L'architecte au prisme des influences

Page 1

L’ARCHITECTE AU PRISME DES INFLUENCES Paysages et contexte culturel

Alvar Aalto

Rudy Ricciotti

Jeremy Smith

Samia ELGHOUZLANI Mémoire de Master - Février 2020 DE 2 : Ecologies projectives, études systémiques Encadré par : Sylvaine BULLE


REMERCIEMENTS

Je tiens à adresser tous mes remerciement à chaque personne m’ayant aidée à réaliser ce mémoire. Merci à ma chère famille et amis pour leur support moral durant l’écriture de ce mémoire, pour m’avoir encouragée et inspirée. Merci à Mme Sylvaine Bulle, pour avoir encadré mon travail, et pour ses précieux conseils et directives qui ont permis l’aboutissement de ce mémoire. Merci à Mr Jeremy Smith pour sa disponibilité et sa bonne humeur, pour avoir partagé son savoir et ses documents graphiques. Enfin, merci à l’équipe employée de la Maison Louis Carré, pour m’avoir permis de visiter cet endroit exceptionnel, et d’avoir partagé leurs ressources graphiques.

fig 1ère de couv. Croquis personnel 2


SOMMAIRE INTRODUCTION I. UNE ARCHITECTURE « HUMANISTE »: ALVAR ALTO ET LE PAYSAGE FINLANDAIS

1.

Influences Finlandaises

2.

Une architecture humaniste

À travers la maison Louis carré

II. UNE ARCHITECTURE LOCALE: RUDY RICCIOTTI ET LE PAYSAGE MÉDITÉRRANÉEN

1.

Influences Méditerranéennes

2.

Une architecture provençale

À travers le MuCEM

III. UNE ARCHITECTURE ADAPTABLE: JEREMY SMITH ET LE PAYSAGE ZÉLANDAIS

1.

Influences Zélandaises

2.

La « Soft-Architecture »

À travers la House with villa silhouette

CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE 3


INTRODUCTION

Le paysage, ce n’est pas seulement le décor, agréable ou non, qui nous entoure. Ce n’est pas seulement le spectacle magnifique de la nature, ou alors le théâtre repoussant des déchets industriels de l’Homme. Le paysage, comme le dit Jean Marc Besse, philosophe et historien, dans son livre La Nécessité du Paysage, fait partie de nous, il est « comme une impression, une sensation à la fois puissante et diffuse »1. C’est le contexte dans lequel nous baignons, nous évoluons, nous apprenons à penser et à rêver, dans lequel nous développons notre personnalité, et dans notre cas, architectes, où nous apprenons à concevoir l’architecture; « il est l’une des conditions sensibles et émotionnelles de notre existence »2. Ayant grandi au Maroc, les paysages de mon enfance se partageaient entre l’urbanité essoufflée de la ville de Casablanca, s’imposant forte et inébranlable face à l’horizon Atlantique, ainsi que les paysages montagneux arides du village berbère de mes grandsparents, entre la palmeraie dense et la vallée du fleuve du Souss asséché. Dans son livre Je te ressers un Pastis?, Rudy Ricciotti dit qu’on ne quitte jamais les paysages de son enfance. Ayant remplacé le Souss aride par la Seine et l’architecture coloniale artdéco par des façades Haussmaniennes en pierre lisse, la question de l’attachement au paysage natal a été pour moi d’une préoccupation et d’un intérêt intimes. C’est donc de là que naît la volonté d’analyser, à travers ce mémoire, l’attachement de trois architectes issus de générations et de contextes différents, à leurs paysages natals, afin de comprendre l’importance du paysage dans leur conceptions architecturales. Afin d’aborder ce sujet, il est primordial de se pencher en premier lieu sur la définition du

. Jean Marc Besse, La nécessité du paysage, Edition Parenthèses, 2018, p.5 1

mot « paysage ». À travers l’Histoire cette notion a fait l’objet de très nombreuses tentatives de définition. Plusieurs disciplines, comme la sociologie, l’architecture, la peinture, ou encore la philosophie en développent des représentations parfois contradictoires.

. Idem

2

4


Ainsi Gilles Clément, ingénieur horticole, paysagiste, écologiste, jardinier, voyageur et enseignant a beaucoup travaillé sur la notion de paysage. Lors de sa conférence inaugurale au collège de France, il définit ce dernier comme étant « une donnée subjective, il est perçut par chacun de manière différente et donc difficile à définir. C’est surement ce qu’il reste après qu’on ait fermé les yeux, c’est l’étendue de ce qui est placé sous notre regard. Le paysage est un espace sensible que nous enregistrons par nos sens et que nous restituons par analyse sélective et subjective de ce que nous avons perçu. Celle-ci se faisant au privilège de la vue. Non selon moi? le paysage est partout, il est dans le jardin, le parc, la ville, dans la maison. Le paysage est de l’organisation sensorielle de l’espace. Le jardin contient le paysage est pas l’inverse. C’est dans le regard que se construit le paysage et dans la mémoire qu’il y séjourne. L’image sublime d’un instant devient art et, par cet inévitable processus d’appropriation de l’espace, l’art devient patrimoine. »3 On l’aura donc compris, le paysage est une donnée subjective que chacun doit s’approprier sensiblement, à travers la contemplation, afin de saisir « le génie de la nature »4. Clément appuie également cette idée d’échelle du paysage, il se trouve partout, il n’a pas d’échelle particulière, « il peut se présenter dans l’immense ou dans le minuscule ». Cela nous introduit alors à la dimension très « personnelle » du paysage. Que l’on peut alors également définir comme « ressenti », à travers lequel, le paysage devient un patrimoine humain.

. Jardin, paysage et « génie naturel », Leçon inaugurale au collège de France, 06 Février 2012

3

4

. Idem

Cette idée est développée notamment par Mickael Jakob, philosophe et littéraire spécialisé dans la question du paysage, dans son livre Le Paysage ou il avance que « l’expérience du paysage est en général et en premier lieu, une expérience de soi ». Il y établit d’ailleurs la formule mathématique qui conditionne l’existence du paysage: 5


. Dans La Nécessité du Paysage, Jean Marc Besse explique que le paysage, même s’il comprend des éléments naturels, n’est pas seulement « la nature » au premier sens du terme que l’on connait. Ce sont deux idées qu’il faut tenir ensemble, et dont il faut poser et penser la relation. La nature ici peut être définie comme plusieurs forces et systèmes d’intentionnalité dont elle se compose (autrement dit sa vitalité) à l’intérieur des mondes humains et sociaux.

5

. JAKOB Michael (2008), Le paysage, p. 34

6

P=S+N

Le paysage P renvoie alors d’après lui à trois conditions sine qua non: 1. Le sujet S (pas de paysage sans sujet), 2. à la nature5 N (que le sujet observe), 3. à la relation entre les deux , indiquée par le signe + (pas de paysage sans contact, lien, rencontre, entre le sujet et la nature).6 Ces deux auteurs mettent alors en valeur cette relation et ces échanges entre l’Homme et le paysage. Cette idée est en effet bien illustrée par ce schéma de Gilles Clément exposé à la Biennale d’Art contemporain à Celle en 2009 sur « L’Homme symbiotique ». Il représente des échanges proches et lointains, des échanges d’énergie entre les biotopes naturels qui sont destinés à changer et à évoluer sous l’influence d’autre biotopes, qui sont d’autres influences naturelles externes. À partir de cette idée, il est légitime et primordial de se questionner sur l’influence qu’à l’Homme sur le paysage, et vice-versa. Lors d’une conférence tenue à l’ENSA Paris-Val-de Seine en Janvier 2020, Jean Marc Besse, cité précédemment, part d’une inquiétude: notre monde brûle. Nous sommes entourés par des désastres économiques, écologiques et humains, et nos paysages, et on ne parle pas seulement de beaux panoramas, mais également des paysages quotidiens de la vie, sont en destruction. Le philosophe, en se questionnant alors sur les manières de s’attacher au monde et de

fig 1. Schéma d’échanges cellulaires exposé à la Biennale d’art contemporain de Celle (2009), CLÉMENT Gilles, « Jardin, paysage et génie naturel ».

concevoir des projets qui rendent raison à cet attachement, présente le paysage comme le candidat idéal pour apporter une réponse à ces questions: ce dernier est pour nous une nécessité projectuelle, éthique, politique et économique. Lors de la même conférence, Jean Marc Besse nous explique alors que le paysage entre 6


dans le champ d’attachement au monde par trois grandes approches différentes. D’abord, on peut considérer le paysage d’un point de vue territorial, qui est la manière d’habiter le paysage par rapport à des formes spatiales, des traces sur le sol, des limites. On peut alors dire que le paysage est en quelques sortes dépendant de l’action de l’Homme, « le paysage, c’est l’Histoire »7. Le sujet est alors touché et affecté par le monde qui l’enveloppe, et que lui même affecte par ses actions: le paysage se caractérise aussi par son contact tactile, comme notre peau qui frémit au contact du monde. Cette idée est d’ailleurs également développée par Gilles Clément lorsqu’il écrit que le paysage est « lu à travers un filtre puissant, composé d’un vécu personnel est d’une ‘‘armure culturelle’’. Par exemple, la Beauce, interprétée une étendue admirable par un Japonais dont le pays ne bénéficie nullement d’un tel espace »8. Cela montre très bien que nous ne réagissons pas tous de la même manière face à un paysage. Nous en avons des sensibilités différentes en fonction de notre vécu, de nos influences culturelles. En deuxième lieu, on peut considérer la relation entre l’attachement au monde et le paysage par la qualité de ce dernier de « milieu vivant ». Le paysage n’est pas seulement le milieu habité par l’être Humain, mais il est aussi le foyer de tous les animaux, des plantes, des insectes etc. C’est un espace plein de forces qui ont toujours été là, de lumière, de sonorité, de lacs, d’odeurs, de mouvements, … mais aussi de routes de bâtiments, de . JACKSON John Brinckerhoff, géographe, professeur d’université et historien du paysage américain, cité par Jean Marc Besse

7

. CLÉMENT Gilles (2012), Jardins, Paysages et Génie Naturel.

8

. BESSE Jean Marc, conférence à l’ENSA Paris-Val-de Seine, Janvier 2020

9

foules, … Tout ceci donne au paysage une confusion presque infinie. En bref, il définit le paysage comme « un milieu commun ou s’y déploient des forces communes qui le construisent »9. S’attacher au monde, c’est accepter et agir avec ces forces humaines et non humaines, c’est s’insérer dans leur jeu, dans cet enchaînement d’actes et d’évolutions inachevées du paysage. Enfin, la dernière approche présentée par le philosophe est celle de la phénoménologie10 du paysage. Il parle alors de l’idée de dépaysement et du paysage qui se place au delà des signes de propriété. Il se désinvestie des significations et valeurs qui le définissent 7


. On peut définir la phénoménologie comme la philosophie qui écarte toute interprétation abstraite pour se limiter à la description et à l’analyse des seuls phénomènes perçus. C’est en fait l’analyse de l’expérience vécue, et dans notre sujet, l’expérience corporelle sensible et sensorielle du paysage comme étant elle-même un phénomène pour penser le monde.

