De l'affranchissement des esclaves dans les colonies françaises

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DE

L'AFFRANCHISSEMENT

DES E S C L A V E S .


IMPRIMERIE

DE

M A D A M E POUSSIN , RUE MIGNON ,

2.


DE

DES

L'AFFRANCHISSEMENT

ESCLAVES D A N S

LES

COLONIES

FRANÇAISES;

PAR

M. ANDRÉ DE

LACHARIÈRE,

PROPRIÉTAIRE , PRÉSIDENT DE LA COUR ROYALE COLONIAL DE LA

ET

MEMBRE

DU

GUADELOUPE.

PARIS. EUGÈNE RENDUEL, RUE

DES GRANDS-AUGUSTINS ,

1836.

22.

CONSEIL



AVANT-PROPOS.

Une grande question a été résolue en Angleterre et se discute en France. Il ne sagit de rien moins que de l'abolition de l'esclavage dans les colonies. Chef d'une famille dont le pain dépend de la solution du problème ; propriétaire d'esclaves, par conséquent leur tuteur; membre du conseil colonial de la Guadeloupe, j'ai dû chercher quelle ligne de conduite un homme d'honneur devait suivre dans la position où je me trouvais placé. Il est des situations telles, que le silence serait presque un déni de justice : la mienne ne me permet pas de le garder. Je ne me suis pas dissimulé combien l'entreprise était hardie , surtout pour un colon. Aux 1


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préventions qui s'élèvent naturellement contre celui qui parle dans sa propre cause, se joignent l'effervescence des passions, la grandeur du sujet, l'importance des résultats, quelle que soit la solution que l'on adopte. J'ai apporté dans ce travail un esprit dégagé de préventions, un cœur pénétré de la douce influence du christianisme. Je n'ai rien négligé pour atteindre le but que je me propose. R e montant à l'origine des choses, afin d'en mieux déterminer la nature, j'ai examiné de quelle manière l'esclavage s'est introduit dans le monde, quelle a été son influence sur la société. J'ai analysé le droit du maître sur l'esclave, que j'appelle la propriété sur l'homme, et j'ai cherché à déterminer quand et de quelle manière il convient de le faire cesser dans nos possessions d'outre-mer. Heureux si j'ai acquitté ma dette envers l'humanité et la colonie à laquelle j'appartiens. C'est aux hommes consciencieux de tous les pays que je m'adresse, surtout aux membres de la société pour l'abolition de l'esclavage. Si leur


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entreprise a jeté quelques craintes dans les colonies , leurs noms recommandables rassurent les pères de famille, préviennent ce découragement qui, dans une circonstance si grave, et sous d'autres auspices, paralyserait le commerce et l'agriculture. Ils sauront concilier la justice et l'humanité. Il n'est qu'une roule pour les hommes d'honneur : nous nous y rencontrerons. En leur offrant ce petit ouvrage, je me recommande à leur indulgence. Ils pourront ne pas partager mes opinions, mais ils rendront justice à la pureté de mes intentions. Je les prie de ne pas

condamner mes assertions avant d'avoir

pesé les faits sur lesquels je les ai appuyées. Né au milieu de cette population esclave, ayant vécu avec elle, je connais son caractère et ses besoins. Je ne viens pas lutter de théorie et d'éloquence : j'apporte des connaissances locales et le fruit d'une longue expérience. La race noire est-elle susceptible d'arriver à la civilisation et à la liberté ? Si nous interrogeons l'Afrique sa patrie, trois mille ans nous


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répondent que non. C'est un autre monde que nous interrogerons; c'est en examinant quels ont été pour les Nègres les résultats de la traite qui les y a transportés, quelle a été l'influence de l'esclavage qu'ils y ont subi; en un mot, c'est en appréciant leur état actuel en Amérique que nous parviendrons à la solution de cette grande question.


CHAPITRE

DE L'ORIGINE

PREMIER,

DE L ' E S C L A V A G E E T LA

SON I N F L U E N C E ,

SUR

SOCIÉTÉ.

Les anciens ne connaissaient que des nations. L'histoire n'avait d'autre mission que celle de conserver le souvenir de leurs institutions, surtout de leurs victoires et de leurs défaites. On ne s'occupait point de l'humanité ; on ne la connaissait même pas, elle était trop récente. Ce n'est que de nos jours qu'on a reconnu qu'elle avait ses commencements, du moins humainement parlant ; des phases par lesquelles elle est obligée de passer, un but vers lequel elle tend ; qu'elle avait en un mot sa vie comme les individus, son histoire comme les peuples. Cette grande idée se trouve dans le christianisme qui nous montre l'humanité résumée dans Adam et Eve , solidaire de leur faute, en subissant les conséquences, passant par les différentes phases de l'état d'innocence, de la déchéance,


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de l'expiation, et tendant au même b u t , la réhabilitation. Aussi l'homme qui a le mieux compris la sublimité des écritures et qui a su le mieux la reproduire par ses paroles et ses écrits, Bossuet, est-il le premier qui ait aperçu cette idée. Elle est profonde, fertile en résultats ; elle commence à se répandre dans les esprits, à faire sentir sa salutaire influence. C'est elle qui, en nous apprenant que ce que nous appelons la nation, n'est que la tribu ; qu'elle est à l'humanité, ce que la partie est au tout, efface de jour en jour ce patriotisme étroit et égoïste que les anciens considéraient comme la première des vertus, et qui faisait qu'à leurs yeux leur nation était tout et les autres n'étaient rien. Aidée des institutions libérales, de l'imprimerie, de la navigation à vapeur , des chemins de fer, elle fera tôt ou tard de tous les peuples de l'Europe une seule et grande famille dont les nations actuelles ne seront que les diverses branches. C'est en me pénétrant de cette idée féconde, c'est en étudiant l'histoire encore si peu connue de l'humanité, que je crois être parvenu à donner de l'esclavage une explication neuve, satisfaisante , incontestable . l

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Déjà dans une brochure publiée à Paris en 1 8 3 2 , j'avais eu occasion de faire connaître ma manière d'envisager ce grand phénomène de l'histoire de l'homme. Les circonstances m'avaient


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L'Anglais ou le Français qui, du centre de civilisation où il est placé, jette sur l'esclavage un regard superficiel, qui s'arrête à l'écorce, qui n'embrasse que le présent, voit dans ce fait une usurpation de la force sur la faiblesse, une anomalie morale, un abus, un crime, qu'il faut faire cesser sur-le-champ et à tout prix ; mais si on examine la chose de plus près, si on en scrute la nature, si on remonte à son origine pour en étudier la cause et les effets, si, en un mot, on interroge l'histoire de l'humanité, on arrive à des résultats auxquels on était loin de s'attendre. Lorsque nous contemplons l'antiquité, nous sommes étonnés de voir l'esclavage admis chez toutes les nations. Elles étaient toutes divisées en deux classes, celle des libres et celle des esclaves; les deux populations se fondaient continuellement l'une dans l'autre. Montesquieu a parfaitement décrit ce mouvement. Voici comment il s'exprime en parlant des Romains : « Le peuple fut presque composé d'affranchis ; de façon que ces maîtres du monde, non seulement dans les commenceforce de le faire d'une manière succincte et rapide. Je crois le moment venu d'exposer mes opinions avec plus de développements et sous un point de vue souvent nouveau.


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ments, mais dans tous les temps, furent la plupart d'origine servile. « Le nombre du petit peuple, presque toujours composé d'affranchis ou de fils d'affranchis devenant incommode, on en fît des colonies par le moyen desquelles on s'assura de la fidélité des provinces. C'était une circulation des hommes de tout l'univers. Rome les recevait esclaves et les renvoyait Romains. » Tacite nous apprend que la classe des affranchis était très étendue; qu'un grand nombre de chevaliers et même de sénateurs lui doivent leur origine. Nous voyons des peuples entiers tels que les Klotes et les Juifs réduits en servitude. Nous savons que les armées des Arthes étaient composées d'esclaves. Les guerres étaient presque continuelles, et il n'y en avait aucune qui ne ravît la liberté à un grand nombre d'individus. D'un autre côté, leur industrie, la libéralité des maîtres, les circonstances critiques qui forçaient souvent à recourir aux esclaves pour augmenter le nombre des défenseurs de la patrie, en faisaient passer un grand nombre de la servitude à la liberté. Nous sommes donc fondés à penser qu'il n'est peut-être aucun de nous dont les ancêtres n'aient


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été esclaves et que l'humanité tout entière a passé par l'esclavage. Un fait aussi général ne peut être dû à une cause purement accidentelle, à un simple abus de la force. C'est dans la nature des choses, c'est dans l'humanité même que nous devons trouver celte cause. Si nous considérons tous les peuples maintenant existants, nous voyons que les uns ne sont pas encore arrivés à l'esclavage, ce sont les peuples sauvages; que d'autres y sont arrivés, ce sont les peuples barbares ; que d'autres l'ont franchi ou le franchissent, ce sont les nations civilisées. Nous sommes forcés de conclure de là que l'esclavage est une des phases par lesquelles l'humanité est obligée de passer dans sa marche progressive ; qu'il était impossible qu'il ne fût point; qu'il a été une nécessité et par conséquent un progrès. Cette conclusion peut étonner, elle n'en est pas moins rigoureuse; elle n'est point déduite d'une vaine théorie, mais de faits incontestables. Cherchons donc quelles sont les causes qui ont introduit l'esclavage dans le monde, comment il s'est établi et quels ont été ses effets sur la société. Ces recherches ne sont pas inutiles ; il faut bien que l'on étudie à fond ce que c'est


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que la servitude pour s'en faire une juste idée et savoir comment on doit en agir avec elle. Pour atteindre ce but, examinons les hommes dans l'état de nature, tels qu'on les a trouvés dans l'Amérique en général, et en particulier dans les îles que nous habitons. Je dois prévoir ici une objection qu'on pourrait me faire, en disant que mes raisonnements sont fondés sur l'hypothèse que l'état sauvage a été l'état primitif de l'homme, ce qui n'est pas admis par tout le monde. Je réponds que je ne prends pas ce mot primitif dans un sens absolu. Il désigne, dans cet écrit, l'enfance d'un peuple; c'est-à-dire sa position morale et physique à l'époque où le sol est couvert de bois; que la jouissance en appartient à tous, la propriété à personne; lorsque l'agriculture et les arts sont inconnus ; que la pêche, la chasse, les produits des forêts, ceux d'une culture imparfaite et passagère, sont les seuls moyens de subsistance ; en un mot lorsque la tribu existe déjà, la nation pas encore. Peu importe ce qui a précédé ; il suffit pour justifier nos raisonnements que tous les peuples aient passé par cet état; or, c'est ce qu'il est impossible de contester. C'est celui dans lequel se trouvaient les peuplades de l'Amérique à l'é-


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poque de la découverte de ce continent. Il n'est pas permis de douter qu'il n'ait également sub sisté dans l'ancien monde; puisque les poètes, les philosophes, les orateurs, tantôt nous représentent les premiers législateurs réunissant les hommes encore sauvages, leur enseignant les arts et l'agriculture; tantôt nous parlant d'un temps où l'homme habitait des troncs d'arbres et se nourrissait de glands. Je ne cherche pas d'où venait l'humanité et comment elle est parvenue à cet état; mais comment elle en est sortie. Le sauvage est chasseur, pêcheur et guerrier ; il n'a aucun souci de l'avenir, le présent est tout pour lui : nous autres habitants de l'ancien monde, il n'y a que peu de temps que nous sommes délivrés de nos chaînes, une longue suite de siècles d'esclavage nous a familiarisés avec le travail, il est en quelque sorte entré dans notre nature; nous ne le considérons plus comme un malheur; mais le sauvage l'envisage d'un œil bien différent. Il le voit dans toute sa laideur, avec tous ses inconvénients ; il le regarde comme une peine corporelle ; l'y contraindre serait pour lui une condamnation. Sa manière de sentir sur ce point est conforme aux écritures qui nous apprennent que l'homme, par l'effet de sa chute, a été condamné au travail. L'opinion du sauvage est donc


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l'opinion primitive, celle qui a dû régner chez les premiers hommes. L'humanité resterait stationnaire, elle ne se composerait que de peuplades sauvages, si le travail n'était introduit dans le monde. Avancer par le travail, telle était la loi de l'humanité. Seul il pouvait conduire l'homme à cet état social, à cette civilisation où l'appelaient ses destinées ; mais il fallait une force irrésistible pour l'imposer à des êtres qui l'abhorraient , pour soumettre au joug la nature raide et rebelle du sauvage, pour lui faire perdre sa fougue et sa férocité, pour la transformer en quelque sorte en lui faisant oublier ses anciens appétits, en la rendant propre à de nouvelles habitudes , à une nouvelle vie. Cette force ne pouvait venir de Dieu qui ne met pas continuellement la main à ses ouvrages, qui ne pourrait le faire qu'en détruisant toute liberté dans ce monde ; elle est venue de l'homme lui-même. Elle a été le résultat de sa situation physique et morale , de ses passions ; de ses rapports avec ses semblables, en un mot, des lois de son organisation en tant que destiné à la société. Cette force, c'est l'esclavage , la transition indispensable à la marche progressive de l'hu-


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manité. Examinons donc comment il s'est établi et quels en ont été les résultats. Les peuplades sauvages ne connaissent point le droit civil, mais elles connaissent le droit des gens. Aucune portion du territoire de la tribu n'est la propriété d'un de ses membres ; mais le territoire appartient en commun à la tribu entière qui y exerce , exclusivement aux autres, le droit d'y camper, d'y pêcher, d'y chasser. Les guerres doivent être presque continuelles; en voici les raisons : Les limites ne peuvent être fixées d'une manière certaine, à cause des marais et des bois dont la terre est couverte ; il n'existe aucun moyen de constater les conventions d'un traité ; on est obligé de les confier à la mémoire infidèle des hommes. Chez les nations civilisées, une foule de routes s'offrent à l'ambition, à l'activité qui dévore l'homme ; chez les sauvages, il n'en existe que deux, la chasse et surtout la guerre. Leurs exploits peuvent seuls leur assurer la considération de leur tribu. Les passions étant en plus petit nombre ont par cela même plus d'énergie. Le désir de se distinguer, si naturel à l'homme, et l'amour de la vengeance, règnent avec d'autant plus de force dans leurs cœurs, qu'ils y règnent sans partage.


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Leurs guerres c'est l'extermination. Que feraient-ils des vaincus ? Ils ne sauraient comme nous les retenir prisonniers. Leur vie errante , leurs peu de moyens de subsistance s'y opposent. Il faut cependant qu'ils les mettent hors d'état de leur nuire ; il ne faut pas qu'ils s'exposent à les retrouver un jour dans les combats; il n'est pour cela qu'un moyen, la mort ! Pour le sauvage, tuer c'est se défendre. De là ce principe du droit des gens qui le régit, qu'il est permis de tuer les vaincus. Ceci n'est pas l'effet, mais la cause de sa férocité. Comme toutes les lois humaines , celle-ci naît d'une nécessité de la nature actuelle de la société. De ce principe découle une conséquence, c'est qu'on peut réduire les vaincus en servitude : qui peut le plus peut le moins. Tant que c'est le principe qui est suivi, les peuplades restent stationnaires ; mais dès que la conséquence est mise en pratique, est adoptée comme règle; l'esclavage s'établit, le travail vient à sa suite, et l'humanité entre dans une phase nouvelle. Sans doute on a dû long-temps se borner au principe sans songer à la conséquence ; mais puisqu'elle était nécessaire, il était impossible que tôt ou tard, les circonstances propres à sa manifestation ne se présentassent pas. Tout


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principe doit finir, avec le temps, par se développer dans toutes ses conséquences. L'esclavage et le christianisme ont long-temps existé et existent encore simultanément chez plusieurs nations, quoique l'abolition de l'un fut la conséquence de l'établissement de l'autre. Qui ne voit cependant qu'il est impossible que ce grand et sublime effet de la religion du Christ ne finisse par s'accomplir dans toute son étendue ? Lorsque les Caraïbes s'emparèrent des îles que nous habitons, ils les trouvèrent possédées par une autre nation sauvage comme eux. Ils n'avaient que trois partis à prendre : se l'incorporer, la réduire en servitude, l'exterminer. Le premier parti était impossible, les moyens de subsistance n'auraient pas suffi, leur orgueil d'ailleurs s'y opposait; ils n'étaient pas assez avancés pour songer au second ; ils prirent le dernier. Il en est de même de toute nation sauvage qui conquiert. Il faut qu'elle extermine les vaincus, ou qu'elle en fasse des esclaves. Le parti qu'elle prendra dépendra de mille circonstances : de la nature plus ou moins fertile de la contrée, de l'état actuel de ses idées religieuses, de sa puissance, de sa population, de sa constitution plus ou moins aristocratique.


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Une idée, qui pendant des siècles ne s'était présentée à personne, finit lorsque le moment est arrivé, par éclore dans le cerveau d'un homme. Elle se révèle à tous par l'intermédiaire d'un seul. Cette idée , c'est une religion, un système entier, une société nouvelle. Les nations conquérantes auront pendant long-temps, comme les Caraïbes, exterminé la nation conquise ; mais enfin on aura dit : «Pour« quoi faire périr ces hommes dont nous « sommes les maîtres ? Réservons-les pour notre « usage. » Cette servitude aura d'abord été très douce : un peuple sauvage a peu de besoins : la garde de quelques troupeaux , la culture de quelques plantes alimentaires comme le maïs, auront été leur seule occupation : la nation se sera trouvée composée de deux classes , les libres et les esclaves. Une de ces classes étant exclusivement consacrée aux travaux domestiques et à la culture, les moyens de subsistance seront devenus plus abondants, plus as surés , les famines plus rares; les moyens d'échange auront fait naître le commerce ; la nation se sera attachée de plus en plus au sol, à mesure qu'elle en aura retiré plus d'avantages, et elle se sera éloignée de jour en jour de l'état sauvage pour passer à l'état de barbarie Un grand fait s'est accompli, un grand prin-


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cipe est né dans la société : le droit de propriété sur les personnes ; un autre fait, un autre principe en sera le résultat, le droit de propriété sur le sol. Nous reviendrons plus tard sur l'origine de ces droits, les principes sur lesquels ils se fondent. Nous ferons connaître leurs différences et leurs rapports. Presque tout ce que nous venons de dire était encore vrai chez les Romains. Les jurisconsultes de cette nation nous apprennent que servus, esclave, vient de servare, conserver. — Sur le champ de bataille on pouvait tuer son ennemi vaincu ou le réduire en servitude. Le réduire en servitude , c'était le conserver. C'était donc chez les Romains, comme chez les sauvages, un principe de droit des gens qu'on pouvait tuer les vaincus ; ils en avaient déduit la conséquence qu'on pouvait les faire esclaves. Concluons donc, de tout ce qui précède, que l'esclavage a été une conservation et un progrès. Ainsi critiquer l'esclavage , c'est critiquer la marche même de l'humanité ; le lui reprocher, c'est lui reprocher d'être progressive. Ainsi l'esclavage, lorsqu'il a paru, a adouci la férocité des hommes en faisant cesser le carnage ; il a changé la face du monde en amenant a


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le travail à sa suite. Il a fait franchir à l'humanité un espace immense ; mais il l'a menée à un point au-délà duquel il ne lui est pas donné de la conduire. Dès lors il est devenu un obstacle; ce point est, pour chaque peuple, le moment où le travail peut se passer de l'esclavage. Abolir l'esclavage sans abolir le travail, voilà donc le but que tout philosophe, tout législateur, tout vrai philantrope doit se proposer. Pour que l'humanité ne restât pas stationnaire, il fallait qu'un nouveau principe parût dans le monde. Il a paru : c'est le christianisme. Sa mission a été de faire cesser l'esclavage et de continuer la marche de l'humanité. Je sais que des écrivains d'un grand mérite ont nié l'influence du christianisme sur l'abolition de l'esclavage. Un auteur dont nous apprécions le talent, M. de Senancour, prétend que si l'abolition de l'esclavage était due à la religion que nous professons, l'effet aurait suivi de près la cause; l'évangile et la servitude n'auraient pas existé simultanément pendant tant de siècles. Cette opinion prouve que l'auteur n'a compris ni l'esclavage, ni le christianisme. Cette institution , quoique divine, ayant l'humanité pour b u t , devrait suivre la marche des choses humaines qui s'étendent par degrés, croissent par


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développements successifs et ont besoin du temps pour produire tous leurs effets. Si Jésus-Christ avait t o u t - à - c o u p banni l'esclavage de l'univers, qui peut prévoir quels auraient été les effets d'un si grand et si brusque changement? Mais s'il n'a pas sur-le-champ fait des esclaves des citoyens, il en a fait des chrétiens, des enfants de Dieu ; et alors, aux rapports qui existaient de maître à esclave, sont venus se joindre ceux qui devaient exister de chrétien à chrétien. Les premiers ont été modifiés, adoucis par les seconds. Certes, saint Jérome, saint Augustin ne pouvaient envisager leurs esclaves sous le même point de vue, sous lequel Plutarque et les autres sages de l'antiquité considéraient les leurs. Le premier effet du christianisme, effet incontestable, puisqu'il est une conséquence de ses préceptes, qu'il est attesté par l'histoire, a été d'ôter au maître le droit de vie et de mort, droit terrible né sur le champ de bataille de celui de la défense, et que les lois civiles avaient consacré. Certes, c'était là un grand changement. Du reste, il n'a pas, comme ces fougueux philantropes, maudit l'esclavage. Il connaissait trop bien l'humanité et tous ses éléments. Il l'a respecté, mais en préparant sa future destruction!


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Il n'a pas méconnu les droits du maître, foulé aux pieds le principe de la propriété sur l'homme, base de l'ancienne société; il l'a au contraire consacré; il a accepté la société telle qu'il l'a trouvée. Il a dit aux hommes : « Rendez à César « ce qui est à César.» — Aux maîtres : Aimez vos « esclaves ». — Aux esclaves : « Servez vos maî« tres avec amour et fidélité. » — Il a dit à tous : « Vous êtes enfants d'un même père et égaux « devant lui; sortis de la même origine, la même « fin vous attend. » Il a élevé l'humilité au rang des vertus. Il nous a révélé cette charité qui, comme une chaîne immense, unit tous les hommes entre eux et tous les hommes à la Divinité. Bien plus, il nous a appris que Dieu s'était offert en sacrifice pour l'esclave aussi bien que pour le maître, et par là il nous a fait comprendre ce que nous avions à faire. Il a déposé ces germes précieux dans nos cœurs et il les a confiés au temps. De cette manière il a été un développement et non une secousse. Il a employé la persuasion et non la force. Animée de cette douce impulsion, la société s'est transformée d'ellemême et elle est arrivée à la liberté et à la civilisation. L'esclavage et le christianisme sont donc les deux plus grands faits que présente l'histoire de


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l'humanité. L'un soumet l'homme à la volonté de l'homme; l'autre soumet l'homme maître et sujet à la volonté de Dieu ; l'un conduit de l'état sauvage à la barbarie; l'autre de la barbarie à la civilisation. La mission de l'un a été d'introduire le travail dans le monde ; la mission de l'autre est d'en bannir l'esclavage. Si nous demandons aux hommes célèbres qui ont écrit sur le droit de propriété en général quelle est l'origine de ce droit et comment il peut se justifier, chacun répond d'une manière différente et qui laisse beaucoup à désirer. Il suit de nos principes que le droit de propriété a son origine dans la nature même de l'humanité. Il est né lorsque la société avait besoin de son secours pour se développer. Il en est de même d'un grand nombre de lois ; leur origine est une nécessité de l'humanité, et c'est cette nécessité qui les légitime. Le principe du droit des gens qu'on pouvait tuer son prisonnier était légitime, puisqu'il dérivait de la nécessité de se défendre; il en était de même du principe qu'on pouvait le réduire en servitude, qui n'était que la conséquence de l'autre. Le droit de propriété d'un homme sur un autre conforme au droit des gens était donc dérivé du droit naturel; il était légitime, sacré; aussi


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voyons-nous qu'il n'a jamais été attaqué dans l'antiquité . 1

La propriété s'est d'abord établie sur des choses mobilières. Le sauvage qui a façonné un arc, qui a creusé une pirogue, en est le propriétaire. Cela vient de ce que la main-d'œuvre, qui est sienne, est tellement unie à la matière, qu'elle en devient inséparable. En s'emparant de l'arbre qu'il a creusé, il n'a rien pris à autrui; en s'emparant de sa pirogue, au contraire, on s'emparerait de sa main-d'œuvre ; et ce n'est pas là cette propriété précaire qui, née de l'occupation, finit avec elle. C'est une propriété dans toute la force du mot. En quelque endroit que se trouve la pirogue, quelque éloignée qu'elle soit du maître, elle lui appartient : elle lui appartient, parce qu'il lui a donné la forme. La nature a fait l'arbre, lui il a fait la pirogue. Dieu est le maître du monde qu'il a créé; l'homme l'est de la matière qu'il a façonnée. La propriété sur l'homme est venue après ; elle est née de la guerre et du droit de la défense. La dernière à s'établir, la plus difficile à justifier peut-être, a été la propriété foncière. Fille de l'occupation et du temps, elle est venue 1

Aristote et plusieurs autres anciens ont pensé que l'esclavage

était de droit naturel.


