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ETAT DE LA QUESTION
LA TAXE EUROPÉENNE SUR LES TRANSACTIONS FINANCIÈRES : UTOPIE OU VÉRITABLE PROPOSITION ?
Letizia DE LAURI
DÉCEMBRE 2017
1. Introduction
Dans les années 70, le système de Bretton Woods (du nom des accords signés en 1944 pour l’organisation du système monétaire mondial) se révélait inadapté à l’évolution économique des différents pays partenaires1
Il s’agissait d’un système de taux de change basé sur des parités fixes et sur une convertibilité avec l’or entre les principales devises des pays développés2
Son abandon en 1973 mena à l’adoption d’un système de cours de change flottants, toujours en vigueur aujourd’hui.
Ce changement de système risquait d’engendrer des mouvements spéculatifs indésirables pour le bon fonctionnement du système financier. Afin d’éviter ce type de mouvements, l’économiste James Tobin proposa l’instauration d’une taxe qui prendrait la forme d’un prélèvement à taux très faible sur les transactions de change3
J. Tobin plaidait pour l’établissement d’une taxe de 0,1 % à 1 % sur les mouvements de change internationaux spéculatifs et l’utilisation des recettes de cette taxe pour financer la croissance des pays en voie de développement.
La taxe Tobin trouve aujourd’hui une nouvelle définition dans le cadre de l’étude et de la maîtrise de la globalisation de l’économie et des crises financières, par le biais d’une taxe sur les transactions financières.
Suite à la crise des subprimes de 2008, l’idée d’établir une taxe sur les transactions financières est apparue comme un moyen qui permettrait, d’une part, de lutter contre la spéculation à court terme et l’évasion fiscale des capitaux et, d’autre part, de financer plusieurs politiques d’intérêt général à l’échelle mondiale telles que la protection de l’environnement4.
Plusieurs obstacles ou critiques – politiques ou techniques – sont fréquemment mis en avant à l’encontre de cette taxe sur les transactions financières. Qu’en est-il exactement ?
La présente note vise à dresser un état des lieux du projet européen de taxe sur les transactions financières. Dans un premier temps, il sera fait état du dossier au niveau européen et de son évolution. Ensuite, suivra une brève présentation du projet européen de directive, les questions que ce projet soulève ainsi que son rapport avec la législation des Etats membres. Enfin, une conclusion critique clôturera l’analyse.
2. Vers une taxation des transactions financières européenne ?
A. Un projet international ou européen ?
L’un des principaux arguments souvent soulevés contre l’application de la taxe sur les transactions financières est que cette dernière ne pourrait être envisagée qu’au niveau mondial. La circulation des capitaux est devenue très mobile et seule une approche mondiale permettrait d’éviter que les mouvements de capitaux se réalisent de manière trop rapide
Et Incontr Lable5
Or, les difficultés liées à l’atteinte d’un consensus politique international sont légion. En 2011, dans le cadre du débat relatif aux mesures relatives aux déséquilibres mondiaux, la mise en place d’une TTF à l’échelle mondiale s’était déjà invitée à la table des discussions du G20. En vain6
Autre argument fréquemment avancé : ce type de taxe risquerait de pénaliser plus fortement les « petits » Etats7 Ils seraient plus sensibles et subiraient un risque accru de délocalisation ou de changements de pratique dans les placements et opérations financières.
1 COLMANT B., La Taxe Tobin : Encore raté !. In : La semaine fiscale, Larcier, Louvain-La-Neuve, 03/2016.
2 DE PIERPONT R., De l’intérêt - ou non ? - d’une taxe sur les transactions financières, Bruylant, Bruxelles, 2015, p. 117.
3 BLANCHETON B., Histoire de la mondialisation, De Boeck, Bruxelles, 2008, p. 85.
4 BERTHET K., Taxe sur les transactions financières dans l’Union européenne, la proposition de directive du 28 septembre 2011, Euredia, Bruxelles, 2011/4, p. 451.
5 COLMANT B., op. cit., p. 1-2.
6 BERTHET K., op. cit., Euredia, Bruxelles, 2011/4, p. 452.
7 DE PIERPONT, op. cit., 2015, p. 118.
En corollaire, afin de préserver une densité importante de transactions financières effectuées sur « leur territoire », certains Etats préfèreraient ne pas adhérer à ce genre de système, créant de facto l’apparition de centres off-shore8
B. Le projet européen : d’une proposition à 27 à une coopération renforcée qui s’amenuise
Face à cette impossibilité d’établir une règle uniforme à l’échelle mondiale, la Commission européenne a pris l’initiative en 2011 de lancer une discussion portant sur l’adoption d’une proposition de directive visant à établir une taxe européenne sur les transactions financières.
