Nouvelles -

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Par Karen Cayrat, directrice de publication et rédactrice en chef de Pro/p(r)ose Magazine.

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EDITO

NOUVELLES

REMERCIEMENTS


- Au Sommaire -

Anais ALEXANDRE Anais ALEXANDRE Tiphaine BERNADELLI Jade BONFANTI Lola CAMMICIOTTO Laurie CASTIGLIONE Simon LAHAYE Chrystal MARTIN Emilie MANGIN Léa MICHEL David PAPOTTO Louise PENSATO Eva REITZER Julie SCHMIDT Amandine SENSER Leila VITALIEN


Édito-

P

ro/p(r)ose Magazine s'associe aux départements Arts et Lettres de l'Université de Lorraine et la librairie Autour du Monde, pour vous faire découvrir quelques nouvelles composées par de jeunes plumes dans le cadre d'un concours d'écriture qui s'était déroulé peu avant l'été. L'imaginaire des participantes et participants était alors invité à se laisser porter par une oeuvre singulière, celle de Rémy Morel, intitulée Reliques - photographie que l'on pourra retrouver tout au long de cette publication et qui mêlait bocaux en verre, formol, peau de porc, et encre à tatouagececi pour un voyage vers des univers aussi variés que riches. Bonne lecture !

- Karen Cayrat Directrice de publication et rédactrice en chef



Remerciements UFR Arts, Lettres et Langues de l'Université de Lorraine, Plus particulièrement les départements Lettres et Arts, Les membres du jury, La librairie Autour du Monde, Julien ABED, Stéphanie BERTRAND, Anne-Marie CARLIER, Aurélien DELSAUX, Raymond MICHEL, Nils TREDE,


Anais ALEXANDRE, Tiphaine BERNADELLI, Jade BONFANTI, Lola CAMMICIOTTO, Laurie CASTIGLIONE, Simon LAHAYE, Chrystal MARTIN, Emilie MANGIN, Léa MICHEL, David PAPOTTO, Louise PENSATO Eva REITZER Julie SCHMIDT Amandine SENSER Leila VITALIEN



OBSESSION Par Anaïs ALEXANDRE

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ou Moreau marchait d’un pas rapide dans la petite rue pavée en direction de son lieu de travail. Pourtant convaincue d’avoir oublié chez elle son indispensable trousseau de clés, elle fouillait malgré tout d’un mouvement de main frénétique les moindres retranchements de son sac à sa recherche. Veste à la main et emportée par le rythme effréné de ses talons sur les pavés instables, elle luttait contre l’envie irrésistible de s’emparer de son téléphone portable pour y lire l’heure. Malheureusement sa main gauche était déjà à la recherche du trousseau tandis que sa main droite tentait désespérément de redonner une contenance à ses cheveux. De toute manière, elle était presque sûre d’avoir aussi oublié ce maudit portable. À quelques mètres, une enseigne familière se profilait enfin. Le dessin d’une tasse dans sa soucoupe jeté sur une planche de bois brut, deux crochets et quelques arabesques métalliques la maintenaient au mur. On pouvait y lire “Le Refuge - Bar Brasserie Restaurant”. En réalité, on ne pouvait plus qu’y déchiffrer ces mots car une bonne moitié des lettres étaient tombées avec la dernière pluie. Mais Lou entra dans le dit café sans s’en rendre compte ; cela faisait bien longtemps qu’elle ne prêtait plus attention à cette pancarte.

-En retard… Son patron le lui avait tellement reproché ces dernières années qu’il ne prenait même plus la peine de formuler des phrases. Elle, elle ne prenait plus la peine de lui répondre. Depuis trois ans elle travaillait comme serveuse et aide dans cette brasserie. Le job lui plaisait, mais Lou n’était pas du matin, alors arriver à cette heure-ci c’était trop tôt pour elle. Sans compter qu’il n’y avait presque personne le matin ; elle s’ennuyait. Et les quelques mots de conversation de son employeur ne l’aidaient guère. En général son humeur s’améliorait tout de même un peu quand sa collègue arrivait pour le service du midi. Elle pouvait discuter avec et ainsi faire passer plus vite ses dernières heures de travail. Ce jour-là passa d’ailleurs assez vite et c’est finalement avec le sourire qu’elle retourna se changer dans les vestiaires. Dans un soupir de soulagement, elle détacha ses cheveux, enleva sa tenue de travail et alla se passer de l’eau sur le visage. Elle resta les yeux fermés quelques instants profitant de la fraîcheur ruisselant sur ses joues. La pression du service passée, elle sentait déjà la fatigue s’emparer d’elle. Sentant alors quelque chose lui chatouiller la joue, elle chercha

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à tâtons la serviette propre qu’elle avait prise avec elle. Elle la passa sur son visage, puis ouvrit les yeux mais resta figée sur place. L’ombre d’une main inconnue planait devant son visage. Inconsistante, intangible mais tellement réelle. Tandis que la panique s’emparait d’elle, elle sentit comme une chaleur l’envelopper. Son cœur battant la chamade, mais toujours incapable de détacher son regard du reflet, elle vit alors des traits d’encre marquer son avant-bras et former un dessin. Une sorte de tatouage.

leur voisine. Introvertie, elle salua Lou d’un léger hochement de tête accompagné d’un sourire timide et rentra rapidement chez elle sans avoir prononcé un mot. Cette attitude n’était pas spécialement étonnante de sa part. Plusieurs fois elle avait essayée de se lier d’amitié avec le couple et en particulier Lou. Si bien que le jeune homme riait souvent en disant à sa petite amie qu’il finirait par être jaloux de cette fameuse voisine. Complices jusque dans leurs disputes, la fausse jalousie était devenue pour ces deux-là une bonne raison de se réconcilier plus souvent. Et malheureusement pour la petite voisine, elle était parfois si taciturne que, malgré ses efforts, il était compliqué d’avoir une vraie discussion amicale avec elle. Ainsi depuis un certain temps désormais les échanges entre les deux jeunes filles s’étaient limités à ce genre de salutations. La soirée se passa donc comme beaucoup d’autres ; le couple dîna et ils passèrent un peu de temps ensemble avant d’aller se coucher.

-Ça va ? Lou sursauta. En se retournant elle découvrit sa collègue qui l’observait intriguée. Vivement, elle se retourna vers le miroir pour s’expliquer, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Il n’y avait plus que son reflet, parfaitement normal et sans aucune facétie. Elle avait mal dormi. La nuit précédente, un rêve étrange l’avait réveillé plusieurs fois et son petit ami lui avait trouvé le sommeil agité. Pourtant lorsqu’il lui avait demandé de quoi elle avait rêvé, elle avait été incapable de lui répondre. Elle ne se souvenait de rien. Désormais, alors qu’elle montait les marches jusqu’à leur appartement, ce qu’elle avait vu dans le miroir lui rappelait ce rêve dont elle ne se souvenait pourtant toujours pas. Instinctivement elle remonta la manche de sa veste aussi haut qu’elle le pouvait et scruta sa peau. Il n’y avait rien d’autre qu’un petit grain de beauté parfaitement rond perdu au milieu de son épiderme.

Tournée vers l’extérieur du lit, des bribes de ce qui s’était passé plus tôt dans la journée lui revenaient en mémoire et l’empêchaient de dormir malgré la fatigue. Mais lorsqu’elle sentit la main de l’homme à qui elle tournait le dos caresser son épaule dénudée, Lou oublia le stress de la journée dans un frisson exaltant. Les battements de son cœur s’accélérèrent, et elle le laissa descendre sa main vers ses hanches, puis le haut de sa cuisse et lorsque la caresse remonta vers son ventre elle se fit plus pressante. La main se glissa sous le tissu qui la séparait de la peau nue. Ne pouvant ignorer la chaleur de cette main, elle esquissa un sourire et amena sa propre main à rejoindre l’intruse. Leurs doigts se mêlèrent, s’entrelacèrent. Entraînée par ses battements de cœur et le souffle qu’elle sentait contre sa nuque elle entreprit de se retourner.

Une conversation provenant du haut des escaliers la tira soudain de ses pensées. Elle ne comprenait pas ce qui se disait mais reconnut néanmoins la voix de l’homme avec qui elle vivait. Piquée de curiosité elle monta rapidement les dernières marches pour découvrir avec qui il discutait. Il s’agissait de

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face… Mais ses yeux ne lui permirent pas de voir son visage. Une lourde fatigue les forçait à se fermer tout seul. Comme… Comme dans un rêve. Une réalisation soudaine s’empara d’elle. Et dans un sursaut de lucidité elle se retourna complètement vers son partenaire, mais ses yeux semblaient ne pas vouloir fixer son image sur sa rétine. Tout ce qu’elle pouvait distinguer c’était les courbes d’un corps qu’elle ne reconnaissait pas. Et sur son avant-bras un tatouage.

sourire resplendissant ; elle était délicatement maquillée, les cheveux bien coiffés et respirait la santé. Comment pouvait-elle être aussi en forme avec un tel travail ? Lou se demanda si elle pourrait faire de même. Peut-être en faisant un effort pour se lever plus tôt. Son petit ami apprécierait sûrement. Tout en pensant cela, elle ne remarqua pas qu’elle avait repris ses griffonnages. Ce n’est que le soir en rentrant qu’elle se rendit compte qu’elle avait rempli son sac de ses dessins. Interloqué, son petit ami ne semblait pas comprendre. Cette nuit-là elle se réveilla à nouveau en Les nuits agitées, ses cachotteries… Elle eut sursaut, tout comme la nuit précédente. En l’impression qu’il la trouvait étrange et, pour la revanche cette fois-ci elle se souvenait du rêve et première fois depuis longtemps, il la déçut. de chacun de ses détails. Il lui semblait pouvoir encore sentir la main qui l’avait frôlée plus tôt Ce soir-là, elle le laissa aller se coucher dans ses songes. Son cœur battait encore très seul. Profitant de ne pas avoir à se lever le vite et elle ne pouvait ignorer la chaleur qui lendemain, elle alluma son ordinateur et lui était montée aux joues. Le tatouage qu’elle entreprit de se renseigner sur ces étranges avait vu lui resta en mémoire, caché pendant rêves. Elle éplucha toutes sortes de sites des jours dans un coin de sa tête. Lorsqu’elle internet dédiés à la signification des rêves mais crut enfin l’oublier, elle le vit à nouveau, dans ne comprenait toujours pas ce qui lui arrivait. un autre rêve. Puis il y en eut encore un autre. Rien ne la satisfaisait réellement ; explications Puis un autre. Et l’image de ce corps inconnu hasardeuses, incohérences, quelques heures au tatouage sembla ne plus vouloir quitter plus tard, alors que la fatigue commençait à son inconscient. Le soir après le travail, à la l'empêcher de garder les yeux ouverts, elle moindre fatigue, une ombre chaleureuse n’était pas plus avancée. Après un soupir de venait l’enlacer. Le tatouage devenait chaque résignation elle prit tous les dessins qu’elle jour plus clair. Elle le connaissait désormais avait faits plus tôt dans la journée et se perdit par cœur. Parfois même, dans ses rêves, elle dans leur contemplation, comme si la réponse se prenait à caresser le bras de cet inconnu qu’elle cherchait y était cachée. Mais ce n’était en suivant son tatouage. Plus long qu’elle ne pas le cas et, sentant la fraîcheur du soir se l’avait d’abord vu, il se poursuivait tout le long glisser contre sa nuque, elle se prit à vouloir du bras jusqu’à l’épaule de son fantasme. aller se coucher simplement pour pouvoir retrouver la chaleur de ses rêves. Lou n’arrivait plus à se le sortir de la tête. Un jour, alors qu’elle prenait sa pose, elle se surprit Elle se leva donc de sa chaise et se retourna à en griffonner la forme sur un papier. Il y avait en direction de sa chambre. Mais avant d’avoir une arabesque là, des feuilles à cet endroit… pu faire un pas, la vision d’une ombre en face Elle fut interrompue par les interrogations d’elle l’interrompit. Au fil du temps même de sa collègue. Cette fois-là encore son cette vision impersonnelle d’un corps dont excuse fut la fatigue. Elle prit alors un instant elle ne distinguait pas les traits était devenue pour observer son amie qui la gratifiait d’un plus familière. Si elle n’en apercevait toujours

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pas les caractéristiques physiques, elle pouvait désormais comprendre ses sourires, ses gestes. Lou ne voulait pas se l’avouer mais cette présence l’envoûtait. Désireuse de comprendre elle s’avança, posant ses yeux sur le tatouage, le seul trait qu’elle pouvait voir clairement. Et ses yeux ne pouvant l’aider, elle entreprit d’explorer ce corps du bout des doigts, frôlant d’abord la trace d’encre noire familière jusqu’à la base d’un cou. Son autre main caressant des courbes marquées. Galvanisée par son entreprise, Lou approcha son visage et sentit aussitôt le souffle chaud qu’elle recherchait. Elle s’approcha encore explorant un visage doux du bout des doigts jusqu’à découvrir deux lèvres qu’elle cola aussitôt aux siennes. Les yeux fermés pour de bon, elle examina chaque partie de ce corps intrigant qui lui rendait caresses et baisers. Petit à petit il devenait de plus en plus précis ; la taille fine, un corps à peine plus grand que le sien, des lèvres charnues… Lou interrompit cet échange de baisers, séparant leurs lèvres de quelques centimètres. Elle venait de comprendre une chose, mais l’accepter était plus difficile. Le cœur affolé et les joues en feu elle entreprit finalement de suivre le tatouage jusqu’à son terme. Car après être brièvement passé par la base du cou il redescendait promptement vers des courbes douces et arrondies. Celles d’une femme. Lou aurait dû être étonnée, ne pas comprendre, refuser, chercher une explication. Et pourtant c’est fou comme il peut être facile de simplement accepter dans un rêve. La femme qu’elle tenait aux creux de ses mains l’entoura de ses bras et posa la tête sur son épaule. Elle aurait presque pu sentir l’odeur de son shampoing. Qui était-ce ?

