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BOULEVARD DES HÉROS. Le plus

MARLENE DIETRICH DIÈTE À LA DIETRICH

MICHAEL KÖHLMEIER raconte les destins de personnages inspirants – dans le respect des faits et de sa liberté d’écrivain. Ce mois-ci : comment la Vénus blonde tailla en pièces une journaliste aux formes un peu trop généreuses.

Thusnelda Harris avait tout juste Harris vint supplier le rédacteur de LIFE vingt ans lorsque Henry R. Luce, de l’aider – au nom des nombreux serrédacteur en chef du célèbre ma- vices autrefois rendus. Après tout, quel gazine américain LIFE, lui donna meilleur exercice, pour une apprentie la délicate mission d’aller inter- écrivaine, que de réussir à interviewer viewer Marlene Dietrich. Henry Luce et le l’inapprochable Marlene Dietrich? père de la jeune femme se connaissaient depuis leurs études: ce dernier avait demandé à son ancien camarade de donner un petit coup de pouce à la carrière de sa MICHAEL KÖHLMEIER L’écrivain autrichien est considéré comme l’un L actrice était alors à l’apogée de sa carrière: son spectacle de music-hall, qu’elle donnait dans les plus luxueux flle qui, selon ses mots, «n’avait aucune des meilleurs conteurs hôtels de Las Vegas, faisait salle comble chance de fnir reine de beauté». Nous étions en 1958. L’Amérique se germanophone. Dernière parution en français: La petite fille au dé tous les soirs et le public américain était fou d’elle. «L’apothéose d’une diva», posait comme l’ultime modèle à suivre, à coudre, Éditions Jac- avait écrit l’Américain Gore Vidal: ce affchant avec ferté ses idéaux poli- queline Chambon, 2017. terme serait, après Marlene Dietrich, tiques, économiques, militaires… et son à tout jamais vidé de son sens. L’année mode de vie. Faisant écho aux avertissements des précédente, elle avait triomphé dans le flm de Billy médecins, qui constataient avec inquiétude que la Wilder, Témoin à charge, superbe adaptation du jeunesse américaine grossissait chaque année un roman d’Agatha Christie et dans lequel elle donnait peu plus, l’Amérique n’avait que ce mot d’ordre à la toute la mesure de son jeu dramatique. bouche: faites du sport et gardez la ligne! Elle y interprétait Christine Vole, l’épouse froide,

Thusnelda Harris avait terminé major de sa pro- insondable et calculatrice d’un homme – joué par motion à l’université de Hartford (Connecticut) et Tyrone Power – accusé de meurtre. Glaciale et hauavait été admise de suite à la prestigieuse université taine, elle incarnait soudain une version nouvelle de Columbia (New York). C’était une jeune femme de la femme fatale: avec son visage émacié de chat brillante, au physique hors norme: son visage et sa voix grave, son corps androgyne et anguleux, était en effet aussi ravissant que son corps était masculine jusque dans son attitude puisqu’elle ne énorme. Jolie et obèse, Thusnelda rêvait de devenir laissait rien paraître de ses sentiments, Marlene écrivaine, au grand dam de son conservateur de Dietrich était l’antithèse de la pin-up et pourtant, père, empêtré dans des clichés d’un autre âge. Les quel sex-appeal! D’une complexité inédite, son perfemmes de plume – disait-il – ne peuvent être que sonnage se révélait, scène après scène, passionné, deux choses: soit particulièrement vilaines, soit su- courageux, fdèle et d’une intelligence qui désarblimes… mais jamais entre les deux! çonnait le plus aguerri des hommes. Jamais encore

Ils étaient nombreux, à l’époque, à partager cette un rôle féminin n’avait été si énigmatique, et Billy opinion, et Henry Luce n’y faisait pas exception. Wilder semblait, en choisissant Marlene Dietrich, Alors, par amour pour sa flle et pour l’aider dans sa avoir trouvé la seule actrice capable, à l’époque, folle entreprise de devenir femme de lettres, Papa d’interpréter une telle ambiguïté.