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à la suite du travail et par conséquent de l'esclavage. J'ai dit que primitivement le sol appartenait en commun à toute la tribu ; c'est ce qui avait encore lieu chez les Germains. Tacite nous apprend qu'on désignait à chaque famille la portion de terre qu'elle devait cultiver, et qu'on la changeait tous les ans ; elle n'en avait que la jouissance. Chez les sauvages , lorsque la récolte est finie, le champ retourne à la nature et rentre dans le domaine commun. Lorsque le travail, venu à la suite de l'esclavage , eut étendu la culture, rendu les peuplades plus sédentaires, les familles s'attachèrent aux portions de terre dont elles n'avaient auparavant que la jouissance. Elles les ensemencèrent chaque année et finirent par croire qu'elles avaient à la chose des droits exclusifs et transmissibles ; de sorte que le droit de propriété foncière est né d'une possession long-temps continuée. Est-il légitime ou n'est-ce qu'une usurpation? En d'autres termes : le temps peut - il changer la possession en droit? Les jurisconsultes trouveront peut-être facile la solution de cette question ; les philosophes n'en jugeront pas de même. Invoquer en effet la prescription, comme feront les premiers , n'est-ce pas justifier la chose par


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la chose même, mettre l'empirisme à la place de la doctrine ? Si maintenant nous comparons les deux genres de propriété qui nous occupent, nous verrons que l'une s'est établie aux dépens de l'ennemi, l'autre aux dépens de la tribu ; que la première est née d'un principe du droit naturel, que l'autre ne s'appuie sur aucun principe, et n'a pour sanction que sa durée. Si quelqu'un me demandait quelle est l'origine de ma propriété sur mon esclave, je ne craindrais point de remonter avec lui dans l'antiquité, de livrer mes titres à son investigation , car ils s'appuient et sur le droit civil et sur le droit naturel. Si un de mes concitoyens, au contraire, me demandait comment il se fait qu'étant tous enfants de la même patrie, les uns ne possèdent rien, tandis que les autres possèdent tout, je me garderais bien de me reporter jusqu'au temps où le sol appartenait en commun à toute la tribu ; je lui montrerais mes contrats, j'invoquerais le droit arbitraire, la prescription , et je me r e trancherais dans le grand principe d'intérêt général qui veut qu'on respecte les institutions dont l'origine se perd dans la nuit des temps, de crainte, en les détruisant, de porter la perturbation dans la société.


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Le prolétaire en France est plus complétement déshérité du patrimoine commun que l'esclave dans les colonies. Celui-ci, quand il est chez son maître, est en quelque sorte chez lui. Il y trouve nourriture, logement, soins et terres à cultiver pour son usage : ces avantages, il les doit moins à la volonté de son maître qu'aux rapports de réciprocité du maître à l'esclave : rapports qui sont sanctionnés et réglés par la loi. Le prolétaire, au contraire, ne peut s'écarter de la grande roule ou sortir de la rue sans se trouver sur une terre étrangère, dont on peut le chasser à l'instant même. Il n'a droit à rien. Il peut périr de froid devant la maison bien chauffée du riche, mourir de faim devant la boutique d'un boulanger. Il n'a pour lui que son travail, et pour travailler il faut deux choses : la santé, qui le lui permette, et quelqu'un qui veuille l'employer; et cependant il est membre de la même tribu que nous, est enfant de la même patrie. Le choléra a exercé ses ravages à Londres. Lorsqu'on a comparé le chiffre des décès de cette année désastreuse en apparence, avec celui des années précédentes, on a été étonné de le trouver moins élevé. On a expliqué ce résultat inattendu, en disant que les souscriptions faites par les riches on faveur des pauvres, leur avaient


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fourni les moyens de mieux se vêtir, de mieux se chauffer qu'ils ne pouvaient le faire avant l'apparition de la maladie. Ainsi la misère et tous les maux qu'elle traîne à sa suite, font, chaque année, périr plus de monde dans cette capitale, que n'a pu en moissonner un fléau qui épouvante l'univers ! Le choléra a été un soulagement pour les pauvres de Londres ! Aveu terrible, digne de la méditation de l'homme d'état et du philosophe !... Que dire maintenant de l'Irlande, de Paris, etc.? Voici comment M. Fourier s'exprime : « Les journaux de Dublin, 1826, disent : Il « règne ici une épidémie parmi le peuple; les mas lades qu'on amène à l'hôpital guérissent dès « qu'on leur donne à manger. Leur maladie est « donc la faim : il ne faut pas être sorcier pour « le deviner, puisqu'ils sont guéris dès qu'ils « trouvent à manger... « Les ouvriers français sont si misérables, que « dans les provinces de haute industrie comme « la Picardie, entre Amiens, Cambray et Saint« Quentin, les paysans sous leurs huttes de terre « n'ont pas de lit. Ils se forment des couchettes « avec des feuilles sèches qui, pendant l'hiver, « se changent en fumier plein de vers; de sorte « qu'au réveil les pères et les enfants s'arrachent « les vers attachés à leur chair. La nourriture ,


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« dans ces huttes, est de même élégance que « l'ameublement. On citerait une douzaine de « provinces où la misère est au même degré : « Bretagne, Limousin, Haute-Auvergne, Ce« vennes, Alpes, Jura, Saint-Etienne, et même « la belle Touraine. » On lit des choses si étranges dans les auteurs qui ont écrit sur ce sujet et entre autres dans l'ouvrage de M. Villeneuve Bargemont, qu'elles paraissent incroyables et que je n'ose les rapporter. Lorsque nous sommes accoutumés à un objet, et surtout lorsque notre intérêt s'y rattache, nous n'en voyons pas le côté faible. Tel philantrope qui croit que rien n'est plus affreux, n'est plus injuste que l'esclavage dans les colonies ; qui s'écrie qu'il faut le détruire tout de suite et à tout prix, ne se doute pas que sa propriété sur des riches domaines, au détriment d'un si grand nombre de ses concitoyens, n'est pas plus facile à justifier que nos droits sur nos esclaves; il s'appitoie sur leur sort, et il n'a pas l'air de s'apercevoir de ce contraste hideux qu'offre la métropole : des riches plongés dans toutes les jouissances du luxe ; des prolétaires qui meurent de faim et de froid. Il trouve fort injustes les droits de chasse, de pêche, etc., que la loi accordait aux seigneurs. D'un autre côté, il est


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persuadé que rien n'est plus sacré ici-bas que la loi sur laquelle repose sa propriété à lui; et, cependant, quel terrible droit seigneurial que celui d'user et d'abuser à l'exclusion des autres d'une portion du globe, des eaux, des forêts qu'elle contient, de l'atmosphère qui l'environne! Et qui nous dit qu'elle subsistera toujours, cette propriété foncière ? Qui nous dit que le dernier développement du christianisme, la dernière phase de l'humanité, ne sera pas la société, moins la propriété ? Supposons qu'il existe quelque part une société fondée sur le principe que le sol appartient à tous les citoyens. Qu'on en assigne, chaque année, une portion à chaque famille, comme chez les Germains ; ou que, le travail étant en commun , on en partage le produit. Qu'il arrive deux étrangers , que l'un dise : « Le pays où je suis né est peuplé de nombreuses tribus ; chaque tribu a son territoire. Chacun de ses membres a le droit d'y chasser, d'y pêcher, de planter et de récolter. Nous avions des guerres fréquentes avec nos voisins; nous donnions la mort aux vaincus, afin de diminuer le nombre de nos ennemis, de n'être pas plus tard tués par eux : tuer c'était nous défendre. Plus éclairés, plus humains, au lieu de les tuer, nous les rendons esclaves, nous


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concilions l'humanité et notre sûreté, nous jouissons de leur travail; mais ils jouissent de nos lois et de notre protection. Ils travaillent pour nous; mais ils travaillent aussi pour eux. Ils sont vêtus, nourris, soignés. » — Que l'autre dise : « Dans ma patrie, le sol appartient à quelques familles : les autres citoyens n'ont droit à rien; ils vivent, s'ils trouvent à s'employer ; ils végètent , ils meurent, s'ils ne trouvent personne qui veuille leur donner de l'ouvrage. » Quelle est, pensez-vous, celle de ces deux sociétés qui paraîtra s'écarter le plus des principes du droit commun et de l'équité ? Que conclure de ces considérations ? Qu'il faut détruire la propriété foncière ? Non ; qu'il faut la respecter et laisser faire l'humanité qui, dans sa marche , adopte des principes nécessaires à ses fins, qu'elle rejette plus tard lorsque, leur objet étant rempli, ils ne sont plus que des obstacles. Le législateur ne fait pas ces transformations; il les déclare. La propriété sur l'homme qui , ainsi qu'on vient de le voir, prend son origine dans la plus fondamentale des lois de la nature humaine, la conservation , a été admise, comme droit, par toute la terre et dans tous les temps. La législation de tous les peuples l'a consacrée, en a réglé les conditions et les effets chez les Hébreux, chez


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les Romains, en France même, de sorte qu'elle s'appuie tout à la fois et sur le droit des gens et sur le droit civil, et qu'elle est aussi légitime que la propriété foncière. Aux colonies, elle n'est pas d'une nature différente; là, pendant deux siècles , les lois du royaume l'ont garantie et même encouragée. Le colon qui a placé sur cette propriété ses moyens d'existence ne peut donc être exposé, si une mesure d'expropriation venait à être prise , à se voir, lui et ses enfants, dépouillés et réduits à la misère : l'abolition de l'esclavage , en effet, ne se conçoit pas sans l'indemnité. Une des principales causes de nos erreurs et de nos injustices, vient de ce que nous ne tenons pas compte des temps et des situations. S'agit-il d'apprécier un homme , un fait ? nous les isolons de leur époque, des hommes, des faits dont ils étaient contemporains et avec lesquels ils se coordonnaient. Nous n'examinons pas ce qui était possible dans les circonstances qui dominaient, mais ce qui était à désirer. Tout ce qui est contraire à notre état actuel nous choque et nous révolte, parce que nous ne voyons pas que la société ne peut y arriver que par une infinité d'intermédiaires. Chacune de ces stations nous paraît rétrograde, parce que nous la comparons à notre époque ; nous la


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trouverions progressive, si nous la comparions au point de départ, ou à celles qui l'ont précédée. En un mot , nous déclarons les choses bonnes ou mauvaises , selon qu'elles seraient avantageuses ou nuisibles à des hommes placés comme nous; licites ou illicites, selon qu'elles s'accordent ou non avec nos idées qui souvent n'ont pas un siècle d'existence. Supposons qu'il existe dans une de ces sphères qui roulent sur nos têtes, des êtres dont l'organisation diffère de la nôtre; qui, exempts de déperdition, n'aient pas besoin, pour se maintenir, d'aliments étrangers, ou dont les corps se renouvellent aux dépens des éléments qui les environnent; qui, étrangers à nos besoins, et par conséquent à nos passions, ignorent complétement cette grande cause de nos dissensions, le tien et le mien. Supposons qu'un de ces êtres dont nous parlons , se trouve transporté sur notre planète comme le Micromégas de Voltaire, tous les objets lui paraîtront nouveaux ; et comme on ne juge que par comparaison, force lui sera, pour les apprécier, de se les rapporter à lui-même. Il verra un homme donner la mort à un animal inncocent et timide, et se nourrir de sa chair; il criera à la férocité. Il remarquera que le sol est divisé par por-


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lions; qu'elles sont possédées par quelques-uns; il criera à l'injustice. Il conclura de ces premières impressions, que l'homme est barbare et injuste ; mais s'il examine les choses de plus près, s'il étudie mieux leurs rapports, il reconnaîtra que les hommes, en se nourrissant de la* chair des animaux, subissent une loi qu'ils n'ont pas faite ; il reconnaîtra que ce partage du sol, en apparence si injuste, c'est-à-dire le droit de propriété, est le fondement de notre état social et de notre civilisation. Il reconnaîtra que ce qui l'avait d'abord choqué est le résultat de la situation dans laquelle Dieu a placé l'humanité, de l'organisation qu'il lui a donnée : il pourra plaindre, mais il cessera de blâmer. L'habitant de saturne c'est le métropolitain ; le colon est l'habitant de la terre. Le tort de nos compatriotes de la métropole (nous n'adressons pas ce reproche aux hommes éclairés, mais aux philantropes en général ) est de considérer l'esclavage comme un fait qui appartient exclusivement aux colonies ; ils oublient qu'il a régné de toute antiquité et règne encore dans plusieurs parties du monde; ils négligent conséquemment de rechercher les causes qui l'ont produit, les résultats qu'il a portés dans le mouvement des nations; et, l'appréciant à ce point de vue restreint, ils le déclarent un crime


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3



CHAPITRE

DE

LA

TRAITE

DES

II.

NOIRS.

Dans un ouvrage dont le sujet est. l'esclavage dans les colonies, il n'est pas hors de propos de dire quelque chose de la traite des Noirs qui en est la source. Notre intention n'est pas d'examiner si l'on a bien ou mal fait de la prohiber; nous voulons seulement la considérer sous le point de vue philosophique et politique. Le trafic vulgairement connu sous la dénomination de traite des Noirs, est aussi un des grands faits que présente l'histoire de l'humanité. La législation actuelle le range parmi les crimes; ceux qui s'y livrent sont donc criminels. D'un autre côté, la traite a eu l'approbation du vertueux, du philantrope Las-Casas. Le gouvernement, sous le règne de nos rois, notamment sous celui de Louis XVI, non seulement l'a tolérée, mais encore l'a encouragée. Une


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prime était accordée à ceux qui importaient des Nègres à Saint-Domingue : et certes les hommes qui tenaient à ces diverses époques les rênes de l'État n'étaient pas des criminels. Ce changement d'idées qui fait un crime aujourd'hui de ce qui était naguère permis ; qui rend punissable d'une peine infamante ce qu'on encourageait par la récompense, rappelle le fameux mot de Pascal : « Plaisante justice qu'une rivière « ou une montagne borne : vérité en-deçà des « Pyrénées, erreur au-delà!... » 1

D'où vient donc cette différence dans la manière d'envisager le même objet? Elle vient évidemment de ce qu'on l'a considéré sous des points de vue différents. A l'époque où la traite prit naissance, l'esclavage existait en Afrique comme il y existe encore, comme il y a existé de temps immémorial. Les tribus nègres étaient plongées dans l'idolâtrie; elles étaient d'une férocité extrême qui allait jusqu'à l'antropophagie. Les terres des colonies étaient incultes. Voilà la situation de l'Afrique et d'une partie de l'Amérique , lorsque la traite a commencé. Nous allons maintenant faire connaître en quoi, 1 Arrêt du conseil d'état du 26 août 1670; ordonnance du roi de 1672; arrêt du conseil d'état du 2 juillet 1989, etc.


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elle consistait; apprécier son caractère moral, constater ses résultats. Il faut avant tout se rappeler, comme nous l'avons dit, que de temps immémorial les trois quarts de l'Afrique ont été esclaves de l'autre quart. Les causes auxquelles on doit attribuer cet état de choses, sont : 1° la guerre; les vaincus qui ne sont pas massacrés étant, comme chez les anciens, réduits en servitude. 2° La reproduction ; l'enfant né d'une femme esclave étant lui-même esclave, comme autrefois chez les Romains. 3° La coutume qui condamne à l'esclavage les auteurs de certains crimes, ainsi qu'en France la loi prive de leur liberté pour un temps ou pour toujours ceux qui sont coupables de faits pour lesquels cette peine est prononcée. 4° Enfin, l'usage ayant force de loi, d'après lequel le débiteur qui a contracté une dette quelconque et ne s'acquitte pas à l'échéance , devient, par ce seul fait, l'esclave de son créancier. Les négociants européens expédiaient des navires pour la côte d'Afrique. Un échange avait lieu entre les Européens et les Naturels. Les premiers donnaient les marchandises qu'ils avaient apportées ; les seconds donnaient en retour les esclaves qu'ils possédaient d'après les lois de leur pays. Les esclaves acquis étaient transportés dans les colonies et vendus aux colons, qui en fai-


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saient des domestiques, des ouvriers, le plus souvent des cultivateurs. On voit que la traite ne faisait que changer le théâtre de leur esclavage ; souvent même elle les soustrayait à la mort, l'espoir d'un échange avec les Européens engageant les vainqueurs à épargner les vaincus. 1

La première question à examiner, si l'on veut apprécier la moralité de la traite , est celle de savoir si elle a été un bonheur ou un malheur pour ceux qui en étaient l'objet. Les colons ont dit et répété : « Que les Nègres prononcent eux« mêmes ; qu'une enquête ait lieu ; qu'on de« mande à tous les individus provenant de ce « trafic s'ils désirent retourner dans leur pays : « leur réponse tranchera la difficulté. » — Il est hors de doute, pour tous ceux qui connaissent les colonies, qu'elle serait négative. Ma position me fournissait les moyens de faire moi-même l'épreuve dont je parle. Je n'ai rien négligé pour la rendre complète, incontestable. J'ai interrogé un très grand nombre de Nègres importés depuis un temps plus ou moins long. Ils m'ont tous répondu qu'ils voulaient rester dans la colonie. Un de mes amis, ancien magistrat de la métropole, maintenant un des mem1

Mungo-Park.


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bres les plus distingués de notre cour royale, m'a raconté, qu'ayant eu la même idée que moi, il avait saisi toutes les occasions de la vérifier en demandant à tous les Nègres de côte, avec lesquels il s'était trouvé en rapport lorsqu'il remplissait les fonctions de président du tribunal de première instance de la Basse-Terre, s'ils voulaient retourner dans leur pays, ayant soin de leur laisser croire qu'il avait le pouvoir de réaliser leur vœu ; qu'il n'avait trouvé qu'un seul Nègre qui regrettât sa patrie et son ancien état. Cet individu était d'une tribu mahométane; il était Marabout dans son pays. 11 expliquait ses regrets par la perte du rang et de la considération que lui procurait ce titre. Ce que nous disons ne surprendra nullement ceux qui connaissent les colonies. Quant à ceux qui leur sont complétement étrangers, s'ils veulent examiner les choses avec impartialité, ils reconnaîtront facilement qu'il était impossible qu'il en fût autrement. Les Nègres étaient nus dans leur pays, exposés aux famines, aux traits de leurs ennemis, esclaves ou prisonniers, et par cela même, ayant sans cesse la mort suspendue sur leurs têtes. En arrivant parmi nous, ils étaient nourris et vêtus. Etaient-ils malades? une science inconnue dans leur pays soulageait et guérissait leurs maux. Etaient-ce donc là des


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victimes ? Et doit-on s'étonner de leur peu de penchant à retourner en Afrique ! J'ai toujours remarqué que lorsque le Nègre nouvellement arrivé, avait été baptisé; qu'il commençait à parler et à comprendre le langage du pays ; qu'il était vêtu d'une culotte et affublé d'un chapeau, il se croyait fort supérieur à ceux de ses camarades qui débarquaient. Quels auraient été sa surprise et son mécontentement, si l'on était venu lui annoncer, de par la philantropie, qu'on allait lui remettre son pagne autour des reins et le renvoyer d'où il était venu ! En vain chercherait-on à réfuter ce que nous avons dit en citant des traits de férocité de certains capitaines négriers. Il n'est jamais permis de confondre l'abus avec la chose : ces exemples prouvent seulement que partout où il y a des hommes, la loi doit intervenir et imposer un frein à la cupidité et à la cruauté. Peut-on condamner la révolution française parce qu'elle a produit des Robespierre et des St.-Just? Nous pouvons donc reconnaître comme constant, 1° que la traite n'a été qu'un transport d'esclaves d'un pays dans un autre; 2° que les Nègres, ainsi transportés, gagnaient en bien-être matériel et moral. Cherchons maintenant quels ont été les résultats de ce commerce.


