs, et distribuoit les bouteilles de vin avec profusion aux soldais dans leurs casernes, dans le corps de garde, aux nègres dans leurs cases, aux sentinelles à leurs postes, aux déportés clans leur hangard. A h ! que cette journée nous parut longue ! Avec quel intérêt nous suivions des yeux cette jeune fille si joyeuse de verser des rasades aux soldats déja enivrés ! son activité , sa sollicitude nous servirent à souhait. Tous burent largement, et nous aussi : nous eûmes l'air de prendre part à cette orgie; nous feignîmes une querelle entre nous pendant notre dîner, afin d'éloigner d'autant plus les moindres indices du complot : Aubry et Larue injurièrent Barthélemy; Letellier s'en mêla ; Dossonville et Pichegru se menacèrent; Willot et moi paroissions vouloir


( 129 ) vouloir pacifier ; les verres et les assiettes voloient, le vacarme fut à tel point, que les autres déportés accoururent pour les séparer; l'abbé Brothier lui-même nous engagea à mettre fin à ce scandale, qui s'accrut d'autant plus. Barthélemy fut le plus inhabile à feindre; et dans un faux geste de fureur, cassant froidement son verre, un éclat de rire manqua de le trahir. La nuit s'approchoit; nous vîmes rentrer chez lui le commandant Aimé, tout-à-fait ivre, et qu'on portoit comme s'il eût été mort. Le silence avoit succédé aux chants, aux cris des buveurs; les soldats et les nègres étoient couchés çà et là, le service oublié, le corps-de-garde abandonné. Avant de nous retirer dans nos cases, nous fîmes nos adieux à Marbois, pour qui cette séparation fut un pénible sacrifice, et qui regarda ce moment comme notre dernière heure. Elle sonna cette dernière heure de notre séjour à Sinamary ! neuf heures sonnèrent; Dossonville qui veilloit, avertit chacun de nous. Nous sortîmes, et nous nous rassemblâmes vers la porte du fort, dont le pont n'étoit point encore levé. Tout dormoit d'un sommeil profond. Je monte avec Pichegru et Aubry, sur le bastion du corps-de-garde , I


( 130 ) et je vais droit au sentinelle, ( c'étoit ce misérable tambour qui nous avoit tant tourmentés); je lui demande l'heure qu'il est. Il fixe les étoiles. Je lui saute à la gorge . Pichegru le désarme; nous l'entraînons en le serrant pour l'empêcher de crier : nous étions sur le parapet : l'homme se débat fortement, nous échappe, et tombe dans la rivière. Nous rejoignons nos camarades au pied du rempart, et n'appercevant personne clans le corps-de-garde, nous courons y prendre des armes et des cartouches ; nous sortons du fort, nous volons à la pirogue. Barrick étoit là : il vient au-devant de nous, il nous aide , il nous porte dans la pirogue; Barthélemy, infirme et moins agile que nous , se laisse tomber, et s'enfonce dans la vase; Barrick le saisit d'un bras vigoureux , le retire, le met dans la pirogue. Le cable est coupé, Barrick tient le gouvernail : immobiles, silencieux, nous nous laissons aller au fil de 1 eau ; les courans et la marée entraînent le léger esquif : nous écoutons, et n'entendons que le murmure des eaux et la brise de terre, qui bientôt enfle notre petite voile. Nous cessons de voir le tombeau de Sinamary. Quand nous approchâmes de la redoute de la poinle qu'il falloit passer, nous ame-


( 131 ) nâmesla voile, afin d'être moins apperçus. Nous savions que les huit hommes qui étoient de garde à la redoute, avoient reçu leur bonne part des bienfaits du capitaine Poisvert , et qu'ils dévoient s'être enivrés comme leurs camarades. "Nous ne fûmes point hêlés; la marée nous porta au-delà de ta barre ; nous laissâmes à notre droite le vaisseau de notre brave ami Tilly ; nous passâmes tout près de la goëlette la Victoire, qui venoit d'arriver de Cayenne, et que nous savions être commandée par l'honnête capitaine Brachet, que notre fuite a dû bien réjouir, et qui certainement ne s'y seroit point opposé. La brise fraîchit; la mer étoit belle; mais en gagnant le large , nous courions le risque de nous égarer, et si nous suivions la côte de trop près, nous pouvions nous briser sur les écueils dont elle est parsemée jusqu'à Iraconbo : la lune parut tout-à-coup, comme pour éclairer notre marche; ce moment fut délicieux ; nous nous félicitâmes, nous remerciâmes la Providence, et notre généreux pilote Barrick , qui étoit dans un état affreux, enflé et meurtri par les piqûres des moustics. Nous voguions heureusement depuis environ deux heures , lorsque nous entendîmes trois coups de canon ; deux du fort de Sinamary, et un de la redoute de la pointe :


( 132 ) bientôt après , le poste d'Iraconbo répéta les trois coups de canon : nous ne pûmes douter que notre fuite ne fût découverte; nous ne redoutions déja plus les poursuites directes de Sinamary, où il n'y avoit pas un seul bateau qui pût être armé ; nous avions d'ailleurs assez d'avance : les bâtitimens que nous avions laissés en rade, auroient seuls pu donner la chasse; mais les capitaines Poisvert et Brachet, auxquels le commandant Aimé ne pouvoit donner des ordres, n'auroient point appareillé sans un ordre de Jeannet. Nous n'avions donc à redouter que le détachement d'Iraconbo, que nous savions n'être composé que de douze hommes ; ils ne pouvoient venir à notre rencontre, que dans un bateau à-peu-près comme le nôtre, avec huit ou dix hommes armés : nous continuâmes à ranger la côte, préparant nos armes, et bien déterminés à nous défendre si nous étions attaqués, ou qu'on cherchât à nous barrer le passage sous le fort d'Iraconbo. A quatre heures du matin, deux coups de canon se firent entendre dans l'est, et dans la minute il y fut répondu par un coup qui partit presque à nos oreilles ; nous étions devant le fort ; il étoit nuit encore ; rien ne


( 133 ) parut ; nous marchions bien , et quand le jour se fit, nous nous trouvâmes sous le vent d'Iraconbo : nous n'avions plus à craindre d'être poursuivis ; il nous restoit à vaincre les dange rs de la mer. Notre pirogue étoit si petite et si rase, que les moindres vagues la remplissoient, et nous étions obligés de travailler sans cesse à la vider avec une calebasse. La pirogue étoit si légère, que le moindre mouvement pouvoit la faire chavirer. Nous fûmes au moment de périr de cette manière par une imprudence dont je fus seul coupable. Je ramois; un faux coup ayant engagé mon aviron, mon chapeau tomba dans la mer : je me penchai vivement pour le reprendre. Mon poids entraîna si subitement la pirogue hors de son équilibre , qu'elle ne se rétablit que fort difficilement ; elle fut toute remplie d'eau. L'adresse de Barrick, et l'activité avec laquelle nous travaillâmes, nous releva. Je fus sévèrement réprimandé par Pichegru, que nous avions fait notre capitaine. Barthélemy , encore tout noir de la vase de Sinamary, profita de cette occasion pour se laver. J'eus le malheur de perdre mon chapeau, et ne pus défendre ma tête des rayons ardens du soleil , qu'en me faisant un turban de feuilles

de

bananiers , que les

nègres


( 134 ) pêcheurs avoient laissées dans le fond de la pirogue. Nous n'avions ni boussole, ni instrument pour prendre hauteur. Nous pouvions nous égarer dans la nuit ; le moindre coup de vent pouvoit nous arracher de la côte , lorsque nous étions forcés de tenir le large, à cause des rochers, ou des courans qui se trouvent aux embouchures des rivières. Il nous avoit été impossible de nous charger d'aucune provision ; nous n'avions pas même du biscuit, ni de l'eau, Letellier avoit apporté seulement deux bouteilles de rhum. Nous étions persuadés que les vents qui souillent constamment d'est en ouest le long de cette côte, nous porteraient en deux jours à la hauteur de Monte-Krick, et qu'il suffiroit de soutenir nos forces jusque-là par une liqueur spiritueuse. Nous souffrîmes beaucoup de la chaleur pendant la journée du 4 ; cependant la brise étoit bonne. Nous rangions la côte, et quand la nuit nous en déroba la vue, nous nous estimions dé,a par le travers de l'embouchure de la rivière de Marowni, dont les deux rives forment les limites respectives des possessions françaises et hollandaises , et qui n'est guère qu'à quarante lieues au vent du poste de Monte-Krick, A onze heures


( 135 ) du soir, au lever de la lune, nous n'apperçûmes ni dans la conformation des terres ni dans le mouvement des eaux, rien qui nous annonçât l'embouchure d'une grande rivière. Le 5 , nous ne fûmes pas plus heureux : nous poursuivîmes notre route jusqu'à la nuit, sans avoir connoissance de la rivière ni du fort de Marowni. Nous étions vraisemblablement encore un peu au vent, et endeçà de la rivière d'Amaribo, partie de la cote qui se relève un peu vers le nord-ouest , et ne permet pas de découvrir fort au loin. Le 6, un calme plat nous surprit; une faim cruelle nous tourmentoit. Nous n'avions rien mangé depuis trois jours ; nous étions desséchés par le soleil, dont l'ardeur n'étoit plus tempérée par la brise. N'étant plus distraits par le mouvement, ni soutenus par l'espoir prochain d'atteindre le ternie de notre fatigante navigation, nous vîmes toute l'horreur de notre situation ; nous cherchions à relever notre courage ; nous n'avions plus à attendre des secours humains , plus rien de nos efforts trompés par les élémens. C'est dans ce jour de désespoir que nous nous excitâmes mutuellement à sacrifier nos justes ressentimens , à ne pas nous laisser entraîner par la vengeance : nous jurâmes, devant Dieu, de ne jamais porter les armes X 4