10

comme un lieu social. C’est en effet un lieu qui est ressenti, « pour accéder au paysage, il faut voir le monde comme s’il était un autre monde », c’est un lieu ou s’ouvre la possibilité de l’expérience (on parle entre autres de la relation profonde entre paysage et voyage, et de la relation à l’horizon, qui représente la part d’invisible présente dans le visible, ou que le ‘‘non vu’’ est au coeur du ‘’vu’’). Afin de conclure cette présentation du paysage et d’introduire ce mémoire, nous pouvons alors citer trois mots pour résumer les modalités de l’attachement au monde dans les relations au paysage : Habitation, Influence, et Expérience. L’être humain et son paysage sont en échange et en contact constant, et chacun apporte des influences sur l’autre. Mon questionnement dans ce mémoire sera donc d’analyser la relation entre l’architecte et le paysage dans la conception du projet, en fonction du contexte personnel culturel et paysager de ce premier. Pour illustrer cette analyse, j’ai choisi de me concentrer sur trois architectes, ayant évolué au sein de générations et de paysages très différents. Premièrement, Alvar Aalto est l’un des précurseurs du mouvement moderne, auquel il aura apporté plusieurs innovations dont, une pensée humaniste. Influencé par les paysages Finlandais de son enfance, ses oeuvres sont un véritable requiem à la nature. Ayant lui même peu écrit, nous disposons cependant de plusieurs interviews et de discours et conférences tenus par lui, retranscris dans d’innombrables bouquins en Français ou en Anglais. Ensuite, Rudy Ricciotti sera interessant à étudier car c’est un architecture Français, très influencé par la Méditerranée. D’ailleurs, il en fera son combat politique d’architecte engagé: il refuse de construire à l’étranger, pour participer au développement de son Sud natal et pour défendre ce qu’il appelle « une architecture régionale », reliée à la question d’identité architecturale. Cet architecte très médiatisé a lui même écrit plusieurs livres 8


dont « Je te ressers un pastis? » nous intéressera particulièrement lors de l’écriture de son mémoire, puisqu’il y dépeint une enfance et son histoire d’amour passionnelle avec la Méditerranée et l’horizon. Enfin, L’architecte Zélandais Jeremy Smith, rencontré lors d’une conférence donnée à l’ENSA Paris-Val-de Seine, où j’étais chargée de traduire ses propos de l’anglais à l’audience, et avec lequel j’ai pu entretenir une correspondance par courrier, nous fera découvrir un paysage du bout du monde, la Nouvelle-Zélande. Cette conférence ainsi que sa thèse écrite en 2019 nous serviront d’appuis pour écrire cette partie ultime. On l’aura compris, le but sera alors d’analyser l’attachement au paysage natal de ces trois architectes, pour ensuite étudier comment cela influencera la prise en compte du paysage dans leur conception architecturale, et dans leur théories sur l’architecture. Dans chaque partie de ce mémoire, on commencera par établir un portrait de l’architecte, ainsi que du contexte paysager dans lequel il évolue. Cela nous permettra parallèlement d’établir des liens supposés avec leurs travaux. Ensuite, en deuxième partie de chaque chapitre, nous pourront alors analyser et définir leurs théories, hérités à travers leurs écrits, . Pour le bâtiment de Jeremy Smith, l’oeuvre choisie se trouvant en Nouvelle-Zélande, je me baserai sur la présentation du bâtiment lors de la conférence, dans la thèse, ainsi que du corpus graphique disponible

11

leurs discours, leurs oeuvres architecturales. En dernier lieu, nous nous plongerons dans un bâtiment de l’architecte étudié, et à travers une description des espaces et de l’atmosphère du lieu, comme je l’ai ressentie à travers mes visites11, nous verrons les éléments d’analyse énoncés dans chaque partie, en application dans leur oeuvre construite.

9


fig 2. Croquis de voyage, Scicile, Aalvar Aalto


CHAPITRE 1

Une architecture « humaniste »

Alvar Aalto et le paysage finlandais

«I studied man as part of nature, a subject to nature’s laws, and recognized that in the final analysis nature is our teacher, and the omnipotent regulator of life, the purpose with it is impossible and even unnecessary to explain»

11



fig 3. Croquis de voyage, Scicile, Aalvar Aalto



Alvar Aalto, architecte finlandais, est un des précurseurs du mouvement moderniste nordiques. Théoricien, urbaniste et designer également, il fait de la relation au paysage le fondement de son processus de conception. Né à Kuotorane en Finlande en 1898, il étudie à l’Université technique d’Helsinki de 1916 à 1921 avant d’entrer dans la vie active d’architecte. Il fait de nombreux voyages en Europe centrale, en Italie et en Scandinavie, avant d’ouvrir son propre cabinet d’architecture à Jyväskylä, la ville de son enfance et où l’on peut trouver la majorité de ses oeuvres et constructions. Dans l’Art du Lieu, Architecture et Paysage: Permanence et Mutation, lorsque Giedon demande à Aalto de raconter ses vues sur l’architecture, celui-ci commença à parler de la campagne finlandaise et de la pêche au saumon, « pour la première fois nous

eûmes l’impression que l’architecture était liée à la vie et que la création nait du contact avec la réalité… La réalité est principalement locale, attachée au lieu et c’est la tâche de l’architecte de faire voir aux gens le caractère particulier du lieu » 12. fig 4. Auto-portrait, Alvar Aalto à l’âge de neuf ans, en route pour l’écoole, Alvar Aalto fig 5. Ci contre: Aquarelle, Alvar Aalto

Particulièrement attaché aux lieux de son enfance, à la nature et aux espaces naturels dans lesquels il a grandi, il puise son inspiration dans l’Histoire, la culture, et les paysages scandinaves. Afin de saisir son oeuvre, il est primordial de comprendre dans un premier lieu le caractère du paysage finlandais.

1. Influences finlandaises

. L’ART DU LIEU architecture et paysage, permanence et mutation Christian Norberg-Schulz, Le Moniteur 1997

12

La Finlande, située au Nord de l’Europe est limitrophe de la Suède et de la Russie. Elle est l'un des pays les plus septentrionaux du continent: un tiers de sa superficie se situe audelà du cercle polaire arctique. Le pays se caractérise également par des milieux naturels forts: des paysages nordiques majestueux, dans toute leur puissance. Pays au mille lacs, elle se compose d’un morcellement d’archipels, d’un contour découpé en rivages, d’une 15


ligne calme des eaux, d’une unité du paysage enneigé, des forêts sombres et denses, et d’une skyline montagneuse. C’est dans ce paysage qu’Alvar Aalto se forme et développe son identité architecturale. Au milieu de ces processus naturels en constante évolution, l’architecte s'inspire de la seule source vivifiante en matière de vie et de forme : le monde naturel. D’ailleurs, « Aalto » signifie vague ou onde en finnois, métaphore de la nature, du mouvement de la courbe. Cette courbe, elle est toujours présente dans le dessin Aaltien. Dans ses dessins et ses fig 6. Localisation de la Finlande

oeuvres, la ligne se tord, s’étend, se creuse, elle relie des espaces s’articulant avec fluidité, et créé une sorte de continuité libre, comme lorsqu’on se balade à la montagne. La nature n’aime pas la ligne droite, et Alto évite le recours systématique au plan orthogonal de ses confrères modernes. Il tire alors parti de la topographie de son site, des perspectives de vue, de la lumière, des accès et autres composantes du paysage sur lesquelles il agit afin

. S. GIDEON dans « le carré bleu, la Finlande 87-l’après-Aalto » Revue Internationale d’Architecture n°2/87

13

de nous offrir un monde sensible, un monde de mouvement. « Aalto, où qu’il aille, emporte la Finlande avec lui.»13 Hypothétiquement, nous serions alors en mesure d’établir une comparaison entre « la géométrie caractéristique de Alvar Aalto » et le paysage Finlandais. Prenons d’abord le dessin cartographique de la Finlande en exemple. En extrayant le schéma organique de sa limite administrative, on retrouve une silhouette sinueuse, rupture douce entre deux territoires et cultures différentes. Ensuite, le dessin des rives du Fiord représente quant à lui la rupture entre deux états de nature, deux géographies distinctes: le lac et la montagne, deux milieux naturels qui s’articulent et se marient afin de créer un paysage typique Finlandais. L’analogie entre ces dessins et les dessins de Aalto est évidente. Il joue avec cette

fig 7. LOUARN Joséphine, montage des croquis d’Aalto du vase de Savoye avec le lac de Fiord.

continuité sinueuse dans ses dessins, comme on peut le voir dans son vase Savoye.

16


.An Analysis of the work of Finnish Architect Alvar Aalto - Lawrence Keith Loftin III

14

« It is a country that is predominately experienced through and by its

landscape. »14

A Seinäjoki, ville située dans la province natale de l’architecte, Aalto est chargé de dessiner et construire le nouveau centre ville. Ce sera son seul projet urbain achevé, et une opportunité de comprendre l’importance du thème du paysage dans son travail. Dans un territoire rigoureusement plat, Aalto introduit pentes, monticules, escarpements, plans d’eau, et autres éléments paysagers. Il crée un paysage en soi, que l’on découvre progressivement que l’on avance dans sa promenade paysagère urbaine, où l’on monte et l’on descend, en passant par des passages étroits, larges, dans l’ombre ou dans la lumière du soleil. C’est un projet, comme la Finlande, que l’on expérimente à travers et par son paysage.

fig 8. Plan masse du centre ville de Seinäjoki, Finlande, Alvar Aalto. 17


15

. Idem

. ILONIEMI Laura « Seinäjoki City Center by Alvar Aalto: Nature and public Space » (1997): 44-49. Cette notion affirme qu’il est non seulement possible, mais une nécessité politique d’intégrer l’humain dans la nature et le paysage dans notre époque et dans la ville.

16

fig 9. Schéma du parcours urbain dans le centre ville de Seinäjoki, Alvar Aalto. fig 10. Schéma du parcours urbain dans le centre ville de Seinäjoki, Alvar Aalto.

Dans ce projet, Aalto a sans doute su regrouper et composer avec différents composants et souvenirs du paysage Finlandais. « C’est en quelque sorte un résumé de toute la Finlande »15, avec ses paysages variés — plaines, montagnes, forêts, lacs, clairières; ainsi que ses changements saisonniers. On peut également y lire une véritable oeuvre d’identité nationale Finlandaise, associée au paysage du pays, et également à l’industrie du bois de construction très développée. Aalto réussi à travers ce bâtiment à faire rentrer le paysage à l’intérieur du bâti. C’est la notion de « Paysage civique »16. Cette dernière remarque nous introduit également à l’attachement particulier de l’architecte au Bois comme matériau de construction. La Finlande, grâce à ses denses forêts, est en effet l’un des plus grands producteurs de bois dans le monde, et est riche de plusieurs siècles de tradition de construction en bois. Alors qu’en Allemagne, l’école du Bauhaus dirigée par Walter Gropius prône le verre et l’acier dans la construction, Aalto va opter pour le bois et la brique qu’il juge plus chaleureux et davantage adaptés à son projet d’intégrer le bâti dans le panorama.

18


Pour revenir au paysage Finlandais, l’autre spécificité lui confère une dimension poétique et fascinante, c’est le Kaamos, ou la nuit polaire. C’est cette période de pénombre mystérieuse entre mi-Novembre et mi-Janvier où le soleil ne lève jamais. Pendant la nuit polaire, contrairement aux idées reçues, il ne fait pas « nuit noire », c’est une atmosphère claire-obscure où on a l’impression que la nuit commence à tomber. Dans un paysage comme celui-ci, où le corps et la nature sont en entrelacement, naît la dimension affective, sensorielle, émotionnelle de l’expérience du paysage. L’ambiance et l’atmosphère du lieu deviennent part entière de ce qu’on perçoit dans un paysage, fig 11. Le Kaamos, nuit polaire en Finlande

et ce qu’on en retient, pour agir dessus en tant qu’architecte. C’est cette notion de phénoménologie évoquée plus haut, et développée notamment par le philosophe Merleau Ponty. Le reflet de cette lumière douce sur la neige, accentuent la luminosité et créent un éclairage en demi-teinte. Le travail sur la lumière est donc évidemment très important pour chaque architecte Finlandais. Il est vital de pouvoir bénéficier du maximum de lumière possible pendant cette nuit polaire. C’est pourquoi, cette relation à la lumière est primordiale dans le processus de conception de l’architecte. La lumière, Aalto préfère la capter, la définir et la structurer, plutôt que de la mettre en scène, comme le montrent les très nombreux dispositif de diffusion et de réflexion de la lumière dans ses bâtiments

fig 12. Salle de lecture de la bibliothèque de Viipuri, Finlande.

et travaille beaucoup en alliant lumière naturelle et artificielle. Il produit donc un travail important sur les luminaires pour améliorer ses techniques, et produit même des puits de lumière qui fonctionnent par temps couvert, et également la nuit. Dans la bibliothèque de Viipuri, les cinquante-sept puits de lumière ronds, sorte de lucarnes en barils selon

.NERDINGER Winfried et ACHLEITNER Friedrich, Alvar Aalto : toward a human modernism, Munich ; New York : Prestel, 1999.

