Aventures de guerre au temps de la République et du consulat. Vol.2

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AVENTURES DE GUERRE.

rudes parages de l’Atlantique septentrionale, jusqu’aux atterrages de l’Islande, ce qui prolongea notre navigation inutilement et la rendit plus pénible. J’avais peu de sympathie pour nos passagers, qui, à commencer par les officiers, me semblaient avoir été mal choisis à tous égards, si l’on voulait donner aux Irlandais une bonne opinion de la discipline, de la tenue et de l’instruction de nos troupes. J’avais donc résolu de n'avoir de rapport avec personne ; je fus conduit assez singulièrement à m’écarter de cette ligne de conduite. Chaque jour, à l’aube du matin, en montant sur le pont, je trouvais établi sur l’affût d’un canon un officier d’artillerie déjà âgé, mais de haute taille, de forte constitution et de plus d’embonpoint que n’en ont communément les gens de guerre. Je remarquai sa physionomie distinguée, son maintien calme et digne, et la patience qu’il montrait, lorsque, dans quelque manœuvre, les matelots le rudoyaient, ou, pour parler techniquement, le bousculaient. Il lisait constamment un petit volume dont les coins manifestaient un long et fréquent usage. Je fus fort surpris de découvrir que ce volume était un Horace. C’était une rencontre si extraordinaire que j’en croyais à peine le témoignage de mes yeux. Je mis le plus grand empressement à lier conversation avec ce savant officier, et je fus charmé de la confiance affectueuse qu’il m'accorda, malgré la différence de nos âges et de nos positions. Il était alors capitaine d’artillerie dans l’armée de terre, mais lorsque la Révolution était venue, elle l’avait trouvé l’un des Pères de l’Oratoire, ordre religieux qui égalait par sa renommée scientifique celui des Bénédictins de Saint-Maur. Sa vie s’était passée dans les études les plus ardues et les plus profondes, et il possédait un savoir éminent en archéologie et dans les mathématiques. Il avait accueilli la Révolution comme un bonheur pour l’humanité, et il l’avait servie avec zèle ; mais dénoncé pour avoir sauvé une famille d’émigrés, il avait été gravement compromis, et il n’avait dû son salut qu’à l’amitié de son digne confrère Daunou, qui lui avait procuré le moyen d’échapper à un mandat d’arrêt en lui faisant avoir une commission d'officier d’artillerie à l’armée. Il était arrivé à Rochefort, croyant y trouver la compagnie qu’il était appelé à commander. Un contre-ordre avait envoyé cette compagnie à Brest, d’où la seconde division de l’expédition devait partir. On avait supposé à Paris, dans les bureaux, qu’ils se retrouveraient en Irlande, hypothèse qui ne tenait aucun compte des


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