Lors des réunions du Conseil Ecofin de l’été 2012, la Commission a constaté qu’elle ne parviendrait pas à réunir l’unanimité des 27 États membres pour adopter le projet. Les règles pour l’harmonisation des législations dans le domaine fiscal doivent être votées à l’unanimité9
Néanmoins, un certain nombre d’États membres ont exprimé leur volonté d’avancer sur le dossier de la TTF. A l’automne 2012, onze États membres ont écrit à la Commission, en lui demandant d’autoriser une coopération renforcée sur la question10
La Commission a étudié cette demande au regard des critères de la coopération renforcée énoncés dans les traités11 En particulier, la Commission devait trancher la question de la potentielle incidence négative de la coopération renforcée sur le marché unique et sur les libertés de circulation. Elle devait vérifier qu’il n’y ait pas d’impact sur les droits, obligations et compétences des États membres non participants.
A l’issue de cette évaluation, la Commission a proposé en octobre 2012 une décision autorisant la coopération renforcée. Cette décision a été soutenue par le Parlement européen en décembre 2012 et approuvée par les ministres européens des finances lors du Conseil Ecofin de janvier 201312
Dès l’adoption de cette décision, le Royaume-Uni a introduit un recours devant la Cour de justice de l’Union européenne, arguant que la taxe pouvait produire un impact sur les Etats membres non participants13. Le RoyaumeUni soutenait que la décision du Conseil n’était pas conforme aux règles contenus dans l’article 327 TFUE qui vise les conditions de l’instauration d’une coopération renforcée.14
Le Royaume-Uni soulignait que les principes de « contrepartie » et de « lieu d’émission » contenus dans la directive violaient l’article 327 TFUE. Selon ces principes, en retenant certains critères, un Etat membre participant pourrait taxer une opération financière qui serait conclue par un établissement financier ayant son siège dans un Etat membre non-participant. Dès lors, la coopération renforcée aurait des effets extraterritoriaux contraires aux règles visées par les traités européens.
La Cour de justice ne s’est pas prononcée sur le fond. La Cour a considéré que son contrôle ne portait que sur la validité de la décision autorisant la coopération renforcée15. En outre, la directive n’étant pas encore adoptée et, partant, pas encore entrée en vigueur, il n’appartenait pas à la Cour de se prononcer sur son (potentiel) contenu. La Cour de Justice a donc rejeté le recours du Royaume-Uni.
Un nouveau recours pourrait toutefois être introduit si la directive devait voir le jour.16
Entretemps, l’Estonie, l’un des onze Etats membres prêts à s’engager dans l’adoption d’une TTF, s’est retirée. Aujourd’hui, ce sont donc dix pays qui portent le projet de directive : l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la France, la Grèce, l’Italie, le Portugal, la Slovénie et la Slovaquie. La coopération renforcée impose l’unanimité entre ces dix Etats membres.
8 COLMANT B., op.cit., p. 1-2.
9 Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), article 113.
10 La taxe sur les transactions financières dans le cadre de la coopération renforcée: la Commission fixe les modalités, communiqué de presse officiel du 14/02/2013, Commission européenne, Bruxelles, 14/02/2013, 3 p. Texte disponible sur internet : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-13-115_fr.htm.
11 Articles 43 à 45 du Traité sur l’Union européenne.
12 Décision 2013/52/UE du Conseil du 22/01/2013 autorisant une coopération renforcée dans le domaine de la taxe sur les transactions financières. In : Journal Officiel, L 22 du 25/01/2013, p. 11.
13 Cours de Justice de l’Union européenne (C.J.U.E.), aff. C-209/13, Royaume-Uni c/ Conseil, Luxembourg, 30/04/2014.
14 CHENEVIERE C., MESDAG F., Arrêt Royaume-Uni c/ Conseil : taxe sur les transactions financières et incertitudes juridiques. In : Revue européenne de Droit de la Consommation, Bruxelles, 2014/2, p. 398.
15 Cours de Justice de l’Union européenne (C.J.U.E.), aff. C-209/13, Royaume-Uni c/ Conseil, Luxembourg, 30/04/2014, pt. 33-34.