( 136 ) contre notre patrie; nous nous résignâmes à la volonté de la Providence. Le lendemain, 7 juin, quatrième jour de notre navigation , le vent s'éleva , et fraîc hit un peu vers huit heures du matin ; à dix heures nous nous trouvâmes en vue du fort de Marowni, et par le travers de l'embouchure de la rivière , que les bas-fonds, les récifs et les courans rendent très-dangereuse, Nous ne franchîmes ces obstacles qu'avec beaucoup de fatigue et de danger: nous fûmes très inquiétés par des requins monstrueux, qui entouroient et assailloient notre pirogue; nous les éloignâmes à coups de fusil. Nous supportions avec patience le tourment de la faim, jusqu'à nous égayer, par des plaisanteries, sur les divers symptômes de nos souffrances ; nous cherchions des yeux, mais toujours vainement, le fort et la rivière d'Orange ; sur les six heures du soir, nous fûmes encore retenus par le calme. Le 8 , à trois heures du matin, les vents ayant fraîchis de nouveau, nous nous remîmes en route. A une heure, nous apperçûmes le fort Orange; nous le doublâmes, dans l'intention de ne mettre à terre qu'au poste de Monte-Krick , comme on nous l'avoit recommandé : nous nous trouvions


( 137 ) vîs-à-vis le fort, à une bonne portée de canon, lorsque nous fûmes salués de plusieurs coups à boulet de gros calibre, qui se succédoient si vivement, que nous eussions été infailliblement atteints et coulés bas, si nous n'avions gagné le large. Cette rigueur nous fit redouter encore plus d'acoster la terre. Nous avons su depuis, qu'on avoit voulu seulement nous forcer d'arborer notre pavillon : nous n'en avions point. Vers quatre heures après-midi, le tems s'obscureit, le vent augmenta ; nous allions très-vîte, et cependant nous avions peine à. fuir devant la lame qui nous poussoit vers la côte; notre brave pilote espéroit pouvoir atteindre Monte-Krick avant l'orage; mais nous ne pûmes tenir plus long-tems; nous risquions à chaque instant d'être engloutis : Barrick dirige la pirogue vers le rivage ; au moment où nous l'atteignons, une forte vague se brise et nous fait chavirer; la marée étoit basse , nous nous enfonçâmes dans la vase; et malgré les efforts qu'il fallut faire pour nous dégager, malgré l'orage affreux qui fondoit sur nous, nous n'abandonnâmes point la pirogue, et nous parvînmes à la retourner. Enfin nous prenons terre, ignorant où nous étions, ni s'il nous seroit possible d'aller le


( 138 ) long de la côte jusques au fort Orange , dont nous nous estimions à huit lieues, quoiqu'il ne fut distant que de quatre. Nous étions exténués de fatigue et de faim; nos haillons étoient fous mouillés et couverts de fange; nous n'avions d'abri qu'un bois couvert d'insectes et de reptiles ; nous avions perdus, dans le naufrage, nos armes et nos munitions, et comme la nuit s'approchoit , nous entendions les huriemens des tigres dans les intervalles du mugissement des vagues. Quelle horrible nuit ! les vents déchaînés, une pluie de déluge, un froid pénétrant. Nous recueillîmes le reste de nos forces, et nous travaillâmes toute la nuit à retenir notre pirogue, que les vagues entraî noient, et qui, malgré nos efforts, fut très-endommagée. Croira-t-on qu'il nous restât assez de forces pour une telle manœuvre, après avoir souffert la faim, et enduré tant de fatigues pendant cinq jours et six nuits ? Nous étions tous nus dans la mer, luttant contre les flots , qui nous arrachoient notre dernière espérance. Barthélemy , malgré ses infirmités, travailloit avec nous, et nous donna l'exemple de la patience et du courage pendant cette nuit épouvantable. Au point du jour (c'étoit le 9 juin, et le


( 139 ) sixième depuis notre départ de Sinamary) , nous nous regardions avec une mutuelle pitié, nous étions transis de froid, nous nous sentions tout près de succomber, mais nous nous consolions encore, en disant: « Du moins, » nous ne mourrons pas entre leurs mains. » Pichegru avoit sauvé du naufrage, sa pipe et son briquet, nous parvînmes à faire du feu; nous séchâmes nos vêtemens ; le ciel redevint serein , mais le vent souffloit avec furie. Nous étions couché à plat-ventre sur le sable, ne pouvant nous défendre de la piqûre des insectes, et des morsures des crabes. Letellier avoit si bien ménagé la petite provision de rhum , qu'il en restoit encore une demi-bouteille. Nous avions le cœur si serré, que nous n'avions pas la force d'avaler; nous nous rafraîchissions seulement la bouche et les lèvres. Pendant cette journée du 9, Letellier, héroïque ami de Barthélemy, lui avoit arrangé un petit abri avec des branches d'arbres, et pendant qu'il reposoit ou plutôt qu'il s'éteignoit, Letellier, oubliant ses propre souffrances , chassoit les insectes avec un léger rameau, et les écartoit du visage et des mains de son maître. Quel dévouement, quelle part glorieuse Letellier prit à nos malheurs !


( 140 ) Le soir, le tems redevint obscur ; nous eûmes encore à travailler une partie de la nuit, pendant la marée, pour conserver la pirogue, n'ayant aucun autre moyen pour la fixer : comme les tigres nous approc hoient beaucoup, nous ranimâmes notre feu, et nous passâmes ainsi le reste de cette seconde nuit depuis notre naufragé , et la septième depuis notre évasion. Le 1ο juin , au point du jour, nous apperçûmes au loin un vaisseau , que Barrick reconnut pour étre corsaire anglais. Nous étions blottis sous des arbres où nous avions fait une espèce de cabane : j'en sortis à six heures du matin pour examiner le tems, et notre pirogue. J'avois à peine fait quelques pas en me traînant, que j'apperçois sur le rivage à environ deux cents pas deux hommes armés, qui venaient vers nous: j'accours, et crie. Voila des hommes ; tous nos malheureux se lèvent à la fois. Barrick, qui é:oit le plus malade, à cause des piqûres des moustics de Sinamary, Barrick s'élance; je lui montre les deux hommes ; il part comme un trait; nous nous cachons pour ne pas effrayer par le nombre. En voyant accourir le pauvre Barrick, qui n'àvoit plus figure humaine , les deux soldats s'arrêtent et le couchent en joue : il


( 141 ) fombe à genoux, lève ses mains suppliantes pousse des cris , fait des signes, montre la pirogue ; les soldats l'écoutent , s'approchent de lui ; nous les entourons. C'étoient deux soldats allemands de la garnison de MonteKrick. Pichegru leur parla, et nous apprîmes que nous n'étions qu'à trois lieues du fort de Monte Krick. Ces soldats étoient envoyés en ordonnance au fort Orange , où ils ne pouvoient manquer de rendre compte du nombre et de l'état des naufragés; nous nous décidâmes à députer deux d'entre nous vers le commandant du fort, pour lui demander des secours, exhiber nos passe-ports, et lui cacher qui nous étions. Barthélemy et Larue furent choisis; nous leur fîmes boire le reste du rhum; ils partirent. Au moment où ils arrivèrent au fort Orange, le commandant disposoit un piquet de 5o hommes pour venir nous enle νer. Nos envoyés exposèrent les motifs de notre voyage, comme marchands , et tous les détails du naufrage dans lequel nous avions perdu toutes nos provisions et nos effets, ils ajoutèrent que le mauvais état de notre pirogue presque brisée, ne nous avoit pas permis de nous remettre en mer après la tempête. Le commandant les accueillit avec beaucoup d'humanité, et pendant qu'il leur


( 142 )

fit donner à manger, il envoya des ouvriers et des nègres pour réparer notre pirogue nous aider à la remettre à flot, et tâcher de retrouver nos prétendues marchandises Nous vîmes arriver de loin cette troupe d'environ vingt personnes, qui ne laissa pas de nous inquiéter, jusqu'à ce que deux de ces ouvriers, qui parloient français, nous eussent expliqué les ordres qu'ils avoient reçus ; nous les menâmes vers la pirogue, ils la tirèrent à terre, et se mirent à la réparer avec le plus grand zèle, beaucoup d'adresse et d'activité. A six heures du soir , Barthélemy et Larue arrivèrent; ils étoient si joyeux et si troublés , qu'ils ne songèrent pas à nous apporter une bouteille d'eau. Nous ne pouvions comprendre que Barthélemy eût retrouvé assez de force pour fournir une course de huit lieues sur des sables brûlans. Notre pirogue étoit déja réparée, les flots paroissoient appaisés ; nous aurions bien voulu nous embarquer sur-le-champ ; mais il falloit attendre la marée: les ouvriers que nous récompensâmes de notre mieux, et que nous étions fâchés de retenir pendant la nuit, avoient ordre de ne pas nous quitter que nous ne fussions en mer. L'état de Barrick empiroit ; cette nuit que nous devions


