Graffiti / Street Art / Post-Graffiti en France, de 1980 à 2013 : État des lieux.

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Université Paul Valéry – Montpellier III Master Histoire – Histoire de l’art Spécialité Histoire contemporain

de

l’art

moderne

et

Graffiti, Street Art, Post-Graffiti en France, de 1980 à 2013 : État des lieux. Mémoire de M2 Soutenu par Mlle Sabella Augusto

Sous la direction de M. le Professeur JeanFrançois Pinchon et Mme Hélène Trespeuch, maître de conférences.

Session de Septembre 2013 1


Avant-propos

Parce qu’il est au cœur des débats depuis toujours, mon étude s’est naturellement portée vers ces formes artistiques tantôt décriées tantôt glorifiées, car rarement évoquées au cours de mes études en histoire de l’art. Pourtant, son omniprésence et sa vitalité forcent inévitablement à adopter un regard différent, et à se forger une opinion. Ce que l’exercice de ce mémoire m’a certainement permis d’atteindre.

Alors que les premiers pas du graffiti aux Etats-Unis (qui découlent d’une scène artistique extrêmement vivante) retenaient toute mon attention, j’ai préféré me tourner vers une intégration de ces formes plus proche de moi, dans le temps et dans l’espace : la décennie 1980 jusqu’à nos jours, la France. Une fois le cadre spatio-temporel défini avec Mme Trespeuch, déterminer une problématique digne de ce nom n’a pas été chose facile : le graffiti et le street-art, s’il sont des arts du présent, méritent en effet de se poser les meilleures questions, celles qui les aideront à s’épanouir vers d’autres débats. Ainsi en 2013, s’engager vers une problématique de légitimation en tant qu’art à part entière apparaît comme être une position obsolète si ce n’est régressive. L’enjeu était de retourner en quelques sortes cette question à l’envers : si le graffiti et le street-art forment effectivement l’ensemble d’un mouvement artistique, quelle est sa place accordée à l’heure actuelle? Dès lors, il a fallu difficilement prendre conscience du recul nécessaire à adopter : ces formes évoluant au quotidien, l’écriture de ce mémoire se devait tout de même de considérer les évènements même les plus proches de nous. Aussi, les recherches ont soulevées l’épineux problème des sources : langues étrangères, documentation essentiellement photographique, anciens articles rarement numérisés, au final, que peu de textes à la fois analytiques, et critiques. L’occasion donc de faire un état des lieux général.

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Liste des abréviations ibid : même endroit p : page

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Table des matières Introduction ............................................................................................................... 7 Partie Une : L’Outside Art, parcours d’un mouvement à travers les différents domaines artistiques................................................................................................ 14 I. L’Outside Art en France : genèse d’un mouvement. ..................................... 14 1

Le contexte politique et culturel. ................................................................................ 14 a. Un terrain favorable. .............................................................................................. 14 b.

L’action de Jack Lang au Ministère de la Culture et de la Communication. ........ 15

c. La Figuration Libre comme fer de lance ? ............................................................. 16 1.1

Des Etats-Unis à la France : personnages clés, lieux décisifs. ................................ 17

a. L’apparition du Hip-Hop en France. ..................................................................... 17 b. Bando ; les premières manifestations du graffiti. ................................................... 18 1.2

La diffusion du graffiti et du street art : quelques repères. ..................................... 21

a. Paris Tonkar, un premier ouvrage dédié au graffiti français. ................................ 21 b.

Magazines et fanzines : maillons de la chaîne. ..................................................... 22

c. L’outil Internet, la révolution................................................................................. 24

II. L’Outside Art : l’insertion sur le marché de l’art. ......................................... 27 2.

Des ventes générales aux ventes spécialisées............................................................ 27 a. Les maisons de ventes anglaises. ........................................................................... 28 b.

2.1

Les maisons de ventes françaises. ......................................................................... 28 Une intégration dans les règles de l’art ? ................................................................ 29

a. L’achat direct en atelier. ........................................................................................ 29 b. La question du vide juridique autour de la propriété des œuvres. .......................... 31 2.2

La sérigraphie, retour sur un phénomène. ............................................................... 31

a. L’origine de la sérigraphie. .................................................................................... 32 b. L’intégration de la sérigraphie dans le domaine artistique ; l’initiative de Picture On Walls. ...................................................................................................................... 32 c. Quelques principes d’acquisition pour une sérigraphie. ........................................ 33

III. L’Outside Art : l’appui des galeries d’art. ................................................... 34 3.

Les prémices d’un soutien des galeristes. ................................................................. 34 a. La première exposition : United Graffiti Artists. .................................................. 34 b.

L’invention du terme Post-Graffiti. ....................................................................... 35

c. L’introduction du Post-Graffiti en Europe............................................................. 36 3.1

En France, l’exemple de la Speerstra Gallery. ........................................................ 37 4


a. Au commencement. ............................................................................................... 37 b. Galeriste : un rôle à part entière. ............................................................................ 38 c. À propos de la réception critique. .......................................................................... 40 3.2

Une disparité des soutiens. ...................................................................................... 42

a. La Galerie du Jour, Agnès b : un soutien affirmé depuis 1984. ............................ 42 b.

Des intérêts différents. ........................................................................................... 45

c. Quelles conséquences pour le mouvement ? ......................................................... 45

IV. Les institutions museales et l’Outside Art : strategies d’expositions. ........... 47 4

«Graffiti Art » : premier exemple français d’introduction du graffiti au sein de

l’institution muséale. ........................................................................................................ 47 a. Les fondations de l’initiative. ................................................................................ 47 b.

Les étapes préliminaires : « Hip-Hop Dixit ». ....................................................... 49

c. L’exposition « Graffiti Art ». ................................................................................. 50 d. 4.1

La réception critique. ............................................................................................. 52 « TAG au Grand Palais – Collection Gallizia » : le parti pris du collectionneur. ... 55

a. Le nom d’Alain-Dominique Gallizia. .................................................................... 56 b.

L’exposition au Grand Palais. ............................................................................... 57

c. La réception critique. ............................................................................................. 57 4.2

« Né dans la rue – Graffiti » : une rétrospective instructive mais insuffisante. ...... 59

a. L’exposition à la Fondation Cartier. ...................................................................... 60 b. 4.3

Les choix entrepris. ............................................................................................... 61 Les institutions muséales et l’Outside Art : stratégies d’expositions. ..................... 63

a. Rappel des missions d’un Frac. ............................................................................. 63 b.

Questions adressées aux directeurs de Frac. ......................................................... 64

c. Quelques éléments de réponses. ............................................................................ 66 d.

Conserver l’Outside Art dans les collections publiques. ....................................... 68

Partie deux : Conséquences, nouveaux enjeux : la place actuelle de l’Outside Art. ............................................................................................................................ 70 I. L’Outside Art, une force marketing. ............................................................... 70 1.

L’intérêt des publicitaires et du marketing. ............................................................... 70 a. La RATP : des démarches opposées...................................................................... 71 b.

Le Street-Art dans la publicité............................................................................... 72

c. L’utilisation des instruments street-art par la publicité. ........................................ 73 1.1

L’intérêt du domaine de la Mode. ........................................................................... 74 5


a. Quelques exemples de collaborations.................................................................... 74 b.

Marques de luxe : les uns portent plainte (le cas Zevs)…..................................... 76

c. … quand d’autres s’en amusent (le cas Kidult). .................................................... 78

II. L’Outside Art, objet d’études sociologiques. .................................................. 81 2

Les principales études. ............................................................................................... 81 a. L’essai de Baudrillard : « Kool Killer ou l’insurrection par les signes » .............. 82 b.

Les études post-90. ................................................................................................ 85

2.1 L’assimilation à la culture hip-hop. ........................................................................... 88 a. La Zulu Nation et le mouvement Hip-Hop. ........................................................... 88 b. La prise d’indépendance du graffiti par rapport au mouvement hip-hop. .............. 91

III. L’Outside art, mouvement artistique a part entière. .................................. 92 3 Les nouvelles qualités plastiques et esthétiques de l’Outside Art. ............................... 93 a. Evan Roth et le Graffiti Numérique. ..................................................................... 93 b.

Une profusion des styles........................................................................................ 97

3.1 Vers la construction d’un discours théorique : les premières démarches.................. 99 a. « Le livre du graffiti », Denys Riout.................................................................... 100 b.

« Street Art et graffiti », Anna Waclawek. .......................................................... 103

c. Les diagrammes de Feral. .................................................................................... 106

Conclusion………………………………………………………………………. 110 Bibliographie …………………………………………………………………….115

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Introduction

Il semble vain d’imaginer le paysage culturel du XXIe siècle sans assister à l’édification de musées aux collections entièrement consacrées à l’art graffiti, et plus largement au street-art. S’il est possible que cela prenne du temps, il apparaît néanmoins nécessaire de s’y préparer et d’anticiper ce défi qui propose de nouveaux champs d’investigations artistiques. Cependant, de nombreux domaines ont déjà intégré cette expression plastique comme étant l’une des plus prolifique et novatrice de ces dernières décennies. Sans pour autant pouvoir lui donner des origines exactes, le graffiti moderne (qui marque une rupture des valeurs et propriétés esthétiques) est apparu dès le début des années 1970 sur un continent américain territoire d’immigration. Depuis, le graffiti a gagné chaque continent, poursuivant une évolution hors des carcans, et enfonçant tour à tour les portes des musées, des galeries et des maisons de ventes. Il se montre sous différentes formes, dimensions, supports, techniques, médiums, influences et discours, avec pour seuls attributs la spontanéité et l’énergie créatrice. Par sa force quasi politique, sa capacité à se renouveler quitte à s'acoquiner sur des terrains auxquels on ne l’attendait pas, l’art graffiti possède depuis toujours une puissance de dialogue et de réactions. En effet, il devient délicat pour chacun d’ignorer sa présence, son existence et les débats qui en découlent. Le plus étonnant est de comprendre que pour la première fois tout le monde peut se sentir concernés, que l’on soit simple spectateur, usager du mobilier urbain, directeur d’une galerie ou d’un musée, enseignant aux Beaux-Arts, propriétaire d’un mur ou d’un store «dégradé», parents d’un enfant graffeur, ou historien d’art.

Si le monde de l’art contemporain a toujours eu connaissance de l’existence du graffiti moderne, il ne s’est peut-être pas rendu compte qu’il pouvait être bien plus qu'éphémère, et peu étaient ceux qui croyaient en son installation durable dans une histoire de l’art. En témoigne le début d’une reconnaissance tardive et l’emploi de discours encore trop peu enclins à des considérations plastiques et esthétiques. Tiraillé entre l’expression populaire témoignant de l’activité urbaine intense et le désir de consacrer la rue comme un atelier et/ou une galerie, le graffiti souffrirait de réelles définitions claires, alors qu’en son sein même les visions et motivations divergent. Pourtant, tout porte à croire que le graffiti 7


coule de beaux jours actuellement, en vue du dynamisme qu’il influe au marché de l’art et aux multiplications des actions et parutions. Alors, qu’en conclure? Que penser de l’état actuel du graffiti et du street art? Comment s’est organisé le processus de reconnaissance, et pourquoi a t’il été si difficile? Enfin, comment envisager les nouveaux enjeux qui s’imposent à lui, puis à nous ?

Au delà de toute exigence universitaire, définir ce qu’est le graffiti moderne dans son entière diversité s’impose comme étant le point de départ de toutes études et travaux de recherches. Visiblement, les termes attribués aux interventions issues de la rue et illégales ne manquent pas : graffiti, post-graffiti, street-art, art urbain, art contemporain urbain, art contextualisé... Dans son dossier du mois de mai 2013, Pascaline Vallée via Arts Magazine résume bien la situation : «Toute tentative de définition reste incomplète. La technique ou le discours n’y suffisent pas, car il est pratiqué par des gens différents de manières différentes pour des raisons différentes»1. S’il apparaît comme indéfinissable au premier abord, il est malgré tout possible d’entrevoir des bases universelles, des dénominateurs communs. Et comme le préconise Anna Waclawek, «il est possible d’envisager le graffiti et street avec un regard d’historien de l’art à condition d’élargir le champ d’investigation et d’inclure des images plutôt populaires»2. Naturellement et pour la bonne compréhension générale, il s’agira dans un premier temps de se saisir de chacun de ces termes et d’étayer les différentes pratiques.

On admet la pratique du tag comme étant la forme primaire du graffiti, le langage de base. Ce mot d’origine anglo-saxonne (signifiant une étiquette) indique, d’après Le Petit Larousse illustré 2012, un «graff tracé ou peint, caractérisé par un graphisme proche de l’écriture et constituant un signe de reconnaissance»3. Le tag est donc la signature stylisée de l’artiste qui cherchera alors à élaborer une nouvelle identité par le biais d’un blaze4, accompagné parfois d’un numéro. Le but premier du tag est d'apposer son nom le plus souvent et rapidement possible, à l’aide de marqueurs à encre indélébile ou de bombes de peinture en spray, ce qui implique alors une couleur unique. Selon le support, le tag peut ** 1

Vallée P., « Le street art à découvert», Arts Magazine, 2013, n°76, mai 2013, pages 54 à 77. 2 Waclawek A., Graffiti et Street Art, Thames&Hudson, s.l., 2011 3 Larousse, « Le Petit Larousse Illustré 2012 », 4 blaze : pseudonyme choisit par l’artiste.

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également être exécuté à l’acide ou se présenter sous la forme d’une rayure. Intimement lié à l’environnement urbain, le tag s’accapare le mobilier qui entoure son auteur : murs, palissades, boîtes aux lettres, cabines téléphoniques, vitrines, bancs publics, transports en commun. Visible de tous, il s’adresse néanmoins aux lecteurs aguerris ou aux autres writers5, capables d’une relecture des lettres déformées par des calligraphies savamment élaborées. Alain Milon, auteur français à l’origine d’une étude sociologique sur le graffiti, présente le tag comme relevant d’une «conduite graphomaniaque, irréfléchie, autonome et indépendante»6, lorsque Jean Baudrillard préfère utiliser le terme de «signifiants vides»7, dans son essai en date de 1976. Les premiers tags ont été aperçus dans la région de Philadelphie (États-Unis) aux alentours des années 1960, sous le marqueur d’un dénommé Cornbread, mais c’est précisément en 1967 que l’on remarque leur présence grandissante à New York grâce au désormais célèbre Taki 183. Ce dernier est considéré historiquement comme le premier tagueur de sa génération, avec Julio 204. Combinés à leur nouveau Je, ces numéros déterminent celui de leur block de résidence.

Le graff succède logiquement au tag. Pièce de taille plus démesurée et souvent colorée, il conserve l’enjeu d’être vu de manière excessive (fréquence, dimensions, choix des lieux), mais a tendance à être rattrapé par des motivations esthétiques. Il peut être réalisée de manière légale, répondre à une commande, ou bien s’affranchir de toutes lois. La définition du dictionnaire le considère ainsi : «composition picturale à base calligraphique bombée sur un mur, une paroi». Les lettres s’épaississent, se muent pour atteindre un autre niveau, alors traitées comme de véritables figures à part entière. Il s’agit de s’exercer à un perpétuel renouveau, à des innovations techniques et stylistiques. Au fur et à mesure que sa pratique traverse les quartiers, les pays puis les générations, il se dote intelligemment de son propre vocabulaire esthétique. Quand il refuse d’être isolé, le graff trouve sa place au sein de fresques de tailles variables le plus souvent colossales, s’associant ainsi à des parties purement abstraites ou figuratives, passant également volontiers de la 2D à la 3D. Le graff s’épanouit sur différents supports : les dépôts de trains et de métros peuvent être pris d'assauts le temps d’une expédition punitive, n’épargnant point sur leur passage terrains vagues, terrains de sports, toits d’immeubles, voies routières ** 5

Writers : peintre. Milon A., L’étranger dans la ville, du rap au graff mural, Presses Universitaires de France, Paris, 1999. 7 Baudrillard J., Kool Killer ou l’insurrection par les signes - l’échange symbolique et la mort, Gallimard, Paris, 1976. 6

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et ferrées, palissades, stores de magasins. L’acte, de plus en plus souvent prémédité, annonce alors une pratique clairement moderne du graffiti.

Il faut saisir la nécessité d’englober ces deux pratiques visuellement différentes et parfaitement autonomes au sein d’une notion plus générale qu’est celle du graffiti. Ce terme générique semble définir une manière de s’exprimer, comme l’indique le Petit Larousse Illustré 2012 toujours, il s’agit d’une «inscription, dessins griffonnés ou gravés à la main sur un mur». L’étymologie du mot vient du latin graffito qui correspond à l’action d’égratigner, d’écorcher. Les supports sont effrénés, les matériaux employés se veulent pluriels. Comme le défend Marie-Line Felonneau, le graffiti «est la forme universelle et atemporelle de ces pratiques»8. Ils évoquent des propos politiques, des messages personnels ou à caractère sexuels, ou se résument juste être signes de présence et de passage à un moment donné. De toute évidence, ils sont par essence éphémères, et mis à l’épreuve des aléas du temps qui passe, des éléments météorologiques, des autres writers et des lois qui ordonnent leur effacement le plus souvent systématique.

Mais l’expression artistique urbaine ne s’arrête pas là, et c’est au tour de la formule street art d’apparaître au début de la décennie 1980, toujours aux États-Unis. Il réunit toutes manifestations artistiques apparaissant sous diverses formes plastiques, utilisant la rue comme support. La démarche est ici différente bien que souvent illégale, dans le sens où il n’est plus vraiment question de travailler autour du pseudonyme, mais bien de considérer la rue comme un atelier de production et plus encore, comme un moyen de diffusion. C’est certainement pourquoi rapidement, une poignée d’artistes existeront en parallèle sur le marché de l’art et présenteront un travail plus commercialisable en galerie d’art. Que les prétentions soient politiques, esthétiques ou ludiques, tout s’organise autour de l’élaboration d’un discours. Par le biais d’une image, d’un phrase ou encore d’une signature, grâce à l’emploi du pochoir, de la peinture acrylique, du collage, de la mosaïque et de la bombe aérosol encore, ces artistes s’attèlent à établir un dialogue avec le mobilier urbain en direction des passants ordinaires et des institutions culturelles qui ne tarderont pas à leur ouvrir des portes. Interactif, cet art n’existe que parce qu’il est vu par le spectateur.

** 8

Felonneau M.-L. « Tags et graffs : les jeunes à la conquête de la ville », éd. L’Harmattan, Paris, 2002.

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La perception du graffiti n’a pas cessé d’évoluer non plus. C’est dans un soucis de distinction et d’introduction dans un langage plus élitiste qu’en 1983 le terme post-graffiti sera soufflé par le galeriste Sidney Janis, lors d’une exposition du même nom sous l’égide de la collectionneuse Dolores Neumann. Il qualifie tout simplement une évolution des artistes du graffiti mural vers d’autres supports, essentiellement la toile. C’est donc sous un tout autre contexte que ces artistes se livrent à une recherche esthétique totalement différente, nettement plus personnelle et intuitive, grâce à l’impulsion que les collectionneurs amènent en soutenant alors ces jeunes artistes. On se réjouit alors de découvrir de la vitalité créative dont ils font preuve en faisant le choix de produire illégalement et dans des conditions plus classiques que sont celles de l’atelier : c’est un début d’une réelle légitimité en tant qu’artistes.

La terminologie de l’ensemble de ces disciplines s’avère être le premier obstacle à toute démarche de théorisation, obstacle intimement lié à la volonté d’esquisser les notions d’un mouvement artistique. En effet, une confusion émerge de l’utilisation à outrance des termes fondamentaux qui dès le départ, n’ont pas fait l’objet d’études approfondies ou de définitions clairement énoncées. L’exemple du mot graffiti, désignant originellement un mode d’expression par l’inscription de signes réalisés furtivement sur les murs, a bénéficié d’un large emploi le faisant ainsi évolué de manière considérable : désormais le terme graffiti est employé dans la perspective d’une assimilation à un mouvement artistique. Or, ces deux termes peuvent ils cohabiter, alors que l’appellation comme un mouvement nécessite de considérer davantage de caractéristiques ? Plus tard, l’apparition du terme street-art évoque sensiblement la même difficulté, celle d’un terme proche d’un fourre-tout : quelles pratiques y inclure ? Lesquelles sont à exclure ? Ces confusions mènent à réfléchir sur l’emploi futur d’un nouveau terme générique, exercice que l’on retrouve au sein de cette présente étude.

Afin d’éviter toute situation conflictuelle susceptible d’altérer la juste compréhension générale, l’étude propose donc modestement l’emploi d’un nouveau terme de manière à regrouper l’ensemble de tout les autres termes affirmés précédemment : l’Outside Art. Le choix du mot anglais outside (extérieur, en dehors de) s’impose naturellement, évoquant le dénominateur commun à toutes ces pratiques qu’est la rue. Ainsi, outside se réfère aussi bien à toute œuvre d’art exécutée dans la rue, mais également

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et surtout inspirée de la rue. Il faut entendre par inspiration tout ce qui rappelle plastiquement et esthétiquement l’environnement urbain, les œuvres réalisées sur des supports matériels ou in-situ. Il semble également adéquat de souligner l’aspect extérieur de ce courant artistique qui évolue en dehors de toutes règles et des réseaux artistiques plus classiques. Ce nouveau terme général se veut aussi éphémère, autre dénominateur commun aux interventions artistiques urbaines, et tend à n’être utilisé uniquement dans le cadre de cette étude. L’Outside Art ne prévoit pas de dissocier ou de dénaturer les pratiques artistiques exécutées dans la rue quelle que soit la date et le contexte de réalisation.

L’Outside Art entend être, encore une fois dans le cadre de cette étude, le mouvement auxquelles les pratiques du graffiti, du post-graffiti et du street-art appartiennent. En effet, en accordant les principales contraintes qu’engendre la reconnaissance d’un mouvement (période ou date décisive, manifeste ou écrit de référence, région géographique, projet esthétique et idéologique, soutient d’un critique), l’Outside Art semble y être éligible.

Ainsi l’Outside Art, grâce à la pratique d’un graffiti résolument moderne, prend place à partir des années soixante-dix. Le continent américain, avec des métropoles comme Philadelphie et New York, accueille les premières vagues de tagueurs issus d’un métissage ethnique et culturel fort, tandis qu’en Europe, des personnalités déjà établies comme artistes investissent la rue comme un atelier.

S’il est délicat de parler d’un même projet esthétique, il est cependant possible de comprendre des motivations communes : l’interaction avec le paysage urbain, la notion d’illégalité, la spontanéité du geste, la soumission aux aléas du temps (aspect de l’éphémère), le travail en autonomie des institutions, et enfin la gratuité de la proposition artistique.

Les moyens techniques exploitent le plus souvent la peinture aérosol et le marqueur à encre indélébile mais il n’est pas rare de trouver des productions à la peinture acrylique, ou sous l’aspect de collages, d’affiches, d’installations à l’aide de différents matériaux le plus souvent récupérés in-situ. Appelés dans un premier temps writers, 12


tagueurs, graffeurs ou graffiteurs en lien avec l’exercice de leur pratique (ce qui réduit incontestablement leur accession au simple titre d’artiste), ces adeptes d’abord anonymes se montrent enclins à produire également des œuvres matérielles et matures, capables de s’inscrire dans une durée, une sérialité, un projet, voir une carrière. Les premiers soutiens à ces adolescents devenus artistes sont alors les personnalités de Norman Mailer via un texte majeur The Faith of Graffiti paru en 1976 aux Etats-Unis, puis Richard Goldstein, Henk Pijnenburg ou encore plus proche de nous, Agnès b., Willem Speerstra. Récemment, des personnalités importantes dans l’histoire de l’art tels que Jean-Luc Chalumeau ou Philippe Dagen se sont exprimés en faveur d’une reconnaissance de ces pratiques artistes urbaines.

L’Outside Art a évolué de manière plus ou moins rapide selon les régions de la planète et les domaines touchés. Toutefois, ses acteurs et soutiens s’attachent à s’éloigner d’une certaine nostalgie pour se tourner progressivement vers un futur qu’ils envisagent grand et singulier. Si certaines des problématiques originelles restent cependant intactes (contextes de production et d’exposition; reconnaissance de pratiques artistiques ou plutôt de modes d’expressions ; estimation d’un mouvement ou d’un phénomène), d’autres bien plus pertinentes sont apparues, dans l’optique d’élever les débats et d’adopter une position au vue de la persistance des pratiques.

L’étude propose donc de réaliser un état des lieux général à travers les interrogations suivantes : depuis son arrivée en France dans la décennie 1980, de quelle manière s’est engagée la réception critique de l’Outside Art? Quel est le chemin parcouru jusqu’à aujourd’hui ? Est-il possible à l’heure actuelle d’affirmer sa réelle intégration au sein des institutions publiques, de la discipline de l’histoire de l’art ? Dans ce cas, quels ont été les éventuels freins à cette reconnaissance institutionnelle, historique? Enfin, quel avenir s’offre à l’ensemble de ces pratiques artistes urbaines et/ou inspirées de la rue ?

À

travers

deux

parties,

il

s’agira

dans

un

premier

temps

d’établir

consciencieusement le parcours du graffiti, du post-graffiti puis du street-art en France à travers son intégration dans les différents domaines, puis de comprendre dans un second temps les conséquences et les nouveaux enjeux en déterminant la place qu’occupe le mouvement Outside Art à l’heure actuelle.

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Partie Une : L’Outside Art, parcours d’un mouvement à travers les différents domaines artistiques.

I. L’O UTSIDE

A RT

EN

F RANCE :

GENESE

D ’ UN

MOUVEMENT .

1

Le contexte politique et culturel. a. Un terrain favorable. Le graffiti moderne né dans les rues d’un New York multiculturel, atteint les côtes

françaises dès le début des années 1980. Décennie qui consacre un renouveau politique et des changements socioculturels considérables, le terrain est cependant fragile alors même que l’on tente de préserver la langue française des américanismes grandissants. De plus, les artistes français n’ont pas attendu les jeunes américains pour investir le territoire urbain : en témoigne les actions de révolte de Mai 68 et les réalisations artistiques comme celles de Gérard Zlotykamien (dès 1963) ou Ernest Pignon-Ernest (début 1970) qui désormais œuvrent à faire descendre l’art dans la rue. Cependant, le succès du graffiti tel que l’on connaît aujourd’hui doit énormément à la notion de modernité propre à cette époque.

Il est probable que le contexte ne pouvait qu’être favorable à la formation de la culture graffiti au sein de la jeunesse française, bien que sa réception fût tardive, et malgré tout des plus mitigées. La fin des années 1970 marquant l’aboutissement des fameuses Trente Glorieuses et donc d’une certaine insouciance, conduit à une décennie suivante gorgée de profonds changements. C’est une société qui désormais tente de s’adapter à une modernité initiée par les Etats-Unis (mondialisation de l’économie ; innovations dans les

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modes de communications) tout en accueillant une vague socialiste dès 1981 avec l’arrivée de François Mitterrand à la Présidence de la République Française.

b. L’action de Jack Lang au Ministère de la Culture et de la Communication. La nomination de Jack Lang à la tête du Ministère de la Culture la même année ouvre de nouvelles perspectives, alors que la question de démocratisation culturelle initiée par Malraux semble encore un tantinet en suspend. Avec Lang, le budget du ministère sera doublé dès 1982 jusqu’à pouvoir atteindre 1% du budget de l’État, tout en respectant une répartition sereine entre les différents domaines. Outre une dotation budgétaire sans précédent, l’action de Jack Lang s’attache également à officier dans chaque domaine culturel et à en élever d’autres tels que la mode, les arts de la rue et le design. C’est également en faveur de la création la plus avancée que Lang interviendra dans le domaine des arts plastiques, qui se détache peu à peu du terme trivial de beaux-arts. Les actions sont concrètes et conséquentes: création du Fonds national d’art contemporain (FNAC) en 1981 et des Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC) un an plus tard, création de la Délégation aux arts plastiques et du Centre national des arts plastiques en 1982, encouragement au mécénat grâce à la loi du 23 juillet 1987, élargissement du 1% artistique entre autres. On cherche également à intervenir dans la considération de l’activité d’artiste en redonnant forme à ce statut.

Son action culturelle s’est également emparée de la question du mécénat artistique. Ce dispositif se définit comme « le soutien matériel apporté, sans contrepartie directe de la part du bénéficiaire, à une œuvre ou à une personne pour l’exercice d’activités présentant un intérêt général». C’est une volonté assumée d’encourager l’engagement financier de la part d’entreprises françaises dans le secteur artistique, culturel et patrimonial. Le secteur privé est alors envisagé comme un nouvel acteur de la vie culturelle de son pays. Pour faciliter ces actions, Jack Lang propose et fait appliquer un texte de loi qui avantage les organismes en rendant ces investissements économiquement intéressants. Les efforts concernent principalement les déductions fiscales (passant de 1/1000 à 2/1000), mais portent également sur la facilité des transactions de ces fonds, la diminution des intermédiaires. Cette main tendue qui souhaite concilier économie et culture se manifeste aussi dans l’harmonisation du statut de la Fondation, défini par l’article 18 de la loi du 23 juillet 1987 : « Une fondation désigne l’acte par lequel une ou plusieurs personnes 15


physiques ou morales décident l’affectation irrévocable de biens, droits ou ressources à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général et à but non lucratif»9. Ce mécanisme propose d’investir à moyen ou long terme, en considérant un retour sur investissement autre que monétaire. De ce fait, la Fondation permet à l’entreprise de s’offrir une image de marque, une réputation, par le biais d’actions de bienfaisance. À travers ces dispositifs, Jack Lang redonne aux entreprises et organismes privés français le désir d’innover, de porter des valeurs et messages propres à l’esprit d’entreprise, de se renforcer à l’échelle internationale sur l’échiquier du marché de l’art.

Ambitieuse et affirmée, il s’agit donc avec Lang d’entreprendre une politique de démocratie culturelle, plus que de démocratisation culturelle. Les pouvoirs publics semblent être à la recherche d’un véritable éclectisme, tout en souhaitant satisfaire le plus large des publics. Analysé de manière pertinente dans le début des années 1990 par Raymonde Moulin10, cette volonté politique ne pouvait être qu’autrement partagée par un ensemble gouvernemental prêt à considérer la culture comme un projet commun à une politique générale française, sans pour autant oublier les efforts conséquents des collectivités territoriales. Donnant une large place aux pratiques populaires, lançant des initiatives variées bien que souvent controversées, la personnalité de Jack Lang officia à deux reprises (1981 à 1986 ; 1988 à 1992) et marquera les ministères suivants jusqu’à nos jours.

c. La Figuration Libre comme fer de lance ? Les années 1980 en France sont marquées par l’avènement du courant initié par les frères Di Rosa et Robert Combas, il s’agit de la Figuration Libre. Saturé de couleurs, de formes insolites et emprunt de cultures très diverses, c’est semble t’il une véritable bouffée d’air frais qui se propage à travers la France jusqu’aux Etats-Unis, en réaction à un art conceptuel, peu vivifiant. Issus des écoles des Beaux-Arts ou des Arts Décoratifs, des artistes comme François Boisrond, Rémi Blanchard ou Ben prennent la liberté de produire des œuvres qui n’obéissent à aucune règles hiérarchique. En 1981, grâce au critique Jim Palette pour le journal Libération, Ben apporte au terme Figuration Libre la définition ** 9 http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000351305&date Texte=vig, consulté le 28/04/2012 10 MOULIN Raymonde, L’artiste, l’institution et le marché, éditions Flammarion, 1992

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suivante : « 30% de provocation anti-culture, 30% de figuration libre, 30% d’art brut, 10% de folie. Le tout donne quelque chose de nouveau ». Mais c’est en 1984 que l’on reconnaît progressivement à ce courant artistique, promu par le critique Hervé Perdriolle, sa puissance créative. Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris monte sous le commissariat d’Otto Hahn et d’Hervé Perdriolle, l’exposition « 5/5 Figuration Libre, France / USA » (du 20 décembre 1984 au 17 février 1985). On y retrouve alors les membres fondateurs, associés au travail d’artistes américains Jean-Michel Basquiat, Keith Haring, Kenny Scharf et Crash, qui ont connu et investi l’espace urbain de leurs pinceaux. Dynamique et vibrante, la Figuration Libre fait honneur à divers mouvements artistiques historiques (du surréalisme au pop art), se nourrit de l’art africain et océanien, et introduit des nouvelles formes d’art comme les dessins d’enfants, la bande-dessinée, et surtout le graffiti. Les liens entre la Figuration Libre et les expressions urbaines se dessinent rapidement, préparant ainsi un terrain d’acceptation à la pratique exclusive du graffiti et du post-graffiti en France. Sans en oublier la culture hip-hop qui s’impose à la même époque aux États-Unis, entraînant avec elle un brin de folie et de fraîcheur et qui rapidement, trouve ses marques auprès de la jeune génération.

1.1

Des Etats-Unis à la France : personnages clés, lieux décisifs.

a. L’apparition du Hip-Hop en France. Visiblement, la culture américaine et notamment le mouvement hip-hop, n’a que peu de difficultés à s’installer sur le vieux continent auprès d’une jeunesse qui se tourne désormais vers des pratiques anticonformistes. Depuis les rues new yorkaises, le premier défi est de recevoir et de transmettre les rares images et codes qui circulent via les émissions de télévisions (H.I.P.H.O.P. dès 1984) et les pochettes de disques du genre, malgré leur petit nombre. C’est alors dans son entière globalité que le mouvement hip-hop est perçu : la musique, le rap, la danse et enfin le writing. De même, il est réjouissant de constater que le mouvement en France ne se limite pas à toucher une seule classe sociale, celle des plus démunis, mais se mue autour des différentes couches de la population y compris la plus aisée. Chacun en adoptent ainsi l’esprit et les codes du mouvement.