16 CHENEVIERE C., MESDAG F., op.cit., Bruxelles, 2014/2, p. 402.
Les négociations devaient reprendre à l’automne 2016. Un résultat était attendu pour le 6 décembre 2016. Mais le projet s’est enlisé, en raison notamment de la volonté des plus petits Etats de revoir les exigences à la baisse. Certains envisagent même d’enterrer le projet de directive. Il en est notamment ainsi de la position défendue par le gouvernement fédéral belge – et de son ministre des finances N-VA – ou de celle du gouvernement slovène.
Or, pour qu’une coopération renforcée puisse être menée à bien, elle doit compter un minimum de neuf Etats membres. Le projet européen risque donc de ne jamais aboutir.
C. Contenu de la proposition de directive et les potentiels obstacles
1. Le projet européen
L’objectif poursuivi est directement libellé dans l’exposé des motifs de la proposition de directive : « Les pouvoirs publics et les citoyens européens dans leur ensemble ont dû supporter le coût de crise économique et financière. Or, le secteur financier a joué un rôle important dans le déclenchement de la crise économique. En Europe et ailleurs dans le monde, il est largement admis que le secteur financier doit apporter une contribution plus équitable, compte tenu du coût de la gestion de la crise et de la sous-imposition dont il bénéficie actuellement. L’harmonisation de la législation relative à l’imposition des transactions financières est nécessaire pour assurer le bon fonctionnement du marché intérieur des transactions sur instruments financiers, éviter les distorsions de concurrence et rendre plus stable la circulation du marché européen des capitaux. »17
Le champ d’application de la taxe est large car il vise à couvrir les transactions concernant tous les types d’instruments financiers. Ainsi, il couvre « les instruments négociables sur le marché des capitaux, les instruments du marché monétaire (à l’exception des instruments de paiement), les parts ou actions des organismes de placement collectif, qui incluent les organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) et les fonds d’investissement alternatifs (FIA), et les contrats dérivés. De plus, le champ d’application de la taxe ne s’arrête pas aux transactions réalisées sur les marchés organisés, comme les marchés réglementés, les systèmes multilatéraux de négociation ou les internalisateurs systématiques ; il couvre également d’autres types de transactions, comme les transactions de gré à gré. Il ne se limite par ailleurs pas au transfert de propriété mais vise expressément l’obligation souscrite, selon que la partie concernée assume ou non le risque associé à un instrument financier donné (« achat et vente »). »18
Pour pouvoir appliquer la taxe, il est indispensable qu’au moins une des parties à la transaction soit établie dans un État membre partie à la coopération renforcée et qu’un établissement financier participant à la transaction soit établi dans un de ces Etats membres, pour son propre compte ou pour le compte d’un tiers, ou agit au nom d’une partie à la transaction.
La proposition de directive prévoit une série d’exceptions liées à l’identité des entités qui opèrent les transactions financières19. Par ailleurs, certaines transactions sont elles-mêmes exclues du champ d’application de la taxe en raison de leur finalité20
Comme en matière de TVA, la proposition de directive prévoit des taux minimaux obligatoires pour les États membres. Les taux fixés par les Etats ne peuvent y être inférieurs mais la proposition de directive n’impose pas de maxima. Actuellement, les taux prévus sont de :
• 0,1 % pour toutes les transactions financières autres que celles concernant des contrats dérivés21 ;
• 0,01 % pour toutes les transactions financières concernant des contrats dérivés.
17 Proposition de directive du Conseil mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la taxe sur les transactions financières {SWD(2013) 28 final} {SWD(2013) 29 final}, Commission européenne, Bruxelles, 14/02/2013, exposé des motifs, p. 2. Texte disponible sur internet : https://ec.europa.eu/taxation_customs/sites/taxation/files/resources/documents/taxation/com_2013_71_fr.pdf
18 Proposition de directive du Conseil mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la taxe sur les transactions financières, op. cit., p. 8.
19 Exemple : les opérations réalisées par le Fonds européen de stabilité financière.
20 Exemple : transactions effectuées sur le marché primaire en principe pour ce qui concerne l’émission d’actions de sociétés ou obligations; les transactions effectuées avec les banques centrales des Etats membres partis.
21 Les produits dérivés sont des instruments financiers qui portent sur des actifs (actions, indices, matières premières, devises…). Ils n’évoluent donc pas par euxmêmes, mais en fonction de ces actifs, appelés sous-jacents, dont ils dérivent. Un produit dérivé financier peut donc se définir comme « un contrat dont la valeur dépend (ou dérive) de celle d’un actif ou d’un indice sous-jacent ».