Une critique parue dans le quotidien allemand FAZ et qui faisait allusion au premier grand succès de l’actrice – L’Ange bleu, de Josef von Sternberg sorti en 1930 – résume bien la métamorphose: «L’ange bleu est maintenant devenu l’ange noir.» Certains disaient même que ce flm avait réussi à reléguer Marilyn Monroe et Mae West au rang de pin-up pour ados. Marlene Dietrich fut le premier, et sans doute le seul sex-symbol véritablement «adulte», si tant est que l’appellation ait encore une quelconque pertinence.

Évidemment, cette légende vivante ne se laissait pas approcher facilement, même par le rédacteur en chef d’un célèbre hebdomadaire: il fallut donc l’entremise de nombreuses personnes pour arriver, par le biais de son compositeur Burt Bacharach, à atteindre la star. L’interview ne fut accordée que pour une seule raison: «Le physique ambigu d’une jeune journaliste qui rêvait de devenir écrivaine.»

Lorsque Thusnelda Harris parut devant Marlene Dietrich, celle-ci s’esclaffa: «Vous êtes encore plus grosse et encore plus jolie que tout ce qu’on m’avait promis! À vous voir, je ne vois pas ce qui pourrait vous empêcher de devenir une grande écrivaine.»

Miss Harris ne se démonta pas et commença l’entretien: «Quelle a été la chose la plus importante à laquelle vous avez dû renoncer, dans votre vie?»

La star réféchit un long moment, avant de lancer: «Que voulez-vous dire par “important”?»

«Je veux dire: quelle est la chose que l’on ne devrait faire sous aucun prétexte?»

Encore un long silence. Puis sa réponse, catégorique: «Manger du sucre.»

La jeune journaliste la regarda innocemment: «C’est à moi que vous pensez, en disant cela? Vous pensez que je suis trop grosse parce que je mange trop de sucre, c’est ça?»

«Montrez-moi vos dents!», répondit la diva. Elle était assise à quelque distance de Miss Harris et portait une tenue qui rappelait justement son rôle de Christine Vole dans le flm de Billy Wilder. La rédaction du LIFE avait en effet annoncé la venue d’un des meilleurs photographes de leur équipe, ce que la star comptait bien mettre à proft pour polir son image de vamp auprès des lecteurs du magazine. «Approchezvous», ft-elle à la jeune femme. Miss Harris se leva pour se rapprocher légèrement.

«Plus près!»

La jeune femme obtempéra et vient se mettre face à l’actrice.

«Encore plus près! Et maintenant, penchez-vous vers moi et ouvrez la bouche!»

Miss Harris regarda Marlene Dietrich et ouvrit la bouche: les doigts de la diva s’y engouffrèrent alors, écartant les joues, fouillant les incisives, tâtant les canines… Une fois cet examen dentaire – certes quelque peu embarrassant – terminé, une seule question fusa, en guise de diagnostic: «Vous ne mangez pas beaucoup de sucre, n’est-ce pas? À moins que vous ne vous brossiez les dents quatre fois par jour?»

«Effectivement, je n’aime pas le sucre», répondit Miss Harris.

À ces mots, Marlene Dietrich abaissa les bras et se mit à soupirer en secouant la tête: «C’est donc bien le gras. Ce n’est pas possible, murmurait-elle tout bas comme si elle se parlait. Ce n’est pas possible, je ne veux pas le croire…»

«Je ne comprends pas.»

«Vous ne comprenez pas? Vraiment? Pourtant, vous devriez être en mesure de me comprendre. Je viens d’Allemagne et je suis partie en Amérique pour ne rien avoir à faire avec Hitler et les fous de son espèce. Je n’ai pas appris à voir le monde comme les nazis le voyaient, parce que je suis devenue américaine. Une des vôtres. Et puis Hitler est entré en guerre contre l’Angleterre, l’Amérique s’est rangée du côté des Anglais et nous avons vaincu Hitler. À présent, il y a une querelle entre l’Angleterre et l’Amérique, entre l’Europe et les États-Unis. Vous ne saviez pas?»