ses pensées. Mais le plus alarmant devait être cette obsession pour ce tatouage. C’était la seule chose qu’elle distinguait clairement dans ses rêves ; il devait bien y avoir une raison. Peut-être ce motif avait-il une signification spéciale ? Elle avait besoin de le dessiner. Dès qu’elle devait s’occuper l’esprit, elle prenait un crayon et un morceau de papier. Et ce besoin prenait de plus en plus d’importance à mesure que son attitude intriguait son entourage. Même son petit ami commençait à perdre patience depuis quelques jours, s’éloignant d’elle. Finalement même leur voisine pourtant si peu bavarde alimentait de vraies disputes. Et Lou ne contrôlait plus ses rêves. Tout y allait de plus en plus vite, de plus en plus loin. Un simple baiser avait mené à tellement plus. Chaque nuit maintenant elle se réveillait agitée et en sueur. Parfois honteuse de ce qui se cachait tout au fond de son esprit, elle avait peur que son petit ami ne sache tout. Avaitelle bien effacé son historique de navigation sur internet ? Parlait-elle durant ses rêves ? Elle avait presque l’impression de le tromper. Cette nuit-là, elle avait eu peur de s’endormir et n’avait pratiquement pas fermé l’œil. Mais les images de ce tatouage étaient tout de même venues la hanter ; dans les miroirs, superposées à son propre reflet ; dans les ombres évocatrices de la nuit. Il fallait que ça s’arrête, qu’elle puisse reprendre sa vie et enfin enlever tous ces dessins de son sac… -Lou !

Elle sursauta à l’appel de son nom ; c’était son patron qui venait de lui signifier de son verbe grandiloquent la fin de sa pause. Elle reprit donc son service. Évitant miroirs et vitres -Tu as déjà embrassé une fille ? autant que possible. Tentant de masquer ses sursauts lorsque l’image d’un tatouage venait Sa collègue la regarda médusée. Elle avait se superposer à la réalité. Sur les nerfs, les certainement remarqué son attitude étrange. mains tremblantes, elle bondit en arrière en Lou était plus souvent en retard, toujours dans

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en sentant la main de sa collègue se poser sur son épaule, laissant tomber au passage les verres qu’elle portait. Choquée, cette dernière ne put que lui balbutier rapidement d’aller se rafraîchir et elle lui obéit sans même réfléchir, espérant un peu de répit à cette journée qui n’en finissait pas. Mais chacun des reflets qu’elle croisa en se dirigeant vers les vestiaires lui ôta un peu plus d'espoir. Elle s’affaissa sur une chaise et plongea la tête dans ses mains. À peine eut-elle fermé les yeux qu’elle sentit une main se poser sur son bras. Elle les rouvrit instantanément. Il n’y avait personne. C’en était trop. Elle n’en pouvait plus. Il fallait que ça s’arrête. Il le fallait.

lui. -Bonjour ! Entonna-t-il avec un large sourire. Je peux vous aider ? -Eh bien, je... Hésitante elle sortit un des dessins de son sac et le lui montra. -J’aimerais avoir des renseignements sur ce motif. Je… Je ne sais plus où j’ai vu ça et je n’arrive pas à me le sortir de la tête alors… Des fois que.

Elle s'interrompit en découvrant la mine déconfite de son interlocuteur. Effectivement, même avec toutes les excuses du monde -l faut que ça s’arrête ! sa demande n’en serait pas moins étrange. Pourtant au point où elle en était, si avoir l’air Se retenant de hurler à pleins poumons, d’une folle pouvait l'empêcher d’en devenir Lou ôta son uniforme et le jeta au sol. Elle une ; autant essayer. Mais l’homme ne trouvait rassembla ses affaires en toute hâte et sortit pas quoi lui répondre. Il marmonna quelque de la brasserie sous le regard atterré de son chose à propos d’une collègue avant de crier patron. Marchant le plus rapidement possible un nom dans la boutique. vers son appartement, elle dût faire un effort considérable pour éviter les vitrines prêtent -Eléanor ! Viens voir deux minutes… à offrir une échappatoire à son esprit confus. Eléanor… Ce prénom n’était pas Détournant le regard vers l’autre côté de la rue, elle se sentait perdue et imaginait déjà la complétement inconnu aux oreilles de Lou. conversation avec son petit ami le soir même, Peu courant, mais elle l’avait déjà entendu quand quelque chose attira son attention. À auparavant. Elle fut saisie de stupeur lorsqu’elle l’ombre d’une arcade, une petite pancarte au vit sa voisine sortir de l’arrière-boutique et se sol indiquait d’une flèche un renfoncement diriger vers eux. Cette dernière parut d’ailleurs donnant accès à l’entrée annexe d’un bâtiment. tout aussi surprise de la voir à cet endroit mais Sur la pancarte il était indiqué “TatooShop”. Elle masqua vite son étonnement et se dirigea vers s'arrêta en face de la petite pancarte et dans un son collègue. C’est alors que Lou le remarqua ; élan d’espoir suivi l’indication. Elle passa alors le tatouage sur son bras, autour de son cou et une porte d’entrée marquée du même nom redescendant vers sa poitrine. Lou cligna des pour se retrouver à l'intérieur d’un petit salon yeux plusieurs fois mais cette hallucination-là de tatouage calme et silencieux. À l’encontre n’en était pas une. Le tatouage était bien gravé de toutes les idées reçues qu’elle s’était faite sur sa peau, exactement semblable à celui sur ce genre d’endroits, la pièce était plutôt dont elle avait rêvé. D’ordinaire il devait être lumineuse et une douce odeur d’agrumes y caché sous la veste qu’elle portait et Lou ne régnait. Elle aperçut alors un homme accoudé l’avait pas vu avant ce jour. Mais désormais elle à un comptoir. Hésitante, elle se dirigea vers ne portait qu’un haut sans manche découvrant

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la totalité de ses bras et le haut de son buste. Elle ne comprenait pas. Comment étaitce possible ? Plus elle y pensait, moins elle pouvait s’empêcher de l’observer ; la taille fine, le visage doux et des lèvres charnues. Même si cette idée lui faisait peur, elle était persuadée que si elle se mettait à côté, elle serait à peine plus grande qu’elle… L’expression confuse de sa voisine la ramena à la réalité. Elle venait de poser les yeux sur le dessin qui, elle en était persuadée, devait être l’exacte représentation de son tatouage jusque dans ses détails les plus intimes. Un silence pesant s’était installé et seules les joues écarlates de ladite Eléanor laissaient présager du fil de ses pensées. Malgré la gêne que trahissait son sourire, c’est finalement elle qui brisa le silence la première, juste au moment où Lou envisageait de s’enfuir en courant. -Tu… .

Tu

veux

boire

un

verre

?

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À A TRAVERS LES MIROIRS Par Tiphaine BERNARDELLI

Cette nuit de pleine lune est mon initiation. Moi, Amanda James, suis décidée à faire cesser le règne de terreur que les garous ont instauré. À peine âgée de dix-huit ans, je me lance dans la chasse aux garous. Ces monstres m’ont tout pris. Mon père, ma mère et ma sœur. Nous, humains, menons une guerre contres ces bêtes sauvages depuis cinq longues années. L’entreprise Innovations & Technologie, INETEC, est un prétexte pour que nous puissions nous entrainer à l’aide de l’armée. Des hommes et des femmes participent dans les sous-sols de l’entreprise à des entraînements acharnés pour exterminer l’ennemi. Les garous, qui ne comprennent pas les nouvelles technologies pour le moment, se contentent de laisser des humains diriger l’entreprise, et heureusement pour nous ! Mon chef s’avance vers moi et fixe une caméra ainsi qu’un micro sur les branches de mes lunettes. Je me regarde dans un miroir INETEC. Ceuxci sont incorporés de microcaméras permettant de surveiller ceux qui les achètent : les garous. Mes yeux noisette ressortent grâce à mes lunettes à monture noire. Mes cheveux blonds sont détachés afin de ne pas éveiller de soupçons lors de nos déplacements. Les garous considèrent

que des cheveux attachés veulent dire : cette personne a des secrets. La caméra et le micro sont invisibles à mes yeux. En espérant qu’ils le soient aussi pour les garous. Les garous ont une vue nettement supérieure à la nôtre et ils pourraient les remarquer, mais je ne leur en laisserai pas le temps. à tâtons la serviette propre qu’elle avait prise avec elle. Elle la passa sur son visage, puis ouvrit les yeux mais resta figée sur place. L’ombre d’une main inconnue planait devant son visage. Inconsistante, intangible mais tellement réelle. Tandis que la panique s’emparait d’elle, elle sentit comme une chaleur l’envelopper. Son cœur battant la chamade, mais toujours incapable de détacher son regard du reflet, elle vit alors des traits d’encre marquer son avant-bras et former un dessin. Une sorte de tatouage. -Tout le monde est prêt ? demande mon chef -Oui, monsieur, tous ceux qui vont être initiés à leur première chasse sont prêts, répond l’homme à côté de moi, Nathaniel Griffin, il me semble. J’ai conscience que nous courons sûrement à notre perte, les garous ont plus de réflexes et sont beaucoup plus puissants que de simples humains, même entraînés. Mais grâce aux armes

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fournies par INETEC, nous allons faire pencher la balance de notre côté. Je vais leur faire payer le meurtre de mon père ainsi que les viols et meurtres de ma mère et ma sœur. Nous avions tous accordé notre confiance aux garous quand nous avons appris leur existence, jusqu’au jour où la guerre a éclaté. J’ai survécu à l’attaque qu’ont subie mes parents, car je n’étais pas avec eux. Ma petite sœur, plus jeune d’un an, était en proie à une forte fièvre et mes parents l’avaient amenée à l’hôpital, là où tout avait débuté. Les garous s’étaient d’abord attaqués aux hôpitaux puis aux gouvernements. Ensuite, tout est parti vraiment de travers. Les garous transformaient, mordaient, tuaient et pillaient tout ce qu’ils pouvaient. Pour l’instant ils avaient compris que tuer toute leur nourriture du premier coup n’était pas forcément une bonne idée, alors ils s’étaient un peu calmés. Mais nous sommes toujours de la nourriture pour eux et nous allons y mettre fin. -James, Griffin, vous vous rendez chez le garou numéro 3 ; les autres, tous avec moi, on s’attaque à un bar, annonce le chef Je prends mon arme à ultrasons qui peut s’avérer très utile contre un garou dont l’ouïe est très sensible. Je m’équipe aussi de fléchettes hypodermiques compatibles avec mon arme pour ramener le monstre numéro trois chez INETEC. Nathaniel et moi nous enfonçons dans la nuit où seule la lumière de la lune éclaire les rues. Nous nous arrêtons devant une bouche d’égout. -À toi l’honneur, monsieur Griffin, je couvre tes arrières. -D’accord Am’, fais attention et glisse-toi dans les égouts le plus vite possible. Compte jusqu’à dix, le temps que je vérifie en bas, et viens. -Aucun souci, du moment qu’aucun garou traine dans le coin, sinon je descends fissa. Un… deux… trois… quatre... J’examine les alentours et ne vois rien. Les égouts sont devenus le moyen le plus sûr de se déplacer pour ne pas se faire renifler. J’entends un volet claquer, je sursaute. Arrivée à dix, je me faufile en vitesse sous la bouche d’égout et la referme délicatement. Nathaniel avait déjà pris de

l’avance et je cours pour le rattraper. -Alors ce sujet numéro trois, mâle ou femelle ?, je murmure. -Femelle, il me semble, on l’a à l’œil depuis un bout de temps grâce aux miroirs. Il fallait attendre que son compagnon aille à la chasse pour qu’il la laisse seule. C’est vraiment ingénieux de mettre une caméra à la place d’une LED, ni vu ni connu. C’est ta première initiation, c’est ça ? Une lueur de curiosité traverse son regard. -Oui, pourquoi pas toi ? -Non, bordel… tu n’aurais pas dû être affiliée à cette mission, pour une initiation c’est beaucoup trop dangereux. Il sort son arme, je sens quelque chose qui se dirige droit sur nous. -Tu n’as rien vu dehors avant de te glisser dans les égouts ? Il fixe l’obscurité devant nous. -Non, rien du tout, un volet qui claque rien de plus. Et si le chef m’a mise avec toi, c’est que je devais venir, je m’exclame. Un grognement nous parvient du noir. Ce qui nous fonce dessus est rapide, en colère et surtout sauvage. Nathaniel enclenche son micro : -Chef, nous sommes attaqués, égout au sud du garou numéro trois, à cinq-cents mètres de lui. Aucune réponse. -Merde… Amanda prépare toi, si ça dégénère tu retournes au QG et ne poses pas de questions. C’est un ordre. Prépare tes fléchettes, je m’occupe des ultrasons, m’ordonne Nathaniel. -Ok, tu crois que c’est quel type de bête qui nous arrive dessus ? Pour les fléchettes, j’ai pris plusieurs calibres donc… -Au bruit je dirais un ours, je n’en suis pas sûr, met les plus grosses, on le ramènera aussi ça pose trop de problèmes. Tiens-toi prête, ça arrive. J’arme mon pistolet et me prépare à tirer. Tout se déroule très vite. L’ours, comme Nathaniel s’en était douté, s’attaqua à lui. Il déclencha les ultrasons qui mirent au sol la bête et je lui envoyé deux fléchettes, une dans le cou et une sur l’arrière train.

