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Les freins au projet européen

2.1. L’instauration d’une faible taxe ne constitue pas un obstacle efficace à des mouvements spéculatifs de grande envergure22

Comme nous l’avons indiqué supra, la proposition de directive établit une taxation plus importante pour les transactions ayant attrait aux produits financiers dérivés.

Ces trente dernières années, l’utilisation des produits financiers dérivés s’est véritablement accrue. En 2012, « on estimait que les positions ouvertes sur les produits financiers de gré à gré libellés en euros s’élevaient à 179 000 milliards de dollars US pour les dérivés de taux d’intérêt et à 24 000 milliards de dollars US pour les produits dérivés de change »23

D’un point de vue économique, les produits financiers dérivés sont définis comme « des actifs dont la valeur dépend d’autres variables fondamentales (les sous-jacents), comme le prix d’autres actifs négociés sur les marchés, les taux d’intérêts, ou encore les taux de change »24. D’un point de vue juridique, il s’agit de « contrats ou de promesses de contrat soit à terme soit conditionnels, dont la valeur dépend d’un ou plusieurs actifs réels ou théoriques (les sous-jacents) tout au long de la période séparant la conclusion du contrat de son dénouement 25».

Que ce soit la définition économique ou la définition juridique, il s’agit de produits financiers qui sont liés à des « incertitudes » ou des « fluctuations »26. Il s’agit de contrats aléatoires dont le rendement fait l’objet dans la majorité des cas de comportements spéculatifs.

Lorsque des crises financières surgissent, ces instruments sont pointés du doigt. C’est pourquoi la proposition de directive prévoit une taxation plus importante de ces transactions.

La proposition de directive apparaît donc comme une réaction tardive à l’ingénierie des financiers visant à maximiser les rendements à court terme et à haut risque. Par ailleurs, la question reste ouverte sur l’ampleur de la taxation sur ce type de transactions.

Le caractère hautement spéculatif de ces transactions appelle un contrôle fort.

2.2. Cette

taxe constituerait un frein à l’investissement (à la mobilisation du capital) et un coût supplémentaire

Pour certains, cet impôt pourrait constituer un frein à l’accès au marché des capitaux. Actuellement, les entreprises sont essentiellement financées par des actions et des obligations. Or, les opérations relatives à ces dernières feraient l’objet d’une imposition. Certains y voient donc un obstacle à l’entreprenariat et à la mobilisation du capital27

La taxe sur les transactions financières pourrait également avoir un impact négatif sur les fonds de pensions, les organismes de placement collectif ou encore les assurances28. Ces derniers sont des investisseurs importants en titres de toute nature. L’instauration d’une telle taxe pourrait donc les préjudicier car elle toucherait à leurs titres.29

Enfin, le coût de la TTF serait, dans un premier temps, supporté par les institutions bancaires mais il serait répercuté par la suite sur d’autres intervenants, tels que les fonds de pension, les organismes de placement collectif et les compagnies d’assurances. Or, ces derniers représentent l’épargne des particuliers, cet épargne pourrait donc être affecté.

22 COLMANT B., op.cit., p. 1-2.

23 ZYGAS D., DE JONGHE C., Les vices de consentement dans les contrats de produits dérivés. In : Droit bancaire et financier, Larcier, Louvain-La Neuve, 2016/7, p. 623.

COEURE B., Réforme des marchés de produits dérivés de gré à gré : la position de la Banque centrale européenne. In : Revue d’Economie Financière, n°109, Paris, 2013/1, p. 164.

24 HULL J.C., Options Futures and Other derivatives, Pierson-Prentice Hall, Upper-saddle-River (USA), 2009, p. 1.

25LONGFILS F., Le climat, c’est de l’argent ! Quand le produit dérivé flirte avec la finance et l’assurance, In : Revue Forum de l’Assurance, n°2011/2, Anthemis, Limal, 2011/2, p. 44.

26 LONGFILS F., op.cit., p. 44.

27 DE PIERPONT R., op.cit, p. 133.

28 DE PIERPONT R., op.cit, p. 133.

29 DE PIERPONT R., op.cit, p. 133.

3. Les réponses aux obstacles soulevés

3.1. La fin de l’enrichissement des acteurs de la finance

Les traders à haute fréquence, les gestionnaires de fonds, les banquiers d’investissement « dont le modèle commercial repose sur des transactions financières à haute fréquence et sur des transactions pour lesquelles les montants sous-jacents importants sont fréquemment en jeu » sont les plus actifs pour lutter contre le projet européen de taxe sur les transactions financières30

Comme nous l’avons souligné, la majorité des opérations effectuées sont relatives à des produits financiers dérivés et ces derniers peuvent faire l’objet de positions hautement spéculatives. Or, le chiffre d’affaires de ces acteurs de la finance est plus important si les opérations financières se font avec une haute fréquence car la vitesse des transactions et leur répétition renforce la spéculation et de ce fait les « paris » se font sur des montants élevés.