( 143 ) passer encore au milieu des insectes, pouvoir,

être la dernière pour Barrick. Qu'on n'oublie point que ce brave homme, dont la force physique égaloit le courage et la vertu, avoit souffert un cruel supplice pendant les deux jours qu'il avoit passés dans les bois de Sinamary pour attendre le moment de notre évasion. Nous n'avions plus un instant à perdre pour sauver notre sauveur. Le 11 juin, au point du jour, Barthélemy, Larue, Aubry et Dossonville s'acheminèrent à pied le long de la plage, vers le fort de Monte-Krick, pour y demander asyle pour les pauvres marchands naufragés, et nous faire préparer à manger. Quelques heures après, à la haute marée, Pichegru, Willot, Letellier et moi, nous remontâmes dans la pirogue, que les ouvriers poussèrent vigoureusement au large, en nous disant adieu : Barrick, mourant, reprit le gouvernail, et un peu avant midi, la pirogue entra heureusement dans la petite rivière de Monte-Krick. Nous débarquâmes.Barrick triomphant, reçut, par ce succès , le prix le plus doux de son généreux dévouement. Le commandant du poste de Monte-Krick avoit déja très-bien accueilli nos compagnons, et nous a voit fait donner une case vaste, propre et commode sur le bord du Krick. Quel

mo-


( 144 ) ment que celui de notre réunion dans cette case ! Nos amis nous avoient préparé deux poules , du riz et du pain — Du pain , qui cette fois fut arrosé de larmes de joie et de reconnoissance ; nous vivions, nous avions échappé à nos bourreaux , aux dangers de la mer, à la famine; nous étions libres. Après avoir pris un peu de nourriture, avec beaucoup de précaution, nous amarâmes noire pirogue, qui nous sembloit un être animé, et pour laquelle nous avions tous conçu une affection reconnoissante. Nous nous rendîmes ensuite auprès du capitaine qui commandoit au fort, et que notre arrivée avoit jeté dans un grand embarras ; il ne trouvoit aucune vraisemblance dans le rapport que nous lui faisions comme marchands; notre dénuement, nos haillons démentoient cette fable, et pourtant notre langage démentoit notre misère. Il ne revenoit pas de sa surprise, en considérant notre pirogue, et l'audace avec laquelle nous nous étions hasardés en pleine mer. Ce capitaine parloit français , nous fîmes de notre mieux pour le persuader; nous lui montrâmes nos passe-ports, et nous observâmes qu'il avoit auprès de son miroir, un exemplaire de signalement des déportés, que Jeannet avoit fait imprimer etrépandu dans les colonies voisines


( 145 ) sines et dans tous les postes de la côte. Ce brave commandant, qui, sans s'inquiéter davantage de la vérité de notre histoire, nous traita bien , par cela seul que nous étions malheureux, nous montra lui-même ce signalement , sans se douter de rien, comme il nous l'a assuré depuis : et certes, il eût été difficile de reconnoitre aucun de nous : il nous demanda si nous avions touche à Sinamary, nous répondîmes que non « Eh , que font, nous dit-il, ces malheureux » Pichegru et Barthélemy, et leurs compa») gnons d'infortune ? Nous lui dîmes qu'ils » avoient été bien malheureux; mais que » dans ce moment ils espéroient que leur » sor t alloit changer. » Après avoir pourvu à nos premiers besoins, le commandant du poste nous prévint qu'il alloit rendre compte de notre arrivée au gouverneur de la colonie. Il ne nous cacha pas le motif de la surveillance qui lui étoit particulièrement recommandée à l'égard des français. La colonie de Surinam étoit préservée par la vigilance de son chef des troubles qui avoient ruiné toutes les possessions françaises. Les nègres esclaves y étaient mie UX tr rites , plus heureux , et par conséquent plus laborieux , que s'ils avoient reçu le funeste present d'une liberté illusoire. Κ


( 146 ) Jeannet et mécontent de quelque refus à des demandes indiscrètes d'argent ou de vivres, avoit dit qu'il sauroit bien se venger de ces aristocrates, et qu'il révolutionneroit Surinam. Ainsi les commandans des forts de la côte avoient ordre d'observer de près les français qui aborderoient. Nous écrivîmes au gouverneur; nous lui exposions en peu de mots les atrocités commises envers nous, tant en France , qu'à Sinamary; notre évasion, notre naufrage: nous réclamions, au nom de l'humanité et de 'honneur, protection et sûreté. Il y a vingt quatre lieues de Monte-Krick à Paramaribo, capitale de la colonie de Surinam , où le gouverneur fait sa résidence. Nous passâmes la journée du 12 à nous reposer, à soigner ceux d'entre nous que les premiers rafraîchissemtns rappeloient plus difficilement à la vie , Dossonville chez qui se développoient les symptômes d'une grave maladie, et le pauvre Barrick qui avoit une lièvre ardente. Nous étions tous hideux, brûlés par le soleil et par la réverbération de la mer, enflés et déchirés par les piqûres des insectes; nos vêtemens n'étaient pas en meilleur état que nos corps; quelques-uns n'avoient pas de souliers. Nous rajustâmes de notre mieux nos


( 147 ) guenilles;nous rougissions, non pour nous, mais pour notre patrie, de paroître en cet état aux yeux des étrangers. Le 13 au matin, un colon dont l'habitation n'est pas éloignée de Monte-Krick, vint nous prier de venir chez lui, et nous fit les offres les plus obligeantes, sans soupçonner qui nous étions. 11 insista pour nous amener chez I lui sur-le-champ. Nous nous disposions à le suivre, lorsque Willot, de qui c'étoit le tour de service pour garder notre chère pirogue , apperçut de loin un cavalier, et nous appela. Pichegru reconnut les marques distinctives du service d'Hollande , et nous assura que c'étoit un officier supérieur. Celui-ci, à la vue de notre case désignée sans doute dans le rapport du commandant, pique des deux , met pied à terre, monte dans la chambre où, nous étions rassemblés, et demande avec une extrême agitation : κ M. Gallois, M. Picard , êtes-vous ici ? » Barthélemy et Pichegru se présentent vêtus d'une mauvaise veste de toile grise. Le général hollandais fit un mouvement de surprise et d'indignation , puis il les embrassa plusieurs fois , et nous pressa tourà-tour dans ses bras , ne pouvant, pendant quelques instans proférer une seule parole. « Messieurs , nous dit-il, après un instant » de dilatation ; vous avez bien jugé notre K 2


(

148 )

» gouverneur , il vous attend avec impa» tience , et tous les habitans de Surinam » sont également touchés de vos malheurs. » Nous fondions en larmes , et l'excès de la joie manqua d'être funeste à quelques uns de nous. Brave et sensible hollandais, reçois ici l'hommage d'une reconnoissance dont la prudence enchaîne les expressions ! En quittant Monte-Krick , nous nous séparâmes à regret de notre pirogue que nous avions baptisée San Salvador , et que nous aurions bien voulu pouvoir emmener avec nous. A quelque distance de la case nous trouvâmes sur le canal de Monte-Krick deux gondoles qui nous attendoient ; dans la première on avoit préparé des rafraîchissemens; dans la seconde, des habits , du linge , des souliers. Pour concevoir la sensation délicieuse que nous éprouvâmes ,

il faudroit

avoir comme nous enduré tous nus sur une plage brûlante , les ardeurs du soleil et le froid pénétrant de la pluie d'orage et des rosées. Ce même jour, dimanche 13 juin, nous fûmes coucher à l'habitation d'un ami de M. le gouverneur, qui prévenu par lui de notre arrivée à Monte-Krick , avoit exigé que nous prissions gîte chez lui, regrettant d'être retenu à la ville par des affaires de commerce, et de ne pouvoir venir lui-même


( 149 ) au devant de nous, niais il avoit donné ordre qu'on nous préparât des logemens et des vivres. Quelle agréable surprise, et quelle impression produisit sur nous cette habitation ! Nous sortions des enfers, nous entrions dans un élysée; nous ne pouvions nous lasser d'admirer ces vastes jardins, ces bosquets, une belle maison, une table somptueusement servie, de superbes appartemens, des lits enfin. Après le souper, les nègres et les négresses exécutèrent des danses, comme pour nous faire oublier les outrages de Sinamary. Le 14 au matin, après avoir goûté un repos qui, depuis long tems, nous étoit inconnu , nous nous rembarquâmes dans les gondoles, et nous descendîmes la rivière de Comervine, admirant la richesse des plantations qui bordent ces rives, la multiplicité et la propreté des canaux , l'élégance de s jardins , la magnificence des bâtimens. Nous entrâmes dans la rivière de Surinam , et nous arrivâmes à midi à une habitation où nous étions attendus; plusieurs des principaux colons s'y étoient réunis : nous les appercevions sur le rivage. A peine étions-nous abordés, qu'ils s'élancèrent dans notre bateau , et vinrent nous embrasser avec une effusion toute fraternelle. Κ 3


( 150 ) Nous fûmes traités avec une magnificence qui contrastait

honorablement

avec nos

barbes longues et nos visages calcinés. La marée nous permit de repartir vers les 4 heures; après une heure de navigation, nous rencontrâmes une belle gondole; c'étoit le gouverneur lui-même qui venoit à notre rencontre. Nous étions impatiens de connoître notre bienfaiteur; il passa dans notre barque, nous considéra, nous embrassa avec une vive émotion , et nous dit : « Soyez » les bien-venus; oubliez, s'il se peut, vos » malheurs; je ferai tout ce qui sera en mon

» pouvoir pour en effacer la trace. Nous » sommes tous heureux de vous recevoir ; »

disposez de la colonie toute entière, dis-

» posez sur-tout de moi. »

Nous passâmes sous le fort Nassau , qui nous salua de cinquante coups de canon, répétés coup pour coup par le fort d'Amsterdam, sur la rive droite. Les batteries de Paramaribo répondoient : nous n'étions plus qu'à une lieue de la ville ; le jour tomboit ; il étoit nuit close quand nous entrâmes dans le port. Toute la ville étoit illuminée ; la garnison et les

milices coloniales étoient sous les

armes : nous débarquâmes au bruit de la mousqueterie et de l'artillerie de la place


( 151 ) et de la flotte. Les applaudissemens, les cris d'allégresse retentissoient autour de nous ; le peuple se pressoit sur notre passage, vouloit nous voir, nous porter dans ses bras. Au milieu de cette nombreuse escorte , de ce spectacle ravissant d'un peuple heureux et généreux, nous arrivâmes au palais du gouverneur. Son épouse nous reçut avec autant de grâce que de sensibilité; l'impression que firent nos malheurs sur cette femme intéressante fut si profonde, que nous dûmes plusieurs fois éviter sa présence, parce qu'elle en étoit trop émue. Le gouverneur retint chez lui Barthélemy et son fidèle Letellier; les principaux habitans se disputèrent le plaisir de nous loger. Tous nous comblèrent de témoignages d'estime et d'affection. Je devrois décrire les repas, les parties de campagne par lesquelles les habitans de Paramaribo s'empressèrent de nous montrer la joie qu'ils ressentoient de nous voir au milieu d'eux. On connoît la richesse et le luxe des habitans de Surinam , l'état florissant de cette colonie, l'aspect riant de ses cultures, l'agrément de la navigation intérieure, la pompe des établissemens publics et celle des maisons particulières. On peut se représenter aisément des Κ 4