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Ça s’écroula en une minute chronomètre en main. Je me retourne vers Nathaniel et le vois inanimé au sol. Paniquée, je me précipite vers lui. -Nath tu m’entends ? Nath, allez j’ai besoin de toi ! Réveille-toi ! Je remarque alors qu’il a une griffure sur le torse. Le monstre a réussi à l’atteindre. Je défais sa chemise et essaye d’arrêter l’hémorragie, je fouille ses poches en même temps et trouve une petite bouteille de désinfectant ainsi que des gros pansements. Le sang a l’air de coaguler, je mets le désinfectant sur les plaies pas très jolies à voir et je panse le tout. Je secoue un peu Nathaniel qui grimace et ouvre les yeux. -Amanda, je t’avais dit de rejoindre le QG si ça partait en vrille ! Ça aurait pu se réveiller pendant que tu t’occupais de moi ! -Tu pourrais me remercier, y’a pas de quoi ! Tu penses pouvoir marcher ? je lâche, exaspérée. -Oui. Allons-y. J’ai laissé mon micro allumé, le QG a entendu pour l’ours et va venir le récupérer. Le silence s’installe entre nous. Nous avançons sur deux cents mètres que je manque déjà de tomber. Je sens des bras me retenir. Je me dégage et lance un regard furieux à Nathaniel. -Lâche-moi, tu es blessé. Dépêchons-nous avant que le compagnon de numéro trois rapplique et nous mettre une dérouillée, je m’énerve. Un éclair de tristesse passe dans les yeux de Nathaniel. Puis une expression de colère apparaît sur son visage. Il se met à me dépasser pour essayer de me distancer, je suis à la traîne et je me trotte pour le rattraper. Même blessé, il n’en reste pas moi rapide et puissant. Nous sommes arrivés. La bouche d’égout à côté du spécimen numéro trois est au-dessus de nous. Je retiens mon souffle. Je vais capturer mon premier garou. Je suis excitée, mais à la fois anxieuse, ça reste sauvage ces bêtes-là. Je me lance en murmurant : -Je passe en première comme tu es blessé, j’examine les environs et si le QG a bien calculé il ne reste que la femelle numéro trois. J’allume mon micro pour te prévenir, si quelque chose arrive par les égouts, eh bien… monte. -C’est à moi de donner les ordres. Mais comme je suis d’accord avec toi, je te donne mon feu 14

vert, fais vite on n’a pas toute la nuit. Sur un hochement de tête, je grimpe l’échelle menant à la sortie et m’éloigne des égouts. Une fois à l’air libre, ce qui fait un bien fou compte tenu des odeurs infectes des canalisations, il fait toujours nuit, mais on y voit tout de même. Rien en vue. Je le signale à Nathaniel et il me rejoint directement. Jusqu’ici, à par l’ours, tout s’est bien déroulé. -La porte là. Il faut passer par cette porte et monter deux étages, m’annonce Nathaniel, en montrant du doigt une porte en bois. -Et ça va nous sentir arriver ? -Non, nous sommes imbibés d’odeurs nauséabondes, ça n’y verra que du feu. Ça pensera que des odeurs remontent rien de plus normal. Pour les bruits, ça pensera que c’est les voisins, m’explique-t-il. -Allons-y alors. On fait comme avec l’ours ? En évitant d’être blessé, évidemment. -Cela va de soi. J’entre et tu me suis, si je te dis de t’enfuir, tu t’enfuis et tu ne discutes pas. Entrons. Plus vite on en a fini, plus vite on pourra se détendre. Nous entrons. Nous nous faufilons en évitant de faire trop de bruit. Au premier étage, toutes les portes des appartements sont ouvertes et tout est désert. Quand nous arrivons au deuxième étage, toutes les portes sont aussi ouvertes, mais le vacarme d’une télévision survient. Je regarde Nathaniel avec une expression d’incompréhension. Il hausse les épaules et me désigne l’appartement d’où proviennent les bribes d’un journal télévisé. Nous nous introduisons à l’intérieur du logement. Rien. -Va voir dans la salle de bain. Je m’occupe de la cuisine et du salon, chuchote Nathaniel. Je lève le pouce pour lui donner mon approbation. Je m’avance sur la pointe des pieds, la caméra en route. J’ouvre furtivement la porte de la salle de bain. Rien. J’examine la pièce, la baignoire est vide. Je relève la tête face au miroir. Je me fige, mon cœur cesse de battre quelques secondes. À travers le miroir ma sœur se tient dans l’encadrement de la porte.


MEMENTO Par Jade BONFANTI

U

n jour, ils se sont invités sans même que je ne les ai conviés. Voyez-vous ces marques habillant mon corps tout entier ? Ces traits, ces mouvements, imprimés à tout jamais. Ils me rappellent chaque seconde cette histoire. Mon histoire. Ils étaient affamés, or je n’avais rien à leur donner moi, à ces étrangers-là. Alors, ils ont décidé de faire de moi leur savoureux repas. Je peux vous assurer qu’ils ont savouré chaque miette de mon esprit, à chaque bouchée ils ont dégusté mon énergie. Par leur gourmandise éloquente, ils ont puisé jusqu’à mes parties les plus poignantes. Mon cœur, mon esprit et mon corps tout entier ont été grignotés. Après avoir conquis leur grotesque appétit, ils se sont gentiment réfugiés dans un petit coin de mon esprit. Dès lors, chacun d’entre eux est désormais représenté par ces marques sur mon corps, tout comme mon esprit, ancré et tatoué. Ces dessins, ces traits, ces mouvements dansant au gré du temps et de ma peau qui vieillit et se durcit. J’ai tenté d’enfermer chacun d’eux à tout jamais. Les disposants dans un espace clos et fermé, devenu secret. Ainsi, j’ai espéré pouvoir faire le deuil et me reposer. Dissimuler et penser, pouvoir ignorer. Néanmoins, en les observant, je songe toujours silencieusement, ce refrain, cette symphonie en continu, jouant dans mon esprit. Je cherche la raison de ce tout qui me fut retiré au fil des années, creusant en mon cœur une blessure inguérissable. Et mon corps s’affamant de cette perte, ne pouvant se nourrir que de ces souvenirs lointains. Mais, je me rappelle toujours et si bien. Le corps possède des cicatrices aux

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variantes multiples et aux origines devenues des secrets parfois des plus surprenants. Il se marque de la souffrance de l’esprit, dès lors invisible aux yeux d’autrui et pourtant si envahissante à l’intérieur de celui qui la subit. Rongé et tiraillé. Je me rappelle… C’était le grand jour. J’avais les larmes aux yeux, le cœur palpitant avec lourdeur, au rythme de mes angoisses et de ma tristesse, celle de devoir quitter mes proches. Nulle affaire, aucun sac. Je m’apprêtais à partir le corps léger, le cœur lourd, mais l’esprit formé et déterminé. La guerre n’est pas éternelle me disais-je, je reviendrai. Je le sentais comme instinctivement au fond de moi. Je saluai mes parents avec courage puis je me tournai vers ma femme, au visage innocent, enrobé de larmes chaudes et scintillantes. Je lui adressai un doux baiser, en chuchotant mon retour triomphant. C’est ainsi que, sous cette atmosphère pesante, je me dirigeai vers mes camarades. Je me souviens avoir observé Horace, un ami de longue date, et voisin. Il tentait en vain de masquer ses émotions et regardait droit devant lui. De l’autre côté, un jeune que je ne connaissais pas avait détourné mon regard. Il était complètement perdu et luttait pour ne pas faire couler ses larmes. Pris de compassion, je lui avais amicalement tapoté l’épaule. Ce soutien et cette camaraderie étaient réellement innés chez nous. Toutefois, ce climat de guerre auquel notre espèce devait faire face ne faisait que renforcer nos liens. En effet, depuis l’appel qui nous avait été lancé, nous avions dû tous endosser nos rôles de réservistes et passer à l’action.


Si l’Ennemi continuait de progresser, nous serions, alors, en grand danger. C’est pourquoi mes camarades et moi avions toujours été prêts à envisager cette possibilité, bien que nous n’avions aucune information. Voyez-vous, tant sur son aspect, que sur sa situation, ses intentions. Néant. Les autorités nous avaient toujours affirmé qu’il était fort inutile d’apprendre tout cela, que si ce moment devait avoir lieu, ils nous expliqueraient tout en temps et en heure. C’est de cette manière que ma première cicatrice apparut. La peur à son apogée, l’esprit troublé, la crainte de l’illusion, partagé entre le devoir moralisateur et les émotions. Je compris plus tard que j’étais davantage perverti par la peur que par le pouvoir de la hiérarchie. Ainsi, je me plaçais aux côtés d’Horace et du jeune garçon, qui, je l’apprenais par la suite, se nommait Hector. Nous étions en rang, debout et prêts à nous mettre en marche. Les familles ayant disposé, le Capitaine et les sergents approchaient. Le silence s’instaurait. Pas un mot. Pas un souffle. Ils nous observaient, impassibles. Ce silence pesant dura quelques instants pendant lesquels j’observais avec béatitude la multitude de tatouages que le Capitaine possédait. Aujourd’hui, je réalise que lui aussi avait dû beaucoup souffrir. Puis, d’un geste, il annonça le signal de départ. Nous nous mîmes aussitôt en chemin. Nous marchâmes des heures durant lesquelles le paysage restait semblable à celui dans lequel nous vivions. Un milieu qui nous était familier, des rues étroites, de grandes allées, notre poche qui nous protège, ce lieu tant aimé. Toutefois, la nuit tombée, épuisés, le Capitaine décida enfin qu’il était temps de nous arrêter. Nous dînâmes dans des conditions moins difficiles auxquelles je m’étais préparé. L’ambiance relativement plaisante malgré notre ignorance. Horace avait repris le dessus sur ses émotions et avait retrouvé ses couleurs et il bavardait avec un autre compatriote. En revanche, Hector semblait encore tourmenté, son sourire forcé ne nous échappait pas. Pour ma part, j’avais connu de meilleurs jours, déjà loin de ma femme. Je commençais à divaguer dans mes pensées lorsque le Capitaine vint s’adresser à nous. Aussitôt le silence prit place et nous nous tînmes droits. Il prit une grande inspiration, gonflant le torse, les yeux brillants, il déclara : « Soldats, citoyens, pères de famille, camarades, je m’adresse à vous ce soir avec bienveillance. » 16