Petit à petit le mouvement hip-hop mais surtout la culture graffiti, prends des allures de phénomène jusqu’à s’européaniser entièrement. La circulation de documents plus 17


spécialisés (fanzines, magazines, vidéo) mais également l’arrivée d’artistes américains tels que Jonone à Paris (1987) accélèrent considérablement le pas jusqu’à susciter une curiosité sans précédent. Subway Art (pl.I, ill. 1), recueil de photographie prises sur le vif sous l’œil d’Henry Chalfant et de Martha Cooper, s’impose dès 1984 comme étant l’ouvrage de référence au succès international, formidable révélateur de vocations. On y repère les différents styles, les nombreux codes, on s’inspire et enfin on produit.

b. Bando ; les premières manifestations du graffiti. Selon de nombreux ouvrages et témoignages, tous s’accordent à dire qu’en France le pionnier du graffiti se surnomme Bando (planche I, ill.2). De retour d’un voyage au berceau de la culture hip-hop en 1983, il comprend vite la nécessité de tisser des liens fort entre les writers américains et européens afin de procéder au développement du graffiti en Europe. En fondant le Bomb Squad 2 la même année, Bando réussit à réunir autour de lui le hollandais Shoe puis TCA pour The Chrome Angels, un collectif britannique d’où est issu le talentueux Mode 2 (planche II, ill. 3). Par la suite, ce dernier s’implantera à Paris, s’affiliant à d’autres crews11, où son talent peut s’épanouir considérablement. À travers un style figuratif reconnaissable parmi tant d’autres, Mode 2 participe lui aussi activement à la construction de l’art de la fresque urbaine à Paris.

En France, la pratique dans un premier temps du tag puis du graffiti s’organise essentiellement au sein de la région parisienne et ce dès 1985. Tout comme sur le continent américain, les premiers supports concernés sont ceux que l’on rencontre au quotidien : mobilier urbain, palissades de travaux (notamment celles du Louvre et de Beaubourg, pl. III, ill. 4), terrains vagues et transports urbains. Tout comme leurs ainés outre-Atlantique, les jeunes writers comprennent la nécessité de s’organiser et de se regrouper sous un même nom (crews). C’est ainsi que des groupes à taille variable se constituent sous des appellations courtes : TCG pour The Crime Gang, PCP pour Paris City Painters qui deviendra par la suite Force Alphabétique, BBC pour Bad Boy Crew, CTK pour Crime Time Kingz, Basalt, selon des affinités artistiques et/ou amicales, ou des situations géographiques. ** 11

crew : désigne un groupe, un collectif restreint d’artistes unis par une démarche, des désirs en commun. Le crew porte un nom, que chaque artiste revendique.

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Rapidement, des lieux vont faire référence permettant alors l’éclosion d’une émulation forte entre artistes : ainsi, le terrain vague de Stalingrad (boulevard de la Chapelle, 75018 Paris) fait immédiatement figure de Mecque du graffiti parisien. C’est Ash (membre des BBC pour Bad Boy Crew avec Skki, Lokiss et Jay One entre autres) qui découvre le premier cet écrin vierge au cœur de la capitale, laissé à l’abandon par les autorités. Entre 1985 et 1989 environ, Stalingrad (pl.III, ill.5) concentre une grande partie de l’activité du writing tout en y associant les autres disciplines du hip-hop. Pendant que les uns bombent les murs, les autres sortent les platines au grand jour pour que certains s’exercent au breakdance ou au chant rappé. Tous ensemble, ils créent et évoluent, instruisent aux jeunes arrivants la manière de tenir la bombe de peinture, la conduite à adopter afin de s’intégrer aux groupes. Les fresques se font de plus en plus grandes, et présentent davantage de couleurs. Outre les lettrages, on y intègre des éléments plus communs, mais également des personnages que l’on qualifie de B-boy, synthèse de toutes les pratiques propres au hip-hop.

Véritable école d’apprentissage artistique mais aussi de la vie, possédé d’un dynamisme artistique quelque soit les saisons, Stalingrad permet à la première génération de se constituer comme pionnière d’un mouvement qui se verra très tôt sous le feu des projecteurs. Jay One Ramier (pl.IV, ill. 6), actif depuis les premières heures du terrain vague de La Chapelle au sein des BBC, en parle ainsi : « En dépit de cette absence d’organisation, le terrain suscitait l’intérêt de quelques institutions ou personnalités bien établies dans les hautes sphères culturelles ou médiatique, qui ne vont pas tarder à utiliser ou à mettre en avant (l’un n’excluant pas l’autre) la formidable énergie créatrice de ceux qui le fréquentaient»12. Spraycan Art par exemple, second ouvrage du photographe Henry Chalfant en collaboration avec James Prigoff, consacre ses pages au graffiti européen en présentant entre autres les productions françaises de ce haut lieu du graffiti. La photo de couverture met en avant l’œuvre d’un Mode 2 à peine âgé de 20 ans. La créatrice de mode Agnès b. porte un regard admiratif sur les peintures des palissades du Louvre jusqu’à ce qu’elle découvre l’enceinte colorée de Stalingrad, lors de sa rencontre avec les BBC en 1990. Naturellement, elle leur ouvre les portes de sa Galerie du jour la même année, ** 12

BOUDET Marc et RAMIER Jay One, Mouvement, Du terrain vague au dance floor, 1984-89, 19/80 Éditions, Paris, 2012

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s’élevant ainsi au rang de premier soutien au graffiti français en organisant la première exposition. L’étude reviendra un peu plus tard sur l’action d’Agnès b. et sa forte conviction en ce mouvement.

Avides d’adrénaline, les writers français retiennent également la leçon américaine qui incite à la circulation la plus étendue du fameux blaze. Inévitablement, c’est dès 1984 qu’ils s’emparent du réseau urbain en bombant les wagons (aussi bien l’intérieur que l’extérieur) du métro parisien. Initiée par Dee Nasty, considéré comme l’un des premier DJ hip-hop en France, Webo et Ben, la première fresque (pl. IV, ill.7)sort de l’entrepôt de RATP de Créteil-Préfecture quelques jours avant les festivités de Noël. La formule « Joyeux Noël » apparaît alors sur le flanc de la voiture, fraîchement colorée, insolemment lisible, et de taille conséquente de manière à ce que les fenêtres soient confondues avec la tôle du wagon. Sans aucune limite, on distingue un décor fait de sapins, de montagnes enneigées, de cadeaux empaquetés et d’une nuit plus qu’étoilée. Un personnage de Père Noël, grossièrement reproduit, se tient debout à la gauche du lettrage tenant à la main une pancarte où figure la mention « Fait sans accord de la RATP ». Dernières touches apportées, les signatures, les dédicaces (aux amis proches, mais également à Gandhi, Martin Luther King et l’Abbé Pierre) et la date permettant d’authentifier l’œuvre comme étant le flambant résultat d’une escapade sauvage.

Pour la première fois en France donc, le grand public découvre un phénomène qui dès le départ, divise : il y a ceux qui s’émerveillent et qui y reconnaissent une habileté artistique, puis il y a ceux qui, choqués, se sentent provoqués et emprunt d’un sentiment d’insécurité. Si les réactions tendent le plus souvent vers l’incompréhension, les artistes reçoivent malgré eux une sollicitation grandissante de la part des galeries (Agnès b, Speerstra Gallery), des institutions (Palais de Chaillot, Centre Georges Pompidou), également d’entreprises marketing (exemple de la RATP) qui décèlent en eux les mêmes buts publicitaires. Mais la répression ne faiblit pas : en 1989 le graffeur Darco, très actif à Stalingrad, reçoit une peine de prison ferme et l’amende onéreuse de 750 000 francs après s‘être fait reproché par la SNCF de trop nombreuses fresques réalisées le long des voies ferrées d’Île de France (annexe 1). Condamné en appel à des travaux d’intérêt généraux, Darco se voit habilement invité par ses accusateurs à venir peindre de nouvelles fresques toujours le long des voies ferrées. Entre tentatives d’enrayement d’une pandémie à la limite

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de la démagogie et curiosité accrue pour ces nouvelles formes d’expression, les racines d’un débat se développent : celui

de l’ambiguïté d’une pratique qui s’exerce dans

l’illégalité tout en entreprenant le long chemin vers une reconnaissance de ses qualités esthétiques et artistiques.

Le continent européen désormais atteint, les protagonistes de l’Outside Art cherchent à se diffuser et à rendre possible la circulation d’images pour nourrir un mouvement caractérisé par une grande diversité des styles et techniques. C’est ainsi grâce aux efforts fournis dans la parution de fanzines, de livres dédiés puis des premiers réseaux sociaux que les artistes ont pu commencer à mesurer l’ampleur du phénomène.

1.2

La diffusion du graffiti et du street art : quelques repères.

a. Paris Tonkar, un premier ouvrage dédié au graffiti français. Fidèle à ses aspirations d’expansion et de visibilité totale, l’Outside Art et en particulier le graffiti, se doit à cette époque de trouver les moyens d’immortaliser les pièces réalisées, surtout de les diffuser à un large niveau. Il s’agit alors d’échanger plus rapidement des styles, des techniques, des exploits et une réputation, auprès de la seule mais néanmoins forte communauté graffiti.

Au début des années 1990, Tarek Ben Yakhlef et Sylvain Doriath, tout deux writers, prennent l’initiative de publier le premier ouvrage européen dédié au writing. Rapidement hissé au rang de référence, Paris Tonkar dévoile les premières heures devenues années du tag et du graffiti en France sur la période 1987 à 1991. Ces témoignages photographiques accompagnés de textes et d’articles, documentent avec précision une fastueuse époque. Les deux auteurs alors à peine âgé de la vingtaine, relatent les étapes successives de l’évolution plastique du graffiti, essentiellement parisien, en présentant les travaux de la première vague d’artiste. Des premières palissades jusqu’aux métros et voies ferrées, l’ensemble de la scène artistique graffiti parisienne semble être concentrée dans cet ouvrage. De manière concise, les styles et techniques y sont décrits et analysés, puis documentés à l’aide de photos ou de sketchs réalisés pour l’occasion. Les anecdotes occupent aussi une place généreuse, et donnent à comprendre les motivations

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principales des artistes, qui n’oublient pas d’évoquer les risques encourus. Ainsi les citations sont nombreuses et choisies avec soin. Et puisqu’il s’agit de les apprécier comme des artistes, Paris Tonkar soumet aussi les citations d’artistes majeurs de l’histoire de l’art (Matisse, Delacroix, Klee). La lecture semble d’autant plus plaisante puisque les auteurs s’emploient à utiliser un discours plastique poussé et réfléchi tout en prenant soin de ne pas occulter la puissance créative que procurent les contextes d’exécution. Enfin, quantité de noms d’artistes graffeurs apparaissent, ce qui est bénéfique à tout désir de postérité. L’ouvrage se veut également inspiré de l’initiative de Subway Art, évalué comme une véritable bible du graffiti américain. Habilement, Paris Tonkar estime la place du graffiti français à l’échelle internationale de manière à prouver qu’ici aussi, des styles et des personnalités écrivent de nouvelles pages à l’histoire du graffiti. Tarek Ben Yakhlef résume ainsi le contexte de création de l’ouvrage : « Le livre Paris Tonkar est avant tout un éclairage sur le graffiti parisien au début des années 90 ; nous n’avions pas l’intention de mettre tel ou tel crew en avant, mais l’envie sincère de parler du plus de monde possible… Nous étions jeunes, nous n’avions pas du tout conscience d’écrire un ouvrage culte»13.

b. Magazines et fanzines : maillons de la chaîne. L’ouvrage permet donc une immersion juste et authentique au sein d’une communauté à l’origine plutôt fermée mais pas forcément réticente à l’idée de faire partager un vécu, des idées et des talents. S’il peut être regrettable que les auteurs fassent eux même partis de cette communauté (susceptibilité de non-objectivité), ce premier essai ouvre la voie à d’autres initiatives du même genre. Pour preuve, ravi du succès immédiat réservé à Paris Tonkar, l’éditeur parisien Florent Massot se laisse tenter par l’aventure du premier magazine français spécialisé dans le domaine du graffiti. Baptisé 1Tox, le journal des cultures de la rue (ou Intox), il sera distribué dans les kiosques de France et de Belgique sur la période 1992 à mai 1993, et sa durée de vie s’étalera sur huit numéros seulement. On y retrouve justement Tarek Ben Yakhlef qui intervient dans la rédaction d’articles, aux côtés d’une équipe principalement composée de pratiquants (dont Boxer, membre du TCA et éminent graffeur, reconnu pour sa productivité sans bornes). De plus, le lancement en 1992 du premier numéro s’associe une exposition, « Paris Graffiti : 15 peintres» qui réunit des artistes américains et français sur les quatre étages de la rue Chapon à Paris. Tarek en réalise l’affiche et le carton d’invitation, et s’ajoute à JonOne, Jay One et ** 13

Boukercha K., Descente Interdite, Alternative Wasted Talent, p 59

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d’autres pour y exposer ses premières œuvres sur toiles. Des quelques témoignages existants, 1Tox a semble t’il réussi le pari de ravir son public et de créer un impact dans le monde du graffiti français. Si la plupart des lecteurs évoquent les couvertures soigneusement conçues à cette occasion par Bando (pl. V, ill.8), les BBC, Nasty ou les PCP, c’est également pour son ouverture sur d’autres prismes dont fait partie le graffiti, à l’exemple d’articles sur la Boxe Thaï, des artistes musicaux ou encore sur la culture CyberPunk.

Peu à peu et malgré les difficultés que représente la création d’un magazine, la machine est lancée et d’autres magazines, ou plutôt fanzines14, voient le jour. L’ambition principale reste d’informer la communauté graffiti de ce qui se déroule au sein des autres régions de France voir même d’Europe. Cependant, la possibilité de trouver ces mêmes magazines dans la plupart des kiosques du pays laisse entrevoir une volonté de toucher un plus large public également. Les budgets restant limités, peu de titres arrivent à subsister (400ml ; Xplicit GraffX ; Yours) tandis que d’autres tirent leur épingle du jeu : c’est le cas de Graff It ! Mag qui débute en 1994 sous la direction d’Olivier Jacquet, de manière rudimentaire et à faible tirage (500 exemplaires pour le premier numéro).

Désormais incontournable, son trimestriel a traversé les années pour devenir aujourd’hui une maison d’édition reconnue, Graff It Productions, spécialisée dans la publication d’ouvrages dédiés aux cultures urbaines (beaux-livres et deux titres de presse Graff It ! Mag et Blazing). Avec un accent mis sur la qualité d’impression et la variété des informations, les numéros se tirent à davantage d’exemplaires et gagnent un lectorat fidèle. Ce qui semble déranger, encore une fois, la SNCF, qui en 2003 s’engage dans une bataille judiciaire attaquant le rédacteur en chef et justifiant que ces publications (notamment des pages de trains) encouragent le passage à l’acte et la dégradation volontaire de son mobilier. Stupéfaction puisque c’est la première fois que la presse spécialisée en matière de graffiti est assignée en justice. Vécu comme attentatoire à la liberté de la presse, Graff It ! Mag obtient gain de cause après 3 ans de procédure, mais la situation laisse entrevoir le tabou du sujet. La Cour a statué en particulier à propos du support, concédant que le ** 14 de la contraction des mots anglais fanatic et magazine, désigne une publication de faible diffusion élaborée par des passionnés de science-fiction, de bandes dessinées, de cinéma etc

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magazine met en avant la peinture, et non pas le support. Seulement, la peinture sur train est réellement vécue et partagée comme partie intégrante à la culture graffiti. À travers ce procès qui précède celui de Versailles, Olivier Jacquet se réjouit d’avoir « voulu faire une défense du graffiti globale»15.

Plus récemment, le magazine français Graffiti Art Magazine (dès 2008) s’est globalement axé sur ce que ses propres rédacteurs ont appelés l’art contemporain urbain. Traitant de l’actualité internationale à travers diverses rubriques (marché de l’art, reportages d’expositions, agenda, nouveaux talent), le magazine propose pour la première fois une alternative à une presse plus communautaire. C’est ici, et grâce à l’évolution des mœurs envers l’Outside Art, une prise en considération d’un mouvement certes plastique, mais également en proie à des enjeux financiers. Ses membres fondateurs, Nicolas Chesnus et Samantha Longhi, visent alors une nouvelle catégorie de lecteurs, et principalement un public de collectionneurs et d’acteurs du mouvement. Avec une large diffusion (49 000 exemplaires) sur plus de 10 000 points de ventes (kiosques mais aussi lieux d’art, librairies spécialisées et galeries), Graffiti Art Magazine lance en 2012 un premier hors-série proclamé Guide de l’art contemporain urbain. Fort d’une qualité d’impression et accessible grâce à son bilinguisme français-anglais, cette parution apporte une autre vision des pratiques artistiques et urbaines, puisqu’il s’agit ici principalement de post-graffiti.

Le phénomène éditorialiste de l’Outside Art joue donc un rôle à part entière dans la diffusion tout comme dans la perception auprès de la communauté (elle s’engage à poursuivre la circulation des images), du grand public (qui devient curieux et fidèle à propos de cette culture) et des autorités qui y voit une énième provocation vandale, mais rarement artistique.

c. L’outil Internet, la révolution. La dernière étape du processus de diffusion de l’Outside Art concerne naturellement l’outil Internet à travers la naissance des premiers réseaux sociaux. Ainsi, il n’est pas difficile d’affirmer que dans ce domaine, Internet en a modifié les codes, tout comme il a permit d’établir de nombreux liens et ponts de communications entre pays, communautés et ** 15

Fontaine B., Graffiti, une histoire en images, éd. Eyrolles, Paris, 2012, p106.

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générations. Les professionnels et justement la presse, en tirent eux aussi des bénéfices, à l’instar de Graffiti Art Magazine qui réunit plus de 68 000 fans sur Facebook, 4 000 followers sur Twitter et 2 500 abonnés sur Instagram. Ainsi chaque acteurs de l’Outside Art, quel qu’il soit, a su s’approprier cet outil afin d’œuvrer à l’évolution des pratiques et de sa perception.

Les premiers à se servir du web sont évidemment les artistes eux-mêmes. Grâce à des sites entièrement dédiés comme aero.fr, le premier dans le genre, chacun poste la photo qui immortalise une pièce, après inscription au préalable sous son blaze. Le site veille par la suite à classer par départements et par ordre alphabétique les photos uploadées par les membres. Il n’y a pas de critères de sélection. Un forum de discussion et la possibilité de commenter les productions donnent l’occasion à la communauté d’exprimer un respect, ou parfois le contraire. Malgré les efforts fournis par les fondateurs d’aero.fr (constitué sous la forme d’une association), le climat régnant à cette époque est si néfaste qu’ils se retrouvent contraints de fermer le site (en 2004), de manière préventive. Parce que ses administrateurs diffusent en plus des fresques murales, des fresques réalisées sur des trains, la SNCF accélère la répression, tout comme Graff It ! Mag qui en fait les frais à cette même période.

Afin de ne pas briser cette dynamique d’échanges et de poursuivre ce début d’archivage, la communauté graffiti se réfugie auprès de la plateforme Fotolog, lancée en 2002 par les américains Scott Heiferman et Adam Seifer. Ce site web trouve son intérêt dans la publication de photos limitée à une par jour, et dans son partage auprès d’un réseau d’affinités. Il est également possible d’y poster un commentaire et d’émettre une recherche géographique ou d’un groupe en particulier. D’une utilisation relativement simple, Fotolog devient un véritable phénomène international dont de nombreux graffeurs s’empare jusqu’à devenir le réseau de référence dans le graffiti. Mais progressivement, les utilisateurs le délaissent, découragés par la restriction des publications et le déferlement de comptes indésirables qui en gâchent la navigation. Ils se tournent de nos jours sur le site flickr.com.

Mais Internet permet également de donner la parole à une catégorie que l’on avait jusqu’à alors un peu ignorée, celles des passionnés mais pas forcément pratiquants. Grâce à la création de forums participatifs, ils s’expriment, échangent et partagent autour de nouvelles pièces apparues ici et là à travers le monde, de nouveaux styles, techniques, à 25


propos d’artistes émergents ou pas. Surtout, ils participent à la progression de l’ensemble. Début des années 2000, la démocratisation de l’accès à internet, de l’appareil photo numérique et plus tard des téléphones portables dotés eux aussi d’un appareil photo, ont permis la multiplication d’initiatives actives. C’est le cas de forums tels que ekosystem.org (1999) ou 90bpm.net (2000), qui permettent non seulement d’entretenir l’actualité mondiale de l’Outside Art mais aussi de découvrir de nouvelles pratiques et enfin de libérer la parole. Créés par des passionnés pour les passionnés, le contenu se diversifie, des interviews d’artistes font leurs apparitions et un calendrier des évènements se crée. Pour ekosystem.org, selon son fondateur Eko, tout ce qui semble sortir du lot est bon à sélectionner: « le simple fait de peindre autre chose que des lettres, de ne pas signer son travail ou d’utiliser un autre outil que la bombe nous paraissait –de façon assez naïveincroyablement frais et inventif»16. Rapidement, à l’image des connexions internet qui progressent de plus en plus vite, le site engrange un chiffre impressionnant de visites et d’internautes participants aux discussions. En 2003, la galerie atteint le chiffre encourageant de 5 000 photos et Eko se réjouit de constater la propagation du mouvement que l’on s’aventure désormais à nommer street art. Grâce aux connexions de par le monde et aux récits, il est même possible de dégager des scènes particulièrement actives (Barcelone puis Berlin), des collectifs leaders (Woostercollective aux Etats-Unis ; Une Nuit en France) et l’émergence de tendances (pose de stickers ; retour du pochoir). Eko concentre son énergie dans ce site pendant une décennie et peut désormais se targuer d’avoir suivit l’ensemble du mouvement, agissant avec réelle passion. Incontestable point de ralliement entre des artistes (dont les parcours ne proviennent plus uniquement du graffiti vandale) et les amateurs, ekosystem.org continue cependant d’exister et de référencer un nombre impressionnant de peintures et d’exploitations de supports très variés, sur l’ensemble de la planète.

Forcément, la rapidité des échanges sur Internet et un accès encore plus démocratisé (baisse du coût des abonnements; propagation des connexions wi-fi ; accès désormais possible sur téléphone portable) pousse la communauté de l’Outside Art à s’inscrire sur le célèbre réseau social facebook. Ce site, outre la possibilité de poster vidéos, images, textes et ce sans limite, apporte essentiellement aux artistes une visibilité accrue. Pour cela, la simple création d’un compte « page » (anciennement « fan ») leur accorde une vitrine qui ** 16

blog.ekosystem.org/2010/04/10-years-of-ekosystem-org-part-13, consulté le 23/03/13

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grâce à quelques clics et selon le principe de propagation virale, peut rapidement devenir conséquente. Il est maintenant principalement question de créer le buzz, définit par le Larousse comme une « rumeur, retentissement médiatique, notamment autour de ce qui est perçu comme étant à la pointe de la mode (événement, spectacle, personnalité, etc.) ». S’il ne s’agit plus d’atteindre uniquement sa propre communauté, c’est aussi l’occasion de faire connaître son travail auprès du grand public tout comme toucher les galeristes qui semblent désormais y porter un regard attentif. La côte de popularité comptabilisée en nombre de j’aime, il reste cependant délicat d’affirmer que facebook est devenu un terrain de compétition entre artistes. Simplement, le principal réseau social a rendu les rapports plus faciles, et de faire connaître l’aspect exclusivement artistique de l’Outside Art (en effet, le partage de photos de trains par exemple, reste mineur) à monsieur-tout-le-monde. De là à conclure que facebook a contribué à faire évoluer les regards vers une meilleure estime du mouvement et de ses artistes, il n’y a qu’un pas.

II. L’O UTSIDE A RT : L ’ INSERTION SUR LE MARCHE DE L ’ ART . 2. Des ventes générales aux ventes spécialisées. De plus en plus productifs, les artistes du post-graffiti se retrouvent rapidement intégré au marché de l’art, ce qui inclus naturellement les maisons de ventes aux enchères. Les plus importantes (citons Sotheby’s, Christie’s, Bonhams en tête) comptabilisent dans leurs parcours, au moins une vente dédiée ou l’intégration d’œuvres issues de l’Outside Art dans des ventes classées « art contemporain ». Dès lors que ces structures ont admis l’existence d’une catégorie de collectionneurs, les regards des marchands d’art se sont tournés vers ces artistes, toutes générations, tout styles confondus.

1986 marque la première apparition du pochoir au sein des salles de ventes : c’est le français Jef Aérosol qui amorce cet événement lors de la vente « Les jeunes débarquent » sous le marteau des Maîtres Binoche et Godeau, à Drouot (Paris). Le post-graffiti quand à lui, s’invite chez Sotheby’s (New York) en 1988. Mais il faudra attendre la décennie 2000 pour que l’Outside Art mette définitivement un pied sur le second marché.

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a. Les maisons de ventes anglaises. L’Angleterre fait figure de pionnière puisqu’en 2003 déjà, la maison de vente Bonhams distille quelques œuvres classées Urban Art (dénomination originellement anglaise qui désigne le travail d’artistes issus de la rue sans faire de différence entre le travail effectué en intérieur/extérieur) au sein de ventes plus classiques. Projet initié par Gareth Williams, ce commissaire priseur fonde rapidement des convictions dans ce secteur qu’il juge très prometteur voir excitant. Le 5 février 2008, la maison saute le pas et se positionne en leadership en proposant la première vente aux enchères mondiale entièrement spécialisée. Parmi les artistes présentés, Bansky confirme son statut d’artiste anglais majeur avec des estimations largement dépassées (l’exemple de l’œuvre Kate moss réalisée en 2005, estimée au départ entre 20 000£ et 30 000£, adjugée à 96 000£, soit 110 886€ ; Pl. V, ill. 9). Son ascension sur le marché de l’art est à l’image du mouvement entier : fulgurante. Si bien qu’en 2011, le site Art Price le classe à la 90e place de son Top 500, grâce à un produit de ventes de plus 1,5M d’euros (représentant 83 pièces). Son record, en 2008 chez Sotheby’s, est stupéfiant : 1,87 M de dollars, soit environ 1,40 M d’euros. Évidemment, cette agitation profite également aux autres artistes pour qui les regards se tournent, leur permettant de revoir des estimations à la hausse. Les autres maisons de ventes ne tardent pas à emboiter le pas, à l’exemple de Dreweatts, qui grâce à Mary McCarthy, initie deux ventes annuelles. D’autres, comme Sotheby’s, Christie’s ou Philipps de Pury, présentent de l’Urban Art en y ajoutant des artistes stars de l’art contemporain tels que Murakami ou même Jeff Koons, qui passionnent les collectionneurs plus classiques. Cette stratégie semble avoir des répercussions sur le chiffre d’affaire global des ventes.

b. Les maisons de ventes françaises. Le reste de l’Europe, et du Monde même, n’échappent pas à la tendance non plus. La maison française Artcurial est l’exemple français. Elle est créée en 2001 par Nicolas Orlowski et Francis Briest, soit peu de temps après la libéralisation des ventes publiques (Loi du 10 juillet 2000) loi qui accepte l’entrée de maisons concurrentes sur le marché français. Le 30 octobre 2006 à l’Hôtel Dassault (Paris), la vente n°1106 cataloguée « art contemporain » intègre pour la première fois en France un lot d’œuvres regroupées sous l’appellation « Art Graffiti ». On y trouve ainsi les œuvres des américains John « Crash » Matos, Daze, JonOne et Futura, des tirages photographiques de Martha Cooper et quelques œuvres de l’allemand Darco. Ces œuvres, toutes en provenance d’une collection particulière, dépassent alors largement leurs estimations de départ. Pour preuve, l’œuvre du 28


peintre John « Crash » Matos, Movement n°2 (1989 ; pl. VI, ill. 10), atteint la somme de 13 565€ alors que l’estimation ne dépassait pas les 3 500€. Ce fut tout autant un succès pour le reste du lot, à tel point qu’en 2007, on confie à Arnaud Oliveux la direction du département Street Art. C’est à partir de ce moment que l’on initie une à deux ventes annuelles. Graffiti Art Magazine, très investi dans l’analyse des ventes aux enchères, reporte qu’en 2012, le chiffres d’affaires de la vente annuelle de la maison parisienne a franchi la barre du million d’euros, avec un taux de vente à 75%. D’autres maisons françaises, comme Cornette de Saint Cyr, Drouot et Leclere (Marseille), se sont elles aussi naturellement insérées dans la tendance, avec des ventes régulières et des adjudications sincèrement satisfaisantes.

La présence de l’Outside Art sur le second marché, dès la décennie 2000, s’est opérée de manière quasi-instantanée et plutôt solide. Grâce à des productions très diverses (peinture originale, sérigraphie, photographie, sculpture, customisation, installation), l’Outside Art est rapidement intégré comme n’importe quel autre objet du marché. Pour mieux comprendre ce processus, il y a nécessité à considérer les figures de commissairespriseurs qui brusquement, semblent s’être improvisés comme expert du mouvement, de ses artistes, des pratiques. Car l’Outside Art, s’il est appréhendé tel un mouvement primordial et comme partie composante de l’art contemporain, n’a pas encore réellement obtenu reconnaissance historique et institutionnelle, en grande partie à cause d’un manque de spécialistes en la connaissance de ces pratiques.

2.1

Une intégration dans les règles de l’art ? a. L’achat direct en atelier.

Le marché de l’art, et plus particulièrement celui basé sur les œuvres du second marché (signifiant des œuvres achetées par un privé et remises sur le marché pour la seconde fois), semble l’avoir bien assimilé. Galeristes et artistes relèvent de curieuses pratiques : face à une demande croissante, les commissaires-priseurs opèrent des stratégies d’achat directement à l’atelier de l’artistes, en se passant des intermédiaires, qui font vivre le premier marché donc. Certains de ces artistes n’ont pas même de côte, et n’ont pas encore exposés en galerie. Ce qui engage quelques fois des erreurs de sélection. Les conséquences sont les suivantes : créer des carrières d’artistes mais sans trop de convictions, et oublier les principaux critères de jugement : le talent, la longévité, la 29


pertinence de ses propositions artistique, la galerie qui le représente. Commissaire priseur en charge du département Street Art chez Artcurial, Arnaud Oliveux s’en explique ainsi : « Ici on joue un rôle, qui est celui de premier marché effectivement, on sert en quelque sorte de vitrine à ces artistes là. Mais ce fait est dû à la transformation des ventes aux enchères et du rôle des maisons de ventes. Les maisons de ventes font parfois le travail de défrichage que certaines galeries devraient faire, elles font découvrir des artistes aux collectionneurs et oui, jouent le rôle de premier marché»17. Cependant, le galeriste Willem Speerstra se positionne quand à lui, de cette manière : « C’est un vrai danger et pour le marché (dit premier) et pour la crédibilité de l’artiste jeté sans aucune protection dans les affres de l’offre et la demande. On peut le comprendre dans nos sociétés où l’argent tient un rôle prédominant. Mais ce qui est beaucoup plus gênant, c’est de voir un expert se transformer en galeriste le temps d’une vente. Un commissaire priseur manipule un nombre important d’œuvres, d’époques et de style. Ce qui peut être contraire à une connaissance approfondie d’un seul artiste ou d’un mouvement. À l’inverse de ce à quoi se prédestine un galeriste»18. La confrontation de ces deux avis semble mettre en évidence la course effrénée du marché de l’art envers l’Outside Art. Si les deux parties paraissent se défausser, c’est sans doute parce que la perte de contrôle est possible : en jeu, la crédibilité et la pérennité. D’où l’éventuelle nécessité de composer l’Outside Art avec le regard de spécialistes formés, insensibles aux sirènes du marché et loin de tout conflit d’intérêt.

Comme toute autre période de l’histoire de l’art, l’Outside Art s’est également confrontée à l’audace de faussaires qui récemment, ont distillés une poignée de faux tableaux au sein du marché de l’art. Graffiti Art Magazine reporte ces faits qui se sont déroulés en 2011 et qui ont concernés les artistes Crash, JonOne et Cope2. Ces pâles copies des originaux ont été découvertes une fois présentées dans les catalogues des ventes aux enchères des maisons françaises : vente Art moderne et contemporain chez Artcurial Deauville ; vente Tableaux, dessins, sculptures XIXe-XXe et contemporains chez CheveauLegers ; vente Art moderne et contemporain chez Cannes Enchères. Au delà de la malhonnêteté des faussaires dont la présence a toujours été plus ou moins accrue sur le marché de l’art, ce fait permet de souligner une précipitation de la part des maisons de ventes. Surveiller la provenance d’une œuvre, s’assurer de son authentification grâce à un ** 17 http://www.graffitiartmagazine.com/index.php?post/Vente-Artcurial-%3A-Entretienavec-Arnaud-Oliveux-(2/2), consulté le 15/05/2013 18 http://www.speerstra.net/willem.php, consulté le 15/05/2013

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certificat, se baser sur un réseau de professionnels consciencieux, autant de fondements légitimes et communs à tout autre mouvements. La vigilance devrait être redoublée également au vue de la présence d’œuvres revendiquées comme appartenant à la rue. Le britannique Banksy en a justement fait les frais.

b. La question du vide juridique autour de la propriété des œuvres. Il existe effectivement un vide juridique autour des œuvres issues de la rue, puisque n’ayant pas été réalisée dans le but d’une vente, il est donc impossible de l’attribuer à un artiste en particulier. Ce à quoi certaines maisons de ventes semblent être insensibles. Ainsi, il n’est plus rare désormais de retrouver des pans entiers de murs peints sous le marteau des commissaires priseurs. Le dernier exemple date du 27 juillet, date à laquelle l’œuvre du pochoiriste Banksy No Ball Game (2009) a été retirée de son mur, localisé à Tottenham à Londres. Les soupçons très vite confirmés, se sont tournés vers la société d’évènementiel Sincura Group qui souhaitait restaurer l’œuvre afin de la vendre aux enchères, prévue au printemps 2014 à Miami. Cette firme n’en est pas à son premier coup d’essai. En effet, en 2012 l’œuvre Slave Labour du même artiste située à Londres également (pl. VII, ill. 11), avait été enlevée et vendue aux enchères pour la somme de 678 000€. La négligence des maisons de ventes est donc réelle : à travers ces actes, elles participent à l’approbation d’une sorte de vandalisme gratuit d’une œuvre originale, de la dégradation publique, tout en soulevant le manque d’intérêt portée à l’attribution exacte de l’œuvre à tel artiste et l’histoire à laquelle elle est rattachée puisque faisant partie intégrante de la vie d’un quartier.

