Femmes indiennes

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contreplongées, isolant des individus, travelling ou panoramiques suscitant une identification affective à l'action, dans la mesure ou de tels plans et mouvements la créent et ne s'en tiennent pas à l'enregistrer à distance, constituent des exceptions. Le plus possible, le regard du cinéaste est neutre, tenu à distance, comme la caméra qui s'aventure si peu à l'intérieur de la mince file des Ojibwa en route vers le Nord, fil noir tendu sur la neige obscurcie par les vents de la toundra. H.A. Potamkin (5) s'est fondé sur de telles images pour balayer d'un trait de plume la qualité de la photographie : absence de contrastes, entre clairs et obscurs, « balance» des gris manquant de nuances ... Mais que n'a-t-il cité certaines des vues de la forêt canadienne durant l'été indien (les premières prises de vue eurent lieu en septembre 1928) ou celles enregistrées à l'intérieur des tipis qui jouent avec habileté de l'entrelacs des flammes et des fumées de fourrure blanche, assis immobile au sommet d'une éminence dans l'attente d'une vision; peu à peu la neige le dissimule, la brume le happe ; ne subsistent que les hachures sombres des saillies rocailleuses, suggérant une « présence» immédiate comme dans ces lavis chinois où de la rencontre de quelques traits surgit tout un paysage.

The Si/ent Enemy conjugue alors deux tensions : l'une du Même vers l'Autre, fascination que dut vivre concrètement Burden ; et l'autre restrictive: l'Autre est insaisissable; son univers impénétrable. Mais cette incapacité majeure n'interdit nullement de témoigner en sa faveur dès lors qu'il est menacé. Seulement comment parler en son nom ? Comment gommer le Même et ne pas anihiler l'Autre? La discrétion et la mise à distance qui commande la neutralité de l'écriture, ont peut-être guidé Burden dans ses choix. En toute hypothèse!

"Tout ce que vous allez voir est réel et a toujours été" L'Autre ne se construit jamais qu'à l'image du Même. Ainsi s'élaborent dans les récits des stratégies narratives, au terme desquelles se dessinent des généalogies imaginaires qui authentifient des filiations aborigènesconquérants, purement fantasmatiques, mais qui justifient l'appropriation des terres des premiers par les seconds. Ceux qui sont voués à disparaître remettent entre les mains des plus forts les biens qu'ils détenaient. Une civilisation a fait son temps. Une autre la remplace. Dans le western indissociables sont cette nécessité pour les conquérants de se doter d'une « origine» justificatrice et le thème de la « race» indienne qui disparaît. J.L. Leutrat a bien montré comment s'articulent ces deux motifs dans des films comme The Vanishing American, Red Skin, ou Brave Heart. Mais The Si/ent Enemy ignore les Blancs, puisque situé à l'époque précolombienne. Ce choix rend caduc l'héritage par manque d'héritiers, sauf à considérer le prologue sonore dans lequel le chef et acteur Yellow Robe justifie en son nom (les documents publicitaires de la Paramount lui attribuent la paternité du texte) la nécessité d'un tel film. Et il ne dit rien d'autre que la fatalité historique de cette transmission :« Maintenant que l'homme blanc est venu, que sa civilisation a détruit ma race, nous serons bientôt oubliés. (...) Cette même civilisation veut préserver nos traditions du néant, avant qu'i/ ne soit trop tard. Vous saurez maintenant que nous avons vraiment existé. (...) Remercions au nom de mon peuple, l'homme blanc pour avoir réalisé cefilm. (...) Nous sommes des Indiens et nous revivons, pour une fois, notre existence passée. »

Little Big Man

Nulle ambiguïté dans cette déclaration! Les indiens sont voués à disparaître, victimes de l'expansionnisme « blanc », mais ils doivent aussi à ce dernier d'avoir existé « pour une fois» - sûrement l'ultime - en tant qu'Indiens, car ils ont joué authentiquement ce que fut la vie de leurs ancêtres, The Si/ent Enemy fonde son authenticité non seulement sur des scènes de nature (paysages ou séquences animalières), mais aussi sur la volonté des auteurs de ne recourir qu'à des pièces de musée ou à des objets reconstitués selon les traditions, qui symbolisent en quelque sorte un héritage à rebours: récipiendaires des traditions Ojbwa, Burden et son équipe restituent à un certain nombre d'Indiens des fragments de cet héritage pour qu'ils en usent. La réappropriation de leur passé par les Indiens dépend dans tous les cas des conquérants et de leurs descendants qui détiennent les témoignages visibles de leur culture, mais entendent en maîtriser la mise en œuvre par un simulacre sur un écran. Dans le même prologue, Yellow Robe dit: « Tout ce que vous allez voir est réel et a toujours été ». Destiné à justifier à tout prix l'authenticité archéologique et factuelle du film, cet excès de réel conjugué à l'intemporel réfléchit bel et bien l'imaginaire de celui qui a conçu The Si/ent Enemy. L'héritage revendiqué pour acquérir une origine dissimule malle désir de transgression de l'univers « blanc» pour pénétrer de l'autre côté au présent, tout en codifiant a-priori ce que serait le visible de cette Terra Incognita enfouie dans la durée du continent américain. Que le cinéma soit alors le médium le plus approprié à rendre concrète l'illusion d'un réel autre exploré, qui en douterait?

La faim, fléau post-colombien Alors que The Vanishing Amerian ouRedskin évoquaient les années même où ils furent filmés, The Si/ent Enemy échappe à l'histoire. Il raconte un récit qui se déroule en deçà de la date à laquelle l'Amérique fut incorporée dans la mémoire archivée de l'Occident européen, mais se fonde sur des sources postérieures à 1492, et non sur les seules données de l'archéologie américaine qui connaissait au début du XXe siècle un essor considérable. Conçu en fonction de témoignages précis, tout particulièrement les Relations des Jésuites, le scénario les précipite hors-historicité et les moule dans une trame narrative si convenue qUe toute culture y reconnaîtrait les siens. 73


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