17

Coran Schildt (1986), diffusent la lumière des rayons du soleil dans la pièce; leur courbe est « spécialement conçue pour exploiter l'angle d'inclinaison des rayons du soleil en

Finlande»17. Ils sont aussi munis d'une source lumineuse à l'intérieur de leurs parois permettant de suppléer à un manque de lumière lors de journées sombres. 19


Le Kaamos, c’est d’ailleurs le moment le plus propice pour observer les aurores boréales, un autre phénomène naturel propre à la région et qui aura beaucoup fasciné Alvar Aalto. En effet, dans son esquisse du pavillon de la Finlande pour l’exposition universelle de de 1939 par exemple, il s’inspirera directement de ce miracle de la nature, en reprenant ses lignes ainsi que ses qualités, pour les appliquer à l’espace architectural qu’il conçoit. Il perçoit les aurores boréales comme une masse dynamique; flottante au dessus du sol, nous offrant une impression de profondeur quasi-infinie du lieu. En expliquant ses intentions de projet lors de l’évènement international, Aalto décrit son besoin d’évoquer fig 13. Croquis du pavillon Finlandais, Alvar Aalto.

fig 14. Esquisse simplifiée du pavillon Finlandais. fig 15. Montage de LOUARN Joséphine, les aurores boréales et croquis d’Alvar Aalto du pavillon Finlandais. fig 16. Ci contre: Croquis à l’encre, Alvar Aalto

une « atmosphère et un instinct » précis afin de véhiculer au spectateur une image et un



. « Alvar Aalto and Humanizing of Architecture », Hyon-Sob Kim, Assistant Professor, Department of Architecture, Korea University, Korea p.89 18

sentiment de la Finlande. 2. Une architecture « humaniste » « I studied man as part of nature, a subject to nature’s laws, and recognized that in the final analysis nature is our teacher, and the omnipotent regulator of life, the purpose with it is impossible and even unnecessary to explain »18

Dans les années suivant la seconde guerre mondiale, avec une grande partie de l’Europe en ruines et le triomphe des prouesses technologiques américaines, les architectes et artistes de l’époque débattent sur la place des valeurs humaines dans la reconstruction. Dans un monde désespérément en besoin d’une architecture capable d’apporter une esthétique et une humanité afin de restaurer la dignité d’un monde atteint d’une profonde inhumanité, Alvar Aalto fait de cette quête le fondement de sa pensée architecturale. On l’aura alors compris, Aalto fait de la nature une source sans fin d’inspiration afin de fig 17. Destruction du paysage urbain après la seconde guerre mondiale

créer des émotions chez l’observateur. Il cherche en fait à créer des espaces humains naturels. Naturels car instinctifs, fluides, évidents. Le lieu suscite des émotions et ce sont ces émotions qui nous permettrons «d’habiter en poète ». L’être humain est un élément récurrent dans le discours de l’architecte. Il en fait le centre de son interêt dans la conception architecturale. Aalto, décrit comme profondément humaniste par plusieurs de ses confrères, cherche alors à offrir aux hommes des espaces les plus agréables possible en s’inspirant de la nature. Pour aborder cette partie, il est d’abord primordial de définir la notion d’humanisme. L’Humanisme, c’est une « attitude philosophique qui tient l'homme pour la valeur suprême et revendique pour chaque homme la possibilité d'épanouir librement son humanité, ses facultés proprement humaines. »19

22


Chez Aalto, décrit comme un architecte humaniste par nombre de ses confrères d’époque et d’aujourd’hui, cette notion d’humanisme se traduit par sa volonté active d’améliorer la vie quotidienne des gens par l’architecture. Les oeuvres d’Aalto en Scandinavie, Allemagne et aux États Unis incarnent alors un nouvel . Définition dictionnaire Larousse

19

humanisme, dans lequel l’architecture articule le fonctionnalisme et la rationalité des espaces ainsi que des réponses sociales, psychologiques et innovantes de leur époque. Aalto, par son architecture innovante, propose alors une alternative moderniste au fonctionnalisme du ‘Style International’, à la standardisation industrialisée, et au classicisme politisé favorisé par les Nazis et l’Union Soviétique. Dans son essai « The Humanizing of Architecture », Aalto écrit: « Modern Architecture has been rationalized mainly from the technical point of view… Modern architecture has created constructions where rationalized technique has been exagerated and the human functions have not been emphasized enough… But since architecture covers the entire field of human life, real functional architecture must be functional mainly from the human point of view »20.

En effet, l’architecte s’appuie sur une harmonie entre fonctionnalisme et romantisme, des parcours paysagers, une lumière minutieusement traitée pour mettre en valeur l’architecture et le paysage, le travail sur les vues et les cadrages, sur les sens physiques par le toucher des textures et matériaux variés, ainsi que par les circulations fluides dans ses espaces donnant une sensation de lieu infinis, comme une balade dans la nature . « Alvar Aalto and Humanizing of Architecture », Hyon-Sob Kim, Assistant Professor, Department of Architecture, Korea University, Korea p.89

20

vaste. Plus précisément, on peut dire que cette philosophie humaniste se traduit par son effort perpétuel de synthétiser dans ses espaces tous les éléments générateurs de bien-être corporel, spatial, et environnemental. 23



Aalto, durant cette période de post-guerre mondiale, a eu l’opportunité de démontrer ses idées par exemple en reconstruisant le centre ville de la ville de Seinäjoki, évoqué précédemment. Parmi les changement apportés au projet existant, on remarque très facilement que l’objectif d’Alvar Aalto était de donner plus d’espace à l’Homme et de rendre l’espace urbain à celui-ci. En effet, deux artères du projet ont été supprimées en faveur d’une vaste zone piétonne. Le trafic automobile a également été reporté en dehors des places et des édifices. Ce projet urbain est encore une fois une preuve que l’architecte cherche a faire rentrer la nature dans la vie quotidienne de son spectateur, afin de lui proférer les conditions de vie les plus agréables. Par exemple, lorsqu’un journaliste Danois qui lui demande à quoi ressemble la ville parfaite, l’architecte lui répond qu'on « ne devrait pas pouvoir aller de la maison au travail sans passer par une forêt. »21 Dans cette même perspective, Aalto refusait non seulement les formes géométriques rigides mais aussi les tubes métalliques et autres matériaux artificiels, qu’il jugeait trop éloignés de la nature. il privilégie alors la courbe qui permet une extension de l’espace et une circulation plus agréable pour l’usager, et le matériau bois, provenant quasidirectement de cette forêt qu’il chérie tant. WEn conclusion, Alato, fort d’un passé baigné dans la beauté du paysage Finlandais, sensible à l’importance poétique et architecturale de ce dernier, à la topographie, au climat, à la lumière, à l’astrologie … donne une place fondamentale à la prise en compte du paysage dans l’architecture, en passant par la conception d’espaces les plus proches fig 18. Esquisses issues d’un carnet de croquis d’Alvar Aalto . Alvar Aalto, Between Humanism and Materialism, MoMA New York, p.47

21

de la nature possibles, allant jusqu’à calquer celle-ci, afin d’offrir à l’Homme les espaces les plus agréables capables d’abriter sa vie de tous les jours, c’est pour lui, là le sens et le but de notre métier. Ayant finalement très peu construit en dehors de ce paysage natal qu’est la Finlande, la Maison Louis Carré représente le seul édifice de cet architecte en France. Située à Bazoches-sur-Guyonne, nous verrons dans cette ultime partie de ce chapitre, comment la philosophie humaniste de l’architecte et cette relation de paysage sont véhiculées à 25



Lorsqu’on arrive par le bus, le long d’une petite route de campagne boisée, on entre dans le domaine par une petite porte blanche, donnant sur une forêt. En remontant la colline entre les arbres, un bâtiment blanc contrastant avec les couleurs forestières, apparait entre la densité des arbres. Plongés dans l’ombre de la forêt, les murs blancs captant la lumière du soleil nous invitent à avancer vers le projet. Le premier élément captivant de ce bâtiment, c’est surement sa toiture. Divisée en deux pans, elle suit alors la déclivité du site et évoque également, on le verra, la répartition des espaces intérieurs selon leurs fonctions. On remarque que les matériaux utilisés sont quasiment tous d’origine organique. Les murs extérieurs sont en effet dans leur partie supérieure en brique, puis en pierre dans la partie en contact avec le sol, évoquant une utilisation de matériaux naturellement présents dans la terre où s’implante un bâtiment, comme une sorte de transition, pour donner peut être une impression que la maison nait de son sol puis évolue en hauteur. Quand aux poteaux extérieurs conçus en bois avec une structure intérieure en béton, ils sont une oeuvre minutieusement réfléchie du designer Aalto. Ils évoquent des formes organiques d’écorces d’arbres. Tout en effet, nous rappelle la nature dans ce projet. En rentrant dans la maison, nous sommes accueillis par un hall d’entrée des plus surprenants. On a l’impression d’être dans une cellule ou un cocon, comme enlacés par ce plafond courbé, recréant la topographie du site au dessus de nous, et qui ne fait qu’un avec la pièce entière. Mais en même temps, il y’a un sentiment d’ouverture et de décompression étonnants, ce qui était d’ailleurs l’une des



requêtes de Louis Carré, il voulait « une maison petite de l’extérieur, mais généreuse de l’intérieur ». Rappelons le d’ailleurs, Aalto a fait venir de Finlande des artisans locaux pour réaliser ce plafond en pin de Laponie. C’est un bout de Finlande dans la campagne Française. Ce Hall d’entrée marque l’espace de transition entre les deux volumes de la maison, la vie privée et la vie sociale des maîtres de maison. Ces deux volumes sont d’ailleurs également mis en valeur grâce à l’implantation de la maison par rapport à la déclivité du site, et également par les inclinaisons du toit. De ce fait , le hall prend une dimension très importante, il est d’ailleurs aussi grand que le salon, et servait tout autant à accueillir les invités et à abriter les réceptions. Du coté du salon, notre regard est attiré par une vue traversante unique, qui traverse tout la profondeur de la pièce depuis le hall, afin de cadrer le paysage extérieur, où des arbustes ont été plantés pour créer un sentiment de profondeur et une transition entre le jardin plat et la forêt boisée. Un escalier monumental nous alors invite à avancer vers le salon, se déployant le long d’un mur blanc, servant à exposer les oeuvres d’art. Ne l’oublions pas, cette maison était celle d’un marchant d’Art connu, il était important de savoir mettre en scène les tableaux exposés. Les détails en bois très raffinés ainsi que le travail minutieux sur le plafond et les courbes douces des meubles confèrent à cet espace une chaleur certaine. Dailleurs, dans l’espace de la cheminée, le jeu sur la densité des espaces crée grâce aux différentes hauteurs de plafond rend cet espace vivant, où le


fig 18. Montage par LOUARN Joséphine, Le paysage du méandre (2016)


corps est sujet à des sensations et expériences différentes selon son mouvement, comme dans une forêt, aucun arbres n’a la même hauteur, et ils ne sont pas non plus parfaitement alignés. Lorsque les rayons bas du soleil d’hiver entrent dans la pièce par les grandes baies vitrées, on découvre alors de nouvelles couleurs lorsqu’ils touchent la surface du bois oranger. Se créée alors une atmosphère toute autre en fonction de la lumière. D’ailleurs, le travail de lumière est primordial dans cette maison, qui est censée accueillir des oeuvres d’art auxquelles elle doit rendre justice en les mettant en valeur. La villa Carré est une exposition en elle même du travail du designer Aalto sur les luminaires. Chacune des nombreuses lampes offrant une qualité de lumière différentes, elles permettent d’exposer les oeuvres sous une lumière diffuse mais très précise. De l’autre coté du hall se trouvent les espaces servants et les chambres à coucher. Pour la suite parentale, l’intérieur et l’extérieur sont liés par une vue traversante, en passant par la chambre, le sauna, puis le jardin directement accessible. Pour ressortir vers le jardin, on arrive dans ce parvis crée par un terrassement afin d’ajuster le niveau du sol à la maison et en créer une extension exterieure. un amphithéâtre vient ajuster le niveau des deux sols en toute élégance, permettant de créer un espace de repos et de réception extérieur.