Par ailleurs, ces acteurs de la finance ne se contentent pas de jouer les intermédiaires pour leurs clients, ils achètent également pour eux-mêmes des produits financiers dérivés et les revendent ensuite. Selon la directive, ces acquisitions et reventes constituent des opérations successives. Cela signifie donc que la taxe est due à chaque opération d’achat et de revente31

Limiter ou contrôler les opérations, désert donc les intérêts de leurs affaires mais aussi leurs intérêts propres.

3.2. Une meilleure régulation des transactions financières

La Commission européenne estime que la taxe sur les transactions financières permettra de séparer le bon gain du mauvais. Autrement dit, la taxe permettrait de différencier les opérations qui reposent sur une substance économique réelle et les paris spéculatifs.

Enfin, les obstacles qui ont été soulevés partent du prérequis que les marchés financiers fonctionnent efficacement, et que la productivité des activités et produits financiers ne doit pas être entravée par une régulation publique et des impôts32

Or, si les effets de la taxe Tobin n’ont pas pu à leur époque être démontrés, faute d’une application concrète, force est de constater que la recherche du gain le plus rapide et la supposée autorégulation des marchés financiers ont montré leurs limites. Dans ce cadre, les Etats européens ne doivent pas rester de simples observateurs des crises financières mais doivent se prémunir et réguler les transactions financières réalisés sur leurs territoires.

4. Le lien entre le projet européen et les régimes étatiques

Certains Etats membres participant à la coopération renforcée ont déjà au sein de leurs législations nationales des mécanismes de taxation des opérations financières. Dès 2013, la France et l’Italie, pourtant parties à la coopération renforcée, ont introduit dans le droit national une taxe sur certaines transactions financières. Ces deux taxes nationales sont assorties de plusieurs conditions cumulatives et de nombreuses exceptions existent. Les deux régimes reposent sur un critère de territorialité similaire. Pour que ces taxes nationales s’appliquent, il faut que l’émetteur des titres ait son lieu d’établissement respectivement dans l’Etat français ou italien. Il s’agit du principe d’émission33

En ce qui concerne la Belgique, une taxe nationale sur les opérations de bourse existe également. Cette taxe est due par les établissements financiers pour certains produits financiers spécifiquement visés par la loi. Il existe différents taux selon la nature des produits visés, la taxe n’est due que pour les opérations qui circulent sur le marché secondaire et le critère de localisation est celui de la localisation en Belgique de l’intermédiaire professionnel qui effectue l’opération34

30 Commission européenne, document de réponses sur quelques questions relatives aux éléments essentiels et sur les effets potentiels de la TTF. Texte disponible sur internet : https://ec.europa.eu/taxation_customs/sites/taxation/files/docs/body/faq_fr.pdf

31 Commission européenne, document de réponses sur quelques questions relatives aux éléments essentiels et sur les effets potentiels de la TTF. Texte disponible sur internet : https://ec.europa.eu/taxation_customs/sites/taxation/files/docs/body/faq_fr.pdf

32 Commission européenne, document de réponses sur quelques questions relatives aux éléments essentiels et sur les effets potentiels de la TTF. Texte disponible sur internet : https://ec.europa.eu/taxation_customs/sites/taxation/files/docs/body/faq_fr.pd

33 VABRES R., Taxe sur les transactions financières : comparaison entre le droit français, le droit italien, et la proposition de directive européenne. In : Revue internationale des services financiers, Larcier, Louvain-la-Neuve, 2014/3, p. 117.

34 Articles 120 et s. du Code des droits et taxes divers.

Cependant, le champ d’application de la proposition de directive est plus important que celui qui est visé par les régimes nationaux.