2.2

La sérigraphie, retour sur un phénomène.

Puisque ses sommes sont relativement accessibles au regard du reste du marché de l’art contemporain (60% des lots vendus lors de cette dernière décennie vendus sous la barre des 8 000€19), l’Outside Art se démarque dans les salles de ventes par l’étonnante diversité des supports et techniques présentés. Ainsi, la technique de la sérigraphie semble avoir repris une part importante sur ce marché.

** 19

« Le Street Art, un mouvement désormais mûr ? » Art Media Agency, AMA Newsletter 97, 11 avril 2013.

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a. L’origine de la sérigraphie. D’après diverses sources, la pratique de la sérigraphie (du latin sericum qui signifie soie) viendrait de la civilisation japonaise du XVIIIe siècle, alors que les principales techniques d’imprimerie étaient déjà développées en Europe et ce dès l’époque moyenâgeuse. Mais c’est au XXe siècle qu’elle s’immisce réellement sur le vieux continent (Samuel Simon brevète sa méthode en Angleterre, en 1907, à destination de papiers peints et tapisseries), puisqu’il a fallu attendre que le commerce du maillage de soie soit possible avec l’Orient. Les Etats-Unis s’emparent alors du procédé afin de le faire évoluer industriellement. Les sérigraphes étendent également son utilisation au domaine artistique (graphisme, publicité, lettrage) pour les célèbres résultats, les Campbell’s Soups et les portraits de Marilyn Monroe réalisés par Andy Warhol en tête.

La sérigraphie résulte à la fois des techniques du pochoir et de l’estampe. Avec cette technique manuelle, c’est la capacité à imprimer en exemplaires illimités une image grâce à un écran où l’on appose de l’encre. Le support peut varier entre le papier, le carton, le tissu, mais aussi le bois et le métal. L’écran dont il est question est fixé sur un cadre en aluminium et se présente comme un tissu au maillage plus ou moins tendu (polyamide et polyester). Les encres utilisées diffèrent selon le support, mais il s’agit généralement d’encres UV. La sérigraphie est réalisée par des professionnels, elle possède ses maîtres et des ateliers de renoms.

b. L’intégration de la sérigraphie dans le domaine artistique ; l’initiative de Picture On Walls. Dans le domaine artistique, ce procédé a été largement employé par Robert Rauschenberg, Andy Warhol et Roy Lichtenstein, rattaché au Pop Art américain. C’est sous leur impulsion que ces artistes poussent l’industrie à se perfectionner, notamment dans l’emploi de plusieurs couleurs ou dans la résistance des matériaux. La sérigraphie s’intègre rapidement dans un principe adaptable au marché de l’art : il s’agit de reproduire une œuvre en quantité limitée, numérotée et signée, et relativement moins chère qu’une œuvre originale (à partir de 30€). Les artistes de l’Outside Art (des horizons les plus variés) l’ont bien compris, c’est une opportunité pour eux d’atteindre une nouvelle catégorie de collectionneurs, aux bourses plus raisonnables. Internet a là encore joué un rôle capital puisque qu’avec le développement de l’achat en ligne, les ateliers de sérigraphie, certaines galeries et les artistes eux même via leur propres sites, en proposent l’acquisition. 32


La première initiative remonte à 2001 lorsque l’atelier anglais Pictures On Walls invite quelques artistes à héberger leurs productions, de manière à créer une alternative au circuit habituel. Avec un espace de vente basé à Londres, un site internet distribuant à l’international et un catalogue d’artistes réputés, les fondateurs peuvent se vanter d’avoir fait des émules, l’Europe et notamment la France en tête : Sergeant Paper et The Lazy Dog à Paris ; All Over à Lyon ; Monstershop à Montpellier ; GHP à Toulouse. Rapidement, les artistes développent un goût pour cet outil et comprennent l’impact que cela peut avoir sur leur carrière. Ainsi, nombre d’entre eux intègrent de cette manière les ventes aux enchères spécialisées.

Les maisons de ventes ne sont pas insensibles à ce qui est en passe de devenir une véritable mode. En effet, de plus en plus de collectionneurs se concentrent autour de cette forme d’art, au vu de la rapidité à laquelle certaines ventes (en ligne ou aux enchères) se déroulent. Cela permet de déterminer des artistes phares dans ce domaine. C’est le cas de l’américain Shepard Fairey, alias Obey, dont les sérigraphies s’arrachent malgré un nombre souvent élevé d’exemplaires (jusqu’à 400). Cet artiste connu du grand public pour son affiche illustrant Barack Obama pour sa campagne électorale de 2008, démontre un grand intérêt à la sérigraphie puisqu’il en présente très régulièrement sur son propre site (une à deux par semaine). Il occupe une place importante dans les ventes aux enchères de par sa présence et les adjudications qui lui sont pour la plupart du temps bénéfiques.

c. Quelques principes d’acquisition pour une sérigraphie. Si autant d’amateurs se tournent vers la constitution de collection de sérigraphies, c’est bien au delà de son prix accessible. Souvent un artiste ou une galerie lance à l’occasion d’un événement une sérigraphie, à l’exemple de la galerie At Down (Montpellier) qui a lancé la première édition de la collection, réalisée par le français Alëxone Dizac, disponible en 30 exemplaires sur le site. En plus de contextualiser un achat, le collectionneur a également la possibilité de lier une histoire avec l’œuvre puisqu’il lui ait souvent donné l’occasion de choisir le numéro de la série. Par ailleurs, il convient de rappeler l’importance qu’il faut accorder au nombre d’exemplaires : dans l’évidence, plus la série est limitée et plus elle a de la valeur puisque rare. Enfin, il arrive que certains

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artistes s’attachent à réaliser une rehausse à la main de manière à distinguer un exemplaire d’un autre.

La sérigraphie occupe manifestement une place conséquente au sein de l’Outside Art. Il devient effectivement de plus en plus rare de ne pas trouver dans l’œuvre entière d’un artiste, la présence d’une série de sérigraphie. Cependant, on note que ce procédé est essentiellement utilisé par une génération d’artistes plus récents. Les galeries même prestigieuses accordent autant de valeur à une sérigraphie qu’à une œuvre originale, à condition qu’elle soit extrêmement bien réalisée. C’est aussi un formidable moyen pour eux de toucher une catégorie de collectionneurs jeunes et financièrement pas encore prêts à l’acquisition de tableaux. Enfin, les maisons de ventes n’ont pas hésité longuement avant d’intégrer à leurs ventes des sérigraphies. Premier marché, second marché, rien ne semble empêcher l’évolution et la mise en place sur une longue durée de ce support désormais incontournable.

III. L’O UTSIDE A RT : L ’ APPUI DES GALERIES D ’ ART . Sous l’impulsion des galeristes basés à New-York tels que Sidney Janis ou encore Stefan Eins de la Fashion Moda, les artistes aspirent à faire évoluer les supports, les contraintes de productions et leurs carrières. Les objectifs de ces galeries pionnières dans la présentation du graffiti et de leurs artistes sont réjouissants et appellent à changer de regard : donner les clés d’une émancipation artistique à ces jeunes artistes, les amener sur d’autres terrains que ceux des métros et des terrains-vagues, faire connaître et évoluer la peinture graffiti vers des considérations nettement plus sérieuses (en témoigne l’usage du mot post-graffiti). En France, ce soutien revient à une poignée d’inébranlables passionnés, qui tentent aujourd’hui d’avertir sur la situation actuelle. Au cœur des débats, la disparité dans les soutiens apportés par le réseau des galeries d’art.

3. Les prémices d’un soutien des galeristes.

a. La première exposition : United Graffiti Artists. En décembre 1972, la Razor Gallery grâce à la volonté d’Hugo Martinez, sociologue à la City College de New York, se voit accueillir la première exposition graffiti. 34


Ce passionné propose la création d’un club d’artistes triés selon leur réputation dans le milieu, avec l’intention de canaliser des talents et des énergies vers une orientation tournée plus « Beaux-Arts ». Baptisée UGA pour United Graffiti Artists, le club offre des opportunités grandissantes et attirent progressivement le regard du marché de l’art, des professionnels du milieu ainsi que des journalistes : en 1973 paraît ainsi le premier article « The Graffiti Hit-Parad » écrit par Richard Goldstein pour le magazine new-yorkais Village Voice, reconnaissant ainsi peu à peu les mérites des writers au destin d’artistes. Un an plus tard, c’est Norman Mailer et son essai The Faith of Graffiti qui documente à l’aide de photographies, les prémices du graffiti new-yorkais. Autant de publications soignées et sérieuses, qui aideront à porter un regard autre sur ces jeunes artistes.

b. L’invention du terme Post-Graffiti. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que le Graffiti commence réellement à occuper les devants de la scène. En 1981, la Fashion Moda (tenue par Joe Lewis et Stefan Eins), puis la Fun Gallery (tenue par Patti Astor) ouvrent leurs portes (South Bronx ; East Village) dans l’espoir de légitimer et d’élever les œuvres de l’art graffiti au même rang que d’autres arts. Dans un esprit branché et festif les expositions, collectives dans un premier temps, s’attachent à y inclure les très reconnus Jean-Michel Basquiat et Keith Haring. Dans l’optique d’un discours savant et d’analyses historiques, un nom apparaît pour qualifier l’art graffiti sur le support de la toile : le Post-Graffiti. Inventé à l’occasion d’une exposition collective qui se déroule en décembre 1983 à la Sidney Janis Gallery, à l’initiative de Dolores Neumann, le terme avance l’idée d’une évolution dans l’art graffiti. Visiblement, il est envisagé comme l’établissement d’une direction, une progression esthétique, plastique voire conceptuelle du graffiti, mais loin des rues et des parois des métros. Sidney Janis affirme même l’important héritage artistique et culturel du mouvement Pop Art mêlé à l’Expressionnisme Abstrait. Pourtant, les critiques se montrent peu compréhensives envers cette nouvelle vision et finissent par enterrer l’art graffiti. Grace Glueck pour le New York Times déplore ainsi le passage de la rue à la toile : « Sur toile, certes, mais c’est toujours un outrage pour les yeux » 20. Il est rapporté aussi que le graffiti ne pouvait être qu’un phénomène d’ordre sociologique certes intéressant mais peu enclin à retenir toutes les

** 20

http://www.nytimes.com/1983/12/25/arts/gallery-view-on-canvas-yes-but-stilleyesores.html, consulté le 07/12/2012

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attentions, selon Kay Larson21. « C’est la forme artistique des gens pressés, qu’il s’agisse de artistes ou du public » rajoute t’il22.

c. L’introduction du Post-Graffiti en Europe. Cependant, les efforts fournis par les galeristes qui tiennent à jouer un rôle de conseiller, d’aide à la production et de tremplin, finissent par conduire à des évènements aux conséquences importantes : c’est ainsi que l’Europe, plus précisément les Pays Bas, affiche un intérêt plutôt fébrile envers ces nouvelles formes artistiques. Le premier galeriste européen à prendre la mesure du potentiel artistique des artistes américains est Yaki Kornblit, propriétaire d’une galerie à Amsterdam (ouverture en janvier 1983). Il expose les œuvres d’artistes tels que Blade, Dondi et Quik. Le Musée Boijmans-van Beuningen ainsi que le Groninger Museum, toujours aux Pays-Bas, vont se saisir de cet art novateur et participer à son développement auprès du grand public, grâce à des expositionsrétrospectives (respectivement en 1983 puis 1984). Modestement appelée « Graffiti », cette première exposition européenne, qui s’invite quelques mois plus tard au Danemark, met en avant les mêmes artistes présentés à la Sidney Janis Gallery. L’influence de Yaki Kornblit dans cette première initiative institutionnelle semble indiscutable. Le terme « post-graffiti » obtient reconnaissance et bénéficie d’un large emploi. Malgré l’étalage de critiques, il devient clair que l’art graffiti obtient peu à peu une reconnaissance internationale.

Yaki Kornblit, souvent épaulé du photographe Henry Chalfant, multiplie les voyages entre les Etats-Unis et le continent européen. Il donne l’impulsion tant attendue : faire rentrer des pièces historiques auprès de collections privées hollandaises. Un véritable noyau de collectionneurs (Henk Pijnenburg, William Speerstra) en provenance principalement des Pays-Bas, d’Allemagne et de Suisse, va se constituer, prenant alors le mouvement très au sérieux. Les répercussions sur les musées sont de taille : le Groninger Museum (Groningue) réitère l’expérience en 1992-1993 avec l’exposition « Coming from the Subway : New York Graffiti Art » et en profite pour acquérir des toiles de renom, comme Beyond the wall réalisée par l’artiste Blade en 1984 ou encore Mathematics de Dondi White. Comble de l’histoire, le post-graffiti perd progressivement de son aura dans ** 21 22

Larson, Kay « Post Graffiti », New York Magazine, 19 décembre 1983, p.83 ibid. p83

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son pays d’origine et les galeristes lâchent peu à peu leurs artistes. C’est ainsi que Blade s’est vu refuser de nombreuses peintures auprès de la galeriste new-yorkaise Barbara Gladstone, tandis que Yaki Kornblit se montre nettement plus intéressé. Désormais l’œuvre est accrochée dans la collection permanente du musée Groninger.

Si les Hollandais montrent des signes certains d’avant-gardisme dans les choix de soutiens artistiques, l’art Graffiti (toujours américain, pas encore de représentations européennes) obtient petit à petit une visibilité à travers d’autres pays : Italie (Galleria La Medusa à Rome ; Galleria Comunale d’arte modena à Bologne), Angleterre (Robert Frazer Gallery), puis France. L’enthousiasme de ce dernier se démarque puisqu’à cette même époque, la prospérité revient aux artistes de la Figuration Libre (que l’on associe volontiers au graffiti).

3.1

En France, l’exemple de la Speerstra Gallery.

a. Au commencement. En France, la pénétration de l’Outside Art dans le réseau des galeries d’art est le fruit d’une poignée de quelques passionnés seulement. L’une des premières initiatives provient de Willem Speerstra qui déjà en 1991, présente ces formes artistiques au sein de la galerie Michel Gillet dans laquelle il entre en tant que stagiaire (source 1). À la fois collectionneur et galeriste, Speerstra se consacre fidèlement à l’art graffiti et plus récemment au street-art, et défend très tôt un graffiti à la sincérité urbaine. Doté d’une connaissance accrue de l’ensemble du mouvement et de ses artistes, sa passion engage deux missions : le devoir de constitution, de conservation et celle de diffusion. Son expérience auprès de la galerie Michel Gillet sera preuve d’une première introduction du post-graffiti au sein d’une galerie en France : il y organise la première exposition de Chris « Daze » Ellis, un artiste américain à l’énergie picturale explosive (annexe 2).

2001 voit l’ouverture de la Speerstra Gallery au 4/6 rue du Perche à Paris, auparavant installée à Monaco (et ce dès 1984). Dans un contexte parisien où la municipalité engage une sévère campagne pour une ville propre, exposer l’art du graffiti et plus précisément le post-graffiti, relève d’un véritable challenge à la fois commercial et

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historique. En effet, les collectionneurs sont peu nombreux, et les regards ne posent pas encore une vision artistique. De plus, le début de la décennie 2000 se déroule sur fond de crise (chute des Twin Towers en 2001) et c’est donc l’ensemble du marché de l’art qui en subit les effets (principalement économiques). Le réseau de galeries spécialisées dans le graffiti et street art est alors plutôt maigre, mais c’est sans compter sur leur persévérance exceptionnelle et leur croyance. Ainsi, il parle d’être « investi d’une mission : celle d’ouvrir grand les yeux du public sur les œuvres d’artistes que je trouve d’une grande qualité et pouvoir être gratifié d’un bon retour»23.

b. Galeriste : un rôle à part entière. Au cours de ses six années parisiennes (la Speerstra Gallery étant désormais installée en Suisse, à Bursins, terre vierge de galeries spécialisées dans le post-graffiti ; pl.IX, ill. 14), Willem Speerstra impose une vision du rôle de galeriste qui fidélise aussi bien les artistes que les collectionneurs. Selon lui, c’est un « modèle à l’ancienne de galeriste », proche des « galeries old-school » comme il se faisait aux Etats-Unis. Tout l’enjeu, principalement envers la nouvelle génération d’artistes, réside dans l’apport du soutien à l’artiste, qu’il soit financier ou artistique (proposition de collaborations, d’axes artistiques différents, pour une évolution de carrière). Il avoue assurément rendre visite en atelier à ses artistes. Aussi, Willem défend l’idée d’un parcours d’artiste graffiti à différencier des autres artistes contemporains sortant des écoles des Beaux-Arts : il admet porter un regard sur la production antérieure et urbaine d'un artiste avant son passage sur toile, faire attention à l’esprit graffiti qui réside en ces artistes.

Fidèle à son rôle, il cultive aussi une certaine prise de risque lorsque nombre de galeries semble se contenter du minimum : en 2004, il propose à l’artiste graffiti américain Crash une collaboration artistique avec l’un des membres fondateurs de la Figuration Libre, Hervé Di Rosa. Le fruit de ce travail commun (« À quatre mains », 23 avril 2004 - 19 juin 2004) est une production de douze toiles déchaînées et désormais historiques (pl. VII, ill. 12). Ce genre de propositions découle d’une grande affinité avec les artistes et d’une profonde connaissance de leurs aspirations plastiques. Un autre exemple : Willem Speerstra, à force de conseils et de confiance, insuffle un tournant dans la carrière de ** 23

http://www.speerstra.net/willem.php, consulté le 22/04/2013

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l’artiste américain phare dans la scène française des débuts du Graffiti, Jonone. En 2005, poussé par son galeriste, Jonone travaille alors sans relâche autour de sa propre signature (pl. VIII, ill.13). Tandis que le grand public considère le tag comme une violence visuelle, les véritables all-over de cet « Urban Calligraphy » (titre de l’exposition, 06 juin 2005 – 28 octobre 2005) rencontrent un franc succès. Rapidement, l’artiste se voit courtisé par d’autres galeries parisiennes : galerie Magda Danysz; galerie Helenbeck ; galerie Lefeuvre etc.

Willem Speerstra tisse également des liens étroits avec les collectionneurs. Il leur apporte aide, confiance et conseils dans la constitution de leur collection. Sans le diriger, il place le rôle du collectionneur comme faisant partie intégrante du processus de l’évolution du mouvement et de ses artistes. Il propose, en écoutant ses désirs et ses goûts, de s’engager vers un artiste, un style, une période, une tendance en particulier. Il confie également n’essayer de vendre uniquement aux passionnés, ceux qui n’écoutent pas les sirènes du marché de l’art pour revendre l’année suivante. Conscient du phénomène de mode qui s’est construit récemment autour de l’Outside Art, l’ensemble de ses démarches ne se situent pas dans une volonté d’investissement économique. Il souhaite aider l’inscription de l’art graffiti et du street art dans un plus large mouvement, dans une histoire de l’art.

Opérant depuis le début pour l’amour de cet art longtemps incriminé, il se pose luimême comme collectionneur. Entamée en 1981 par son père, cette collection est l’une des plus importantes et des plus fournies, et se présente comme un témoignage fort des premières œuvres graffiti produites sur toile. Avec un incroyable chiffre (environ 300 pièces), la collection traverse les périodes jusqu’à nos jours, et se targue de conserver des pièces maîtresses de l’histoire du post-graffiti. Cet ensemble prend place à la Fondation Speerstra dès 2012, à Apples en Suisse. Dans une ancienne usine vaste de 1500m carré, la Fondation prend soin d’accueillir et d’éveiller la curiosité des publics. La médiation s’axe autant sur la diversité de techniques et des styles, que sur l’histoire des artistes et du mouvement, du contexte historique et social et aborde plus largement la question des rapports avec l’art contemporain. C’est certainement dans l’optique de développer ce genre d’initiatives dans le futur que Willem Speerstra conseille et accompagne les collectionneurs qui viennent acquérir dans sa galerie.

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Willem Speerstra travaille également dans l’optique de constituer un réseau de galeries aux mêmes aspirations, pour avancer main dans la main, ensemble, et œuvrer à la bonne marche du mouvement. Il cite volontiers l’action des galeries telles que Magda Danysz, Taxie Gallery avec Valériane Mondot ou encore de la Galerie du jour avec Agnès b., dont il sera question plus tard au sein de cette étude. Il enfonce également les portes lorsqu’il admet ne pas suivre le chemin des nombreuses galeries installées à Paris qui présentent du graffiti seulement parce que c’est tendance. Cet art, proclamé comme émergent et par conséquent facilement accessible financièrement, pousse des galeries à ne pas prendre de risques et à ternir sensiblement l’ensemble du mouvement. Les choix artistiques semblent suivre un esprit commercial avant tout.

c. À propos de la réception critique. Lorsque l’on aborde la question de la réception critique au moment où il a ouvert sa propre galerie, Willem Speerstra évoque l’existence de quelques publications le concernant (disponible en consultation sur son site internet) : « j’avais justement pas mal d’articles qui étaient tous positifs »24. Ainsi, des journaux tels que Libération, L’Express, le Figaroscope ou encore Midi Libre, annoncent les expositions ou autorisent Willem Speerstra a s’exprimer sur son rôle et l’état du graffiti au sein des galeries. D’autres articles issus de la presse un peu plus spécialisée ou axée sur les cultures urbaines (Blazing Magazine, Clark Magazine, Graff It ! Magazine et Graffiti Art Magazine) donnent la parole à des artistes représentés par la Speerstra Gallery. La plupart d’entre eux par ailleurs semblent manifester un plaisir certain à travailler avec lui. Les articles donnent également un aperçu des expositions in-situ et hors-les-murs, sans toutefois émettre une critique comme il est coutume de trouver dans le milieu de l’art plus classique. À cela, Willem Speerstra répond : « je fais en sorte de me protéger de ce genre de critiques »25. En effet, s’il ne craint pas de la recevoir, le galeriste sait comment éviter les erreurs, et comprend très vite l’inutilité d’exposer le même artiste chaque année (il cite l’exemple de Jonone, très productif). De plus, il semble faire l’unanimité même lorsqu’il se risque à présenter un médium différent (la photographie, avec Henry Chalfant, Maï Lucas) ou lorsqu’il fait confiance à un artiste en lui proposant sa première exposition personnelle en galerie (Thierry Furger, RosyOne, Nicolas Beaud, Scandal et son Concept Subvesif le « CS400 »). Si les succès commerciaux ne sont pas toujours au rendez-vous («Une petite année ou deux avant que je parte (…), ** 24 25

Source 1, interview de Willem Speerstra, p. 8 ibid p. 8

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c’était chaud, je perdais plus d’argent que j’en gagnais »26), le passage à la Speerstra Gallery dans la carrière d’un artiste semble être un tremplin sûr vers d’autres horizons, ou gage de qualité, de reconnaissance d’une maturité artistique.

Surtout et toujours à propos de la critique, Willem Speerstra soulève la question de l’impartialité de la part de Graffiti Art Magazine, unique magazine spécialisé, qui adopte l’appellation suivante : « le magazine de l’art contemporain urbain ». Il fait état de « rapports de copinage, de relations à entretenir », de sens à suivre pour éviter un éventuel évincement. Malgré quelques collaborations (Enquête sur les faussaires du mouvement graffiti27, Portrait de Willem Speerstra28), il montre des signes de soulagement à ne plus être associé à ces publications, et pointe du doigt les galeries qui contribuent à entretenir ce genre de relations. En effet, il insiste à démontrer les limites de ce fonctionnement susceptible de détériorer le sérieux du mouvement. De plus, le fait qu’il n’y ait aucune concurrence peut accentuer des propos lus comme un véritable dogmatisme. Ce à quoi Willem Speerstra rajoute : « Je pense que le mouvement pourra se passer de ce genre de magazines, chers, peu intéressants et peu objectifs. Internet, c’est le média d’aujourd’hui»29.

Néanmoins, il avoue le manque évident de personnalités critiques dans l’univers de l’Outside Art, regrettant l’absence de journalistes objectifs, capables d’analyses concrètes. L’exemple éternel des artistes influents et ceux un peu trop influencés au sein de l’histoire de l’art, se répercute évidemment dans l’Outside Art. Willem Speerstra cite alors l’exemple de Jonas qui copie tristement JonOne tant dans la signature que dans son nom. Pourtant, Jonas est représenté par une galerie (galerie Arista, Cannes) et se retrouve dans les maisons de ventes aux enchères. Ce qui revient à démontrer que de nombreuses sont les galeries prêtes à faire le choix du commerce avant tout.

Fort d’une personnalité de passionné, efficace dans ses choix artistiques et dans ses prises de risques (le pari suisse semble en être une énième preuve), Willem Speerstra est le garant d’une excellente présentation (au public, au collectionneur, à la presse) du post** 26

ibid p. 7 Longhi S., « Plus faux que nature ! », Graffiti Art Magazine n°14, Décembre 2011, p12 28 « Insiders », Graffiti Art Magazine, Hors Série n°1 « Le Guide de l’Art Contemporain Urbain 2012 », p32 29 Source 1, interview de Willem Speerstra, p. 8 27

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graffiti et du street art, réalisée certes à sa manière mais dans le respect entier du rôle de galeriste. Capable d’adopter une position concernant la place du graffiti, du post-graffiti et du street-art au sein de l’histoire de l’art (pour lui, sa place n’est plus à remettre en cause, et c’est un mouvement artistique à part entière, pensée partagée et soutenue par un autre galeriste, Philippe Lefèvre, fondateur de la galerie At Down à Montpellier), Willem Speerstra a marqué l’histoire de l’Outside Art au sein de la capitale française et certainement l’Europe entière.

3.2

Une disparité des soutiens.

L’introduction de l’Outside Art dans le réseau des galeries d’art françaises est donc le fruit d’une poignée de quelques passionnés, mais les disparités demeurent : certains dévouent leur vie à hisser ce mouvement quand d’autres envisagent le mouvement différemment.

a. La Galerie du Jour, Agnès b : un soutien affirmé depuis 1984. C’est le cas d’Agnès b et de sa Galerie du jour, située à Paris au 44 rue Quincampoix. Styliste de mode depuis 1975 et reconnue à échelle internationale, Agnès Troublé, plus connue sous le nom d’Agnès b, ouvre une galerie d’art contemporain en novembre 1984, faisant également office de librairie d’art. Elle y présente ses coups de cœurs, défend différents médiums et s’attache à mettre en lumière le travail d’artistes peu représentés ailleurs. Guidée par ses goûts et la volonté de se démarquer d’une galerie plus classique, Agnès b n’a pas hésité à franchir le pas lorsqu’elle a découvert la pratique du graffiti et plus largement, de l’art présent au sein de la rue. Ce n’est pas vraiment un hasard, puisqu’elle découvre le graffiti à ses origines, au moment où il inonde les rues et les métros de New-York. Mais elle assiste également à la naissance du mouvement en France, dès l’investissement des terrains vagues de La Chapelle et de Stalingrad, et les palissades des travaux du Louvre. Persuadée que « le graffiti n’est pas une pollution »30, Agnès b a su déceler très vite les aspects plastiques de chacune des interventions urbaines et l’énergie qui s’en dégage.

Consciente donc du talent de ces artistes qui s’affranchissent des lois, la styliste leur ouvre précocement les portes de sa galerie : 1986 avec l’exposition «Pochoirs» ; 1989 avec ** 30

Graffiti-Etat des lieux, dossier de presse, galerie Agnès b., Paris, 08.09.09 – 10.10.09

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la première exposition de l’américain Futura en France ; 1990 en invitant le crew français des BBC à peindre ; 1995 lorsqu’elle réunit Mode 2, Futura, Jay-One, JonOne, Sharp, AOne et Echo pour une performance-présentation de leurs travaux sur toiles ; 2001 lors d’une exposition collective historique où elle réunit des artistes aux horizons très variés (André ; Os Gemeos, Space Invader ; Zevs…). Autant d’évènements décisifs et absolument porteurs d’espoir qui ont contribués à dessiner le paysage de l’Outside Art au sein des galeries d’art.

Elle réitère quelques années plus tard, et présente ambitieusement en 2009 l’exposition « Graffiti : état des lieux » (du 08 septembre au 10 octobre, pl.), soit la même année que les expositions phares (« TAG au Grand Palais – La Collection Gallizia » ; « Né dans la rue – Graffiti » à la Fondation Cartier). La volonté première est d’attirer l’attention sur la grande diversité des formes, des styles et des aspirations des artistes, ici au nombre de trente. Fidèle à son habitude et visiblement respectueuse de l’aspect éphémère des œuvres de ces artistes, Agnès b propose ses murs pour la création d’œuvres in-situ. Elle encourage également l’exploration d’un maximum de pratiques : peinture (fresque, dripping), vidéo, installation, sculpture, dessin, performance. Par la même occasion, c’est une manière de respecter l’engagement qu’un galeriste entreprend dans la défense d’un art en particulier et de ses protagonistes.

Le soutien à ces artistes se manifeste par ailleurs dans le statut de la galerie : Agnès b a en effet opté pour la constitution de ses espaces sous la forme d’un fonds de dotation31. Ce statut est défini ainsi par l’État : « Le fonds de dotation est une personne morale de droit privé à but non lucratif qui reçoit et gère, en les capitalisant, des biens et droits de toute nature qui lui sont apportés à titre gratuit et irrévocable et utilise les revenus de la capitalisation en vue de la réalisation d’une œuvre ou d’une mission d’intérêt général ou les redistribue pour assister à une personne morale à but non lucratif dans l’accomplissement de ses œuvres et de ses missions d’intérêt général. »32Ainsi, les missions de la Galerie du jour diffèrent de tout autre galerie à vocation commerciale, où possiblement la rentabilité est inhérente aux choix artistiques. L’option pour ce cadre législatif empêche donc toute ** 31

Mondésir K., L’institutionnalisation de l’art urbain en France de 1981 à 1991, mémoire de M1 Histoire de l’art contemporain, Montpellier 3, 2012, p. 24 32 Extrait de l’article 140 de la loi n°2008-776 du 4 août 2008

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possibilités de bénéfices en incitant plutôt leurs réinjections dans les activités courantes de la galerie. Davantage qu’un rôle de galeriste, il semble celui être celui de mécène actif.

Agnès b, en véritable amoureuse de cet art, n’établit aucun doute autour de la créativité, de l’énergie et de la capacité à se muer (de la rue à la galerie) dont relève l’Outside Art. Elle offre justement la possibilité totale à ces artistes de s’exprimer et de travailler en continuité de leur art effectué dans la rue, leur offrant moyens de productions et écoute attentive à propos des anecdotes. De plus, elle s’engage à leurs côtés dès que ces derniers se retrouvent sous le coup d’affaires juridiques (le cas du tagueur O’Clock dont la caution de son arrestation à New York a été réglée par la styliste). Elle invite également chaque artiste sélectionnés au sein de sa galerie à collaborer avec la marque le temps d’une série de tee-shirts d’artistes, largement distribués dans chacune de ses boutiques. Tout en demeurant ouverte et admirative de l’essence même de l’Outside Art, c’est à dire sa visibilité dans la rue

Désormais discrète dans le domaine, elle n’en reste pas moins l’une des figures majeures de son introduction. Et si elle semble émettre une réserve à l’heure actuelle, Agnès b rappelle la nécessité de garder une vigilance concernant « la production faite pour le goût du jour et qui ne représente absolument pas l’essence du graffiti»33. Le galeriste Philippe Lefèvre de la jeune galerie At Down (Montpellier), fort d’une abondante connaissance dans le domaine, emploie quand à lui le terme de « traçabilité ». C’est une exigence selon lui que de respecter l’esprit du graffiti et d’entrevoir la crédibilité obtenue dans la rue. Et il convient de réaliser que ce n’est pas qu’une affaire de goûts artistiques, mais bien d’un œil avisé qu’il convient de se forcer à éduquer. Ce que nombreuses galeries d’art en France ne semble pas prêtes à s’employer à faire.