«Non, je l’ignorais.»

«C’est la guerre du sucre contre le gras, murmura alors Marlene Dietrich à la jeune journaliste, en lui faisant signe de s’approcher encore. Les Anglais affrment que c’est le sucre qui fait grossir, alors que les Américains assurent que c’est le gras. Alors, est-ce le sucre ou le gras? C’est toute la question.»

Assises dans une jolie pièce isolée du WaldorfAstoria de New York, les deux femmes se faisaient face, ne semblant pas faire attention aux personnes qui les entouraient.

«Vous vous moquez de moi, Madame Dietrich, mais ça ne fait rien. C’est tout de même un honneur que d’être l’objet de vos plaisanteries», fnit par répondre la jeune femme. Mais la diva la rabroua aussi sec: «Ne dites pas de sottises! Le pays qui remportera cette guerre, que ce soit l’Amérique ou la vieille Europe, aura son avenir assuré. Parce que l’avenir appartient aux gens minces, aux beaux corps musclés. L’avenir sera peuplé de retraités qui auront tous l’air d’avoir à peine quarante ans, et pourquoi? Parce qu’ils sauront rester minces. Tu pourras être la plus jolie des femmes, tu n’arriveras à rien si tes cuisses et tes bras restent fasques. Je voulais juste être gentille avec toi, ma petite. Tu peux entendre la vérité? Oui, tu peux. La voici: les femmes grosses ne deviennent pas écrivaines. Et je vais te dire

« Vous vous moquez de moi, Madame Dietrich, mais ça ne fait rien. »

pourquoi: parce que les gens, et surtout les gros, n’aiment pas les écrivaines qui sont grosses. Les gros ne veulent voir que des gens minces, mais parce qu’il y en a de moins de moins, et qu’il y a de plus en plus de gros, les gens commencent à se détester. Ce sont les gros qui attrapent le plus de maladies, qui sont l’objet de moqueries, ce sont eux qui meurent avant les autres. Alors la grande question, c’est: le sucre ou le gras. Dis-moi maintenant, ma petite: tu ne manges vraiment jamais de sucre? Allez, je ne le répéterai pas. Dis-moi la vérité, dis-le-moi dans le creux de l’oreille. La vérité et rien que la vérité!»

Et Thusnelda Harris se pencha tout contre l’oreille de Marlene Dietrich: «J’adore le sucre. J’en mange en secret. Je vous ai menti, et je mens tout le temps. Mes parents croient que je n’aime pas le sucre, mais j’en raffole, je suis véritablement accro au sucre. Je ne peux pas m’arrêter d’en manger. Je n’en peux plus. Aidez-moi. Par pitié, aidez-moi!»

Marlene Dietrich soupira et hocha la tête. Pendant un long moment. «Nous devrions faire la paix avec les Anglais, dit-elle fnalement. Mange du gras, ma petite, et arrête le sucre! Le sucre est la chose la plus importante à laquelle j’ai dû renoncer dans ma vie.»

Sur ces mots, la star se leva et se tourna encore une fois vers le photographe – Richard Avedon, qui était à l’époque le plus célèbre des photographes de mode de la scène new-yorkaise: paupières baissées, joues creusées avec force, elle tendit à l’objectif son éternel visage de chat émacié.

L’instant d’après, elle avait disparu. L’interview entre Thusnelda Harris et Marlene Dietrich n’a jamais vu le jour. Dans les années qui suivirent, la jeune journaliste perdit trente kilos et devint une écrivaine reconnue. Un de ses romans relate l’étrange rencontre entre une jeune journaliste un peu trop forte et une star de cinéma.

« Le sucre est la chose la plus importante à laquelle j’ai dû renoncer dans ma vie. »