( 152 ) fêtes; mais ce qu'on ne peut imaginer, ce dont les exemples sont trop rares, c'est cette bienveillante humanité , animant tout un peuple, et rendant vivantes, dans toutes les classes d'individus, les vertus du gouvernement. C'étoit ce sentiment, et non point une vaine curiosité, que nous rencontrions dans nos respectables h tes. Bien loin de nous fatiguer de questions sur les maux que nous avions soufferts, on évitoit, au contraire, de nous en parler ; mais l'horrible tableau de Sinamary, la captivité de ceux de nos compagnons qui y étoient encore détenus, peut-être plus dure à cause de notre évasion; enfin la situation du brave capitaine Tilly, tombé entre les mains de Jeannet, toutes ces réflexions nouspoursuivoient; et si quelquefois elles nous faisoient mieux sentir le prix des bienfaits de la Providence, et la douceur de notre situation présente, souvent aussi de cruels Souvenirs troubloient ces riantes images. Les jours s'écouloient rapidement : le 18 juin , un caboteur de Cayenne , le capitaine David , arriva à Paramaribo, chargé des dépêches de Jeannet pour le gouverneur. Il l'instruisoit de notre évasion , et terminoit ainsi sa lettre : « Si ces messieurs n'ont pas été pris par I les corsaires anglais, s'ils n'ont pas péri,


» » » » » »

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( 153 ) ce que je crains, il n'est pas douteux qu'ils doivent être réfugiés dans voire colonie; dans ce dernier cas, je dois à ma place de les réclamer , au nom du directoire, comme prisonniers d'état ; si vous parvenez à les découvrir, je vous prie et même vous requiers de les faire arrêter; mais je vous supplie de n'user envers eux d'aucune violence, et de leur accorder tous les égards dus à leur malheur. » Le gouverneur répondit , « qu'il n'avoit point eu connoissance de l'évasion de messieurs Barthélemy, Pichegru , etc., mais qu'il étoit arrivé, depuis quelques jour s, à Paramaribo, huit marchands et un matelot; qu'il lui envoyoit leur signalement et les passe-ports qu'ils avoient produits ;

qu'au reste, i\ pouvoit être assuré de ses » ménagemens pour les déportés, s'ils arri» voient chez lui. » Le capitaine David fut bien traité, et il auroit pu expliquera Jeannet (bien étonné sans doute de reconnoitre sa signature au bas des huit passe-ports), le véritable sens de la lettre dont il étoit porteur. Il repartit pour Cayenne; nous avions appris, »

par le capitaine David, la fâcheuse nouvelle de l'arrivée de la frégate la Décade, qui mouilla à la rade de Cayenne, le 6 juin, trois jours après noire départ, et qui avoit à bord


( 154 ) · cent quatre-vingt-treize déportés : dans ce nombre étoient deux membres du conseil des cinq-cents, Gilbert Desmolières et Job-Aimé; l'un et l'autre étoient presque mourans. Nous étions loin de concevoir aucune crainte des réclamations officielles du proconsul de la Guyane; mais comme si 011 eût voulu nous rassurer par de nouvelles preuves de bienveillance, il n'y a sorte de bons traitemens, et même d'arnusemens, qui ne nous fussent prodigués. Cependant nous désirions vivement de passer quelques jours à la campagne. La plupart d'entre nous n'avoient pu reprendre assez de forces pour se livrer aux plaisirs qui nous étoient offerts de tous côtés. Nous avions tous besoin d'un profond repos; nous soupirions après le climat d'Europe, et nous étions résolus, après avoir rétabli nos malades, et profité pendant quelques jours encore des soins généreux du bon gouverneur et de ses amis, de nous embarquer sous pavillon neutre, pour passer dans le nord de l'Europe; Barthélemy étoit si languissant, que nous n'espérions pas qu'il pût nous suivre, et le gouverneur, jugeant qu'il n'étoit pas en état de soutenir la mer, le pressoit d'y renoncer, et de rester chez lui : Dossonville fut aux portes du trépas ; les remèdes, les


( 155 ) secours de l'art nous furent prodigués ; et quand on connut nos projets, on fit tous les efforts possibles pour nous en détourner : on vouloit , disoit-on, nous retenir , nous garder à Surinam , jusqu'à ce que nous fussions rappelés dans notre patrie. Nous retournâmes à la ville le 27, et nous fûmes bien surpris d'y trouver un second envoyé de Cayenne, qui apportoit au gouverneur la réponse de Jeannet à la sienne. Dans cette seconde lettre, il avouoit que les passe-ports des prétendus marchands étoient en effet signés de lui ; mais il affirmoit que les négociai s Gallois, Picard et autres, n'avoient jamais existé dans la colonie de la Guyane ; qu'il n'ignoroit point que Barthélemy, Pichegru et six autres déportés étoient à Paramaribo ; qu'il le sommoit de nous faire arrêter, et qu'il en rendroit compte à son gouvernement. D'après cette lettre, nous offrîmes au gouverneur de disparaître sur-le-champ, et de nous tenir cachés jusqu'au moment de notre départ pour Saint-Thomas, qui étoit déja arrêté. Mais cet homme loyal auroit considéré cette précaution comme un acte de foiblesse. Cepe ndant , ne voulant pas devenir un sujet de querelles, et peut-être de repré-


( 156 )

sailles révolutionnaires de la part de Jeannet, nous prîmes le 28 au soir la résolution de nous arracher de Surinam. Dossonville étoit mieux., et voulut partir avec nous. Barthélemy nous rit promettre de l'attendre à SaintThomas. Dans la journée du 29, on acheva nos apprêts. Ce lut au nom de la colonie , que l'on fit fréter pour nous un petit bâtiment trèscom mode appartenant à M. Stic le. On le pourvut abondamment de vivres et de rafraîchissemens, et le pilote qui le commandoit RE Ç ut ordre de suivre ceux que nous lui donnerions. Nous fîmes nos adieux à Barrick, qui fut comblé de présens par le gouverneur et bar les habitans de Surinam. Nous n'avions à lui offrir, et nous n'aurions pu lui faire accepter que les témoignages de notre rec onnoissance ; nous lui promîmes de la publier au milieu de nos concitoyens, et, si nous le pouvions , dans toute l'Europe. J'ai acquitté une foible par lie de cette dette. Bark partit quelques jours après pour Philadelphie. Le 30 juin, à quatre heures après midi,

RIC

Pichegru, Willot, Larue, Aubry, Dossonville et moi, nous quittâmes Paramaribo, pour aller coucher à l'habitation de notre

brave officier, qui se trouve au fond de l'anse


( 157 ) notre bâtiment descendit aussi pour nous attendre. Nous reçûmes les plus touchons adieux des habitans de Paramaribo. Le gouverneur et les principaux officiers, se rendirent à ladite habitation ; plusieurs habitans s'y réunirent. Barthélemy, quoique trèsmalade ce jour-là, s'y fit transporter avec son

inséparable Letellier. Quand je me rappelle les embrassemens de nos bienfaiteurs , leurs derniers adieux au bord de la mer, je sens couler mes larmes, et je n'essaie point d'exprimer ce que je ressentis en ce moment. Notre patriarche Barthélemy ne pouvoit ni parler, ni presque se mouvoir; il nous bénissoit de ses regards et de ses mains affaiblies. Ce fut vers les huit heures du soir que nous nous arrachâmes des bras de tous ces braves gens, et que nous nous jetâmes dans un canot, pour aller à notre vaisseau. M. de Badenbourg, ancien officier de cavalerie, au service de Hollande, frère du gouverneur de Berbiche, s'embarqua avec nous. Il retournoit auprès de son frère, et devoit nous quitter à l'entrée de la rivière de Berbiche. On leva l'ancre; nos adieux étoient entendus , et répétés par nos amis. Le rivage que nous appercevions à peine, retentit encore pendant quelques instans de ces derniers


( 158 ) sons : — Adieu. — Soyez heureux. Adieu , n'oubliez pas Surinam. La mer étoit très-houleuse.Nous courions à l'ouest en rangeant la côte, lorsque vers minuit, un coup de canon à boulet nous força d'amener. C'étoit un corsaire anglais qui s'éloit approché de nous, sans que notre pilote s'en fût apperçu. Le corsaire trouvant que nous n'amenions pas assez promptement, tira un second coup,et quand il fut à portée, il nous salua d'une décharge à mitraille. Il nous hêla ; nous répondîmes que nous venions de Surinam , et que nous allions à Berbiche en parlementaires. 11 ne s'en tint pas là, et voulut nous visiter. La nuit étoit noire, les deux bâtimens s'abordèrent. Le capitaine anglais examina nos dépêches, et les passeports qu'on nous avoit fait délivrer; il avoit compté sur une bonne capture, il enleva nos fruits, retira son escorte, et nous laissa continuer notre route. Le lendemain, premier juillet, à la pointe du jour, nouvelle alerte, un coup de canon nous avertit d'amener ; nous voulons l'éviter, un second coup part ; celui-ci fut si bien dirigé, que le vent du boulet renversa le pilote qui tenoit le gouvernail ; notre bâtiment n'étant plus dirigé, fut entraîné par les courans, par les travers de la rivière de Corentin,