L’idée dans cette partie est de souligner et de rendre compte de pratiques encourageantes pour l’ensemble du mouvement (Speerstra Gallery ; Galerie du jour) mais également d’exercices peu séduisant dans la conduite d’autres galeries. Car bien évidemment, la part de celles ayant choisies de présenter l’Outside Art tout en surfant sur ** 33 « Insiders », Graffiti Art Magazine, Hors Série n°1 « Le Guide de l’Art Contemporain Urbain 2012 », p24

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l’énorme vague qui semble s’éterniser, est bien présente et parfois difficile à déceler si l’on y prête peu attention. Si critiquer ses concurrents est chose courante chez un galeriste, c’est aussi pour inciter à prendre du recul sur l’ensemble du marché de l’art, qui possède ses torts bien gardés.

b. Des intérêts différents. Les pratiques de certains galeristes peu soucieux d’inscrire sur le long terme l’Outside Art peuvent se révéler éventuellement dommageables. Comme tout domaine qui perce et qui prospère, des personnalités peuvent se saisir d’un opportunisme pour s’approprier un rôle, une fonction, une histoire. Selon Willem Speerstra, il va de soi que certaines galeries, pour la plupart établies à Paris, se sont découvertes une passion soudaine pour l’Outside Art, depuis que les ventes aux enchères hissent les œuvres graffiti à des rangs certes encore accessibles mais de plus en plus élevés. Ce phénomène semble commencer par l’intégration timide d’un ou deux artistes de références dans un catalogue d’artistes plus classiques puis, par la récupération d’artistes émergents sans trop prêter attention à la nature graffiti qui réside en eux. La dernière étape enfin est celle de se proclamer comme galerie spécialisée. Une méconnaissance de l’histoire originelle de ces pratiques, un désintérêt pour le passé des artistes au sein de la rue, une négligence des efforts liés au changement de supports et de contexte, une mauvaise introduction des aspirations des créateurs auprès des collectionneurs, autant de signes avant-coureur qui permettent de déceler un possible attentisme de certaines galeries. Il y a celles également qui se réfugient dans une absence de prise de risques dans les choix d’artistes, dans la proposition de nouveaux champs d’investigation, soulignant ainsi un soutien de surface. C’est donc plus sur une esthétique que sur un contenu que ces galeries souhaitent se positionner. Enfin, le travail de défrichage d’un nouvel artiste, d’un nouveau collectif ou d’un style, est semble t’il délaissé au profit d’artistes déjà bien ancrés dans le réseau.

c. Quelles conséquences pour le mouvement ? Les conséquences de ces agissements peuvent se manifester d’une part à travers la réception auprès du public : ainsi, si la médiation est mal abordée, il redevient facile de penser pour le public, que ces artistes graffitis se travestissent pour plaire aux galeries au détriment de leurs origines vandales. L’argent et la notoriété étant là les soit disant principales motivations. La méfiance du public peut être redoutable sur le futur de l’Outside 45


Art dans les galeries. Et au tour du mot « récupération » d’être proclamé haut et fort parmi les premiers acteurs et défenseurs d’un graffiti qu’il juge fait pour rester dans la rue.

D’autre part, les artistes eux-mêmes, s’ils baissent la vigilance envers leurs choix de galeries, peuvent se confronter à des discours pleins de perspectives mais très souvent éphémères. On leur fait miroiter un succès, un lancement de carrière. Mais « les artistes n’y sont pas pour grand chose » avertit Willem Speerstra dans une interview publiée sur son site34. Il apparaît alors nécessaire de rappeler que les artistes issus de l’Outside Art, de par leurs autodidaxies (pour une grande partie d’entre eux), peuvent être en effet ignorants des circuits officiels de l’art et du fonctionnement du marché. L’accès aux galeries d’art contemporain s’avère être relativement réservé à des personnalités issues des écoles d’art, sans vouloir évoquer pour autant leur classe sociale. Des deux parties donc, cela implique une compréhension mutuelle et une élévation des débats.

Enfin, cette même négligence des galeristes peut également se ressentir dans les relations entretenues avec les clients et collectionneurs. Leur attirance vers ces nouvelles formes d’art est grandissant et ce, depuis que les maisons de ventes ont multiplié les évènements dans le genre. Avec des sommes nettement plus accessibles que d’autres courants de l’art contemporain et une présentation comme un art émergent, les acheteurs ont tendance, qui plus est avec la crise de 2008, à se réfugier dans l’achat intempestif d’œuvres d’art. Les clients achètent une à trois toiles du même artiste dont la notoriété est plutôt réputée, pour revendre quelques mois plus tard. Ce n’est pas réellement une ambition de constitution de collection. Certaines galeries montre des signes d’encouragement vers un investissement dans les œuvres post-graffiti et street art, garantissant à leurs clients la possibilité de reventes fructueuses quelques mois après. De plus, elles ne semblent vouloir assurer comme unique conseil la valeur marchande de l’artiste et non pas forcément une valeur artistique.

À travers un rapide récit de l’introduction de l’Outside Art au sein du réseau des galeries d’art, l’étude soulève l’ambiguïté des relations qu’entretiennent les galeristes avec ce mouvement. Si le mouvement possède de fervents pourfendeurs, il semble faire face ** 34

http://www.speerstra.net/willem.php, consulté le 22/04/13.

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aussi à son contraire. Plus qu’une question d’appartenance à telle ou telle vision du rôle de galeriste, les artistes doivent pouvoir s’appuyer auprès de professionnels-passionnés, en vue de faire progresser les productions vers des œuvres capables de s’inscrire dans le temps, au sein des institutions muséales par exemple.

IV. L ES INSTITUTIONS MUSEALES ET L ’O UTSIDE A RT : STRATEGIES D ’ EXPOSITIONS . Manifestement, la présentation de l’Outside Art dans son entière diversité atteint différent niveau du monde de l’art, mais le plus difficile reste sans conteste d’intégrer celui des institutions muséales. De par leur aspect aussi bien politique que parfois élitiste, les musées et autres structures culturelles régies par l’État affichent une certaine réticence historique à l’accueil pérenne d’œuvres d’art produites par des artistes issus des milieux graffiti et street art. Au delà des problématiques qui s’attachent à s’interroger sur une méthodologie particulière visant à exposer ces arts sous leur meilleur forme, l’ignorance assumée de toutes parts dégage un certain paradoxe qu’il deviendra difficile plus tard de résoudre : si l’Outside Art développe des stratégies afin de s’adapter et d’intégrer le monde de l’art actuel, on lui reprochera une perte criante d’identité voir d’authenticité, tandis que s’il s’attache à demeurer dans un réseau plus marginal, on critiquera son manque d’ouverture voir un isolement. La place accordée à l’Outside Art au sein des musées est donc soumise à différentes conditions et sujette à des préoccupations qui semble être partagée autant par les commissaires d’expositions et directeurs que par les artistes eux même.

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«Graffiti Art » : premier exemple français d’introduction du graffiti au sein de l’institution muséale. Il existe des expositions présentant le graffiti et qui ont marqués les esprits. La

première initiative fût prise en 1989 par la Direction des Musées de France, alors que la politique culturelle d’un certain Jack Lang battait son plein.

a. Les fondations de l’initiative. 47


L’éternel débat de la Culture pour Chacun remis en jeu, il fût ici question de reconsidérer l’action culturelle en direction de publics écartés des circuits habituels, en revanche l’action des musées. Cette institution se devant à l’heure contemporaine d’être active et respectueuse des désirs des différents publics, un rapprochement avec les populations des proches banlieues fût donc opéré. Cette mission, conjointement menée avec l’association Acte II, a pour but de transformer l’institution muséale en terrain d’accueil et d’expérimentation, mais aussi de découvertes et d’échanges mutuels. En voulant apporter une aide concrète par l’apport de conseils et le développement de moyens techniques, la réalisation de ces actions se doit d’être entièrement accomplie par les populations ellesmêmes, de manière à présenter leur culture dans les conditions différentes. En effet, ici l’outil de communication privilégié et demandé est l’exposition en musée. La culture hiphop étant au meilleur de sa forme à la fin des années quatre-vingts, la Direction des Musées de France fait donc le choix de consacrer son énergie à ce qui préoccupe une partie de la jeunesse française.

Véritable état d’esprit et style de vie qui appelle à proclamer des revendications et à remplacer l’énergie négative en résolument positive, le mouvement hip-hop réunit en son sein les moyens d’expressions des cultures originelles black, afro-américaine et antillaise par la pratique de la danse, de la musique mais également des arts plastiques. Rapidement, la pensée s’internationalise grâce au groupuscule Zulu Nation qui fonde le mouvement en 1974 à New York. La vague arrive en France au début des années quatre-vingt et rencontre le succès auquel il était promis. Des émissions radios se consacrent à la musique grâce à la figure de DJ Dee Nasty notamment, qui officie alors sur Radio Nova, tandis que la télévision invite les acteurs du mouvement à représenter leurs idées sur les grandes chaînes nationales. Évidemment, les réticences sont patentes et nombreux sont ceux qui n’y voit qu’une mode passagère qui ne peut prendre son essor ailleurs qu’aux Etats-Unis, ce grand état au rouleau compresseur culturel impitoyable. Alors que les protagonistes clament haut et fort une reconnaissance sociale et culturelle qu’ils exigent pacifique et artistique, l’institution muséale ne pouvait qu’être attentive à ces revendications aisément assimilables à un discours. Un tribune leur fut donc offerte à la fois au Musée Bossuet de Meaux (77), à l’écomusée de Fresnes (94) pour ensuite atterrir au Musée national des Monuments Français à l’été 1991. Blanche Grimbaum, alors conservateur du Musée Bossuet de Meaux

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exprime sa mission ainsi : « Le musée aura plus de légitimité si les jeunes y viennent aussi, ça ne sera plus un club fermé »35.

b. Les étapes préliminaires : « Hip-Hop Dixit ». Entreprise en 1989 donc, l’opération entame sa construction en Septembre 1990 autour de trois grandes étapes : la réflexion au préalable, la mise en place d’ateliers, la réalisation de l’exposition. Le projet s’articule alors en deux parties : - « Hip-hop Dixit, le mouv’ au musée », intervention qui prend place conjointement à l’écomusée de Fresnes (du 8 juin au 15 septembre 1991) et au musée des Beaux-Arts Bossuet de Meaux (du 18 juin au 23 septembre 1991) sous la forme d’expositionsspectacles, - « Graffiti Art : artistes américains et français, 1981-1991 », exposition implantée au Musée National des Monuments Français de Paris (du 6 décembre 1991 au 10 février 1992).

Si cette dernière en constitue l’étape finale et la plus visible, un travail d’amont est mené par l’associaton Acte II, représentée par Rémi Cazalda (diplômé de l’école du Louvre, également ethnologue) et Didier Schwechlen (historien de l’art, spécialiste en art contemporain), qui engagent à cette occasion des jeunes issus des banlieues de la région parisienne, considérés alors comme de véritables B-Boys, acteurs de leur propres mouvement. L’association a déjà réalisé des projets d’envergure. Une recherche ethnohistorique est donc effectuée dans un premier temps autour des origines du mouvement Hip-Hop. Cette véritable matière première s’impose comme étant le discours initial avec pour intention de poser un cadre à l’ensemble des interventions. Une documentation conséquente est alors composée, aux supports variés et aux provenances autant publiques que privées. L’enjeu se compose également dans la volonté d’exposer autant des idées que des objets, la transmission des valeurs étant le plus souvent d’ordre immatériel. Le fruit de ces recherches tente de dessiner petit à petit un discours muséographique cohérent. Naturellement, sa construction s’impose à des contraintes de compréhension par tous et pour tous, mais également à l’assurance entreprise par les jeunes B-Boys qui s’exposent via cette opération délicate mais néanmoins ambitieuse, à légitimer ce mouvement en France. ** 35

reportage Fr.3, 1991. http://www.youtube.com/watch?v=LA0N02QZyfA

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Ces recherches et confrontations ont permis l’éclosion d’un discours muséographique qui s’établit autour de trois grands thèmes : - la présentation inhérente du contexte social, culturel et économique qui a vu naître le mouvement hip-hop, - la mise en avant des différentes formes de contestation et protestations des minorités raciales et sociales, - l’expression de ces mêmes revendications par des moyens artistiques et plastiques: la présentation du mouvement hip-hop.

Dans un second temps, le projet laisse place à la création et à la exploration active de ces pratiques par la constitution d’ateliers, au nombre de trois par musées (arts plastiques, musique, danse). Sont invités alors des jeunes musiciens, rappeurs, danseurs et graffeurs, afin de composer des équipes aux talents les plus variés. L’agence Banlieues Sans Frontières s’attèle également à proposer des contrats dits emploi-solidarité, en assurant un encadrement sérieux insufflé autant par des professionnels de la culture que par des leaders du mouvement. Il s’agit alors de former ces jeunes de banlieues à des compétences techniques dans le domaine du spectacle, de l’exposition ou encore du droit des associations. Cultivant cette idée de lutte contre l’exclusion sociale et culturelle, l’opération semble tenir toutes ses promesses lorsque les premières expositions-spectacles sont présentées, en 1991, simultanément à Fresnes et à Meaux.

c. L’exposition « Graffiti Art ». Ces deux étapes assurément complémentaires profitent à une troisième qui se pose comme la plus visible de l’opération : l’exposition « Graffiti Art : artistes américains et français, 1981-1991 », présentée au Musée national des Monuments Français au Palais de Chaillot, un espace de confrontation idéal pour une exposition d’art graffiti.

En suivant le discours muséographique qui se déroule en trois points, la première partie de l’exposition donne à comprendre le contexte de départ de ce mouvement en recensant les problèmes de sociétés auxquels les protagonistes faisaient face : le racisme ambiant, le dénigrement des cultures et des racines, un urbanisme vécu comme une 50


agression, des faits de violence, l’échec scolaire, les questions identitaires des jeunes issus de l’immigration. Matériellement, cela se compose d’interviews filmées des jeunes des banlieues d’Île de France, alimenté par des photographies et un décor peint de fresques graffitis, pour une scénographie au plus proche du quotidien vécu dans ces cités.

L’exposition continue ensuite sous un angle plus historique en faisant l’éloge des différentes formes de protestations des minorités raciales et sociales du globe. Ainsi se côtoient sous la forme d’un grand diaporama le pacifisme légendaire de Gandhi, les marches contestataires des afro-américains dans les années soixante, ou encore la fameuse Marche des beurs entamée en 1983. On quitte alors ces étapes préparatoires pour rentrer dans le vif du sujet, en passant dans un tunnel fictif qui imite le passage d’un train ou d’un métro. L’exposition semble vouloir se détacher des traditionnels murs blancs en invitant le spectateur de manière ludique à appréhender le cœur du mouvement.

La troisième et dernière partie de l’exposition s’applique à mettre en avant le travail artistique produit par l’expression de ces mêmes revendications. Ainsi, le discours s’attache à démontrer comment la création artistique devient vectrice de cohésion interne, catalyseur d’énergie positive. Grâce à une scénographie toujours en accord avec le sujet, l’exposition plastique se déroule autour de deux grands axes : la mise en lumière des grandes figures du mouvement, et la présentation des mois de travail collectif réalisé en amont avec l’opération « Hip Hop Dixit ».

Est donc présenté dans un premier temps 25 artistes américains et français (ces derniers au nombre de 7) ayant officié sur la période 1981 à 1991 et aux maturités artistiques différentes. Grâce aux collectionneurs hollandais qui furent les premiers à réunir des œuvres qualifiées de post-graffiti, les toiles gestuelles de Futura 2000, les recherches alphabétiques de Rammellzee, côtoient les autoportraits de Daze ou l’univers imagé de Crash. Des attitudes plastiques et des recherches de thèmes se dégagent rapidement : certains vont préférer produire un travail sur toile identique à celui qu’ils exécutent dans la rue sur les murs ou sur les wagons de métro (citons ici des artistes comme Blade, Zephyr ou Noc 167) tandis que d’autres vont profiter d’un passage à un support différent (culturellement noble) pour exprimer des aspirations esthétiques nouvelles (Futura 2000, Daze, le groupe des BBC par exemple). Ces aspirations prennent les formes différentes de 51


recherches gestuelles et d’occupation de l’espace maitrisé ou non, d’un passage à la figuration vers des formes nettement plus abstraites, d’un souci d’exécution plus lent et plus réfléchi,

de l’élaboration de successions de plans ou de juxtaposition d’images.

L’origine commune à chacun de ces artistes restant tout de même la pratique du bombage notamment sur les supports du métro, ceci semble être largement souligné à travers le respect dont a fait preuve le Musée National des Monuments Français en autorisant en son sein la présence d’une voiture de métro recouverte par les soins de chaque artistes exposés (pl X, ill 15). Par ailleurs, le Palais Chaillot offre un imaginaire fascinant grâce aux éléments architecturaux et les nombreux moulages de façades de monuments. La dualité légalité/illégalité sous tend secrètement l’ensemble de cette exposition.

Au delà d’une confrontation idéale directe entre art graffiti et culture classique, c’est aussi une confrontation entre les travaux d’artistes français et américains, ces derniers bénéficiant d’une large représentation au sein des collections permanentes des musées d’Amérique du Nord et d’Europe du Nord (Hollande, Allemagne, Belgique). Nos jeunes artistes français, constitués en collectifs (BBC, la Force Alphabétique et Basalt), présentent un art, une vision différente mais néanmoins encore admirative des old timers américains puisque c’est sur les pièces de ces grands noms qu’ils se sont inspirés à leur tout début.

d. La réception critique. L’exposition « Graffiti Art : artistes américains et français, 1981-1991 » se termine le 10 février 1992 sur des critiques et conclusions mitigées, toutefois encourageantes. Tout d’abord, elle permet à la France de se positionner pour la première fois sur l’art graffiti, qu’il soit reconnu ou en voie de reconnaissance. L’événement reconsidère l’action des musées envers des cultures ou des populations jusqu’ici ignorées, et profite de cette occasion pour repenser des méthodes muséologiques et des médiations différentes. Les implications de toute part et de toute hiérarchies ont également permis une retranscription fidèle du mouvement Hip-Hop ainsi qu’un affront du réel visiblement enthousiasmant. Toutefois, la réception de ce travail collectif long de dix-huit mois, démontre l’incompréhension de l’ensemble des français qui n’y voit là qu’un énième coup médiatique de la part de Jack Lang surnommé pour l’occasion « Jack le Rappeur ». On

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parle même de « racolage populiste par voie de démagogie esthétique »36, et l’on vient même à penser qu’ils déméritent une intronisation en tant qu’artistes. Lorsque la presse spécialisée en parle (Beaux-Arts magazine), elle propose ironiquement à la RATP d’envoyer au musée les rames de métros déjà graffées. La Cote des Arts y voit dans l’initiative « un mouvement de compréhension attentive »37(annexe 3). Cependant, seul Pierre Schneider, critique d’art à L’Express, reconnaît le fait suivant : « Ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance d’assister à l’éclosion d’un art »38. Qu’elle soit exprimée à travers la presse nationale, à travers la voix des conservateurs ou des institutions publiques culturelles ou encore par les français eux-mêmes, la critique semble traduire une incompréhension générale et un manque de conviction en l’expression esthétique du graffiti que le palais Chaillot s’efforce pourtant de mettre en avant.

Le propos est servi également par un événement qui marqua les esprits : celui de la station Louvre, vandalisée –pour la deuxième fois en 9 mois- dans la nuit du 10 au 11 janvier 199139. L’action de cette poignée d’audacieux est alors interprétée comme étant conjointe à l’officialisation de l’installation de l’art graffiti au sein d’une institution culturelle publique. On pointe alors du doigt le désir de dégradation volontaire de ces protagonistes provocateurs. Ce nouveau raid ne profite naturellement pas à Jack Lang qui reçoit rapidement les critiques de Christian Kozar, alors directeur du département Environnement et Sécurité de la RATP. Ce dernier souhaite dénoncer l’encouragement porté par les actions, et donc par le Ministre de la Culture, qui visent à officialiser le graffiti, avec pour conséquence de légitimer les activités vandales. On lui rappelle alors ironiquement ses élogieux élans de sympathie envers ces « merveilleux artistes » ou encore « jeunes créateurs pleins de talent ». La confusion est bel et bien là. L’irréfutable question du vandalisme vs art entre en jeu, posant ainsi les bases d’une réflexion sur une éventuelle séparation de ces deux visions (l’art et le vandalisme sont ils autonomes ou intimement liés ? jusqu’où la forme la plus anarchique du graffiti peut-elle être apprivoisée ?).

** 36

Laurent T., La figuration libre, Paris - New-York, Éditions Au Même Titre, 1999 Bonnardin S., « Un art venu du métro », La Cote des Arts, Janvier 1992. 38 ibid 39 http://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu01205/la-station-de-metro-louvre-estrecouverte-de-tags.html, consulté le 16/01/13. 37

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À propos de la réception critique établie sur cette première exposition de l’art Graffiti en France, le collectionneur Henk Pijnenburg relève une certaine indifférence des journalistes et des institutionnels : « ce qui frappe dans toute ces critiques, c’est que l’on parle rarement de la qualité des différents artistes. C’est le mouvement dans son ensemble qui retient l’attention et non pas les artistes qui l’ont lancé»40. Selon lui, c’est comme si le monde de l’art peinait à trouver l’attitude à adopter face à l’art du graffiti. Il appuie ce discours en rappelant un fait historique : il semble en effet que pour la première fois dans le domaine de l’histoire de l’art, le monde de l’art introduit des artistes à la peau noire. Ces derniers ne s’étaient pas jusqu’alors manifestés ni révélés aux yeux de tous, à moins que l’on ne leur ait point donné cette occasion. C’est ainsi que Quik (artiste américain, né en 1958) le rappelle à travers le titre de l’une de ses toiles réalisées en 1989 Graffiti – Black Men Creating Art History41. Un an plus tard, il réalise une autre toile au titre encore plus évocateur : What if Jasper Johns had been a Black Man ?!? 42 . S’il reconnaît une part de critique dans son œuvre, l’artiste Quik dit surtout peindre sur le racisme qu’il rencontre à la fois dans la société américaine mais surtout dans le monde de l’art. Loin d’un certain découragement, Quik aspire à continuer la pratique du graffiti à la bombe, la considérant comme « chose la plus importante dans sa vie »43. Fatalement, il constate que ce genre de découragement l’encourage à peindre encore plus intensément.

Si toutefois ces faits concernent essentiellement le territoire américain, il est probable que le mouvement européen en subissent également quelques conséquences des années plus tard, puisque les artistes issus du graffiti ne semble présenter que peu de points communs avec les artistes issus des Beaux-Arts. Tiraillé entre les questions d’art populaire et celles de l’influence américaine bien pesante, l’Art Graffiti en France, peine à s’installer dans le monde de l’art. Pourtant prometteuse, cette première initiative sera mis de côté par les institutions pendant quelques années, laissant une poignée d’artistes sur le carreau malgré la prolongation de leurs recherches sur toile. L’optimisme envers ce mouvement revient dans les années 2000, décennie décisive et totalement encourageante pour les artistes, pionniers comme novices. ** 40

Pijnenburg, H., du métro au monde de l’art, catalogue Graffiti Art – Artistes américains et Français, Musée National des Monuments Français, Paris, 1991. 41 Traduction de l’anglais : Graffiti – les afro-américains créant l’histoire de l’art 42 Traduction de l’anglais : Et si Jasper Johns avait été afro-américain ?!? 43 Interview de Quik, Coming from the Subway – Histoire et développement d’un mouvement controversé – New York Graffiti Art, VBI, Weert, 1992, p.229

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4.1 « TAG au Grand Palais – Collection Gallizia » : le parti pris du collectionneur. Clairement, les tentatives d’expositions de l’Outside Art durant les années 1990 ont été plus que discrètes, quasiment inexistantes. Ce n’est qu’à partir des années 2000 qu’en France, on présente une nouvelle fois le Graffiti puis le Street-Art, devant un public à la fois de passionnés et d’amateurs. Les deux expositions majeures dont il est question ici, insufflent à l’Outside Art une dimension renouvelée.

Si l’on remarque une nouvelle fois la suprématie de Paris et sa région, les lieux d’expositions sont toujours à résonance internationale et à la hauteur d’évènements prestigieux. En effet, l’Outside Art prend place chronologiquement au Grand Palais ( 8e arrondissement-2009), à la Fondation Cartier pour l’Art Contemporain (4e arrondissement2009), et plus récemment, au Musée de la Poste (15e arrondissement-2012). Ces choix impliquent donc, tout comme toute autre expositions artistiques, de sérieuses considérations : commissariat d’exposition, régie adaptée, médiation auprès du public, communication à grande échelle, relation avec la presse élargie et discours élaboré. Le reste de la France expose l’Outside Art notamment à Sète (Languedoc-Roussillon, et simultanément à Auberive, en Champagne-Ardenne-2007/2008), ainsi qu’à la Biennale du Havre (Haute-Normandie-depuis 2010). Autant de signes encourageants et d’occasions pour découvrir quantité de pratiques artistiques et de courants différents puisqu’entre temps, l’Outside Art s’est considérablement internationalisé. Cependant, les enjeux de l’institutionnalisation

progressive

de

l’Outside

Art

concentrent

des

efforts

de

compréhension et de tolérance mutuels tels, de manière à ce que ce processus se déroule dans le respect d’autrui.

Lorsqu’est annoncé l’évènement « Le TAG au Grand Palais – Collection Gallizia » (du 27/03/2009 au 26/04/2009), la France semble enfin vouloir s’orienter vers l’exposition d’un art omniprésent au sein de la ville. Jusqu’ici, les artistes de l’Outside Art ne faisaient parler d’eux au grand public qu’à travers les faits divers (procès de Versailles des graffeurs qui débute en 2002). Également, l’Outside Art et plus particulièrement le graffiti moderne, se développait sous la forme d’évènements à caractère davantage « récréatif » et au sein d’un cercle fermé (notamment autour du hip-hop) : jam, festival, 55


battle. Dépourvus d’ambition muséale et historique, ces évènements ont tout de même contribué à souder une scène graffiti forte notamment au niveau européen (festival Kosmopolite à Bagnolet par exemple, Meeting of Styles à Perpignan).

a. Le nom d’Alain-Dominique Gallizia. Le nom d’Alain-Dominique Gallizia apparaît en 2009 donc, au moment où il considère avoir « collecté » comme il aime le dire, assez d’œuvres graffiti pour les présenter au grand jour. Mécène de l’art graffiti et architecte de formation, il tient dès 2006 l’Atelier de l’Art Sauvage situé à Boulogne-Billancourt, où il invite des artistes du monde entier à produire, à dialoguer et à échanger dans le but de créer une émulation. La finalité est énoncée ainsi : « L’objectif, un peu fou, était de recueillir, le plus rapidement possible, une empreinte comparative, à la fois esthétique et historique, d’un mouvement culturel et artistique de dimension internationale»44. Rapidement, il passe commande à ces artistes de passage principalement sur le support de la toile jusqu’à pouvoir se considérer comme propriétaire d’une collection exclusive. Alain-Dominique Gallizia, même s’il ambitionne de réunir les plus grandes figures du graffiti international, assume choisir les artistes en fonction de leur personnalité et d’un feeling, et non pas forcément en fonction de leur art. Il assure cependant refuser la tentation de les vendre un jour où l’autre. L’engagement pris étant celui de faire tourner la collection à travers le monde.

Il explique également, à travers une interview donnée au magazine Connaissance des Arts-Hors Série consacré à son exposition, s’être attaché au caractère éphémère de cet art pratiqué en extérieur, ce qui le conduit désormais à vouloir l’inscrire dans une pérennité. Sa conviction va même au-delà, c’est à dire qu’il n’hésite pas à concevoir de nouveaux termes : art sauvage, pressionnisme, graffisme, bien qu’utilisés seulement par lui-même. Gallizia semble s’être saisi du fait de l’absence de discours théoriques et savants sur le sujet, allant même jusqu’à rappeler « qu’aucun historien d’art n’est encore spécialisé dans le domaine»45. S’il soutient que la puissance artistique du graffiti se doit d’être intégré à une histoire de l’art et se risque à des comparaisons avec des courants antérieurs

** 44 « Tag et Graff au Grand Palais – la Collection Gallizia », Connaissance des Arts HorsSérie n°392, 15.12.09. 45 ibid

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(l’impressionnisme par exemple), Alain-Dominique Gallizia reste cependant plus collectionneur et mécène que théoricien, n’ayant jamais rien écrit de scientifique à ce sujet.

b. L’exposition au Grand Palais. Pour son événement au Grand Palais, l’architecte a préféré bousculer les codes de l’Outside Art en imposant des contraintes particulières : la participation de chaque artiste contacté tient uniquement dans la présentation de deux toiles (180cmx60cm, soit l’espace vide à l’arrière de la voiture de l’architecte) accrochées bout à bout (censé évoquer le modèle réduit d’un wagon de métro). Sur la toile de gauche, il leur fût demandé d’élaborer leur propre signature. Sur celle de droite, il est question qu’ils donnent leur interprétation du mot « amour ». Au nombre de 150, les artistes viennent des quatre coins du monde et sont issus de styles et de générations différentes : les classiques américains (Taki 183, Mare 139, Rammelzee, Iz The Wiz, Quik, Blade, Toxic…), les européens réputés (Bando, Jay One, Tran, Shoe, Tanc, Skki…) et les artistes des pays peu représentés dans l’Outside Art (Nunca du Brésil, Aislap du Chili, Emi du Japon, Atome en Australie…). Réunies au sein d’un long hall aux pierres apparentes à l’étage, encore jamais ouvert au public, les œuvres sont alignées sur des rangées de 4 en hauteur, de manière très linéaire donc. Tantôt inspirés parfois déstabilisés par l’exercice matériel et temporel, ce qui ressort des œuvres apparaît finalement comme peu convaincant et de niveau assez inégal.

c. La réception critique. Il y a parmi ces artistes, ceux qui ont adorés le concept, ceux qui ont montrés des signes d’hésitation avant de s’engager puis ceux qui ont tout bonnement refusés. C’est le cas de Futura 2000, Lee, Mode 2 et du français Honet qui déclare par ailleurs au quotidien Libération : « Le tag au musée, pourquoi pas ? Mais ça dépend surtout de la manière dont on le présente. Là, je n’y vois aucune intelligence. On met en avant le collectionneur, enfin plutôt une personne qui a découvert le graffiti récemment et qui collectionne des noms. Il a imposé un thème, un format. L’exact contraire du graffiti»46 (annexe 3). Honet, figure reconnue du graffiti en France et en Europe, n’est pas le seul à s’élever contre un événement « culturellement morbide » pour reprendre les propos de Lokiss, autre artiste français. Très critique envers la collection et son propriétaire, Lokiss publie le texte intitulé ** 46

Binet S., « Paris du tac au tag », Libération, 27/03/2009, p. 23

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« Graffiti : une culture suicidaire », le 27 mars 2009, soit le jour même de l’ouverture de l’exposition47. Véritable missive et prise de parole où l’artiste défend sa propre vision du graffiti (« le graffiti est le champ d’action d’individus libérés des contraintes sociales et collectives »), Lokiss explique les raisons de son refus de participer à l’exposition : si l’on suit bien ses accusations, le graffiti ne peut se plier à des contraintes et au contraire même, s’affranchit de thèmes, de limites de support, de notion de propriété, de notion temporelle. Aussi, selon lui, le mot « amour » pourrait ne pas correspondre à l’essence même du graffiti, sa conception se trouvant à l’extrême opposé de l’amour (il parle alors d’arrogance, de mégalomanie, de quelque chose qui tâche ou encore de guerrier, et rappelle que cet amour ne semble pas partagé au vu des artistes en procès). N’hésitant pas à parler « d’imposture » et de « spectaculé » à propos de l’organisation de l’événement, Lokiss pointe du doigt une récupération calculée (« …un support matériel et temporel auquel il ne s’est jamais destiné, ça aide à la légitimer »), et une accaparation des mérites par l’organisateur lui-même (« Retour sur investissement évidemment désintéressé »). Enfin, s’il ne propose pas ou peu de solutions, le texte se conclue toutefois sur ce qui aurait pu être une confrontation intéressante, à savoir une interview vidéo entre les deux personnages. Or, Alain-Dominique Gallizia n’a pas souhaité donner réponse favorable à l’invitation lancée par Lokiss, malgré un accord de départ.

Le graffiti tel que le perçoit Lokiss est partagé par d’autres artistes, cependant, il est nécessaire de comprendre que le ton un tant soit peu agressif ne sert que peu leur cause. S’il faut reconnaître la part « anti-système » de l’Outside Art, l’objectif ici souhaite enrayer les risques d’une mauvaise présentation de l’ensemble de ces pratiques artistiques et démontrer qu’il est possible, dans le respect de certaines conditions, de l’exposer au plus près de la réalité.

« TAG au Grand Palais – Collection Gallizia » remportera le droit d’une prolongation d’un mois supplémentaire et l’occasion d’exploser les ambitions en matière d’entrées : en effet, l’exposition a pu compter sur plus de 80.000 entrées. Un résultat plutôt encourageant en quelques sortes. Relayée par des journaux nationaux (Libération; L’Express ; Le Point ; Les Inrockuptibles) , reportages à la télévision (France 3 National, Matinale de France 2) mais également dans la presse étrangère (Espagne ; Italie ; Etats** 47

http://www.emosmos.com/?p=79, consulté le 13/07/13

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Unis ; Brésil), la presse spécialisée a également accordé quelques unes de leurs pages à l’événement. C’est le cas de Beaux-Arts Magazine (Avril 2009-n°298) ainsi que de Graffiti Art Magazine (Mars 2009-n°6). L’effort reste tout de même timide. Beaux-Arts Magazine souligne dans son article sur deux pages, l’ambiguïté du milieu social dont provient AlainDominique Gallizia et son initiative qui tend à flirter avec l’embourgeoisement. Autre analyse marquante, celle des Inrockuptibles qui pose d’emblée la question suivante : « Reconnaissance ou non-sens ? »48. La journaliste Diane Lisarelli suppose ainsi que si les pages restent à écrire, le chapitre semble désormais bien entamé. En effet, la même année, la Fondation Cartier pour l’Art Contemporain ouvre pareillement ses portes à l’Outside Art, entre rétrospective et présentation des travaux contemporains.