Il marqua une pause puis il reprit avec carrure : « Depuis toujours, vous avez été formé de façon à ce qu’un jour, il y ait la possibilité que nous fassions appel à vous afin de défendre notre patrie. Nous vous rappelons chaque jour, depuis votre naissance, l’importance de votre dévouement, votre appartenance à la communauté. Chérissez vos camarades comme vous chérissez vos proches. Nous ne vous avons jamais indiqué explicitement les raisons de ces formations de réserviste. Assurément, je peux déjà vous affirmer que vous êtes prêts et capables. Vous avez quitté vos familles pour notre État sans connaître le cœur de la raison. Aussi, je vous félicite. » Il soupira, le regard droit. Je crus que mon cœur voulait s’échapper de ma poitrine brûlante, captivé par sa prestance. Il reprit : « L’Ennemi, n’est pas censé entrer sur nos terres, ni sur lesquelles il se trouve actuellement. C’est pourquoi notre but premier est de stopper son avancée, qui a déjà fait quelques dégâts chez nos voisins. S’il s’avère qu’il atteint notre territoire, ce serait la fin de notre existence. Comment se présente-t-il ? C’est inutile de le savoir. Craindre une figure imaginaire ne fait que renforcer la peur elle-même. Contentons-nous de cette information : il ne vient pas de notre planète. C’est pourquoi il peut nous être fatal. Nous savons également que c’est notre devoir. Aujourd’hui, nous avons besoin de vous, besoin que vous protégiez notre territoire, vos familles. Notre survie en dépend. Demain commence un long voyage, nous allons traverser des zones hostiles, vous allez devoir vous surpasser. Mais je compte sur vous. GARDE À VOUS  !  » Sur ce changement de tonalité surprenante, il tourna les talons en jetant un regard indescriptible. Le Colonel nous fit signe de disposer, une fois le Capitaine enlacé par l’ombre de la nuit et ses secrets. Cette nuit-là fut la plus éprouvante de ma vie. Le discours du Capitaine ne faisait que résonner, des échos multiples qui me déchiraient le cœur et me tiraillaient l’esprit. Je n’entendis personne ronfler ce soir-là. Je me rappelle avoir longuement tâté mon bras suite à l’apparition de cette marque. Ce fut de cette manière que ma première cicatrice apparut. La peur à son apogée, l’esprit troublé, partagé entre devoir, morale et émotions. Ce fut des années plus tard que naquit mon premier message. Dans ce premier petit pot que je disposais, comme un premier espoir de guérison. Voyez-vous, je réalise que j’étais en pleine


réflexion cette soirée-là : la question d’autrui, de soi. Les rapports, la confiance. Obéir sans craindre de se nuire  ? Ainsi, plus tard, je rédigeai ce premier message : « 1. Ils pensent que tu ne sais penser, tu les écoutes, tu obéis, une pierre sur la route de leur vie. Et puis toi ? Tu t’oublies dans la leur. Chaque jour tu refuses de dire “je”, ce tiraillement forcé, une interdiction stricte et formelle d’évoquer ce que tu as sur le cœur. Mais on ne se plaint pas d’une dictature devenue intérieure. Ah ça non. On la subit en silence, les prémices de vengeance se feront entendre, leurs canons de culpabilité et de haine sont prêts à tirer. Ils ne tuent point sous ce régime. Ils torturent. L’abandon et l’oubli de soi te conduisent à l’abandon des autres. Voici leur tyrannie. Subis le revers, mais jamais de coup droit. Jamais de match à égalité. » Soudain, je vis Horace qui m’éclairait avec une petite lampe torche. Il avait le visage crispé et semblait aux aguets. Il me chuchota : « Eh, tu veux vraiment faire partie de cette mascarade ? Ils nous ont bien eus, on va tous mourir. Faut s’enfuir, et immédiatement ! ». Bien que la peur m’envahissait, je ne trouvai pas le comportement de mon ami raisonnable, aussitôt je lui répondis de retourner se coucher. Le lendemain, une fois remis de ses émotions, il retrouverait sa sagesse habituelle. Je me retournai et je fermai les yeux. Ce fut à cet instant qu’un souvenir me transporta et que naquit cette deuxième cicatrice. Je me rappelai cette douce soirée, aux mains de ma femme. Ambitieux et aimants, nous avions vu cette pièce de théâtre qui nous avait tant marqués. Je me mis alors à réciter : « 2. Chercher au plus profond de nous, dans les abîmes de notre raison, franchir et dompter les tentations de la Folie, accepter de se freiner devant la peur, malgré son charme envoûtant, résistez au spectre du frisson, il est si fort, perversion de la raison, incitant à la folie, mais est-ce nécessairement mauvais d’y succomber ? Idéalisation de la raison ? Bannir la relation passionnelle au désir de raison, se battre pour y trouver réponse. » Et ce fut le deuxième message, de mon deuxième bocal. Cette nouvelle marque imprimée sur mon corps à tout jamais. La détermination et la quête de soi ont trouvé place sur mon corps et dans mon esprit. Voyez-vous, une fois de plus je ne le compris que plus tard. Ainsi, en ce jour, on m’avait attribué un devoir que je voulais remplir, je voulais être fier de sauver ma patrie. Tout 17

était clair dans mon esprit, je devais être acteur de ma propre vie. Si je ne savais point qui j’étais réellement, si je cherchais à savoir la signification profonde et réelle de ces marques corporelles, il fallait que je m’engage dans cette bataille. Le lendemain matin, nous marchâmes longtemps. Ne vous méprenez pas, l’ambiance n’était ni pesante ni étouffante. Il y régnait une atmosphère de franche camaraderie. Peu à peu, alors que nous progressions, nous arrivâmes dans une zone très étrange dont je me rappellerai toute ma vie. Le chemin devenait de plus en plus étroit et pentu, semblable à un tunnel au fond éternel. Je ne pourrais juger ni de la longueur ni de la durée de notre marche pour atteindre l’arrivée, mais ce fut d’autant plus intense et interminable qu’une odeur nauséabonde envahissait la zone au point que le sergent nous attribua des masques. Nul besoin d’information supplémentaire, nous nous doutions parfaitement que l’odeur pestilentielle qui se proliférait ne devait être que celles de semblables en décomposition. J’avançais malgré les nausées, et cette peur grandissante qui m’envahissait. Je ne cessais de penser à ma femme et à cette tirade de théâtre. Les corps n’étaient pas visibles, mais l’odeur si intense. Il suffisait de s’imaginer, l’imagination est peut-être pire que la réalité. Un mélange de nos visions réelles, les pires, les plus ultimes, dans un ouragan d’images. C’est peut-être pire. Nous marchâmes ainsi la journée entière sans aucune pause. Ce qui ne fut pas une mauvaise chose au vu de l’état dégradant de mes camarades, s’arrêter dans ce tunnel infernal était sans retour. Les jours se succédèrent de cette façon, le Capitaine ne nous donna aucune autre information. Il était fort judicieux de ne pas chercher à en savoir davantage au risque de vouloir se tuer soi-même en se laissant lamentablement mourir dans ces paysages torrides. Un terrible sentiment d’impasse, d’impuissance. En effet, suite à la traversée de ce tunnel, nous avions marché dans un lieu chaud, brûlant, et étrangement acide. Horace et moi nous hydrations en permanence. Nous tenions bon, cependant, ce ne fut pas le cas du jeune Hector. Tout au long du périple, je ne cessais de penser à la fierté de ma femme si je revenais, je ne cessais de penser au théâtre, à ma conquête de vérité, mon devoir. Ces souvenirs me faisaient tenir, mais ce n’était pas le cas d’Hector. Comme je le disais, son mental et son physique, ce jour-là, refusèrent de


coopérer. Hector tomba. Horace et moi nous étions précipités sur lui, nous l’avions relevé, tout essayé, en vain. Hector ne respirait plus. Le Capitaine s’était approché, nous nous étions reculés, figés par cette première confrontation au tranchant de cette Dame au pouvoir là. Le visage du Capitaine était fermé et tiré. Je me souviendrai toute ma vie de ce regard, il ne s’inclina même pas. Il baissa seulement la tête, puis, il prononça ces mots qui me brûlent toujours autant : « Mmh. Retournez-vous, à table maintenant. J’ai faim ! » Et, au son de ces mots, nous laissant dans l’ahurissement le plus total, le Capitaine se retourna, et nous fûmes contraints d’abandonner Hector, là, au bras de l’Inconnue. Je ne saurais dire ce qui fut le plus traumatisant entre cette perte ou le fait que nous avions installé notre campement à quelques pas de son corps sans vie. Ce soir-là, malgré ma fatigue intense, je n’avalai rien. Prétextant d’aller marcher, je me mis à chercher Hector, que je ne trouvai jamais. Disparu sans aucune trace. Cette terrible nuit, je m’endormis, en songeant à ma vie auparavant, ce long fleuve tranquille, sur lequel je me laissais naïvement bercer. Ainsi, la colère et la nostalgie ont marqué mon corps et mon esprit. Une nouvelle apparition brunit alors mon corps, cette troisième boite, ce troisième souvenir à guérir : « 3. Que l’orage gronde, qu’il s’acharne sur ce monde. De son tonnerre qu’il fasse taire, les rires et les sourires des souvenirs qui rendent l’atmosphère irrespirable et insoutenable. Que la tornade de ses vents emporte avec elle cette nostalgie des rires d’enfants. Que les volcans crachent leur chaleur monstrueuse et enflamment, sans pitié, les objets du passé. Que la fumée asphyxie les pleurs et le chagrin des êtres abandonnés par le présent, absorbés par le passé et terrifiés par l’avenir. Que les océans se remplissent de cette tristesse, qu’ils noient le chagrin et la douleur, fracassant contre les rochers la colère des âmes égarées. Que les éléments se déchaînent, de toute leur fureur, et détruisent à jamais la douleur. » Depuis la mort d’Hector, les autres soldats semblaient bien plus fermés. C’était donc cela de connaître le sentiment d’injustice de la perte ? Chaque jour, ils avançaient, ces pantins articulés, le corps droit, le visage fermé, l’âme asséchée. Le Capitaine passait chaque jour dans les rangs, silencieux. Après plusieurs jours de marche,

nous arrivâmes dans une nouvelle zone. Cette fois-ci, avant d’y entrer réellement, le Capitaine s’adressa enfin à nous : « Voici la dernière zone avant l’affrontement final. Nous arrivons donc à la fin de notre voyage. Vous êtes les plus résistants. Il n’y a donc aucune crainte à avoir désormais sur votre solidité. Nous devons éliminer l’Ennemi. C’est notre destin, notre rôle. Ici, les vents sont très violents, on n’y voit pas à 300 mètres, c’est pourquoi je vous demande de vous tenir les uns les autres, d’avancer plus que jamais à la même cadence. Les vents soufflent dans deux sens. Ces contresens sont épuisants, mais ils ne le seront pas pour vous. Soldats, soyez prêts ! » Ce fut au son de ces dernières notes que nous entrâmes. En effet, le vent soufflait si fort que je ne pouvais percevoir Horace, juste devant moi. Je ne saurais dire le temps qui s’écoula durant notre traversée, tant, chaque pas demandait une extrême concentration. Je ne cessais de penser à ce qui nous rend profondément vivants, notre déséquilibre intérieur permanent, émotions mêlées, mais équilibrées par l’amour de ceux qui nous entourent. Vous percevez ? Les sentezvous  ? Ces choses si précieuses dont nous comprenons réellement la chance seulement lorsque cette Dame Noire au tranchant s’approche. Nous arrivâmes, le vent s’était estompé. Je constatai comme les autres, dans le silence, la disparition de certains de nos semblables. Nous avions repris des forces, sans un mot, dans l’ignorance totale de notre Capitaine, nous savions que demain était le Grand Jour. Je me levai le cœur battant, le ventre noué. Tout était machinal désormais. Je fus capable de voir ce qu’aujourd’hui je perçois comme inimaginable, mettre mon cœur au service de mon esprit. Nous marchâmes, des heures durant, puis nous arrivâmes. Un son semblable à un tambour géant ne cessait de taper en créant des vibrations raisonnantes dans un rythme régulier. D’autre part, une montagne, que dis-je, une foulée d’individus quasi invisibles tant leur fougue était rapide et tournoyante. Ils hurlaient, que disje, prononçaient des sons incompréhensibles. Ils semblaient en furie, en colère, que dis-je, dévastateurs. À peine avais-je eu le temps de poser mes yeux sur ces individus effrayants, de pouvoir enfin leur donner une forme, qu’ils s’étaient jetés sur nous. Ils détruisaient tout sur 18


Les yeux fermés, je hurlais toute ma haine et toute mon angoisse. Je ressentis mes pires peurs se bousculer, je sentis l’Ennemi me caresser, mais je luttais, à contre-courant le canal de mes peurs les plus profondes. Je ne saurais vous dire combien de temps cela dura, mais je ne cessais encore une fois de penser à ces souvenirs. Je me rappelle avoir perçu une lumière blanche, étincelante et aveuglante. Puis, le silence. J’ouvris les yeux, il faisait doux, tout était calme, apaisé. Je regardais autour de moi. Des carcasses gisantes, qui disparaissaient à tour de rôle. Dont celle du Capitaine. Elles s’évaporaient dans le silence, en multitude de parties infimes et virevoltantes. Nous avions gagné. L’Ennemi avait été détruit. Nous, cellules immunitaires, avions battu le virus. Nous avions traversé le chemin sinueux des intestins, affronté la chaleur de l’estomac, les vents dévastateurs des poumons, pour enfin arriver non loin du cœur et abattre ce virus. Celui qui aurait pu aller jusqu’à nous, dernières cellules en réserve et nous tuer jusqu’au dernier. De plus, j’étais devenu un être accompli par la sagesse et la connaissance. Ayant traversé un corps entier, j’avais également traversé le chemin sinueux de la vie, ses embûches émotionnelles et ses tournants, ses joies, ses larmes. Mon corps était celui d’un autre. Aujourd’hui, sûrement avez-vous compris, je suis les deux réunis. Je suis en rémission, mon corps est marqué de dessins aux significations ultimes. Mes pensées, mes épreuves. Parfois je souris en pensant que j’ai réussi. Parfois je m’effondre lorsque mes cicatrices me brûlent. Souvent, je souris d’être en vie, je suis reconnaissant. Souvent, je suis en colère par l’injustice de ces maux. Ces invités spéciaux qui se sont implantés sans raison. Mais en ce jour, je respire et je me souviens.