( 159 ) dans laquelle nous nous trouvions ; nous manquâmes chavirer. Quelles furent notre surprise et nos craintes, quand nous nous entendîmes hêler en français ! Je n'apperçus que des nègres sur le pont, et je ne doutai pas que nous ne fussions tombés entre les mains d'un corsaire de Hugues , sur-tout quand je vis le capitaine mettre son canot à la mer, manœuvré par six nègres. M. de Badenbourg, qui n'étoit pas plus tranquille que nous, monte sur le pont, et après avoir fixé un instant le canot , s'écrie : « Bonjour, capitaine Anderson; je vousreconnois; comment vous portez-vous?» Nous respirâmes. C'étoit en effet le capitaine Anderson, qui peu de tems auparavant avoit visité, à la hauteur des Canaries le bâtiment sur lequel se trouvoit M. Badenbourg en venant d'Europe: il fut très - honnête, et quand il apprit qui nous étions, il nous offrit de nous escorter ; il nous assura que la côte étoit infestée des corsaires de Hugues. Le lendemain, 2 juillet, à la pointe du jour, notre pilote eut connoissance de la rivière de Berbiche , et s'en approcha pour pouvoir mettre à terre M. de Badenbourg; comme nous nous disposions à mettre notre canot à la mer, un vaisseau que nous avions observé depuis quelques heures, nous tira plu ;


( 160 ) sieurs coups de canon. Nous avions jugé que c'étoit un vaisseau anglais mais sa manœuvre et son obstination à nous faire amener , quoiqu'il nous vit louvoyer à l'entrée de la rivière de Berbiche , nous persuada que c'étoit un corsaire français , et en effet, à peine fûmes-nous sous le canon du fort Saint-André , qu'il vint mouiller hors de la portée pour bloquer la rivière. Nous nous déterminâmes à relâcher nous-mêmes à Berbiche, colonie hollandaise occupée par les anglais; nous priâmes M. Badenbourg de demander asyle pour nous à son frère , jusqu'à ce que nous puissions repartir en sûreté. Nous remontâmes la rivière à la faveur de la marée , et peu de tems après que nous fûmes séparés de M. de Badenbourg, deux voitures d'eau vinrent nous prendre à notre bord, et nous fûmes conduits à la maison du gouverneur; nous reçûmes le bon accueil que nous devions attendre du frère de notre loyal compagnon de voyage. Nous lui dimes que poursuivis par des corsaires , nous lui demandions asyle et protection : voici littéralement sa réponse. « Soyez, tranquilles, messieurs , vous êtes » ici sous la nrotection du gouvernement » anglais; mais je dois vous demander votre parole


( 161 ) parole d'honneur de ne point sortir des terres qui sont sous l'autorité de sa majesté britannique , sans l'assentiment du gouvernement. » Nous n'étions déja plus libres de nous retirer. Nous reconnûmes l'impossibilité d'atteindre l'isle danoise de Saint-Thomas, sans tomber entre les mains des corsaires , par lesquels Victor Hugues , instruit de notre fuite, nous faisoitpoursuivre; nous donnâmes notre parole, et nous nous livrâmes avec confiance aux soins de monsieur de Badenbourg. Ce gouverneur, et tous les habitans de la colonie s'empressèrent de nous accueillir, comme nous l'avions été à Surinam. Madame de Badenbourg, l'une des plus intéressantes personnes qu'il soit possible de rencontrer , modèle de grâces et de vertus, au milieu de sa nombreuse et charmante famille , nous prodigua ses soins et ses dons, et n'oublia rien de ce qui pouvoit nous rendre agréable le séjour que nous fîmes à Berbiche. » » » »

M. le colonel Hislop , commandant des forces militaires de sa majesté britannique dans les colonies de Berbiche et de Démérari, ayant été prévenu de notre arrivée, se rendit à Berbiche. 11 nous dit que le général Boyard, commandant de toutes les forces de terre

L


( 162 ) aux isles du vent, venoit de lui expédier l'ordre de nous faire parvenir à la Martinique, et que pour nous garantir des corsaires , l'amiral Hervey âvoit expédié une frégate qui étoit attendue le 14 ; c'étoit le 9 que nous devions être rendus à Démérari. Le colonel ajouta aux offres généreuses de la protection du gouvernement anglais , l'expressi on de sa sensibilité à nos malheurs, et de son zèle à nous servir. Nous quittâmes avec beaucoup de regret, M. de Badenbourg et sa famille ; je conserverai toute ma vie l'impression que je reçus du caractère , des qualités aimables , du genre d'esprit, de l'indépendance des opinions de M. de Badenbourg. C'est un sage occupé du bonheur des hommes , employant sa vie à répandre des bienfaits et de bons exemples. Le colonel Hislop nous avoit offert de nous faire conduire à Démérari par terre : nous préferâmes la voie plus prompte de la mer, et nous nous embarquâmes sur le bricq Le Poisson Volant, le 9 juillet, à onze heures du matin ; le soir du même jour, nous mouillâmes à l'embouchure de la riviére de Démérari. Nous débarquâmes le lendemain dans cette belle colonie, que le gouvernement anglais s'attache à faire fleurir, et dans laquelle on .


( 163 ) remarque une plus grande activité que dans toutes celles de cette cote, à cause des fréquentes communications avec les Antilles, M. Beaujou , chef du gouvernement civil , nous accueillit de la manière la plus affectueuse , et tous les habitans montrèrent à l'envi, la part qu'ils prenoient à notre évasion miraculeuse. Le colonel Hislop nous reçut chez lui, et nous combla de politesse. Ses manières nobles annoncent une âme élevée. Depuis long-tems je le connoissois de réputation ; je m'étois trouvé à la sanglante affaire de la reprise de Toulon , où le colonel Hislop , alors aide-de-camp du général O-Hara , se distingua par un trait d'humanité. On incendioit les vaisseaux qu'on n'avoit pu armer ; le feu gagnoit le Thémistocle , dans lequel étoient renfermés 16oo habitans réputés terroristes; Hislop les sauva au péril ce Sa vie. Ce fut dans la traversée de Berbiche à. Démérari, que Willot et Aubry se sentirent attaqués de la maladie dangereuse qui les sépara de rtous ; ils tombèrent dès le lendemain dans un état de délire. Les médecins nous annoncèrent qu'ils ne pourroient pas s'embarquer avec nous, et qu'il y avoit peu d'espoir qu'on pût les sauver : quelques jours après , Aubry respirant à peine , étoit tenu


( 164 ) pour mort et Willot étoit agonisant. Quel affreux spectacle ! quel triste départ ! Des huit déportés échappés dans la pirogue , quatre seulement, Pichegru, Dossonville , Larue et moi , nous nous embarquâmes le 17 sur la frégate anglaise la Grue, commandée par le capitaine Hello. Le 20 nous passâmes à la vue de la Trinité et de Tabago. Le 22 nous doublâmes l'isle de SaintVincent. Le 24 nous étions devant la Martinique ; les vents nous empêchèrent d'entrer dans la baye du fort Royal : nous continuâmes notre route pour Saint-Christophe, où étoit le rendez-vous général du convoi des Antilles : nous y mouillâmes le 27. Depuis plusieurs jours, j'avois été attaqué de la fièvre jaune, et si violemment, que je perdis connoissance avant que nous eussions vue de la Martinique. Je ne recouvrai l'usage de ma raison que le 22 août, environ un mois après. Je ne sais rien de ce qui se passa autour de moi pendant cette longue agonie. Je me trouvai dans un autre vaisseau , sans pouvoir me souvenir du moment où nous avions été transférés de la frégate la Grue, sur la frégate l'Aimable , commandée par le capitaine Gren-


( 165

) ville Lopp: Pichegru et Dossonville étoient aussi mal que moi : nous étions tous les trois dans la chambre du capitaine , et nous ne fûmes en état de nous parler pour la première fois , que vers la fin du mois d'août. Nous devons tous les trois notre existence au courage et aux soins du capitaine Lopp. Jamais on ne fit d'une manière plus simple un si grand sacrifice. Il ne nous quitta pas un seul instant , malgré la contagion de la fièvre jaune , plus redoutée et plus redoutable que la peste ; il couchoit dans la même chambre que nous , veilloit lui-même aux soins pénibles et dégoûtans qu'exigeoit notre situation. Lorsqu'après notre long délire , nous apperçûmes pour la première fois ce héros de l'humanité , nous ne pouvions ni concevoir , ni admirer assez une si haute vertu ; jamais nous ne pûmes obtenir de lui qu'il s'éloignât de nous, et songeât à sa conservation, après avoir assuré la nôtre. Depuis le trente-sixième jusqu'au cinquantième dégré, nous eûmes une affreuse tempête, pendant laquelle nous vîmes périr quatre bâtimens dn convoi, et la flûte l'Etrusio , qui s'engloutit après avoir perdu tous ses mâts. J'élague les détails de notre fatiguante navigation , qui dura soixante-quatre jours. L 5


( 166 ) Le so septembre on eut vue de la terre nous entrâmes dans la Manche, où , contre notre attente , nous trouvâmes des vents très-doux et la mer belle ; nous découvrîmes les côtes d'Angleterre , et bientôt après celles de France : je tressaillis en les voyant, et je fus profondément attristé ; mon cœur s'échappoit toujours de ce côté, et je ne pouvois comprendre qu'au-delà de cet horison, il n'y eut plus pour moi de patrie. Le 21 septembre, jour anniversaire de notre départ de Rochefort, nous mouillâmes à la rade Deal. Le capitaine Lopp alla prendre les ordres de l'amiral Peyton ; on ne nous permit pas de descendre à terre. On rendît compte au gouvernement de notre arrivée. Le 24 , la frégate l' Aimable qui avoit été fort avariée pendant la tempête , et qui ne pouvoit tenir plus long-tems en rade , dut se rendre à Sheerness. Nous finies nos adieux au capitaine Lopp , dont l'intérêt et les recommandations nous avoient précédés, et nous suivirent à bord du vaisseau amiral l'Over-Yssel, où nous fûmes transportés; les officiers anglais redoublèrent envers nous de soins et de prévenances, comme pour nous montrer que les nobles procédés du capitaine Lopp n'étoient pas seulement un effet de