Pour finir, l’action d’Alain-Dominique Gallizia se poursuit les années suivantes à travers différentes actions (vente aux enchères au Palais de Tokyo en 2010 ; réalisation d’une bâche muséale sur l’avenue Wagram à Paris en 2010) et expositions, cette fois ci de moindre importance (« L’art du Graffiti : 40 ans de Pressionnisme » à Monaco en 2011). Sa forte activité et réactivité, ainsi que probablement un réseau étendu et une capacité à convaincre un auditoire (à condition que celui ci soit novice), lui ont permis très récemment de prêter quelques œuvres de sa collection au Premier Ministre actuel, Jean-Marc Ayrault, pour un accrochage temporaire à l’Hôtel Matignon. Passionné et investi certes, son rôle de mécène et de collectionneur reste cependant isolé du reste du domaine de l’Outside Art, n’ayant a priori que peu de crédit auprès des galeristes mais également des artistes.

4.2 « Né dans la rue – Graffiti » : une rétrospective instructive mais insuffisante. Autre initiative, plus étonnante de la part d’une firme de luxe, celle de la Fondation Cartier pour l’Art Contemporain qui s’attache à mettre en lumière la genèse new-yorkaise du graffiti avant de déployer un aperçu de la vitalité de la scène contemporaine désormais mondiale. Baptisée « Né dans la rue-Graffiti » (du 07/07/2009 au 29/11/2009), la démarche diffère de l’exposition précédente dans l’orientation choisie. ** 48 Lisarelli D., « le street art rentre au musée », Les Inrockuptibles, disponible sur internet à l’adresse suivante : http://www.lesinrocks.com/2009/04/06/actualite/le-streetart-entre-au-musee-1142563/

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a. L’exposition à la Fondation Cartier. D’emblée, l’exposition occupe les vastes espaces de la fondation mais investit également la façade du bâtiment à l’apparente transparence (le flop argenté et démesuré du californien Amaze aux côtés des « éphémères » de Gérard Zlotylamien ; pl. X, ill. 16) ainsi que le jardin. La proposition de mise à disposition, boulevard Raspail, de palissades extérieures afin que chaque adepte de passage puisse créer, intègre l’idée de la part d’anonymat dans cet art. Les commissaires Leanne Sacramone et Thomas Delamarre, issus de milieu de l’art plus classique, se sont entourés d’Alan Ket alias Ket One, artiste américain né en 1978 actif sur le support train et très investi dans le domaine de publication de livres à propos du graffiti mondial. Son rôle de curateur encourage l’équipe de la Fondation Cartier à s’engager vers une légitimation du mouvement. Ket One s’est en partie employé à organiser l’aspect historique de l’exposition, autour de la localisation, de la collecte puis de la présentation des pièces majeures que l’histoire new yorkaise offre depuis les années 70. La partie historique commence au sous-sol et plonge le visiteur dans les ambiances des métro grâce à une scénographie étudiée : lumière sombre, éclairage cru, bande son sourde, hauteur des murs, tags et pièces graffées réalisées par ci par là. Cette section s’appuie sur une documentation en grand nombre et sous la forme de films, de photographies et de textes. Les témoignages autour des premiers pas du graffiti moderne se bousculent, et évoquent les motivations principales, les risques encourus, les anecdotes des sorties et l’organisation des communautés. Les nombreuses photos de John Naar, Henry Chalfant et Martha Cooper permettent de s’instruire à propos des premiers styles (du Wild Style eu Block Style en passant par le Bubble Style) et techniques et de s’étonner de l’intense productivité des jeunes américains. Des dessins préparatoires et les interviews donnent la parole à ces artistes tels que P.H.A.S.E.2 ou Coco-114 qui, grâce à leurs recherches formelles, ont permis une progression du graffiti vers de véritables codes esthétiques. La visite se poursuit au rez-de-chaussée où le commissariat d’exposition tend à montrer l’existence de liens entre le graffiti moderne et l’art contemporain. C’est un élan vers la modernité. Il s’agit réellement de mettre en lumière les talents émergents du monde entier. Pour cela, la scénographie adopte un aspect proche des cimaises des salles de galeries et musées, et les artistes sont invités à produire in-situ sur de larges panneaux rectangulaires dressés dans une grande salle lumineuse (pl.XI, ill.17). Parmi eux, l’inébranlable JonOne et son obsession pour la signature, l’inventif Barry McGee, le Chilien Basco Vazko, mais aussi Olivier Kosta-Théfaine,

Evan Roth et son étude 60


rétrospective alphabétique, Nug, et Delta, qui excelle dans l’esthétique quasi-futuriste en 3D. Il est question également d’aborder une mouvance graphique unique car propre à Sao Paulo, portant le nom de Pixaçao, lors de la projection dans une salle voisine du documentaire Pixo réalisé par Joao Wainer et Roberto Oliveira. Les deux réalisateurs ont suivis le quotidien de jeunes défavorisés de la mégapole brésilienne, véritables héros des temps modernes qui escaladent à mains nues les façades des immeubles les plus hauts afin d’y inscrire noms et revendications dans un style calligraphique particulier (lettres de l’alphabet très vertical et tranchées ; espace entre chaque lettres ; utilisation de la couleur noire ; outil bombe aérosol ou rouleau). Cris de révolte et cris du cœur, les sorties nocturnes de ces gosses de rue se déroulent devant les yeux ébahis ou effrayés de la population, ou agressifs de la part de la police. Les pixadores, s’ils sont loin de l’image que l’on peut se faire de l’artiste, rappellent que l’exercice du graffiti comporte aussi son lot de prises de risques voire de déraison, éloigné de toute préoccupations picturales. Et que le message et l’acte sont indissociables de cet univers. Les deux commissaires, à travers la présentation de documentaire, ont concrétisés cette découverte par l’invitation de Cripta, jeune artiste brésilien qui réalisa des pixaçao pour la Fondation Cartier.

b. Les choix entrepris. Si l’on n’attendait pas de la part de cette grande marque de luxe à la française la tentative périlleuse de l’exposition de l’art graffiti depuis ses débuts jusqu’à nos jours, « Né dans la rue-Graffiti » semble tirer son épingle du jeu par le soin apporté à une muséographie sérieuse voire élégante. Tout de même attentive à la nature illicite et vandale du graffiti, l’équipe affronte le défi de présenter les artistes fondamentaux tout en donnant l’occasion à des nouveaux artistes de s’exprimer et de s’essayer à un passage aux cimaises. Encourageant la connaissance de l’entière diversité existante, elle semble vouloir accompagner le public vers un nouveau regard de la ville, même si cette éducation de l’oeil semble s’être uniquement portée sur les racines du courant. En effet, rien ne semble vouloir aider à une meilleure approche, ou compréhension, du graffiti actuel, de plus en plus courtisé par l’art contemporain (à moins que ce ne soit le contraire). Tout comme l’indifférence portée aux artistes français pionniers qui ont permis de secouer le terrain parisien dès les années 1980 et qui n’apparaissent pas dans le circuit de l’exposition. L’écrin conçu par Jean Nouvel, audacieusement investi par quelques artistes, abrite certes la capacité d’offrir une large palette des styles et techniques employés, mais ne se risque 61


pas à aller plus loin dans son analyse et dans les confrontations historiques. Un effort particulier a également été donné à la publication d’un catalogue, préfacé par Richard Goldstein (auteur du texte « The Graffiti ‘Hit’ Parade » paru en 1973 pour New York, soit une première reconnaissance publique envers les artistes graffiti) et alimenté de photos d’archives de Martha Cooper, Henry Chalfant et Jon Naar. Contenant des entretiens avec les pionniers américains cités plus haut, c’est encore une fois l’occasion de parfaire sa connaissance des racines du mouvement graffiti depuis ses débuts. De fait, l’institutionnalisation (ici rappelons le, temporaire) de l’Outside Art se contient dans des paradoxes : exposer cet art pour une institution (qu’elle soit publique ou privée) revient à se confronter constamment aux dépits et réticences des spécialistes ou des défenseurs ; exposer son art en tant qu’artiste de l’Outside Art revient à se faire reprocher trop d’affinités avec un art dit « officiel ». Assurément, de notables évolutions sont palpables depuis la première exposition en date qu’était « Graffiti Art : artistes américains et français, 1981-1991 », notamment sur l’abandon de l’aspect « cohésion sociale », pour une meilleure considération plastique. L’Outside Art progresse actuellement vers une intégration davantage tournée vers la ville, en témoigne la Biennale du Havre qui depuis 2010, réunit l’art contemporain, la bande-dessinée et le street art et qui œuvre à redessiner les frontières graphiques afin de construire « la nouvelle scène de l’égalité ». La confrontation de ces trois domaines intimement liés, permet donc d’aborder de nouvelles questions (hiérarchiques ; historiques ; politiques) et surtout d’élaborer des nouvelles problématiques d’expositions (intégration dans la ville et au travers de son mobilier ; remise en cause du statut juridique de l’œuvre et du droit d’auteur ; nouvelle dimension temporelle). Construire des passerelles, interpeller sur la création la plus actuelle et sur la dimension performative de l’Outside Art, autant de possibilités qui donne à repenser le mouvement et à donner les clés à chaque artiste convié de s’exprimer comme il le souhaite. Pour l’édition 2012 baptisée « Les Bruits du Dehors », des œuvres ont été disséminées dans la ville portuaire du Havre ainsi qu’au Musée Maritime et Portuaire. Un rond-point, des places, des parvis, embellissement autour du parcours du tramway, décoration d’un bus et de ses abribus, structures gonflables, murs peints pour un parcours ludique et accessible à tous… des interventions partagées par un fort noyau dur d’artistes aux énergies différentes (Jace, Jeff Aérosol, Speedy Graphito, Above, Kiki Picasso, Mambo, Kashink…) comme le souhaitaient les commissaires de la Biennale. De plus, le Prix Partouche du court métrage expérimental (remporté par 62


Sweatshoppe pour « The Landing ») a permis à quelques artistes de montrer un autre aspect de leurs productions via le support vidéo, la rue devant être la seule contrainte du concours. En deux éditions axées sur le street art, l’équipe de la Biennale semble s’être rôdée aux problématiques propres à ce courant artistique. Plutôt plaisants, ces choix alternatifs bien qu’encore tatillons laissent envisager d’autres possibilités de champs d’actions institutionnels.

4.3 Les institutions muséales et l’Outside Art : stratégies d’expositions. Jusqu’à maintenant, l’Outside Art dans l’entière diversité de ses pratiques, ne semble être présenté qu’au travers d’évènements provisoires. Justifier la temporalité naturelle des œuvres graffiti et street art ne peut cependant être tangible : que penser de tous ces artistes qui souhaite offrir la postérité à leurs œuvres, qu’elles soient situées en intérieur ou en extérieur ? Pourquoi donc l’Outside Art ne pourrait envisager d’entrer dans des collections permanentes, publiques, et soutenues ?

a. Rappel des missions d’un Frac. En France, le soutien à l’art contemporain existe notamment grâce au réseau des Fonds Régionaux d’ Art Contemporain (FRAC), établissement public de coopération culturelles considérés comme des associations Lois de 1901. Cette initiative lancée une fois de plus par Jack Lang, Ministre de la Culture et de la Communication en 1982, œuvre en collaboration avec chaque Régions à diffuser largement la création la plus actuelle sur l’ensemble du territoire. Au nombre de 23 et grâce aux subventions assumées par moitié par l’État et la Région, chaque FRAC développe un projet artistique et culturel mené par son directeur. Certaines structures ont préféré spécialiser leur collection sur un médium ou un style particulier.

On compte trois formes principales d’actions : - L’acquisition d’œuvres représentatives de toutes formes de création contemporaine sur le plan régional, national puis international. Inaliénables, ces achats sont issus d’une politique mené conjointement par le directeur et son Comité Technique d’Achat qui fixe les orientations d’acquisitions et conclut l’entrée d’une nouvelle œuvre dans la collection. Ce même comité est constitué de conseillers aux Arts Plastiques de la DRAC concernée, de professionnels de l’art contemporain d’horizons artistiques divers et également de critiques 63


d’art. Toutes décisions doivent être validées au préalable par le Conseil d’Administration composé du Directeur du FRAC et de membres de droit et de personnalités qualifiées. - La diffusion la plus large de la collection grâce à des systèmes de prêts et dépôts et par l’organisation d’expositions monographiques, collectives, thématiques dans la plus grande diversité des structures (musées, centres d’art, espaces municipaux, écoles d’art, établissements scolaires, universités, monuments historiques, parcs, associations de quartiers). Les FRAC se nourrissent également d’échanges entre régions. La diffusion de ces collections est également permise grâce à la publication de catalogues assurée par certains FRAC. - La sensibilisation et la formation du public le plus large à la création contemporaine, par l’accompagnement du visiteur dans des visites guidées et la réalisation de documents susceptibles de l’aider à la compréhension de certaines œuvres. Cette médiation s’organise également autour de débats, de conférences, d’ateliers en collaboration avec les artistes et des enseignants, notamment grâce à l’équipe de médiateurs mis à la disposition du public.

Le rôle des FRAC est d’une valeur saisissante au regard de l’histoire : au delà de la représentation des nouvelles tendances artistiques, les collections publiques contribuent ainsi à construire le patrimoine culturel français et les chiffres rappellent qu’ils se posent comme acteurs essentiels de la politique d’aménagement culturel : le rapport publié par la Fondation iFRAP parle ainsi de 146 000 œuvres, hors musées, dans les collections publiques. Par la gratuité des manifestations et les ambitions de réductions des inégalités géographiques et sociales, l’accès à l’art le plus contemporain se veut désormais facilité, malgré une fréquentation plutôt modeste toujours selon le même rapport. Ce dispositif rappelle donc que l’État se pose naturellement comme le premier mécène de l’art contemporain.

b. Questions adressées aux directeurs de Frac. Dans le cadre de cette étude, les rapports entretenus entre les dispositifs des fonds et le phénomène graffiti et street art se doivent d’être mis en lumière. Après quelques recherches, il a fallu se rendre à l’évidence : ni le FNAC ni les FRAC n’ont encore souhaité intégrer au sein de leurs collections des œuvres d’artistes issus de l’expression graffiti ou street art. Ce qui pourtant semblait être une mission primordiale (l’acquisition d’œuvres 64


représentatives de toutes formes de création contemporaine), le manque d’intérêt pour les artistes et leurs productions pratiquées aussi bien à l’extérieur qu’en atelier classique tend à freiner la considération de l’Outside Art.

Cette discrimination ne pouvant rester sans justifications, la nécessité d’interroger les directeurs de ces structures à échelle régionale s’est naturellement imposée. Contactés par mail (source 2), il leur a été proposé de répondre à quatre questions qui incitent à faire un état des lieux des relations entre FRAC et Outside Art : - Le monde de l’art s’agite actuellement autour du graffiti et du street (multiplication des galeries spécialisées et des ventes aux enchères, publications consacrées au phénomène dans les magazines beaux-arts, croissance des expositions). En tant que directeur d’un FRAC et acteur majeur de l’art contemporain en France, y êtes-vous sensible ? Quelle est votre position à ce sujet ? - Si l’on saisit bien les missions d’un FRAC, nous devrions donc trouver dans au moins une structure, la présence d’œuvres d’art issues du graffiti et du street art. Pouvezvous me le confirmer ? Dans le cas contraire, l’avez vous déjà envisagé ? - Aux Etats-Unis, le graffiti est entré dans les collections muséales, et les institutions reconnaissent peu à peu leurs propres pionniers. Selon vous, qu’est ce qui pourrait faire changer d’avis les institutions françaises ? - Enfin, comment percevez-vous les perspectives d’évolution des rapports entre les FRAC et le graffiti et le street art ? Est-il possible de douter encore longtemps de la dynamique de ce mouvement pictural et culturel qui existe depuis les années quatre-vingts en France ?

Ce questionnaire a donc été transmis par mail ou par formulaire de contact à exactement à dix Frac correspondant aux régions suivantes : Aquitaine, Bretagne, FrancheComté, Lorraine, Pays de la Loire, Provence-Alpes Côte d’Azur, Midi-Pyrénées, Nord-Pas de Calais. Un entretien avec Monsieur Emmanuel Latreille, actuel directeur du Frac Languedoc-Roussillon, a été sollicité afin de récolter un avis plus approfondie sur l’ensemble de ces pratiques mais également sur la scène graffiti et street art locale.

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c. Quelques éléments de réponses. Seuls Monsieur Olivier Michelon (Les Abattoirs/ Frac Midi-Pyrénées) et Madame Béatrice Josse (Frac Lorraine) ont bien voulu s’exprimer sur le sujet (source 3). La requête formulée auprès de Monsieur Latreille n’a pu aboutir au vue de la justification suivante : « Malheureusement, je n’ai pas grand chose à dire sur des pratiques artistiques que je connais mal. Avec mes regrets»49.

Les réponses fournies, bien qu’insuffisantes pour en tirer une conclusion définitive, ont malgré tout permis de dégager la position adoptée par les Frac. Clairement assumée, cette position est celle de l’ignorance, voir même du rejet de ce qui a trait à l’Outside Art. L’incapacité de répondre ou encore le refus témoignent tout autant de l’orientation choisie. Plus étonnant même, l’explication de Béatrice Josse qui reconnaît une discrimination latente dans les collections françaises envers l’Outside Art, admettant ainsi un intérêt plus fort et à juste titre pour d’autres discriminations, plus précisément « celle des femmes et des artistes issus de civilisations non-occidentales »50. Cet aveu du désintérêt de la part des Frac laisse éventuellement envisager une hiérarchie dans les médiums, les genres et un tri parmi les artistes.

Olivier Michelon semble toutefois vouloir envisager une autre vision, celle de l’intégration de l’expression graffiti « dans le domaine de l’illustration ou du design graphique » 51 . Bien que discutable, cette proposition s’attache à mettre en valeur les qualités esthétiques, seulement, c’est ignorer que l’Outside Art se compose de biens d’autres propriétés encore (aspect performatif ; œuvres à double sens ; exploration de cultures et intérêt pour traditions ; recherche perpétuelle d’interaction avec environnement urbain et spectateurs, et ce même en galerie ; exploitation de supports les plus divers). Il va de soi également de rappeler que les domaines de l’illustration comme celui du design graphique sont à priori des disciplines à vocation professionnelle aux objectifs bien précis et peu autonomes bien que créatifs.

** 49 50 51

Source 3 Source 3. ibid.

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Le directeur du Frac soulève aussi une interrogation récurrente à propos des artistes issus de l’Outside Art : en effet, il est coutume de les associer à une certaine marginalité artistique de par certains caractères autodidactiques, et en apparence un rejet de tout ce qui peut être institutionnel. Olivier Michelon le formule ainsi : « Une institution patrimoniale doit-elle forcément courir après ceux qui veulent lui échapper ? »52. Certes, l’Outside Art semble s’être développé en marge des circuits habituels du monde de l’art, mais ce n’est pas pour autant que ses protagonistes aspirent à rester cloisonnés dans un même univers : en témoigne leur abandon progressif de l’utilisation du terme de « graffeur » ou « street artist » au profit du simple terme « artiste », ou encore la multiplication des exemples américains où les institutions considèrent les artistes dans l’ensemble de leur parcours, qu’il soit connoté en extérieur ou en intérieur. Tout porte à croire qu’une confusion endiguée dans des clichés mais surtout qu’une méconnaissance mutuelle des deux univers freine un élan d’évolution, de dialogues et des mises en commun de recherches, pour le bénéfice de l’art en général. Demeurant dans un discours passéiste, Olivier Michelon termine le questionnaire en concédant « la vitalité de cette scène » tout en s’interrogeant sur les bienfaits d’une introduction de ces pratiques au sein « d’un espace clos, protégé »53. À propos de la problématique de décontextualisation , la galeriste parisienne Magda Danysz répond ainsi : « Quand on organise une exposition, que ce soit en galerie, en musée ou ailleurs, l’idée n’est pas de rentrer ce qui est à l’extérieur, ou de le décontextualiser, c’est plutôt de proposer à l’artiste de s’exprimer dans d’autres environnements. Est-ce qu’il y arrive, est-ce que le lieu qui le présente lui en a donné la possibilité, ou au contraire l’a contraint de singer quelque chose ou ne lui a pas permis de s’étendre ? La question est plutôt là»54. Magda Danysz revient donc sur une question qu’elle juge compliquée, et tient à rappeler que ce débat doit être partagé avec l’artiste, dont lui seul détient la volonté ou pas de s’imposer d’autres contraintes. Elle ajoute : « En tant que galeriste, et je pense que c’est pareil pour une institution, le maximum qu’on puisse offrir est un rôle de conseil »55. Cela semble donc une réelle mise en perspective d’une démarche artistique à considérer dans un ensemble. Enfin, Olivier Michelon en répondant aux quatre questions par des questions, paraît montrer des signes de faiblesse voir un certain désarroi puisque peu habitué à être interpellé au sujet de l’Outside Art. Emmanuel Latreille a préféré esquiver l’exercice en avouant sa méconnaissance du sujet. ** 52 53 54 55

ibid. source 3 Magda Danysz, Arts Magazine Mai 2013, n°76, page 69 Magda Danysz, Arts Magazine Mai 2013, n°76, page 69

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d. Conserver l’Outside Art dans les collections publiques. En définitive, l’Outside Art n’a pas et ne semble pas prêt à avoir une place accordée au sein des collections publiques gérées par les Frac. Pour étayer ce propos, les lettres de retour présentes en annexe (2005-2006) et fournies gracieusement par Philippe Lefèvre, (propriétaire de la galerie At Down-Montpellier ; annexe 5), témoignent de ce refus de prise de connaissance et d’intégration. Ici Philippe Lefèvre, de son œil visionnaire, présente la démarche artistique de Mist (productions extérieures et travail en atelier) aux différents comités d’acquisition parmi 9 Frac de France.

Mist, artiste français né en 1972 à Paris, est actif depuis le début des années 1990, tant dans la pratique du graffiti que du travail en volume. Après de longues années de recherches et d’exploration alphabétique, Mist propose de s’insérer dans des compositions abstraites grâce à sa maîtrise de la peinture acrylique et de la bombe. Avant-gardiste puisque productif sur toile depuis les années 1990, il flirte avec la peinture contemporaine à la différence qu’il ne quitte pas des yeux l’esprit et la technique graffiti, l’influence urbaine. Avec une identité propre à lui et aisément reconnaissable, un travail en atelier conséquent, de fortes affinités et collaborations artistiques développées, une carrière reconnue à l’étranger et une influence sur la jeune génération sans conteste, Mist réunit non pas des conditions, mais des vertus qui méritent que l’on s’y intéresse. Depuis son atelier basé à Montpellier, ville traditionnellement peu rattachée au domaine des arts plastiques, Mist consacre pleinement son temps à la peinture. Visiblement, malgré les efforts vains de Philippe Lefèvre, la méfiance des Frac (et plus dommageablement du Frac LanguedocRoussillon) perdure (source 4 à source 12). Afin que cet artiste obtienne reconnaissance régionale puis nationale, les champs de soutiens restent cependant encore nombreux, et ces tentatives sont toujours d’actualité.

Il est donc envisageable de la part d’une institution publique comme les Frac, de s’axer premièrement sur le soutien aux artistes régionaux capitaux comme le prévoit l’une des trois missions, à l’instar de n’importe quelles autres artistes issus d’autres pratiques. Par dessus tout, l’urgence paraît être celle de l’établissement d’un dialogue afin de parvenir à une entente mutuelle susceptible de débloquer des situations. Évidemment, l’enjeu se trouve également dans une médiation auprès d’un public encore ignorant de la diversité 68


artistique. L’intention de dépasser les préjugés, d’ouvrir les champs d’investigations plastiques mais surtout d’éduquer l’œil à cette création contemporaine en perpétuelle évolution peuvent tout autant rentrer en jeu dans les perspectives d’avenir des rapports entre les Frac et l’Outside Art.

Maisons de vente, galeries d’art, établissements culturels publics ou privés… Cette première partie éclaire sur les différents domaines dans lequel le mouvement de l’Outside Art a pénétré, non sans difficultés, depuis son arrivée en France dans les années 1980. Pour un meilleur discernement, il est préférable d’évoquer également les formes originelles de ces introductions au sein des pays pionniers. Son développement s’étale donc sur 3 décennies, mais la dernière, correspondant aux années 2000, se présente comme la plus décisive et active et ce à l’échelle mondiale. À l’heure actuelle, si le mouvement semble encore en pleine évolution, la marche accomplie permet tout de même d’entrevoir des conséquences contemporaines et de comprendre les futurs enjeux qui se présentent à l’Outside Art et ses acteurs : en effet l’Outside Art, de par son parcours et ses aspirations hors-norme, s’avère désormais être rattaché à de multiples considérations : la récupération marketing ; le phénomène sociologique ; et enfin un mouvement artistique à part entière. La deuxième partie tente donc d’expliquer ces différentes perceptions, et de comprendre les liens de causalités.

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Partie deux : Conséquences, nouveaux enjeux : la place actuelle de l’Outside Art. I. L’O UTSIDE A RT , UNE FORCE MARKETING . Puisqu’il ne peut échapper à personne et qu’il voit les choses en grand, l’Outside Art s’est très vite confronté à d’autres domaines, plus ou moins éloigné d’ambitions artistiques. Que ce soit pour ses formes tantôt ludiques tantôt acerbes ou pour ses codes culturels forts, l’Outside Art et plus particulièrement l’Art Graffiti attire l’œil. De plus, on lui reconnaît une énergie créatrice souvent fédératrice, et une capacité à garder une autonomie, ce qui ne manque pas de fasciner. S’il est le plus encore considéré comme nuisible et viral parfois même oppressant, peut être est-il nécessaire de prendre en compte un fait nouveau, propre à notre époque : le graffiti, le tag et le street art, du moins dans leurs expressions urbaines, sont rentrés dans le quotidien de chacun avec un degré plus ou moins élevé de tolérance. Mais à quel prix ? Toutefois, cette tolérance semble avoir été appuyée grâce à la récupération de la part de certains domaines. Il s’agit ici de décrypter les opérations séductions de la publicité, du marketing puis du monde de la mode tout en n’oubliant pas d’évoquer les réactions des premiers concernés, les artistes eux-mêmes.

1. L’intérêt des publicitaires et du marketing. En premier lieu, c’est le cas de la publicité qui par ses moyens polymorphes de communication et l’impact qui en résulte, s’est trouvé bien des points communs avec quelques uns des concepts du graffiti : être présent le plus possible aux yeux de tous ; investir toutes formes les plus diverses soient-elles ; jeu de la concurrence avec ses pairs; imposer son nom/sa marque sans tenir compte de l’avis, de l’espace d’autrui ; incitation à une réaction.

En apposant frénétiquement sa signature (qu’elle soit écrite ou sous la forme d’un logo, semblable à un slogan publicitaire) ou le nom de son crew, l’artiste peut se prendre au jeu de l’autopromotion, jusqu’à ce que saturation se fasse ressentir. Pourtant, cette même communauté graffiti justifie le passage à l’acte par l’omniprésence de la publicité citadine qu’elle considère comme une pollution visuelle. Aussi, le graffeur possède une 70


connaissance accrue de l’espace urbain qu’il sait exploiter pour une meilleure visibilité ce qui par conséquent, intéresse le publicitaire.

De son côté donc, la publicité comprend et reconnaît ces stratégies, et partage cette même notion de force virale, de l’échelle locale à mondiale. Elle cherche à s’implanter partout, à la hâte, et sur les supports les plus divers possibles. De plus, on reconnaît aux publicitaires leurs aptitudes à s’inspirer et à puiser dans les cultures les plus hétéroclites, parfois au détriment du respect de l’essence même de ces cultures. Dans le cas du graffiti et du tag, la récupération opérée par la publicité semble avoir été réalisée d’une part pour tenter d’enrayer la propagation du mouvement, début 1990 mais d’une manière générale, pour cibler une catégorie de consommateurs en surfant sur une culture nouvelle et apprécié des jeunes.

a. La RATP : des démarches opposées. La Régie Autonome des Transports Parisiens (RATP) est la première entreprise française à récupérer à différents niveaux, l’art graffiti dans ses publicités. En 1984, résolue à moderniser son image, l’entreprise gestionnaire du réseau urbain parisien contacte l’artiste américain Futura 2000 pour réaliser la campagne publicitaire « Ticket chic, ticket choc », qui souhaite attirer plus de citadins au sein des transports publics (pl. XII, ill. 18). Reprenant le principe du détournement d’affiches réalisées à la bombe, Futura 2000 semble devancer les graffeurs vandales tentés d’intervenir sur les panneaux d’affichage 4 par 3 lors d’une session souterraine. La seule consigne, lancée par l’agence ECOM, reste celle d’évoquer le fameux ticket jaune et noir. Le résultat séduit par une harmonie des couleurs et un dynamisme sans équivoque. Le message est léger, s’adresse à tous et les moyens employés sont plutôt avant-gardiste. De plus, la campagne apporte une visibilité intéressante à Futura 2000 et offre une ouverture plus large aux artistes américains, alors qu’ils étaient visés en 1981 dans leur propre pays par une campagne anti-graffiti sans précédent. Ce que la RATP s’apprête à faire en 1992, où elle prend le problème à bras le corps. Elle reprend alors un tag du français Megaton, en lui associant le message suivant : « Bien que nos galeries soient les plus fréquentées, certains modes d’expression n’y auront plus leur place » (Pl. XIII, ill.18). La portée du message ne laisse pas de doute sur l’esprit dans lequel la RATP s’est engagée : elle annonce clairement un début de lutte anti-graffiti. Cette fois ci, la campagne d’affichage est dépourvue d’un but lucratif (à caractère 71


informatif donc), s’adressant à la fois à la communauté graffiti mais davantage à leurs propres utilisateurs, de manière à les rassurer et à les informer d’un effacement systématique. À l’évidence, les relations entre la RATP et les artistes assoiffés d’expression ne s’apaiseront guère au fil du temps. Et chacune des campagnes recevra un accueil plus ou moins favorable.

Si la RATP s’autorise à mener des campagnes en jouant sur les deux aspects (enrayement ; récupération d’un mode d’expression), le domaine publicitaire mime l’apparence esthétique, quitte à rentrer dans des clichés (association de graffs simplistes à une jeune génération afin d’en dégager une image « cool »).

b. Le Street-Art dans la publicité. Avec l’avènement du phénomène qui relie les réseaux sociaux et le Street-Art, les publicitaires, de plus en plus créatif et attentif aux buzz, ont néanmoins rapidement intégrés les nouvelles formes d’expressions artistiques urbaines et ce, dans un meilleur respect des aspirations et des carrières d’artistes. De plus en plus, ces nouvelles publicités manifestent clairement leur intérêt à travers le format vidéo. Elles sont à la fois promotionnelles pour la marque mais également pours les artistes. Leur diffusion peut se limiter au réseau internet mais il est de moins en moins rare de ne pas les visionner à la télévision. Naturellement, elles ciblent les catégories les plus jeunes et actives, sensibles au Street-Art même s’ils ne le pratiquent pas. Dans la plupart des cas, les agences de communications font directement appel aux artistes pour des collaborations, prouvant leur sensibilité à l’égard de cette nouvelle génération : Jeff Soto avec la firme automobile Chevrolet ; l’intervention du français Dran pour Nissan (pl. XIII, ill. 20); Tyrsa pour Wilkinson… Ces visuels font généralement la part belle aux associations de couleurs vives, aux situations urbaines participatives, aux supports surprenants et de grandes envergures, mais laissent courir l’imagination d’artistes pour qui un nouveau défi s’impose : celui d’honorer une marque tout en prenant garde à ne pas se travestir comme simple graphiste, illustrateur ou vidéaste. En soi, garder une authenticité artistique. À l’évidence, l’artiste se voit cependant contraint d’allier plaisir et convictions avec salaire et professionnalisme.

Dans une optique d’évolution et d’impact toujours plus grand, le domaine publicitaire se lance dans des actions nettement plus concrètes et donne naissance au 72


concept de Street Marketing. Introduite par Jay Conrad Levinson en 1984 par l’expression « guerilla marketing », l’idée est de mener des opérations de communication après avoir identifié des lieux de passages susceptibles de rassembler, d’interpeller une cible de consommateurs précise. Cette technique de promotion tente d’établir un buzz et s’appuie pour cela sur les nouvelles technologies de l’information. Comme lorsque l’artiste graffeur investit la rue en y présentant ses œuvres, le publicitaire va chercher à étonner le passant, créer la surprise, de manière à ce que ce dernier partage l’information, l’image à son entourage. Pour cela, le Street Marketing utilise les mêmes outils que l’artiste.

c. L’utilisation des instruments street-art par la publicité. L’un des outils les plus probants est celui du Reverse Graffiti, ou Clean Tag. La technique consiste à réaliser une forme ou un message sur un mur ou un trottoir, généralement à l’aide d’un pochoir, en enlevant la couche de saleté (utilisation d’un nettoyeur à eau à haute pression). Acte à la fois qui cultive l’idée du respect de l’environnement et de l’activisme artistique au sein de l’espace urbain, le Reverse Graffiti est employé par des artistes comme Alexandre Orion ou Paul « Moose » Curtis (pl. XIV, ill. 21)qui n’hésitent pas à faire circuler à grande échelle leurs images ou actions filmées. Facile à réaliser, visible sur une durée pouvant aller jusqu’à deux semaines et nécessitant de faibles moyens, le reverse-graffiti marque les esprits des passants puisqu’il véhicule une image positive. L’implication des agences de publicités s’est opérée rapidement, utilisant le procédé pour le lancement d’un produit ou pour s’intégrer dans davantage de modernité, en sortant de la publicité traditionnelle. Ainsi, des enseignes comme Starbucks, Domino Pizza ou Audi figurent parmi les premières à avoir fait confiance en ce procédé résolument inscrit dans une démarche artistique réalisable uniquement au sein de l’espace urbain. De plus, la question d’illégalité ne rentre pas en jeu car la loi ne prévoit rien contre ce genre d’actions. Enfin, la publicité s’inspire également des techniques des colleurs d’affiches, notamment lorsque Renault s’invite dans la rue en 2011, en affichant avec malice sa Laguna à l’angle d’une rue. À hauteur de vue des passants, impossible de ne pas détourner le regard, et donc, de rester insensible à la présence de cette image fabriquée dans la rue. Un rapide constat de l’image permet ensuite de comprendre la farce dans laquelle le passant tombe aisément.