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Par Lola CAMMICIOTTO

Chef, Je n’ai aucune envie de suivre les formalités lors de ce rapport. Après tout, au vu des circonstances dans lesquelles vous seraient parvenus ces quelques mots, vous auriez compris que quelque chose n’allait pas. Mais du fait que je vous tiens en affection, j’ai décidé de vous narrer toutes les choses qui me sont arrivées depuis hier. Je n’aimerais pas que vous oubliiez toutes ces années que j’ai passées à vos côtés, alors j’estime tout de même que vous faire mes adieux est légitime. C’était à cause de cette fille et de cet homme. Je n’ai encore aucune idée de leur nom. Je n’ai pas encore eu l’occasion de leur demander. La nuit dernière, la fille parcourait le front comme tant de soldats. Rien n’indiquait qu’elle allait me faire sortir du campement. Mais ma curiosité de voir les choses changer avait eu raison de moi. J’ai horreur de mon statut. J’aurais encore préféré prendre part à la bataille, nos ennemis sont si faibles. Je ne crois pas en avoir vu un seul tuer l’un des nôtres... Il ne s’agit pas là d’une guerre, mais d’un génocide ! Je n’arrivais pas à comprendre comment nous avions pu en arriver là. Je savais très bien que mon rôle dans cette guerre n’était que celui d’un pion et que par conséquent, je ne pouvais en rien comprendre toute l’étendue des enjeux politiques qui ont engendré cette situation. Pourtant, je n’arrivais toujours pas à saisir comment nos peuples pouvaient autant avoir envie de commettre cet affront qu’éradiquer une population tout entière.

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Mais qu’importe. Ce soir-là, j’étais sortie de ma tente, hésitant à déserter.Jeune sorcière qui courrait dans la neige était à la recherche d’alliés. Je m’étais éloignée du campement sans aucune affaire, seulement munie de ma résistance au froid, dans un état de confusion. Ma rencontre avec elle fut le fruit d’un bien beau hasard. Nos regards s’étaient croisés malgré la nuit noire et le brouillard. Le bleu de ses yeux prit peu de temps avant de se mettre à balayer le décor. Mais la jeune fille comprit bien vite que j’étais seule. Elle était déboussolée. Je n’avais pas très bien compris ce qu’elle avait balbutié ensuite, mais il me semblait avoir vaguement entendu les mots « bocaux » puis « recherches ». Je n’étais pas stupide. Je ne lui avais donc pas demandé de me répéter quoi que ce soit. La panique l’aurait fait s’énerver. Pour gagner du temps, je lui avais simplement conseillé de me dire si elle avait des pistes. Elle indiqua la direction de mon campement. Je restais perplexe. Si quelqu’un au sein de ma propre unité avait volé ses sujets d’expérience, je l’aurais bien vu ! J’avais repris mes esprits à cet instant. Si je voulais vraiment déserter, il ne fallait pas que je me contente de m’éloigner bêtement du front sans la moindre affaire  ! Peut-être avais-je simplement gardé en tête l’idée que je ne faisais que me balader. Mais cette jeune fille m’avait conforté dans l’idée inverse. Voir une pauvre sorcière aussi désorientée à l’idée de ne plus avoir d’humain dans sa vie m’avait mise hors de moi. Qu’il est stupide


de vouloir tous les éradiquer  ! Tous nos peuples ont besoin des humains ! Ils sont notre nourriture, nos esclaves, nos sujets d’expérience ! Je ne cautionne pas ce génocide. Nous ne pouvons pas les tuer. Chacun de nous le sait ! Personne n’a envie de prendre part à cela ! Que veulent nos haut placés ? Ils conspirent, chef ! Ouvrez donc les yeux ! Ne croyez pas en leurs palabres ! En leur promesse de réduire les effectifs humains sous prétexte qu’ils commencent à devenir dangereux ! Ils n’ont appelé cela « guerre » que pour nous formater dans l’idée que ces pauvres humains avaient une chance contre nous, eux, et leurs armées complètement désorganisées  ! Ils veulent en contrôler la production ! Les rendre rares afin de créer plus de demande ! Afin d’en augmenter leur coût et de faire du bénéfice ! Cette guerre n’a pas pour but de tuer tous les humains sauvages alors que nous sommes en pénurie ! Regardez cette pauvre sorcière qui s’est fait voler ses bocaux de conservation. J’aurais parié que c’était un de mes orcs mourant de faim qui avait fait le coup. Je posais mes mains sur les épaules de la jeune savante. Je voulais la rassurer et lui faire comprendre que j’allais faire quelque chose pour elle. Tournant les talons, je m’introduisais sans la moindre politesse dans les tentes des deux guerriers orcs qui étaient sous mes ordres. Et même en les voyant dormir à poings fermés, je restais suspicieuse. Je fouillai leurs affaires, mais rien. Quelle farce. Il en était de même dans chacune des tentes de mes soldats ! Toute mon unité dormait. Ils se fichaient tellement d’une attaque d’humains qu’ils se reposaient en ne comptant que sur moi pour les alerter d’une attaque ! Je laissai tomber lourdement l’un des effets d’un de mes subordonnés au sol sans me soucier de le réveiller, puis sortis. Quelques vivres, une arme, des vêtements chauds, je n’avais besoin de rien de plus. Quand je ressortis de ma tente, je fis signe à l’adolescente de me suivre. J’avais décidé de tout quitter, chef. J’en ai marre de toute cette guerre, elle me fatigue, m’ennuie. Personne ne s’y épanouit. Les gens sur le front ne connaissent que le meurtre. Plus personne ne prend le temps de lire un

bon livre ou de pratiquer un artisanat. Tuer de simples civiles, ou des soldats improvisés, ça ne vous forge pas un homme, mais un monstre, un pantin conditionné à répandre du sang et de la chair pour vivre. Vous savez très bien ce que je pense, mais ma colère et ma bêtise me poussent à vous l’écrire. Et je n’avais pas l’intention de vous écrire. Je voulais partir sans dire un mot... Même si vous m’apparaissiez comme quelqu’un de bon, vous n’en restiez pas moins une larve incapable de vous insurger contre cette outrance. Vous êtes faible, chef. Parce que vous n’êtes pas capable de vous lever, et de changer les choses. Votre rang vous le permet pourtant, mais personne n’ose désobéir, par crainte des archimages. Mais je vous écris. Les événements qui ont suivi cette rencontre ont changé ma vision des choses. Je me sens vide. Et vous êtes vide. J’écris à quelqu’un de vide. Et ça me dégoûte. Nous marchions vers le front. Jeune sorcière, que je l’appelais, était malheureuse. Nous n’avions pas de piste. Chercher encore et encore pour la réconforter était notre seule solution. Pourquoi je l’aidais ? Cette fille avait l’air folle. Je n’osais lui parler. Elle me faisait pitié. Nous allions trouver des humains et les sauver. Et lorsque la guerre serait finie, nous allions en élever quelques-uns, en laisser vivre d’autres sans qu’ils ne soient captifs... Tout irait bien. Nous allions gagner la guerre. Mais de leur côté. Nous devions sauvegarder le bétail. Puis, nous trouvâmes un de leurs petits. Il était tout tremblant, et de ses petits yeux verts il nous scrutait de peur que nous nous mettions à le dévorer. Il me fit fondre. Vous seriez capable, vous, de faire du mal à une pauvre bête apeurée ? Il usa de son langage, mais il était impossible pour moi d’en comprendre le moindre mot. Son état de conscience inférieur ne lui permettait peut-être pas de se représenter le monde comme nous ? Peut-être que les petits d’humains ne comprennent pas qu’ils sont en guerre ? Il est attendrissant de voir que les humains adultes avaient appris à fabriquer des armes rudimentaires au fil de leur évolution afin de se défendre, et de protéger leurs petits, contre nous, leurs prédateurs. 21


Hélas ce ne sont pas de bien lentes et faibles balles de pistolet qui pouvaient venir à bout de nous. Sérieusement... Comment pouvonsnous appeler cela une guerre ? C’est une bête partie de chasse ! Qui est assez stupide pour considérer les humains comme des êtres doués d’intelligence ?Je ne pouvais pas m’empêcher de le prendre dans mes bras. Sachant qu’ils finissaient pour la plupart dans les assiettes des orcs ou des goules, je me sentais bête de sauver quelque chose qui devait de toute façon mourir. Mon acte impliquait leur nécessaire prolifération ! Alors que je m’apprêtais à fouiller les décombres de cette ville humaine qui n’avait pas survécu aux horreurs du front, Jeune sorcière voulu m’informer de quelque chose. Elle était une de ces savantes qui venait de me faire passer pour une imbécile, et qui prétendait pouvoir comprendre les humains et voir en eux une intelligence bien plus grande que l’on ne le pensait. Je ne crois toujours pas à ce qu’elle m’avait traduit ce soir-là. Non, je mens. Je la crois parfaitement bien, au vu de ce que j’ai pu observer ensuite. Le simple fait que je vous rédige ce rapport prouve que je suis perdue. Au même titre que j’ai découvert qui j’étais, j’ai découvert qui vous étiez, et j’ai découvert qui était Jeune sorcière et Petit humain... Mais je reste butée. Je ne veux pas de cette information. Mes principes ont radicalement changé. Chef, notre condition est terrible. « Le chef du village va nous sauver ! Il contrôle le ciel ! », avait traduit Jeune sorcière. Elle ne riait pas en me l’apprenant. Mais je ne l’avais pas crue. L’enfant répétait cette phrase de façon ahurissante. La savante était perdue. Elle m’expliqua que cette apparition de surhumains ne la surprenait pas tant que ça. La panique qui l’avait prise lors de la perte de ses sujets de recherches avait été due à leur nature. Quelques jours auparavant, son unité avait été attaquée par un être d’une force redoutable. Il avait pourtant été d’une maladresse frisant la comédie et avait perdu la vie. Jeune sorcière avait dû l’étudier pour comprendre d’où il tirait cette étonnante faculté. Elle n’avait pas pris part à la bataille et n’ayant rien vu de ses propres yeux, elle n’avait pas cru non plus à cette histoire. Mais son supérieur lui avait demandé de mener des 22

recherches, jusqu’à ce qu’elle se les fît dérober, par ce qu’elle pensait être un simple allié affamé. Mais en réalité, tout portait à croire que l’auteur du vol n’était autre qu’un de ces humains qui aurait fui en passant par mon campement. Le pire se produisit quelques heures après. Sur le chemin, La jeune fille et moi ne cessions de croiser la route de soldat alliés et ennemis se battant d’une façon troublante. Ils répétaient les mêmes gestes, les mêmes paroles et je ne voyais personne mourir. Depuis le moment ou Jeune sorcière et moi avions été prises de confusion et que nous nous étions rencontrées, nous n’avions de cesse d’observer ces phénomènes étranges chez chaque personne que nous voyions. Tout prit enfin sens lorsque nous rencontrâmes un de ces humains. Il arborait un grand tatouage au niveau de son torse. Malgré le froid, l’humain n’avait pas de difficulté à se mouvoir. Il déplaçait derrière lui un vent glacial porté par une magie que je ne connaissais pas. D’un simplement geste du bras, il brassait un air si intense qu’il fit périr plusieurs soldats. Le symbole présent sur sa peau luisait de la même lumière que le vent qui l’entourait. C’était de là qu’il tirait son pouvoir ! Me voyant porter le petit, un grand sourire apparut et contrasta avec la nervosité qu’il semblait peiner à contrôler lorsqu’il se battait. Il s’écria « Une quête ! » ce qui m’avait laissé coi. C’était une bien étrange façon de déclarer qu’il avait pour objectif de sauver l’humain et de m’occire. Je suis certaine que vous ne serez jamais capable de lire ce rapport. Après tout je n’étais pas censée rédiger quoi que ce soit. Vous devez être posté quelque part à attendre que des humains à tatouage viennent vous tuer encore et encore. Peut-être êtes-vous mort plus d’une fois, peut-être pas... Je vous écris parce que je ne veux pas admettre que tout ça n’est qu’une vaste mascarade. Nos vies ne sont que des mensonges. Cette guerre idéologique n’est qu’une plaisanterie. Son enjeu planétaire n’est plus qu’un enjeu oisif. Il ne concerne que ces humains vivants. Cet homme nous avait heurté Jeune sorcière et moi au moment de fuir avec les bocaux. Il s’agissait d’une de ses « quêtes ». Je ne sais pas très bien comment cela a pu se produire. Mais nous avons pris vie


à ce moment-là. Les vivants se servent de notre monde comme d’un loisir. Je déplore que celuici soit construit sur des bases aussi malsaines, avec un gouvernement aussi profiteur de leurs ressources qu’ils en lèsent leur peuple. Après tout, nous sommes les méchants, et les joueurs sont censés s’identifier aux humains.

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LE LIVRE DE L'IMMORTEL Par Laurie CASTIGLIONE

J

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avant

échéance.

Aux alentours de vingt heures au sein de l’entrepôt d’un institut médical, un chercheur se penche activement sur la mise au point d'un remède contre la mort elle-même. Obsédé par ce but, il a recours à des expérimentations. Certains organes sont soigneusement conservés sur une étagère de bocaux. Il est interrompu par l’arrivée d’un groupe d’homme en noir entourant un vieil homme costumé. Cet homme d’affaire est l’un des plus gros actionnaires de l’entreprise médicale, il s’avance avant d’interpeller le scientifique :

de la demoiselle. - J’en fais mon affaire. - Mais avant tout, je vous suggère de retrouver ce livre que l’on m’a volé. - J’accélérerai les recherches. Il ne reste plus beaucoup de temps, il me faut ce livre à tout prix ! Soupire le bureaucrate. La prochaine fois, je reviendrai avec ce maudit bouquin ! - J’en suis convaincu, Monsieur ! » J-9 avant échéance.

