Chez nos Indiens, quatre années dans la Guyane française (1887-1891). Partie 1

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D I F F I C U L T É S D E S V O Y A G E S DANS L E S TUMUC-HUMAC.

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il m'a grugé, il n'a pas voulu marcher; d'ailleurs il est souvent malade aussi. Gouacou... mais pourquoi m'arrêter à ce misérable? Ma troupe ne vaut rien : ici pas de santé, là pas de discipline, pas de bonne volonté. Mon voyage est en partie manqué. 11 faut en prendre son parti : j ' a u r a i seulement quelques bouts d'itinéraires, mais j e tâcherai d'avoir de bonnes études et d'importantes collections. L'année prochaine j e connaîtrai mieux le pays et les gens, il me sera possible d'être plus heureux. Il est aisé de se rendre compte, en somme, des raisons pour lesquelles les voyages sont réellement très difficiles dans cette contrée. Tout autour des deux villages roucouyennes du Marouini, c'est le désert. C'est le désert à l'ouest jusque chez Apoïké, au sud jusqu'aux villages roucouyennes du Yary, à l'est jusqu'aux villages oyampis des cours du Kouc et de l'Oyapock, au nord jusque chez les Emerillons : le désert sur près de trente lieues de montagnes inconnues. 11 n'y a personne dans le massif des Tumuc-Humac occidentales : les tribus se sont établies au pourtour sur le bord des grandes rivières. Peu de villages, partant pas de sentiers : le plus souvent, il faut aller devant soi le sabre à la main à travers les fourrés. Lé pays étant désert tout autour de nous, rien n'invite les Roucouyennes à voyager. Ils sont marcheurs, ils feront volontiers un mois de marche sur une route à eux connue, mais encore veulent-ils savoir où ils vont. Mais se frayer péniblement un chemin à coups de hache dans des forêts qu'ils ne connaissent pas, pour n'aboutir à rien, pour ne rien voir que des criques et des montagnes inconnues : ils ont peur de s'égarer et de mourir de misère; ils ont peur de rencontrer à travers ces cantons, cantons si sauvages qu'ils ne connaissent pas l'homme sauvage ou qu'ils en ont perdu le souvenir, des hordes de grands fauves, de grands reptiles, des bêtes fantastiques, que sais-je encore? les Esprits des morts. Aussi ne m'accompagnaient-ils qu'à contre-cœur et grâce à la promesse d'un très sérieux payement. J'avais bien essayé d'égayer ma troupe, j e ne sais quelle horreur sacrée nous enveloppait ; silencieux et attentifs, ils semblaient toujours craindre de voir surgir tout à coup quelque chose de terrifiant. Pourtant j e suis parfaitement rompu aux exigences du métier. J e suis arrivé à me trouver tout à fait chez moi au sein des sombres solitudes de leurs forêts vierges et même à y prendre du plaisir. L'installation du bivouac après une journée de fatigues, les hamacs attachés aux branches des arbres sur le bord de quelque ruisseau, les longues causeries du soir avec les primitifs et leurs vieux chefs; et s'endormir dans la forêt à côté du feu qui écarte les serpents et les tigres, au bruit d'un charivari fantastique où mille


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