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Les terres de l'Amérique ont été cultivées : cette immense quantité de coton que l'Europe reçoit des Etats-Unis, le sucre, le café, le cacao, exportés de l'île de Cuba, de Porto-Rico, de la Jamaïque, de St.-Domingue, des Antilles, des Guyanes française, anglaise et hollandaise, sont les fruits de la traite des Noirs. Ces denrées, les objets que nous fournissons en échange, ont imprimé au commerce un mouvement jusquelà inconnu et qui n'a pas été sans influence sur la prospérité et la civilisation de l'Europe. Des populations noires se sont établies dans les pays que nous avons énumérés, et y sont parvenues à un degré de civilisation bien supérieur à celui où se trouvent maintenant les tribus auxquelles elles doivent leur origine. Examinons quelle a été son influence en Afrique. Elle a mis en contact la race blanche et la race noire; il est impossible qu'il n'en soit pas résulté des avantages pour la dernière : un peuple n'est jamais en communication avec un autre, sans en recevoir des modifications, Nos armées n'ont paru chez les nations étrangères que les armes à la main, et cependant que d'idées n'ont-elles pas semées sur leur passage ! Les germes ainsi disposés restent long-temps sans se manifester; on ne se doute même pas de leur


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existence; mais, à la première occasion, ils se développent et l'on est étonné de leurs progrès. Après l'expulsion des Français, l'Égypte parut rentrer dans son premier état. Les Arabes retournèrent à leur vie de brigands ; les Mamelucks et les Turcs recommencèrent leurs guerres ; tout reprit l'ancien train les traces des Français parurent effacées. Enfin Méhemed-Ali paraît, et l'Égypte reprend son rang parmi les nations. N'est-il pas évident que jamais cet homme célèbre n'eût réussi dans ses grandes entreprises , qu'il n'y eût même jamais songé, sans le séjour des Français en Égypte? Les Nègres trouvant à vendre leurs prisonniers cessèrent de les égorger comme ils le faisaient auparavant, toutes les fois qu'ils avaient suffisamment d'esclaves, ce qui leur fit perdre leur ancienne férocité. On a dit que cette facilité de se procurer les objets dont ils avaient besoin en échange des hommes que le sort des combats faisait tomber entre leurs mains, devait continuellement les armer les uns contre les autres, et, par conséquent, rendre les guerres plus fréquentes. En supposant que cette assertion fût fondée, il en résulterait toujours qu'ils durent combattre pour avoir des prisonniers, au lieu de combattre pour les égorger ; que dès lors ils durent perdre le trait dominant de leur ca-


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ractère, celui qui s'opposait le plus à leur amélioration , la férocité, et c'est déjà un grand bien. Mais il n'est pas vrai que les guerres devinrent plus fréquentes qu'elles ne l'étaient avant la traite. Plus les peuples sont voisins de l'état sauvage, moins ils sont amis de la paix. C'est ce qui est démontré par les récits de tous les voyageurs. Lorsque les Français arrivèrent au Canada, toutes les tribus étaient en guerre, et quelle guerre ! l'extermination. Les Algonquains étaient sur le point d'être anéantis, lorsque Champelain leur accorda son appui. Mackensie, dans son pénible voyage vers la mer glaciale, à la vue des endroits affreux par lesquels passaient les Knistenaux pour aller égorger leurs ennemis, ne put s'empêcher de s'écrier qu'il fallait que la soif du sang qui les dévorait fût bien ardente , pour les engager à entreprendre un voyage aussi long, à supporter tant de fatigues, uniquement pour donner la mort à des sauvages comme eux. Un autre voyageur anglais, qui se dirigeait vers la même mer, cheminait avec des Esquimaux. Ceux-ci surprirent un campement appartenant à une tribu avec laquelle, dit le voyageur, ils sont en guerre de temps immémorial. Ils massacrèrent tout, même les enfants. L'An-


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glais était saisi d'horreur; eux, ils riaient comme s'ils venaient de faire la chose la plus naturelle , tant la férocité leur était habituelle. Lorsque les Caraïbes envahirent les Antilles , ils détruisirent tous les mâles qu'ils y trouvèrent et se réservèrent les femmes. Ces mêmes hommes étaient toujours en hostilité avec les habitants de la Côte-Ferme, et allaient dans leurs canots faire des descentes jusqu'à Saint-Domingue, pour en massacrer les habitants. Qu'on lise ce que disent les premiers voyageurs des peuplades africaines, on verra que leur état était le même. Il en est qui ont été jusqu'à dire que dans certains endroits on vendait de la chair humaine. Ce qu'il y a de certain, c'est que les Nègres nouveaux parlent d'antropophages ; ils les désignent généralement sous le nom de Moudongues. Avant la révolution, un de ces Nègres, à peine débarqué, se sauva clans les bois. 11 tua une Négresse qu'il surprit le soir se rendant à une habitation écartée ; il la coupa par morceaux et les emporta dans son ajoupa où l'on en trouva encore plusieurs suspendus à la fumée. Ce qui fait qu'on était quelquefois à bord des négriers, obligé à une très grande sévérité, c'est que des Nègres qui, venant de certaines contrées intérieures où ils se trouvent dans toute leur


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barbarie, étaient persuadés qu'on ne les achetait que pour les manger; ce qui les mettait dans une disposition d'hostilité facile à concevoir. Cette idée ne pouvait leur être inspirée que par quelque chose d'analogue qui avait lieu, et dont ils avaient entendu parler dans leur pays. D'ailleurs, en étudiant la position physique du sauvage, et l'influence qu'elle doit exercer sur son moral, il est facile de voir que la guerre doit être son état habituel. C'est le résultat des passions bien autrement énergiques que les suggestions de l'intérêt. Chez eux ce n'est pas un certain âge qui fait la majorité, qui fait qu'on devient homme, qu'on prend rang parmi ceux de la tribu ; c'est le maniement des armes : et comment, sans la guerre, prouver qu'on sait les manier? La tribu ne s'évalue que par le nombre de ses guerriers ; et la considération de chacun d'eux se règle sur le nombre des crânes ou des chevelures qu'on a enlevés à l'ennemi. Voilà les trésors du sauvage, voilà le but de son ambition. Il ne va pas à la guerre pour faire du butin, mais pour exterminer. Pour comprendre la force du penchant qui l'y entraîne , il faudrait pouvoir se faire une idée de l'énergie du sentiment qui domine son cœur, de la grandeur de la joie qui le remplit lorsqu'il enlève aux vaincus ces sanglantes dépouilles qui, por-


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tées autour de son cou ou suspendues à sa hutte, vont être les ornements irrécusables de sa valeur. L'Angleterre, les États-Unis, ont fondé des établissements sur le rivage occidental de l'Afrique. Ce n'est pas l'amour des conquêtes ou la soif des richesses qui ont dirigé les fondateurs de ces colonies d'une nouvelle espèce : c'est un motif plus noble, le désir de répandre la civilisation. Elles sont à la fois une école pour ceux qui les habitent, un exemple pour les peuplades voisines. Elles ont, il est vrai, rencontré de grands obstacles, et luttent encore contre de nombreuses difficultés; il faudra beaucoup de temps et de persévérance pour en assurer le succès ; mais je ne vois rien qui doive en faire désespérer. Ces établissements ont été fondés en grande partie avec des Nègres provenus des Indes-Occidentales et des Etats-Unis. Le gouvernement, les sociétés philantropiques y en envoient chaque année un certain nombre. C'est un fait constaté par les rapports des gouverneurs, par les récits de ceux qui ont visité ces colonies naissantes, que les Nègres importés d'Amérique sont les seuls éléments de succès sur lesquels on puisse compter; parce qu'ils ont plus d'habitude du travail, plus de goût pour la vie sociale et les


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agréments qu'elle procure. Mis en contact avec les indigènes, leur supériorité s'est trouvée immense ; ce qui confirme ce que nous avons dit, que le transport en Amérique, c'est-à-dire la traite, augmentait le bien-être moral et matériel des Nègres qui en étaient l'objet. Ainsi l'Amérique rend à l'Afrique les descendants de ceux qu'elle en avait reçus; mais elle les renvoie bien supérieurs à leurs ancêtres et à leurs contemporains dans la patrie primitive. Notre civilisation a long-temps exercé sur eux son action; s'ils n'en ont pas été entièrement pénétrés , au moins en ont-ils été modifiés. Ce ne sont pas encore de vrais chrétiens ; mais ce ne sont plus des idolâtres. Ce ne sont pas encore des hommes civilisés ; mais ce ne sont plus ces barbares qui vendaient leurs enfants et mangeaient quelquefois leurs prisonniers. Jetons encore un coup d'œil sur l'Amérique. C'est là surtout que s'opère le contact entre les deux races. En Afrique elles ont été toujours séparées par le vaste désert du Sahara ; dans le Nouveau-Monde elles s'entremêlent, habitent les mêmes contrées, les mêmes villes et pour ainsi dire sous les mêmes toits. La population nègre qui cultive le sud des Etats-Unis est de près de trois millions ; elle s'accroît d'une manière prodigieuse.


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Chez les anciens, la différence de condition distinguait seule la population libre de la population esclave; l'une se fondait continuellement dans l'autre. Dans le Nouveau-Monde, au contraire, la nature a pris soin de les distinguer par la couleur ; et le préjugé, s'emparant de cette distinction , les isole l'une de l'autre. Quand le nombre des Nègres s'élèvera à huit ou dix millions, ce qui ne peut manquer d'arriver, que fera-t-on de tout ce peuple ? On n'est pas aux Etats-Unis sans s'apercevoir de l'embarras d'une pareille position : de là cette facilité avec laquelle on s'est décidé à proscrire la traite ; de là cette haine contre les abolitionistes, cette répugnance envers les hommes de couleur, qu'on remarque même dans les états où l'esclavage n'existe pas. C'est comme une invasion qu'on cherche à repousser; mais comment arrêter ce flot qui grossit toujours? N'est-il pas à présumer que tôt ou tard, favorisée par la marche des choses et des idées , par quelques-unes de ces circonstances qui influent sur le sort des nations, telle qu'une guerre civile ou étrangère, une scission entre les états, la race noire ne finisse par régner où maintenant elle ne fait qu'obéir ? La traite qui continue, malgré toutes les peines que l'on se donne pour l'anéantir, intro-


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duit chaque année un nombre prodigieux de Noirs à l'île de Cuba, à Porto-Rico, au Brésil. Ils finiront par être beaucoup plus nombreux que les blancs, et tôt ou tard ces pays leur appartiendront. Si j'étais habitant à face blanche d'une de ces contrées, je dirais : Prohibons la traite, elle menace notre avenir. Si je ne considérais que l'amélioration et la gloire future de la race noire, je dirais : Transportez le plus de Nègres que vous pourrez d'Afrique en Amérique et d'Amérique en Afrique : car c'est le seul moyen d'en former des nations civilisées. Ceci nous conduit à cette conclusion à laquelle on était loin de s'attendre : c'est que ceux qui ont encouragé la traite, favorisaient les destinées futures de la race noire ; que ceux qui l'attaquaient, travaillaient à la maintenir dans son état abject et stationnaire. Toutes les manières de voir sont erronées, si elles sont partielles et exclusives, et tous ceux qui voient ainsi sont en perpétuelle contradiction. Les uns considèrent la traite d'une manière absolue ; ils ne voient que des hommes devenus des choses et mis en vente dans les marchés. Las-Casas, au contraire, voyait des hommes arrachés à l'idolâtrie et conquis au christianisme. Le baptême, qui nous ouvre le 4


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ciel, suffisait seul, à ses yeux, pour solder toutes les misères de cette vie passagère et toutes celles de l'esclavage. Quant à nous, qui ne faisons abstraction de rien, qui n'interrogeons que les faits, nous dirons : Que pour l'homme tout est relatif; que souvent il obéit à des lois effroyables en ellesmêmes , mais dont l'absence serait encore un plus grand mal. Il est fâcheux que l'esclavage ait régné dans le monde ; il aurait été plus fâcheux encore qu'il ne s'y fût pas introduit. Il est fâcheux que la traite ait exposé en vente des Nègres sur les marchés de l'Amérique. Il aurait été plus fâcheux encore pour l'Europe, pour l'Amérique, pour l'Afrique surtout, que la traité n'eût jamais existé. Nos raisonnnements, les conclusions que nous en avons déduites, trouveront sans doute des contradicteurs. Nos frères de la métropole ont leurs préjugés comme nous avons les nôtres. Ils sont influencés par les préventions de leur position , de leur amour-propre : il est beau de voir figurer son nom sur la liste d'une société philantropique, de déclamer contre l'esclavage et l'oppression ; mais, avant de se constituer l'apôtre de l'humanité, il faut l'étudier pour la connaître. Elle a sa vie comme l'individu, son


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histoire comme les peuples. Les faits qu'elle nous présente sont immenses, leur origine se perd souvent dans la nuit des temps ; leurs développements embrassent des siècles. On ne peut les apprécier si l'on n'en voit qu'une face, si l'on ne s'arrête qu'à une époque, si on les sépare des circonstances qui les ont précédés ou suivis. Il n'est pas facile de se faire une juste idée du caractère moral et politique des causes qui agissent sur le monde, de déterminer leurs résultats avantageux ou funestes. On est trop près ou trop loin. Trop près, leurs effets n'existent pas encore ; trop loin, nous n'en pouvons saisir l'ensemble. Tout change avec le temps ; le bien devient mal, la vérité devient erreur. Il convient de détruire dans un temps ce qu'il a fallu établir dans un autre. Comment suivre tous ces chaînons? Comment, à travers tant de siècles et de faits divers, distinguer le bien du mal, la vérité de l'erreur; assigner à chaque cause sa part d'influence dans la constitution physique, politique et morale de l'époque à laquelle on appartient? Les contemporains de l'invention de l'imprimerie; ceux qui virent naître le christianisme, ne pouvaient entrevoir les changements qu'ils étaient destinés à produire dans le monde, et dont nous sommes aujourd'hui les témoins.


—52— Ceux qui virent commencer la révolution française, n'en pouvaient apprécier les immenses résultats. Effrayés des maux dont elle était accompagnée, du sang qui coulait sur son passage , ils la considérèrent comme un fléau. La somme des maux qu'elle a causées est une quantité constante, tandis que celle des biens qu'elle a produits va toujours croissant par les développements successifs. Il fut un temps où personne n'aurait osé dire qu'elle fut un bien ; il viendra un temps où personne n'osera le contester. L'Afrique n'avait d'autres moyens d'échanges à nous offrir que ses propres enfants : il fallait bien l'accepter ; il fallait que le contact eût lieu par cet endroit, puisqu'il était le seul possible , ou que l'Afrique restât dans l'isolement et la barbarie. Dans ces grandes circonstances, l'humanité se conduit par une espèce d'instinct bien supérieur aux raisonnements des philosophes, et cet instinct la conduit toujours bien. Si les colonies que les Anglais et les Américains ont fondées sur le rivage occidental de l'Afrique, finissent par prospérer, comme tous les hommes honnêtes et religieux doivent le désirer ; si la civilisation, partant de ces points comme d'un foyer, s'empare enfin de ce vaste continent; si la race noire, dont la singulière


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destinée semblait jusqu'ici le résultat d'un décret de la divinité, ou l'exécution des lois de son organisation m ê m e , parvient enfin à se placer à notre niveau ; si l'Afrique se c o u v r e , c o m m e les autres parties du m o n d e , de villes et de nations florissantes; si des colonies sorties de son sein forment en Amérique des peuples puissants, ce g r a n d c h a n g e m e n t sera d û à la traite des Noirs et à l'esclavage. Que les philantropes les flétrissent de leurs a n a t h è m e s , leurs i m m e n s e s et salutaires effets n'en seront pas moins i n c o n testables. Mais il n e suffit pas d'envisager ces grands faits sous les divers aspects dont nous avons parlé ; il faut encore les considérer par r a p p o r t à l'état actuel des choses, le caractère physique et moral de la population. 11 faut c h e r c h e r si, ayant a c compli leur mission, ils n'ont pas survécu à la nécessité qui leur avait d o n n é naissance et qui seule pouvait les légitimer. La m a r c h e q u e nous avons suivie j u s q u ' i c i , les conséquences qui découlent des principes que nous avons p o s é s , nous conduisent i n v i n ciblement à examiner si au point où sont p a r venues les colonies, l'esclavage est encore u n bien , ou n'est plus q u ' u n m a l ; s'il est légitime ou illégitime. E n d'autres t e r m e s , si l'on p e u t abolir l'esclavage sans abolir le travail.



CHAPITRE

LE MOMENT E S T - I L LES COLONIES? Y ABOLIR

III.

A R R I V É D'ABOLIR L ' E S C L A V A G E —

EN

L'ESCLAVAGE

D'AUTRES

TERMES

SANS ABOLIR

LE

:

DANS

PEUT-ON

TRAVAIL?

L ' h u m a n i t é t e n d toujours vers la perfection ; ce qui favorise cette m a r c h e est utile : ce qui la r e t a r d e est nuisible. Beaucoup de personnes ne voient dans le sujet qui nous occupe q u e l'abolition de l'esclavage. Quelque grand que soit cet objet, il n'est p o u r t a n t que secondaire : augm e n t e r le bien-être moral et matériel de la p o p u lation des colonies, telle est la véritable mission du législateur et des amis de l'humanité. L'abolition de l'esclavage n'est q u ' u n m o y e n ; il faut l'adopter s'il conduit à ce b u t , l'ajourner s'il en éloigne. Tout h o m m e de b o n n e foi conviendra que si le résultat de l'affranchissement était de faire disparaître le t r a v a i l , et p a r conséquent l'agriculture et le c o m m e r c e , de refouler la p o p u l a -


— 56 — lion vers son point de d é p a r t , c'est-à-dire la barb a r i e , l'oisiveté et la m i s è r e , ce serait u n présent également funeste et à la réputation de ceux qui l'auraient fait et au b o n h e u r de ceux qui l'auraient reçu. Il n'est donc pas d'affranchissement a d m i s sible s'il ne conserve à la population son c a r a c tère agricole ; c'est ce qui nous a engagé à poser la question c o m m e nous l'avons fait en tête de ce chapitre. Avant de s'en occuper, il faut bien connaître le caractère m o r a l et physique des h o m m e s qui en sont l'objet. Il faut convenir que la race africaine a fait, depuis qu'elle est dans les colonies, d ' i m p o r t a n t s progrès en civilisation. P o u r s'en c o n v a i n c r e , il suffit de lire ce qu'en ont écrit les p r e m i e r s a u t e u r s qui o n t parlé des Antilles et de le c o m p a r e r à ce que nous voyons aujourd'hui. Il existe à la Guadeloupe deux modes de s u b venir aux besoins des esclaves : l'un consiste à les vêtir et à les n o u r r i r ; l'autre à les charger e u x - m ê m e s de ce s o i n , en leur allouant u n e portion de terre et le t e m p s nécessaire p o u r la cultiver. Le Code noir r e n d a i t obligatoire le p r e m i e r , et défendait sévèrement le second. Cette loi est t o m b é e en désuétude : m a i n t e -


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n a n t , généralement p a r l a n t , le Nègre , au lieu de recevoir la n o u r r i t u r e et le vêtement et donner tout son travail, préfère q u ' o n lui a b a n d o n n e des portions de terre et le temps nécessaire p o u r les cultiver. Au moyen des p r o d u i t s qu'il en retire , il pourvoit lui-même à son entretien. La vente de ses récoltes et de son bétail lui fournit les moyens de pourvoir a m p l e m e n t à ses besoins, souvent m ê m e d'amasser u n pécule assez considérable. Lorsqu'il est m a l a d e , il est n o u r r i et soigné par son m a î t r e : les enfants et les i n firmes le sont toujours. Cette différence entre le Code noir et l'usage actuel vient de ce q u e , dans l'origine, le Nègre, nouvellement sorti d'Afrique et n'ayant encore rien p e r d u de l'inertie de son caractère primitif, aurait passé dans l'oisiveté le t e m p s qui lui a u rait été a l l o u é , et par suite se serait trouvé e x posé à m o u r i r de faim ou à recourir au vol et au marronnage. A u j o u r d ' h u i , au c o n t r a i r e , devenu plus laborieux par l ' h a b i t u d e , plus industrieux p a r la nécessité de satisfaire aux nouveaux besoins qu'il a c o n t r a c t é s , il cultive la terre qui lui est allouée , et en retire u n profit bien supérieur à la valeur d'une ration et des autres allocations qui lui étaient accordées. Si l'on voulait revenir à


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l'ancien m o d e , on démoraliserait les plus beaux ateliers de la colonie. Le père Labat nous a p p r e n d que , de son temps, l'habillement des Nègres consistait en u n caleçon et u n e chemise grossière; m a i n t e n a n t ils sont vêtus de culottes de toutes sortes d'étoffes , de chemises de gingas, de toile f i n e , de vestes de d r a p , d ' h a b i t s , etc. Les femmes n e sont pas étrangères au luxe. On p e u t m ê m e dire qu'à t o u t p r e n d r e , il y a de plus beaux et de meilleurs vêtements , du linge plus fin, en général des nippes et des o r n e m e n t s de bien plus grande valeur chez les Négresses ( m ê m e les c u l tivatrices ) que chez les paysannes de France. Les personnes qui h a b i t e n t depuis long-temps les colonies s'aperçoivent que les Nègres ont m a i n t e n a n t plus d'intelligence qu'ils n'en avaient il y a t r e n t e ans. C'est le résultat de l e u r contact avec la race e u r o p é e n n e . Elles s'aperçoivent encore qu'ils p r e n n e n t b e a u c o u p p l u s de soin p o u r se vêtir. Il y a u n e vingtaine d'années , ils aimaient singulièrement à rester le h a u t d u corps n u . Sur les habitations jusqu'à l'âge de quinze ou seize a n s , ils étaient dans u n e nudité complète. Ce c h a n g e m e n t est i m p o r t a n t à c o n s t a t e r ; car j'ai toujours r e m a r q u é que plus u n Nègre avait d'indifférence p o u r son v ê t e m e n t , son cou-


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cher, son l o g e m e n t , p o u r tout ce qui tient au bien-être matériel , plus il avait d'éloignement p o u r le travail. Il est donc incontestable que notre population noire est en progrès ; ces progrès sont r e m a r quables surtout depuis quelques années. Ils sont dus à l'usage des i n s t r u m e n t s aratoires, aux perfectionnements de l'agriculture, à l'habitude du travail qui s'étend, s'enracine avec le temps et fait que les portions de terre dont ils jouissent sont mieux travaillées qu'elles ne l'étaient; à l'aisance que p r o c u r e la paix ; à l'amélioration d u régime des ateliers, et enfin, par dessus tout, à l'influence des idées libérales auxquelles les colons ne restent pas étrangers. La médaille a son revers. La traite n'a cessé que depuis 1830 : notre isolement de l'Afrique ne date que de cette époque , de sorte que la partie de n o t r e population la plus voisine de son origine se r a p p r o c h e encore b e a u c o u p de ce qu'elle était dans les premiers temps de la c o lonie; de là vient qu'il existe sur presque toutes les habitations u n certain n o m b r e d'individus q u i , sans souci , sans prévoyance , exempts de tout a m o u r - p r o p r e , se m e t t e n t peu en peine de leur v ê t e m e n t , de leur coucher. Ils ne se refusent point au travail qui leur est c o m m a n d é ; mais ils ne feront rien d'eux-mêmes et p o u r eux-


— 60 — m ê m e s . Naturellement v o r a c e s , ils auraient recours au v o l , s'ils n'étaient contenus et dirigés p a r l'autorité d u m a î t r e . On est obligé de les n o u r r i r , de les vêtir, de les c o n d u i r e c o m m e des enfants. Les Nègres de la Guadeloupe sont en général bons ; mais ils conservent e n c o r e u n reste du caractère primitif. Ils sont adonnés aux l i q u e u r s fortes, au libertinage, se livrent avec passion à la danse , ne p r e n n e n t pas assez de précaution p o u r se garantir des variations de la t e m p é r a t u r e : leur incurie p o u r leur c o u c h e r est souvent extrême. Il n'est pas r a r e q u ' u n N è g r e , q u i c e p e n d a n t est à son a i s e , n'ait q u ' u n e simple p l a n c h e p o u r lui servir de lit. Je d e m a n d a i s à u n Nègre p o u r q u o i il avait jeté sa paillasse.— Il m e r é p o n d i t q u e les paillasses ne valaient rien, p a r c e qu'elles servaient de retraite aux punaises. Voilà u n reste du caractère primitif. L'Européen l'aurait nettoyée ; le Nègre , en la j e t a n t , se débarrasse de ce soin et des punaises. L'éducation qui c o n d u i t à la civilisation n'est que c o m m e n c é e chez eux. Il est deux choses q u e le temps n'a pas encore suffisamment i m p r i m é e s à leur n a t u r e : l'amour d u travail et l'amour du

confortable. Tacite d i t , en p a r l a n t des G e r m a i n s , q u e , p a r u n e contradiction de la n a t u r e h u m a i n e , on


— 61 — voyait les m ê m e s h o m m e s craindre le travail et a b h o r r e r le repos. P a r u n e contradiction n o n moins s u r p r e n a n t e , les Nègres sont b e a u c o u p plus faits à la d u r e q u e les Européens et craignent cependant b e a u c o u p plus le travail. Cette différence se r e m a r q u e r a toujours entre u n e nation sauvage et u n e nation civilisée ; elle d é p e n d de leur genre de vie, de leurs b e s o i n s , de leurs habitudes. J'ai eu occasion de m e convaincre que le Nègre comprenait le luxe avant de c o m p r e n d r e ce que les Anglais appellent le confortable. La joie qu'ils éprouvent lorsqu'à leur arrivée ils sont affublés d'habits et de c h a p e a u x , n e vient pas de l'utilité de ces objets qui est nulle p o u r eux ; elle vient seulement de la satisfaction qu'ils p r o c u r e n t à leur vanité. Je voyais u n e fois passer devant moi u n e douzaine de jeunes Nègres qui venaient d'être achetés et qu'on avait habillés de pied en cap. Il survint tout à coup u n de ces grains si c o m m u n s sous les tropiques. Par u n m o u v e m e n t s p o n t a n é , tous retirèrent leurs c h a p e a u x , c h e r c h a n t tous les moyens de les abriter de la pluie et ne se m e t t a n t nullement en peine de leurs têtes. Il est évident qu'ils considéraient ces chapeaux sous le m ê m e point de vue que les Indiens envisagent les plumes qui leur servent d'ornement.