( 167 ) son caractère particulier, mais encore de la générosité qui distingue les officiers de la marine anglaise. Le 27 , le gouvernement ayant donné ordre de nous faire venir à Londres , nous fûmes embarqués sur un cutter, dont le commandant nous combla d'attentions. Nous mouillâmes à Sheerness. Ce jour-là même , le général Pichegru qui étoit très-malade , fut transporté à Londres; nous allâmes l'y joindre le lendemain. Nous fûmes conduits chez M. "Wickam , chargé sous M. le duc de Portland, du département de l'i ntérieur de toutes les affaires relatives aux étrangers. Il nous reçut avec beaucoup de politesse, et nous témoigna la part qu'il prenoit à nos malheurs. Il nous assura que nous trouverions auprès du gouvernement anglais, asyle, sûreté , et tous les secours dus par l'humanité aux victimes d'une barbarie sans exemple. M. "Wickam exprima dans cette première conversation, et répéta dans plusieurs autres ses vœux pour la paix , et pour l'affranchissement de notre patrie. Il me dit en particulier le lendemain qu'il étoit instruit du désir que j'avois montré de passer le plutôt qu'il me seroit possi-. ble sur le continent, et qu'on m'en donner L

4


( 168 ) roit les moyens , de manière à ce que je ne courusse pas le danger d'être pris. Le 2 octobre , deux jours après notre arrivée à Londres, nous avions rendez-vous chez M. Wickam , lorsqu'en y entrant , nous nous nommâmes pour nous faire annoncer. Un homme , ou plutôt un squelette que nous avions remarqué dans un coin de la salle , étend les bras vers nous , se lève et s'écrie: « Ah! mes amis, vous êtes sauvés , » tous mes maux sont finis , tous mes mal» heurs sont oubliés. » Il s'avance avec peine, nous l'entourons.«Je suis Tilly, » dit-il.Tilly, Tilly , notre libérateur ! et nous n'avions pu le reconnoître, tant il étoit défiguré. Nous restâmes quelques instans confondus dans les bras les uns des autres, sans pouvoir nous parler; nous arrosions ses mains de nos larmes. « Hélas! dit-il , ni moi non plus; si » vous ne vous étiez nommés, je n'aurois pu » vous reconnoître.» Nous nous pressions réciproquement de questions ; il voulut d'abord être instruit de notre sort, et de celui de son brave Barrick ; il satisfit ensuite à notre empressement à-preu-près en ces termes : « On reçut, nous dit-il, à Cayenne, le » 5 juin , la nouvelle de votre évasion ; la » joie fut universelle et si vivement mani» festée , que Jeannet n'osa pas heurter l'opi-

4


( 169 ) nion publique , et répondit aux habitans

»

» qui lui en parlèrent, que ne sont-ils tous » partis!

On m'avoit laissé libre sur ma

» parole , dans la ville de Cayenne ; aucun soupçon ne m'avoit encore atteint.

»

» Le 6 juin, la frégate arriva de France. » Elle portoit

3 déportés. Jeannet reçut

19

» ses paquets, rien ne transpira de leur con» tenu ; on apprit seulement que plusieurs » des déportés présens , des écrivains jour» nalistes et des prêtres étoient à bord ; la » consternation succéda à la joie qu'avoit » causéenotre fuite.Vers les 9 heures du soir, »

Jeannet me fit prier de venir prendre le

» thé chez lui; il avoit, disoit-il, des objets » relatifs au commerce à me communiquer. » Comme

dans

l'audience

qu'il m'avoit

» donnée à mon arrivée de Sinamary , il » m'avoit paru blâmer les agressions injustes » du directoire contre les américains , et » qu'il m'avoit assuré que c'étoit à regret » qu'il exécutoit de tels ordres, et plus en» core »

les ordres barbares relatifs à votre

détention , je me rendis cette fois chez

» lui avec confiance , il redoubla de poli» tesse , et quand nous fûmes tête-à-tête, » il rne dit : » Vous

savez les nouvelles de France :

» la tyrannie est à son comble ; voilà encore


( 170 )

» des malheureux déportés que le directoire »

envoie ; à peine huit des premiers sont-ils

»

échappés ,

que cent quatre-vingt-treize

» les remplacent. Je ne veux pas être plus »

long-tems le geolier et le bourreau de mes

» concitoyens, pour soutenir l'impunité de » ces cinq brigands ; je suis décidé à aban» donner la colonie. Je vais acheter votre »

brick, et je vous le rendrai à Philadel-

»

phie, si vous voulez vous charger de m'y

» transporter. » Je remerciai Jeannet de sa confiance : » je répondis de mon dévouement, et l'en» courageai dans sa bonne disposition. »

Je sais que vous êtes un honnête homme,

» reprit-il, je vous connois, et vous avez »

dû voir,

»

répugne à faire du mal; je sais que c'est vous

par mon silence , combien je

» qui avez facilité l'évasion des déportés de »

Sinamary, je ne vous en ai fait aucun,

» reproche ; mais je pense que vous n'au» riez pas dû

compromettre

ainsi votre

» pilote. » Je ne balançai point à répondre loya»

lement à cette dernière ouverture, et non-

»

seulement j'avouai tout ce que nous avions

» fait à Sinamary, mais je profitai de cette » occasion pour prévenir Jeannet, qu'outre


( 171 ) les paquets que je vous avois remis , il y » en avoit d'autres sur mon bâtiment , dans » un baril de farine , dont j'indiquai le »

» numéro. » A peine avois-je achevé ces indiscrets. » et funestes aveux, que Jeannet se leva » furieux , renversa la table qui étoit entre » nous , appela sa garde , me fit saisir et en-. » chaîner, et jura que dès le lendemain , il » me feroit fusiller. Je fus conduit dans la » prison du fort. » J'avois fait le sacrifice de ma vie ; mais » Jeannet n'osa pas consommer son crime , » soit que les murmures des habitansl'aient » retenu , soit qu'il ait craint de perdre les » sommes qu'il a, dit-on, placées en Améri» que. Je fus jeté dans un cachot, avec les fers aux pieds et aux mains , et ne reçus pour » toute nourriture que du pain et de l'eau. » Dans cette affreuse prison, où j'ai passéles » deux mois de juin et juillet; on m'ôta jusqu'à » la consolation de m'être utilement sa» crifié pour votre salut , en m'assurant que » vous aviez été rencontrés et coulés bas , » par un corsaire de Cayenne. » Dans la nuit du premier août, on m'en» leva de ma prison , mais sans me délivrer » de mes fers ; je fus conduit à bord de la »

frégate la Décade, qui retournoit en France*


(

172 ) » On me jeta avec mes chaînes, dans la » fosse aux lions. Je compris trop bien que » Jeannet, voulant détourner de lui la colère » des directeurs , ne m'avoit conservé que » pour me livrer à eux, et que j'étois destiné » à assouvir leur vengeance. Le capitaine » de la Décade eut ordre de tue traiter » comme vous l'aviez été ; \e n'eus d'autre » nourriture que de l'eau et du biscuit. » Une fièvre ardente acheva de me con» sumer; j'étois prêt d'expirer le 5 septembre, » lorsqu'à la hauteur du Cap Finistère , la » frégate la Décade fut rencontrée, attaquée, » enlevée par le commodore Pectuel, com» mandant une frégate de même force : ce » brave marin me délivra et me fit trans» porter à Portsmouth ; j'obtins la permis» sion de venir à Londres. Malgré l'état où » vous me voyez , je veux aller voir et con» soler ma famille qui me croit perdu : main» tenant que je vous ai vu , je n'ai plus une » autre pensée. » Le capitaine Tilly avoit déja fait ses apprêts, et venoit prendre congé de M. Wickam ; il passa trois jours avec nous , et nous eûmes la satisfaction de voir, que la certitude de notre salut, ce prix si doux de ses nobles sacrifices, contribuoit au rétablissement de sa santé.


( 173 ) Il est inutile que j'ajoute que le gouvernement anglais a disputé aux compatriotes de Tilly le plaisir de reconnoitre sa belle action par des témoignages publics d'estime et de considération , et en lui prodiguant les secours qui lui étoient nécessaires. Pour nous , il n'est point d'égards ,

de

soins délicats dontnousn'ayons été comblés, et il n'est pas possible d'ajouter à ces procédés plus de grâce et de prévenance ; j'en profitai jusqu'au moment ou ma santé me permit de soutenir la mer. Je me séparai le 19 au soir de mes compagnons d'infortune. Je m'embarquai à Yarmouth , le bre ,

21

octo-

et j'arrivai le 29 à Hambourg.

Mon récit est terminé , et par conséquent cet écrit. Je n'ai pas la prétention de donner des leçons de politique. Si j'avois des talens, je les consacrerois au rapprochement des partis également intéressés au rétablissement de l'ordre , de la morale et de la foi publique ; je voudrois par cet intérêt, parce sentiment commun, amortir les haines et arrêter le cours des dissentions civiles. Les raisons se. présentent en foule pour soutenir cette belle cause. Que ceux-là la fassent triompher

,

qui

ont plus que moi le droit de se faire écouter. Je

ne suis qu'un soldat , et ne puis offrir à


( 174 ) ma patrie que mon bras et mon sang ; et l'un et l'autre, tant que je respirerai, seront, je le répète, dévoués à la conquête ou à la conservation de son indépendance et des droits de mes concitoyens.

Le vrai n'est pas toujours vraisemblable. Vivre huit jours sans manger , et seulement quelques gouttes de rhum, pour soutenir l'existencede huit hommes ! nec pueri credent..... Cependant cette cruelle expérience est certaine, elle nVst pas unique , elle n'est pas nouvelle. Tacite dit que Drusus prive d'alimens, vécut jusqu'au

neuvième

jour.

Mallet dans son

Histoire du Danemarck, raconte « » princes

enfermes

que de deux

par leur frère au château de

» Nicoping , et également privés d'alimens,

l'un

» vécut j usqu'au onzième jour. » Nous trouvons plusieurs exemples semblables dans les voyageurs modernes, et il est arrivé quelquefois que des équipages entiers ont subi forcément cette terrible épreuve;

FIN.




