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4. Le compte épargne-temps

4.1. L’alimentation

Pour ce qui concerne des avantages liés au temps de travail, on pourrait considérer que chaque jour de congé est « versable » dans le compte individuel, à l’exception des jours de congé légaux que le travailleur est obligé de prendre dans le courant de l’année en vertu d’une directive européenne3 (sous peine de les perdre)4

Pourraient donc être concernés :

- les jours de congé extra-légaux qui sont prévus dans une convention collective de travail, dans le règlement de travail ou même dans le contrat de travail. En général, ce sont des jours supplémentaires accordés en fonction de l’ancienneté ou de la fonction exercée ;

- les jours de congé qui compensent des jours fériés ;

- les jours de congé qui compensent les heures supplémentaires prestées ou une réduction du temps de travail (RTT) ;

- le congé de paternité ;

- les jours de repos compensatoire accordés dans la construction (6 jours prévus par arrêté royal et 6 jours par convention collective de travail) ;

- les jours de repos compensatoire payés par le fonds de sécurité d’existence (commerce de combustibles et diamant).

Pour ce qui concerne les avantages liés à la rémunération, pourraient être concernés :

- la prime de fin d’année ;

- une partie ou la totalité du 13e mois ;

- les primes de productivité ou d’intéressement des travailleurs ;

3 La directive 2003/88CE impose aux Etats membres de prendre les dispositions nécessaires pour que tout travailleur bénéficie d’un congé annuel payé d’au moins quatre semaines.

4 Toutefois, dans une forme de flexibilité totale, un compte épargne-temps pourrait très bien être ouvert à un quota de jours de vacances actuellement obligatoires ou même à la totalité. Ces jours pourraient ainsi être étalés sur une période de référence ou même être pris en fin de carrière. Toutefois, Assuralia ne semble pas vouloir aller jusqu’à ébranler les balises posées par le législateur.

- les sursalaires ;

- l’allocation qui compense une RTT ;

- le double pécule de vacances ;

- la contre-valeur en argent des chèques-repas ;

- un pourcentage des augmentations barémiques pour ancienneté ;

- les cotisations versées dans le cadre (par exemple) d’une assurance hospitalisation ;

- des avantages en nature (voiture de société, téléphone portable…) ;

- etc.

4.2. Le fonctionnement

Outre un cadre légal minimum, le système du compte épargne-temps est mis en place dans le secteur privé par une convention collective de travail sectorielle ou d’entreprise qui fixe les conditions de financement (limite annuelle de capitalisation, par exemple) et les conditions dans lesquelles le travailleur peut prendre ces jours de congé. Ces dernières ne concernent pas que les modalités d’exercice du droit (utilisation sur une période de référence, accord préalable de l’employeur, etc.). Elles peuvent aussi porter sur la finalité du congé (pause carrière, passage à un régime de travail à temps partiel, congé thématique, utilisation en fin de carrière pour anticiper le départ, etc.).

Le compte épargne-temps peut être rendu accessible à l’ensemble ou à une partie des travailleurs d’un secteur ou d’une entreprise.

Les avantages sociaux repris dans le compte individuel sont exprimés en valeurs monétaires (et non en unités de temps). Les sommes ainsi économisées sont capitalisées de manière à ce qu’un jour de congé qui est « racheté » par le travailleur le soit au prix que ce jour vaut sur base du salaire au moment de la demande d’utilisation. Le travailleur pourrait choisir soit une indemnité journalière complète, soit une indemnité forfaitaire (auquel cas, il aura la possibilité de prendre plus de jours de congé).

Si un solde subsiste au moment de la prise de pension, le travailleur pourrait le convertir en une pension complémentaire ou l’affecter au financement d’une assurance hospitalisation. En cas de décès pendant la vie active, le solde est transmis aux héritiers.

Enfin, les droits sont acquis et sont donc « exportables » en cas de changement d’employeur.

4.3. La gestion du compte épargne-temps

Assuralia propose que la gestion du compte épargne-temps soit confiée à une compagnie d’assurance plutôt qu’à l’employeur.

4.4. Quel intérêt ?

Outre la possibilité d’utiliser la réserve de son assurance épargnetemps à un moment qu’il juge le plus approprié au cours de sa carrière professionnelle, le travailleur aura, en principe, la garantie de ne pas perdre des heures supplémentaires non payées et non récupérées5.

Ensuite, il y a la garantie que des jours de congé extra-légaux ne seront en principe jamais perdus s’ils ne sont pas pris dans les temps requis.

A priori, pouvoir épargner du temps et utiliser le capital de manière flexible ou même pour réduire sa carrière est donc attrayant.

Pour l’employeur, les membres du personnel seront davantage « mobilisables » pendant les pics de travail. Par exemple, l’obligation d’accorder des périodes de repos compensatoire (en raison d’heures supplémentaires) dans une période de référence disparaîtra puisque le droit sera transposé sur un compte épargne-temps, ce qui - selon Assuralia - est plus réaliste en raison de la charge de travail habituelle dans certains secteurs. D’autre part, l’épargne-temps aura pour effet de responsabiliser le travailleur puisque c’est lui qui supportera le coût d’un départ anticipé du marché du travail.

5. Critique

Au préalable, signalons qu’épargner du temps et de l’argent pose une question d’égalité sociale.

En effet, la vraie « liberté de choisir » n’existe que pour les travailleurs qualifiés qui bénéficient de revenus supérieurs (en majorité des hommes plutôt âgés). Les travailleurs peu qualifiés et les bas salaires n’ont tout simplement pas les moyens d’épargner du temps et donc de libérer de l’argent.

5 On sait que beaucoup de travailleurs font au moins occasionnellement des heures supplémentaires et que pour la très grande majorité d’entre eux, elles ne sont ni payées, ni récupérées.