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Le Nègre de nos colonies est dans u n état de transition qui se compose d'un reste de ses a n ciennes h a b i t u d e s et de celles que nous lui avons imposées. C'est u n mélange a u q u e l sa constitution , q u o i q u e forte, a de la peine à suffire. Le j o u r , il travaille c o m m e le paysan e u r o péen ; c'est l ' h o m m e de la civilisation. La n u i t , le b a r b a r e reparaît. Au lieu d ' a b a n d o n n e r au sommeil ses m e m b r e s fatigués, il erre dans les ténèbres c o m m e les hyiènes de son p a y s , il accourt au b r u i t d'un t a m b o u r lointain qui l'invite à la danse ; ou bien il va visiter u n e de ses femmes ; il fait ainsi plusieurs lieues; les m o r n e s , les rivières, les précipices, rien n e l'arrête. A peine s'est-il c o u c h é u n e h e u r e ou deux qu'il est obligé de se r e m e t t r e en r o u t e p o u r r e t o u r ner chez son maître ; c'est le corps fatigué des excès de la n u i t qu'il c o m m e n c e les travaux de la j o u r n é e . Il est facile de concevoir quelle doit être p o u r la santé l'influence d'un pareil genre de vie. Qui n e reconnaît à ces traits le caractère africain ! H a n n o n nous a p p r e n d , clans son Voyage sur les côtes d'Afrique, que le j o u r tout était tranquille sur la t e r r e , que la n u i t l'air retentissait du son des voix et des i n s t r u m e n t s . Un voyageur, parlant des m œ u r s des Nègres fugitifs qui se sont réfugiés dans certains e n -


— 63 — droits de l'Amérique méridionale où ils vivent en tribus indépendantes d i t , que lorsque le soleil éclaire leurs cabanes tout est m o r n e , tout est silencieux; que la nuit au contraire tout est m o u v e m e n t ; on n'entend que les chants et le b r u i t du t a m b o u r . C'est ici le lieu d'aborder la question de savoir si l'organisation du Nègre n'est pas u n e barrière i n s u r m o n t a b l e qui l'isole à jamais de la civilisation. Ce que j'ai dit en parlant de la traite; a d û faire pressentir que je tenais p o u r la n é gative. Il n'existe q u ' u n e espèce d'hommes tous p r o venus d'une souche c o m m u n e : c'est ce qui me paraît d é m o n t r é p a r des preuves h i s t o riques et physiques. En consultant l'histoire, en interrogeant les nations sur leur origine, on voit qu'elles sont parties d'un centre c o m m u n , l'Asie centrale. En étudiant le mécanisme et le génie des l a n g u e s , en r e m o n t a n t à leur origine, à l'aide du fil que nous offre leur dérivation , on arrive au m ê m e résultat. Les Nègres et les blancs produisent les h o m m e s de couleur ; ceux-ci se r e p r o d u i s e n t entre eux avec la m ê m e facilité. Cette preuve toute p h y sique suffirait seule p o u r décider la question , puisqu'il est d é m o n t r é par l'expérience que les individus que l'homme parvient à obtenir par


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l'accouplement d'animaux de races différentes ne jouissent pas de la faculté de p e r p é t u e r leur espèce. Tous les h o m m e s sont donc issus d'une m ê m e s o u c h e , appelés à la m ê m e fin. L'identité d é m o n t r é e , c o m m e n t a d m e t t r e u n e hypothèse qui tendrait à assigner à la race noire u n e vie , u n e destinée à p a r t , à la b a n n i r en quelque sorte de l ' h u m a n i t é ? Les physiologistes, il est v r a i , en c o m p a r a n t les crânes des Noirs à ceux des b l a n c s , r e c o n naissent des différences de conformation qui supposeraient chez les p r e m i e r s u n développem e n t moins complet d u cerveau , et p a r conséq u e n t u n e intelligence b e a u c o u p plus b o r n é e . L'expérience , il faut en convenir, confirme cette t h é o r i e ; il suffit d'habiter les colonies p e n d a n t quelques années p o u r s'apercevoir de la supériorité des blancs et des h o m m e s de couleur ; il est évident que des causes p u i s s a n t e s , aujourd'hui i n c o n n u e s , ont agi dans les temps anciens sur la race africaine et lui ont i m p r i m é ces différences si r e m a r q u a b l e s dans la conformation de la t ê t e , la couleur de la peau et la n a t u r e des cheveux; mais d'autres c a u s e s , telles que n o t r e esclavage , notre c o n t a c t , peuvent agir en sens inverse des anciennes c a u s e s , a u j o u r d ' h u i d é t r u i t e s , effacer les effets qu'elles


— 65 — o n t p r o d u i t s , et réhabiliter l'intelligence du Nègre. J'ai fait voir que c'était effectivement ce qui avait lieu en A m é r i q u e , où la race noire est en progrès. Elle est en m a r c h e , elle arrivera donc ; mais a-t-elle déjà atteint le point où il convient de faire cesser l'esclavage ? Ce qui augmente b e a u c o u p la difficulté de la question qui nous o c c u p e , c'est que la population qui en est l'objet n'est pas h o m o g è n e ; elle offre u n g r a n d n o m b r e de nuances fortement tranchées. Cela vient de ce que les Nègres q u e l'on portait aux colonies appartenaient à des tribus qui ne se trouvaient pas a u m ê m e degré de l'échelle sociale ; q u e les uns avaient été e n levés p e n d a n t la g u e r r e ; que d'autres étaient nés dans l'esclavage ; qu'aujourd'hui encore les uns sont dans la colonie depuis u n n o m b r e de générations plus ou moins g r a n d ; q u e d'autres sont nés en Afrique ; de sorte q u e ce q u i c o n vient aux u n s ne convient pas aux a u t r e s , et qu'il est très difficile de faire des lois p o u r u n e pareille agglomération d'hommes. Lorsque je réfléchis que notre population noire n'est isolée de l'Afrique que depuis sept ou h u i t ans ; lorsque je vois qu'elle est en p r o grès, je ne puis m ' e m p ê c h e r de penser qu'en laissant les choses aller du m ê m e t r a i n , on fini-

5.


— 66 — rait par arriver à u n e époque où le succès ne serait plus douteux. Mais l o r s q u e , p r e n a n t cette population telle qu'elle se compose a u j o u r d ' h u i , je vois que si sa tête est arrivée aux limites qui séparent l'esclavage de la liberté et de la civilil a t i o n , le r e s t e , p a r ses m œ u r s , ses h a b i t u d e s , tient encore à ces contrées qui jusqu'ici ont été impénétrables à n o t r e civilisation, c o m m e elles l'avaient été à celles des Carthaginois et des Egyptiens ; je trouve qu'il serait bien difficile dans le m o m e n t actuel et p e u t - ê t r e m ê m e i m possible de d é t r u i r e l'esclavage sans détruire le travail. J e c o m p r e n d s l ' e n t r a î n e m e n t des h o m m e s généreux q u i , en France et en Angleterre, se sont prononcés p o u r l'affranchissement des Noirs : je le c o m p r e n d s , parce q u e je l'ai partagé. S'il était possible d'abolir l'esclavage sans a b o lir le travail, sans d é t r u i r e u n e civilisation n a i s s a n t e , causer la r u i n e des u n s et le m a l h e u r de tous , je proposerais ce g r a n d acte à la colonie à laquelle j'appartiens et je trouverais de l'écho chez mes concitoyens. Ajoutant l'exemple au p r é c e p t e , l'évangile à la m a i n , je dirais à mes Nègres : Soyez l i b r e s , soyez mes égaux; vous perdez u n m a î t r e , mais vous conservez u n p r o tecteur, u n ami ; mes droits seuls sont détruits, les vôtres subsistent ; dans vos m a l h e u r s , dans


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vos infirmités vous ne les invoquerez pas en vain. Une pareille action n'est-elle pas la plus s u b l i m e q u ' u n h o m m e puisse accomplir, celle q u i le rapprocherait le plus de la divinité? Seule elle remplirait l ' â m e , elle satisferait l'ambition, elle comblerait cet abîme d u cœur dont parle Pascal ; elle embellirait la vie, dépouillerait la m o r t de ses terreurs. Si les œuvres de l ' h o m m e peuvent lui mériter u n e vie éternelle, en est-il u n e plus capable de lui ouvrir les portes du ciel ? Telles ont été m e s premières impressions ; mais lorsque j ' a i interrogé l'histoire, lorsque j'ai consulté les faits , lorsque j'ai réfléchi sur la situation des îles anglaises, lorsque j'ai vu que Saint-Domingue, malgré la fertilité de son s o l , malgré les dispositions rigoureuses de ses lois, subissait u n m o u v e m e n t rétrograde incontestable , j'ai compris qu'il ne fallait pas m e t t r e le cœur à la place de la raison; q u e le bien était toujours relatif; q u e , lorsqu'il s'agissait de r é soudre u n p r o b l è m e , il fallait en accepter les données , p a r c e qu'elles n e dépendaient pas de nous ; q u e ces données étaient p o u r la question qui nous occupe les faits m o r a u x et physiques q u e présente la population sur laquelle il s'agissait d'agir.


—68— L'esclavage sera-t-il toujours nécessaire dans les colonies? Le m o m e n t de l'abolir est-il arrivé ? Ce que nous avons dit sur la population noire, sur son état progressif, prouve que le j o u r a r r i vera où l'esclavage, devenu inutile dans les colonies, devra cesser et cessera en effet; mais nous pensons que ce temps n'est pas encore arrivé. C'est ce qui résulte de la situation actuelle de nos colonies, de celle de nos voisins, de celle de S a i n t - D o m i n g u e , etc. Nous avons fait voir quelle avait été la mission de l'esclavage ; elle ne nous paraît pas t e r m i n é e dans les colonies. Le détruire serait cueillir u n fruit avant sa m a t u r i t é , ce serait t o u t p e r d r e . — Mais, nous demandera-t-on, q u a n d ce temps a r rivera-t-il?—Dans d i x , dans v i n g t , dans t r e n t e ans ? Peut-être plus tôt q u e les uns p e n s e n t , peutêtre plus t a r d que les autres le croient. Les d e r niers pas seront p e u t - ê t r e les plus r a p i d e s , peutêtre les plus l e n t s ; il est impossible de les m e s u r e r d'avance. Laissons donc fonctionner en core le système actuel ; aidons-le à t e r m i n e r sa mission et nous p o u r r o n s alors le s u p p r i m e r sans inconvénient. Si a u c u n e puissance n'avait pris l'initiative , voici ce que je dirais : « Choisissez u n e de vos colonies, faites-y l'es-


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sai de vos projets ; qu'elle soit la ferme-modèle de l'affranchissement. Si vous ne réussissez « p a s ; s i , malgré tous vos soins, vous voyez le « travail et la civilisation se retirer avec l'escla« vage; la b a r b a r i e , l'oisiveté, la misère revenir « avec la l i b e r t é , alors vous reconnaîtrez que « vous vous êtes t r o p pressés, que le m o m e n t « n'était pas encore arrivé. Vous ne renoncerez « pas à votre projet ; vous l'ajournerez. « S i , au c o n t r a i r e , vos efforts finissent par « être couronnés du succès, éclairés par l'expé« rience et les fautes m ê m e q u e vous aurez c o m « m i s e s , vous pourrez apprécier la n a t u r e des « obstacles qui s'opposaient à votre e n t r e p r i s e , « reconnaître quels sont les moyens qui peuvent « en faire t r i o m p h e r . Aidés de ces précieuses le« ç o n s , vous éviterez les fausses r o u l e s , vous « arriverez au b u t par u n e m a r c h e directe et « assurée. » J e crois que ce langage n'aurait rien que de sage. Mais dans ce m o m e n t , les Anglais font just e m e n t cette expérience ; ils la font sur la plus g r a n d e échelle et à leurs risques et périls. Attendons le résultat. Placés en observation, suivons attentivement les différentes phases du g r a n d spectacle offert à nos yeux. P r e n o n s note surtout des fautes qui se c o m m e t t e n t ; marquons-les c o m m e des écueils sur la carte. Les Anglais ont


— 70 — la r é p u t a t i o n d'être d'habiles manœuvriers eh bien ! q u a n d nous les verrons arrivés au p o r t , nous déploierons la voile et nous aurons soin d'éviter les écueils contre lesquels ils a u r o n t h e u r t é . II n'est pas i n u t i l e , p o u r l'objet de cet o u vrage, de r e c h e r c h e r sous l'influence de quelle cause l'Angleterre a agi q u a n d elle s'est déterterminée à cette grande m e s u r e . Le caractère du bill q u e nous a u r o n s à apprécier en l u i - m ê m e et dans son a p p l i c a t i o n , s'en ressentira nécessairement. Beaucoup de personnes croient q u e la p h i lantropie n'est q u ' u n voile d o n t les Anglais c h e r c h e n t à couvrir leur politique intéressée; qu'ils ne font tant d'efforts p o u r faire cesser la traite des Noirs que p a r c e qu'ils veulent a r r ê t e r la p r o d u c t i o n toujours croissante d u Brésil et de l'île de Cuba ; qu'ils ont affranchi leurs e s claves parce qu'ils n'attachent plus a u c u n prix à leurs Antilles, t r o p voisines des Etats-Unis p o u r ne p a s , tôt ou t a r d , leur offrir u n e proie facile ; qu'ils c h e r c h e n t enfin depuis long-temps à concentrer leur puissance dans l'Inde qui l e u r offre tant de ressources et qui est si éloignée des nations qu'ils r e d o u t e n t ; qu'ils ont voulu surtout nous t e n d r e u n p i é g e ; qu'ils n e d o u t e n t pas que notre p e n c h a n t à l'imitation ne nous porte à suivre leur e x e m p l e , par conséquent à


— 71 — p e r d r e nos colonies ; que, possesseurs de l'Inde et débarrassés de notre c o n c u r r e n c e , ils se trouveraient maîtres du prix du sucre sur tous les marchés de l'Europe; J'ai u n m o m e n t partagé cette opinion ; mais je n'ai pas lardé à reconnaître que c'était u n e e r r e u r qui vient de ce qu'on juge l'Angleterre par ce qu'elle est dans l'histoire, et p a r ce qu'elle était encore il y a quelques a n n é e s , sans tenir compte des changements introduits dans la constitution et dans l'opinion, qui en ont p r o d u i t d'analogues dans l'administration de l'état et clans sa politique. Chez les Anglais, l'élément d o m i n a n t était l'aristocratie ; la vertu qui absorbait toutes les a u t r e s , le p a t r i o t i s m e ; la s u p r ê m e l o i , l'intérêt de l'Angleterre : de là cette politique quelquefois machiavélique, mais toujours h a b i l e , toujours s o u t e n u e , toujours dirigée par les m ê m e s p r i n cipes et t e n d a n t vers le m ê m e b u t , qui a élevé u n e île, insignifiante sur la carte, à u n degré de richesse et de puissance qu'on ne p e u t envisager sans é t o n n e m e n t , l'a mise en contact avec toutes les nations de l ' E u r o p e , l'a associée à tous les i n t é r ê t s , l'a r e n d u e la dominatrice des mers et l'arbitre de la paix du m o n d e . Depuis la révolution de j u i l l e t , l'ancienne constitution a éprouvé de graves atteintes. La


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d é m o c r a t i e , o u , p o u r m i e u x d i r e , la classe moyenne est devenue l'élément p r i n c i p a l . De grandes idées d o m i n e n t t o u r à t o u r les nations c o m m e des souverains q u i se s u c c è dent. E n F r a n c e , a u j o u r d ' h u i , le

juste-milieu,

expression fidèle de la classe d o m i n a n t e , et qui n'est e l l e - m ê m e q u ' u n milieu ; en Angleterre , les idées de p h i l a n t h r o p i e , de l i b é r a l i s m e , de liberté civile et religieuse, en s'emparant des e s p r i t s , o n t r e m p l a c é les maximes de l'opinion ; elles o n t d é t e r m i n é d'autres directions q u e celles q u i servaient de règle a l'ancien g o u v e r n e m e n t . De là ce g r a n d c h a n g e m e n t dans la politique d e la nation , c h a n g e m e n t q u i se révèle , n o n s e u l e m e n t dans les c o l o n i e s , p a r l'affranchissement des esclaves, mais e n c o r e d a n s l'Inde m ê m e , p a r l'adoption de m e s u r e s , telles qu'elles a m è n e r o n t infailliblement u n j o u r l'émancipation d e ce vaste pays. L'ancien g o u v e r n e m e n t , éclairé p a r le soulèvement des colonies d u n o r d de l'Amérique et la séparation q u i en fut la s u i t e , avait a d o p t é des maximes d'administration q u i t e n d a i e n t à p r é venir u n semblable é v é n e m e n t dans l'Inde. Il mettait le plus g r a n d soin à favoriser l'esprit stal i o n n a i r e des I n d i e n s , à m a i n t e n i r la distinction et la jalousie des castes ; de là les m é n a g e m e n t s p o u r les préjugés des I n d i e n s , la défense faite


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aux Européens de se fixer dans l'Inde. On v o u lait e m p ê c h e r qu'il s'y f o r m â t , c o m m e aux EtatsUnis , u n e population e u r o p é e n n e , qui n'aurait pas tardé à se r e n d r e r e d o u t a b l e à la mère-patrie p a r son esprit et son influence sur les indigènes. Ces précautions sont m a i n t e n a n t oubliées, ou, p o u r mieux d i r e , proscrites. On ne s'occupe que de propager aux I n d e s les lumières , d'y p r o clamer la liberté de la presse. La fondation d ' u n collége, l'établissement d'un j o u r n a l , sont des t r i o m p h e s q u e célèbrent à l'envi toutes les gazettes de la métropole. Il ne faut pas b e a u c o u p de sagacité

pour

voir que l'ancienne politique tendait à conserver l'Inde à l'Angleterre ; q u e la nouvelle aura p o u r résultat de l'en séparer tôt ou t a r d . Il faut donc r e c o n n a î t r e q u e l'abolition de l'esclavage dans les possessions b r i t a n n i q u e s n'a pas été le résultat d'un c a l c u l , mais la conséquence de la situation politique de l'Angleterre et des idées qui dirigent l'opinion p u b l i q u e . L'Angleterre m e p a r a î t avoir, dans celte g r a n d e circonstance , agi avec précipitation ,

impré-

voyance et prévention. Il n'en pouvait être a u t r e m e n t dans la situalion où elle se trouvait. P e n d a n t t o u t le t e m p s q u e d u r a la l u t t e avec Napoléon, l'attention des Anglais fut exclusive-


— 74 — m e n t fixée sur leurs relations e x t é r i e u r e s , sur les grandes scènes qui se jouaient sur le c o n t i nent. Là se trouvait u n intérêt qui absorbait tous les a u t r e s , Lorsqu'à la fin d e cette sanglante t r a g é d i e , ils virent que Napoléon était leur p r i s o n n i e r , q u e la France était r e n t r é e dans ses l i m i t e s , que l e u r e m p i r e sur les m e r s était devenu incontest a b l e , q u e tout était calme et repos sur le contin e n t , leur attention se r e p o r t a t o u t entière s u r eux-mêmes.

Alors fut d é t r u i t p o u r jamais le

prestige q u i , j u s q u ' a l o r s , les avait fascinés ; ils c o n n u r e n t , p o u r la p r e m i è r e fois, leur véritable position ; ils se virent sous le poids d ' u n e dette sans exemple , sous le joug de l'aristocratie p o litique et religieuse, la plus pesante et la p l u s forte qui ait j a m a i s existé. Ils en sentirent toute la p e s a n t e u r , et c e p e n d a n t ils l'auraient p e u t - ê t r e encore supportée long-temps sans la puissante i m p u l s i o n q u e les événements de juillet leur i m p r i m è r e n t . Trois j o u r s suffirent à la F r a n c e p o u r se m e t t r e fort en avant de l'Angleterre en fait de liberté religieuse civile et p o l i t i q u e . . . Quelle profonde blessure p o u r l'orgueil b r i t a n n i q u e ! De ces causes n a q u i t cet effort vers l ' é m a n c i pation qui se fit sentir sur tous les points. Les colonies sont éloignées de l'Angleterre. Le sort


— 75 — de leur population agricole n'aurait p a s , à cette d i s t a n c e , exercé une sympathie si profonde chez u n peuple libre ; c'était le b r u i t de leurs p r o p r e s chaînes qui épouvantait les Anglais lorsqu'ils brisaient celles des Noirs ; c'était l'effort qu'ils faisaient p o u r secouer leur p r o p r e joug qui renversait le régime constitutif des colonies. La liberté , l'égalité et la démocratie règnent aux E t a t s - U n i s d ' A m é r i q u e ; c e p e n d a n t nulle p a r t les h o m m e s de couleur ne sont traités avec plus de dureté. Dans les états m ê m e où la loi ne leur refuse r i e n , les m œ u r s leur refusent t o u t et en font des espèces de parias. Un préjugé bien plus injuste et plus exigeant que celui de nos colonies q u i s'affaiblit c h a q u e j o u r , ne l e u r p e r m e t pas de s'asseoir à la table des b l a n c s , les repousse de toutes les professions. Les abolitionistes q u i ont voulu intéresser les états du n o r d à la cause dont ils se sont faits les apôtres , n'ont trouvé que fort peu de sympathie. D'où vient cette différence entre l'Amérique et l'Angleterre? — Elle vient de ce que nous ne sentons vivement q u e les m a u x q u e nous p a r t a geons ; que nous n'embrassons avec chaleur q u e les causes qui ont q u e l q u e analogie avec la n ô t r e . Q u ' i m p o r t e aux Américains, le p e u p l e le plus libre de la t e r r e , que d'autres soient dans l'esclavage !