fig 22. Esquisse de projet, Rudy Ricciotti


CHAPITRE II

Une architecture locale

Rudy Ricciotti et la Méditérranée

«On ne quitte jamais les paysages de l’enfance. Ce qui domine dans mes architectures, c’est la minéralité: je n’ai pas puisé ces idées dans les livres, mais dans le vécu et dans les paysages ingrats de Camargue.»



fig 23. Montage personnel, croquis de Rudy Riciotti


Dans ce deuxième chapitre, nous étudierons le cas de Rudy Ricciotti, architecte français auquel nous devons entre autres le MuCEM de Marseille, et qui est emblématique de notre époque. Se définissant lui même comme un architecte local patriote et engagé, son nom rime avec la Méditerranée et son discours avec le combat et la polémique. Nous étudierons alors comment le contexte Méditerranéen de son enfance et son attachement à son paysage influence sa vision de l’architecture et sa relation avec le paysage. Après une brève biographie de l’Architecte, nous définirons les caractéristiques du climat provençal et de la région Méditerranéenne. Ensuite nous tenterons d’analyser le rapport de Ricciotti avec ce paysage, en se définissant comme architecte provençal, et en l’illustrant à travers son oeuvre du MuCEM.


1. Influences Méditerranéennes Fils « d'un maçon autodidacte attaché aux constructions »22, Rudy Ricciotti naît en 1952

dans la banlieue d'Alger et passe une enfance modeste en Camargue. Il quitte brièvement son Sud pour obtenir un diplôme de l'École d'ingénieur de Genève en 1975, puis il poursuit ses études à l'École nationale supérieure d'architecture de Marseille, dont il sort diplômé en 1980. Depuis sa naissance, Rudy a toujours habité en bord de mer. Cette Méditerranée jouera un rôle primordial dans sa vie et son engagement d’architecte. Lorsqu’il évoque les trois premières années de sa vie passées en Algérie, de mémoire indirecte, il introduit directement l’image brève de la mer, des bateaux dans le port d’Alger. Quant à la Camargue, c’est là que commencera réellement cette relation complexe d’amour et de peur, un peu schizophrène, qu’il entretient avec la Méditerranée. « Mon enfance en Camargue est nourrie de sel, de sable, les enganes, les tamaris, les moustiques, le mistral: quelque chose de très aride, de très dur, de très sévère, avec, en toile de fond, les cargos dans le port ou l’on se baignait de temps en temps, les dockers et les grutiers »23.

fig 24. Croquis de Rudy Ricciotti représentant Alger, sa ville natale. . RICCIOTTI Rudy (2019), Je te ressers un pastis? Dialogues avec moi même, L’aube.

23

. RICCIOTTI Rudy (2003), L’architecture est un sport de combat, Paris, Les éditions textuel.

22

La Méditerranée est la seule mer à avoir donné son nom à un type climatique régional. Presque entièrement fermée, elle est bordée par les côtes d'Europe du sud, d’Afrique du Nord et d’Asie de l'Ouest. Son climat se caractérise par des saisons bien contrastées, un été chaud et sec, un hiver marqué, bien que doux ainsi que deux dernières saisons pluvieuses. Les précipitations annuelles, pouvant atteindre jusqu’aux 2 000 mm dans certaines régions, peuvent par leur concentration dans le temps avoir des conséquences spectaculaires si ce n'est catastrophiques : c'est le cas, en France, des "épisodes cévenols" susceptibles de provoquer des crues dévastatrices. 37



Au delà de ces caractéristiques pluvio-thermiques, le climat méditerranéen se distingue par la qualité de sa lumière et son ensoleillement très généreux (2400 heures minimum dans le Nord-Ouest du bassin). La recherche de l’ombre et le filtrage de la lumière sont donc ancrées dans l’identité architecturale Méditerranéenne. Cette Méditerranée, Rudy Ricciotti a grandi en face. Fixant fixé par l’horizon. Elle l’influencera tout au long de sa vie et de sa carrière d’architecte. Cette mer fatale par ses naufrages, ses orages, son histoire cruelle d’invasions et de guerres hantera l’architecte. « La Méditerranée je l’ai dans la peau et je l’abomine. Elle est présente en permanence, elle me rend dingue. Elle surveille ce que je dis, ce que je fais (…), jusque dans mon

sommeil »24. Dans son sommeil car la nuit, les vagues de la mer en colère se fracassent contre la falaise de sa maison à Cassis. « J’habite un cabanon, entre un cap et une calanque, sous l’autorité magique de la Méditerranée. La sérénité suprême qui émane de ce lieu peut très vite se

transformer, (…). Je refuse de voyager, j’aime ce paysage, il m’aimante. C’est un terrain de transfiguration, un fertilisant mental fabuleux. C’est ici que je vivrai

toujours, avec mon barbecue pour l’été, ma cheminée pour l’hiver et mon bateau, pour ne pas oublier que l’horizon construit l’homme. »25

L’horizon construit l’Homme. Cette phrase, on la voit bien dans son architecture. Par exemple, dans sa série de maisons individuelles, il travaille sur la mono-orientation et des fig 25. Pohotogaraphie par Rudy Ricciotti, Bandol. . Idem

24

. GODFRIN Marie, A Cassis, le cabanon magique de Rudy Ricciotti, 22/08/2017, Le Monde.

25

formes en longueurs pour capter et se connecter à cet horizon lointain, en se mettant à sa parallèle, créant une certaine tension entre les lignes du paysage et l’architecture qu’il construit. C’est la quête de l’horizon métaphysique Méditerranéen de l’architecte. C’est le cas par exemple de la villa Lagarde, construite en 1994. La maison vient se placer à la parallèle de l’horizon. Entre les deux, la piscine vient créer une ligne d’horizon intermédiaire qui vient donner de la profondeur et une distance, qui créent une certaine 39


. RICCIOTTI Rudy (2019), Je te ressers un pastis? Dialogues avec moi même, L’aube, p.81

26

. Idem, P.81

27

tension avec le paysage ouvert. On peut y voir une succession de lignes horizontales parallèles, recréant en quelques sortes les lignes de topographie de ce site en déclivité. D’ailleurs, quand un journaliste demande à l’architecte s’il fait le lien entre le Méditerranée

. Idem, P.81

et l’architecture, il répond qu’il y’a dans la construction Méditerranéenne, l’idée de la

29

. Idem, p.36

mono-orientation obsessionnelle.26

Référence à Rudy Ricciotti dans sa maison de Cassis

Dans la célèbre villa Navarra, représentée sur le côté, veritable prouesse d’ingénieurie,

28

30.

. RICCIOTTI Rudy (2019), Je te ressers un pastis? Dialogues avec moi même, L’aube, p.37 fig 26. Coupe et plan masse de la villa Navarra. 31

fig 27. Dessin de l’horizon, Ricciotti

c’est ce toit en porte-à-faux de 40 mètres de long, puis l’horizon crée par la piscine, s’imposant longitudinalement devant un paysage en déclivité arboré, suivant ses coures de niveau, qui viennent créer cette profondeur du paysage. Dans cette tension entre l’architecture et l’horizon présente dans les bâtiments de Ricciotti, on remarque une tentative de séduction, une attirance, il lui fait « la danse du ventre »27. Il fait de la quête de l’horizon une de ses responsabilités d’architecte, il le cherche et essaye de l’attraper. « L’horizon ne lâche rien, il ne parle pas, il ne s’intéresse pas à toi, et ce mépris te dévore de l’intérieur. »28 Dans ses croquis et ses dessins, dailleurs, on voit

bien son obsession pour cet l’horizon.

En effet, quand l’architecte parle de la Méditerranée dans son livre Je te ressers un Pastis?, on voit bien qu’il en a peur: « quand je nage dans la Méditerranée, je ne suis pas

rassuré, l’anxiété rôde. Et puis c’est une mer de fous, entourée de cinglée, une déchirure qui ne cicatrisera jamais »29. Quand on naît en face de la mer, il est très difficile de s’en

passer, même quand elle enfante des drames, des naufrages, des guerres depuis des millénaires, on vit quand même dans un balcon en face d’elle30… « quand tu t’éloigne de

la mer, tu finis au bout de trois ou quatre jours par étouffer, la déprime est assurée, tu ne vis plus dans la même pays »31.

Cette dernière citation nous montre bien l’attachement qu’a l’architecte pour son paysage natal. On peut dire qu’en quelque sorte, cet attachement peut justifier la peur qu’un 40



architecte ressent. C’est une peur de faire une erreur, de décevoir. Il le dit d’ailleurs en parlant de son projet phare, le Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (MuCEM): « J’ai fait ce projet la peur au ventre, je l’ai fait sous la pression de cet horizon

métaphysique qu’est la Méditerranée, de ce bleu cobalt devenant Klein puis outremer, qui

rend fou au bout d’un moment et se transforme en couleur argent lorsque le vent se lève, c’est violent, il y’a ce territoire évoluant dans des spectres de couleurs incroyablement différents selon les heures de la journée, (…) J’ai fait ce projet dans l’anxiété. Ce n’était pas l’anxiété de perdre, c’était la peur de gagner avec quelque chose qui fût une erreur »32. . CITÉ DE L’ARCHITECTURE & DU PATRIMOINE (2003), Ricciotti architecte, Paris, Le Bac Press, p.15

32

33

. Idem, p.18

fig 28. Photographie du stadium des Vitrolles, aujourd’hui abandonné fig 29. Croquis, Rudy Ricciotti

Cette responsabilité de l’architecte envers le paysage, c’est aussi de participer à sa création, à son embellissement par l’architecture. Il explique dans son entretien avec Francis Rembert que dans ses bâtiments mono-orientées, cherchant et cadrant dans leur typologie un horizon lointain, on s’imagine dans des belles mises en scène de paysages, dans des lieux beaux, en bord de mer. Pourtant, ce ils sont souvent dans des quartiers pauvres du coin de vue du paysage. Il parle alors de son « voyage schizophrène, ce voyage sur l’oxymore esthétique, sur la gestion des contraires… »33.

