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La vague afro

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Deux fortes têtes

Deux fortes têtes

La vague africaine

Le premier livre-anthologie sur la culture du surf en Afrique va paraître : avec ses 30 500 km de littoral, il était grand temps que l’Afrique déferle enfin sur la planète surf. SELEMA MASEKELA, co-éditeur du livre Afrosurf, nous explique pourquoi.

À suivre de près: Sung Min Cho (page opposée), moniteur pour l’ONG Surfers Not Street Children, est sur le point de devenir le premier surfeur pro du Mozambique. Ci-contre, le Sénégalais Chérif Fall est le premier surfeur noir à avoir remporté à deux reprises le West Africa Tour.

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ilm-documentaire de légende produit en 1966, The Endless Summer raconte le périple de deux surfeurs parcourant le monde pour la vague parfaite. Leur voyage les mène notamment au Ghana, sur la plage de Labadi. Le film les montre surfant sous les regards interloqués d’une foule de locaux. Comme si les Ghanéens n’avaient jamais vu ça de leur vie. Alors qu’on peut remarquer au loin, pendant que les deux Américains arrivent sur la plage, que de jeunes Ghanéens sont justement en train de s’amuser dans les vagues avec une planche! Mais le film ne s’y attarde pas.

Un symbole : la culture surf s’est construite essentiellement autour de l’image du surfeur blond aux yeux bleus. C’est ce monopole que le projet Afrosurf – anthologie de 300 pages, fruit d’une collaboration entre le présentateur-activistemusicien-surfeur Selema Masekela et le label de surf africain Mami Wata – essaie de rompre. En présentant toute la richesse et la vivacité de la culture surf en Afrique, du Maroc à la Somalie en passant par le Mozambique, le Sénégal, l’Afrique du Sud et d’autres pays. Au total: 200 photos, 18 pays, 14 histoires et 25 portraits de surfeurs et surfeuses réunis dans un livre qui vient briser les stéréotypes de la culture surf. Où l’on apprend que la première description de ce sport n’a pas été faite par le botaniste du capitaine Cook, sur une plage de Tahiti en 1767, mais par un aventurier allemand en 1640, dans ce qui est aujourd’hui le Ghana. Pour Masekela, 49 ans, «Ce livre va changer l’image que se fait le monde sur la culture du surf.»

La beauté sauvage des plages du Liberia a attiré l’attention de la communauté surf grâce au documentaire Sliding Liberia (2007), qui présente notamment le pionnier du surf libérien Alfred Lomax.

«Je vois des gens perplexes devant des photos d’Africains en train de surfer.»

«Je suis arrivé à la réception de l’hôtel, surf sous le bras: tout s’est fgé autour de moi.»

the red bulletin: Comment vous est venue l’idée de ce livre?

selema masekela: Le vœu qu’a fait mon père (Hugh Masekela, légende sud-africaine du jazz, ndlr), juste avant de mourir, était que je poursuive son œuvre: renforcer auprès du public les liens et la curiosité d’explorer le continent africain. Après sa mort (en 2018, ndlr), je me suis demandé comment réussir à perpétuer son héritage. Et j’ai réalisé que je devais le faire par le surf. Une discussion est née autour du livre et de comment se servir du surf pour montrer la beauté de l’Afrique en général; pour montrer des images et raconter des histoires que jamais personne n’avait entendues jusqu’à présent.

Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de le faire?

Depuis ma jeunesse, 99,9% des représentations que l’on nous a montrées sur le surf n’ont jamais inclus des gens qui me ressemblaient. Comme si tu devais être blond aux yeux bleus pour être pris au sérieux dans le monde du surf. C’est l’image-type que tout le monde se fait d’un vrai surfeur – alors même que ce sport a été (officiellement, ndlr) inventé par les Polynésiens.

Mais également, comme le livre nous l’apprend, par les Ghanéens: comment se fait-il que cette information ait été si longtemps occultée, même dans le milieu du surf?

Il y a un phénomène de «whitewashing» dans l’Histoire, avec cette manière un peu bizarre de la représenter comme si une certaine catégorie de personnes avait toujours été la première à faire des trucs, parce qu’elle était meilleure que les autres, plus talentueuse, voire carrément élue par Dieu… On a tous été convaincus de ce genre de choses, non? D’où la profusion de clichés et de mythes: je vois des gens réellement perplexes devant des photos d’Africains en train de surfer et de le faire à un très haut niveau. Quand j’ai commencé à apprendre à surfer, on me disait: «Comment ça se fait que tu apprennes à surfer quand les gens comme toi ne savent pas nager?» La plupart des films de surf sont bâtis sur ce scénario: des surfeurs (blancs, ndlr) qui se rendent dans des pays exotiques pour aller surfer des vagues incroyables pendant que les autochtones les regardent depuis la plage, incrédules… puis les mecs repartent. The Endless Summer est un exemple-type de ce genre de films.