— 76 — Les Anglais, au c o n t r a i r e , qui l u t t a i e n t ou croyaient lutter contre l'oppression, la p o u r s u i virent p a r t o u t où ils s'imaginèrent la voir. Le m o u v e m e n t des Anglais vers l'émancipation était d o n c le résultat de leurs p r o p r e s bes o i n s ; mais c o m p r i m é p a r t o u t , il se fit j o u r là où la résistance était plus faible. P e u de p e r sonnes é t a i e n t ,

en A n g l e t e r r e , intéressées au

maintien de l'esclavage ; son abolition, au c o n traire , fournissait aux o r a t e u r s u n sujet facile e t fructueux à exploiter; il excitait l'indignation d u p e u p l e q u i , o p p r i m é l u i - m ê m e , p o r t a i t dans cette question la fougue et la passion avec lesquelles on défend o r d i n a i r e m e n t sa p r o p r e cause. L'aristocratie elle-même y trouvait u n moyen assuré de faire de la p h i l a n t r o p i e et d u libéralisme sans qu'il lui en coûtât rien. Elle était d ' a u t a n t plus disposée à se m o n t r e r facile de ce côté, qu'elle était p l u s décidée à résister p a r t o u t ailleurs. L'esclavage devait d o n c s u c c o m b e r et s u c c o m b e r p r o m p t e m e n t . Mais q u a n d il fut q u e s tion de l'émancipation de l'Angleterre elle-même, les progrès furent plus l e n t s , p a r c e q u e c h a q u e intérêt y était représenté et défendu. L o r s q u e l o r d Standley présenta le bill d ' a b o lition à la c h a m b r e des c o m m u n e s , sa voix éloq u e n t e c o n v o q u a , p o u r assister a u t r i o m p h e de la liberté et de l ' h u m a n i t é , tous les p h i l a n -


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tropes de l'Angleterre; il évoqua, d u fond de leurs t o m b e a u x , tous ceux q u i , p e n d a n t leur vie, en avaient été les plus ardents défenseurs. Je partageai son e n t h o u s i a s m e ; je crus assister à ce grand spectacle ; je crus e n t e n d r e le b r u i t des chaînes qui t o m b a i e n t a u t o u r de moi dans tout l'univers. Mais lorsque, p e u de temps après, je le vis employer la m ê m e éloquence à défendre l'affreuse tyrannie q u i pèse sur l'Irlande ; faire tous ses efforts p o u r m a i n t e n i r ce système des dîmes qui contraint de m a l h e u r e u x catholiques à fournir, à la sueur de leurs fronts, d'énormes traitements à des évêques anglicans qui ne r é s i dent m ê m e pas dans leurs diocèses, je compris que les effets de l'abolition

de l'esclavage ne

pouvaient exercer a u c u n e influence sur les i n térêts et la position sociale d u noble lord ; t a n dis q u e , m e m b r e d e l'aristocratie, il ne faisait , en les d é f e n d a n t , q u e défendre sa p r o p r e cause. Il faut q u e M. Standley ait la vue bien courte, s'il n e s'est pas aperçu q u e les traits q u e l u i m ê m e et tant d'autres lançaient contre les droits des maîtres dans les colonies allaient frapper au cœur et le système des d î m e s , et l'hérédité de la p a i r i e , et le droit d'aînesse, et les évêques assis sur leurs chaises c u r u l e s , et ces seigneurs, grands propriétaires, qui semblent plutôt appar-


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tenir au moyen-âge qu'au siècle dans lequel n o u s vivons. L o r s q u e , sans se laisser éblouir p a r l'éloq u e n c e des m o t s , les professions de principes , on p é n è t r e au fond des c œ u r s , on est b i e n t ô t convaincu de cette triste vérité : q u e l ' a m o u r p r o p r e et l'intérêt sont les deux g r a n d s mobiles de l ' h o m m e . Laissons de côté tous ces motifs d'intérêt p e r sonnel ; p l a ç o n s - n o u s d a n s u n e s p h è r e plus élevée , considérons les choses en elles-mêmes. Nous jouissons à p e u près de t o u t e l'égalité et de toute la liberté q u e c o m p o r t e n o t r e situation m o r a l e et g é o g r a p h i q u e . Nous s o m m e s p a r c o n séquent m i e u x placés q u e les Anglais p o u r j u g e r s c i e m m e n t des choses. Ils se sont occupés de la question d a n s l'effervescence

d e leur révolu-

t i o n ; nous nous en occupons dans le c a l m e q u i a suivi la n ô t r e . Agissons d o n c avec p r u d e n c e et circonspection ; agissons c o m m e des sages qui veulent améliorer, et n o n c o m m e des novateurs q u i n e c h e r c h e n t qu'à d é t r u i r e . L'esclavage, n o u s le r é p é t o n s , n'est

qu'un

moyen ; il faut le conserver, le modifier ou l'abolir, suivant ce qu'exige la n a t u r e des c h o s e s , plus forte q u e les systèmes des p h i l o s o p h e s , les lois des h o m m e s , les arrêtés des g o u v e r n e m e n t s . Avant d'émanciper u n m i n e u r , il faut qu'il ait


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l'âge voulu p a r la loi ; avant d'émanciper u n e population , il faut qu'elle ait atteint la m a t u r i t é voulue p a r la n a t u r e . Si on pouvait r e c o n n a î t r e à des signes certains que cette époque est arrivée p o u r la colonie ; s i , p a r e x e m p l e , les affranchis se livraient à la c u l t u r e , le g o u v e r n e m e n t n'aurait pas besoin de s'en mêler, l'esclavage aurait bientôt cessé; les colons se h â t e r a i e n t de se d é m e t t r e d'une tutelle d o n t ils sentent et les e m b a r r a s , et les charges et la responsabilité. Mais il n'en est pas ainsi. L'assurance avec laquelle plusieurs de nos compatriotes

de la métropole a b o r d e n t

une

question si grave vient de ce qu'ils ont sans cesse devant les yeux la m a n i è r e dont

l'affran-

chissement s'est opéré en France. Nous croyons devoir e n t r e r ici dans quelques développements qui feront connaître c o m b i e n les espèces sont différentes. Lorsqu'on lit l'histoire des derniers siècles de R o m e , on est frappé du spectacle de tant de nations a c c o u r a n t d u n o r d de l'Europe et d u fond de l'Asie à la destruction de l'empire rom a i n . On d i r a i t , p o u r nous servir de l'expression d'un célèbre h i s t o r i e n , q u ' u n ordre leur a été d o n n é d'en h a u t et q u ' u n rendez-vous leur a été assigné sur les b o r d s du R h i n et du Dan u b e . II semble que la chute de R o m e , c o m m e


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sa g r a n d e u r , est le résultat d ' u n décret s u p r ê m e , d o n t l ' e x é c u t i o n , confiée d ' a b o r d aux Scipion, aux P o m p é e , aux César, l'a été plus t a r d aux chefs des H u n s , des Goths et des Vandales. L o r s q u ' o n c o n t e m p l e le n o m b r e de ces n a t i o n s , leur a m o u r de l ' i n d é p e n d a n c e , on est tenté de croire q u e le n o r d e s t , c o m m e on l'a dit e n core , la

fabrique du genre humain

et la p a t r i e

de la liberté. Aussi c o m b i e n n'est-on pas s u r p r i s l o r s q u ' o n voit, q u e l q u e t e m p s a p r è s , le servage établi dans p r e s q u e toute l'Europe ! C o m m e n t s'est opéré ce g r a n d c h a n g e m e n t ? C'est u n point de l'histoire qui n e nous p a r a î t pas suffisamment éclairci. On a dit q u e les v a i n q u e u r s avaient formé les h o m m e s libres ; les v a i n c u s , les esclaves : c'est là sans d o u t e u n système fort c o m m o d e ; m a i s , sans l'examiner en l u i - m ê m e , il n o u s suffit de faire r e m a r q u e r qu'il p o u r r a i t t o u t au p l u s s'app l i q u e r aux pays c o n q u i s , tels q u e la G a u l e , mais n u l l e m e n t à la p a t r i e m ê m e des v a i n q u e u r s , à l'Allemagne, à la P r u s s e , au Danem a r c k , etc. Les principes q u e nous avons établis au comm e n c e m e n t de cet écrit p e u v e n t , si n o u s n e nous faisons pas i l l u s i o n , n o u s aider à expliquer u n fait aussi singulier.


— 81 — Les individus qui composaient les nations d o n t nous parlons

étaient encore voisins de

l'état sauvage , lorsqu'elles a p p a r u r e n t aux Romains. C o m m e le sauvage, ils étaient chasseurs et guerriers ; c o m m e lui, ils chérissaient leur i n d é p e n d a n c e et a b h o r r a i e n t le travail. Ils étaient c e p e n d a n t p l u s élevés dans l'échelle sociale ; ils n e t a r d è r e n t pas à arriver au p o i n t où l'instinct de la civilisation c o m m e n c e à t o u r m e n t e r l'hum a n i t é . C'était s u r t o u t le résultat de l e u r c o n tact avec les R o m a i n s ; mais o n n e p e u t arriver à la civilisation sans c o m m e r c e , sans agriculture, et p o i n t d'agriculture sans travail. Comment, le travail pouvait-il s'introduire chez de pareilles nations ? E v i d e m m e n t c o m m e il s'est i n t r o d u i t chez toutes les a u t r e s , c'est-à-dire par l'esclavage , c o m m e n o u s l'avons fait voir. Appuyons nos raisonnements par u n exemple q u e nous avons sous la m a i n , c'est Saint-Domingue q u i va nous l'offrir : s i , dans quelques siècles d'ici, s'occupant des lois de ce p a y s , on d e m a n d e c o m m e n t il est arrivé q u e ses h a b i t a n t s , après avoir conquis leur l i b e r t é , se sont trouvés attachés à la g l è b e , il n e m a n q u e r a pas de personnes qui en d o n n e r o n t p o u r raison la c u p i d i t é , l'abus de la f o r c e , etc. C o n t e m p o r a i n s de l'événement, nous en pouvons apprécier les véritables causes. L o r s q u e cette île a c o m m e n c é

6


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à respirer, après ses guerres avec la France et ses guerres i n t e s t i n e s , elle sentit le besoin de p r e n d r e sa place p a r m i les n a t i o n s ; elle n e pouvait y parvenir qu'à l'aide du c o m m e r c e et de l ' a g r i c u l t u r e , p a r c o n s é q u e n t ,

du travail;

mais le travail n'ayant pas d u r é assez l o n g - t e m p s p o u r s'identifier avec la n a t u r e des h a b i t a n t s , il fallut le leur imposer. Quelques p e r s o n n e s veulent r e p r é s e n t e r Haïti c o m m e le m o d è l e d ' u n e r é p u b l i q u e où r è g n e n t la liberté et l'égalité. Nous n e concevons p a s qu'on puisse avoir u n e pareille opinion en p r é sence du code r u r a l de cette colonie q u e tout le m o n d e p e u t consulter, d'après lequel u n cultivateur n e p e u t r e n o n c e r à sa profession et aller d e m e u r e r dans u n e ville; d'après lequel ce cultivateur est obligé de c o n t r a c t e r avec u n p r o priétaire

un

engagement

qui

ne

peut

être

m o i n d r e de deux a n s , ni en excéder neuf. P e n d a n t sa d u r é e , il est obligé de résider sur la p r o priété et ne p e u t en s o r t i r , m ê m e m o m e n t a n é m e n t , sans être p o r t e u r d ' u n p e r m i s signé d u m a î t r e , etc. C'est u n esclavage mitigé : est-il suffisant ? était-ce celui que c o m p o r t a i t l'état de la p o p u l a t i o n ? Il est p e r m i s d'en d o u t e r en p r é sence de la décadence de l'agriculture et de la profonde misère de cette c o n t r é e si féconde et jadis si prospère.


— 83 —

Quoi qu'il en soit, on voit c o m m e n t l'esclavage se forma au sein d'un peuple i n d é p e n d a n t : exemple bien digne de m é d i t a t i o n , et q u i , en fortifiant les considérations que nous avons exposées plus h a u t , sert à expliquer ici c o m m e n t , au temps d o n t nous p a r l o n s , il s'est trouvé établi dans p r e s q u e toute l'Europe. C o m m e je l'ai d i t , les nations b a r b a r e s étaient arrivées au p o i n t où l'instinct de la civilisation c o m m e n c e à t o u r m e n t e r l ' h u m a n i t é . C'était le résultat de causes n o m b r e u s e s et puissantes ; elles avaient été long-temps en contact avec les Romains. Le pillage des provinces leur avait p r o c u r é des richesses, et p a r cela m ê m e des j o u i s s a n c e s , des besoins. Les invasions étaient devenues impossibles par la formation de nouveaux e m p i r e s , tels q u e celui des Goths en Esp a g n e , des Francs dans la G a u l e , des L o m b a r d s en I t a l i e , etc. Elles sentirent d o n c le besoin de se c o n s t i t u e r , la nécessité de se fixer. Le christ i a n i s m e , qui pénétrait j u s q u ' e n R u s s i e , a d o u cissait leur férocité; son c u l t e , ses temples, qui ne pouvaient s'allier avec la vie e r r a n t e qu'elles avaient menée j u s q u ' a l o r s , devaient c o n t r i b u e r à les r e n d r e plus sédentaires. N'ayant plus les ressources que leur p r o c u r a i t le pillage des provinces r o m a i n e s , elles d u r e n t e n créer dans leur p r o p r e sein ; il fallut, chez elles


— 84 — c o m m e à S a i n t - D o m i n g u e , recourir au travail f o r c é , avec cette différence q u e d a n s cette île il a fallu composer avec l'esclavage, tandis q u ' e n E u r o p e on l'adopta t o u t entier. Les p r i s o n n i e r s , faits à la g u e r r e , d u r e n t c o n t i n u e l l e m e n t a u g m e n t e r le n o m b r e des esclaves. C e r t e s , l o r s q u e les Slaves arrivèrent en E u r o p e , ils étaient tous libres et dans u n état bien différent de celui d a n s lequel ils se t r o u v e n t m a i n t e n a n t en Russie. C o m m e le r é g i m e féodal s'établissait à cette é p o q u e , q u e tous les droits étaient attachés à la t e r r e , il fallut aussi y a t t a c h e r les h o m m e s , de sorte q u e le servage n'est a u t r e chose q u e l'esclavage mis en h a r m o n i e avec la constitution politique de l'époque. Les peuples d o n t nous p a r l o n s p o s s é d a i e n t , il est v r a i , depuis longt e m p s des esclaves, mais ils étaient en petit n o m b r e ; c'était d a n s les provinces r o m a i n e s q u e se trouvaient les m a l h e u r e u x chargés de travailler p o u r eux. Ce n'est q u e lorsque cette r e s source l e u r m a n q u a , q u e ces peuples songèrent réellement à utiliser chez eux le travail des esclaves. Le servage était parfaitement calculé p o u r imp r i m e r le caractère agricole à la population qui l u i était soumise. Le serf a p p a r t e n a i t à la t e r r e , s'identifiait avec elle. C'est à cette institution q u e les nations civilisées de l'Europe et les E t a t s -


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Unis d ' A m é r i q u e , qui n'en sont q u ' u n e émanat i o n , doivent cette population essentiellement agricole qui fait aujourd'hui leur force et leur richesse. Aussi, lorsque l'affranchissement comm e n ç a , les serfs, r e n d u s à la liberté, n ' a b a n d o n n è r e n t ni leurs c h a m p s , ni leurs occupations accoutumées. Il fut dès lors facile de prévoir q u e le servage allait cesser, et cela p a r la raison qui avait fait naître l'esclavage, celle q u i p r o duit tous les grands c h a n g e m e n t s dans le m o n d e ; l'intérêt de la société, qui ne p e r m e t pas de m a i n t e n i r le travail forcé, q u a n d il p e u t être remplacé p a r le travail libre. Croit-on q u e l'affranchissement se fût opéré si les nouveaux libres avaient a b a n d o n n é la cult u r e des c h a m p s ? E v i d e m m e n t n o n , car il a u rait entraîné la destruction du corps social. Il existe d o n c trois grandes différences e n t r e les colonies et la métropole en ce qui concerne l'affranchissement : 0

1 Les éléments de la population agricole des colonies, étant d'origine africaine, sont fort i n férieurs à ceux qui composaient la p o p u l a t i o n attachée à la glèbe dans la m é t r o p o l e , et p a r conséquent moins p r o p r e s à la liberté, à l'agric u l t u r e , à la civilisation ; 2° L'esclavage dans les colonies n'a environ que deux cents ans d'existence ; en F r a n c e , il


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avait u n e bien plus longue existence q u a n d il fut aboli ; 3° Troisième différence r é s u l t a n t en g r a n d e partie des deux p r e m i è r e s : le serf affranchi continuait à cultiver la t e r r e , le Noir a b a n d o n n e e n t i è r e m e n t la culfure. Si m a i n t e n a n t on se rappelle le p e u de succès des colonies établies en Afrique, telles q u e Saint Louis, Sierra-Léone , e t c . ; si on réfléchit à l'état de S a i n t - D o m i n g u e , malgré les lois rigoureuses auxquelles il a fallu r e c o u r i r p o u r se le p r o c u r e r tel qu'il e s t , on conviendra que les craintes q u e l'affranchissement général inspire aux colons n e t i e n n e n t pas u n i q u e m e n t aux préjugés

qu'on

veut bien l e u r prêter. Ne n o u s laissons pas aller aux sollicitations des Anglais ; ils ressemblent u n p e u , dans cette occasion , au r e n a r d sans q u e u e de la fable. Dans u n e circonstance p l u s c a l m e , ils raient essayé

au-

de m e t t r e l'expérience à n o t r e

charge. Entraînés p a r les causes puissantes q u e j'ai signalées, ils v o u d r a i e n t du moins n o u s e n gager dans la voie de l'imitation ; m a i s , c o m b i e n sont différentes les positions!... Maîtres de l'Inde, en r i s q u a n t leurs Antilles, ils r i s q u e n t p e u ; en suivant leur exemple, n o u s r i s q u o n s tout ce q u e nous possédons en fait de colonies. Ils sont toujours disposés à nous appeler à p a r t a g e r leur


-

87

-

mauvaise f o r t u n e , jamais la b o n n e . Je ne sais si leur amitié ne nous est pas plus à charge que leur animosité. Leur haine nous a enlevé le C a n a d a , leur alliance nous e m p ê c h e r a de coloniser Alger, P o u r q u o i , tandis qu'ils a u g m e n tent sans cesse le n o m b r e et l'étendue de leurs possessions, veillent-ils avec tant de soins à ce q u e nous ne sortions pas de nos limites? N'estce qu'en affranchissant nos esclaves, c'est-à-dire en r u i n a n t u n e portion précieuse de nos possessions , qu'il nous sera p e r m i s de suivre leur exemple ? S'ils vous disent : Notre expérience est faite , elle a r é u s s i ; n e les croyez pas. Placé près des îles anglaises, j ' é t u d i e avec soin ce qui s'y passe ; je lis leurs j o u r n a u x avec assiduité , je m'intéresse a u t a n t que qui que ce soit au succès de l'entreprise. Je vois q u ' o n a commis b e a u c o u p de fautes, qu'on en c o m m e t encore et q u e le résultat définitif est incertain. Nous avons dit q u e , dans cette grande circonstance , on avait procédé avec précipitation et imprévoyance. E n effet, le 1 l'exécution

e r

août 1834, j o u r destiné p o u r

du b i l l , fut célébré avec la plus

grande s o l e n n i t é ; les ateliers furent dans les t e m p l e s , des

Te-Deum

conduits

furent chantés

dans les églises catholiques ; les g o u v e r n e u r s ,


— 88 —

p a r leurs p r o c l a m a t i o n s , les ministres d u culte, d u h a u t de leurs c h a i r e s , a n n o n c è r e n t aux Négres q u e l'esclavage était à jamais aboli dans toutes les possessions de S. M. b r i t a n n i q u e ; qu'ils étaient libres c o m m e tous leurs autres compatriotes

de

la métropole et

des colo-

nies ; qu'ils allaient désormais vivre d ' u n e a u t r e v i e , e t c , etc. Q u a n d t o u t ce b e a u parlage fut t e r m i n é , q u a n d l'enthousiasme fut r e f r o i d i , les pauvres Nègres se t r o u v è r e n t à p e u près d a n s le m ê m e état où ils étaient n a g u è r e , obligés de p l a n t e r , de r é c o l t e r , n e p o u v a n t s'absenter des p r o p r i é t é s auxquelles ils étaient attachés. Certes, ils d u r e n t être é t o n n é s , et ils e u r e n t raison de p r é t e n d r e qu'on les avait t r o m p é s . Il aurait été bien plus sage, au lieu de l e u r exalter ainsi l ' i m a g i n a t i o n ,

de l e u r dire t o u t

s i m p l e m e n t : Votre ancien état va cesser p o u r faire place à u n a u t r e q u i , p l u s voisin de la liberté , n'est pas c e p e n d a n t la liberté , et l e u r expliquer sans d é t o u r ce nouvel état. On l e u r aurait d o n n é u n e juste idée des choses : on l e u r a u r a i t épargné u n d é s a p p o i n t e m e n t

dont

n o u s ferons b i e n t ô t c o n n a î t r e les funestes effets ; mais il est bien difficile q u ' u n e opinion

qui

t r i o m p h e se m a i n t i e n n e dans les b o r n e s de la p r u d e n c e et de la raison. V o i l à , c e r t e s , de b o n n e s leçons p o u r n o u s ,


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si nous savons en profiter ; et déjà l'on p e u t voir c o m b i e n nous avons e u raison de dire qu'il fallait a t t e n d r e le résultat de l'expérience

an-

glaise , employer ce t e m p s à constater les fautes c o m m i s e s , et les n o t e r c o m m e des écueils sur la c a r t e , afin de les éviter l o r s q u e nous n o u s serons décidés à p o u r s u i v r e la m ê m e r o u t e . Ce p a r t i n'est-il pas le plus sage q u e l'on puisse suivre ? n'est-il pas bien préférable à la p é t u lance de ceux q u i , ne cédant qu'à l'excitation de leur a m o u r - p r o p r e , au désir

d'attacher leur

nom à une grande entreprise

( c'est la p h r a s e à

m o d e ) , voudraient q u e , nous fiant u n i q u e m e n t aux inspirations de l e u r génie sur des matières qu'ils ne connaissent p a s , nous nous missions de suite à l'ouvrage, aux risques de c o m m e t t r e les m ê m e s fautes q u e les Anglais , et b i e n d'autres encore , et de c o m p r o m e t t r e ainsi n o n seulement le sort des colonies , mais celui de la cause m ê m e d o n t ils p r é t e n d e n t être les d é fenseurs ? Une l u t t e s'est engagée dans les îles anglaises e n t r e le nouvel o r d r e de choses qui c o m m a n d e le travail et les Nègres qui s'y refusent ; elle n'est pas encore t e r m i n é e . Le m ê m e système ne régit pas toutes les îles

l'apprentisa adopté la liberté

anglaises. P r e s q u e toutes ont adopté

sage ;

Antigues l'a r e p o u s s é , et


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pleine et entière.

De là naît l'importante question

de savoir quel est celui des deux m o d e s q u i m é r i t e la préférence ; question q u e n o u s r e n contrerions dès n o t r e d é b u t , d o n t la solution , m a i n t e n a n t hérissée de difficultés, nous s e r a , d a n s quelques a n n é e s , fournie p a r l'expérience d'une m a n i è r e incontestable , et e x e m p t e de risques et d'inconvénients. L o r s q u ' o n veut r a i s o n n e r de b o n n e foi sur celte m a t i è r e , on trouve à c h a q u e pas de nouvelles raisons en faveur d u p a r t i q u e nous p r o p o s o n s , celui d'att e n d r e , avant t o u t , q u e nos voisins aient t e r m i n é leur entreprise. Antigues m e p a r a î t r e n f e r m e r de g r a n d s élém e n t s de succès. Son territoire b o r n é , sa forme c o n c e n t r i q u e , p e r m e t t e n t aux officiers de police de se p o r t e r en p e u de t e m p s p a r t o u t où leur présence est nécessaire p o u r m a i n t e n i r l'ordre et la s u b o r d i n a t i o n . Sa p o p u l a t i o n est p l u s q u e suffisante. Pas u n p o u c e de t e r r e cultivable qui ne soit cultivé ; de sorte q u e les travailleurs se t r o u v e n t p o u r ainsi dire e n t r e les m a i n s des p r o p r i é t a i r e s ; qu'il faut qu'ils se m e t t e n t à leur service, ou qu'ils m e u r e n t de faim : circonstance i m p o r t a n t e , décisive, qui n e se r e n c o n t r e ni à la M a r t i n i q u e , ni à la G u a d e l o u p e , ni à la J a m a ï q u e , où les b o i s , les terrains v a g u e s , les terres incultes o c c u p e n t la plus g r a n d e partie


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du pays. A Antigues, au c o n t r a i r e , il n'y a p o i n t de bois p o u r servir de refuge aux vagabonds : dès lors impossibilité de se soustraire à l'action de la police. Sa population était plus avancée de vingt ans que celle de toutes les autres colonies ; on avait s u r t o u t pris u n soin particulier de son instruction religieuse, objet p r e s q u e c o m p l é t e m e n t négligé à la Guadeloupe. Le clergé se c o m pose des ministres de l'Eglise a n g l i c a n e , des frères m o r a v e s , des missionnaires de la société wesleyenne : ceux-ci s u r t o u t y exercent u n e g r a n d e influence. Ils font tous leurs efforts p o u r engager les Noirs au travail et e m p ê c h e r la d i m i n u t i o n des revenus. Ils savent qu'Antigues sera u n a r g u m e n t contre eux ou p o u r eux. S'ils réussissent, ils p r é s e n t e r o n t cette colonie à leurs adversaires c o m m e u n e réponse victorieuse à toutes les attaques d o n t leur zèle p o u r l'abolition de l'esclavage les avait depuis long-temps r e n d u s l'objet ; s'ils é c h o u e n t , elle sera leur c o n d a m nation. A toutes ces causes p u i s s a n t e s , il faut ajouter l'excellent esprit de la législature, qui c o m p t e p a r m i ses m e m b r e s des h o m m e s très distingués. Si le g o u v e r n e m e n t lui avait témoigné plus de confiance, p e u t - ê t r e p o u r r a i t - o n déjà considérer l'entreprise c o m m e terminée et le succès c o m m e assuré. Les changements de m i n i s t è r e ,


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depuis quelques t e m p s si fréquents en Anglet e r r e , p r o d u i s e n t u n effet très f â c h e u x , a u c u n m i n i s t r e ne d e m e u r e assez l o n g - t e m p s au p o u voir p o u r suivre toutes les phases de cette g r a n d e entreprise ; le nouveau v e n u n e sait où en sont les choses ; l'expérience de son prédécesseur n e p e u t lui servir en rien ; c'est u n apprentissage q u i r e c o m m e n c e sans cesse. De là ces différends e n t r e le m i n i s t è r e et les législatures, ces pas en avant et en a r r i è r e , à gauche et à droite. Qu'est-ce q u i en souffre ? demandez-le aux c o lons anglais Le m i n i s t r e arrivant au pouvoir à la s u i t e d ' u n e l u t t e et d u t r i o m p h e d'un p a r t i , p o r t e son attention b e a u c o u p plus sur les objets q u i l'ent o u r e n t q u e sur les pays lointains qu'il est a p pelé à a d m i n i s t r e r ; ses inspirations naissent p l u t ô t d u désir de plaire aux opinions qu'il p a r tage ou qu'il r e d o u t e , q u e de la n o b l e a m b i t i o n de décider suivant la raison , de gouverner d'après la n a t u r e des choses. P e u t - o n m e t t r e en b a l a n c e les r e m o n t r a n c e s d'une législature située à 1800 l i e u e s , et les attaques d'une feuille p u b l i q u e ou u n e m e n a c e d'Oconel, s u r t o u t q u a n d cette législature ne représente pas u n pays c a p a ble d'employer u n e a u t r e voie q u e celle de la remontrance ? Un grave différend vient de s'élever e n t r e la


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législature d'Antigues et le ministère. F o u r bien en c o m p r e n d r e l'objet et l ' i m p o r t a n c e , il faut savoir q u ' A n t i g u e s , fière de ses éléments de p r o s p é r i t é , avait s i m p l e m e n t p r o c l a m é la l i berté et s'était reposée sur la faim p o u r engager les Nègres au travail. L'expérience ne t a r d a pas à d é m o n t r e r q u ' o n était allé t r o p loin. Les Nègres a b a n d o n n a i e n t la c u l t u r e et e n c o m b r a i e n t les villes et les b o u r g s . Les engagements contractés e n t r e eux et les p r o priétaires étaient aussitôt r o m p u s que formés ; a u c u n e disposition législative n'en d é t e r m i n a i t la n a t u r e . On c o m p r i t q u e la colonie était p e r d u e si on n e faisait cesser u n état de choses qui r e n d a i t la culture impossible. En c o n s é q u e n c e , la législature rédigea u n bill p o u r régler les obligations respectives des propriétaires et de leurs employés.