C’est le cas notamment de la salle de rock de Vitrolles, qui est située d’après lui dans un « non-lieu », dans une décharge à ordure. Inauguré en 1994, le bâtiment commandé à l’architecte par la ville de Vitrolles est depuis 20 ans tombé à l’abandon, malmené par les aléas de la politique. Il est aujourd’hui utilisé pour des tests de conduite de us scolaires et plus récemment exploité par les communautés Roms qui s’y installent. Cette notion de « non-lieu » comme la nomme Riciotti, peut être rapprochée par la théorie développée par Gilles Clément, évoqué dans l’introduction de ce mémoire, qu’il nomme le « Tiers Paysage » et qu’il définit comme : « Un fragment indécidé du jardin planétaire, le Tiers paysage est constitué de 42



l'ensemble des lieux délaissés par l'homme. Ces marges assemblent une diversité biologique qui n'est pas à ce jour répertoriée comme richesse. (…) C’est un espace n'exprimant ni le pouvoir ni la soumission au pouvoir. »34

C’est théoriquement cette absence de soumission au pouvoir qui est interessante dans un non-lieu. C’est quelque part une opportunité de montrer la puissance de l’architecture d’agir sur un paysage pour le rendre accueillant aux Hommes. C’est alors que ce Rudy Riciotti essaye de faire grâce à ce projet de salle de concert, par la recherche de l'esthétique qui est fondamentale dans le travail de cet architecte. Cette idée est pour lui très importante, puisqu’il dit « imaginer un futur meilleur ne passe pas par l’utopie, mais plutôt par un projet politique, et davantage encore par un projet esthétique »35.

Dans le même livre évoqué précédemment, Rudy Ricciotti évoque également son enfance dans les chantiers. Son père ayant été chef de chantier, il dit avoir été pétri de la culture du travail dans les chantiers à port Saint-Louis, c’est la aussi qu’il tombe amoureux de . CLÉMENT Gilles (2014), Le Manifeste du Tiers Paysage, Sens & Tonka, p.1

34

. RICCIOTTI Rudy (2019), Je te ressers un pastis? Dialogues avec moi même, L’aube.

35

36

. Idem, p.89

37

. Idem, p.21

fig 30. Croquis, Rudy Ricciotti

l’architecture et de la construction : « Ma rencontre avec la bétonnière, à coté de la

baraque, a été fatale. L’odeur, la plasticité, l’érotisme du béton m’ont très vite conquis »36.

C’est certainement, et il le dit, son enfance passée entre les maçons, les artisans italiens, portugais et espagnols - et il le dit - cet attachement et ce respect pour la main d’oeuvre.

C’est une « immersion sans filet dans la narration sociale du monde des bâtisseurs »37. Cette

dimension sociale, et soucieuse de l’Humain, on la retrouve souvent dans ses discours

et dans ses manières de construire et de choisir ses projets, c’est sa responsabilité, son destin d’architecte.

44


45


2. Une architecture provençale « Construire méditerranéen c’est accepter la fatalité, le poids du contexte sur les neurones. Il y a un prix outrancier à payer! » - Rudy Ricciotti

Lorsqu’on demande à Ricciotti s’il existe une architecture provençale, il répond que c’est « une identité plutôt qu’un style ». Cette identité provençale se manifesterait d’après lui par des gestes de bâtisseurs, des murs épais, des enduits à chaux, des petites ouvertures, des volets en bois pleins, avec des sols en ciment ou en carreaux de tomettes, avec un très petit registre de matériaux offrant finalement une palette de réponses limitée dans fig 31. Architecture Méditérannéenne, Provence

le système formel, mais généreuse dans sa sensualité … En somme, un ensemble de gestes et de techniques développées à travers l’Histoire, en fonction des caractéristiques du climat Méditerranéen, de la culture du même nom, des perturbations identitaires caractérisant cette zone géographique, et de nombre de facteurs entrant en jeu dans ce contexte particulier, évoqués dans la première partie de ce mémoire. En effet, l’architecte avance que ce style Méditerranéen est « réfléchi par l’architecte, qui

doit être sensible et attentif ainsi que par le climat caractériel du site: il gèle l’hivers et on étouffe l’été, par des perturbations identitaires profondes »38.

Également, lorsqu’il parle du contexte local dans lequel il a lancé sa carrière, loin des grandes capitales qui sont plus riches en opportunités pour un jeune architecte, il dit que « À partir d’un village, ce n’est pas simple, mais en réalité, c’est plus simple car moins inhibé de culture urbaine ou peut être moins manipulable. Et puis dos à la mer, on ne peut fig 32. Affiche de l’exposition Ricciotti, Archicte, Cité de l’Architecture et du patrimoine 38 . Idem, p22. 39 . DELLI PONTI Alessandro (2007), Rendez-vous avec rudy Riciotti, www. issuu.com

pas reculer »39.

En 2013 a lieu l’exposition sur Rudy Ricciotti à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine. Ce dernier, chargé de trouver un titre pour cet évènement, choisi celui de « Ricciotti, architecte provençal ». Ce titre, qui ne sera finalement pas conservé est plus qu’une 46


revendication sudiste, il sonne en effet comme un ancrage, une identité profonde. Notre protagoniste voit certainement cette prise de position d’architecte provençal comme un acte de refus de l’esthétique de la globalisation, qui, en effet, participe à la création de contrastes socio-économiques dans les villages et les petites villes de province, et à la destruction d’une identité architecturale provençale et locale. Il rappelle que pour nombre d’architectes, « il est terrorisant et culpabilisant d’être au village, avec ce sentiment d’être handicapé de naissance ». Le combat de Ricciotti, c’est quelque part de participer au développement de son paysage natal, pour l’empêcher de perdre son identité et sa poésie face à une industrialisation de l’architecture, sa superficialité, et surtout pour s’opposer à ce style international qu’il appelle vulgairement « l’esthétique de la globalisation »40. Il avance vers son but grâce à un engagement politique, économique, social, une relation au paysage par une architecture contextuelle et circonstancielle, et aussi par les mots, par « le goût de la baston ». Dans le livre Pièces à Conviction, Salvator Lombardo le décrit d’ailleurs comme « adulé, décrié, détesté, peu lui importe au fond. Il dessine et il construit. C’est ce qui compte.

Spécialiste reconnu de la mise en danger de son prochain, réagissant à des pulsions

archaïques idolâtres, subissant et se nourrissant de toute la culture de son âge, transgresseur de certitudes et d’incertitudes, engagé dans les plus authentiques combats du siècle (notamment la libération du Liban et de l’Afghanistan). Erigeant l’insolence et le dandysme au rang des Beaux-Arts. Voici un homme libre »41. . CITÉ DE L’ARCHITECTURE & DU PATRIMOINE (2003), Ricciotti architecte, Paris, Le Bac Press.

40

. RICCIOTTI Rudy (1998), Pièces a conviction les interviews au vitriol d’un sudiste: 1993-1997, Sens & Tonka, p.12.

41

Il critique d’ailleurs ouvertement plusieurs de ses confrères, les « stars internationales » de l’architecture - sans jamais les citer -, en dénonçant la culture du bling-bling et le consumérisme en architecture. Il dit dans un entretien à AFP: « Je ne suis pas un architecte qui achète des panneaux en aluminium pour briller sur le dos de l'environnement et en foutre plein la vue (…). Je ne suis pas un 47


architecte de la globalisation. Je suis un architecte local, sous influence locale. (…) Je ne suis pas un architecte consumériste, (…), J'essaie de concevoir des bâtiments qui génèrent un gros besoin de main d’oeuvre »42.

Par exemple, pour le MuCEM, il refuse de travailler avec des grandes entreprises, afin de privilégier des petites entreprises régionales seulement, et de valoriser le travail des artisans. Il recevra d’ailleurs la visite et les félicitations d'Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif. Une petite anecdote interessante serait celle du procès qui lui il a été intenté pour avoir engagé des ouvriers sans papiers dans ses chantiers, ainsi que pour rémunération illégale. Ce contre quoi il se défend en disant qu’il s’agissait de pourboires pour récompenser ses salariés pour leur dur labeur. Dans l’introduction de ce mémoire, nous avons vu que dans la définition que donne Jean Marc Besse du paysage, on retrouve la notion de l’attachement aux êtres vivants, au forces biologiques qui le composent et qui interagissent entre elles, car le paysage, c’est un milieu vivant. C’est à cette perspective que l’on peut rattacher cette « peur » évoquée plus haut, car l’architecte a peur de décevoir les usagers, les gens du Sud, pour lesquels ils construit. Ils font partie intégrante du paysage. Il en parle notamment en évoquant le projet du MuCEM à Marseille. Lorsque François Rambert lui demande s’il croit moins de fig 33. Croquis d’intention du MuCEM, Rudy Ricciotti. . AFP (2018), L’architecte Rudy Ricciotti jugé pour des travaux non déclarés dans sa maison de Cassis, www.lepoint.fr

42

. CITÉ DE L’ARCHITECTURE & DU PATRIMOINE (2003), Ricciotti architecte, Paris, Le Bac Press, p.15

43

perdre contre des stars comme Rem Koolhaas, Zaha Hadid ou Steven Holl, que décevoir les habitants de Marseille, l’architecte répond: « De perdre contre les tyrans de l’empire global, non! Mais de décevoir le peuple de Marseille, oui! Et de me décevoir aussi. (…) l’anxiété est la, elle est toujours dans mon travail, pour toujours. »43

Ce qu’on remarque également, c’est l’amour de l’architecte pour la Provence, et pour la France. Quand il parle de son père, il dit que «ce qu’il lui m’a légué, c’est d’abord 48



. RICCIOTTI Rudy (2019), Je te ressers un pastis? Dialogues avec moi même, L’aube, p.22

44

45 46

. Idem, p.58 . Idem, p.22

fig 34. Plan du RDC, réhabilitation du camp des Risvaltes. fig 35. Photographie du Camp des Risvaltes.

l’idée d’aimer la France, d’aimer son pays, d’être patriote, et d’aimer la culture de sa construction»44. Cet attachement identitaire et politique explique alors son désir de

créer des emplois, de participer au développement économique de son pays, et à la construction de son paysage : « l’architecte doit prendre ses responsabilités au sérieux ou changer de métier »45.

Il avance alors que ce sont ces responsabilités qui font qu’il n’a pas d’ambition à l’international, il n’est pas à la recherche de territoires exotiques, la quasi-totalité de ses projets se trouvant en France dans le Sud. D’ailleurs, dans le livre dédié à la même exposition, Francis Rembert compare Ricciotti à ses confrères catalans, RCR à Olot, ayant récemment obtenu le prix Pritzker. Comme lui, ils ne veulent pas être à Barcelone, mais à Olot, petite ville au coeur de la Catalogne profonde. On peut y voir quelque chose d’intriguant, vu la proximité de la Catalogne et de la Provence, d’autant plus que le Catalan et le provençal sont deux langues proches, reliées par la Méditerranée. Une relation en effet intéressante, qui peut être expliquée par la citation de Rudy Ricciotti, lorsqu’il dit « qu’être méditerranéen, ce n’est pas un extrait de naissance, mais un ticket de voyage, un voyage de la pensée »46.

Cet engagement de l’architecte envers le paysage, chez Rudy Riciotti, il se traduit aussi par l’attachement et la confrontation au patrimoine. Par exemple, il aura participé à sauver Les grands moulins de la destruction en 2001 dans le 13ème arrondissement de Paris. Cet attachement peut également se ressentir dans son projet de réhabilitation du Camp de Rivesaltes. Ce camp fut, entres autres, un camp d’internement lors de la Seconde Guerre Mondiale pour des prisonniers juifs et espagnols; mais également un camp de transit et de reclassement des Harkis. C’est dans ce contexte historique extrêmement lourd et sensible que vient se placer le projet de Riciotti. Prenant la couleur de la terre dans laquelle il d’implante, ce bâtiment fait un choix de silence, d’effacement, d’humilité, son toit ne dépassant pas la hauteur des ruines environnantes. 50


51


. DOUTRIAUX Emmanuel, « Mémorial du camp de Riversaltes: la mer pas loin, le rivage invisible », dans D’Architectures, n°243, p66.