Puisque l’Outside Art attise l’intérêt des publicitaires, il ne pouvait rester indifférent aux yeux des marques qui justement, font appel à ce domaine. Plus 73


particulièrement, c’est la mode et les marques d’habillement qui se passionnent pour le mouvement.

1.1

L’intérêt du domaine de la Mode.

Si les grands couturiers ou les marques de vêtements se sont plus ou moins inspirés du quotidien, il apparaît alors comme évident le fait que ce secteur intègre les codes esthétiques du graffiti. Les influences et les collaborations ne se retrouvant pas uniquement dans les collections vestimentaires mais également dans des opérations éphémères, les plus grandes marques de luxe semblent vouloir tenter une récupération de l’art graffiti (et plus largement, des cultures urbaines) afin d’en produire une image nettement plus commerciale. Certaines marques choisissent de se positionner sur le principe de customisation, ce qui est un début de considération du produit comme une œuvre d’art à part entière. Cependant, comme il fallait le prévoir, la communauté graffiti se divise sur cette question de récupération, à l’exemple du français Kidult connu pour ses réactions parfois jugées excessives envers les grandes griffes.

a. Quelques exemples de collaborations. Le luxe s’est toujours plus ou moins inspiré des cultures urbaines ou du quotidien. Son intérêt pour l’Outside Art et plus particulièrement de l’art Graffiti apparaît donc comme légitime. Si cela paraissait surprenant au début, cela ne l’est certainement plus maintenant. Courant novateur, haut en couleurs, et rebelle quand il s’agit de défier les institutions ou de s’affranchir des règles, l’Outside Art fascine vraisemblablement l’univers de la mode parce qu’il reste fascinant et dans une certaine mesure, impénétrable. De plus, un éventail de collaborations artistiques sont envisageables tant les formes et les possibilités techniques sont multiples.

Le champ des possibles pour le luxe est donc assez large pour entreprendre des projets et les mener à bien. Ainsi, les exemples de collaborations sont là pour nous le rappeler : la maison française Hermès, avec ses célèbres carrés de soie dont elle a souhaité confier une ligne à l’artiste Kongo (2011) ; le foulard Louis Vuitton estampillé de la patte de Eine (2013), l’un des artistes anglais les plus en vogue du moment ; la paire de gants de conduite réalisée par André pour la maison Causse (2011), entre deux collaborations pour les mocassins J.M. Weston ou la célèbre marque de marinière Saint James ; la ligne de 74


bagages premium en édition limitée de la marque Tumi imaginée par John « Crash » Matos (2011) …

Lorsqu’il s’agit de créer, les maisons haute-coutures savent très bien aussi puisé le meilleur pour sortir des collections assumées dans la tendance. La marque Louis Vuitton fait figure de proue lorsque déjà en 2001, elle fait appel à Stephen Sprouse (qui n’est pourtant pas un graffeur) pour élaborer une collection de sacs à main et de foulards dans une tendance très tag aux couleurs fluo. De cette manière, la maison renouvelle sa clientèle désormais plus jeune et moins traditionnelle. Mais d’autres exemples sont existent : JeanCharles de Castelbajac qui en 1984 déjà, emprunte des motifs à Basquiat pour réaliser les Robes Graffitis ; Manish Arora avec sa collection automne-hiver 2012 inspirée des paysages urbains ; Prada qui en 2011, reprend le motif d’un mural de l’artiste Blu pour sa collection printanière ; Tim Coppens et sa collection homme Automne 2013 qui n’hésite pas à recouvrir des pièces vestimentaires entières du motif de trait de peinture issu d’un spray. Mais ce n’est pas le fait unique de maisons de luxe, les marques comme Levi’s, Adidas et Swatch ont aussi fait appel à des artistes graffeurs.

Ces dernières années sont ainsi très productives pour ces deux domaines de création qui se sont trouvés des terrains d’ententes à des fins commerciales évidentes. Parfois même, les marques mais également les magazines spécialisés qui relayent les tendances, se servent de l’art Graffiti pour mettre en valeur une collection : réalisation de séances photos dans des espaces graffés, intégration de l’esprit street art dans les graphismes, invitation d’artistes graffeurs durant les défilés ou évènements pour des prestations types performance live (Dinh Van, prestigieuse maison de joaillerie, convoque en 2008 les artistes Tanc, L’Atlas, Teurk pour une soirée spéciale).

Les artistes de l’Outside Art développent aussi un goût certain pour l’univers vestimentaire et il est coutume pour nombre d’entre eux de créer et commercialiser des séries limitées de tee-shirt (notamment grâce aux ateliers de sérigraphie). Ces pièces, généralement à des prix abordables, sont mis à la vente via leur propre site internet, leur galerie d’art et des concept-stores du type Colette à Paris. C’est à la fois un moyen pour eux de diversifier les supports de réalisations, de toucher une partie de leurs amateurs tout en se faisant plaisir à contribuer à élargir la mode street-wear. 75


La vitalité des efforts produits par les marques vestimentaires trouve cependant ses limites, lorsque ces dernières se retrouvent confrontées à la malice des artistes qui manifestent leur désaveu par des interventions artistiques au caractère vandale. Ces actions font généralement le buzz, et révèlent un amusant jeu entre les deux parties.

b. Marques de luxe : les uns portent plainte (le cas Zevs)…. Ce nouveau business a tendance à faire grincer des dents une partie de la communauté graffiti qui selon elle, se voit vidée du caractère sauvage et illégal dès lors qu’il s’agit de s’ouvrir à ce genre d’offres. Selon eux, conclure un acte marchand avec les grandes marques serait en quelques sortes le meilleur moyen de devenir un vendu, ou pire, de se faire passer pour un graphiste. Dès lors que l’on touche aux origines vandales de ce mouvement et que l’on aborde l’aspect financier et commercial de toutes réalisations, il semble alors quasiment impossible de trouver un compromis.

Deux artistes se démarquent par leur efficacité en mettant à l’épreuve la patience des grandes marques. Il s’agit de deux français, Christophe « Zevs » Schwarz et Kidult. Le premier commence le graffiti à la fin des années 1990, lorsqu’avec le mosaïste Invader, ils forment le duo @nonymous. Dans la discrétion, Zevs commencent par surligner d’un simple trait blanc les ombres portées du mobilier urbain que les éclairages de nuit procurent. Ces silhouettes déformées, les Urban Shadows, l’amènent progressivement à ses Visual Attacks puis aux Visual Kidnapping et enfin aux Liquidated Logos, de 2001 jusqu’à fin 2009. Cette fois ci, Zevs fait de la publicité son terrain de jeu : avec les Visual Attacks, il marque d’un point rouge sanguinolent les fronts des mannequins figurant sur les affiches publicitaires. Dans une simplicité d’exécution, Zevs comprend très vite la puissance visuelle qu’engage le détournement d’affiches puisqu’il altère sa lecture commerciale. Le Visual Kidnapping (2002) prend la forme d’une performance entre Paris et Berlin : son action commence lorsqu’il découpe l’icône des cafés Lavazza présente sur l’affiche d’une publicité 15x15m à Berlin. La silhouette kidnappée, il n’oublie pas d’y laisse le message « Visual Kidnapping Pay Now !!! ». Les semaines suivantes, il expose l’affiche découpée dans une galerie berlinoise, puis élabore un savant stratagème pour demander une rançon au président de la firme de café. L’action, alimentée par des rebondissements et des expositions de l’otage à travers des galeries européennes, est un travail de longue haleine 76


qu’un film réalisé par Zevs lui même retrace. Le scénario, élaboré sur quelques mois, se termine sur une mise en scène au Palais de Tokyo, haut lieu d’art contemporain à Paris, et admet que la démarche s’intègre entièrement dans un champ artistique.

Mais les agissements de Zevs prennent une tournure mondiale dès 2006 lorsqu’il entre en provocation avec d’autres marques. Il se saisit alors de la force du logo publicitaire inscrit dans l’espace public, et se le réapproprie violemment en effectuant ce qu’il nomme des « liquidations ». Les Liquidated Logos donc, sont le fait de rendre liquide (en faisant fondre ou couler de la peinture) les logos de marques internationalement connues comme Nike, Coca-Cola, MacDonald’s mais également des firmes de luxe telles qu’Armani, Chanel, Louis Vuitton. Réalisées in-situ ou reproduites en galeries sur des supports vendables, les liquidations de Zevs intriguent et lui permettent d’accéder à la notoriété, surtout lorsque Paul Ardenne écrit à son propos dans son ouvrage L’Art Contextuel. De cette manière, Zevs s’attaque à l’ensemble d’un réseau de signes immédiatement reconnaissables, synonymes d’un monde codé et synthétique. Agir en liquidant, c’est rendre le « vendeur silencieux » 56 visuellement faible et symboliquement critiquable. C’est également chercher l’interrogation, la réaction de la part des consommateurs captivés par la valeur du symbole. Atteintes en plein cœur, les ripostes des grandes marques face au vandalisme ne se font pas attendre : en juillet 2009, Zevs reproduit le logo Chanel liquidé sur la façade de la boutique Armani lors d’un séjour à Hong-Kong, en Chine (à l’occasion de son exposition à la Art Statement Gallery ; pl.XIV, ill.22). Arrêté et incarcéré par les autorités locales, Zevs se voit retiré son passeport et concerné par une plainte déposée par la firme à hauteur de 600 000€ pour réparation d’un dommage qu’elle juge difficilement réparable (la façade, faite de la pierre de St Maximin, trop poreuse pour subir un nettoyage artisanal). Pétitions et appel à soutiens se propagent alors en France et dans le monde de l’art. Le 14 août, il reçoit la peine de deux semaines de prison assorties d’un sursis de deux ans. Ironie du sort, Armani convoque pendant ce temps là des graffeurs afin de repeindre les vitrines londoniennes (réalisation par le collectif Beautiful Crime). Et la maison Chanel, concernée par l’affaire aussi, s’est portée acquéreur de l’œuvre réalisée sur plexiglas plus tôt en 2008 auprès de la galerie Patricia Dorfmann, qui soutient l’artiste parmi d’autres grands noms de l’art contemporain. ** 56 à propos du logo, d’après Benoît Heilbrun, professeur de marketing et de communication à l’école de management de Lyon et chargé d’enseignement à l’Université de Paris-III.

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L’ambiguïté des marques qui souhaitent surfer sur une tendance dans l’impératif de la maîtriser afin d’éviter ce qu’elles refusent le plus, à savoir le vandalisme, semble être latent. Selon elles, il paraît hasardeux de mettre en place des collaborations s’il n’y a pas une certaine forme de soumission créative de la part des artistes. Assimiler le vandalisme à une forme d’art semble être inconcevable pour elles, quand bien même ça l’est pour les artistes eux-mêmes. Le cas Zevs rappelle également les sanctions disproportionnées qu’ils encourent. S’aventurer à penser que ce n’était là qu’un coup médiatique de la part de l’artiste ou conclure sur le fait qu’il n’a jamais été bon de défier un pays comme la Chine, pays en mal de libertés d’expressions sous toutes ses formes, importe peu au final. Zevs réussir à établir un dialogue d’une part à propos des rapports que la société entretient avec les grandes firmes et d’autre part, sur la maigre frontière qui relie art contemporain (l’intervention artistique) et Outside Art (la dégradation), et les différences de traitement qui en découlent. Ce rapport de force qui tente de s’approprier des formes esthétiques du graffiti en réprimant les origines peut toutefois se transformer en un jeu plutôt amusant.

c. … quand d’autres s’en amusent (le cas Kidult). Kidult est un phénomène à lui seul. Cet artiste qui laisse filtrer très peu de choses ne s’est uniquement fait connaître grâce à ses attaques contre l’univers du luxe en général. Sa démarche se veut rapide, concise et d’envergure. Ses armes sont un extincteur rempli de peinture et des vidéos mystérieuses aux allures de messages plutôt inquiétants. Il manifeste son désamour pour les grandes marques qui utilisent le graffiti tout simplement en pulvérisant avec excès de la peinture sur les façades : Agnès b. (2011) ; Maison Martin Margiela (2012) ; Marc Jacobs ; Hermès ; Jean-Charles de Castelbajac ; Colette… toutes se sont plus ou moins frottées à l’impertinence de ce français qui délivre un message haineux : « My point is to make my paintings useful. Every brandalization is a art quake for this company. Don’t expect to see me work with these brands, it’ll never happen. Do not compare me to that environment, they are two different worlds. My painting is a dictatorship. These brands can do nothing but suffer ! »57 Lorsqu’il tag son propre nom ou encore le mot Love, Kidult semble opérer une vengeance qui choque les quartiers chics, et ** 57

« Mon but est de rendre ma peinture utile. Ne vous attendez pas à me voir travailler avec ces marques, cela n’arrivera jamais. N’essayez pas de me comparer à cet environnement, ce sont deux mondes différents. Ma peinture est dictatoriale. Ces firmes ne peuvent rien y faire à part subir ! » Visual Dictatorship, Kidult, viméo.

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étend ses actions au détournement d’affiches publicitaires (campagne Supreme avec pour égérie la mannequin Kate Moss, qu’il grime et placarde en grand nombre dans la rue).

Kidult ne s’exprime qu’à travers ses vidéos rondement filmées et montées : voix trafiquée, ambiance musicale sinistre, images volées filmées caméra au poing, discours de véritable lutte avec punchlines percutantes, c’est une mise en scène savamment élaborée que Kidult offre à chacune de ses interventions. Son obstination est telle que les marques s’interrogent sur la meilleur des réactions à adopter : si certaines portent plainte, d’autres s’en amusent. La styliste et mécène Agnès b. a ainsi riposté en postant sur le réseau social Twitter une photo de sa vitrine vandalisée avant l’effacement accompagnée de la phrase suivante : « Hey ! Kid j’adorais votre graff désolée ! » (pl. XV, ill. 23). Mais l’attitude la plus remarquable est sans doute celle du couturier new-yorkais Marc Jacobs qui en 2012, avait vu la devanture de son magasin installé à Soho à New York marquée du mot « ART » en lettres géantes et de rouge. Sans attendre, Marc Jacobs s’était réjoui de pouvoir prendre une photo du préjudice et de l’imprimer sur des tee-shirts vendus au prix de 689$. Peu probable que Kidult se soit préparé à cette revanche qui fût un succès commercial. Le jeu reprend en Juin 2013 lorsqu’à nouveau, il tague cette fois ci la devanture parisienne d’un énorme « 686$ ». Il accompagne son action d’une photo postée sur son compte Twitter en ajoutant : « 680 ?689 ?...686 ?! How much are you going to seel this for ? »58 Forcément, Marc Jacobs réitère en commercialisant de nouveaux tee shirts imprimés. Si le prix reste inchangé, le styliste féru d’art invite cependant Kidult à abaisser le prix à 430$, à condition qu’il vienne signer le vêtement. De plus, la boutique installée rue de Montpensier prend alors soin d’organiser une soirée aux allures de vernissage où l’on arbore fièrement le nouveau tee shirt et des casquettes siglées « 686 ». Certainement agacé, Kidult n’a pas encore fait connaître sa réaction, semblant être passé à d’autres défis à la vue de sa dernière vidéo en date du 28 juin, où il propose à son public un jeu de piste à échelle mondiale. Malgré tout, ce genre d’histoire qui nécessite le fin mot, alimente les débats et les interrogations : y a t’il réellement un perdant, un gagnant ? Quelle peut être la finalité d’un discours qui tend à s’essouffler, surtout s’il n’est soutenu d’aucun autre artiste ? Kidult donne t’il réellement « aux marques ce qu’elles veulent », ou au contraire, n’utilise t’il pas leurs images pour mettre en avant un culot commun à tout vandales ?

** 58

« 680 ?689 ?...686 ?! Pour combien allez-vous vendre ça ? »

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Relations passionnelles ou au contraire, de désamour, la place du luxe au sein du quotidien se devait d’être un sujet abordé par les artistes de l’Outside Art. Les réactions divergent entre collaborations artistiques légales et assumées, et interventions sans autorisations via une dégradation. Si cette dernière est vécue tantôt comme une humiliation tantôt comme l’opportunité de re-surfer sur la tendance graffiti, il est certain que chaque action est ressentie comme un buzz parmi la communauté graffiti et la clientèle. En 2013, ces liaisons dangereuses divisent. Parce que les collaborations haut de gamme ne s’adressent pas vraiment aux connaisseurs et défenseurs du graffiti. Parce que l’embourgeoisement d’une culture dérangera toujours. Et parce que les réactions d’artistes comme Kidult paraissent au final, d’un grand politiquement correcte. Si certains artistes dont les collaborations sont séduisantes parce qu’il y a respect de la créativité, il est peu probable que le luxe soit bénéfique au mouvement en général dans son intégration dans une histoire de l’art.

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II. L’O UTSIDE A RT , OBJET D ’ ETUDES SOCIOLOGIQUES . Il est une dimension que l’on ne peut ignorer lorsque l’on aborde le sujet du graffiti moderne, c’est celle de l’analyse sociologique. En effet, les premiers écrits le concernant, s’ils ne sont pas journalistiques, ont pour vocation d’étudier et d’analyser l’ensemble de ces pratiques (du tag au graff, des murs jusqu’aux métros) sans omettre d’examiner ceux qui en sont à l’origine. Incontestablement, ces textes proposent des approches pertinentes : analyse sémantique d’un nouvel argot urbain ; observation de pratiques individuelles ou en groupe ; examen d’ordre psychosociologique (frénésie de l’acte ; volonté de défier la loi) ; réflexion sur la place de l’être humain social au sein de son environnement ; analyse d’une culture au sens large, celle du Hip-Hop. Ces textes reconnaissent à l’ensemble de ces pratiques une dimension culturelle et un rôle déterminant dans les nouveaux enjeux sociétaux, remettant en jeu la notion de populaire. Toutefois, inclure ces réflexions dans le domaine de la sociologie de l’art ne semble pas être de mise, la discipline de l’histoire de l’art ne l’ayant pas encore intégrée en son sein. Parfois même, les limites de l’étude ethnologique est effleurée. Ainsi, en quoi consiste cette approche sociologique de l’Outside Art? Et quel est l’impact de cette vision dans l’acceptation de l’Outside Art comme mouvement artistique à part entière ? À travers un bref aperçu des principales études, il est question de s’interroger sur la place du mouvement Hip-Hop dans l’Outside Art et de comprendre les conséquences de ces assimilations portées par les sociologues et autres penseurs.

2 Les principales études. L’acte d’inscrire un message, un dessin, une trace quelconque sur un mur ou une paroi traverse les siècles et semble être promu à un avenir éternel. Parce qu’il est répandu à travers le globe et qu’il est possible de se saisir d’une évolution de ces pratiques et de ses fondements, la curiosité des archéologues puis des sociologues en est sans nul doute expliquée. Les évènements de Mai 68 qui propulsent l’affichage libertaire et le graffiti au rang de phénomène majeur contribuent tout autant à se pencher sur ce qu’il ne pose pas encore un réel problème aux yeux des autorités. Lorsqu’arrive la pratique frénétique du tag sur le continent américain, au début des années 1970, il devient désormais envisageable d’étudier cette nouvelle forme d’expression qui se caractérise par l’omnipotence du je.

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a. L’essai de Baudrillard : « Kool Killer ou l’insurrection par les signes » Jean Baudrillard est le premier sociologue français à consacrer un essai sur l’émergence du tag. Baptisé « Kool Killer ou l’insurrection par les signes »59, le texte d’une douzaine de pages est publié en 1976. D’une formation de sociologue mais épris de philosophie, l’homme à l’importante renommée élabore depuis 1968, une vision acerbe sur la société de consommation et une critique sans précédent des médias à travers une cinquantaine d’ouvrages. Curieux de tout et cinglant même lorsqu’il aborde les sujets les plus actuels (Loft Story ; Attentat du 11 Septembre) sans adopter la position du moraliste, Jean Baudrillard fait partie de ces intellectuels français qui marquent les esprits par des textes ambitieux, notamment avec L’échange symbolique et la mort dont est issu l’essai cité plus haut. Écrit majeur dans sa carrière, Baudrillard y dresse le constat de l’emprise des sociétés actuelles par les valeurs marchandes et l’abandon progressif des systèmes d’échange et de don, que l’on retrouvait au sein de sociétés plus primitives. C’est ainsi qu’il remarque une organisation basée sur d’autres valeurs, celles des signes et des biens, dont la présence au sein du tissu urbain semble progresser dangereusement.

L’apparition dans les années 70 à New York de signes manuscrits, qu’il se plaît à nommer « signifiants vides », éveille sa curiosité et analyse son développement avec un regard détaché de tout aspect artistique. Jean Baudrillard commence par définir les protagonistes originels (des jeunes Noirs, des Portoricains, les minorités ethniques), les supports (bus, métro, couloirs, monuments), les matériaux utilisés (Magic Marker, bombe de peinture) et des repères spatio-temporels (printemps 1972, à New York). Ensuite, il s’interroge sur le contenu et le sens de ces expressions murales (à différencier des slogans politiques et propagandistes de Mai 68) dans l’ensemble de la ville et de ses multiples signalisations appelées « signes pleins » : publicité, panneaux de circulation, enseignes, affichage sauvage. La cohabitation de signes vides et pleins témoignent de l’interrogation de l’occupation de l’espace public et des limites posées. De cet espace empli de codes, un scénario de l’urbain se réalise avec pour chaque signes une fonction, engendrant la formation de communautés urbaines et de nouvelles organisations de styles de vie. La ville tend alors à se radicaliser dans une désocialisation, du moins dans la perte d’une solidarité à ** 59 Baudrillard J., « Kool Killer ou l’insurrection par les signes », dans L’échange symbolique et la mort, éditions Gallimard, Paris, 1976.

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laquelle les premières sociétés se rattachait, de l’usine jusqu’au quartier. L’individu enfin, peut finir par perdre sa propre identité lorsqu’il est soumis à l’ensemble de ces signes.

Par leur existence, Baudrillard explique que les tags nécessitent l’emprunt, l’invention d’un pseudonyme, impliquant ainsi un refus de l’anonymat dans l’immensité de la ville et de ses codes, la revendication d’un nom mais surtout un «retournement de l’indétermination contre le système »60. Cette marque de révolte semble montrer le désir des tagueurs d’imposer leur propre identité en véhiculant excessivement leurs propres codes. Baudrillard est même convaincu que cette indétermination se mue en « extermination » 61 . L’auteur évoque également la notion de superposition dont il dit qu’elle « équivaut à l’abolition du support comme plan, tout comme le débordement équivaut à son abolition comme cadre »62 et rappelle le mécanisme du tatouage lorsqu’il était exercé dans les sociétés primitives. En effet, puisque le tatouage s’effectue sur la peau humaine de manière à le rendre plus expressif, les tagueurs semblent engager le même rituel avec les murs et l’architecture : il s’agit de le marquer, et de lui rendre un rôle davantage social.

Jean Baudrillard, s’exprime sur l’existence des fresques, réalisées sans autorisation, et précise que ces murs peints délivrent un message à l’inverse des graffitis donc. Aussi, il n’exclut pas l’introduction d’un discours esthétique : « Là encore, certains de ces murs sont beaux, d’autres moins. Que ce critère esthétique puisse jouer est d’une certaine façon un signe de faiblesse. Je veux dire que, même sauvages, collectifs, anonymes, ils sont respectueux de leur support, et du langage pictural, fût-ce pour articuler un acte politique. En ce sens, ils peuvent très vite faire figure d’œuvre décorative, certains sont déjà conçus comme tels, et louchent sur leur propre valeur »63. Tout autant, il reconnaît une disparité dans leur longévité, puisque les graffitis étant davantage exposés à une répression policière et un effacement systématique. Il s’en explique en qualifiant les graffitis comme « transidéologiques, trans-artistiques »64.

** 60 61 62 63 64

ibid, ibid, ibid, ibid, ibid,

p.12 p.12 p.18 p.19 p.20

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Enfin, le sociologue termine son essai en dégageant les interprétations. Il estime ainsi avoir déceler deux types de récupérations : l’une artistique, l’autre sous l’impulsion d’une revendication (identitaire, communautaire, anticonformiste). À propos de ces revendications, Jean Baudrillard n’exclut pas sa propre perception qu’il considère comme bourgeoise selon ses propres mots, et semble pointer du doigt les différences communautaristes susceptibles d’altérer la bonne compréhension de ces actes. Il résume de cette manière : « Interprétation humaniste bourgeoise, qui part de notre sentiment de frustration dans l’anonymat des grandes villes.[…] Les jeunes Noirs, eux, n’ont pas de personnalité à défendre, ils défendent d’emblée une communauté. Leur révolte récuse à la fois l’identité bourgeoise et l’anonymat »65. Ce qui n’écarte pas la possibilité de rester admiratif de ces luttes. Néanmoins dans le premier cas, Jean Baudrillard propose de parler « d’artistes graffiti » à l’origine de ce qui est à considérer comme un « art populaire », tout en admettant son influence à cette époque précise. En citant un certain Jay Jacoks qui luimême effleure l’idée d’un rapprochement avec l’expressionnisme abstrait, il rappelle l’existence d’un discours esthétique. Mais laconiquement, il conclut ainsi : « Toujours la réduction esthétique, qui est la forme même de notre culture dominante »66. Tenir un discours esthétique, estimer les formes artistiques du graffiti, serait-il une manière de simplifier son explication, sa présence ? Tout ramener à la cause artistique, serait-ce un moyen de diminuer l’impact de cette « insurrection par les signes » ?

« Kool Killer ou l’insurrection par les signes » est un essai qui entame un éclairage sur l’arrivée du tag sur le continent américain via le regard d’un sociologue et philosophe français. D’un style parfois argotique mais à teneur scientifique, le texte de Jean Baudrillard semble cependant avoir été isolé dans son domaine, et plutôt méconnu des pratiquants eux même. S’il apparaît dans chaque bibliographie relatant du graffiti, c’est surtout parce que sa rigueur analytique est appréciable et qu’il ouvre la voie vers des écrits sérieux à ce sujet. Justement Alain Milon, philosophe français, réagit dans son ouvrage L’étranger dans la ville – Du rap au graff mural (1999) à propos de la réflexion de Baudrillard et de l’appellation « signifiants vides » : il remarque ainsi l’importance d’éviter l’engagement d’un discours placé sous l’angle de la victime et demande ainsi à fournir des efforts de compréhension et de déchiffrement afin d’accéder à une meilleure compréhension du graffiti. ** 65 66

ibid, p. 20 ibid, p. 20

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L’ampleur du développement du graffiti moderne au sein de nombreux pays encourage logiquement la multiplication des écrits scientifiques. En France, les premières études qui ambitionnent d’expliquer et parfois même de solutionner le graffiti dans la ville voient le jour dès le débuts des années 1990. Des auteurs comme Hugues Bazin, Elisabeth Caillet, Martine Lani-Bayle, ou en Alain Milon, écrivent des ouvrages qui encore aujourd’hui, sont considérés dans de nombreuses bibliographies. Parmi eux également, le sociologue Alain Vulbeau qui s’est généreusement penché sur les pratiques culturelles urbaines des jeunes en France.

b. Les études post-90. Les années 90 en France marquent l’installation durable du graffiti et du tag en même temps que la répression s’intensifie. Les pouvoirs publics jouent la carte de l’ambiguïté en mettant à l’honneur l’art du graffiti au Palais Chaillot mais s’attachent d’un autre côté à réglementer le commerce de bombes de peintures (initiative de Jacques Chirac en 1992, lorsqu’il est maire de Paris). La petite couronne de Paris se prend également au jeu. Sans même attendre, les réactions primaires dépeignent la frayeur et la consternation des populations. Face à une situation qui semble échapper à tout contrôle, les questions sociétales fusent : qui se trouvent derrière de tels agissements, et à qui s’adressent-ils ? Quelles sont les motivations, et que faut-il y lire ? Comment canaliser ces énergies ? Et surtout, quelle place leur accorder dans la société ?

Le domaine des sciences humaines s’exprime peu à peu sur ces questions non pas pour rassurer une population inquiétée, mais parce qu’elle y décèle la fascinante croisée de différents champs : l’ethnographie (étude des coutumes et des mœurs d’une population), la sociolinguistique (étude du langage), la sémiologie (études des signes), la psychosociologie (étude des actions au sein d’une vie sociale). Pourtant risquées (le graffiti est aussi une question politique), les études retiennent à la fois une profonde transformation des rapports de l’être humain à sa ville et l’établissement pérenne d’une nouvelle culture au sens large, celle du Hip Hop. En 1992, Alain Vulbeau spécialiste des questions des pratiques culturelles urbaines, publie un essai Du tag au tag, qui analyse la pratique française contemporaine avec ouverture. La démarche semble être positive : il procure un effort de lecture, et de dépassement de l’intérêt médiatique fort pour justement y voir un réel désir 85


d’écriture. Aussi, pour donner du relief à son analyse, il attribue le terme de « scriptambule »67, terme loin de toute méfiance à laquelle nous étions habitués à cette époque. Ainsi nommé, Alain Vulbeau reconnaît la capacité du tagueur français à errer dans sa propre ville à l’inverse de la pratique états-unienne (marquage territoriale), mais plutôt de manière à s’affranchir d’une part des règles, des frontières et possiblement du groupe social (on emploie alors le terme de déliaison sociale). Indifférent au support et à sa valeur patrimoniale, Alain Vulbeau rapproche le tag au principe même de la « pétition illisible »68, et voit en l’éparpillement urbain de la signature le témoignage de l’existence criante mais sans visage de ses auteurs.

D’autres études rejoignent sensiblement la réflexion d’Alain Vulbeau, et vont s’appuyer sur l’association du tag au graff et au rap afin d’étayer une réflexion plus large sur la figure de l’Étranger dans la ville comme le propose Alain Milon dans son ouvrage de 1999, L’Étranger dans la ville, du rap au graff mural. Le concept de l’Étranger, initié par Georg Simmel (sociologue, début du XXe siècle), soumet le fait qu’un homme peut être à la fois fixé et détaché d’un point de l’espace, telle une ambivalence entre le mouvement et l’errance. Alain Milon, en rapprochant cette forme sociologique à ces pratiques, reconnaît que la ville est devenu un nouveau territoire de mobilité dans laquelle une nouvelle recherche de sociabilité semble s’être mis en place. Parce que ces tagueurs, au delà de la dégradation, soumettent leur propre vision de la ville et qu’ils osent se l’approprier, Alain Milon révèle aussi les « théories hygiénistes » des institutions qui visent à percevoir le tag, le graff comme une agression, une pollution visuelle. Lorsqu’il se demande si le graff mural figurent la peau ou la cicatrice de la Ville, Alain Milon écarte la possibilité d’évoquer la valeur esthétique, et il s’y tient tout au long de son ouvrage, quand bien même il utilise un vocabulaire artistique propre au graffiti. Dans une interview pour le journal L’Humanité, le sociologue se défait de ce type de discours : « Je ne me pose pas la question de savoir si c’est de l’art ou non. Car ce serait faire entrer en ligne de compte des critères esthétiques. Et l’on aboutirait à ce cliché opposant le bon graff au mauvais tag. Même si cela permet de savoir quel est le degré d’acceptabilité de ces modes d’expression »69. L’étude d’Alain Milon, si elle concerne essentiellement les questions de l’occupation des territoires urbains, ** 67

Vulbeau A., Du tag au tag, Desclée de Maredsous, Paris, 1992, p. 84 ibid, p. 77 69 Homer S., « Penser la ville à travers le graff », L’Humanité, 27.12.03, disponible à l’adresse http://www.humanite.fr/node/353569 68

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s’efforce de dépasser les clichés, et se poursuit lorsqu’il organise des promenades sociologiques à la découverte des graffs70 ou qu’il intervient dans un colloque sur la patrimoine architectural71.

La parole d’Hugues Bazin, quand à lui, tend à accorder plus d’importance à l’aspect artistique du graffiti. Également concerné par les questions des cultures populaires et des espaces publics, ce chercheur en sciences sociales intègre pleinement la culture Hip Hop à ses réflexions. Il consacre par ailleurs un ouvrage, La culture Hip-Hop, publié en 1995. Il y propose l’exploration du mouvement à travers son histoire, ses hiérarchies, et l’approfondissement des connaissances des trois manifestations qui lui sont propres : la danse, la musique et les expressions graphiques, sans oublier d’évoquer son intégration sociale et urbaine. Surtout, c’est les pénibles rapports entre art et social qui le touche, qu’il relie volontiers avec le concept d’art présent dans l’espace public. Il tente également de relier le graffiti et le tag à l’étude des nouveaux langages et évoque pour cela l’existence d’un argot. N’excluant pas l’éventualité d’un art populaire (la rue ou l’institution ?), Hugues Bazin décèle le choix cornélien que bien souvent on impose au graffiti : « S’il développe des stratégies pour intégrer le monde de l’art, il est soupçonné de perdre son ‘authenticité’. S’il reste dans la marge, il est blâmé pour son manque d’ouverture et son enfermement dans ‘la culture du ghetto’ »72. Hugues Bazin fournit à travers ses travaux de recherches une multitude de problématiques et d’éléments qui mettent en valeur l’existence de paradoxes. Mais il se positionne aussi comme pourfendeur d’un mouvement qu’il ressent en manque de repères, notamment lorsqu’il pense à son avenir. Ainsi il n’omet pas d’invoquer la nécessité d’une réflexion politique dans le sens où les enjeux du hip-hop engendre des intérêts autres qu’esthétiques et de l’ordre de la reconnaissance.

