La France et ses colonies. Tome 1 : En France. Vol.1

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EN FRANCE

Il n’y a que quelques lieues de Saint-Véran au Viso. Le Viso, français par des versants d’en bas, a sa pointe en Italie. Merveilleux par l’élégance de sa pyramide, il est si grand contemplé du Piémont, si bien détaché des montagnes ses sœurs, il domine si royalement cette région des terres, qu’on l’a cru longtemps plus élevé que tous les autres pics des Alpes : il n’a cependant que 3843 mètres, presque 1000 de moins que le Mont-Blanc ; on le voit du Dôme de Milan, c’est-à-dire de 186 kilomètres. Sur le faîte entre Pô et Rhône, l’un des torrents épanchés par son massif est justement le Pô, qui abandonne presque aussitôt la gorge natale pour entrer dans l’immense plaine de la Haute Italie. Le Viso est la dernière Alpe très élevée sur le chemin de la mer du Midi ; les pics dépassant de beaucoup 3000 mètres deviennent rares, et à partir des sources du Var les Alpes s’abaissent rapidement vers la Méditerranée, mais elles sont toujours belles, et déjà de tièdes haleines font oublier le souffle du Nord, les lacs gelés et les sapins rigides. XXXI. Déforestation des Alpes. — Nos Alpes vaudraient Suisse et Tirol si leurs meilleures forêts n’avaient roulé sur leurs pentes, chaque arbre condamnant à la stérilité maudite le pan de terre dont on l’extirpe. En Savoie, en Dauphiné, en Provence, l’usinier, le marchand de bois, l’avide colon, le bûcheron, le pâtre, ont fait du cirque de verdure un ossuaire de rochers, de la source un puits sec, de la rivière un ardent caillou, et la sourde voix de la haute cascade à poussière irisée se tait maintenant dans la vallée morte. En Savoie et dans le Dauphiné septentrional, de vastes bois verdissent encore, mais la déforestation ronge le Dauphiné méridional, le Comtat Venaissin, la Provence. A mesure que dans sa téméraire imbécillité l’homme dépouille la montagne de sa dernière parure, ces Alpes-là deviennent un immense éboulis sans un ruisseau qui mouille la pierre aux heures du grand soleil d’été ; mais parfois une trombe crève sur le chaos, et alors de partout, des ravines, plis, coutures du sol, des entailles et sillons de la roche, des torrents niagaresques descendent à la conquête de la vallée. Des pays qui furent verts, boisés, gazonnés, ruisselants, arrivent sous nos yeux à la dernière limite du décharnement et du décarcassement, dans les Basses-Alpes, dans le Var, dans l’Embrunois, dans le val du Queyras où nombre de monts

s’appellent aujourd’hui du nom commun de ruines, et, dans tout ce magnifique Sud-Est qui vieillit parce qu’il est meurtri par ses fils. Il peut rajeunir encor Tout concourt à ce désastre immense : La montagne par ses roches friables, qui souvent servent d'assise à des roches plus dures et plus lourdes : le soubassement s’effrite, l’entablement chancelle et tombe ; La pente, qui met les torrents à l’allure de 14 mètres par seconde : soit la rapidité du cheval de course au galop ou la vitesse de la locomotive quand elle emporte son train à 50 kilomètres par heure ; Le ciel, par les noirs orages, les pluies fougueuses qui raclent le penchant des côtes et jettent le mont dans la ravine ; Les moutons, en arrachant l’herbe des pentes gazonnées, au lieu de la tondre comme la vache aux grands yeux; la chèvre, en broutant les arbustes que le temps aurait agrandis en arbres aux racines profondes ; L’homme enfin, plus méchant que tous, en tirant des lias, des calcaires, des craies, des grès mous, le tissu de racines qui maintient les escarpements prêts à choir. Sauf exceptions, la montagne est plus dégradée à l’adret qu’à l’avers, à la soulane qu’à l’ubac, autrement dit au midi qu’au nord : ici l’adret ou endroit désigne la pente frappée du soleil, ce qu’en Pyrénées on nomme la soulane ; l’avers ou envers, ou encore ubac1, désigne la pente comparativement ténébreuse, ce que le vieux français nommait si bien « l’ombre ». Tous ces mots sont précieux et donneront de la souplesse et de la richesse à notre langue. La ruine plus grande des versants méridionaux tient moins au soleil qui carbonise et pulvérise le sol qu’au plus long séjour que les troupeaux y font parce que l’hiver quitte plus tôt cette pente et qu’il y revient plus tard. Le spectacle éternel des inondations qui passent comme l’éclair en déchirant les derniers débris du sol ne décourage pas les gens de nos Alpes, race entêtée. La trombe écoulée, le montagnard relève sa digue, il recherche pieusement les miettes de son domaine et se confie encore à ses sillons indigents, à sa prairie aride, ensablée, ravinée, caillouteuse. Puis le mouton, la chèvre, les grands troupeaux transhumants du Piémont et de la Basse Provence remontent de pâturage en pâturage aux 1. Est-ce le latin opacum ?


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