47

48

. Idem, p.70

. RICCIOTTI Rudy (2019), Je te ressers un pastis? Dialogues avec moi même, L’aube, p.39

Par sa relation et son ancrage dans le paysage, se bâtiment « beau comme une immense pierre tombale »47 devient un lieu de mémoire, témoin d’une époque inhumaine qui est

aussi ancrée dans notre Histoire, qui sera toujours là, et à laquelle il faut se confronter pour apprendre de l’erreur. (voir photos)

49

« Au centre de l’un de ces ilots mortifères, le mémorial trouve sa justesse dans son implantation: il occupe toute l’emprise de la place d’armes en se tenant à respectueuse distance de la dépouille des braquements »48.

L’engagement envers le paysage, c’est aussi le protéger. En tant qu’architectes, nous devrions tous avoir une conscience écologique. Rudy Ricciotti n’adhère pas à la bien-pensance écologique architecturale rejetant la fig 36. Détail de façcade, MuCEM.

construction en béton au profit du bois par exemple. Pour lui, le béton, c’est justement: « … écologique, local, on travaille sur des chaines de production courtes, il produit de la main d’oeuvre, du savoir-faire, des expertises, il n’est pas délocalisable, il est amical, sportif, courageux, brave, obéissant le plus souvent, frugal… Il parle le latin, la lego prouvençalo et l’espéranto, bénit soit le béton! »49

En effet, l’architecte privilégie le béton produit localement en France, participant à créer des emplois, à developper et préserver un savoir-faire. Il est bien conscient des ravages écologiques que cause le béton dans le monde, notamment à cause des extractions illégales dans les plages, au Maroc par exemple, mais pour Riciotti, construire en béton local transcende cette « vulgarité » d’un chantier propre ici, et sale autre part. Dans la majorité de ses projets dans le Sud, le sable provient de plages situées à quelques kilomètres de ses chantiers. Il n’utilisera donc pas de matériaux « verts » juste pour le label, en les faisant ramener de très loin, augmentant leur empreinte carbone et leur impact environnemental. Il préfère son béton « amical, sportif, courageux, brave, obéissant, 52


. ARNOLD Françoise (2013), Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditérranée, MuCEM, Rudy Ricciotti Architecte, Sautereau éditeur, Paris, p.6

50

frugal… ». Cette préoccupation de l’Humain de l’architecte ainsi que son affection pour le béton se croisent lorsqu’il dit qu’il «aime le béton pour sa tolérance aux imperfections de la main de l’Homme, et parce que la place de l’humain est prédominante dans sa fabrication»50. Ce matériau c’est également une manière pour lui de faire vivre ses idées les plus folles. En présentant ses idées pour le MuCEM, il fait notamment face a plusieurs critiques et oppositions de ses confrères et collaborateurs qui lui disent qu’il est impossible de réaliser ses idées, remettant en cause leur rationalité constructive et structurelle. Plusieurs années de travail plus tard, le MuCEM voit le jour, apportant au monde de l’architecture et de l’ingénierie une grande avancée technologique. Pour conclure cette partie sur l’architecte Rudy Ricciotti et ses influences Méditerranéennes, d’abord culturelles, puis devenues un vrai combat politique et architectural engagé, on peut dire que le contexte d’un architecte agit non seulement sur sa relation avec le paysage dans la conception de son architecture, mais également sur son rôle dans la société en tant que citoyen et que défenseur du patrimoine humain qu’est le paysage, avec son identité, sa mémoire, ses ressources, les forces biologiques qui s’y exercent etc. Dans le MuCEM, visité pendant une journée d’automne sous un ciel dégagé, nous retrouvons un réel manifeste de cet architecte qui a « le goût de la baston ». Nous tenterons d’illustrer tous ces éléments d’analyse développeés dans ce deuxième chapitre à travers une visite, une retranscription littéraire d’un sentiment d’osmose avec le paysage ressenti dans cette oeuvre architecturale et des ambiances qui y règnent.

53



Terre d’accueil pour tous les peuples de Méditerranée, venus chercher du travail ou fuir un régime politique, Marseille n’est pas vraiment une ville de Province. Elle est plus à l’aise sur carte centrée sur la Méditerranée que sur une carte centrée sur la France. Son absence de centralité fait que le seul vrai espace public dans cette ville, c’est la mer. C’est une mer historiquement violente, coupable, meurtrière. Depuis la construction du Château d’If sous Louis IX, les canons furent tournés vers la ville plutôt que vers la mer. Il reigne une atmosphère comme si la ville retenait son souffle constamment. Quand je suis dans le port de Marseille, fixant ce paysage saturé de couleurs, dans le vent, j’imagine les navires de la marine et des marchands accostant, comme le décrit Alexandre Dumas dans le comte de Monte Cristo. Le MuCEM, c’est avant tout un projet de territoire. Pour y accéder, il faut d’abord traverser une premiere passerelle, qui surplombe les anciennes tranchées autour du Fort Saint-Jean, construit par Vauban, supposées le protéger. Aujourd’hui, c’est une route automobile. Cette traversée, c’est une sorte de transition, marchant dans le vide, on se lance dans une visite historique du site. Lorsqu’on change d’orientation, une deuxième passerelle jumelle s’érige de cette plateforme, offrant une vue imprenable sur l’horizon. La vue n’est jamais entravée. Cette fois-ci, c’est la mer qu’on traverse, comme si on sortait de Marseille, comme si on arrivait sur les eaux Méditerranéennes, internationales, appartenant à tous. Une belle



métaphore pour un musée célébrant la culture, les peuples et les civilisations de la Méditerranée. Cette passerelle dans le vide, nous projette vers l’horizon, comme vers un autre monde, et à travers une rampe liant le ciel à la terre, on arrive dans ce grand vide central, une terrasse à ciel ouvert, offre un cadrage vers la verticale grâce à cette fameuse résille, coupée net, franchement. C’est comme une relation tripartite, cette terrasse. Il y’a la mer, moi, et le ciel. La relation avec la mer est beaucoup plus complexe, travaillée. Lorsqu’on pénètre dans le bâtiment et qu’on se balade dans cette façade habitée, on est immédiatement immergés dans un nouveau monde, comme dans une exposition d’art contemporain, celles où on projette des lumières et des dessins sur les murs d’une salle. Ici, le scénographe, c’est Ricciotti. Les ombres en motifs organiques, comme ceux d’une roche maritime coupée en deux, recouvrent le sol, mon corps, comme une broderie. C’est une expérience complètement sensorielle. Cette façade, c’est peut être comme le voile d’une femme pudique, qui ne veut pas laisser transparaitre ses secrets. C’est l’architecture qui se protège de cette mer maléfique, magnifique, mais qui la guette toujours d’un oeil furtif, surveillant l’horizon. Lorsqu’on rentre dans le MuCEM, chacun est libre de se faire une interprétation de ce lieu d’exception.



CHAPITRE III

Une architecture adaptable

Jeremy Smith et le paysage Zélandais

« Buildings cannot rely on their neighbour’s mowing their lawns and remaining unchanged; they have to change and establish strategies without knowing what is coming »

59



fig 40. Croquis, Jeremy Smith


Rencontré lors d’une conférence donnée récemment à l’ENSAPVS, Jeremy Smith est issu d’un contexte et d’une génération très éloignés de ceux évoqués dans les deux premières parties de ce mémoire. Doctorant de l’Université d’Auckland, en Nouvelle Zélande, il écrit une thèse ,«Unfinished Landscapes: How can understanding of the New Zealand landscape as « unfinished » inform New Zealand’s residential architecture in the 21st

century? », à travers laquelle il développera une idéologie qui sera le fondement de son travail d’architecte. En effet, il intègre pleinement dans son processus de conception, les

évolutions futures du paysage, le caractère incertain et imprévisible de celui-ci, afin de concevoir une architecture durable, qui saura s’adapter à son site, non seulement dans son état actuel, mais également dans le futur. S’étant spécialisé par sa pratique de 15 ans au sein de l’agence Irving Smith Jack, créé avec deux de ses confrères, et également par sa formation, dans la culture et le paysage fig 41. Première de couverture, Unfinished landscapes, Jeremy Smith

Zélandais, il est important de comprendre ce dernier afin d’assimiler l’importance de la démarche de Jeremy Smith pour concevoir une architecture adaptable.


. WILSON Kerry-Jayne, Flight of the Huia: Ecology and Conservation of New Zealand’s Frogs, Reptiles, Birds and Mammals, cité par Jeremy Smith

51

. Dawson and Lucas, New Zealand’s Native Trees, P.19-21, cités par Jeremy Smith

52

1)

Influences Zélandaises

La Nouvelle Zélande est « en même temps un archipel et un très petit continent »51. Elle se

compose d’une centaines d’îles, avec 99% de sa population concentrée aux îles du Nord et du Sud. Très isolée et éloignée du reste des terres continentales du monde, la nouvelle Zélande est comparable à un canot de sauvetage, à cause de son « évolution solitaire »52,

depuis sa séparation avec l’Australie il y’a 80 millions d’années. WARNE, «The Future of Our Forests,» p.51, cité par Jeremy Smith

53.

fig 42. Détail de façcade, MuCEM. fig 43. Détail de façcade, MuCEM.

En ce concerne ses propriétés climatiques, comme nous le savons, les saisons dans l’hémisphère Sud sont inversées par rapport aux nôtres. Le pays se caractérise donc par un Hiver doux avec quelques vagues de froid de Juin à Septembre, et d’un été ensoleillé et chaud de Décembre à Mars. Elle se caractérise par un climat subtropical, avec de grandes périodes de pluie pendant les saisons humides. Située entre deux plaques tectoniques Australienne et Pacifique, les sismographes Zélandais enregistrent environ 20 000 séismes chaque année, c’est donc également un territoire à risque, soumis à beaucoup de modifications avec le temps. Ces propriétés géologiques font également que le pays a une grande activité volcanique. Lorsque les premiers Polynésiens sont arrivés il y’a environ 1000 ans, la forêt recouvrait plus de 82% du territoire Zélandais. Le pays abritait alors des écosystèmes très distinctifs et riches, qui ont malheureusement été beaucoup altérés au cours du temps. En effet, la Nouvelle Zélande subie deux vagues de déforestation très sévères, ayant pour but d’étendre l’urbanisation du pays et également de créer des terres de pâturages et d’agriculture, et « ce qui a prit vingt siècles en Europe, et quatre en Amerique du Nord,

a été accomplit en un seul siècle en Nouvelle Zélande »53. Ceci en fait le pays le plus rapidement déforesté de l’Histoire de l’Humanité. La stratégie politique nationale et internationale du pays au siècle dernier a beaucoup accentué ce phénomène de déforestation. En effet, les propriétaires de terres étaient 63



fig 44, 45. Détail de façcade, MuCEM.

tenus par la loi à « améliorer leurs terres » afin de les rendre cultivables, et le plus souvent, ceci était accompli par le simple acte de brûler la forêt. En 1906, tout arbre coupé était considéré comme un progrès économique pour le pays, qui se vantait alors d’être « une grande terre de pâturage et secondement une grande terre fertile d’agriculture » . Les pâturages étaient alors considérés un élément économique vital pour la nation.

. ZASK Joëlle, Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, Premier Parallèle, 2019.