Novateurs dans leur forme et dans leurs réflexions, les écrits concernant le tag et le graffiti dans un domaine où l’on ne l’attendait pas forcément autant, celui de la sociologie, ** 70

Initiative lancée en 2002 avec l’IRESCO autour du XIIe arrondissement, relancée en 2009 en partenariat avec la Fondation Cartier à l’occasion de l’exposition « Né dans la rue – Graffiti ». Promenade organisée entre les XIe et XXe arrondissements. 71 Patrimoine : tags et graffs dans la ville, colloque organisé par la Ville de Bordeaux et le Conseil Général, 12-13 juin 2003. Sujet abordé : Les expressions graffitiques urbaines. 72 Editions Bordeaux SCEREN-CRDP, L’argot graffiti ou l’art populaire comme rapport à l’art légitime, Patrimoine, tags et graffs dans la ville (12-13 juin 2003, Bordeaux), pp. 201-207

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donnent à comprendre, à s’interroger, à offrir une vision différente à propos de l’émergence d’un phénomène ou d’un courant selon de quel côté on souhaite se placer. Sans toutefois trop réellement prendre parti, les volontés de ces chercheurs français veulent surtout voir progresser les mentalités et aspirer à donner l’image la plus positive possible tant aux protagonistes qu’à leurs actions. Pour autant, est ce que le discours porté par les sociologues est celui qu’il faut retenir ? À quel moment intervient le discours esthétique, porté par les historiens d’art ? Ces deux discours se sont-ils confrontés, l’un aurait-il freiné l’autre ?

2.1 L’assimilation à la culture hip-hop. Que ce soit dans les textes, les articles de journaux, les reportages, les interviews et les références citées, l’Outside Art est très souvent associé à la culture hip-hop née dans les années 70 aux Etats-Unis grâce à l’organisation Zulu Nation. Le graffiti, avec la danse et la musique, véhicule les idées positives qui émanent de ses membres. Et rapidement, ils se mettent en tête de propager un véritable mode de vie à travers le monde. Indéniablement, le graffiti moderne naît avec et grâce à cette culture, et n’omet pas de le revendiquer. La communauté s’épanouit en mélangeant les styles, les disciplines et les influences. Cependant en 50 ans d’existence, le graffiti moderne a considérablement évolué, et on assiste désormais à un début d’autonomie par rapport à la culture hip-hop. Ce détachement progressif s’opère de manière naturelle et ce partout dans le monde, et se manifeste autant sur la forme que dans le fond. Après un court rappel des convictions qui caractérise le hiphop, il s’agira dans cette partie de comprendre ce qui a pu déclencher l’indépendance du graffiti avant d’en dégager les conséquences.

a. La Zulu Nation et le mouvement Hip-Hop. Confrérie, gang, secte, club…. Curieusement, la Zulu Nation ne ressemble à rien de tout cela. Née sous l’impulsion du personnage d’Afrika Bambaaataa (alors lui même membre d’un gang) en 1973 dans le difficile quartier du Bronx, la Zulu Nation aspire à de jours meilleurs en fondant un mouvement général qui souhaite fédérer et apaiser les tensions entre gangs. Courant pacifiste dans l’espoir de proposer aux jeunes une alternative aux gangs violents qui sévissent à New-York, il s’agit de canaliser les comportements violents en énergies positives et d’encourager les moyens d’expressions naissant de l’époque, à savoir la danse (via le breakdance), la musique (via le rap et le DJing) et le graffiti. Avec une hiérarchie et un code de règles à respecter, la Zulu Nation demande à ses 88


membres de représenter les notions de paix, de sagesse et de bon comportement au quotidien. Rapidement, les membres fondateurs s’approprient la paternité du hip-hop et s’acharnent à le promouvoir, le soutenir et à le préserver, parmi les communautés et les pays. Plus fantasque, l’organisation propose entre autre d’éduquer et d’améliorer les mentalités des jeunes et moins jeunes, et d’entourer les aspirations artistiques sous toutes ses formes de manière à perpétuer la parole Zulu. Peu à peu, l’organisation se structure, se crée sa propre hiérarchie, rédige un règlement, invente un salut et développe ses propres codes. L’unité des disciplines et des membres, c’est aussi ce à quoi s’attache la Zulu Nation.

Le mouvement hip-hop en Europe s’est vu largement soutenu par la Zulu Nation, notamment lorsqu’Afrika Bambaataa se déplace à Paris en 1982 à l’occasion du New York City Rap Tour, véritable tournée européenne. La volonté d’introduire la culture hip-hop en France est clairement affirmée, mais ce n’est qu’en 1986 que l’organisation française se trouve un leader qui ne pouvait être que DJ Dee Nasty, l’un des tout premiers dj dans le pays. La Zulu Nation se rend utile dans l’organisation de concerts et d’évènements (dont la fameuse date anniversaire), et dans la création de vocations auprès des jeunes. Ils communiquent aussi sur les valeurs, les fondements de la culture mais finalement, ne jouissent pas du succès connu aux Etats-Unis. Très peu nombreux, les membres agissent de manière discrète et ne bénéficient pas non plus d’une couverture médiatique conséquente. À l’heure actuelle, ils sont particulièrement minoritaires, l’organisation a tendance à s’éteindre même si Dee Nasty est toujours à son poste.

Retracer l’histoire du hip-hop, et notamment son versant musical qui a connu rapidement une popularité grandissante et mondiale, serait inapproprié dans cette présente étude. Il est pourtant nécessaire de se saisir de manière élémentaire de son évolution et des rapports entretenus avec les autres disciplines.

Le rap (de l’anglais to rap 73) est une manière de scander un texte de façon plus ou moins rythmée sur des pistes instrumentales là aussi rythmées et largement influencées par divers styles musicaux. Les textes, rédigés sous la plume du rappeur ou anciennement ** 73

traduction : bavarder

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appelé MC (pour Master of Ceremony), s’attachent dès le départ à délivrer un message et énoncer des revendications sur de nombreux sujets : racisme ambiant, immigration, injustice et oppression policière, écologie, problèmes générationnel, vie dans les quartiers dont ils sont issus ou qu’ils fréquentent, emprise des médias. Ces chroniques hissent les auteurs au rang de poètes d’un nouveau genre. Ils rallient à leurs causes un public fidèle et demandeur, qui se retrouve dans cette dimension où la prise de conscience est primordiale. En France, le rap arrive au milieu des années 1980, porté par la figure de Sidney qui présente la première émission du genre, H.I.P. H.O.P. diffusée sur TF1. Les radios pirates jouent également un grand rôle lorsqu’elles découvrent les nouveaux talents. La danse (à travers le smurf et d’autres styles) est entièrement intégrée à la musique, et il n’est pas rare qu’un rappeur s’exerce à la danse au sein d’un crew. Les artistes graffeurs se retrouvent aussi à la croisée de ces disciplines : ils participent aux concerts par des performances live, ils décorent les pochettes d’albums, certains rappent ou composent de la musique. Dans leurs fresques, ils dédicacent des groupes, ou ils rendent hommage à des morceaux importants. Ils renomment aussi leurs personnages présents sur les fresques, au nom de b. boys (soit également la manière d’appeler un danseur hip-hop).

Par la suite, les années 90 offrent au rap une médiatisation inattendue. Le grand public entre au contact avec ces groupes français, de Marseille à Paris et leurs banlieues. Les rappeurs eux, prennent leurs nouveaux rôles à cœur et se passionnent pour la virtuosité des mots et des sons. Puisqu’il est désormais possible de porter une écoute attentive à ces revendications, les premiers débats sur le quotidien dans les banlieues françaises éclosent. Ce n’est pas encore l’éveil des consciences mais presque. Seulement, malgré les tentatives de débats, la classe politique demeure passive. Et le rap conscient engage alors petit à petit un déclin, sans aucun doute découragé par l’immobilisme des pouvoirs publics et de la société dans son ensemble.

Arrive alors, fin des années 90 et début des années 2000, une vague de rap aux accents nettement plus commerciaux notamment parce qu’il est donné à tout le monde de danser dessus. Les textes s’allègent de leur contenu social, racontent des anecdotes, et par conséquent parlent davantage au grand public. Des passages obligés sur certaines ondes françaises et la diffusion de vidéoclips, contribuent à éveiller de nouvelles vocations qui en oublient le fondement même du rap originel. C’est l’essor de nouveaux styles de rap : rap

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égotrip, gangsta rap, rap alternatif, rap commercial, rap indépendant, rap jazz. C’est semble t’il à la vue de ce morcellement que dés lors le graffiti se détache progressivement de la composante musicale, puis dansante, et enfin du mouvement hip-hop en général.

b. La prise d’indépendance du graffiti par rapport au mouvement hip-hop. Sans pour autant pouvoir l’affirmer haut et fort, l’Outside Art et véritablement le graffiti moderne revendique à l’heure actuelle plus faiblement une adhésion aux codes du mouvements hip-hop. Ce ressenti s’exprime directement dans les productions artistiques, extérieures et intérieures, car elles tendent à abandonner la figure classique du b.boy et les éléments caractéristiques du courant hip-hop (micro, pose de breaker, ghetto blaster, survêtement à 3 bandes, b.girl, armes à feu). Aussi les influences américaines, uniques références artistiques, sont délaissées : les artistes admettent avoir épuisés les styles newyorkais (à l’exemple du Wild Style). Les échanges grandissants, les voyages et le réseau Internet permet lentement mais sûrement aux français de se constituer une nouvelle culture esthétique et graphique. Et puis, les outils évoluent aussi : les pouvoirs couvrants des bombes de peintures grandissent, les possibilités de traits deviennent multiples, le nuancier se diversifie. Ces avancées poussent à explorer le plus large champ des possibles dans le domaine de l’art. Une réelle économie du graffiti se forme : la marque espagnole Montana voit la concurrence s’agrandir, et désormais elles visent clairement la clientèle des graffeurs. De plus, l’accès aux bombes de peintures est plus aisée, puisque les boutiques ont maintenant pignon sur rue, et que le vol ne fait plus vraiment partie des coutumes.

Dès les années 2000, dès lors qu’il n’y a plus de message social à revendiquer et que le milieu s’éloigne de ses aspects underground les plus lourds, le graffiti moderne s’épanouit vers d’autres formes artistiques, et notamment plus abstraites. Les créations se libèrent, se permettent davantage d’humour, les influences sont moins connotées BD ou comics, au contraire elles se diversifient. L’avènement du street-art pousse aussi le graffiti à s’émanciper, et à approfondir des aspects nettement plus artistiques : pour se démarquer, il devient alors nécessaire de se créer un univers, d’inventer une « patte » immédiatement reconnaissable. Si le blaze garde toute son importance, il devient cependant plus une signature d’artiste qu’une revendication d’un quartier en particulier, ce qui était l’une des caractéristiques du hip-hop.

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Ces nouvelles aspirations sont possibles car le graffiti moderne se pratique de plus en plus auprès d’une nouvelle génération, davantage tournée vers les formations artistiques très en vogue à cette époque (école d’art, école de graphisme). La pratique en atelier se démocratise considérablement. Le niveau social diffère et s’éloigne progressivement de la banlieue. Ce qui a tendance à modifier les discours, et à attirer de nouveaux amateurs.

Aujourd’hui le graffiti et le post-graffiti, conservent toujours un penchant hip-hop, (sous la forme de simples connotations ou d’hommages) mais se positionnent vers plus d’autonomie. Les artistes diffusent les messages (lorsqu’il y en a un) qu’ils souhaitent vraiment, et cherchent à s’affranchir de tout codes restrictifs (obéir à des codes peut conduire à s’enfermer). En réalité, rien n’empêche un artiste de rester dans la mouvance hip-hop, cependant un manque d’originalité et d’ambitions pourront lui être reprochés. Justement ce que l’on doit se refuser si l’on veut parler à propos du graffiti d’un mouvement artistique à part entière.

Parce qu’il suscite à une certaine époque des interrogations et des réactions plutôt aléatoires, l’Outside Art et plus vivement le graffiti s’est vu concerné par des études d’ordre sociologique car on a souhaité l’aborder comme un phénomène sociétal avant un phénomène artistique. Parfois même, on le considère étrangement comme facteur de cohésion sociale. Son assimilation à la culture hip-hop, culture perçue par la société comme marginale bien que créative, a certainement permis au graffiti de se construire sur des bases solides et historiques. L’y enfermer ne serait cependant pas tolérable : d’une part, cela serait nier la puissance du discours esthétique qui est désormais possible d’appréhender et d’autre part, désavouer les carrières à en devenir de nombreux graffeurs, à la recherche finale d’une reconnaissance de leurs qualités en tant qu’artistes.

III. L’O UTSIDE ART , MOUVEMENT ARTISTIQUE A PART ENTIERE . Après avoir approché la question de la récupération des formes de l’Outside Art par le domaine du marketing puis par l’univers de la mode et du luxe, et rappelé l’importance 92


des études sociologiques dans la perception actuelle de ces modes d’expressions, l’étape suivante se doit d’observer la place accordée au sein de l’histoire de l’art. La situation actuelle ressemble à la suivante : exposé par quelques musées, soutenu par le marché de l’art, collectionné à grande échelle par les amateurs, utilisé par des domaines à but lucratif, et de plus en plus médiatisé, l’Outside Art est dans une réelle dynamique d’inscription durable dans le temps et dans les esprits. Certes, mais l’ambiguïté subsiste : l’Outside Art est encore resté cantonné à une tendance dite de contre culture lorsqu’il n’est pas regardé comme un art populaire. De plus, la critique s’est construite autour du mouvement et non réellement en son sein. Pourtant, tout mouvement artistique a besoin de ses critiques, de manière à le préserver et à l’amener vers une inscription pérenne dans l’histoire. Et il se pourrait que cela soit l’un des enjeux majeur : esquisser l’avenir de ces expressions devenues suffisamment art pour ne plus être considérées comme une sous-catégorie de l’art contemporain. Cette troisième et dernière partie œuvre, avec délicatesse, à percevoir les nouvelles qualités plastiques et esthétiques de l’Outside Art, puis à rapporter les écrits qui donnent des analyses pertinentes.

3 Les nouvelles qualités plastiques et esthétiques de l’Outside Art. En pratiquement 50 ans d’existence, la certitude de constater un mouvement en pleine mutation s’est installée, et à l’heure actuelle, ce même mouvement met tout en œuvre pour ne pas stagner. Au contraire, il semble vouloir se libérer de toutes contraintes et des débats interminables, à l’instar des problématiques de contextualisation. C’est avec la nouvelle génération, celle de l’épanouissement mondial du phénomène, que voient le jour des œuvres d’un nouveau type, d’un nouveau style portées par une soif de construction de discours esthétique, d’univers. Surprendre les autres, surprendre son propre milieu ou se surprendre soi-même, l’artiste défie toute logique qui voulait y voir une autodidaxie bien trop sympathique pour être pris au sérieux. Désormais, il faut compter sur le talent et les ambitions de nombreux artistes pour comprendre que l’Outside Art d’une part se professionnalise, et d’autre part cultive l’idée de secouer les frontières avec l’art contemporain.

a. Evan Roth et le Graffiti Numérique. À la croisée des disciplines, c’est ce à quoi le graffiti actuel aspire. Passionné par le graffiti et plus étonnamment le tag, qu’il considère comme « la forme la plus pure, la plus 93


abondante, mais aussi la plus mal aimée »74, Evan Roth fait figure de pionnier dans un graffiti d’un nouveau genre qui tire partie des nouvelles technologies. C’est d’ailleurs le sujet de sa thèse, rédigée lorsqu’il fréquente Parsons, l’école de design de New-York après des études d’architecture. Evan Roth n’est pas forcément lui-même un habile usager de la bombe de peinture mais l’esprit et les formes furtives ne lui sont familiers. Le talent de cet américain né en 1978 s’exprime dans la maitrise des outils informatiques, notamment lorsqu’il s’agit de créer des logiciels libres d’usages (open source). Rapidement, les recherches d’Evan Roth se tournent vers l’hybridation de l’Internet et du graffiti.

Pour cela, il fonde le Graffiti Research Lab au milieu des années 2000 avec James Powderly, un collectif d’artistes et de passionnés de nouvelles technologies. Leur vocation est inouïe et consiste au réinvestissement de l’espace urbain grâce à l’utilisation de nouveaux outils de création. Le collectif s’invite au cœur des résidences artistiques, à l’exemple de leur première en 2006 à Eyebeam, un centre d’art et des technologies, localisé à New York. Ils y mettent au point le projet L.A.S.E.R. Tag, qui ingénieusement permet de réaliser des tags à grande échelle (si ce n’est monumentale) sur les façades des buildings à l’aide d’un laser, d’un ordinateur et d’un vidéoprojecteur (Pl. XV, ill. 24). Cette appropriation de surfaces peu habituelles et sans autorisations, propose aux citoyens d’écrire un message, de dessiner une forme ou de taguer et ce, en temps réel. Bien évidemment, les actions sont éphémères. Surtout, les initiateurs mettent à la disposition de tous sous la forme de logiciels à usage libre (code Open-source), dans l’espoir de diffuser le plus largement possible leurs trouvailles. Ce « hacking urbain » comme le collectif aime à le rappeler sur son site, n’est que le début d’une longue série, notamment grâce à l’expansion du Graffiti Research Lab, qui s’implante rapidement en Europe : Allemagne, Autriche, Pays-Bas puis France. Qu’ils soient artistes, techniciens, développeurs ou chercheurs, ces groupes mettent en œuvre de nouveaux projets, ajoutent des modifications aux anciens, font connaître leur philosophie et partagent leurs connaissances.

Evan Roth repousse toujours plus loin les capacités d’hybridation entre le graffiti et les nouvelles technologies. En 2005, il lance Graffiti Analysis, un projet qui en est actuellement à sa troisième version. Au moyen d’un logiciel développé à l’occasion, il ** 74

Lechner M., « C’est graff docteur ? », http://www.ecrans.fr/C-est-graff-docteur,10369.html

Libération,

10/07/2010,

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s’agit ici d’une étude de la gestuelle des artistes en pleine réalisation d’un tag. L’action est rendue possible grâce à un marqueur équipé d’une lumière et qu’une caméra poursuit. La captation en direct récupère les données afin de les archiver dans une base de données participative, c’est à dire que chacun est invité librement à enrichir le projet grâce à l’application développée sur iPhone. Les signatures visualisées en 3D se retrouvent réunies dans une sorte de blackbook numérique et digital, documentant ainsi la formidable diversité des mouvements que le tag engendre. Les utilisateurs, eux, y voient un partage ludique et une façon de pouvoir conserver leurs graffitis, ses traits, ses styles. Mais le projet trouve sa continuité dans d’autres.

En effet, chaque tag enregistré sur la base de données (000000book.com) est sauvegardé selon un format inventé pour l’occasion, le Graffiti Markup Language (GML). Grâce à ce format, les informations peuvent être réutilisées et réinterprétées à l’aide d’autres logiciels, fabriqués par le collectif. Par exemple, l’émouvant projet Eye Writer lancé en 2009 qui permet à Tempt1, tagueur californien atteint d’une maladie gravement paralysante, de dessiner uniquement avec les yeux. Aidé d’un dispositif mis au point par une équipe internationale de techniciens et de développeurs (Free Art Technology, Open Frameworks, et le Graffiti Research Lab), Tempt1 se retrouve à pouvoir taguer des endroits de la ville (là où le collectif pose le vidéoprojecteur) depuis le lit d’hôpital. Grâce au site internet dédié qui propose des tutoriaux nécessaire à la réalisation chez soi de ce projet et le téléchargement libre du logiciel adéquat, le concept Eye Writer souhaite connecter artistes, hackers, professionnels du code open-source et handicapés, et développer de manière amusante une nouvelle façon de créer.

Aussi, Evan Roth pense à matérialiser le tag. La dernière étape connue de Graffiti Analysis s’attache à transformer les tags GML en sculpture en résine thermoplastique, grâce au procédé de l’imprimante tridimensionnelle (3D). Roth expose ces œuvres en les suspendant à des fils invisibles, et projette un éclairage qui offre un jeu d’ombres sur mur blanc. Toujours cette idée de projection donc. Dans son travail le plus récent, l’artiste travaille également autour de l’outil classiquement lié au graffiti, la bombe de peinture. En 2012 il présente la série des Propulsion Paintings qui met en scène grâce à l’enregistrement

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vidéo des bombes aérosols se vidant de leur peinture75. Le caps bloqué grâce à un système mis au point par Roth, la force de propulsion permet une interaction avec un autre objet : par exemple, une bombe posée horizontalement propulse une balle de ping-pong grâce au blocage du caps qui reste enfoncé constamment. La balle se colore, et virevolte en l’air jusqu’à ce que la bombe soit totalement vidée de son contenu (pl.XVI, ill.25). En galerie, il présente simplement à la fois les vidéos et le résultat de ces sculptures cinétiques, trônant sur un socle comme n’importe quelle autre sculpture. Dans l’ensemble de son travail, Evan Roth se pose comme un explorateur du graffiti qu’il inspecte à travers ses styles calligraphiques, à travers ses modes d’exécutions (notion de l’œuvre éphémère ; utilisation de l’espace urbain ; notion performative dans l’analyse du geste), et enfin à travers ses aboutissements (effet de surprise du spectateur ; considération de la communauté graffiti et des institutions). En 2011, les œuvres Graffiti Taxonomy : New York et Graffiti Taxonomy : Paris sont rentrées dans les collections permanentes du Museum of Modern Art de New York. Lauréat de quelques Prix, à la fois capable d’investir des lieux intérieurs et extérieurs, Evan Roth développe cette idée forte du piratage artistique (brouillage des frontières entre graffiti et art contemporain), technologique (utilisation massive de l’opensource, idée de non-profit), et urbain (occupation d’espaces protéiformes sans notion de temps). Il l’explique lui même à Marie Lechner qui lui consacre un article dans Libération : « Mon objectif est de réunir deux communautés qui, chacune à leur manière, hackent le système, que ce soit dans le code ou le paysage urbain »76. Propos qu’il alimente en novembre 2012 lors d’une conférence organisé par TED et Panthéon Sorbonne77.

Depuis les années 2000, l’Outside Art se promène dans une multitude de domaines y compris ceux qui ouvrent de nouvelles perspectives. Puisque le quotidien est numérique, le graffiti a souhaité en faire l’expérience aussi. Porté par la figure d’Evan Roth et d’une solide équipe composée de divers talents, le Graffiti Research Lab promeut l’association des nouvelles technologies en liaison avec le domaine de l’Outside Art validant ainsi sa capacité à être un véritable champ d’investigation à la fois plastique et conceptuel. Anne Waclawek ajoute aussi : « Le GRL cherche à promouvoir l’utilisation des nouvelles ** 75

Evan Roth, Propulsion Paintings, vidéo et techniques mixtes, Detroit, 2012, http://vimeo.com/38251266. 76 Lechner M., « C’est graff docteur ? », Libération, 10/07/2010, http://www.ecrans.fr/C-est-graff-docteur,10369.html 77 Evan Roth, « Artists are Hackers », conférence donnée le 08.11.12, TEDxPanthéonSorbonne, Paris.

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technologies […] mais aussi et surtout à déstigmatiser un mouvement artistique illégal »78.Si nous n’en sommes qu’au début de l’ère du graffiti numérique, cette nouvelle pratique semble néanmoins vouée à évoluer, au fil des progrès techniques et de l’intérêt des générations futures. Aussi, si l’utilisation des nouvelles technologies peut paraître de temps à autres insaisissable, le champ des possibles semble assez large pour envisager la production d’œuvres matérielles, conservables et présentables donc, que l’on se trouve dans un musée, un centre d’art ou même dans le cadre d’une commande publique. Pratique qui peut devenir également interactive, il donne à voir un nouvel aspect de l’Outside Art, un courant interne certes beaucoup moins traditionnel que d’autres, ce qui n’exclu pas pour autant l’idée d’une bonne cohabitation.

b. Une profusion des styles. L’épanouissement mondial de l’Outside Art se manifeste à travers une profusion des styles et des conceptions. Parfois locaux ou à échelle internationale, parfois sous l’égide d’un seul individu ou d’un collectif entier, tantôt tourné sur les formes plastiques ou davantage d’ordre conceptuel, ces styles sont à envisager comme des sous-catégories d’un mouvement global aux bases toutefois communes (l’expression et l’inspiration urbaine). Parfois, ces sous-catégories se recoupent entre elles, s’ignorent ou donnent naissance à d’autres, d’une manière simplement virale. Faire le répertoire de l’ensemble de ces styles et les analyser nécessiteraient bien plus qu’un paragraphe. Cependant, la présente étude se doit d’en évoquer quelques uns afin de prouver que cette profusion des styles dans un mouvement global n’est pas à saisir de manière péjorative.

Il existe un courant de l’art graffiti qui à la fois déconcerte par si peu d’ambitions techniques mais fascine pour son audace et la brutalité qui l’accompagne. Appelé depuis peu Ignorant Style (ou parfois Crackism), ce style basique s’épanouit à travers une naïveté indécente de ses traits et de ses formes. Surtout, il s’éloigne de toute volonté de « faire bien » et des acquis picturaux acquis jusqu’ici dans le graffiti. Les traits sont maladroits et irréguliers, les remplissages des formes véritablement grossiers, les coulures sont agressives, des coulures sont apparentes, les lettrages sont grandement simplifiés et les personnages simplement représentés en 2D. Son pourfendeur principal est français et porte ** 78

Waclawek A., Street art et graffiti, éd. Thames&Hudson, l’univers de l’art, Paris, 2012, p.95.

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le nom de Fuzi (Pl. XVI, ill. 26). Il vient au graffiti à la fin des années 80 grâce à Subway Art et pratique un graffiti traditionnellement inspiré des pionniers new-yorkais. Ses supports de prédilection sont les trains et les métros. Les décennies 1990-2000 sont rythmés par ses adhésions à divers groupes de peintures : Paris Saint Lazare Boyz (PSL), Ultra Violent (UV) et The Psychopath Killers (TPK). Décomplexé, et grâce à des rencontres qui le pousse à affirmer sa personnalité, Fuzi s’obsède à développer une marque de fabrique, un graffiti qui lui collera à la peau jusqu’à aujourd’hui encore. Pour cela, il décide de retourner aux sources du passé, s’inspire des tout premiers graffitis new-yorkais qui utilisaient peu de couleurs et n’avaient aucunes techniques (Cliff, Ghost, Blade). Il arrive à s’autoproclamer initiateur de l’Ignorant Style vers le milieu des années 2000, et impose son style à l’heure actuelle dans les galeries d’art, lors de sessions tatouages ou dans sa propre marque de vêtements. Fuzi, qui a désormais délaissé le train, peut s’enorgueillir d’avoir fait des émules à travers le monde, pratiquants plutôt anonymes. Cette culture urbaine et insolente plaît car remet l’instinctivité artistique et la brutalité au goût du jour. De plus, cette démarche étant réfléchie et assumée, elle respecte néanmoins l’une des bases communes du graffiti que sont l’illégalité et la production sur supports de l’environnement urbain. L’Ignorant Style divise, provoque dépit ou admiration (à en voir les longs débats sur les réseaux sociaux) mais est reconnu quoiqu’il en soit par ses pairs comme faisant partie intégrante du large mouvement graffiti.

Dans l’Outside Art, les médiums employés sont aussi très hétérogènes. Aussi, les années 2000 sont marquées par un retour à l’usage du pochoir qui offre l’avantage incontestable d’une importante reproduction, d’une rapidité d’exécution intéressante et d’une image immédiatement lisible. Le pochoir au sein de la rue, qui s’est largement exprimé dans la décennie 80 grâce à des artistes français pionniers comme Blek le Rat, Miss Tic, ou Jeff Aérosol, reprend des couleurs principalement avec l’artiste anglais Banksy. Ancien graffeur et désormais figure incontournable du street art international, il excelle à la fois techniquement (pochoirs à grande échelle ; utilisations de multiples couleurs), et dans ses idées (touches d’humour et de poésie compréhensibles de tous ; messages universels qui souhaitent éveiller les consciences ; utilisations de figures connues de tous ; slogans). Son style de pochoirs est aisément reconnaissable, bien que facilement reproductible. Mais Banksy est aussi à l’aise lorsqu’il s’agit de rentrer en action, ce qui prends des allures d’happenings marquants : supercherie en 2005 lorsqu’il accroche ses propres œuvre dans des grands musées ; impression de faux billets anglais qu’il diffuse à 98


Londres durant un carnaval ; ingénieux piratage du disque de Paris Hilton en 2006. Très productif et polyvalent, Banksy fait preuve d’une fascinante critique lorsqu’il réalise son premier film en 2010 « Faîtes le mur ! ». Il laisse la communauté graffiti, street art et tout un tas d’amateurs dans une grande perplexité. Ce film est à la fois une œuvre caustique et pertinente soulevant de vives interrogations quand à la finalité même du film : détournement dont il est l’actuel roi ou véritable dénonciation d’un système qui encourage la marchandisation de l’art, et plus particulièrement du street art ? Inventif, il reconnaît cependant l’énorme influence de Blek le Rat à qui il n’hésite pas à tirer révérence. Toutefois Banksy par la remise au goût du jour du pochoir, est à l’origine d’une véritable tendance mondiale. Le pochoir, parce qu’il est aisément réalisable, est désormais à chaque coin de rue du monde, et le plus souvent porte un message revendicatif ou reprend des formes populaires poétiques à des fins politiques. Si la plupart de ces productions sont anonymes, toutes se réclament de l’influence directe de Banksy. Historiquement, les années 2000 sont réellement pénétrées par le renouveau du médium du pochoir et ce, à l’échelle mondiale. Ce retour s’amorce à la fois dans la rue et dans les maisons de ventes.

Mais il faudrait aussi parler du Wild Style, un style né aux Etats-Unis qui met à l’honneur les lettrages les plus extravagants (Pl XVII, ill. 27 ), du jeune style Graffuturism qui se cherche une abstraction des formes et prône un retour au médium de la peinture, des tendances Lowbrow Art, du style Pixaçao, de l’hyperréalisme, du style punitif… En soi, une profusion des styles nettement réjouissante sur l’extrême diversité et vitalité de l’Outside Art. Dotés à n’en pas douter d’un contexte de réalisation, une théorisation de chacun de ces styles semble plus que jamais envisageable.

3.1 Vers la construction d’un discours théorique : les premières démarches. Indubitablement, un mouvement artistique s’érige en tant que tel et s’épanouit grâce à la construction de discours théoriques. Philosophes, historiens d’art et critiques participent, grâce à des analyses profondes, à donner les clés d’une meilleure compréhension, à faire progresser les difficiles questions des minces frontières entre l’Art et la vie. Tout en établissant des écoles, des courants picturaux, les réflexions font aussi l’état de la marche des arts traversant les époques et les contextes, de manière à dégager un mouvement universel. Mais surtout, ces discours préparent, légitiment l’inscription d’un mouvement artistique en tant que tel, donne la possibilité à ce dernier d’évoluer et de 99


s’approfondir. Si le maintien d’études et d’un discours semble être donc une étape fondamentale, qu’en est il dans le domaine de l’Outside Art ? Quels sont les principaux écrits le concernant ? Dans quelle mesure peut-il y avoir urgence à générer un discours théorique à propos de l’Outside Art ?

a. « Le livre du graffiti », Denys Riout. En 1985, le tag et le graff s’installent pas à pas dans une capitale française qui connaît déjà le graffiti, mais sous des formes dîtes plus artistiques. En 1985 aussi, Denys Riout est professeur émérite d’histoire de l’art moderne et contemporain à l’Université Paris 1–Panthéon Sorbonne. Cette année là, il publie une première fois aux Éditions Alternatives la première étude française qui estime le graffiti comme un fait artistique, Le livre du graffiti (Pl. XVII, ill. 28). Sur 144 pages, Denys Riout livre avec Dominique Gurdjian et Jean-Pierre Leroux, ses observations et une analyse pointue de ce qu’il appelle des « picturo-graffitis », autrement dit les graffitis à caractère artistique, à différencier donc des inscriptions murales portant un message politique, personnel ou sexuel.

Sa première idée est donc de définir et d’établir les bornes de son analyse. Il revient naturellement sur l’étymologie du mot et sur les premières apparitions de l’acte de s’exprimer librement sur les murs. Ce qui l’amène à s’interroger sur l’existence des études scientifiques réalisées au préalable. En réalité à cette époque, elles ne se limitent qu’à un seul domaine, celui de l’épigraphie antique. Autrement dit rien qui s’apparente à un mouvement et à une création autonome. Denys Riout fait donc part de son souhait de voir le graffiti réévalué de manière sérieuse et profonde, s’appuyant sur le fait que tout déconsidération peut être dommageable. Il préconise pour cela l’appui sur une documentation iconographique puisqu’également, l’outil photographique est capable de nouer des relations avec le graffiti : fixer l’éphémère, Brassaï le fait depuis les années 1920 (Graffiti, 1960).