Dans une école, un lycéen reste assis sur le banc pendant le cours de pratique « Alors ! Où en sont vos recherches, sportive. Une jeune fille s’assoit à ces côtés Professeur ? et commence à lui parler : - Je ne suis pas parvenu au résultat escompté, « Bonjour Timothée ! répond-il en vérifiant les analyses sur son - Tu devrais être sur le terrain, réplique-t-il écran d’ordinateur. froidement. - Vous m’aviez promis des résultats si je vous - Tu as sûrement raison mais je ne supporte aidais financièrement ! pas de te voir toujours seul sur le banc, - Il est difficile de comprendre le processus affirme-t-elle avec un sourire. sans le livre. - Avoue plutôt que tu es encore arrivée en - Mes agents mènent l’enquête pour le retard ! retrouver. Mais j’étais persuadé qu’il était impossible de vous le dérober, grommelle - Ah flûte ! Tu m’as attrapée la main dans le sac, rétorque-t-elle embarrassée. Mais l’actionnaire. vraiment, je n’aime pas te voir seul. - Il est vrai que je suis dans l’incapacité de vous dire comment cela a pu arriver mais j’ai - C’est ainsi ! On n’y peut rien ! annonce trouvé quelqu’un qui pourrait faire l’affaire Timothée mal à l’aise. pour être l’un de nos prochains cobayes, - Attendre avec toi ne me pose aucun Monsieur ! problème ! - Fort bien! De qui s’agit-il ?

- Moi, ça me dérange ! Ajoute-il en la fixant dans les yeux.

- Une fille mystérieuse dans la classe de votre fils. Tenez ! dit-il en tendant une photo - Ah... oui, je vois ! Dit-elle gênée. Je te laisse

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alors ! »

vers le sentier menant au jardin floral. Il se passionne pour les fleurs tout comme sa mère Elle part avec sa raquette en direction de son auparavant. Une main imposante se pose sur futur adversaire. La suite du cours de sport son épaule et il se retourne en sursaut. se déroule tranquillement jusqu’à l’heure du déjeuner. À la table de Timothée, trois de « Père ! Que faîtes-vous ici ? Je vous croyais en ses amis comparent leurs scores obtenus au déplacement. badminton. Quant au quatrième, un autre - C’était le cas mais j’ai besoin de ton aide pour sujet semble l’intriguer. une affaire importante. « Alors Tim, je vois que tu as eu une conversation - Laquelle ? avec Lilith ? - Vois-tu mon fils, dans ta classe, il y a une jeune - Mouais. Rien de spécial, répond-t-il. demoiselle dont j’ai besoin pour ta guérison. - D’ailleurs, j’ai l’impression qu’elle en pince - Mais que me racontez-vous, Père !? un peu pour toi, surenchérit-il en jouant du coude. - Ne me pose pas de question ! Fais-moi confiance ! - Possible mais cela m’importe peu Gabriel. - De qui s’agit-il ? - Nous, on te dit ça parce que ce n’est pas la première fois qu’elle vient te voir quand tu es - De cette jeune fille, affirme-t-il en lui tout seul ! Rajoute un autre. transmettant une photo. - Puisque je te dis que je m’en fiche, Karl. Vous ne pourriez pas continuer de parler de vos scores ?

- Lilith !? - La connais-tu bien ?

- Oh ça va ! Tu pourrais être plus sympa avec - Non ! Qu’a-t-elle de si spécial ? Ses parents seraient-ils médecins ? Souhaitez-vous leur quelqu’un qui a l’air de t’apprécier. aide ? - Ce n’est pas de mon ressort. Et d’ailleurs, il est plutôt probable qu’elle n’est que pitié de moi - Non ! proclame-t-il en lui posant une lourde main sur l’épaule. Je t’expliquerai tout plus comme les autres, ajoute-t-il en soupirant. tard. » - Tu te fourvoies Timothée ! Je n’ai en aucun cas pitié de toi, déclare une voix féminine derrière Le voyant s’en aller, Timothée s’assoie sur un bord de parterre de fleur avant de se mettre à eux. réfléchir sur le comportement de son père. - Lilith ? S’étonne Tim en se retournant. J-7 avant échéance. - À plus les garçons ! » Dit-elle, laissant les garçons perturbés par sa discrétion, alors Dans une ruelle sombre proche d’un bâtiment désaffecté, une jeune femme court à travers qu’elle s’éloigne de la cafétéria. l’obscurité, poursuivie par des hommes. Ils J-8 avant échéance. la rattrapent et la plaquent au sol. L’un d’eux l’interroge : À la demeure Cargua, Timothée se dirige

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- Vous ne savez pas ce que vous faîtes ! Ce livre apercevant Timothée. Il prend une chaise et devrait être proscrit. Il résulte d’un être maudit. s’installe près d’elle avant qu’elle lui lance : - Peut-être bien ! Mais je serai prêt à tout pour voir mon fils survivre, ajoute l’homme d’affaires.

« Que fais-tu là ? - Je te cherchais.

- C’est bien la première fois que tu souhaites - Monsieur Cargua ! Ce livre est un fléau, c’est m’adresser la parole. C’est louche, ajoute-t-elle trop dangereux de s’en servir. Le résultat avec suspicion. d’une telle expérience est une horreur. Il faut s’attendre au pire. - Oui... euh... je voulais m’excuser pour mon attitude envers toi. Je croyais dur comme fer - Ton avis m’indiffère ! Alors maintenant disque tu me prenais en pitié... moi où tu l’as caché ? - Tu sais, contrairement à ce que tu crois, ce - Jamais ! n’est pas mon genre, je ne suis pas un monstre. - Bien ! Alors ta petite sœur nous servira de Et puis, je sais ce que tu ressens, ajoute-tcobaye pour la prochaine expérience. elle en fourrant son nez dans son bouquin légèrement vexée. - Non ! Laissez-la en dehors de tout ça ! - Hein ! Comment ça ? - Le livre ! - Quand je suis née, j’étais très faible et très - Vous êtes un monstre ! malade. Au fil des années, les médicaments n’avaient toujours aucun effet. Ma santé se - Au risque de me répéter, où est le livre ? dégradait petit à petit et il ne me restait plus - Sous le planché de ma chambre à l’hôtel du très longtemps à vivre. J’étais vouée à mourir Berger, chambre 30. indubitablement, dit-elle sans détourner le - Merci ! réplique-t-il avec le sourire. Amenez-la regard de son livre. au professeur avec sa sœur. - Mais tu es... - Quoi ?! Mais vous n’avez pas le droit !

- Vivante ?

- Après nous avoir trahis, tu ne mérites que ça ! Je ne peux laisser aucun témoin, annonce-t-il en montant dans la voiture.

- Non, euh... je voulais dire en bonne santé !

- Si vous effectuez ce rituel, vous périrez. » J-6 avant échéance. Entre les rangées de la bibliothèque du lycée, Lilith s’attarde sur le mythe de la bête du Gévaudan. Trouvant son bonheur, elle s’enfonce dans un fauteuil moelleux quand soudain quelqu’un lui adresse la parole. Elle relève la tête étonnée et écarquille les yeux en

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- Oui, c’était une époque très dure pour ma famille. Ma mère s’était mise en tête de trouver le remède absolu, un remède contre ma mort imminente. - Mais si tu es encore là, ça veut dire qu’elle l’a trouvé ? - Effectivement ! Elle l’a trouvé mais au prix fort. Elle a perdu la vie en échange, répond-t-elle en le fixant dans la prunelle de ses yeux.


- ...

la famille devait y laisser la vie pour sauver la mienne.

- Ah désolée si je t’ai effrayé, rajoute-elle amèrement. - Euh... Attends... Quoi ?

- Non, juste j’étais dans l’incapacité de répondre -Je ne plaisante pas. Si tu le désires, je peux quoi que ce soit ! t’aider à guérir ! - Dis-moi, Timothée, tu veux vivre ?

- Je ne sais pas. Attends, j’ai trop d’information à enregistrer là. Est-ce qu’on pourrait en reparler une autre fois ? demande-t-il avec un air perdu.

- La réponse est évidente voyons si tu comprends vraiment ce que j’endure, lui faitil comprendre en baissant la tête. Pourquoi tu me poses une question aussi stupide, Lilith ? - Oui bien sûr ! »

- Tiens ! C’est bien la première fois que tu Timothée se lève chancelant et se dirige vers la m’appelles par mon prénom. Moi aussi, je veux sortie complètement perdu. Du côté de Lilith, un murmure lui échappe de ses lèvres avant que tu vives ! de sourire : - Hein ! « J’en ai peut-être trop dit ! » - Je t’apprécie beaucoup. Tu es un garçon super J-4 avant échéance. gentil et plein de bonnes intentions. » Alors qu’elle continue à lui faire des éloges, elle « Avoir ce livre à nouveau entre mes mains est se rend compte que Timothée a rosi des joues fantastique. J’ai envie d’en connaître tous les et qu’il reste figé. Un petit malaise s’installe et il secrets ! reprend la parole : - Patience Professeur ! Mon fils s’occupe de la « Comment tu sais autant de chose à mon fille. propos ? - Parfait ! - Eh bien... comment dire... j’ai entendu ça - Qu’en est-il des cobayes précédents ? quelque part, bégaie-t-elle. - Et bien, j’ai conservé dans le formol les parties - Ah... qui me semblaient propices à la réussite de - Enfin ce n’est pas le sujet principal. Je sais mes recherches. ce que tu ressens et je connais ta solitude. - Et le reste des corps ? Écoute... j’aimerais... t’avouer un secret. - Je les ai laissés se décomposer et vous savez - Vas-y ! quoi ? Le premier cobaye, que j’ai disséqué, n’a - Je suis née en décembre 1200. Ma santé pas pourri d’un millimètre. Il est intact ! fragile m’a permis de grandir jusqu’à l’âge - Comment est-ce possible ? de 15 ans et un jour, ma mère m’a annoncée qu’elle pouvait me guérir en échange de sa - D’après mes recherches, cet homme est né en vie, j’étais contre mais elle ne m’a pas laissé le 1420. choix. Ce qu’elle ne savait pas, c’est que toute - Stupéfiant ! Si je me souviens bien, c’est cet

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cet individu qui possédait le livre avant qu’on ne le découvre.

La jeune enfant finit son dîner goulûment. - Exact ! Mais il ne l’a pas écrit donc il ne s’agit Le professeur décide de lui faire passer tous les examens médicaux et tests d’aptitudes peut-être pas du premier immortel ! existants jusqu’à ce qu’elle commence à se - Je vois. Une question me trotte dans la tête plaindre d’un mal qui la ronge. depuis que vous m’aviez remis cette photo. « Monsieur, je ne me sens pas très bien ! - Vous voulez savoir pourquoi je voudrais cette s’exclame l’enfant en se tordant légèrement de fille comme cobaye ? douleur. - Il serait temps ! - Dis-moi ce que tu ressens. - Laissez-moi éclairer votre lanterne. La - J’ai mal au ventre... Ma tête me brûle... Mes photographie, que je vous ai fournie, vient du yeux me piquent... J’entends des bruits atroces site de l’école de votre fils et voici la photo que dans mes oreilles... J’ai chaud... j’ai trouvée sur notre premier cobaye. - Intéressant ! Laisse-moi inspecter tes pupilles - La ressemblance est troublante. ! Mmmmh ! Impressionnant ! - Vous trouvez ? Moi je vous affirme qu’il s’agit - C’est grave, Monsieur ? Que se passe-t-il ? de la même personne et qu’elle a un fort lien avec les immortels. - Tes pupilles sont dilatées et elles commencent à changer de couleur. - D’où tenez-vous ces informations ? - Monsieur... J’ai terriblement mal partout et - Bon, il est vrai que ce ne sont que des j’en veux encore de cette viande ! spéculations mais une fois arrivée ici, je pourrais vous le confirmer. - Je crois que c’est le moment de nous dire au revoir, ma puce ! » - Je vois ! Elle devrait arriver dans deux jours. J’ai donné toutes les directives à mon fils. BANG ! Une balle dans la tête, l’enfant s’écroule au sol. Le scientifique, tout excité, commence J-3 avant échéance. à la disséquer et à continuer ses tests sur « Allez ma puce, il est l’heure de passer à table ! ses organes. Après l’avoir taillée en pièce, il Ta sœur sera fière de toi, annonce le chercheur conserve quelques organes dans du formol et les autres, il les laisse à l’air libre pour observer avec un sourire inquiétant. la décomposition. - Où elle est Anna ? « J’attends le prochain cobaye avec - Elle va arriver, ne t’inquiète pas ! Allez, il faut enthousiasme ! » manger le bon repas ! J-2 avant échéance. - C’est bon ! Qu’est-ce que c’est comme viande Les cours ont commencé depuis trois bonnes ? heures et aucune trace de Lilith. Timothée - Une espèce unique en genre que j’ai préparé commence à s’impatienter et se renseigne tout spécialement pour toi. » auprès du plus de monde possible pour avoir