Il fut provisoirement approuvé et

mis à exécution p a r le gouverneur. On en r e cueillait d ' h e u r e u x r é s u l t a t s , lorsqu'on a p p r i t avec a u t a n t de surprise q u e de chagrin q u e la sanction royale avait été refusée ( M. Spring R i c e arrivait au pouvoir avec le nouveau m i nistère ). Ce refus a jeté l'alarme dans le pays. On lui a t t r i b u e l'abandon p a r les travailleurs de plusieurs habitations qui se trouvent p a r là privées de c u l t u r e . La colonie pense que sa prospérité et le succès


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de l'entreprise d é p e n d e n t de l'exécution des dispositions du b i l l ; le g o u v e r n e m e n t de la m é t r o pole est d'avis c o n t r a i r e : de quel côté est la raison ? C'est ce q u e le t e m p s n o u s a p p r e n d r a . Nouvelle preuve q u e l'expérience n'est q u e c o m mencée ; n o u v e a u motif p o u r q u e n o u s a t t e n dions qu'elle soit t e r m i n é e . L'autorité des maîtres ayant cessé d e p u i s le 1er

a o û t 1 8 3 4 , la nécessité de r é p r i m e r les désor-

d r e s q u i en furent le r é s u l t a t , de prévenir l'in e r t i e , forcèrent de r e c o u r i r à la création d'un g r a n d n o m b r e de magistrats s p é c i a u x , ce qui a nécessité u n e g r a n d e dépense. On p r é t e n d dans la métropole qu'il ne faut pas p r e n d r e ces fonctionnaires sur les l i e u x , p a r c e qu'ils seraient toujours

disposés à favoriser les propriétaires

a u x dépens des travailleurs. On p r é t e n d dans les colonies q u e les magistrats spéciaux envoyés de la m é t r o p o l e sont étrangers à la c u l t u r e , au c a r a c t è r e de la p o p u l a t i o n des c o l o n i e s , au climat, aux saisons, aux h a b i t u d e s ; qu'ils n'ont fait et n e p e u v e n t faire q u e d u m a l . Nous le d e m a n d e r o n s e n c o r e , de quel côté est la raison? Quel p a r t i finira-t-on p a r p r e n d r e ? Depuis le bill, il n o u s arrive souvent des Nèg r e s de la D o m i n i q u e q u i préfèrent n o t r e ancien système à celui d o n t ils o n t été gratifiés avec ce fracas de Te-Deum,

et de p r o c l a m a t i o n s d o n t


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n o u s avons parlé. D'où viennent ces migrations ? De la lutte engagée e n t r e le nouveau système et la population qu'il est destiné à régir, l'un voulant le t r a v a i l , l'autre l'oisiveté. Le 3 0 juillet de cette année (1835), il nous est encore arrivé dix Nègres fugitifs de la D o m i n i q u e : C o m m e n t , leur a-t-on d i t , pouvez-vous venir i c i , vous qui êtes libres clans votre pays ? A ce m o t

libre ,

ils secouèrent la tête. — Nous

a v o n s , ont-ils r é p o n d u , les mêmes devoirs à r e m p l i r , le m ê m e t r a v a i l , et de moins la sollicitude et les soins d'un maître q u i , en nous p e r d a n t , p e r d a i t sa fortune. Que les Anglais ne viennent d o n c pas nous dire : Notre expérience

est t e r m i n é e , elle a

r é u s s i ; la liberté règne clans toutes nos possessions d'outre-mer. Cela n'est vrai que p o u r u n e petite colonie ( Antigues ). P a r t o u t ailleurs on a mis le m o t à la place de la chose. L o r s q u ' o n lit les dépêches des gouverneurs anglais, on y trouve des contradictions v r a i m e n t risibles , s'il était p e r m i s de r i r e en u n si grave sujet. On y r e m a r q u e des phrases a m p o u l é e s , des assertions entremêlées d'aveux qui les d é truisent c o m p l é t e m e n t . Ainsi le gouverneur de la J a m a ï q u e avoue qu'il y a u r a u n e g r a n d e perte d a n s la récolte ; q u e les femmes sont les plus i n s u b o r d o n n é e s , les plus difficiles à c o n t r a i n d r e


— 96 — au travail ; q u e cela vient de ce q u ' o n a s u p p r i m é à leur égard les c h â t i m e n t s corporels. Nous laissons au lecteur le soin de peser toutes les conséquences qui découlent d ' u n pareil aveu. Nous nous b o r n o n s à c o n c l u r e , de t o u t ce q u e nous avons p o s é , n o n pas q u e l'expérience ne

réussira pas, mais

qu'elle

n'a pas encore réussi.

La vanité et la légèreté o n t été t r o p l o n g t e m p s les traits d o m i n a n t s de n o t r e c a r a c t è r e . L'histoire est pleine des funestes conséquences de ces défauts. R e n t r é s dans nos limites et privés de p r e s q u e toutes nos colonies, après t a n t de v i c t o i r e s , tandis q u e toutes les g r a n d e s p u i s sances de l'Europe o n t , après t a n t de défaites, atteint le b u t de leur a m b i t i o n , l'expérience des siècles n ' a pas été p e r d u e p o u r n o u s . La n a t i o n , sans rien p e r d r e de ses q u a l i t é s , s'est dépouillée de ses brillants , mais fatals d é fauts ; elle est devenue p l u s l o g i c i e n n e , sans être moins g é n é r e u s e ; plus positive, sans moins aimer la gloire. Le g o u v e r n e m e n t et les c h a m b r e s

n'agiront

p o i n t p a r e n t r a î n e m e n t , mais p a r réflexion ; ils n ' a d m e t t r o n t q u e des r a i s o n n e m e n t s qui s'app u i e n t sur des faits, et ils n ' a c c e p t e r o n t pas de faits qui ne soient constatés. Ils p e n s e r o n t avec raison q u e , d a n s l'intérêt m ê m e des esclaves, différer n'est pas payer t r o p cher les utiles leçons


— 97 — q u e le temps nous a déjà procurées et nous p r é p a r e encore chez nos voisins. Si on me pose la question sous u n a u t r e p o i n t de v u e , c'est-à-dire sous le r a p p o r t de l'organisation intérieure et administrative de la colonie , je ne balancerai pas à r é p o n d r e négativement. Dans l'état actuel des choses, en effet, il est impossible de tenter a u c u n c h a n g e m e n t i m p o r t a n t avec q u e l q u e chance de succès. La colonie n e jouit pas d u régime municipal , et l'instruction religieuse des Noirs est p r e s q u e nulle. Le pays est divisé en u n certain n o m b r e de

tiers dont

quar-

c h a c u n est confié à u n commissaire

c o m m a n d a n t . Il serait plus facile de dire ce q u e n'est pas ce fonctionnaire q u e de dire ce qu'il est. Cette institution des commissaires-commandants est u n reste de l'époque où tout était m i litaire dans les colonies ; ayant survécu a u régime dont elle faisait partie, elle se trouve isolée au milieu du nouvel état de choses. Ne t e n a n t à r i e n , n e reposant sur r i e n , n'étant définie par r i e n , elle n'a d'autre influence q u e celle que lui p r o c u r e n t la position sociale et le caractère de ses m e m b r e s . La nécessité d'une organisation municipale a été r e c o n n u e depuis long-temps. Le gouverne-

7


— 98 —

m e n t s'en o c c u p e ; il a soumis u n

projet au

conseil colonial. Le p r e m i e r effet de cette d é m a r c h e devait être et a été d'achever de d é considérer et d'annuler l'institution des

com-

m a n d a n t s de q u a r t i e r s . Le conseil colonial a émis son avis; mais il faudra d u t e m p s

pour

q u e le g o u v e r n e m e n t reçoive les travaux des différentes colonies, p o u r qu'il les examine et qu'à l'aide de ces divers m a t é r i a u x il établisse u n système uniforme p o u r toutes nos possessions d'outre-mer. Une seule réflexion suffira p o u r faire t o u c h e r au doigt la nécessité de faire p r é c é d e r l'affranchissement p a r u n e organisation m u n i c i p a l e . La colonie est divisée p a r

quartiers.

Chaque

q u a r t i e r r e n f e r m e u n certain n o m b r e de p r o p r i é t é s ; sur c h a q u e p r o p r i é t é

se trouve

un

m a î t r e q u i , revêtu des a t t r i b u t i o n s q u e la loi lui c o n f è r e , doit être considéré c o m m e u n véritable magistrat. Les t r i b u n a u x , l'autorité s u p é r i e u r e , ne s'occupent de ce qui c o n c e r n e

les

esclaves q u e l o r s q u e les faits sont graves. T o u t le reste est du d o m a i n e des maîtres. Seulement l'autorité veille à ce qu'ils n e s'écartent pas des prescriptions de la loi. En évaluant la p o p u l a tion de c h a q u e atelier à 150 i n d i v i d u s , g r a n d s ou p e t i t s , voilà u n m a î t r e , u n m a g i s t r a t , p a r 150 individus. L'autorité des maîtres est donc


— 99 —

la b a s e , la force , de n o t r e organisation actuelle ; il est facile de concevoir q u e sa destruction formerait u n tel v i d e , q u e nous nous trouverions à l'instant m ê m e dans u n e anarchie complète. Le système municipal est u n des plus puissants moyens de prévenir u n si g r a n d m a l . Il est u n objet n o n moins i m p o r t a n t q u e celui d o n t nous venons de p a r l e r , c'est

l'instruction

religieuse. L'expérience anglaise, quoiqu'elle ne soit que c o m m e n c é e , p e u t déjà nous offrir u n e g r a n d e et salutaire leçon. Les Nègres se sont d ' a u t a n t mieux conduits q u e leur instruction religieuse avait été plus soignée. C'est parce que les Nègres étaient b e a u c o u p plus avancés sous ce r a p p o r t qu'Antigues a plus de chances de succès. Cette colonie nous offre le spectacle intéressant

d u christianisme

luttant

corps à corps

contre la paresse et l'apathie de l'Africain, s'emp a r a n t de cette

autonomie de

nouvelle d a t e , p o u r

lui i n t e r d i r e t o u t m o u v e m e n t r é t r o g r a d e , c o m blant le vide laissé p a r la destruction de l'esclavage , c o m m a n d a n t , au n o m de D i e u , le travail jusqu'alors imposé au n o m d e l'homme. Mais, chez n o u s , je ne vois dans le m o m e n t a c t u e l , p o u r combler le vide q u e laisserait l'anéantissement de l'ancien état de c h o s e s , que la


— 100 — g e n d a r m e r i e , la milice, la garnison et q u a t r e juges de paix ! . . . . . . Concluons d o n c , de t o u t ce que n o u s avons d i t , qu'il est indispensable q u e nous attendions la fin de l'expérience anglaise. Ce t e m p s d'attente ne sera pas p e r d u , la G u a deloupe, est dans u n e b o n n e voie ; il en doit être de m ê m e des autres colonies. L'agriculture se p e r f e c t i o n n e , le régime des ateliers s'améliore ; l ' h a b i t u d e d u travail s'affermit de p l u s en p l u s chez ceux q u i cultivent le sol. Des idées d ' u n o r d r e s u p é r i e u r s'emparent des e s p r i t s , et p a r la m a r c h e des choses, et p a r l'influence de l'éducation e u r o p é e n n e q u e reçoivent les j e u n e s c o lons. Complétons cet état de choses; q u ' u n e tarification i m p a r t i a l e assure u n juste prix aux denrées des colonies et fasse disparaître

une

g r a n d e injustice. Donnons à l'institution d u conseil colonial tous les développements dont elle est susceptible. T e r m i n o n s les travaux q u e r é c l a m e n t nos lois civiles. Etablissons u n b o n syst è m e m u n i c i p a l ; q u ' u n e organisation d u culte a p p r o p r i é e à nos b e s o i n s , p r o p a g e l'instruction religieuse. Quelques années n e sont pas u n t e m p s t r o p long p o u r nous occuper de ces g r a n d s objets. L'entreprise c o m m e n c é e chez nos voisins a u r a p e u t - ê t r e achevé de p a r c o u r i r toutes ses phases q u e nous ne serons pas encore en m e -


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sure de suivre leur exemple dans le cas où le succès aurait c o u r o n n é leurs efforts. Je d o i s , dès à p r é s e n t , examiner u n e q u e s tion i m p o r t a n t e : celle de savoir quel est le m o d e d'affranchissement qui offrirait le p l u s d'avantages. Deux systèmes ont été p r o p o s é s , et c h a c u n a ses partisans : L'affranchissement individuel ou p a r p a r t i e s , et l'affranchissement g é n é r a l , c ' e s t - à - d i r e

en.

masse. Nous allons examiner le p r e m i e r ; nous nous occuperons d u second dans le chapitre suivant. Il consisterait à favoriser le p e n c h a n t , touj o u r s croissant, des maîtres à d o n n e r la liberté à leurs esclaves, à accorder à ceux-ci certains avantages qui les mettraient à m ê m e de se p r o c u r e r , à l'aide de leur i n d u s t r i e et de leur t r a vail , les moyens de payer leur valeur aux maîtres qui seraient alors contraints de les affranchir ; de cette m a n i è r e , la population esclave d i m i n u e rait et la population libre augmenterait j u s q u ' à ce q u e l'une fût absorbée p a r l'autre. Ce système offre les avantages suivants : L'émancipation s'opérerait g r a d u e l l e m e n t et sans secousse. Il éviterait b e a u c o u p d'embarras à l'administration;

jetterait

moins

d'alarmes

dans les esprits et dispenserait de l'indemnité.


— 102 —

Il est plus conforme à ce q u e nous avons dit sur la m a r c h e de l ' h u m a n i t é ; c'est à p e u p r è s ainsi q u e l'affranchissement s'est opéré en France. Ces réflexions m'avaient d ' a b o r d p o r t é à lui a c c o r d e r la préférence ; m a i s , en réfléchissant à l'origine de n o t r e p o p u l a t i o n n o i r e , à ses m œ u r s , à ses p r é j u g é s , à sa constitution physique et m o rale , j ' a i c o m p l é t e m e n t changé d'avis. L'affranchissement

p a r t i e l , en effet,

ferait

p e r d r e à la p o p u l a t i o n noire , d a n s son passage à la l i b e r t é , son caractère agricole. Les individus q u i h a b i t e n t les colonies s o n t , à l'exception des Nègres de ville et de q u e l q u e s o u v r i e r s , d i visés en deux classes : les esclaves q u i cultivent le sol et les libres qui ne cultivent pas. P a r l'affranchissement graduel , u n certain n o m b r e d'individus passeraient c h a q u e année de l'esclavage à la l i b e r t é , c'est-à-dire qu'ils a b a n d o n n e r a i e n t la classe q u i cultive p o u r e n t r e r d a n s celle q u i ne cultive pas, ce qui finirait p a r entraîner la disparition complète des cultivateurs, d'où résulterait la r u i n e de l'agriculture et de la colonie entière. Ceci est la c o n s é q u e n c e forcée de la n a t u r e actuelle des choses, de la division des classes d o n t n o u s avons parlé plus h a u t . Un individu p r e n d toujours les m œ u r s et les préjugés de la classe dans laquelle il est admis ; il s'y façonne c o m m e dans u n m o u l e . C'est p r e s q u e toujours de faits

particuliers


— 103 — que l ' h o m m e déduit ses règles générales , ses notions des choses ; c'est là la source de la plup a r t de nos e r r e u r s . Dans les c o l o n i e s , les esclaves cultivent, les libres ne cultivent pas : voilà le fait. De l à , cette opinion générale et si profondément enracinée dans l'esprit du Nègre,

que l'homme qui cesse d'être esclave doit ces cultiver. L'expérience le d é m o n t r e . Depuis cinq a n s , plus de 25,ooo libertés ont été accordées dans les colonies françaises. Dans ce n o m b r e , trouverait-on u n seul cultivateur ? La négative ne serait pas douteuse au moins p o u r la Guadeloupe. E n vain dirait-on qu'il serait possible de t r o u ver u n r e m è d e au mal que nous signalons ; il n'en existe a u c u n , p a r c e q u e le mal tient à la n a t u r e m ê m e des choses. En vain dirait-on q u e le besoin forcerait les l i b r e s , lorsque leur n o m b r e ne serait plus en h a r m o n i e avec leurs occupations actuelles , à d e m a n d e r à la terre la subsistance qu'ils n e trouveraient pas ailleurs. Les h o m m e s passent facilement de la culture aux autres états de la société, mais n'y r e t o u r n e n t jamais : ceci est v r a i , m ê m e dans la métropole. — Qu'on essaie de faire des laboureurs avec les ouvriers , les c o m m i s s i o n n a i r e s , les d o m e s t i q u e s , e t c . , qui e n c o m b r e n t les villes de la métropole !...


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Les libres préféreraient la faim, la misère au travail de la t e r r e . Ces fléaux réduiraient leur n o m b r e sans changer l e u r caractère. La colonie a b o n d e r a i t en o u v r i e r s , en p ê c h e u r s , et les c h a m p s resteraient sans c u l t u r e . Ceci s'applique au système en g é n é r a l , et n o u s paraît suffire p o u r le faire rejeter. Nous allons voir que son exécution p r é s e n t e des i n c o n v é nients n o n m o i n s graves. Quelles sont en effet les mesures q u e p r o p o s e n t les partisans de ce système ? 1° R é p a n d r e l'instruction r e l i g i e u s e ; 2° Favoriser le m a r i a g e ; 5° La concession de certains droits civils à l'esclave , le pécule et le r a c h a t forcé. Les deux p r e m i e r s moyens n e p r é s e n t e n t q u e des avantages , et doivent être adoptés, quel q u e soit le système q u e l'on veuille suivre ; mais il n'en est pas de m ê m e des trois a u t r e s . Nous les discuterons c u m u l a t i v e m e n t , parce qu'ils sont corrélatifs. Le r a c h a t forcé , dit-on , existe dans les c o lonies espagnoles. Mais q u a n d a-t-il été établi? À u n e é p o q u e où la traite alimentait la population , où on pouvait a c q u é r i r des esclaves aussitôt qu'on en avait besoin. Le m a î t r e , avec le prix de celui qu'il perdait, pouvait toujours s'en p r o c u r e r u n a u t r e


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d'égale valeur. C'était à p r o p r e m e n t parler un r e m p l a c e m e n t . 11 n'en résultait a u c u n d o m mage p o u r l u i , et l'intérêt étant la mesure des a c t i o n s , il n'avait a u c u n motif de se plaindre. Il y avait expropriation si l'on v e u t , mais juste et préalable i n d e m n i t é . Resterait à connaître l'effet m o r a l de cette loi. Nous n'avons a u c u n e donnée sur cet objet. Nous savons seulement que les esclaves de l'île de Cuba jouissent de moins d'aisance que les nôtres. Si cette loi est toujours en vigueur dans cette colonie, quoique la traite n'ait pas cessé de lui fournir des b r a s , nous osons affirmer q u e le n o m b r e des affranchissements y est proportionnellement moins g r a n d qu'à la Guadeloupe. Si la disposition qui nous occupe était appliquée à la G u a d e l o u p e , dans les circonstances actuelles, ce serait u n e criante injustice, u n e atteinte portée à la p r o p r i é t é , u n d o m m a g e causé aux fortunes particulières et à l'intérêt des t i e r s , u n encouragement au vol. C'est ce qu'il est facile de d é m o n t r e r par des r a i s o n n e m e n t s et p a r des faits. Nos biens sont indivisibles ; ils se composent de terres p o u r la c u l t u r e , d'établissements p o u r la fabrication, d'ateliers p o u r le travail des terres et de la fabrication.


— 106 —

La traite ayant cessé, p e r s o n n e n e veut se défaire d e ses travailleurs, et p a r c o n s é q u e n t il est impossible d e r é p a r e r les p e r t e s . L'atelier n e p e u t e n éprouver, qu'il n'en résulte u n e r é d u c tion dans le r e v e n u , et p a r c o n s é q u e n t u n e d i m i n u t i o n égale dans la valeur de c h a c u n e des parties q u i c o m p o s e n t la p r o p r i é t é ; t e r r e s , établissements, atelier, e t c . Supposons q u e la valeur de c h a c u n d e ces objets soit de 100,000 fr. , si o n d i m i n u e celle de l'atelier de 20,000 fr. , la d i m i n u t i o n

pour

toute l'habitation sera de 60,000 fr. De p l u s , le chiffre q u i e x p r i m e la valeur des individus r e t r a n c h é s , n e saurait représenter la valeur d o n t l'atelier a d i m i n u é . Elle est souvent incalculable. Il e n est ainsi de tout corps collectif. Qu'on retire u n certain n o m b r e d ' h o m m e s d'une compagnie , d ' u n atelier, la d i m i n u t i o n d u n o m b r e sera représentée p a r u n chiffre ; mais ce chiffre ne représentera p a s la valeur d u c h a n g e m e n t o p é r é ; ce n e sera plus la m ê m e c o m p a g n i e , le m ê m e atelier.

Tel h a b i t a n t n e se m a i n t i e n t

qu'avec b e a u c o u p de peine a u c o u r a n t de ses engagements avec u n atelier a u strict complet ; lui enlever deux o u trois de ses sujets les p l u s robustes et les plus intelligents serait le r u i n e r complétement.