54

Dans son livre La Forêt brûle, Joelle Zask s’intéresse à ce phénomène de brûler les forêts, celui que connaissent « paysans, forestiers, éleveurs mais aussi pompiers, chimistes,

écologues, géographes pour l’entretien des paysages et l’aménagement du territoire »54.

Ces feux, d’origine accidentelle, intentionnelle ou criminelle, sont à 94% la cause de ce

qu’elle appelle les méga-feux, et qui sont à l’origine de la perte de centaines de milliers d’hectares de forêts chaque année, et qui accélèrent le phénomène de réchauffement climatique par les quantités astronomiques de CO2 qu’ils produisent. Australie, Californie, forêt Amazonienne, Sibérie etc; nombreux sont les territoires qui ont été touchés par ces méga-feux ces dernières années, des chiffres montés en flèche. Il faut donc se rendre fig 46. Détail de façcade, MuCEM. . BOWIE David (1972), Changes, sur l’album «Hunky Dory».

50

compte de l’importance et de la gravité écologique de ces actes de brûler les forêts, car leur impact sur notre planète et ses écosystèmes peuvent être dramatiques. Ces habitudes de déforester le territoire sont restées ancrées dans la culture constructive du pays, et sont jusqu’à aujourd’hui encore adoptées. Jeremy Smith se pose alors un questionnement légitime et fondamental: comment surpasser ce phénomène ancré très profondément dans la culture et l’Histoire du pays, pour pratiquer une architecture plus respectueuse de l’environnement et de réussir à « habiter la forêt »

« Ch-ch-changes … Time can change me, but i can’t trace

time … watch the ripples change their size, but never leave the stream »55

65


Ces «ch-ch-changes» dans le paysage, Jean Marc Besse en parle dans son livre La Nécessité du Paysage, lorsqu’il évoque ‘‘le paysage et les métamorphoses’’: « Le paysage c’est aussi l’événement et l’occasion toujours possible d’une autre

série de transformations, qui conduisent le territoire a déborder au delà de lui même, et ouvre l’horizon, en chemins de départs, en transgressions de frontières, en expérience directe d’un espace indéterminé. (…) Le paysage est le milieu et le résultat toujours changeant des métamorphoses qui le traversent »56.

C’est donc à partir d’une analyse historique et in-situ du paysage Zélandais, versatile et inconstant, ainsi que des théories littéraires sur le paysage, que Jeremy Smith introduit la notion de « Unfinished Landscapes » (paysages non-finis).

fig 47. Détail de façcade, MuCEM.

Dans sa conférence, il en parle comme quelque chose d’inévitable, comme on l’a cité plus

fig 48. Détail de façcade, MuCEM.

haut, la métamorphose fait partie intégrante du paysage et il est du devoir de l’architecte

fig 49. Détail de façcade, MuCEM.

de le prendre en compte, afin de concevoir une architecture la plus durable, adaptée et

fig 50. Détail de façcade, MuCEM.

légitime dans son contexte et dans toutes les époques. En effet, « à ces relations et ces échanges, à ces métamorphoses, les humains participent,

comme acteurs animés d’intentions parfois puissantes, et comme sujets affectés, touchés, . BESSE Jean Marc, La nécessité du paysage, p34-35.

56

SMITH Jeremy, Unfinished Landscapes: How can understanding of the New Zealand landscape as « unfinished » inform New Zealand’s residential architecture in the 21st century? 58 . HILL Jonathan, Weather Architecture, cité par Jeremy Smith 57.

. LEE-JOHNSTON Eric, dans As I see it, cité par jeremy Smith

59

mis en mouvement au contact du monde »57.

Nous avons d’ailleurs vu ce phénomène s’appliquer à la maison Louis Carré analysée plus haut, et Smith nous offre un autre exemple bien connu « d’architecture remarquable », qui n’a cependant pas s’adapter aux aléas du paysage dans lequel elle est implantée. Il alors parle de la fameuse Farnsworth House, de Mies Van Der Rohe, connue pour ses qualités d’intégration dans le paysage en terme de vue et d’implantation, et de la prise en compte des fréquentes inondations de son site dans sa forme, notamment par son surélévation par rapport au sol. Cependant, de nombreux débats sont lancés afin de trouver des solutions au problèmes d’inondation dans la maison. Celle-ci n’est pas du 66


tout adaptée à son site, également car de nouveaux arbres poussent dans la foret, et qui doivent nécessairement être coupés en continu car la maison ne peut s’y adapter. On a alors considéré déplacer la maison et l’implanter dans un autre site, la surélever encore plus, ou alors modifier le paysage, en trouvant des solutions pratiques par rapport à ces inondations dans la forêt, mais aucune de ces solutions n’est considérable sans altérer la remarquable structure du bâtiment, qui n’est pas du tout conçue pour un type de terrain moins contrôlé. « Tout d’abord, l’herbe humide de la prairie était laissée telle quelle, sans

être coupée ou traitée… Mais Mies n’approuva pas, s’inquiétant pour la durabilité de son projet et de sa structure, et que la nature de prenne une trop grande ampleur »58.

Cela appuie l’idée que l’idée de la métamorphose du territoire et de la prise en compte de celle-ci lors du processus de conception est fondamentale et universelle, quel que soit le contexte dans lequel on construit. Pour en revenir à Nouvelle Zélande donc, comme nous l’avons, c’est un territoire largement modifié par l’homme. Ceci cause tout d’abord le phénomène que l’on appelle « The succession of the Landscape », expliqué par Jeremy Smith dans sa thèse et qui décrit toutes les couches de métamorphose de l’Homme sur le paysage, ce qui en fait un agent de modification actif et influent sur ce paysage. Notre protagoniste pour ce chapitre, introduit alors sa conférence en affichant sur l’écran de projection une photographie de tondeuse à gazon. Les spectateurs, dont plusieurs professeurs de notre école, s’interrogent sur le sens de cette image. - What does this mean? Why did you choose to start your talk with a picture of a mower?

- The nicest thing about living with the elegant inconveniences of the 19th century, would have been that the motor-mower had not yet been invented »59.

Il parle alors plus en détail de ce phénomène de déforestation évoqué plus haut. En effet, la relation du paysage de la Nouvelle Zélande à l’architecture suit et découle des 67



théories successives apportées par les Polynésiens d’abord, puis par les européens, qui consistaient historiquement et aujourd’hui encore, à couper des arbres ou à brûler les forêts pour habiter des clairières, au lieu d’habiter la forêt. L’habitude et la technique architecturales répandues consistent alors à continuellement tondre le territoire autour des bâtiments pour empêcher le paysage de changer et d’évoluer. En effet, Geoff Park, écologiste et scientifique en Histoire Naturelle Zélandais, en se lamentant sur la perte et l’altération des forêts Zélandaises décrit les paysages habités du pays comme « a clearing cut … in the wild forest », cela nous montre le caractère sauvage de ce paysage Zélandais. On remarquera d’ailleurs que ce mode de construction est aussi largement et exclusivement adapté dans les villes, puisque tout le territoire y est rasé. Il y’a d’ailleurs une intrigante analogie entre les villes Japonaises et Zélandaises, et notamment entre Tokyo et Auckland, qui sont deux grandes métropoles, toutes deux situées dans des zones à fort risque sismique et environnemental. En effet, Smith, qui a vécu au Japon, s’inspire et s’imprègne de la culture et de l’organisation de la ville japonaise pour développer sa théorie sur les métamorphoses du paysage. En effet, il compare la ville de Tokyo à une jungle, sauvage, versatile et qui évolue très rapidement. Comme nous l’avons vu, nous pouvons regrouper l’ensemble de ces changements causés par l’homme sur le « paysage original » dans la notion de « Succession of landscape ». Ce phénomène, avec le temps, se transforme en « Regression of landscape »60, qui peut être fig 51. Croquis d’étude sur la densité des arbres comme structure . Traduction: le recul, la dégradation du paysage.

60

définie comme un changement de direction dans la métamorphose du paysage changé par l’Homme. Avec le temps, on peut voir que le paysage tend toujours à revenir vers sa forme originelle et s’en rapproche de plus en plus, contrairement à la « sucession » dans laquelle il s’en éloigne. En effet, s’il l’on freine l’action de l’Homme sur le paysage, celui-ci finira éventuellement par regagner sa forme quasi-originelle. On peut alors parler de la nature qui reprend ses droits. (page 50 thèse / mettre schémas) 69


Au delà de ces changements dûs à l’Homme, le paysage est également sujet des métamorphoses résultantes de phénomènes naturels. Dans le cas de la Nouvelle-Zélande, séismes, cyclones, fortes pluies tropicales …, ou dans une mesure plus douce et lente, tout simplement des arbres qui repoussent. Tout ceci affecte drastiquement un paysage, et fait qu’un projet d’architecture, conçu à la base pour s’adapter à un paysage précis et controlé, n’a plus de légitimité et de sens. Aujourd’hui, dans une époque marquée par de nombreuses catastrophes environnementales, suivies d’une prise de conscience écologique de la nouvelle génération d’architectes à laquelle appartient Smith, puis d’un regain d’intérêt et d’une volonté des populations de se rapprocher de la nature, à la recherche d’un mode de vie plus tranquille et sain, nous observons, en nouvelle Zélande notamment, un accroissement de l’attraction pour territoires forestier. C’est là que l’architecture doit contribuer à la conservation de ces espaces, en passant notamment par une approche présentée par Jeremy Smith, et qu’il appelle la Soft-Architecture, une architecture douce, adaptable. 2) . Jessica Mairs, «More of the Year’s Best Architecture from Day Two of World Architecture Festival 2017,» Dezeen (November 16, 2017). Citée par Jeremy Smith

61

Une architecture adaptable « This is about architecture, not as a frozen expression in time, but as an evolving expression of life. A project with environmental considerations at heart and the

stewardship of one of our depleting resources, the forest. »61 (World Architecture Festival citation for Bach With Two Roofs winning 2017 World Villa of the Year ) Comme nous l’avons vu alors dans cette première partie, la question de la durabilité dans le temps ainsi que le retour vers la forêt sont aujourd’hui des enjeux très importants en Nouvelle Zélande, que l’architecte doit forcément prendre en compte lorsqu’il conçoit un bâtiment dans ce paysage exceptionnel. On voit d’ailleurs bien à travers ses croquis, l’intérêt particulier que porte cet architecte 70


aux arbres. Et à travers le déploiement d’une technique de prévision de changement des forêts à travers le temps, il peut mettre au point une frise des métamorphoses du paysage qui l’aidera plus tard à adapter son architecture à cet environnement instable. (voir schéma + croquis arbres)

fig 52. Diagram de l’évolution des espaces forestiers avec le temps Jeremy Smith

« A building that changes over time is also an architecture that can stand time. »62 . Stephen Cairns, cité par Jeremy Smith

Cette citation est très représentative de la théorie de Jeremy Smith. Il introduit alors ce

. Unfinished Landscapes: How can understanding of the New Zealand landscape as « unfinished » inform New Zealand’s residential architecture in the 21st century?

avec le paysage existant, qu’il soit contrôlé par l’Homme ou non, en regression ou en

62

63

qu’il appelle la « Soft-Architecture », et qui consisterait à « faire participer les bâtiments succession. Une approche ‘douce’ (soft) est capable de s’adapter aux changement du paysage à travers le temps »63.