Chez les Bikoumou, le surf est une affaire de famille: Kelly (en haut) a appris aux côtés de son père Patrick, surfeur passionné, qui gère un resto sur la plage de Pointe-Noire, au Congo.

Nous ne cherchons pas à dire «Hey, tout ce qu’on vous a raconté sur le surf est un mensonge!», mais plutôt à élargir le prisme de la perception du surf et à montrer aux gens la richesse du continent africain. Ce livre ne fait qu’égratigner la surface de la surface.

Selon Grant «Twiggy» Baker, surfeur pro d’Afrique du Sud, la culture surf africaine est sur le point d’exploser, comme ce fut le cas pour les Brésiliens, dix ans plus tôt. C’est aussi votre avis?

2018 : le Sud-Africain Mikey February (né en 1993, un an avant les premières élections démocratiques locales) est le premier Africain non blanc qualifié pour les Championnats du monde de surf.

Fondé en 2012, le Bureh Beach Surf Club est le 1er club de surf de la Sierra Leone. «Quand on a ouvert, très peu savaient ce qu’était le surf», dit son co-fondateur Jahbez Benga.

Absolument. Personne n’avait vu venir le fameux «tsunami brésilien»: les Brésiliens, ils dérangeaient un peu, parce qu’ils étaient différents culturellement. Leur passion du surf était différente, et personne ne comprenait tout ce que ça leur avait coûté d’atteindre le niveau mondial. Quand la vague brésilienne a déferlé en 2011, elle a tout chamboulé sur son passage: la communauté surf a eu du mal à encaisser et à accepter cette nouvelle domination et le niveau de performance des Brésiliens, à tel point qu’ils ont même cherché à «excuser» ce style [sud-américain]. Je n’ai jamais cru que les Brésiliens pourraient intégrer les équipes des plus grandes marques mondiales, mais aujourd’hui, c’est eux qui dominent les championnats du monde. Et je pense que le tsunami africain est en train de se former. L’Afrique est un vaste continent avec une population jeune: la question n’est donc pas de savoir si la vague va déferler, mais plutôt quand.

Pourquoi maintenant et pas dix ans plus tôt?

Parce que maintenant, on a des exemples à suivre: en 2018, le Sud-Africain Mikey February est ainsi devenu le premier Africain noir à participer aux Championnats du monde. Un événement qui a ouvert la voie à des tas de gosses, partout sur le continent, ainsi qu’aux surfeurs noirs à travers le monde. C’était grandiose. Avant Mikey, ils ne savaient pas qu’eux aussi pouvaient faire comme lui: en Afrique, le surf était considéré, d’un point de vue historique, comme un sport de Blancs.

Pour quelle raison?

En Afrique du Sud, par exemple, c’était un sport qui faisait l’objet d’une stricte séparation sous l’Apartheid: je me souviens avoir été arrêté à North Beach près de Durban en 1991. C’était peu après l’abrogation du Separation Act (le Group Areas Act, qui assignait les différentes communautés raciales à des zones urbaines spécifiques, ndlr), donc techniquement, j’étais autorisé à aller sur cette plage. Mais l’idée de me voir là en train de m’adonner à «leur sport» en toute tranquillité, c’était insupportable pour les flics, et ils m’ont observé pendant trois jours avant de trouver un prétexte quelconque pour pouvoir m’arrêter. Voilà comment c’était, à l’époque. Je me souviens, dans un hôtel, être arrivé à la réception avec ma planche de surf sous le bras: d’un coup, tout s’est figé, plus personne ne bougeait, et tous les regards étaient fixés sur moi. C’était quelque chose que les gens n’avaient pas l’habitude de voir.

«Historiquement, en Afrique, le surf était considéré comme un sport de Blancs.»

Dans le livre, plusieurs surfeurs soulignent le fait qu’une des grandes caractéristiques de la culture surf africaine, c’est justement qu’il n’y ait pas de culture, et qu’ils l’inventent au fur et à mesure.

C’est vrai. Sans cette imagerie et ces clichés autour du surf propagés par les magazines et par des traditions qui te dictent ce qu’il faut faire ou penser, on peut avoir une approche différente. C’est dans cet espace de dilettantisme et de nouveauté que la magie opère. Il en est de même en art, en musique et dans la vie en général: l’absence de structures dogmatiques – réelles ou perçues – qui te dictent ce qui est juste ou non, a toujours été propice à l’émergence de bouleversements culturels.