Cela ne favorise pas non plus l’égalité entre les femmes et les hommes. Les femmes seront pénalisées : assumant la plupart des tâches familiales (ce qui explique la fréquence du travail à temps partiel et le recours aux congés thématiques), elles auront moins de possibilités puisque épargner du temps suppose une période préalable, parfois longue, où l’on travaille plus. Et si c’est le conjoint qui épargne, il consacrera encore moins de temps à sa famille. Il y a donc un risque que les inégalités de genre s’aggravent, d’autant plus qu’il s’impose aussi de tenir compte de l’écart salarial6 compte épargne-temps est-il une opportunité pour les travailleurs ?

Ensuite, l’idée de « responsabiliser » le travailleur est davantage un slogan qu’une idée rationnelle. Quel est le travailleur qui peut estimer/planifier correctement ses besoins en matière de congé au cours de sa carrière ? Une période difficile et inattendue sur le plan personnel ou familial offrira-t-elle suffisamment de moyens (temps et argent) pour pouvoir l’affronter ? En outre, la responsabilisation fait appel à l’autonomie (liberté de choix) du travailleur. Or, cette autonomie est limitée par l’organisation du travail au sein de l’entreprise mais, sans balises, elle peut aussi s’avérer contre-productive. Par exemple, un travailleur pourrait décider de ne pas utiliser son compte quand il (lui ou son ménage) en a objectivement réellement besoin parce qu’il veut absolument anticiper son départ à la retraite.

De la même manière que les congés sans solde, l’épargne-temps (convertie en argent) participe à ce que les travailleurs financent eux-mêmes leurs jours de congé, contrairement au crédit-temps, aux congés thématiques, aux prépensions ou à la réduction du temps de travail qui risquent ainsi de disparaître progressivement. Pour le crédit-temps et les congés thématiques, même si le gouvernement fédéral semble faire la distinction entre un compte-carrière et un compte épargne-temps, rien ne garantit que le premier n’intégrera pas ultérieurement le second dans un souci de « simplification ».

C’est donc une part importante de la solidarité collective qui est menacée par le glissement de secteurs gérés actuellement par la sécurité sociale vers les assurances privées. En effet, il n’est pas tenable de faire coexister plusieurs systèmes qui poursuivent une finalité comparable (suspendre sa carrière ou anticiper son départ).

De plus, les congés et heures supplémentaires alimentant le compte épargnetemps sont convertis en argent au moment de leur versement sur le compte.

6 Pour rappel, selon le rapport 2015 de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, l’écart salarial entre les hommes et les femmes était, en 2012, de 9% par heure et de 23% en salaire annuel.

Ils sont donc convertis en fonction du salaire du travailleur au moment de ce versement et en euros de cette date. La question qui se pose est donc celle du rendement de ce compte épargne-temps. Pour que le travailleur conserve effectivement les périodes de congés auxquelles il a droit, il faudra que le rendement proposé par la compagnie d’assurance soit au minimum équivalent à l’augmentation de son salaire (y compris inflation) entre le versement et la prise du congé. Le débat sur le rendement du deuxième pilier qui vient de se clôturer par un rendement compris entre 1,75 et 3,75%7 n’augure rien de positif dans ce domaine.

La proposition d’Assuralia de confier la gestion des comptes individuels d’épargne-temps à des entreprises d’assurances rend aléatoire tout contrôle sur l’exactitude des données qui figureront sur ces comptes. La périodicité et la technicité de l’information fournie au travailleur quant à ses droits (une fois par an ?) n’est pas non plus de nature à rendre le système transparent et aisément contrôlable (notamment par les syndicats).

La création de compte épargne-temps reviendrait également à privatiser une mission de service public. Cet écueil pourrait être évité en confiant la gestion du compte à l’Office national des vacances annuelles (ONVA) qui est une institution publique de sécurité sociale et donc gérée de manière paritaire. D’autant que l’ONVA a une longue expertise en matière de calcul de la durée des vacances annuelles et du pécule des ouvriers et des artistes, et du préfinancement de celui-ci. Cette expertise pourrait être transposée à des missions similaires, avec pour autre avantage que l’ONVA exerce ses missions sur ses propres moyens issus de placements dans des obligations belges.

Même si le système d’épargne-temps repose sur une base volontaire, il est fort à parier que les travailleurs subiront des pressions pour y adhérer.

Enfin, se pose l’épineux problème de l’emploi (surtout des aînés) puisque le compte est « exportable ». Quel est l’employeur qui va engager un travailleur dont le compte est garni d’un capital conséquent ? Le travailleur n’aura pas le choix : soit le système sera conçu pour qu’il puisse racheter son solde (en argent) - et il y sera contraint dans bien des cas -, soit il devra s’engager auprès de son nouvel employeur à ne l’utiliser (en temps) qu’en fin de carrière ou alors sous forme de capital à l’âge de la pension.

6. Conclusion

Tout comme le salaire lié à la productivité du travailleur, le compte épargnetemps est une manière d’individualiser les relations de travail au détriment de l’égalité entre les travailleurs et de la solidarité collective.

Sous le couvert d’une idée généreuse et séduisante qui consiste à permettre aux travailleurs de moduler le rythme de leur carrière, d’améliorer la qualité de celle-ci et de mieux concilier leur vie de famille avec leur vie professionnelle, il s’agit d’un moyen d’allonger dans les faits la durée du temps de travail. Il est certain qu’un compte libellé en argent constituera un frein à son utilisation et que la tendance sera à la « thésaurisation » (insuffisance du temps disponible par rapport aux besoins, volonté de quitter plus tôt le marché du travail, etc.).

A terme, l’objectif est aussi de réaliser des économies dans la sécurité sociale via un transfert de certains secteurs vers un régime de capitalisation.

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