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de ses nouvelles. Personne ne l’avait vu aussi - Oui... on peut dire ça... entreprenant. L’un de ses amis l’attrape à - À ce soir alors ! l’épaule avant de balancer : J-1 avant échéance. « Hé, Tim ! Comme pour échapper au silence, alors que - Désolé. Je suis occupé. Lilith est faite prisonnière dans une cage, elle - Tu t’es enfin rendu compte que tu étais entame la conversation : populaire ? Tu prépares une fête ?Aajoute son « Dis-moi Timothée, pourquoi tu as voulu ami en lui tapotant l’épaule. passer par le parc avant de décider de m’enlever - Hein ? Harry arrête de débiter de telles bêtises ici ? demande-t-elle intriguée. ! - J’avoue que c’est à cause de notre conversation - Bah alors, qu’est-ce qui te prends ? à la bibliothèque, répond-il intrigué par son calme absolu. - Il faut que je trouve Lilith. Je dois lui parler d’un truc ou deux. - Je vois ! - Oh ! De quoi tu voudrais me parler Timothée - Je voulais en savoir plus sur la manière dont ? Interroge une voix toute enjouée derrière les ta mère t’a sauvée... garçons. - Je peux comprendre ton intérêt ! Même si je - Lilith ? Tu es là finalement ? s’écrie Tim en la veux que tu t’en sortes, je ne te recommande voyant. pas cette méthode, tu risques d’y perdre beaucoup. Tu te souviens bien de ce que je t’ai - J’ai appris que tu me cherchais partout dans raconté à la bibliothèque ! Évoque-t-elle avec le lycée. un sourire amère. - Ah ...oui… je... - Oui... même que j’ai cru que tu me faisais une - Bon moi, je vais vous laisser les tourtereaux ! farce. S’amuse Harry. - Dis-moi entre ta vie et celle de ta famille toute - Harry ! Arrête avec tes blagues ! répond-il en entière, que choisiras-tu ? soupirant. - Euh..., murmure Tim estomaqué. - Moi, ça ne me gêne pas, avoue Lilith. - Et puis, pourrais-tu supporter une vie pleine - Lilith, est-ce qu’on peut se voir après les cours de solitude, de douleur et de culpabilité ? Surenchérit-elle en fixant ses prunelles. ? - Excuse-moi mais j’ai du mal à te suivre.

- Oui, bien sûr ! Avec plaisir !

- Ma limousine viendra nous chercher, je - Au début, j’ai vraiment voulu t’offrir le voudrai t’emmener dîner chez moi ! dit-il mal bénéfice du doute mais depuis que tu m’as emmenée au parc, j’ai su que tu n’avais aucune à l’aise. considération pour moi. Tu obéis juste aux - Waouh ! On dirait presque un rendez-vous ! ordres ! Mais j’avoue que je ne m’attendais pas

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à ce que tu me montres un peu d’affection. »

- Bien évidemment, Monsieur Cargua. C’est difficile de ne pas s’en apercevoir quand on vous vole le livre de votre vie, plus communément appelé Journal Intime.

Après les cours, ils étaient arrivés à un parc et s’étaient mis à discuter sur un banc observant le coucher du soleil. Il lui avait pris délicatement la main avant de l’entraîner sur un petit chemin - Tu es donc l’auteur du Livre de l’Immortel ? en direction du centre-ville. À ce simple demande un autre homme vêtu d’une blouse contact, Lilith avait resserré ses doigts un peu blanche. plus en affichant un sourire plein de tendresse. - Oui! confirme-t-elle. « C’est mon endroit préféré ! Je trouve la vue - Bon il est temps de commencer les sublime ! annonçait Timothée. expériences ! déclare-t-il. - Oui, c’est vrai qu’elle est magnifique ! - Ton avidité te perdra, Professeur ! ajoute-t- Je ne suis pas vraiment à l’aise dans ce genre elle. de situation. Je ne sais pas trop quoi dire. - Bon, il faut passer aux choses sérieuses ! - Tu ne t’en souviens peut-être plus mais à notre poursuit le père. première rencontre, c’est toi qui as commencé - Votre fils est le seul maître de ses décisions. la conversation et tu étais vraiment très bavard. Puis arrivée au lycée, je t’ai reconnu et - Père, je ne peux pas ! Je ne veux pas de cette j’ai craqué. Je sais que c’est un peu niais mais vie ! bon moi ça me va. - Tu as perdu la tête ! C’est une chance inespérée - ... Donc on s’était déjà vu avant le lycée. qui s’offre à toi ! À nous ! - Oui une seule fois ! - Je n’arrive pas à m’en souvenir... Ai-je vraiment été bavard une fois dans ma vie ? - Bien sûr !

- Tu ne comprends pas ! Je refuse que tu meures pour moi ! - Comment !? S’insurge le père. - Vous êtes vraiment ennuyants ! grogne Lilith. Je croyais que tu voulais vivre Timothée !

- Il commence à faire nuit, je souhaite te montrer autre chose si tu veux bien, proposait- - Oui, bien sûr ! Mais pas dans de telles il embarrassé. conditions. - Avec plaisir ! »

- Le jour où je t’ai rencontré Timothée, tu n’avais que cinq ans. C’est dû à ton jeune âge « Haha ! C’est quoi cette tête ébahie ? Tu que tu m’as oubliée. Mais ce jour-là, je t’avais croyais vraiment que j’étais au courant de déjà raconté comment je pourrais te sauver et rien ? Je t’avais gentiment suivi pour observer tu veux savoir ce que tu m’as répondu ? la tournure des événements ! Je voulais voir comment tu allais t’y prendre pour m’emmener - Comment ça ? C’est impossible ! proteste Tim. ici ! - Tu m’as dit : « Je veux vivre ! ». Et depuis, je - Tu étais donc au courant, comprend un t’ai observé jusqu’à maintenant et j’ai attendu homme sortant de l’ombre. que tu sois au seuil de la mort pour entendre

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« Si tu veux vivre, mange-le ! Le secret de l’immortalité réside dans le sacrifice d’autrui, - Comment ça ? le cannibalisme est ton salut. Quel que soit - Et oui, c’est demain que tu vas mourir, ton choix, tu devras en assumer toutes les conséquences. » Timothée ! ton choix.

Puis elle lui dépose un baiser.

- Mais vous vous foutez de nous ! - Si j’étais vous, je me calmerais Monsieur Cargua.

Jour J.

- Comment voulez-vous que je me calme !? Pendant toutes ces années, vous avez espionnée mon fils ! Et là, vous osez me dire qu’il va mourir demain !?! - Tu sais Timothée, le plus insoutenable avec la vie éternelle c’est de la parcourir seule ! - Bon allez, ça suffit ! Comme tout scientifique qui se respecte, je dois passer à la dissection du premier immortel ! » Les gardes du corps embarquent Lilith jusqu’à la table de dissection. Timothée, pris de désespoir à l’idée que son père et Lilith ne meurent, tente de s’interposer entre les gardes sans succès puis vocifère : « Non ! Abruti ! Si c’est cela le prix, je ne veux pas vivre ! Lilith... - Que faire... ? murmure le père apeuré. - Je suis désolé, Lilith ! crie Tim. - Pas autant que moi ! Pardonne-moi ! - Hein ? »

Lilith brise les nuques de plusieurs gardes, avant de se saisir d’un scalpel pour égorger le professeur et finit par arracher la jambe de Monsieur Cargua. Pendant que le père de Timothée hurle de douleur, Lilith se rue vers Tim et lui murmure tendrement à l’oreille :

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À RELIQUES Par Simon LAHAYE

Les bips irréguliers des articles scannés dans les rangées des caisses d’Auchan Metz, délivraient une affreuse mélodie existentielle. C’était là, dans ce temple de la modernité, que se côtoyaient les spécimens les plus incroyables d’Homo Sapiens Sapiens consummantoris. Si l’on fermait les yeux et que l’on oubliait les 5 milliards d’années nécessaires pour parvenir à cette génération mutante, on entendait simplement ces bips, entrecoupés par des vagues sourdes de caddies roulants et de voix anonymes ou de celle de la stewardess qui guidait la foule bénie et joyeuse vers les tout derniers articles en promotion.

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C’était un merveilleux microcosme, perdu entre Vénus et Mars où l’Homme s’épanouissait dans cet écosystème et où tout n’était que couleur, éclat, affiche pimpante, soldes remarquables, néons luminescents. Et ces vastes allées ! Et ces longues galeries ! Il fallait l’avoir vu. Il fallait l’avoir vécu. Et l’Homme moderne vivait ainsi, heureux parmi les siens, jalousant cependant la beauté de son confrère chauve, nu tout gris et tout froid, et là qui le toisait insolemment de l’autre côté de la vitrine en lui faisant bien comprendre qu’il était, lui, l’alpha et que s’il voulait un tant Si on les ouvrait, en revanche, on voyait soit peu s’assurer de rester au sommet des petits bonhommes grossiers avec de la hiérarchie, cela lui en coûterait des gueules anonymes, marchant 130€ pour les chaussures, 90 pour le passivement, suivant docilement leurs pantalon, 120 pour la veste, 45 pour la caddies remplis, gorgés d’inutiles chemise et 25 pour la cravate. objets et d’aliments trop gras Ainsi songeait encore Tiphanie, affalée qui les menaient, en fonction des sur un des divans centraux en faux cuir dispositions électrochimiques de leurs gris offerts aux clients pour se reposer neurones cérébraux face à leurs désirs et profiter du spectacle. Quelque de l’instant. Un messie à la crinière chose l’interrompit dans sa rêvasserie éclatante aurait fait cette semaine et s’affairait à balayer mécaniquement, bien pâle figure avec ses pains et à faire disparaître sous ses pieds un ses poissons face aux barquettes de paquet de bonbons Haribo Dragibus colin d’Alaska Findus (en promotion à abandonné négligemment par un seulement 3€25 jusqu’au 30 mars) et pervers polymorphe inconscient du face à ces baguettes en farine type 55, drame qu’il avait causé en ce temple

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de la jouissance monnayée : c’était la femme de ménage de chez Elior qui allait et venait silencieusement avec son balai et faisait comprendre par un rictus et par ses gestes que Tiphanie devait bouger ses pieds. Tiphanie prononça un « ‘rdon » à peine perceptible et bougea ses jambes sur le côté. Nerveusement la dame de chez Elior ramassa le paquet de bonbons, le jeta dans le sac poubelle noir situé sur l’avant de son chariot, traîna son balai sur le côté, puis partit, sans doute irritée des 42 secondes perdues à cause de cette insolente rêveuse penchée sur son I Phone 6 incluant deux appareils photos, 1 enregistreur mp3 et toutes sortes d’applications toutes aussi nécessaires en cette époque qu’inutiles il y a dix ans. * Tiphanie venait de finir son profil sur Meetforanight.com, un site de rencontre pour adultes consentants qui se proposaient, si l’on y réfléchit bien, par une rencontre éphémère, de créer une activation intense , chez l’homme, de l’aire tegmentale ventrale, du thalamus et du cortex visuel, et chez la femme du nuccleus accumbens, du cortex cingulaire antérieur, de l’hypothalamus et de l’hippocampe. Cela faisait quand même trop longtemps que Tiphanie n’avait pas activé ces zones cérébrales là et franchement elle percevait à quel point le besoin s’en faisait furieusement ressentir. « Jeune étudiante cherche homme pour rencontres». Elle s’était décrite comme intelligente, cultivée, ayant de la conversation (en réalité pas plus que cela), sociable (en fait, non) et généreuse. Elle avait également posté une photo d’elle en sous-vêtements Aubade, à visage couvert et indiqué qu’elle ne répondrait que si on était courtois avec elle et insistait sur l’importance de l’hygiène. Ensuite, elle avait glissé une citation d’une chanson punk rock anglaise pour faire cool et cultivé mais qu’elle avait surtout vu écrite au blanco sur le sac d’une adolescente émo, croisée un jour à la Médiathèque Verlaine. Franchement, son annonce, au vu des autres, avait une certaine « gueule » et se démarquait nettement du lot. Elle regarda ses SMS puis rangea son smartphone

dans la poche, prit son sac de courses et s’en alla du paradis merveilleux. * Tiphanie, tenant son sac de courses dans la main droite, s’agrippait de l’autre à la barre centrale du Mettis couleur lilas qui rampait le long des trottoirs et longeait comme un voleur les vieux bâtiments en pierre de Jaumont de la ville de Metz. A côté d’elle, deux pouffiasses de 15 ans, smartphone en main naturellement, faisaient des selfies qu’elles postaient sur Snapchat, où s’étalait la vie creuse et peu intéressante des adolescents et adolescentes d’aujourd’hui. Après qu’elles eurent envoyé un « Kikoo on é dans le busse ! », des indigènes de la même tribu se mirent à liker puis à poster en retour leurs émois instantanés. Sur une des photos on voyait un gamin de 14 ans poser, cagoule sur le pif, capuche sur la tête et les doigts placés en V avec cette légende « Ma life c tro du thug ! ». L’une de deux pouf’ s’exclama : - « Waouh t’as vu Jordan c’est trop un beau gosse !» L’autre répondit : - « Ouais mais à ce qui paraît, il sort avec Samia. » La première déclara déçue : « Oh, c’est vrai ? J’ai trop le seum’, j’étais grave en kiffe sur lui ! Mais j’m’en bats les couilles, on s’voit demain au ciné. » Au fond du bus, un gars un peu louche, recouvert d’un survêt Tacchini bleu et blanc, pantouflé de baskets Nike Air Force noires (99.95€ chez onlineshoes.fr), casquette Lacoste vissée comme un bouchon sur sa tête, offrait généreusement et sans prélèvement de la SACEM aux usagers du transport en commun le best of de Kalash. On pouvait dès lors méditer avec intérêt sur cette affirmation fort subjective de ce rappeur Strasbourgeois : « S’faire sucer c’est pas tromper » ( disque d’or 2017, 50 000 ventes). Tiphanie pensa alors à Ronsard et ces métaphores florales : « Mais quel blaireau ! » Tiphanie se savait trop fatiguée. Par chance le Mettis approchait de l’arrêt proche de son 33