Il y a pourtant bien un point commun à tous les surfeurs interviewés dans Afrosurf: c’est cette connexion spirituelle qui les lie à l’océan.

Dans la culture africaine, le surf n’est pas considéré comme un simple passetemps sexy, il y a un profond respect pour l’océan. Dans sa jeunesse, quand mon père a commencé à partir en tournée dans les townships d’Afrique du Sud, ma grand-mère lui demandait une seule chose: de lui rapporter des bocaux remplis d’eau de mer de différentes provinces, qu’elle conservait chez elle, dans son salon. Mon père a également composé une ode à Mami Wata, l’énergie spirituelle de l’océan.

Cet aspect spirituel se reflète-t-il dans la façon dont les Africains abordent le surf?

Dans les cultures indigènes, le sentiment de communauté et de proximité est omniprésent. En Afrique du Sud, la philosophie Ubuntu est fondée sur ce lien de partage qui unit toute l’humanité. En appliquant cette philosophie au surf, on ne peut qu’obtenir quelque chose de radicalement différent.

Un tel esprit de communauté fait-il de vous un meilleur surfeur?

Si vous regardez les meilleurs surfeurs du monde, quelles que soient leurs origines

«La question n’est pas de savoir si la vague africaine va déferler, mais plutôt quand.»

En 2015, le photographe Marco Gualazzini s’est rendu en Somalie, à Mogadiscio (en haut), ravagée par la guerre. Aujourd’hui, la plage du Lido (à gauche), fréquentée par les femmes, les surfeurs et les jeunes Somaliens, est devenue le symbole de la renaissance de la ville: un signe d’espoir pour le pays.

Grant «Twiggy» Baker, Sud-Africain: «Dans vingt ans, il y aura autant de surfeurs noirs africains dans les compétitions mondiales qu’il y a de surfeurs brésiliens aujourd’hui.»

C’est grâce à ses performances qu’Aita Diop, 15 ans, a pu obtenir une bourse auprès de l’Association internationale de surf. La jeune fille peut se consacrer à sa passion: «Sur l’océan, je me sens libre et heureuse.»

«En Afrique, il y a un profond respect de l’océan.»

Le photographe Alan Van Gysen révèle dans Afrosurf ses spots de surf préférés sur le littoral africain: comme cette plage au sud de l’Angola et ses «vagues longues de 3 km».

Joshe Faulkner, champion sud-africain de l’Open tour: «Être un surfeur noir veut dire beaucoup. C’est un sport dominé par les Blancs, mais Mikey February a ouvert la voie.»

Pour l’animateur américain Selema Masekela, le surf est plus qu’un sport. Tous les bénéfices tirés du livre iront aux ONG africaines Waves for Change et Surfers Not Street Children, références en surf-thérapie.

ethniques ou culturelles, il ressort que beaucoup se sont bâtis dans l’adversité; qu’ils ont dû surmonter quelque chose pour arriver au top niveau. Kelly Slater a grandi dans un foyer chaotique, marqué par l’alcoolisme, et le surf est devenu son échappatoire. Mais prenons aussi les histoires de ces surfeurs brésiliens: beaucoup ont grandi dans des communautés très soudées, au milieu des favelas, n’est-ce pas? Ils ont tous réussi à venir à bout des difficultés économiques. Quand on apprend à lier la culture avec le talent, le travail acharné et les opportunités, c’est à ce moment-là qu’on s’élève.

Dans son essai, Mikey February écrit: «J’ai le sentiment que ce sont justement les communautés surf africaines qui vont avoir une énorme influence sur le reste du monde.» C’est aussi votre avis?

Oui, et Mikey dit aussi que l’expression africaine est brute et honnête: il n’y a pas de chichi, aucune intention d’impressionner qui que ce soit. C’est un aspect important, parce que toutes les expériences que tu fais sur la terre ferme vont t’influencer en tant que surfeur. C’est ce que tu exprimes: ce que tu manges, ce que tu écoutes comme musique, comment tu danses, ta culture, tes traditions. Tous ces trucs que tu ne peux pas recréer ailleurs et qui vont influencer ta manière de surfer. C’est pour ça que les Brésiliens ont cette touche bien à eux, que les Tahitiens dansent d’une certaine manière. En fait, c’est ce qui donne au surf toute sa richesse, sa profondeur et sa diversité. Et c’est ce qui rend le surf génial.

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