Terre humide, passé aride

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Terre humide, passĂŠ aride Quentin Perissinotto



TERRE HUMIDE, PASSÉ ARIDE

Une large bande de steppes champêtres, lourdes et ondulées, tapisse les hauteurs du massif jurassien. Peu de sites sont aussi désolés et solitaires. Dans les pâturages, il n’y a que la terre encore gorgée de la rosée qui parle. Tout le reste du paysage est muet. Les pives roulent se cacher auprès des sapins qui rentrent leurs branches, timidement. Deux sentiers sillonnent les champs, comme deux grandes balafres issues d’un même coup, tranchées à vif, tout suintant de poussière. J’accélère le pas et cette poussière me monte aux yeux, soulevée par le vent. Ce long râle ponctue ma démarche incertaine et vient mourir entre les cimes des grands solitaires. Plus j’avance et moins je reconnais la région. Pourtant, devant mes yeux se rejouent mille scènes plus vivaces les unes que les autres. Sont-elles trop réelles et effacent ainsi ce présent ? Je racle le sol en traînant mes pas, l’allure moins décidée, en proie aux doutes. Je lance un coup de pied dans un caillou. Pourquoi ? Je sens soudain des montées acides de colère ; non pas une colère sourde, dirigée contre quelqu’un, mais une colère muette, un malaise qui germe en moi et soudain explose. J’ai l’impression d’être poussé sur la route par des mains invisibles, dans le dos, qui me forcent à continuer le parcours.

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Et ce chemin que je foule depuis un moment déjà me fait tourner en rond et me perd dans la vase de mes souvenirs ; de longues années me séparent de mon dernier passage ici. Des petits tas de neige parsèment encore les prairies brumeuses ; nous sommes fin mars, c’est normal. Mais je me vois refaire le même chemin l’été, sous le chant des oisillons à peine nés, ou accompagné par le chien d’un quelconque paysan. Je traverse maintenant la clairière aux abords de la route cantonale, contournant le bosquet d’arbres et les deux fermes qui semblent posées là au hasard, n’attendant que d’être balayées par le vent. Le sentier coule lentement en aval dans un ovale mou, ballotté par la nature et les fleurs qui tentent de percer les gerçures de cette terre d’un hiver retiré. C’est très calme. Je ne peux pas en dire plus, c’est une sérénité trop étonnante pour qu’elle soit apaisante. Une de ces atmosphères qui vous coule. Je me vois depuis un point de vue extérieur, de haut, encastré dans ces collines qui s’élèvent de part et d’autre de ma silhouette, englué dans ce remous, ce ventre de verdure creusé entre les vallées ; Sisyphe roulant son rocher. Tout cet endroit est bien trop gonflé de mystère pour que mon pas ne fléchisse pas. Et je ne suis pas gonflé d’assez d’orgueil. Le chemin m’aspire, il exerce un ascendant auquel je n’arrive pas à me soustraire. Cela pourrait être le scénario d’un film accompagné d’une musique lancinante, mais c’est vraiment ma silhouette flottant dans un costume gris anthracite trop grand qui avance sur le chemin.

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TERRE HUMIDE, PASSÉ ARIDE

Je passe devant une ferme isolée, aux murs de pierres percées par d’épaisses poutres en bois. Non, ce n’est pas celle-ci. Je continue mon chemin en me disant qu’après toutes ces années, elle a bien pu être détruite par un incendie, un éboulement. Quinze ans que la vallée porte nos cadavres et nos fantômes. Plus personne n’a osé y revenir. Je m’arrête un instant ; un répit volé comme pour me redonner du courage. Je me baisse et attrape une longue herbe humide que je laisse filer entre mon pouce et mon index. Bien sûr, je me coupe. La terre humide s’infiltre instantanément dans ce morceau de chair offerte ; je sens comme un pincement, puis une légère brûlure. Un stimulus qui me remet en marche ; comme un âne que l’on fouette. Au loin, entre les branchages qui recommencent à prendre leur touffeur fière, se dessine une frêle silhouette, au carrefour des routes. Une lumière dure ne me permet pas bien de la reconnaître, mais ce poids qui pèse de plus en plus fort au fond de moi trahit toute réalité : c’est ça. Ce lieu ne pouvait pas engloutir tous les secrets, éternellement. Tout ce que l’on absorbe finit par se digérer, et finalement revenir à la surface. On ne peut pas fuir son passé ; il vous suit toujours comme un vieux chien fidèle. Le présent me rattrape soudain par la main ; je gravis la colline, plein de hantise et d’appréhension. Mon estomac est noué comme si je n’avais rien mangé depuis plusieurs jours. Je lève les yeux et je vois la scène s’effondrer avec grand fracas, remplacée par des flashs qui cognent mes tempes. Je ne peux plus me dérober.

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Devant moi c’est bien elle. Je me souviens, c’est dans cette ferme que tout s’est passé. Ce à quoi j’ai pu me raccrocher menace désormais de me faire tomber. Je ne peux plus reculer, alors je passe la porte. Je manque de trébucher sur une planche de bois en travers du sol ; ce passé encombre toujours les lieux. Une lumière pleine de poussière perce la pièce. Rien n’a changé. La pile de vaisselle est toujours là, simplement recouverte maintenant d’une épaisse couche de crasse : tout est le décor d’une vie quittée à la hâte. La porte même pas refermée, juste poussée à la dérobée sur un accident. Un accident qui décime la famille depuis bien trop longtemps. Ni papa n’a eu le courage de l’affronter. Suicidé. Ni maman, fermant les yeux de tout le monde sur cela, nous interdisant de revenir dessus. Mais la vallée est devenue notre tombeau, le temps notre linceul. Un malheureux coup. Une détonation qui a frappé de plein fouet nos vies, a tranché nos liens. Et à partir de là, nous n’étions plus que des chiens abattus, des ballons lâchés en plein vol, fuyant l’horizon. Papa chassait, comme chaque dimanche. Personne n’aurait pu prévoir que mon frère se soit enfui dans la forêt après s’être disputé avec moi. Surtout que chaque fois papa nous le répétait presque en nous grondant qu’une fois son fusil décroché du mur et le pas de la ferme passé, on ne devait pas s’aventurer dans la forêt. Attendre sagement son retour de la chasse. Personne n’aurait pu le prévoir. Pourtant c’est son corps que l’on a retrouvé inerte, à côté d’un tas de troncs de bois éclaboussés par le sang.

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TERRE HUMIDE, PASSÉ ARIDE

On a eu beau tous hurler en courant à travers champs, on ne pouvait rien y faire. Les branches mortes au sol craquent lorsque je ressors de la maison. Le passé camouflé peut-il chasser le présent coupable ?

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