D’abord, la proposition de directive vise « toutes les transactions financières », la notion de transaction ne se limite pas au transfert de propriété ou de risque. Elle vise toutes les opérations quel que soit le marché, et même les ventes de gré à gré entre des établissements financiers. Ensuite, les instruments financiers visés par la proposition de directive sont beaucoup plus importants que ceux visés par les dispositifs nationaux. Enfin, le critère de territorialité retenue par la proposition de directive est le « principe de résidence ». Pour que la taxe s’applique, il faut « qu’au moins une des parties à la transaction soit établie sur le territoire d’un Etat membre participant et qu’un établissement financier établi sur le territoire d’un Etat-membre participant est partie à la transaction, pour son compte propre, pour le compte d’un tiers ou pour une partie à la transaction »35

La question se pose de savoir si ces taxes nationales peuvent coexister avec la taxe européenne ou si elles doivent être supprimées si la taxe européenne rentre un jour en vigueur ?

Cette question n’a pas encore été tranchée. Contrairement à la directive 2006/112 en matière de TVA, la proposition de directive ne contient pas de disposition explicite qui interdit les taxes nationales. Par ailleurs, les champs d’application étant différents, les différentes taxes pourraient coexister. La question se posera donc comme suit, en vertu du principe de non bis in idem en matière fiscale, il conviendra de ne pas faire subir une double imposition similaire à une même opération.

Nous pouvons observer que dès le projet initial de la Commission, il était prévu que la taxe sur les transactions financières pouvait constituer une nouvelle ressource propre pour l’Union européenne. Autrement dit, , une partie de la taxe prélevée par les Etats membres doit être reversée à l’Union européenne. Les Etats concernés verraient en contrepartie la part qu’ils reversent de leur PIB à titre de dotation à l’Union européenne diminuée. La dernière décision du Conseil européen de mai 2014, renvoie la balle aux Etats participants. Le Conseil européen a invité les États membres participants à examiner si cette taxe pourrait servir de base à une nouvelle ressource propre pour le budget de l’Union européenne. Et qu’il ne devait avoir aucune incidence sur les États membres non participants.

5. Conclusion : quel avenir pour la taxation des transactions financières ?

La dernière crise économique et financière a eu de graves répercussions sur l’économie des Etats membres et sur leurs finances publiques. Le secteur financier a joué un rôle important dans le déclenchement de la crise économique, mais ce sont les pouvoirs publics et les citoyens européens dans leur ensemble qui ont dû en supporter le coût. Dans ce cadre, il est indéniable qu’il faut responsabiliser le secteur financier qui bénéficie actuellement de régimes favorables. Il doit donc être mis à contribution.

Certains Etats ont déjà adopté des mesures dans le domaine de la taxation du secteur financier. Mais ces mesures unilatérales et parfois divergentes ne suffisent pas à établir un meilleur contrôle. Il est impératif de trouver une solution internationale et/ou européenne pour réguler ce secteur et éviter les crises.

Les décisions que l’Union européenne prend sont donc essentielles afin de réguler les transactions financières et de stabiliser les marchés financiers. Cependant, la proposition de directive de 2011 est passée d’une proposition à 27 à une coopération renforcée à 10 Etats membres qui ne parviennent pas à aboutir à une solution unanime.

Plusieurs thèses sont défendues autour du projet européen de taxe sur les transactions financières. Si les plus sceptiques prennent pour argument que la taxe va impacter tous les acteurs de la finance et impacter négativement la mobilisation de l’épargne et l’investissement, les partisans de la taxe défendent le caractère régulateur de celle-ci. Les marchés financiers devraient être davantage stabilisés en raison d’une diminution des opérations spéculatives des traders haute fréquence. Par ailleurs, la taxe permettrait de récolter une recette fiscale aux fins de financer plusieurs politiques de grande envergure36

In fine, l’impact d’une taxe sur les transactions financières variera selon le type de traders qui existeront sur le marché. S’il y a davantage de traders haute fréquence que de traders fondamentaux, la volatilité diminuera.

De ce fait, les pays doivent étudier le comportement des investisseurs actifs sur leurs marchés. L’efficacité de la taxe sera fonction de similarités partagées entre les marchés financiers des Etats participants à la coopération renforcée. Des doutes apparaissent de plus en plus dans les positions adoptées par les différents Etats participants. La coopération renforcée se trouve dans une impasse. La prise d’une décision est sans cesse reportée.

Le problème réside donc aujourd’hui dans cette absence de décision. Or, cette absence pourrait, elle-même, renforcer l’instabilité des comportements adoptés sur les marchés financiers. Dans ce cas, comme disait La Fontaine, les Etats devront tirer les leçons de l’adage « tel est pris qui croyait prendre ! »

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