Riout passe à une considération globale en tentant d’expliquer la présence des graffitis à travers les sociétés : selon lui, ce sont des écritures qui permettent d’en apprendre davantage sur les particularités d’une langue parlée puis de son évolution. À cela, Riout ajoute une fonction sociale au graffiti : en signant dans un espace d’échanges interindividuels, c’est se confronter à la réalité et véritablement, de sortir de l’anonymat. 100


Peu à peu Riout nous dirige vers l’idée de revendication d’une existence, ce qu’il nommera plus tard The I Decade (La décennie du Je). Après tout, le nom n’est-il pas la religion, comme l’entend Normain Mailer ?

Puis il amorce un début de considération artistique : en effet, il décèle une proximité artistique lorsqu’il y a prise en compte du matériau, du support, puis du geste. À partir de ce fait là, Riout analyse les conditions de réalisations. Il note premièrement l’importance du lieu (il doit réunir des caractéristiques typologiques, architecturales et doit offrir une pérennité), le rôle du moment dans le temps (contexte) puis du support (qui comporte des contraintes de types techniques, influant sur le style ensuite). Il note pour cela la diversité des outils en les classant : outils à graver, à tracer, à enduire, pour peindre. Le lien avec l’art s’effectue dans la démarche qui, si elle est préméditée, valide les conditions citées plus haut.

L’auteur établit par la suite les liaisons connues entre le graffiti et l’art dans le passé. Il passe alors en revue les mouvements et leurs meneurs qui ont portés de prés ou de loin un intérêt au graffiti : il évoque alors le courant Dada avec le tableau «L.H.O.O.Q.» de Marcel Duchamp, les Surréalistes grâce à l’article de Desnos sur les graffitis paru dans Arts et Métiers Graphiques en 1937, ainsi qu’Asger Jorn, alors membre du groupe COBRA, qui fonde dans les 50 l’Institut Scandinave de Vandalisme Comparé. Ce dernier propose d’intégrer le graffiti dans une histoire de l’art profitant au passage pour rompre avec les débats de hiérarchies des genres. Enfin, il cite Jean Dubuffet, à l’origine de l’art brut, et qui dès 1944 entretient un lien entre son art et le graffiti dont il fait l’éloge du tracé authentique, naïf et de l’acte spontané, impulsif. Convaincu, Riout parle à propos du graffiti de méthode reprise dans la production picturale du XXIe siècle : c’est le cas de l’Expressionnisme abstrait (dans sa violente gestualité, les salissures et giclures) mais aussi de COBRA (dans l’éloge de la spontanéité, de l’écriture automatique qui libère la main).

Plus proche de nous, Riout se met alors à analyser l’arrivée du tag à New-York qu’il définit à juste titre: « une manière de signature qui associe au nom ou au surnom le numéro de la rue dans laquelle habite son propriétaire. Doté d’une forme élaborée comme marque, signe distinctif et reconnaissable, il est tracé au feutre, dans les premiers temps, plus tard à

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la bombe, partout où c’est possible »79. Il cite Julio 204 comme étant le tout premier tagueur new yorkais, ayant commencé son activité vers 1967. Fort d’une connaissance des débuts du graffiti moderne, Riout semble être véritablement conquis et admiratif, surtout lorsqu’il précise que la société elle-même doit faire preuve d’adaptation face au phénomène. Il utilise un vocabulaire propre au graffiti, remarque même l’apparition de nouveaux styles. Il revient entre autres sur la spontanéité de l’action, justifiant que désormais, cette action aux formes d’expédition s’avère préméditée. En effet, il y a la nécessité d’une organisation temporelle, spatiale (choisir un itinéraire) et d’une certaine logistique concernant le matériel. Pour Riout, cette préméditation fondamentale amène à la création originale d’une œuvre.

Mais ce qu’il remarque surtout, c’est une évolution. Évolution dans les perceptions et mentalités, dans les échanges entre artistes, dans les supports utilisés, dans les motivations. Également, Denys Riout n’omet pas de constater la récupération du graffiti par le marché de l’art et ce, à peine 10 ans après les premières pièces new-yorkaises. Il analyse alors son insertion au sein des galeries américains puis européennes, et les faits nouveaux mettant les artistes au premier plan. Cette évolution aussi, il la remarque dans les formes et dans les styles : « Entre les tags du début, posés n’importe où dans la ville, et les top to bottom, décorant d’une peinture élaborée un nom qui s’étale nécessairement sur les wagons du subway, on peut parler à juste titre d’une évolution »80. Ce qui le frappe, c’est la mutation des lettres (il s’interroge sur le manque de lisibilité progressive du tag), mais aussi des supports (il s’étonne de retrouver le tag gravés sur les vitres). Activités qui restent illégales, l’appellation graffiti perdure donc naturellement. Mais Riout s’interroge sur la nécessité à faire évoluer ce terme lorsqu’il s’applique aux productions sur toiles : « Plus largement, les productions sur toiles, faites pour les circuits marchands et exposées dans les lieux réservés, ne paraissent pas pouvoir appartenir à l’univers de graffitis. Les interdictions juridiques ne les concernent pas. Leurs supports restent ceux de toute peinture. Enfin, ils ne sont pas offerts à la délectation de chacun sans pouvoir être possédés par quiconque »81. S’il n’évoque dans son étude en aucun cas le terme post-graffiti, qui apparu en 1983 s’applique à définir ce graffiti là, sur toiles, c’est dans l’espoir d’une méconnaissance de ce terme plus

** 79 80 81

Riout D. Le livre du Graffiti, édition Alternatives, Paris, 1985. ibid, p.72. ibid, p.72.

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qu’un désaveu. Il soulève toutefois la difficulté et l’importance de définitions, exercice peu réalisé jusqu’ici.

L’auteur se sent tout autant concerné par l’émergence de nouvelles formes d’écritures et de messages dans l’environnement urbain, et reconnaît l’utilisation du pochoir, qu’il rapproche dans ses qualités à un outil de communication. Riout les considère comme « doublement anonymes » : il constate que les noms des auteurs n’apparaissent pratiquement jamais, et que les formes sont couramment empruntées à l’imagerie populaire. Autre nouveauté, la progression de pratiques artistiques qui cherchent l’interaction avec l’environnement urbain et dont les caractéristiques formelles font état d’une cohérence dans le choix des lieux. On assiste à plus de peinture au pinceau ou à la brosse, et surtout, les noms des auteurs sont désormais connus, comme si les Beaux-Arts descendaient dans la rue : « Il va de soi qu’alors, nous ne sommes plus en présence de graffitis mais d’un nouvel art urbain sauvage et illicite »82. Le mot est lâché, Riout associe enfin la notion d’art à la présence de la rue. Illicite, parce que la pratique est encore et toujours passible d’amendes mais illicite aussi parce que le droit français ne protège aucunement ces œuvres.

Denys Riout et ses associés terminent le livre par une présentation d’artistes et renseigne sur les différentes techniques. Complète quoiqu’un peu vulgarisée, cette étude documente et souhaite donner un autre aperçu, une autre lecture du graffiti, bien plus positive et créative qu’à l’accoutumée. Par l’établissement de comparaisons avec d’autres caractéristiques artistiques, par l’analyse approfondie des motivations, et par le constat d’évolutions sur de nombreux plans, Denys Riout a souhaité voir au graffiti bien plus qu’un phénomène à dimension sociale. Paru pour la première fois en 1985, à la naissance même du graffiti en France, « Le livre du graffiti » s’est vu ré-édité une deuxième fois en septembre 1990, alors que le graffiti dans son exubérance et dans son insolence, était au cœur de toutes les interrogations suscitant les débats que l’on a évoqué auparavant dans cette étude.

b. « Street Art et graffiti », Anna Waclawek. ** 82

ibid, p. 82.

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La dernière démarche de théorisation de l’Outside Art remonte à 2011, elle émane d’Anna Waclawek, professeur en histoire de l’art à l’Université Concordia, à Montréal. Son goût pour les voyages l’amène à s’étonner de la richesse de ces productions, elle débute alors parallèlement ses recherches dans les années 90. Partant du postulat que le graffiti et le street art ne sont concernés par aucune étude majeure les présentant sous leur angle strictement formel, Waclawek tente d’apporter une première pierre à l’édifice car convaincue de se trouver face au mouvement artistique du XXIe siècle. Elle compose donc son analyse tout d’abord par énumérer et décrire les différents formes artistiques (graff, tag, pièces, pochoirs, peinture urbaine), et par retracer les origines du graffiti. Ensuite, Waclawek intègre l’ensemble de ces pratiques au sein de la ville : la dimension artistique dans la ville (art public), la remise en question de l’espace public par son investissement, le caractère éphémère et l’aspect performatif. Puis dans une quatrième partie, elle en vient naturellement à parler du post-graffiti, terme qu’elle applique ici aux œuvres conçues en fonction d’un site particulier au sein de la ville. Parfois uniques, de temps en temps recrées, chacun de ces projets artistiques relèvent le défi de s’installer dans l’environnement urbain sans même y avoir été invité. Waclawek rappelle alors l’impératif de la mise en contexte : « Une œuvre d’art urbain forme avec son support et le paysage qui l’entoure un contexte spécifique. Pour l’appréhender in-situ, il faut considérer tous les éléments qui la composent, c’est-à-dire le sujet, la technique, le support et le cadre choisis, mais aussi les interférences de cette œuvre avec ce qui constitue son environnement (les matériaux, les formes architecturales, et les divers types de communication visuelle qui l’entourent, mais aussi l’histoire locale ou telle ou telle problématique contemporaine) »83. L’œuvre se construit donc grâce à son emplacement, puisqu’il influence la lecture. Cette lecture, Anna Waclawek propose en dernier lieu de s’en saisir en adoptant l’angle de la culture visuelle.

Le contact permanent avec les différentes images répandues à travers la ville renvoient le citadin à des réalités : ainsi, la publicité et les enseignes lui rappelle son rôle de consommateur, confrontés à des lois et des règles grâce aux panneaux de signalisations routières. Les œuvres issues du graffiti et du street-art, quand à elles, l’interpelle puisqu’elles lui prouvent l’aptitude à se rebeller. Chaque image donc, est portée par un discours qui renseigne à la fois le citadin sur ce qu’il est, son rapport à la ville, à la société, et les actions qui en découlent. Le concept de culture visuelle qui prend racine sur le ** 83

Waclawek A., Street Art et Graffiti, Thames & Hudson, l’univers de l’art, Paris, 2012, p. 139.

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continent américain dans les années 1980 sous l’impulsion de l’historien d’art William John Thomas Mitchell, est vraisemblablement ignoré en France. La culture dont il s’agit ici est une nouvelle science de l’image, une science qui englobe un patrimoine d’images, un courant de recherche qui s’éloigne des méthodes d’analyse habituelles de l’histoire de l’art. Étudier les images dans le cadre de la culture visuelle, c’est aussi et surtout s’intéresser au contexte de production et ce qui en découle, circulation, réception, transformation et ce, dans le champ d’interactions sociales. La culture visuelle se doit d’exclure aussi toute notion de hiérarchie esthétique et l’inscription dans des catégories discriminantes, par exemple les cultures high et low.

Waclawek à travers son ouvrage, invite donc les historiens d’art qui souhaiteraient comme elle s’intéresser au graffiti et au street-art, à dépasser leurs méthodes d’observation, à élargir le champ d’études. Il suffirait pour cela d’abandonner l’attrait à la forme et au fond, également à la fonction de l’œuvre par rapport à son contexte historique, les catégories qui dominent la discipline (le sujet, le style, la signature). Adopter cette attitude apparaît comme fondamentale pour Waclawek puisque pour ces artistes, leurs œuvres sont indissociables de l’environnement bâti et culturel. Cet environnement, c’est leur atelier de production. La création d’un vocabulaire visuel peut donc s’avérer être nécessaire. L’auteur met en parallèle les utilisations communes de l’imagerie populaire (médias de masse, objets ordinaires, bande dessinée) par les artistes de graffiti et street-art et ceux du Pop-Art (à savoir Andy Warhol, Roy Lichtenstein, Robert Rauschenberg, Jasper Johns). Les aspirations (mettre en lumière la culture de la consommation; s’amuser des symboles de la production de masse) étant sensiblement identiques, Waclawek semble s’interroger sur la différence d’appréciation entre ces deux courants. Et de conclure qu’il « semble ressortir de l’étude de la culture visuelle urbaine actuelle que l’imagerie illégale propose une véritable réflexion critique sur le monde contrôlé de l’art »84. Elle revient tout de même sur l’analyse formelle des œuvres graffiti et street-art, qui est largement possible pour l’historien de l’art. Grâce à ses voyages et se recherches dans le sujet, Waclawek soutient la pertinence d’analyser le(s) style(s) («élément clé du graffiti ») qu’il soit personnel, géographique ou historique, ce qui jusqu’alors n’avait pas réellement été reconnu dans la discipline de l’histoire de l’art. Aussi, elle soulève un point intéressant lorsqu’elle affirme que dans le graffiti, le sujet en lui-même, c’est la signature. En 1985, Vrij Nederlan proclamait alors ** 84

Ibid, p. 69.

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que « tout comme l’autoportrait et le paysage qui sont devenus des genres en soi, la signature est aujourd’hui un art à part entière ». Proposition loin d’être dépourvue de sens, la signature pourrait éventuellement gagner le domaine des arts graphiques.

Pour appuyer de fortes convictions (« […] un mouvement qui, porté par une communauté artistique mondiale, représente en outre, au XXIe siècle, l’avenir de l’art et de l’histoire de l’art »85), Anna Waclawek révèle et soutient tout du long de son ouvrage, de nombreux artistes graffiti et street-art qui, en se servant du langage visuel de la ville et en agissant de manière illégale, redéfinissent les contours de l’art et le rôle des artistes dans les sociétés les plus actuelles. Son étude, copieusement dense, ne s’interroge cependant que très peu sur le phénomène post-graffiti à proprement parler, c’est-à-dire sur le passage des formes de l’Outside Art vers la toile ou des supports commercialisables. Mais l’esprit positif et rafraîchissant qui s’en dégage démontre l’avancée des mœurs et prouve la réjouissante faisabilité d’une théorisation de ces pratiques artistiques urbaines.

c. Les diagrammes de Feral. Timides, les tentatives de théorisation de l’Outside Art s’engagent vers une voie qui dans un premier temps, cherchent à encourager la discipline de l’histoire de l’art à s’appliquer à prendre en considération un mouvement. L’Outside Art lui même, semble réclamer qu’on le théorise : en 2011 Daniel Feral, curator et théoricien américain dont peu d’informations circulent à son propos, présente un diagramme qui retrace l’histoire formelle du graffiti et du street art depuis les années 1940 jusqu’à nos jours (Pl. XVIII, ill. 29). Il s’inspire pour cela du diagramme d’Alfred H. Barr de 1936, mettant en exergue la place du cubisme et de l’art abstrait au sein du XXe siècle. À l’aide d’une chronologie, de flèches et de couleurs, Barr, historien de l’art et premier directeur du MoMA de New York, révèle les filiations historiques entre les différents mouvements, rendant compte de l’importante évolution artistique de 1890 à 1935. Feral réalise le diagramme dans une première version à l’occasion d’une exposition à l’espace Donnell Library du MoMA « Pantheon : A history of art from the streets of NYC » en 2011, dans laquelle il est chargé du curating. Son analyse prend racine dans la décennie 1940 (Art Brut avec Jean Dubuffet), et regroupe un tas de mouvements picturaux et conceptuels, du Lettrisme à l’Internationale Situationniste en ** 85

Ibid, p.195

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passant par l’Anarchitecture initié par Gordon Matta-Clark et les Happenings de Kaprow. Des mouvements historiques et décisifs donc qui gravitent autour du Graffiti (qu’il date de 1969 et qu’il situe entre New York et Philadelphie) et du Street Art (moitié des années 1970, à New York). Aussi, il ajoute en encadrement de couleur rouge, des influences culturelles (hip-hop, punk), des techniques (spray paint, collage), et des esthétiques visuelles (publicité, numérique). Feral, qui poursuit son schéma jusqu’à la frontière des années 2010, décèle les origines mais aussi les évolutions : selon lui, le graffiti a ainsi influé sur le néo-expressionnisme tandis que le street art est relié l’art conceptuel de Jenny Holzer. Des mises en relations intéressantes qui méritent d’être approfondies. Rapidement, le schéma se partage, se commente et se reblogue. L’ampleur virale incite même le Museum of Contemporay Art de Los Angeles à éditer le diagramme sous la forme d’un poster durant l’exposition phare « Art in the Streets » qui s’ouvre en Avril de la même année.

En 2012, Feral réalise une deuxième version de son diagramme, cette fois-ci à l’occasion de l’exposition « Futurism 2.0 : Symmetry Across Centuries » à Londres, présentant le graffuturism pour la première fois au continent européen (pl. XIX, ill. 30). Feral complète son étude par l’ajout d’anciens et nouveaux courants : il rajoute l’inévitable futurisme gothique de Rammellzee (actif dans les années 1970), et le graffiti abstrait que Feral considère comme une tendance globalement mondiale et ce dès les années 1990. Mais cette nouvelle démarche de théorisation étonne par la présence de certains noms. Certains semblent à l’évidence précoces pour être mentionné auprès de mouvements d’importance, à l’exemple du jeune graffuturism. Ce terme voit le jour en 2010 à San Francisco sous l’impulsion de Poesia, un artiste graffiti local. Ce dernier est à l’origine d’un site internet, graffuturism, dans lequel il partage les travaux d’artistes retenant son attention pour leurs qualités picturales, à son sens inédites. Puis, le site prend une autre direction : celle de représenter et de prendre parti pour un certain graffiti, un graffiti qui ne pioche pas dans les formes et influences qui lui sont traditionnellement associées. Un graffiti qui déconstruit le travail de la lettre, revendiquant même une abstraction cependant inspirée des avant-gardes (laissant naturellement penser à celle des Futuristes italiens du début du XXe siècle). Les artistes affiliés au graffuturism peignent aussi bien sur des murs extérieurs que sur des toiles, et semblent vouloir laisser exprimer la bombe de peinture comme étant le médium central à toutes productions. Les références artistiques se veulent également nettement plus tournées vers l’histoire de l’art. Poesia tente alors de réunir autour de lui artistes et 107


galeristes, afin d’exposer ce qu’il entend être un nouveau mouvement. Il le fera à 4 reprises : Recoat Gallery à Glasgow en 2011 ; Blackall Studios à Londres en 2012 ; Soze Gallery à Los Angeles la même année ; puis galerie Openspace à Paris récemment.

Pour la première fois donc, le graffuturism propose d’envisager la création d’un mouvement comme on l’entend dans l’histoire de l’art, c’est-à-dire qui contient une date, un lieu, un leader, un collectif, des aspirations esthétiques et conceptuelles communes, ainsi qu’un manifeste. Et comme manifeste, le mouvement brandit forcément le diagramme de Feral. Pourtant, le collectif n’en est qu’à ses balbutiements, et n’a pas encore réellement trouvé ses artistes phares (la plupart revendique une appartenance au graffuturism le temps d’une exposition, mais guère plus). Daniel Feral, sans perdre toute crédibilité, semble s’être précipité à vouloir étoffer son diagramme par l’ajout de jeunes mouvements qui ont encore bien des choses à prouver. Aussi, il propose de nouvelles terminologies, à l’instar de cybergraff, outsider-graff et tackers. Des termes qui nécessitent plus que d’apparaître dans un schéma destiné à être proposé à la vente sous la forme d’un poster. Si l’initiative est encourageante et démontre bien le désir des acteurs de l’Outside Art d’élaborer un discours raisonné, il convient d’adopter le recul nécessaire, celui qui permet d’en assumer la postérité.

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Conclusion

Réaliser un état des lieux, c’est l’action de décrire un fait, une situation à un moment donné. Avec pour cadre géographique la France, la présente étude s’est engagée à mener cette action à l’égard du mouvement de l’Outside Art, terme exclusif qui désigne l’ensemble des productions artistiques réalisées au sein de la ville, ou inspirées par la ville. Installés depuis les années 1980 dans l’Hexagone, le graffiti, le post-graffiti et le street-art parcourent les décennies avec la détermination d’un mouvement mondial prêt à faire vaciller les esprits et les frontières artistiques. Dans un premier temps, l’étude propose de revenir sur les origines et les moyens de diffusion, puis d’observer la progression de cet art dans les différents domaines qui lui sont rattachés : d’une part le marché de l’art et ses collectionneurs (galeries d’art ; maisons de ventes) puis les institutions qui tentent de le révéler au grand jour. Par la singularité de ce parcours, la seconde partie s’attache à décrypter la réception de l’Outside Art, qui emprunte tant au domaine marketing qu’au domaine sociologique, et vaguement au domaine théorique.

Significative, l’intégration progressive de l’Outside Art dans le monde de l’art témoigne de l’ambiguïté des attirances communes, entre timidité et négligence. Tantôt courtisé, souvent répudié, le mouvement joue désormais son propre rôle : celui d’un art à part entière. Un rôle qui, à l’heure actuelle, ne peut et ne doit pas être remis en question. Protéiforme, spontané, pluridisciplinaire et ambitieux, le mouvement choisit de ne pas stagner, tout en prenant garde à protéger une identité qui lui est propre. Cette identité, c’est celle de l’autonomie artistique, de l’expression libre mais aussi de la fusion avec la ville. La ville, c’est ce dénominateur commun à chacun de ces artistes et de leurs productions, qu’elles prennent racines dans l’espace urbain ou imprègnent l’esprit d’une toile de lin.

D’un côté, l’étude dégage qu’il y a de quoi s’enthousiasmer du chemin parcouru : l’incroyable visibilité dont bénéficie actuellement l’Outside Art se plaît à brouiller les pistes, quitte à parfois oublier que l’activité est encore et toujours réprimée sous sa forme illégale. De la naissance de la première fondation consacrée au post-graffiti en 2012 (Fondation Speerstra, Suisse) au récent intérêt des collectivités locales qui prennent discrètement le sujet au corps (Biennale d’art contemporain du Havre ; parcours « Street art 109


13 » à Paris…), l’Outside Art se voit acquérir progressivement l’image d’un mouvement artistique capable de se réaliser dans de vastes projets, pourvu qu’ils soient grands. Aussi, lorsqu’il investit les salles de ventes aux enchères, il attire des regards des plus intéressés, mais pas forcément les plus passionnés. Quand aux galeries d’art, elles sont de plus en plus nombreuses à miser sur cet art, quoique certaines entreprennent des choix largement discutables. La poignée d’expositions qui lui sont consacrées ne cessent de faire grossir les files d’attentes, attirant les curieux comme les passionnés de la première heure. En définitive, l’Outside Art, lorsqu’il n’est pas au pied de notre immeuble, est partout, des rayons de livres des libraires en passant par nos réseaux sociaux sur internet jusqu’aux publicités. Et visiblement, la société en redemande.

D’un autre côté, faire un état des lieux révèle forcément des dysfonctionnements, et dans le domaine de l’Outside Art, ceux-ci ont tendance à se dissimuler facétieusement. Surtout, l’impact qu’ils peuvent avoir sur le mouvement sont susceptibles d’en bouleverser les enjeux.

A l’heure actuelle, il semble désormais possible d’affirmer que l’Outside Art compte parmi ses rangs un certain nombre d’opportunistes, qu’ils soient artistes, galeristes, commissaires-priseurs, collectionneurs ou journalistes. Sans pour autant assurer qu’ils parasitent l’ensemble du mouvement, ils se contentent de le faire tristement piétiner. À commencer par les artistes, divisés en deux triviales catégories : parmi eux, ceux qui gardent auprès d’eux une authenticité spontanée, une âme artistique et ceux qui à l’inverse, s’adaptent aux codes conformistes du monde de l’art pour jouir des effets d’un mouvement sous les feux des projecteurs. À l’exemple de Mr. Brainwash, ces artistes manient l’ensemble des outils de communication et quelques armes artistiques, se démarquent généralement par une productivité massive, des techniques peu abouties, des concepts désespérément accessibles et une régularité d’exposition écœurante. Aussi, ils détiennent une forte place dans les salles de ventes, remportant avec lassitude de larges records. Opportunistes, ces artistes sèment le trouble auprès d’un public qui ne possède pas encore l’œil essentiel à déceler le bon du très moyen. À l’évidence, c’est aussi parce que la plupart des galeries d’art et les maisons de ventes s’appuient sur des critères d’évaluations de la valeur d’un artiste qui actuellement, sont dangereusement flous. Que penser d’une galerie qui ne joue pas le jeu, en accordant sa 110


confiance à des jeunes et récents artistes qui n’ont pas forcément fait l’expérience de la rue ? Pourquoi ces mêmes galeries, attentistes, semblent être prêtes à accepter n’importe quoi n’importe qui (même les plagiaires), pourvu que ce soit « dans l’air du temps » ? Quel est l’intérêt de vendre plusieurs œuvres d’un même artiste à un collectionneur, si ce n’est pour encourager une revente dans l’immédiat ? À l’évidence, certaines ne semblent même pas vouloir prodiguer des conseils censés stimuler l’originalité de l’artiste, quand d’autres se soucient de vouloir faire avancer l’ensemble du mouvement. Pourtant, l’histoire de l’art est assez riche et grande pour nous prouver qu’une bonne relation entre le galeriste et son artiste conduit à produire le meilleur.

Le second marché de l’art, formé par les maisons de ventes aux enchères, n’apporte pas non plus son lot de bonnes actions. Très vite, ces dernières se sont saisies de ce mouvement le présentant comme émergeant à des collectionneurs qui, en quête des meilleurs investissements financiers, se précipitent têtes baissées. Par conséquent, avantagés par la loi de libéralisation des ventes publiques votée en 2011, les maisons de ventes esquivent intermédiaires et galeries pour acheter directement à l’atelier de l’artiste. Peu regardants sur son originalité et son passé, elles créent elles-mêmes sa côte, avec le danger qu’on connaît : celui d’enrayer la crédibilité de l’artiste, dés lors poussé à produire pour répondre à une demande. Aussi, plus que des murmures, des faits avérés de mises à la vente de faux tableaux sur le marché ont récemment dévoilés une autre facette des commissaires-priseurs. S’autoproclamant un peu trop rapidement spécialistes d’un domaine, ils se jouent de toute rigueur d’analyse professionnelle, ne prêtant pas l’attention nécessaire à la provenance de l’œuvre (Artcurial, par exemple). Quitte à ne pas même se soucier de la position des artistes concernés, qui sont encore bel et bien vivants.

Se saisir des opportunités, cela ressemble aussi à l’état d’esprit de certaines personnalités qui, sous couvert d’avoir posés des moyens financiers conséquents, s’autorisent à s’ériger comme instigateurs d’un mouvement. Si l’étude a pris le temps d’observer la figure d’Alain-Dominique Gallizia à propos de son exposition « Tag au Grand Palais », c’est de manière à rappeler que si les intentions sont bonnes, méfiance est à retenir lorsque ce dernier semble chercher à attirer toute l’estime sur soi. Parce qu’il n’est jamais sain qu’une personne seule se propose à faire autorité sur tout (inventer sans aucune

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modestie de nouveaux termes), loin de tout désir d’avancement collectif, l’Outside Art peut aisément se passer de ce genre d’initiatives peu convaincantes.

Cette opportunité semble également être partagée par l’unique mais précurseur magazine consacré à l’Outside Art, du nom de Graffiti Art Magazine. Dirigé par le couple Nicolas Chenus (diplômé de l’école Estienne, auteur, rédacteur en chef, curateur et dirigeant de la galerie Openspace) et Samantha Longhi (historienne de l’art de formation, spécialisée dans l’histoire du pochoir de rue), le magazine peut se vanter de ne pas avoir à faire face à la concurrence, du moins dans sa catégorie (prise au sérieux du mouvement). Tout d’abord, le magazine n’émet que très peu, voir aucune critiques, à l’heure à laquelle le mouvement en éprouve le besoin. Les articles et dossiers présentés jusqu’à maintenant délivrent un enthousiasme sans bornes envers des artistes soigneusement sélectionnés en fonction de leur présence sur le marché. Difficile dans ces cas là de ne pas imaginer des possibles conflits d’intérêts lorsque la rédaction elle-même, possède sa propre galerie. Une problématique qui se ressent jusque dans les choix de reportages d’expositions, mettant possiblement à l’écart l’existence de certaines galeries. En outre, l’usage intempestif du terme art contemporain urbain, inventé par leurs soins, est loin de faire l’unanimité parmi les galeristes et les artistes, ce qui semble relever une fois de plus de l’initiative personnelle.

Au vu de ces quelques dysfonctionnements, il pourrait être justifié que les institutions muséales, responsables en partie d’accorder le statut d’œuvres d’art, montrent des signes de frilosité à exposer le mouvement. Mais en réalité, il semblerait que le problème soit ailleurs. Alors que ces institutions ressentent le besoin de se baser sur un discours théorique, engagé à démontrer le mouvement comme un art à part entière, les seuls propos existants demeurent sur l’aspect sociologique du graffiti. Perçu comme un mouvement fait par et pour les banlieusards, cerné uniquement comme facteur de cohésion sociale, considéré comme relevant d’une conduite maniaque et dépourvue d’ambitions artistiques, le musée, s’il entame une démarche volontariste dans un premier temps (« Graffiti Art », 1991), renonce à poursuivre ses efforts à la vue de l’ignorance persistante des critiques et historiens de l’art. Les artistes, quand à eux, n’ont pas cessés pour autant de produire sur toiles et autres supports souhaitant s’inscrire dans la pérennité.

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Parce qu’il a désormais franchi un demi-siècle sans jamais perdre de son caractère novateur, l’Outside Art possède donc un tout autre avenir devant lui : celui de s’inscrire durablement au sein d’un patrimoine public. Pour arriver à cette nouvelle étape, il appartient aux historiens de l’art, aux théoriciens puis aux critiques d’art, de se saisir par exemple de l’authenticité du mouvement, lui donner du crédit. Redéfinir les termes qui, mal utilisés à l’heure actuelle, discréditent et prêtent à confusion ; s’ouvrir à une nouvelle perception du statut et du rôle de l’artiste contemporain, qui davantage tourné vers la ville, s’affranchit désormais des codes les plus rigides et académiques de l’art ; plus largement, revoir une copie bien trop réductionniste lorsque la discipline s’enferme encore dans la considération de « sous-catégories ». Autant de nouvelles questions donc, qui souhaitent voir élever les débats et en finir avec les vaines problématiques habituelles (art ou vandalisme, décontextualisation des pratiques, légitimation en tant qu’art).

En définitive, l’Outside Art revient de loin. Et il n’est pas à douter qu’il s’épanouira encore, à condition de garder un œil critique et passionné de manière à le hisser vers le haut. Amener une pierre à l’édifice ancrera les fondations, mais en prendre pour sa propre bâtisse ne mènera qu’à en faire un simple champs de ruines.

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Travaux universitaires - Maestre, Amandine, Art urbain : du graffiti au post-graffiti : quelles sont les évolutions graphiques et conceptuelles?, mémoire de master 2, Université Paul Valéry, Montpellier, 2005. - Miladi, Karim, Le graffiti : De la rue à une reconnaissance institutionnelle?, mémoire de master 2, Université Pierre Mendès France, Grenoble, 2007. - Mondésir Ketty, L’institutionnalisation de l’art urbain en France de 1981 à 1991, mémoire de master 1, Université Paul Valéry, Montpellier, 2012.

Filmographie - Banksy, Faîtes le mur ! (Exit Through the Gift Shop), 87min, Etats-Unis et Royaume-Uni, 2010. - Boukercha, Karim, Wild*War – Graffiti Clashs From Paris, Vol. 1&2, 180min, France, 2004. - Chalfant, Henry, Style Wars, 70min, Etats-Unis, 1983. - Vecchione, Marc-Aurèle, Writers : 1983-2003, 20 ans de graffiti à Paris, 99min, France, 2004.

Sources internet - Récit des 10 ans du blog, par Eko : blog.ekosystem.org/2010/04/10-years-of-ekosystemorg-part-13 - « Artcurial : entretien avec Arnaud Oliveux », Revue numérique, disponible à l’adresse : http://www.graffitiartmagazine.com/index.php?post/Vente-Artcurial-%3A-Entretien-avecArnaud-Oliveux-(1/2) et http://www.graffitiartmagazine.com/index.php?post/VenteArtcurial-%3A-Entretien-avec-Arnaud-Oliveux-(2/2) - Présentation de Willem Speerstra, propos recueillis par Valériane Mondot, Novembre 2011, disponible à l’adresse : http://www.speerstra.net/willem.php?art=2 - Texte de Lokiss, « Graffiti : Une culture suicidaire », publié le 16.11.09, disponible à l’adresse suivante : http://www.emosmos.com/?p=79, 118


- Lemoine, Stéphanie, « Le graffuturisme ? Des graffeurs qui ont grandi », Cityrama-Rue 89 les blogs, 11.05.13, disponible à l’adresse : http://blogs.rue89.com/cityrama/2013/05/11/le-graffuturisme-des-graffeurs-qui-ont-grandi230282 - Archives INA sur l’exposition d’art graffiti au Musée des Monuments Français, FR3, 11.01.92, disponible à l’adresse : http://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu01204/lexposition-d-art-graffiti-au-musee-des-monuments-francais.html?video=InaEdu01204 - Conférence « Graffiti vs Pub : Quelle société urbaine pour demain ? » dans le cadre du cycle de conférences et rencontres « Paris Hip-Hop Campus », Juillet 2013, Gaîté Lyrique (Paris), disponible à l’adresse : http://www.gaite-lyrique.net/evenement/graffiti-vs-pubquelle-societe-urbaine-pour-demain-paris-hip

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