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Un propriétaire a u n e famille à e n t r e t e n i r , des engagements qui le pressent. Les soins qu'il a prodigués à son atelier, l'intelligence qui a dirigé ses t r a v a u x , lui p r o m e t t e n t u n e récolte qui le m a i n t i e n d r a au niveau de ses besoins. Tout à c o u p il a p p r e n d que q u a t r e ou cinq de ses Nègres les plus a d r o i t s , les plus r o b u s t e s , se sont p o u r v u s en affranchissement. Le voilà privé de son raffineur, de son l a b o u r e u r , de ses c h a r r e t i e r s ; son atelier est d é c o u r a g é , il est frappé au p h y s i q u e c o m m e au m o r a l ; il a p e r d u ceux qui faisaient sa force. Et que deviendraient et le propriétaire et ses c r é a n c i e r s , si les individus les plus a d r o i t s , les plus r o b u s t e s , arrivant successivement à l'aff r a n c h i s s e m e n t , ne laissaient sur l'habitation q u e les f e m m e s , les enfants, les vieillards et les infirmes ? Ce seraient s u r t o u t les h o m m e s qui profiteraient de la disposition q u e nous c o m b a t t o n s , parce qu'ils ont plus de force p o u r le travail, plus d ' i n d u s t r i e , qu'ils sont chargés de la manipulation du r u m , de la fabrication du sucre et du transport des denrées Dans les ateliers, le n o m b r e des h o m m e s est inférieur à celui des femmes. Cette disproportion deviendrait encore plus g r a n d e et aurait u n effet fâcheux sur la r e p r o d u c t i o n . Et c e p e n d a n t quel


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objet p l u s i m p o r t a n t , plus digne de la sollicit u d e d u législateur, q u e d'alimenter p a r la r e p r o d u c t i o n cette p o p u l a t i o n agricole d o n t le maintien est la condition indispensable de l'existence des colonies. Les esclaves, p o u r former le p é c u l e exigé p o u r l e u r r a c h a t , se priveraient d u nécessaire et en priveraient leurs enfants. Ils d i m i n u e raient ainsi ce bien-être m a t é r i e l si nécessaire à l'augmentation de la p o p u l a t i o n : ce serait e n core u n e cause q u i n u i r a i t à la r e p r o d u c t i o n . Quel effet p r o d u i r a i t u n e pareille législation s u r l'esprit des esclaves et s u r celui des maîtres ? Les esclaves épieraient et saisiraient toutes les occasions de former ce pécule qui doit les c o n d u i r e à la liberté. Tous les moyens l e u r seraient bons : s u c r e , café, r u m ,

sirop , denrées

de

toute e s p è c e , rien n e serait à l'abri de leurs l a r cins. C'est la loi elle-même qui viendrait e n c o u rager ce p e n c h a n t au vol si n a t u r e l aux p e u plades africaines. La moralité d'un atelier ne serait-elle pas c o m p l é t e m e n t détruite , lorsqu'il verrait, u n ou plusieurs de ses m e m b r e s p a r v e n u s , à l'aide de l a r c i n s , de vols et d'abus de confiance, à la l i b e r t é , la liberté qu'il avait c r u e jusqu'alors la r é c o m p e n s e d u d é v o u e m e n t et de la

fidélité?....

Ce seraient les b o n s maîtres seuls qui seraient


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frappés; les mauvais n'auraient rien à c r a i n d r e : leurs esclaves n'ont pas de pécule, et la méfiance veille sans cesse au seuil de leurs portes. Ce serait la loi elle-même qui viendrait d é t r u i r e tous les liens m o r a u x q u i , jusqu'à p r é sent , dans cette h e u r e u s e c o l o n i e , ont u n i le m a î t r e et l'esclave. Elle les remplacerait par la ruse et la défiance , encouragerait le vol chez l ' u n , l'avarice et la dureté chez l'autre. Il faut que je vole p o u r être libre , dirait l'un ; il faut q u e je l'empêche de voler p o u r ne pas être r u i n é , dirait l'autre. Est-ce p a r la démoralisation qu'on doit a r river à l'affranchissement ? On n'obtiendrait q u e la démoralisation , on ferait naître de c r i m i nelles pensées chez l'esclave ; chez le m a î t r e , u n e méfiance qui p o u r r a i t aller j u s q u ' à l'avarice , jusqu'à la dureté. 11 p r e n d r a toutes ses mesures p o u r e m p ê c h e r le pécule de se former ; il surveillera t o u t ce qui p e u t lui être e n l e v é , c o m m e u n avare surveille ses trésors : la loi aurait à jamais fermé et son cœur et sa m a i n . Le législateur arriverait d o n c à u n b u t d i a m é t r a l e m e n t opposé à celui qu'il se propose : il r e n d r a i t le maître moins disposé à affranchir, l'esclave moins digne de l'être. Le n o m b r e des affranchissements

concédés

depuis cinq ans se m o n t e à plus de 25,ooo.


— 110 —

Certes, ce m o u v e m e n t vers la liberté ne m a n q u e pas d'énergie. La disposition q u e n o u s c o m b a t ­ tons aurait encore le funeste effet de l'entraver. Il est de la n a t u r e de l ' h o m m e de résister q u a n d on veut le c o n t r a i n d r e ; cela est surtout vrai du créole.


CHAPITRE

DE

L'AFFRANCHISSEMENT

IV.

GÉNÉRAL.

La p r e m i è r e condition p o u r opérer u n e b o n n e émancipation est de conserver à la population qui doit en être l'objet, son caractère agricole. Abolir l'esclavage sans abolir le t r a v a i l , voilà le p r o b l è m e qu'il s'agit de résoudre. P o u r y parvenir , ce n'est p a s , c o m m e dans le p r e m i e r système , p a r individus détachés qu'on doit p r o c é der. C'est la masse entière qu'il faut m e t t r e en m o u v e m e n t . Il faut que tous laissent en m ê m e temps l'esclavage, que tous arrivent en m ê m e temps à la liberté. C'est le seul moyen de faire disparaître cette espèce de d é s h o n n e u r a t t a c h é , dans les c o l o n i e s , au travail de la terre q u i , avec la p a r e s s e , forment les d e u x plus grands obstacles à l'œuvre difficile de l'affranchissement. Convient-il de passer i m m é d i a t e m e n t de l'esclavage à la liberté ou de procéder par voie de


— 112 —

transition? En d'autres t e r m e s , f a u t - i l suivre l'exemple d'Antigues qui a repoussé l'apprentissage , ou celui des autres colonies q u i l'ont adopté ? Ici n o u s r e n t r o n s d a n s le d o m a i n e de l'expér i e n c e anglaise. Nous d e v r i o n s , p o u r être fidèles à nos p r i n c i p e s , nous abstenir de l'examen de cette question et a t t e n d r e q u e l'expérience ait p r o n o n c é . Ce n ' e s t , en effet, q u e lorsque le t e m p s fixé p o u r la d u r é e de l'apprentissage sera expiré q u e l'on p o u r r a j u g e r de l'influence q u e ce m o d e a u r a exercée sur le m o r a l de la population qui lui est soumise. E n c o m p a r a n t à cette é p o q u e l'état d'Antigues à celui des autres colonies , on a u r a u n e solution incontestable : il n e s'agira q u e de constater u n fait. Mais n o u s s o m mes dans la m ê m e situation q u e les avocats q u i sont quelquefois obligés de plaider à toutes fins. Nous n e pouvons prévoir quels seront les caprices de l'opinion d u j o u r ou les volontés de ceux q u i disposent d u sort des colonies. D'aill e u r s , il p o u r r a i t se faire q u e , frappé des raisons p a r lesquelles n o u s avons d é m o n t r é q u e les colonies ne sont pas m û r e s p o u r

l'affranchisse-

m e n t , on voulût y r e m é d i e r p a r l'apprentissage ; tels sont les motifs qui nous ont décidé à n o u s occuper de celte question. J'avoue q u e je m e sens de l'éloignement p o u r


— 115 —

l'apprentissage. Ce n'est ni l'esclavage, ni la lib e r t é . C'est u n système b â t a r d qui ne convient pas a u m o r a l de nos ateliers et qui va encore moins au caractère de n o t r e population libre q u i n'aime pas ce qui est v a g u e , ce qui est d o u t e u x ; il faut à son imagination mobile et si disposée à se t o u r m e n t e r , quelque chose de n e t t e m e n t t r a n c h é qui la frappe et la limite. L'établissement de l'apprentissage p r o d u i r a i t u n e aussi g r a n d e secousse dans les esprits et les affaires q u e la liberté illimitée, et on aurait en perspective l'affranchissement, c'est-à-dire une seconde secousse, u n e seconde révolution. Ce seraient d o n c deux expériences, deux crises, deux c r a i n t e s , deux p e r t u r b a t i o n s au lieu d'une. Cet état de choses serait difficile à c o o r d o n n e r avec nos lois. Quels s e r a i e n t , p a r e x e m p l e , les droits des créanciers sur les apprentis? Pourraient-ils les faire saisir ? L'apprentissage est u n e m a c h i n e compliquée qui ne p e u t être mise en action qu'avec de grandes d é p e n s e s , qu'à l'aide d'un n o m b r e prodigieux de magistrats continuellement occupés à se transp o r t e r d'un q u a r t i e r à u n autre p o u r rétablir l'ordre, p u n i r ceux qui l'ont troublé, r é p r i m e r le vagabondage, c o n t r a i n d r e au t r a v a i l , e t c . , etc. Tel est, en effet, le spectacle qu'offrent les îles anglaises.

S


— 114 —

J'avoue q u e je ne puis concevoir quels s o n t , avec u n pareil o r d r e de c h o s e s , les liens q u i unissent le maître et l'apprenti. Ils sont i n d é p e n d a n t s l'un de l ' a u t r e , mais l'un et l'autre sont dans la d é p e n d a n c e absolue du magistrat. Le p r o p r i é t a i r e se t r o u v e dans u n e

situation

sans exemple. Il a des engagements à r e m p l i r ; les dépenses de la faisance-valoir, celles de l'ent r e t i e n des apprentis sont à sa c h a r g e , et il est c o m m e un personnage n e u t r e . Le travail est p o u r l u i , mais n o n pas p a r lui. Un i n t e r m é d i a i r e est l'arbitre de son s o r t ; il p e u t le r u i n e r , s'il le veut : il suffit p o u r cela qu'il favorise les a p p r e n d s , qu'il trouve leur travail suffisant l o r s qu'il ne l'est pas. La position du p r o p r i é t a i r e est d ' a u t a n t plus pénible qu'il ne saurait en changer : plus m a l h e u r e u x q u e le fermier e u r o p é e n , il ne p e u t ni renvoyer ses travailleurs ni en p r e n d r e d'autres. N o n , u n pareil système n e saurait convenir. Une des grandes difficultés qu'il p r é s e n t e , c'est q u ' o n n e sait où p r e n d r e les n o m b r e u x fonctionnaires chargés de son exécution. Les envoie-t-on d'Angleterre , étrangers a u pays , souvent malades , arrivant avec des p r é v e n t i o n s , étrangers m ê m e à l'agriculture de la m é t r o p o l e , ils ne comp r e n n e n t rien ni au pays ni à la m a c h i n e ; ils font b e a u c o u p p l u s de mal q u e de b i e n , et


— 115 —

croient de leur devoir de d o n n e r toujours raison aux Nègres. — Choisit-on sur les l i e u x , ils sont, à leur i n s u , influencés

p a r l'ancien état de

choses , et d o n n e n t toujours raison aux p r o priétaires. Il est évident que p e u de fonctions sont plus délicates et p l u s difficiles q u e celles q u i l e u r sont confiées , et q u e , p o u r bien les r e m p l i r , il faudrait des h o m m e s d'une capacité telle q u ' o n n e saurait se les p r o c u r e r sans une dépense qu'il est impossible de s u p p o r t e r . La m a r c h e la plus rationnelle, suivant n o u s , la p l u s avantageuse aux propriétaires et en m ê m e temps la plus favorable aux Nègres e u x - m ê m e s , est de c o m m e n c e r p a r p r é p a r e r notre p o p u l a tion noire à la l i b e r t é , et de la lui d o n n e r ensuite. C'est la m a r c h e inverse q u i a été suivie chez les Anglais. Aussi, qu'est-il arrivé? On a été obligé de recourir aux châtiments les plus sévères. Antigues se trouvait dans u n e position s p é ciale; elle a rejeté l'apprentissage et p r o c l a m é la liberté. Il en est d'abord résulté de la confusion, de la d i m i n u t i o n dans le travail, de l'étonn e m e n t et de l'hésitation chez les Nègres. C'était la suite inévitable d ' u n e si g r a n d e p e r t u r b a t i o n ; mais on n'a pas été dans la d u r e nécessité de m e t t r e les milices sous les a r m e s , de faire m a r cher les t r o u p e s , d'infliger des peines

rigou-


— 116 —

reuses c o m m e à Démérary, à Saint - Christop h e , e t c . , etc. P o u r suivre l'exemple d'Antigues, il est évid e n t qu'il faut q u e n o u s c o m m e n c i o n s p a r amen e r n o t r e p o p u l a t i o n noire au p o i n t où en était la sienne à l'époque de son affranchissement. Dans le c h a p i t r e suivant, n o u s e x a m i n e r o n s comm e n t il convient d e s'y p r e n d r e p o u r p r é p a r e r la p o p u l a t i o n à l'affranchissement, et c o m m e n t il convient de l'opérer.


CHAPITRE

COMMENT NOIRE

IL A

CONVIENT

DE

PRÉPARER

L'AFFRANCHISSEMENT ,

FRANCHISSEMENT

DOIT

V.

ÊTRE

ET

LA

POPULATION

COMMENT

L'AF-

OPÉRÉ.

Les moyens d ' a m e n e r la population noire au point de m a t u r i t é voulu p o u r l'affranchissement sont les suivants : L'instruction religieuse, l'encouragement au m a r i a g e , l'établissement du système m u n i c i p a l , l'extension des a t t r i b u t i o n s d u conseil colonial. L'abolition de l'esclavage laissera u n vide i m mense. La religion seule p e u t le combler. N'allez p a s , théoritiens

imprudents,

exalter aux

yeux des Noirs le présent q u e vous voulez l e u r faire ; n'allez pas leur p r o m e t t r e le b o n h e u r ; l'expérience démentirait vos paroles et

ferait

naître dans leur cœur le d é s a p p o i n t e m e n t et ses funestes conséquences. S'il était en votre p o u voir de d o n n e r le b o n h e u r , u n si g r a n d n o m b r e


— 118 —

de vos compatriotes ne m o u r r a i e n t pas de faim et de misère à vos côtés. Nos Nègres ne c o m p r e n n e n t pas encore la d i gnité de l ' h o m m e . Le m o t de liberté n e réveille pas chez eux les m ê m e s idées q u e chez vous. Il ne suffit p o i n t p o u r leur faire s u p p o r t e r tous les m a u x qui en sont inséparables. L e u r c o n s t i t u tion p h y s i q u e et m o r a l e conserve encore la r u desse de leur état p r i m i t i f , elle n e les assujettit qu'à très p e u de besoins ; de sorte q u e de ce côté on n e trouve pas de p r i s e , lorsqu'il s'agit de les pousser au travail ; mais le désir de plaire à la Divinité, l'espoir d'une vie m e i l l e u r e , la crainte d'un c h â t i m e n t é t e r n e l , voilà ce qui est comm u n à tous les h o m m e s , voilà s u r t o u t ce q u i parle à l'imagination

d ' u n p e u p l e e n f a n t , et

fournit le moyen de le contenir et de le diriger vers le b i e n . C'est avec ces puissants mobiles q u e les jésuites réussirent au Paraguay. C o m m e n t votre philosophie pourra-t-elle p e r s u a d e r le travail à u n être q u i n'a pas de besoin? Serace p a r l'intérêt bien e n t e n d u ? Il vous p r e n d r a au m o t ; mais c'est son intérêt à lui et n o n le vôtre qu'il consultera. E h bien ! c'est l'oisiveté : il n e connaît rien au-dessus. Le ministre d u c u l t e , au contraire , p r e n d le m o b i l e dans le ciel; il fait intervenir la Divinité


— 119 — elle-même. L'oisiveté devient n u p é c h é , le travail est u n acte agréable à Dieu. La religion catholique est très

convenable

p o u r u n pareil objet; elle va droit au coeur, et ses p o m p e s p a r l e n t singulièrement aux sens. J'ai eu souvent occasion de m e convaincre que les Nègres y étaient très sensibles. Le d i m a n c h e des R a m e a u x est p o u r eux une des plus grandes solennités. Ils ne m a n q u e n t pas de se r e n d r e à l'église avec des b r a n c h e s p o u r les faire bénir. J'aime à aller au-devant de mes esclaves les plus âgées, l o r s q u ' a u r e t o u r de l'office elles viennent les déposer dans leurs cases. 11 y a sur leur visage u n c o n t e n t e m e n t qui ne tient pas de la terre et que ne sauraient d o n n e r tous les biens de ce m o n d e ; il se passe d a n s l'âme de ces pauvres femmes des choses inconnues à bien des p h i l o sophes : l'amour de Dieu et d u p r o c h a i n , la h a i n e d u p é c h é , l'espérance d'une vie f u t u r e , u n e foule d'idées qui ne trouveraient pas de passage p a r leur raison , se g r o u p e n t a u t o u r de ces r a m e a u x b é n i s , et de là se r é p a n d e n t dans leurs cœurs. — Nous ne cesserons donc de le r é p é t e r , c'est à la religion qu'il a p p a r t i e n t d'op é r e r la transition difficile de l'esclavage à la liberté ; c e r t e s , cette mission est digne d u clergé français. Voici quelques réflexions sur la m a nière dont il conviendra de s'y p r e n d r e .


— 120 — 11 faudrait avant t o u t u n b o n choix d'ecclésiastiques, bien pénétrés de l ' i m p o r t a n c e

de

leur mission et de son esprit. C h a q u e c u r é p o u r rait se faire aider p a r u n laïque q u i recevrait une rétribution d'enseigner

le

convenable. Il serait catéchisme,

chargé

de c o n d u i r e

les

prières et les c h a n t s religieux sous la d i r e c tion d u p a s t e u r . Un décret colonial réglerait ces matières et fixerait le t e m p s consacré aux i n structions. On a u r a i t s u r t o u t soin d ' a p p r e n d r e aux N è gres les c h a n t s religieux p o u r lesquels ils o n t b e a u c o u p de g o û t , étant très sensibles à la m u sique. Des paroles en h a r m o n i e avec le b u t q u ' o n se p r o p o s e , et à portée de l e u r intelligence, s e raient composées exprès. Les prédications s e raient f r é q u e n t e s , s'adressant à leurs sens et à leurs c œ u r s ; les paraboles seraient d'un m e r veilleux effet. On accorderait des p r i x à ceux qui se distingueraient p a r leur i n s t r u c t i o n et l e u r conduite. Les p r é d i c a t e u r s ne leur parleraient du c h a n gement qui les a t t e n d q u e l o r s q u e les p r e m i e r s progrès c o m m e n c e r a i e n t à se manifester; ils le feraient d ' a b o r d avec m é n a g e m e n t , et ensuite plus à d é c o u v e r t , à m e s u r e q u ' o n a p p r o c h e r a i t du b u t .


— 121 —

On leur ferait bien c o m p r e n d r e surtout q u e la liberté ne consiste pas à n e p o i n t travailler; que le travail est le résultat de la c h u t e de l ' h o m m e , u n décret de la volonté divine. On c o m p a r e r a i t l'état

des populations

africaines

plongées dans les ténèbres de l'idolâtrie, livrées aux péchés les plus h o r r i b l e s , exposées contin u e l l e m e n t à la violence et à la m i s è r e , touj o u r s disposées à se faire la g u e r r e , à enlever leurs voisins p o u r les r é d u i r e en

servitude,

avec celui auquel ils sont arrivés. On leur dirait enfin quelque chose de la dignité de l ' h o m m e , leur faisant c o m p r e n d r e qu'ils ne sont parvenus à l'état de chrétiens et d ' h o m m e s civilisés et qu'ils ne peuvent s'y m a i n t e n i r et y faire de nouveaux progrès

qu'à l'aide de la religion et d u

travail. Il faut enlacer le travail avec la religion si on veut qu'il p é n è t r e dans cette n a t u r e rebelle. Il faut s u r t o u t favoriser le mariage. Le m a r i a g e , tel que le christianisme l'a constitué est u n de ses plus grands bienfaits. La religion de Mahomet enseigne certainement u n e morale très p u r e . Considérée avec les yeux de quelques philosophes on serait m ê m e tenté de la m e t t r e fort au-dessus de n o t r e religion, puisqu'elle professe l'existence de Dieu dégagée des mystères de la foi. D'où vient d o n c q u e les p e u ples qui la professent restent depuis tant de


— 122 — siècles plongés clans la b a r b a r i e ,

entièrement

étrangers au m o u v e m e n t social qui a n i m e la chrétienté ? C'est q u e le mariage n'y est

point

établi sur ses véritables bases. Les femmes sont exclues de la société. Réservées u n i q u e m e n t aux jouissances des h o m m e s et aux besoins de la rep r o d u c t i o n , elles sont bannies de l ' h u m a n i t é . Dès l o r s , l ' h u m a n i t é est incomplète : elle est privée d ' u n e de ses deux moitiés. Dans les c o l o n i e s , les esclaves sont livrés à la polygamie. Les u n i o n s se forment et se d i s solvent sans cesse. Elles d u r e n t r a r e m e n t plus d'une a n n é e , souvent moins. Il est facile de se faire u n e idée de l'influence fâcheuse de pareils désordres sur l'esprit, la s a n t é , le bien-être d u Nègre. Le mariage le r e n d r a i t plus s é d e n t a i r e , p l u s moral, p l u s attaché à sa case, à ses enfants, à ce qu'il possède. L o r s q u ' u n des époux serait m a l a d e , il serait soigné p a r l'autre. Le m é n a g e , ses volailles , les c u l t u r e s , ne seraient pas négligés c o m m e il n'arrive m a i n t e n a n t q u e t r o p souvent par suite de ces r u p t u r e s continuelles dont j'ai p a r l é , et s u r t o u t l o r s q u e la maladie atteint l'un

des deux individus avant qu'il ait formé

u n e nouvelle u n i o n . J e m e b o r n e ici à faire sentir c o m b i e n il i m p o r t e de favoriser le mariage. Ce n'est pas le lieu d'entrer dans les détails d'exécution.