71


Une approche « douce » (soft) signifie alors de maintenir une bonne cohérence et implantation dans le paysage à travers le temps, tandis qu’une approche « dure » (hard) serait moins adaptative. D’après cette définition, un « soft-building » devrait alors être capable de s’adapter à différentes vitesses à un paysage changeant. Cela représente une alternative architecturale à l’habitude des hommes à adapter le paysage au bâtiment, plutôt que le contraire, car après tout, un paysage ne peut évoluer et changer à partir d’un plan précis, alors qu’un bâtiment, si, c’est même une nécessité. L’intérêt d’une « soft-architecture » dans un « paysage non-fini » est que l’architecture peut contribuer, dans un paysage en « regression », et permettre sa régénération, car on considère que afforestation peut rimer avec bâtiment existant. Ceci passera par la stratégie de concevoir une architecture « non-finie » car toujours en adaptation et en changement, tout comme le paysage zélandais est lui même non-fini. À travers ses constructions au sein de son agence, Jeremy Smith nous explique alors les spécificités d’une architecture douce. Premièrement, le choix de matériaux de construction utilisé est très important. Dans un climat subtropical, les matériaux sont très rapidement endommagés et doivent être adaptés à ce niveau d’humidité. fig 53. Schémas conceptuels et plan masse de la truck’n’trailer House

L’architecte explique alors qu’il conçoit ses bâtiments quasiment entièrement en bois, présent abondamment sur le territoire Zélandais, et donc beaucoup plus facile et écologique à transporter jusqu’au chantier, que l’acier et le béton qui doivent eux être importés en bateau d’autres pays. Le bâtiment doit également faire preuve d’adaptabilité au niveau du plan. Le projet « Truck n Trailer House » illustre parfaitement ce propos. Étant donné la vitesse très lente à laquelle pousse une forêt, le rythme de changement de cette architecture s’adapte à 72


341

342


la vitesse de pousse de la forêt. Conçue pour pouvoir accueillir de nouveaux éléments bâtis, ce bâtiment se métamorphose avec la forêt changeante et attend patiemment une participation future avec le paysage instable. On remarque que sa forme de base d’adapte aussi parfaitement au paysage en suivant la forme des courbes de niveau du site. Un parvis ainsi qu’une véranda dessinés dans les plans d’hypothèse, peuvent en effet être ajoutés, et une fois la forêt plus dense, la structure permettrait de poser un bardage très facilement sur la façade et les fenêtres et pare-soleils amovibles peuvent être déplacés en fonction des nouvelles ombres qui s’appliquent au projet, dues aux nouveaux arbres. Cela nous rappelle aussi l’importance du traitement de la lumière avec les changements saisonniers et environnementaux. La « Kira pool House » permettrait d’expliquer cette idée. Elle est ainsi conçue avec une façade mobile qui s’adapte à la position du soleil tropical en fonction des saisons. voir maquettes + schémas Il semble d’ailleurs évident que dans ce type d’architecture adaptable, la question de la structure est primordiale. Jeremy Smith déploie dans sa thèse un travail très interessant sur la structure mobile de ces bâtiments, comme le montre ces dessins et maquettes d’étude sur le sujet.

74


fig 54,55. Photographies avant et après fig 56. Évolutions possibles de la structure de la Kira Pool House

Dans cette ultime partie, nous avons donc vu que d’après les spécificités géographiques culturelles et historiques d’un territoire, Jeremy Smith a pu développer une théorie sur le paysage et sur une nouvelle architecture Zélandaise. Néanmoins, on peut dire que ce genre d’architecture adaptable peut fonctionner en delà des forêts Zélandaises, car le paysage, rappelons le, et c’est universel, est toujours changeant, et il est de notre devoir de prévoir ces changements, en fonction du site ou l’on travaille.

fig 57. Maquette d’étude sur l’daptabilité de la structure d’une maison aux évolutions du paysage fig 58. Croquis d’étude sur la densité des forces deu pasyage, inspiré des oiseaux de la forêt

75



Après le violent tremblement de terre de Christchurch en Nouvelle Zélande en 2011, cette maison située sur un terrain en pente en face du port à été complètement détruite. Nostalgique de leur maison, la famille commanditaire espère rebâtir le bâtiment à l’identique. En redessinant la silhouette de l’ancienne maison, l’architecte crée de nouvelles couches de bâti cadrant la vue sur le port, s’adaptant à la lumière du soleil. Il était nécessaire de reprendre la structure du bâtiment, qu’il a surélevée afin de concevoir une maison plus adaptée à ce type de terrain à risque sismique. La construction en bois, traditionnelle dans le pays, permet de créer des espaces flexibles, s’ouvrant et se fermant en fonction de l’intimité voulue, de filtrer la lumière du soleil grâce à un bardage, ainsi qu’un intérieur chalereux. De nouvelles petites passerelles permettent de créer un réseau de connexions entre le projet et les maisons voisines, c’est un bâtiment qui s’adapte non seulement aux changements du paysage, mais aussi dans la communauté à laquelle il appartient.


CONCLUSION

Tout au long de ce mémoire, nous avons pu voir comment chaque paysage, avec sa culture, ses spécificités géographiques et environnementales, ainsi que son Histoire, apporte des enjeux et des influences différentes sur les architectes qui exercent dessus. À travers des approches sensibles, techniques, littéraires et pratiques, ils sauront développer un engagement architectural, social, politique, ou environnemental véhiculé par leurs oeuvres. Ces trois architectes étudiés, issus de paysages très variés, mais surtout de générations différentes, auront su nous montrer que le paysage offre avec sa relation à l’architecture, un éventail d’opportunités créatives et constructives. Malgré leurs dissemblances, nous auront alors pu démontrer l’importance de la prise en compte du paysage, de la culture et des influences dans lesquelles un architecte exerce, car ç’est peut-être là le début de son identité architecturale, et de ce qui le caractérisera dans son domaine. Aalto, en prenant la nature comme source d’inspiration infinie, offre aux Hommes les espaces les plus agréables possibles en faisant rentrer le paysage à l’intérieur de ses bâtiment. Ricciotti lui, à travers ses oeuvres participe à la construction et au développement social, architectural, et économique de son paysage natal. Enfin, Smith, par la prise en compte environnementale, géographique et géologique du paysage, se concentre sur la conception d’une architecture évolutive et adaptative. Cette réflexion sur l’influence du paysage et de la culture, nous amène alors à nous interroger sur la question de la sensibilité de chacun face à l’architecture de l’autre, étant donné qu’un paysage est subjectif, comme nous l’avons dit dans l’introduction de ce mémoire, et que nous n’avons pas tous le même bagage pour la lire. Quelque part, nous pouvons dire que ce qui est beau dans l’architecture, c’est que chacun de nous, grâce à son bagage personnel, sera en mesure de ressentir et d’interpréter une oeuvre architecturale d’une façon différente. Ce qui donne mille et une vies à un 78


bâtiment, dans la mémoire de chacun. C’est peut-être de cette manière qu’un architecte peut participer à l’ouverture du monde sur d’autres cultures, de partager son savoir et de nous faire découvrir des paysages lointains, comme j’ai pu en découvrir à travers ce mémoire et ces visites architecturales… On peut avancer alors, qu’en tant qu’étudiants en architecture, il est important de développer un sens d’analyse et critique pointu, mais surtout une sensibilité au paysage, afin de repérer les éléments importants à réinvestir dans une architecture issue d’un paysage lointain, et d’en tirer un enseignement universel à tous les contextes, tout en prenant en compte la singularité de chacun de ces paysages. En définissant le paysage comme « un bien commun »64 dans Les Carnets du Paysage, Jean Marc Besse appuie cette idée que les paysages sont des ressources communes, qu’ils sont le lieu ou tous êtres vivants évoluent et se développent. Ils répondent en effet à des besoins humains généraux, sociaux et psychologiques. Il est évident alors de dire qu’il repose une très grande responsabilité sur ces acteurs que sont les architectes et paysagistes, car ils agissent sur quelque chose qui appartient à nous tous, et nous tous seront amenés à « subir » et à vivre dans ce qu’il résultera de leur transformations du paysage, à travers l’architecte notamment. C'est une question éminemment politique, comme le dit ce philosophe. Elle renvoie au sens politique de leur action, et des moyens techniques et humains qu'ils mobilisent pour atteindre leurs objectifs. Plus précisément encore : ils sont confrontés en permanence aux attentes contradictoires et aux besoins des populations, des acteurs politiques, et du marché. Ils doivent affronter ces diverses attentes, et les prendre en considération. Ils font partie des situations paysagères dans lesquelles ils interviennent. . BESSE Jean-Marc (2018), Les Carnets du Paysage n33: Le Paysage comme bien commun, Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles.

63

Pour réussir alors à agir avec tous ces facteurs d’influence, il est important de les identifier, d’apprendre à les connaitre et à agir avec. Ceci nous introduit enfin à la notion de l’attention au paysage, une notion primordiale pour 79


. Jean Marc Besse, La nécessité du paysage, Edition Parenthèses, 2018, p.99 1

. Idem, p.100

1

tout un chacun, et certainement pour des architectes en devenir. Comme le dit Jean Marc Besse dans son ouvrage La Nécessité du paysage, « penser et agir avec le paysage

c’est d’abord y être attentif, et y faire attention. (…) les relations cognitives et pratiques que les paysagistes et les architectes entretiennent avec le paysage mettent en jeu leurs capacités à percevoir, à observer, à décrire, et aussi à « sentir » les situations dans

lesquelles ils se trouvent, et à s’y insérer pour mettre en place de nouveaux assemblages et d’autres configurations. »65

Il parle alors dans son livre du paysage comme éducation à l’attention au monde. Dans une époque, comme la nôtre, qui est celle « d’une crise de l’attention, et plus précisément

d’un affaiblissement des capacités intentionnelles, à l’école et dans la société »66, il est

très important de réapprendre à être sensible et à prêter attention au paysage, pour mieux le connaitre et réussir à nous en imprégner. À travers la contemplation, le voyage, la promenade, le savoir-lire, écouter, goûter, sentir, entendre; à travers un développement de tous nos sens cognitifs à ce qui nous entoure, nous pouvons augmenter notre sensibilité au paysage, et nous éduquer à l’attention. Celà passe également par un comportement éthique et emphatique envers les autres êtres vivants et envers la nature et l’environnement.

80



BIBLIOGRAPHIE

AALTO Alvar (2012), La table blanche et autres textes, Parenthèses. AALTO Alvar (1940), The Humanizing of Architecture, essai. ARNOLD Françoise (2013), Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditérranée, MuCEM, Rudy Ricciotti Architecte, Sautereau éditeur, Paris BESSE Jean Marc (2018), La nécessité du paysage, Edition Parenthèses. CITÉ DE L’ARCHITECTURE & DU PATRIMOINE (2003), Ricciotti architecte, Paris, Le Bac Press. CLÉMENT Gilles (2012), Jardins, Paysages et Génie Naturel, CLÉMENT Gilles (2014), Le Manifeste du Tiers Paysage, Sens & Tonka JAKOB Michael (2008), Le paysage, Gollion (Suisse), Infolio. SMITH Jeremy, Unfinished Landscapes: How can understanding of the New Zealand landscape as ‘unfinished’ inform New Zealand’s residential architecture in the 21st century?, University of Auckland, 2019 LAWRENCE Keith Loftin III (2005), An Analysis of the work of Finnish Architect Alvar Aalto, Edwin Mellen Press. LOUARN Joséphine (2015), Le paysage du méandre : La place de la nature dans l’architecture et le design d’Alvar Aalto, (mémoire de fin d’études). RICCIOTTI Rudy (1998), Pièces a conviction les interviews au vitriol d’un sudiste: 19931997, Sens & Tonka RICCIOTTI Rudy (2003), L’architecture est un sport de combat, Paris, Les éditions textuel . RICCIOTTI Rudy (2019), Je te ressers un pastis? Dialogues avec moi même, L’aube. 82


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.