LETTRE AU DIRECTOIRE EXÉCUTIF DE

LA

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

Hambourg, ce 29 octobre 1798.

viens d'arriver sur le continent d'Europe ,

citoyens directeurs! j'ai eu le bonheur de rompre mes fers le

3

juin dernier. Je me hâte de vous

l'annoncer et de vous prévenir que je vais habiter la ville de Kiel, dans le Holstein , sous le nom d'Ekmar.— Serait-il vrai, qu'un arrêté , qui circule dans les feuilles du jour, et par lequel il paraîtrait que vous venez de m' inscrire sur la liste des émigrés, fût de votre facture ? A


( 2 ) Quelqu'idée que je me sois faite de l'excès de votre despotisme, je ne puis croire à un tel degré de barbarie et de lâcheté. Eh quoi ! celui qui arrêté, condamné et déporté à deux mille lieues de son pays, sans jugement, et sans avoir pu se faire entendre, sera assimilé aux ennemis de sa patrie, parce qu'il aura brisé ses fers et fui une mort certaine? L'époque du règne de Robespierre offre-t-elle un acte plus féroce que celui-là ? je m' arrêt".. .. J'ai cru devoir faire cette déclaration pour la faire valoir au besoin. L adjudant-général,

J. P. R A M Ε L.


NOTES.

NOTE page 3 , J'étais depuis 1792.... Le général Moreau est et sera toujours, selon moi, un grand homme ; j'ai appris à apprécier , par moi-même , le

degré de confiance qu'on doit accorder

aux hommes de parti.

Moreau est républicain , je le suis. S'il a

dénoncé Pichegru , ainsi qu'on l'assure , il doit avoir eu ses raisons ; s'il a été

trompé , je

le plains. Moreau , au reste , n'est point,

ainsi que l'on a dit, l'ouvrage de Pichegru. Ce denier n'était que chef d'un bataillon de garde nationale du département du Doubs ; vers la fin de juin de 1 793 , il fut fait général par Saint-Just et Lebas en mission à l'armée du Rhin ·, Moreau était déja général à l'armée du Nord. Je ne dois rien, ni à l'un ni à l'autre , que la partiede reconnaissance qu'ils ont justement méritée tous deux de la nation entière. Barrère-Bailleul qui prétend qu'on ne prouve pas la lumière , aura beau vouloir prouver le contraire de ce que j'avance. J'ai jugé , comme le général Moreau, la conduite du conseil des Cinq Cents avant le 18 fructidor; elle n'était point

du tout ras-

surante pour les amis de la liberté. Je ne me cachais point pour dire que tels et tels députés étaient déplacés dans le corps législatif. J'ai plusieurs fois annoncé à différens représentans , au

directeur

Carnot sur-tout, j'avais promis aux officiers du corps que je commandais , que , le jour, où le corps législatif violerait ouvertement la constitution , je marcherais contre lui à la tête des grenadiers.... Et

comment n'avoir pas conçu

d'inquiétudes ? Le

représentant

Dumas , mon ami, membre du conseil des Anciens , avait adressé, au corps législatif, une pétition tendante à obtenir, pour l'exministre de la guerre , Duportail , sa radiation de la liste des émi-

A

2


( 4 ) grés ; jamais on n'a daigné s'en occuper. M. Duportail était sorti de la France en 1 793 , pour passer en Amérique et fuir l'échafaud. Certes , M. Duportail avait donné assez de preuves de son patriotisme , son sang avait coulé pour l'indépendance du nord de l'Amérique , et les services qu'il a rendus à son pays , son dévouement à la cause de la liberté sont assez authentiques. Le conseil n'avait qu'à parler , et il s'est tû. A ce tte même époque, j e saisis l'occasion pour parler à la commission des inspecteurs du conseil des cinq cents , où étaient rassemblés plusieurs députés, du général Lafayette et de ses compagnons d'infortune. Quoique je n'aie aucune obligation particulière à ce trop malheureux général , je n'ai cessé de manifester mon indignation contre l'ingratitude de la ville de Paris. J'osai dire qu'il ,, était tems enfin de s'occuper de cet infortuné détenu, prisonnier contre le droit des gens, proscrit par le fanatisme de la liberté, et que les partisans de l'ancien régime ne cessent de désigner sous la qualification de grand coupable ; que sa captivité était, sous tous les rapports , un déshonneur pour la nation française, un outrage à la liberté; que le général Lafayette, si odieux à Louis XVIII et à ses courtisans , et eu même tems aux hommes de 17 9 3 et 1794, devait enfin trouver des amis parmi ceux de la constitution de l'an 3. <» On

croira difficilement qu'il n'y

eut que deux conventionnels

qui ne partagèrent point mon avis. Ces deux législateurs, que j'aurais bien envie de nommer, sont assez connus par leurs excès révolutionnaires ; par une fatalité inconcevable , ils sont proscrits.... ; je m'arrête. Les triumvirs et les représentans proscripteurs me diront peutêtre que j'avoue moi-même que la liberté a été en danger à l'époque du 18 fructidor : je suis bien loin de vouloir le nier; mais la constitution était une sauve garde ; il fallait citer les coupables devant la haute-cour nationale, et non les déporter arbitrairement; il fallait sur-tout ne pas confondre ceux qui ne s'étaient jamais vus et qui étaient diamétralement opposés d'opiuions.... Discite justiliam moniti non temnere divos.


(

5 )

Qu'avais-je de commun avec MM. Brothier et Lavilheurnois? A Londres , l'on dit que c'est moi qui les ai dénoncés ; dans ce tems , vous me faites conspirer avec eux ; et la verité est que je n'ai vu ces messieurs, pour la première fois , que

dans la voiture qui nous

déporta à Cayenne, Note , page 5 ,

Et le directoire

Je réclame le témoignage

des représentans du peuple Pétiet et Lacuée : ils peuvent attester ce que j'avance. Le ministre de la guerre Pétiet vint, quelque tems avant le rS fructidor, signifier aux commissions des inspecteurs des deux conseils que le gouvernement désirait que je me démisse du commandement des grenadiers , et qu'il m'avait destiné la place de chef de division de la gendarmerie du département de la Moselle, etc. C'était donc à un conspirateur qu'on voulait confier un poste dont les fonctions sont si délicates ! . . . Note , page 8, Ponsard et Pleichard...... Pleichard

fut toujours mon

Le chef de bataillon

ami intime : nous avions l'un dans

l'autre une confiance entière. Je connais peu de militaires plus instruits , plus remplis de qualités civiles et morales, plus rigides observateurs de la discipline , enfin plus républicains que mon ami. Toutes ces qualités , particulièrement son attachement pour moi , et son profond mépris pour Ramponneau-Blanchard , lui ont valu la haine des triumvirs suitesa destitution. veyrier ,

et des représentans proscripteurs , et par

Les capitaines Zimermann,

Lambert, Du-

tous mes amis et excellens officiers; les lieutenans Teis-

sier, Blot , Thibaudeau , Larivière et Béthizy , ont eu le même sort. Ils avaient commis le crime de

dire que Blanchard n'était

qu'un fripon et un lâche. Il est bon d'observer que tous ces officiers destitués sont les seuls du corps des grenadiers qui eussent été choisis dans les armées où ils s'étaient particulièrement distingués. Mais à présent, Reubell, veut

nous

avons le fin mot; le pillard de Mayence ,

qu'on se défasse des militaires qui ont bien servi

leur pays , disant qu'ils serait dangereux de

se rappeler leurs ser-

vices. ■— Avis aux armées. Note, pag.9, Le brave lieutenant Blot...Ce brave officier a été des-

A3


( 6 ) titué pas le directoire. C'est ainsi que cet exécrable gouvernement récompense les officiers fidèles à la constitution et à la discipline militaire. Le lieutenant Blot n'a fait qu'exécuter mes ordres. Ce brave homme a femme et enfans , il est sans fortune et je certain

qu'il

est

dans la

suis

misère : cette idée et l'impossibilité

dans laquelle je suis de le soulager sont pour moi un surcroît de chagrin. Je le recommande aux ames honnêtes et patriotes. Note , pag. 11, Les ordres des deux conseils... Je laisse à d'autres à comparer la conduite du corps législatif,

le 18 fructidor,

avec

celle que tint l'assemblée constituante au jeu de peaume en 178g.. Certes

alors le danger était bien plus réel ; et ce fut cependant un

vieillard , le vertueux Bailly , qui donna le signal de l'insurrection contre les ministres d'un roi trompé. Et vous , membres trop fameux de la première assemblée législative , de la convention et des conseils au 18 fructidor, époque,

et qui , quelques jours avant cette

annonciez avec tant d'emphase que vous étiez déterminés

à braver les baïonnettes directoriales , pourquoi n'avez-vous pas eu le courage de vous réunir aux conseils ? pourquoi n'étes-vous pas venus vous constituer prisonniers au Temple avec vos collégues , et partager leurs déportations? Les representans Marbois, Tronçon, Murinais , etc n'avaient pas été les instigateurs des divisions qui existèrent parmi les premièr es autorités ; ils avaient, au contraire, employé tous leurs efforts à rapprocher les partis opposés et trop ardens : j ugez maintenant qui , d'e ux ou de vous ,

a mieux mérité

de la nation !.... Note , pag. 12 ,

L administration du corps....