— 123 — Nous avons dit q u e les m a î t r e s , revêtues des attributions qui leur sont conférées par la l o i , chargés de la discipline de l e u r atelier, doivent être considérés c o m m e autant de magistrats qui c o n t r i b u e n t p u i s s a m m e n t au maintien de l'ordre. L a destruction de l e u r autorité, résultat n é c e s saire de l'affranchissement,

produirait,

dans

l'état actuel des c h o s e s , u n vide i m m e n s e . Il faut donc s'occuper de la r e m p l a c e r avant de la d é t r u i r e , si on v e u t éviter l'anarchie. L e système m u n i c i p a l est un des plus p u i s sants m o y e n s que l'on puisse e m p l o y e r . L a n é cessité de cette institution s'est fait sentir m ê m e dans l'état actuel. L e g o u v e r n e m e n t a présenté au conseil colonial u n projet d'ordonnance sur cette matière. L o r s de la rédaction du projet et de la discussion à laquelle il a d o n n é l i e u , on n'avait pas en v u e c o m m e aujourd'hui le grand c h a n g e m e n t qui se prépare. C'est donc u n travail à refaire. L e projet refusait aux maires les attributions qui l e u r sont conférées par

l'ar-

ticle 166 d u C o d e d'instruction criminelle. Il est évident que dans la situation où l'affranchissem e n t p l a c e r a les colonies, ces attributions seront au contraire les plus p r é c i e u s e s , les plus utiles. C h e z les Anglais on a été p a r t o u t obligé de multiplier ce qu'ils appellent des magistrats spéciaux (special magistrales ). Nous les aurons


— 124 —

tout trouvés dans les maires avec leurs naux m u n i c i p a u x . Il s'agira de leur

tribu-

accorder

toutes les a t t r i b u t i o n s d o n t jouissent chez les Anglais les magistrats d o n t je viens de parler. J e serais d o n c d'avis q u e les maires eussent en o u t r e les m ê m e s a t t r i b u t i o n s q u e les magistrats spéciaux d e nos voisins. Cet objet serait réglé p a r u n décret colonial. Une i n s t i t u t i o n , q u i r é c l a m e u n e attention p a r t i c u l i è r e , est celle d u conseil colonial. T e l qu'il a été établi p a r la loi d u 24 avril 1833, o n ne p e u t le considérer q u e c o m m e u n essai, u n e transition. Le m o m e n t est venu d e faire j o u i r réellement les colons des droits c o n s t i t u t i o n nels i n h é r e n t s à l e u r qualité de Français et comp a t i b l e s avec l e u r position géographique. er

Le § 3 de l'article 1 r e s t r e i n t singulièrement les a t t r i b u t i o n s des conseils coloniaux. Il est évid e n t au c o n t r a i r e qu'il faudra les é t e n d r e . L'affranchissement fera n a î t r e u n e foule d'abus q u ' o n n e p e u t m ê m e pas prévoir. Il sera nécessaire d'y r e m é d i e r t o u t de suite. Si on est dans la n é cessité de s'adresser au ministre p o u r en o b t e n i r u n e o r d o n n a n c e , c o m b i e n ne s'écoulera-t-il pas de t e m p s avant q u ' o n lui ait fait c o n n a î t r e l'état des c h o s e s , qu'il ait p u s'en occuper, assembler u n e c o m m i s s i o n ; q u e celle-ci ait t e r m i n é son travail, qu'il soit p a r v e n u aux colonies ! A deux


— 125 —

mille lieues du théâtre du mal en connaîtra-t-on assez la nature pour y proportionner le remède? Si le projet est soumis à l'examen des conseils coloniaux avant d'être définitif, ce sera à n'en plus finir. On consultera les délégués, dira-t-on. Mais les délégués ne pourront donner que des renseignements insuffisants sur des choses qui pouvaient ne pas exister lors de leur départ de la colonie. Quel inconvénient, d'ailleurs, y aurait-il à étendre les attributions du conseil colonial? Le roi n'est-il pas, dans chaque colonie, représenté par un gouverneur? Si ce haut fonctionnaire n'approuve pas le décret, il est comme non avenu. S'il croit ne pouvoir prendre la chose sur lui, il en réfère à celui de qui il tient son autorité. S i , au contraire, il approuve le décret, s'il pense qu'il y a urgence, il en ordonne l'exécution provisoire. Le roi est toujours maître de refuser sa sanction ou d'y attacher la condition qui lui plaît. C'est ainsi que les choses se passent chez les Anglais. Je pense donc que les conseils coloniaux doivent jouir des mêmes attributions que les législatures anglaises; que, de concert avec l'administration locale, ils doivent, sauf la sanction du r o i , régler par voie de décret ce qui concerne les heures de travail, les engagements entre les


— 126 —

cultivateurs et les propriétaires, la répression du vagabondage, etc., etc. Il conviendra d'établir, dans chaque colonie , des sociétés d'agriculture. Il en existait à Antigues dès avant l'abolition. Elles ont des réunions périodiques. On y distribue des prix à ceux qui exécutent le mieux divers travaux d'agriculture, des récompenses à ceux qui se sont distingués par leur bonne conduite. C'est un très bon moyen d'exciter l'émulation et d'inspirer le goût de la culture. Je le répète, par quelque côté que je prenne la colonie, j'arrive à cette conclusion, qu'il ne faut pas trop se presser ; qu'il convient d'attendre la fin de l'expérience anglaise, et le temps n'est pas trop long pour préparer et façonner le pays. C'est ainsi que l'agriculteur habile commence à disposer la terre long-temps avant de lui confier la semence. La question de l'abolition de l'esclavage occupe tous les esprits ; tout le monde veut y prendre part, les femmes comme les hommes. Les uns mus par des rivalités d'industrie, les autres par les inspirations de l'amour propre, le plus grand nombre par ce que le cœur a de plus généreux ; nobles et honorables motifs, sans doute, mais qui peuvent égarer même les hommes les plus sages.


— 127 — Articles de j o u r n a u x , b r o c h u r e s , pétitions aux c h a m b r e s , discussions de la t r i b u n e , associations p h i l a n t r o p i q u e s , toutes les voies o u vertes par la civilisation m o d e r n e à la c o m m u nication de la pensée sont o c c u p é e s , tous les moyens qui peuvent aider au t r i o m p h e d'une théorie sont mis en usage. On n e se contente pas de p r e n d r e p a r t à la discussion, de d o n n e r des avis; on formule des projets d'affranchissement.

On discute à p e r t e

de vue p o u r prouver ce q u e p e r s o n n e ne nie : q u e la liberté est préférable à l'esclavage, le travail libre au travail forcé. Mais la véritable q u e s t i o n , celle de fait, celle de savoir si le travail libre est p o s s i b l e , en d'autres t e r m e s , si la population noire est m û r e p o u r l'affranchissement,

per-

sonne ne s'en occupe. C'est celle, au c o n t r a i r e , sur laquelle nous avons appelé l'attention. Que le lecteur considère la position de la J a m a ï q u e et de D é m é r a r i , les deux plus i m p o r t a n t e s p o s sessions des Anglais dans les Indes-Occidentales, et il p o u r r a juger de la vérité des faits q u e nous avons avancés, de la solidité des conséquences que nous en avons d é d u i t e s , de la sagesse, nous dirons m ê m e de l'humanité qui nous a dicté la m a r c h e que nous avons proposée. C e p e n d a n t , dans les circonstances où nous nous t r o u v o n s , nous devons prévoir le cas où ,


— 128 —

fermant les yeux et se b o u c h a n t les oreilles, on v o u d r a i t , à t o u t p r i x , abolir

immédiatement

l'esclavage. Voici, dans cette h y p o t h è s e , quelle serait la m a r c h e q u i n o u s p a r a î t r a i t offrir le moins d'inconvénients. Une loi abolirait l'esclavage, et fixerait l'ind e m n i t é . L'exécution serait laissée aux colonies. Un délai suffisant leur serait accordé p o u r p r é p a r e r les esprits et p r e n d r e toutes les m e s u r e s indispensables à l'établissement d u nouvel état de choses. Ce délai serait facultatif : c h a q u e c o lonie p o u r r a i t m e t t r e la loi à exécution aussitôt qu'elle le jugerait convenable. L ' i n d e m n i t é l u i serait c o m p t é e d u m o m e n t q u e cette exécution aurait eu lieu. S i , à l'expiration d u d é l a i , u n e colonie n'avait pas obéi à la loi, le g o u v e r n e m e n t se chargerait l u i - m ê m e de m e t t r e la m e s u r e en vigueur. Nous voulons q u e l'indemnité

accompagne

l'abolition , p a r c e q u e l'équité doit m a r c h e r de pair avec l ' h u m a n i t é . Nous avons vu q u e des motifs d'une saine politique doivent y engager, q u e des raisons de justice éternelle n e

per-

m e t t e n t pas de s'en dispenser Quelque grave q u e soit la question en ellem ê m e , l'exécution est encore plus i m p o r t a n t e et plus difficile. Nous voulons qu'elle soit laissée aux colonies, parce q u e ce n'est q u e sur les


— 129 —

lieux qu'on peut trouver les connaissances locales , sans lesquelles il n'est pas possible de triompher des difficultés et d'arriver à un bon résultat. L'intérêt des colonies qui pourrait être considéré comme un obstacle, s'il s'agissait de la solution de la question de principe , est ici un gage assuré qu'elles ne négligeront rien pour amener à bien une entreprise qui, si elle échouait, entraînerait nécessairement leur ruine. Nous voyons des états , faibles d'abord, arriver, par une infinité de modifications successives , au comble de la prospérité et de la grandeur. C'est qu'ils étaient mus par une force qui leur était propre, qui était le résultat de leur position géographique, de leur organisation civile, politique et religieuse. En les examinant de près, nous voyons qu'ils étaient animés par une foule de forces diverses qui se combinaient, se balançaient, se combattaient, ralentissaient ou accéléraient la marche. Il en résultait une direction conforme à leur nature , et qui les conduisait jusqu'au point où il leur était donné d'atteindre. Lorsqu'une idée nouvelle apparaissait , elle était d'abord mal comprise, trouvait peu de sympathie ; elle était combattue par les idées anciennes , par les préjugés , par les intérêts qu'elle froissait. La lutte se prolongeait; l'idée .9


— 130 —

nouvelle , lorsqu'elle était b o n n e , finissait p a r t r i o m p h e r ; mais les esprits avaient eu le t e m p s de s'en p é n é t r e r : elle régnait dans les p e r s u a sions avant de régner dans la loi. C'est ce qui fait q u ' u n e révolution n'est q u e la proclamation d'un fait a c c o m p l i . Il n'en est pas de m ê m e des colonies dans la circonstance actuelle. Elles vont recevoir l'impulsion d'une force extérieure et étrangère. Une fois l'impulsion d o n n é e , cette force doit cesser, afin qu'elles puissent se mouvoir de leur p r o p r e m o u v e m e n t , vivre de l e u r p r o p r e vie. S'il en était a u t r e m e n t , elles p o u r r a i e n t être projetées h o r s des routes q u i conviennent aux lois de l e u r organisation; s'égarer au lieu d'avancer, se p e r d r e au lieu d'arriver. U n c h a n g e m e n t né sur les lieux p r o d u i t génér a l e m e n t p e u de mauvais effets ; u n e concession arrivée d u d e h o r s , au c o n t r a i r e , est c o m m e le t r i o m p h e d'une classe sur u n e a u t r e . Elle r e m plit les cœurs d ' o r g u e i l , en b a n n i t l'affection , elle établit c o m m e deux c a m p s et place le g o u v e r n e m e n t au milieu. Les désordres survenus dans u n e colonie a n glaise sont d u s , en g r a n d e p a r t i e , à ce que le gouv e r n e m e n t a n n o n ç a , dans u n e proclamation aux N o i r s , qu'il venait de la p a r t du g o u v e r n e m e n t anglais s'interposer entre eux et leurs anciens maîtres. Il leur vanta la générosité du r o i , la


— 131 —

reconnaissance qu'ils lui devaient pour les avoir soustraits au joug de leurs maîtres. Il rompit ainsi en un instant tous les liens réciproques de respect, d'attachement et de bienveillance qui avaient existé jusqu'alors. Quel fut le résultat d'une pareille conduite ? On fut bientôt obligé de mettre la milice et la garnison sous les armes, de recourir à des punitions sévères pour rétablir l'ordre : on n'y est point encore parvenu. Ces liens de respect et d'affection de la part des esclaves, de bienveillance de la part des maîtres, sont très forts à la Guadeloupe. Il faut tâcher de ne pas les affaiblir. Le seul moyen d'atteindre ce but est que le gouvernement de la métropole se montre le moins possible et que les changements ne viennent point du dehors ou du moins ne paraissent pas en venir. Les conseils coloniaux, chargés de l'exécution d'une si grande entreprise, ne négligeront aucune des précautions, aucun des moyens qui peuvent conduire au but. Ceux de la Martinique et de la Guadeloupe devront nommer des commissaires chargés de parcourir les îles anglaises et même d'aller à Saint-Domingue pour examiner les différents régimes établis dans ces divers pays, eu égard aux localités, les comparer entre eux, déterminer les inconvénients et les avantages de Chacun, faire connaître le


— 132 —

mode

d'affranchissement

qui l e u r

paraîtrait

offrir le p l u s d'avantages, les dispositions réglementaires et législatives qu'il conviendrait d'adopter. Ce r a p p o r t serait c o m m u n i q u é aux autres colonies. Ce n'est ni le lieu ni le m o m e n t de s'occuper des dispositions législatives ou qui

devront a c c o m p a g n e r

réglementaires

l'affranchissement.

Je m e b o r n e r a i à en faire c o n n a î t r e q u e l q u e s unes. Ce seront c o m m e des exemples q u i m e t t r o n t en évidence ce q u e n o u s avons dit sur les difficultés d o n t on a u r a à t r i o m p h e r et sur la nécessité de laisser l'exécution aux colonies. Il faudrait q u e tous les Nègres d ' u n e c o m m u n e fussent enregistrés , q u ' a u c u n ne p û t la q u i t t e r p o u r aller s'établir dans u n e autre , sans la p e r mission de l'autorité. S'il en était a u t r e m e n t , les Nègres passant sans cesse d ' u n e c o m m u n e d a n s u n e a u t r e , les magistrats n e c o n n a î t r a i e n t p o i n t leurs

administrés et n e seraient pas

connus

d'eux. Il en naîtrait u n mélange, u n e confusion q u i a u r a i e n t les plus fâcheux résultats. Il faudrait u n e législation sévère p o u r la répression d u vagabondage et de l'oisiveté. A l'aide de l'enregistrement et des p r é c a u t i o n s q u e n o u s r e c o m m a n d o n s , le m a i r e aurait tous ses a d m i nistrés sous la m a i n : il connaîtrait ceux qui seraient engagés avec des propriétaires et ceux


— 133 —

qui ne le seraient pas ; il ferait arrêter les vagab o n d s et les soumettrait au régime répressif, établi p a r la l o i , j u s q u ' à ce qu'ils promissent de travailler. Nous avons dit qu'il existe sur c h a q u e h a b i tation u n certain n o m b r e de Nègres q u i , t r a vaillant de b o n cœur p o u r leurs m a î t r e s , sont toutefois incapables de rien faire de leur p r o p r e mouvement.

Ils ne formeront

point un

des

m o i n d r e s e m b a r r a s q u e l'on r e n c o n t r e r a dans l'exécution; si on n'y p o r t e pas r e m è d e , ils e r r e r o n t sur les g r a n d s c h e m i n s , sur les b o r d s de la m e r , se livreront à la mendicité et au vol. Ici l'exemple des E t a t s - U n i s p e u t nous être utile. Il faut t o u t consulter sur u n e matière aussi grave. Ecoutons u n citoyen de celte r é p u blique : « Javais fini mes classes. Je désirais perfec« tionner mes éludes. Ma position p e u aisée m e « força à c h e r c h e r u n emploi qui me p r o c u r â t « les moyens d'existence qui m e

manquaient.

« Je m'offris en conséquence p o u r r e m p l i r la « place de m a î t r e d'école, vacante dans u n petit « district d ' u n des Etats du Nord. Ce district « était très p a u v r e , de sorte que je ne pouvais « concevoir c o m m e n t il pouvait secourir des « indigents de manière à b a n n i r la mendicité ; « c o m m e n t il pouvait se p r o c u r e r des moyens


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« d'instruction suffisants p o u r q u e t o u t le m o n d e « y sût lire et écrire. Voici c o m m e n t on s'y p r e « nait : A u n j o u r i n d i q u é on adjugeait les p a u « vres p o u r u n certain n o m b r e d'années. Ceux « qui étaient incapables de travailler étaient ad« jugés à ceux q u i d e m a n d a i e n t le moins p o u r « s'en charger ; ceux qui étaient susceptibles de « t r a v a i l , à ceux qui en offraient le plus. On « réglait les obligations r é c i p r o q u e s , le m a g i s « t r a t en surveillait l'exécution. On p r o c è d e de « la m ê m e m a n i è r e p o u r le m a î t r e d'école. Le « c r i e u r p u b l i c a n n o n ç a qu'il serait adjugé à « celui q u i offrirait de le n o u r r i r et de le loger « au meilleur m a r c h é possible. Plusieurs offres « furent faites. L'adjudication e u t lieu en fait veur d'un fermier. » Cette m é t h o d e p a r a î t r a singulière à p l u s d'un de mes lecteurs ; elle n'en est pas moins c o m m o d e et é c o n o m i q u e . Elle m e paraît applicable aux individus d o n t j ' a i parlé. E n g é n é r a l , ils n e sont pas mauvais sujets, mais ils o n t besoin d'un t u t e u r , d'une volonté q u i supplée à la leur et qui t r i o m p h e de leur a p a t h i e . Le magistrat

les adjugerait

publiquement

p o u r u n certain t e m p s à ceux q u i offriraient de s'en c h a r g e r aux conditions les plus a v a n t a geuses p o u r eux. V ê t u s , n o u r r i s , soignés d a n s leurs m a l a d i e s , ils seraient infiniment plus h e u -


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reux q u e s'ils étaient a b a n d o n n é s à eux-mêmes, bien e n t e n d u q u e le magistrat pourrait toujours faire r o m p r e le c o n t r a t s'ils n'étaient pas traités de la m a n i è r e qui aurait été stipulée. On n e p e u t m a l h e u r e u s e m e n t pas apprécier toute l'importance de ce q u e je viens de dire lorsqu'on n'a pas u n e connaissance approfondie de nos ateliers. J e n e puis e n t r e r ici dans de plus g r a n d s détails ; mais en voilà assez, il m e s e m b l e , p o u r prouver q u e la m a r c h e q u e j'ai tracée est la seule convenable, et qu'il faut q u ' u n code a p -

accompagne et ne le suive pas.

proprié au nouvel état de choses grand changement

Il faut une connaissance approfondie

ce

des

Nègres p o u r faire des lois qui leur soient a p p r o p r i é e s , et cette connaissance ne saurait se trouver q u e sur les lieux. Un exemple suffira p o u r nous faire c o m p r e n d r e . On sait q u e le bill d'émancipation a remplacé dans les îles anglaises l'esclavage p a r u n état transitoire qu'il a désigné sous le n o m

tissage.

d'appren-

Un grand n o m b r e de Nègres, se m é p r e -

n a n t sur le sens que le bill attache à ce m o t , se sont figuré qu'on allait leur m o n t r e r des m é tiers et les dispenser de cultiver la terre. Dans leur simplicité, n'ayant jamais réfléchi sur e u x -


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mêmes, ils ne savaient pas que l'homme est obligé de tout apprendre, même la liberté ! Cette fausse interprétation et le désappointement qui en a été le résultat, sont une des principales causes du mécontement manifesté par les esclaves, et par conséquent des mesures rigoureuses auxquelles il a fallu recourir pour établir le nouveau système.


CONCLUSION.

La question p o s é e , on est souvent étonné de voir qu'on s'entendait. J e l'ai posée ainsi :

Abolir

l'esclavage sans abolir le travail. J'ai dit q u e deux m o d e s de p r o c é d e r à l'affranchissement se p r é s e n t e n t :

l'affranchissement

partiel p a r individus détachés et l'affranchissem e n t général, c'est-à-dire en masse. Que le p r e m i e r , en abolissant l'esclavage, abolirait aussi le travail ; qu'il fallait le rejeter et adopter le second. E x a m i n a n t la question d ' o p p o r t u n i t é , j ' a i dit qu'avant de décider si le m o m e n t d'abolir l'esclavage dans nos colonies est arrivé, il convient d'attendre le résultat de l'expérience tentée p a r l'Angleterre. J'ai d é m o n t r é la justice et la nécessité de l'ind e m n i t é , jai tâché de d é t e r m i n e r les éléments qui doivent la composer. E n t r a n t dans l'hypothèse où le succès de nos voisins nous déterminerait à suivre leur exemple, j'ai i n d i q u é la m a r c h e qu'il m e paraîtrait c o n -


— 138 — venable de suivre dans u n e

entreprise

aussi

difficile. J'ai dit q u e les conseils coloniaux n e sauraient p r e n d r e t r o p de p r é c a u t i o n s , s'environner

de

t r o p de d o c u m e n t s , et j ' a i fait sentir la nécessité d ' u n e commission chargée de p a r c o u r i r les îles voisines p o u r examiner les différents modes adopt é s , étudier leurs r é s u l t a t s , analyser toutes les dispositions législatives ou

réglementaires en

vigueur. J'ai dit q u ' e n t o u r é s de tous les d o c u m e n t s et aidés des connaissances locales qui se t r o u v e n t dans leur sein , les conseils coloniaux p r o c é d e raient à la confection

d'un

code destiné a u

nouvel état de c h o s e s , qui devra et n o n le

suivre, si

l'accompagner

on veut éviter de g r a n d s

désordres. Dans t o u t ce q u e j ' a i d i t , j ' a i été dirigé p a r l'intérêt des esclaves n o n m o i n s q u e p a r celui des maîtres. Ce n'est q u ' e n a d o p t a n t les sages lenteurs q u e j ' a i r e c o m m a n d é e s , en p r e n a n t les p r é c a u t i o n s q u e j'ai i n d i q u é e s , en suivant la m a r c h e q u e j ' a i t r a c é e , q u ' o n p o u r r a espérer de se soustraire aux funestes effets des fautes commises p a r nos voisins , d'éviter ces c o u p s de fouet q u i , dans les îles anglaises, o n t fait saigner u n e chair devenue libre , ces exécutions à m o r t qui o n t accompagné le bienfait de la liberté.... leçons terribles , mais nécessaires


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p o u r réparer les fautes d'une philantropie i m prévoyante. Amis des Noirs , apôtres de

l'affranchisse-

m e n t , je r e n d s justice à la p u r e t é de vos i n t e n tions , à la noblesse de vos s e n t i m e n t s , à l'éloquence avec laquelle vous savez les exprimer. Quoique dans u n e position bien différente de la v ô t r e , et parti d'un point éloigné, je suis venu m'associer à vos v œ u x ; m a i s , permettezmoi de vous le d i r e , ce n'est pas à votre p h i l o sophie qu'il est d o n n é d'accomplir le g r a n d acte, objet de votre constante sollicitude. La philosophie parle à la r a i s o n , et vos protégés n ' o n t , p o u r ainsi d i r e , encore que des sens. C'est à la religion qu'il faut confier leur faiblesse; c'est elle qui a soutenu l'humanité d a n s ses premiers pas vers la civilisation; elle seule p e u t , sans danger, détruire l'esclavage, parce qu'en le d é t r u i s a n t , elle le remplace. C'est la force morale substituée à la force matérielle. La philosophie m o n t r e toujours à l ' h o m m e u n état au-dessus de celui qu'il occupe ; la religion le r e n d satisfait de celui où le sort l'a placé. L'un excite l'inquiétude et le m o u v e m e n t ; l ' a u t r e , le c o n t e n t e m e n t et le repos. C'est ce qui fait que les p e u p l e s , dont les m œ u r s sont bibliques, sont si propres à la culture des terres ; tandis qu'en F r a n c e , l'excès de la population ne se fait sentir que dans les villes. Ils ont des paysans p o u r la


—140— colonisation ; nous n'avons que des perruquiers et des maîtres de danse, des hommes de chicane et d'affaires. Quand vous aurez détruit l'esclavage, quels moyens d'ordre mettrez-vous à la place ? Serace le sabre des gendarmes, les baïonnettes de la garnison et des milices? Ces moyens compriment, mais ne développent pas; ils punissent, mais ne préviennent point. Le maire et le c u r é , voilà les vrais éléments du succès. Que l'on réprime la paresse et les écarts par des punitions douces et paternelles ; que le ministre de l'Evangile inspire le respect pour les liens de famille, la subordination envers les supérieurs , l'amour de l'ordre et du travail. Remplaçons les chaînes que nous allons briser par les liens salutaires de la loi, les douces espérances de la religion. Détruisons l'esclavage en conservant le travail, que notre bienfaisance ne soit pas une spoliation. Nous aurons concilié la philantropie et la justice, nous aurons fourni une de ses plus belles pages à l'histoire de l'humanité ; mais avant, sachons si la chose est possible. Les Anglais et le temps vont nous l'apprendre. Attendons et observons. FIN.








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