Il suffira d'un seul

trait pour faire connaître l'exacte probité de ce Blanchard. A l'époque de l'émission des mandats , le ministre de la guerre Petiet avait accordé au corps des grenadiers une somme de 6,000 livres;

ce

papier perdait dans ce moment 60 pour cent , ce qui donnait une somme réelle de 2,400 liv. M. Blanchard ,

capitaine de l'habille-

ment , reçut cet argent et n'en rendit aucun compte au

conseil

d'administration. Lorsque je vins prendre le commandement des grenadiers , ( c'est-à-dire huit mois après , et que les mandats per-

r


( 7 ) daient gg pour 100 ) ce M. Blanchard se trouvait encore possesseur de la somme de 6,000 liv. mandats. Dans les premiers jours de mon commandement, les officiers de tout grade , les sous-officiers et les grenadiers m'accablèrent de plaintes sur les infidélités et les bassesses de ce Blanchard ,

qui ,

de capitaine d'habillement , venait d'être promu au grade de chef de brigade. Je restai long-tems sans vouloir croire qu'un officier fût capable de tant d'infamie. Je croyais que la haine que le corps des grenadiers portait à ce Blanchard ne provenait que de l'indignation qu'excitaient ses liaisons

avec tous les coupe-jarrets de Paris , les

conventionnels connus par leurs crimes et leurs vols , et enfin de ce qu'il avait été pendant la terreur , le secrétaire intime de Robespierre et son espion favori... Il fallut céder. L'histoire des mandats me frappa. Je ne vis que trop que M. Blanchard n'était qu'un patriote fripon ; il devint bientôt patriote opprimé quand je voulus lui faire rendre gorge. J'étais le maître de le trad uire devant un conseil de guerre ; je me contentai seulement de lui faire rembourser 60 1. j'ai toujours répugné à faire de la peine aux officiers sous mes ordres. Ce Blanchard est puissamment protégé par Révellière et Reubell; c'est chez ce premier qu'il passa la nuit du 17 au 18 fructidor. Ce Blanchard n'a jamais servi aux armées : il n'a vu d'autre feu que celui du 13 vendémiaire ; et cependant cet homme , aussi fourbe que que vil, commande les douze cents grenadiers de la garde du corps législatif! Je suis certain qu il est généralement méprisé des officiers , et notamment des grenadiers venus des armées. Cet officier ne connaît aucun principe de l'état militaire. Je ne puis terminer cette note sans y ajouter une réflexion que je n'ai cessé d'offrir aux législateurs ,

pendant le tems que j'ai

commandé à Paris. La garde du corps législatif se forme de douze cents grenadiers : si c'est une garde de sûreté contre le directoire , elle est trop faible; si c'est une garde d'honneur,

elle est trop

forte. Un corps de troupes d'élite ne saurait être que très-dangereux à Paris, même à tous les partis. J'ai souvent proposé son li-


( 8 ) cenciement ; on a dû en trouver la proposition réitérée dans les papiers de la commission des inspecteurs. Note,

page 74 , Il partage en voleur... Je certifie que, pendant

notre captivité à la Guyanne , Jeannet a saisi au moins douze vaisseaux , soit Hambourgeois , Suédois , Danois , Hollandais : enfin un Ragusien , tous destinés pour Surinam ;

j'en

excepte celui de

Raguse , qui allait à Vera-Crux. Comme l'histoire de sa prise et de sa saisie a fait beaucoup de bruit dans la colonie , je vais en dire un

mot.

Ce vaisseau

sortait d'un des ports d'Espagne ;

il était

chargé de vin et d'autres denrées pour le Mexique. Il faut croire que le capiatine connaissait peu la mer Atlantique. Après deux mois de navigation , il aterra à Cayenne : ne sachant où il était , il envoya son canot à terre ; bientôt il sut qu'il était chez une nation amie de la sienne : il fit demander la permission de relâcher quelques jours , et de faire eau ; le tout lui fut accordé. On le visita et revisita ; par malheur il était si en règle , qu'il n'y avait pas moyen d'y mordre. Après cinq jours de relâche , on le laissa partir. Il faisait gros tems : le vaisseau fut très-endommagé vis-à-vis les îles du Diable , et forcé de rentrer à Cayenne. « Oh ! pour le coup , »

s'écrie Jeannet , c'est un espion , un agent de Pitt. » A l'instant,

il envoie une garnison à bord du vaisseau , fait arrêter le capitaine, et envoie chercher le tribunal de commerce. 11 leur annonce que les magasins de la colonie sont épuisés ,

qu'il ne sait plus quel

parti prendre , qu'il ne voit d'autre expédient que de saisir le Ragusien. « Au reste , messieurs , ajouta Jeannet, point de scrupules, » je me charge de tout : cela vaut encore mieux que de lâcher la »

bride aux nègres ; vous m'entendez. >> Deux membres de ce tri-

bunal donnèrent leur démission , plutôt que de partager l'iniquité d'un tel procédé ;

les autres brigands , avec les deux qui l'eur fu-

rent adjoints , confisquèrent le vaisseau. Le jugement est motivé «

sur ce que la république de Raguse a fourni des vivres à l'armée

de l'empereur , malgré les ordres du grand-seigneur , le fidèle allié de la république française , et qu'elle en a refusé à Bonaparte , etc. »» Je tiens tous ces faits , connus de tous les déportés , d'un des juges

*


( 9 ) qui donnèrent leur démission ; en se retirant de Cayenne , il passa au fort Sinamary. Le directoire , au reste , n'ignore aucune de ces horreurs ; Jeannet est celui qui de tous est le moins coupable : le gouvernement ne lui envoie ni

argent , ni vivres ; il faut qu'il

entretienne six ou huit cents hommes de troupes , et qu'il paie les fonctionnaires publics. Note , pag. 76 ,

Lui-même à

Cayenne

Je puis attester que

trois personnes de Cayenne ont lu une lettre particulière de Reubell à Jeannet, Note,

pag.

107, Consacrée par les révolutionnaires....

Les dé-

portés Pichegru , Dossonville, Larue et moi, arrivâmes à Londres dans le même tems qu'on fut instruit en Europe de la victoire complette remportée par l'amiral Nelson sur l'escadre française. Le directoire français savait déja depuis long-tems cette désastreuse nouvelle ; l'embarras était de l'annoncer à la nation : il n'était plus possible de se taire; il rompit le silence par un message à sa chancellerie (les deux conseils). Ce message, rempli de mensonges et de ridicules bravades , était terminé par un appel de deux cents mille hommes aux armées ; le trio gouvernant « promet d'exterminer tous les tyrans , notamment celui des mers et les esclaves suisses. » Cette demande fut convertie en loi presqu'aussitôt; mais la comédie n'eût pas été complette ; ce fut l'anarchiste Lecointe-Puyravaux , ce plat valet de Robespierre pendant tout le règne de ce monstre , qui se chargea de réchauffer l'enthousiasme de la nation. Après avoir débité quelques lieux communs , pour prouver que la nation française n'avait nul besoin de marine , tout-à-coup , enflammé du génie de la liberté, il révèle à la république entière «

que les déportés Pichegru , Dossonville , Larue et Ramel, ont été

assez audacieux pour s'évader de la Guyanne ; qu'il est assuré qu'ils sont à Londres,

où ils trament une conspiration. » Fort bien ,

Lecointe ! qui vous a si bien instruit ? avec qui avons-nous conspiré ? pourquoi n'avez-vous pas ajouté qu'on nous avait vus sur la flotte de l'amiral Nelson ?

Homme vil ! tu juges les autres par

toi-même. Eh ! ne conspirez-vous pas assez contre la nation, toi,


( 10 ) les gouvernans et leurs agens ? Qu'on vous laisse faire , et bieatôt il faudra désespérer de la liberté! Apprends, Lecointe , que le royaliste , le conspirateur , le dangereux Ramel a été plus sincèrement affecté du désastre de la flotte française , que toi , avec ton fur républicanisme. Les vaisseaux que je regrette,

appartenaient

à la nation, et non au directoire ; j'ai donné des larmes à la mort de tant de braves gens qui ont péri; mais toi, homme lâche ! estu susceptible de quelque sentiment généreux ! Le général Pichegru était agonisant à son arrivée à Londres ; je ne sais s'il est mieux : on m'assure qu'il est dans la plus grande misère. Le

voleur Reu-

bell en sera étonné , ainsi que ses parens Rapinat, Schérer et Merlin de Thionville ; ces brigands ne peuvent point croire au désintéressement. Je m'honore de partager avec le général Pichegru la misère, et je ne crois pas trop m'avancer en disant que le sauveur de la France en χ 7g3 , 1 794 et 1795 , ne peut avoir jamais conspiré contre sa patrie. Il n'y a pas encore de loi qui déclare criminel de lèze-nation celui qui ne croit pas à la probité et à la morale de Barras et Laréveillière ; cela peut venir. Au moment où l'empereur Caligula fut massacré, il avait résolu de faire valider , par le sénat romain , le choix qu'il avait fait de son cheval pour consul. 0 servile pecus !... Note , pag. 109 , Interrompu leurs communications.... Je crois déja entendre toute la bande révolutionnaire s'écrier : « Habemus confitentem reum ! Il n'est plus possible de révoquer en doute la conspiration ; elle a existé;

il désapprouve l'assassinat de Louis XVI. «

Afin de ne laisser aucun équivoque sur cette phrase , je vais développer le sens que j'ai entendu lui donner. J'ai voulu dire : I. Que, d'après la constitntion de 1791 , Louis XVI ne pouvait être mis en jugement; 2. Que ceux qui l'ont jugé et condamné , étaient des législateurs et non des juges ; 3. Que les prétendus juges furent ses accusateurs , ses témoins ; en a ajouté dans le tems exécuteurs. — Plusieurs membres de cette affreuse assemblée , tels que Carrier, Cavaignac , Lebon , Maignet


( 11 ) et tant d'autres , étaient bien dignes de remplir cette fonction J'ai été en droit de dire que Louis XVI avait été aussi illégalement jugé , que moi déporté; et que le silence de la nation, et l'impunité de tant de forfaits, avaient conjuré sur elle tous les maux qui l'ont affligée depuis cette époque... J'engage les Français de rapprocher le règne du tyran Louis XVI avec l'administration sage, juste, clémente,

et sur-tout économe des Barras, Reubell et La-

révellière-Lépaux. — Qu'on compare encore la situation présente de la France , avec ce qu'elle était au 18 fructidor. Note pag. 112, Ecrivit à Jeannet.... Ces lettres se trouvent dans les mémoires des autres déportés , faisant suite à cette relation. Ils. paraîtront incessamment. [Note de l'éditeur.)





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