domicile. Elle appuya sur le bouton « arrêt » rouge. Le Mettis s’arrêta et juste après être sortie, elle prit de sa poche un petit flacon de gel hydro alcoolique à 90°C, s’en enduit les mains, les sécha à l’air libre après avoir posé son sac au sol puis s’en alla. Un peu plus loin, un Rambo trop gros courait après une Barbie trop grande tandis qu’un dinosaure vert fumait tranquillement sa clope à côté d’un bagnard joyeux et du King qui profitait de cette pause pour passer un coup de téléphone à sa maman : c’était des lycéens de de la Tour et de Fabert qui faisaient le « percent ». * Il était déjà 20h. En consultant ses messages sur Meetforanight, Tiphanie s’arrêta sur l’invitation d’un homme de 27 ans qui lui proposait d’aller boire un verre à La Taverne près du Saulcy. Elle était libre ce soir. Physiquement, il était dans ses critères, c’était ok. La réponse ne tarda pas à arriver : « Ok à +, à La TVRN 21h30 ». * Cela faisait maintenant un moment qu’ils s’étaient rencontrés. Dès les premiers mojitos, ils s’étaient plus et cela dépassait le simple « plan ». Depuis, ils se voyaient de temps à autre. C’était une relation plus profonde, perdue quelque part entre l’amitié sexuelle et l’amour. Ils n’étaient pas amoureux l’un de l’autre, mais ils se comprenaient, elle l’étudiante en arts, lui le physicien. Ils étaient différents dans leurs vécus, dans leurs façons de penser mais sans se parler, ils se « savaient » l’un et l’autre. Elle aimait sa manière furtive d’allumer sa clope après l’amour tandis qu’elle plongeait ses doigts dans les mèches brunes frisées qui tombaient sur ses tempes puis caressait délicatement ce corps tatoué mystérieusement qu’elle aimait tant. Seule, une petite cicatrice rugueuse rompait l’esthétique de ce corps si bien fait à ses yeux. Lui aimait caresser, du revers des doigts, la peau douce de ses seins, embrasser le creux de son cou ou sentir fébrilement l’odeur enivrante de ses longs cheveux noirs qui mélangeait à son parfum féminin la senteur du tabac à rouler de ses 20 ans. * Voler 15 litres de formol pur sur le campus 34

Bridoux, c’était loin d’être chose facile. Elle lui avait parlé d’un projet, une œuvre d’art un peu barrée avec une photo de ses tatouages à lui et un autre truc dont il ne se souvenait plus trop mais qui nécessitait du formol. Il lui avait avoué que l’art, franchement ce n’était pas son truc. Mais au fond, il était partant, personne ne le connaissait à Bridoux et c’était tout de même moins dangereux que la mission au nord-est de Kaboul sous les balles des Talib’ d’où il avait échappé de justesse moyennant 4 points de sutures dans le ventre et en laissant derrière lui trois de ses camarades morts pour la France. Et puis surtout, il avait la clef de la réserve B23, là où on entreposait le matériel et les produits de physique-chimie : roue à dynamo, oscilloscopes dernier cri et bien sûr les fameux bidons de formol. Le plus difficile consisterait à tout évacuer sans se faire remarquer. Tandis qu’il songeait à son plan, là-bas près de la machine à café Pélican, on entendait gémir et bougonner des étudiants fonctionnaires stagiaires qui pestaient contre un Twix qui ne tombait pas : c’était encore un problème intolérable et l’ESPE allait encore entendre des nouvelles du pays tandis qu’on appellerait les syndicats. Le meilleur créneau, et il le savait, c’était entre 12 et 13h quand les étudiants élaboreraient leurs stratégies savantes pour aller au plus vite dévorer leurs steacks Charal, leurs pâtes Barilla, leurs haricots Bonduelle et leurs crèmes Mamie Nova à 3€25 le plateau. * En deux voyages, par les issues latérales à n’emprunter qu’en cas d’évacuation comme le rappelait la petite affiche rouge, c’était fait. Trois bidons de 5 L de formol pur. On pourrait largement justifier cette perte, les stocks n’étant pas scrupuleusement contrôlés. Les trois bidons chargés à bord de sa Clio II blanche, il quitta le campus Bridoux en se sentant jugé par les autres étudiants, comme s’ils lisaient dans ses pensées, comme s’ils savaient ce qu’il avait mis dans son coffre. * Le bureau du policier était décoré très simplement.


Le capitaine puait le tabac : depuis son divorce, il en était à deux paquets de Marlboro rouges par jour et s’amusait à collectionner les images choc visibles sur les emballages. À la ceinture, il portait un revolver noir toujours chargé à cause du contexte des attentats. Il écoutait la jeune femme d’une oreille et prenait la déposition avec dédain. Il s’était arrangé pour disposer de sa soirée afin d’aller au stade voir Metz-ParisSaint-Germain en tribune d’honneur avec son fils et sa fille qu’il avait cette semaine en garde et craignait de s’éterniser ici à cause de cette petite conne insignifiante et de son histoire d’amour à la noix. « Mais madame, au vu de tout ce que vous m’avez dit je ne peux absolument rien faire. Il est majeur il n’est donc pas tenu de vous dire tous ses faits et gestes et peut-être était-ce sa manière à lui de terminer votre relation ? Rien de ce que vous me dites n’apparaît comme inquiétant, aucune enquête ne sera faite. » Tiphanie quitta le commissariat avec un vague flottement dans le regard qui en disait long. Voilà une semaine qu’il n’avait plus laissé de traces. Personne, non personne ne s’était soucié de lui. Personne ne savait où il était et ce qu’il avait fait ces derniers temps. Avait-il une famille ? Des amis ? Personne ne s’était manifesté à part elle. Il était comme un inconnu interchangeable, un petit être effacé dont on ignore tout. Elle savait tout juste qu’il avait été légionnaire. C’était un homme sans passé. Sans identité. Sans horizons. Pourraitelle l’oublier ? À ses yeux désormais, c’était impossible, il serait éternel. * Un succès. C’était un succès. Serge, 45 ans directeur de l’exposition d’art, se félicitait. Les visiteurs, très nombreux, se pressaient dans les allées décorées d’œuvres tout à la fois originales, modernes et diversifiées. Ici, le visiteur entrait dans une pièce sombre, éclairée d’un projecteur de lumière pâle, au fond de laquelle il trouvait un tableau noir peint d’un petit point bleu de 5cm de diamètre. C’était l’œuvre d’Arminsky, la star de la soirée. Là, la célèbre Jeanne Galotti dont la cote commençait vraiment à monter (il se rappelait

à cet instant cette vente aux enchères où Crépuscule d’automne, une œuvre picturale mélangeant de la terre, de la peinture et du sang menstruel de l’artiste avait tout de même atteint 420 000€) avait immortalisé les amours d’un couple de crapauds empaillés, peints en pourpre et posés sur un coussin de satin rouge dont la bordure était en or. Love of emperor, très incompris du public, mélangeait tout à la fois les codes des contes pour enfants et les références aux amours antiques des empereurs romains. Une création inestimable, fabuleuse, humoristique et dérangeante. Tout ce qu’il appréciait. Mais l’œuvre de cette toute jeune artiste prometteuse qu’il avait rencontrée lors d’une exposition consacrée à Anna Chopanievitch, l’excellente sculptrice sur métal, était de loin celle qu’il préférait. Reliques, qu’elle avait signé volontairement sous un nom d’artiste masculin pour garder du mystère, avait toutde-même un certain éclat. Elle représentait en arrière-plan la photo d’un jeune homme tatoué et en devant selon la légende, des bocaux contenant du formol, de la peau de cochon et de l’encre à tatouer. Il avait négocié longuement avec le technicien lumière afin de changer la disposition des spots et installer des ampoules moins lumineuses et légèrement bleutées. Le clou pour supporter le cadre de la photo avait été planté avec soin, les bocaux avaient été nettoyés sur leurs surfaces extérieures avec du vinaigre afin qu’ils puissent livrer toute leur brillance. Aucun détail ne devait gâcher l’exposition et le succès de cette soirée. C’est pourquoi Serge avait, comme à son habitude, parfaitement briefé l’ensemble des collaborateurs en ce sens. Mais, non, tout se déroulait comme prévu : le champagne était succulent, les petits fours réalisés et servis par des élèves d’un petit lycée professionnel de Longwy étaient exquis. Tout était à la perfection ce soir exactement comme il le voulait. Prenant un petit canapé au saumon sur le plateau du jeune serveur habillé en costume cravate qui stressait sous le regard perçant de sa directrice, il regarda méticuleusement 35


comment l’artiste avait positionné les bocaux de Reliques, comment elle avait reproduit les tatouages si mystérieux et mis en valeur la photo. Il admira en connaisseur le travail minutieux et perfectionniste de l’artiste qui, d’ailleurs, s’était même donné la peine d’aller jusqu’à reproduire très fidèlement la petite cicatrice que le mannequin avait au niveau du ventre. Il se passa la main dans la barbe : avec un tel réalisme, l’œuvre se vendrait dès lors dans les 120, 130 000€ chez Sotheby’s. Sur cette pensée, il ajusta ses lunettes Gucci et se dirigea vers l’œuvre suivante : c’était un petit œuf en inox vert de Sobilov estimé à 45000€.

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Par Chrystal MARTIN

U

n petit bruit constant résonnait dans une pièce sombre à peine éclairée. Un adolescent est penché sur quelque chose. Il tatouait, sur une peau de porc découpée et traitée dans la journée. Un bruit différent, au-dessus de sa tête, se fit entendre. Le jeune homme éteignit sa petite lumière ainsi que l'appareil qui contenait l'aiguille pour tatouer. Il retint son souffle dans le noir et attendit plusieurs minutes comme ça. Rien ne se produisit. Il ralluma tout et continua son œuvre. Lorsqu'elle fut finie, il mit la peau dans un pot en verre empli de formol, et rangea son matériel dans un sac noir. Le pot fut caché dans la cave. Muni de ses affaires, il remonta les escaliers de ce sombre endroit et alla discrètement mais rapidement jusqu'à sa chambre, au premier étage, ne laissant aucune lumière allumée derrière. Il cacha les objets dans un coin sombre de sa chambre et alla se coucher alors qu'il était déjà 3h du matin.

juste un père et son fils. Ce premier arriva à côté, les mains dans les poches. -« Tu as l'air fatigué, mon fils, alors que ce n'est que le début du travail. -J'ai révisé jusque tard mes cours. -J'espère que les continuera,

c'est plus

ça. On tard. »

Paul hocha la tête, sans jamais regarder son père. Il le détestait. Il détestait le fait de ne pouvoir aller au lycée mais de faire l'école à la maison. Il voulait côtoyer des gens de son âge, des profs, voir un autre visage que celui de son père, voir un autre endroit que cette ferme.

Le père de Paul venait de rentrer dans la maison pendant que le jeune homme s'occupait d'un porc. Il devait être découpé et envoyé sous forme de viande prête à être cuite, à un riche qui organisait une soirée mondaine. Avec son père faisant les comptes, Paul en profita pour rapidement prendre Le réveil sonna 7h. Paul se leva une partie de la peau de l'animal et la rapidement et se regarda dans la traiter. Il la mit, ensuite, dans un sac miroir. Ses nombreuses heures, chaque qu'il cacha dans le foin de la grange. Il le nuit, utilisées à perfectionner son art, récupérerait plus tard, pendant que son apparaissaient sous ses yeux. Le jeune père dormirait. Puis, l'adolescent rentra garçon fit de légers massages faciaux chez lui. Il voulut aller à sa chambre pour adoucir ses cernes et descendit, mais son père l'appela de la cuisine : après s'être habillé simplement. À l'extérieur, sur le chemin vers la grange, -« Paul, viens ici ! » Paul vit son père, dans le champs de Celui-ci y alla, le cœur battant fort maïs avec son tracteur. Il récupéra ce car il avait peur d'avoir été découvert. qu'il faut pour nourrir les animaux et commença sa tâche. Poules, vaches, -« Va chercher tes cours. moutons, etc, leur ferme avait de -Mais il est 19h. nombreux animaux dont s'occuper. Il y avait donc énormément de travail pour -Et alors ? Va les chercher. »

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Paul s'exécuta, sans choix. Il allait être trop fatigué pour pratiquer son art. Trois heures de cours l'achevèrent. Il prit une douche et s'écroula sur son lit, oubliant complètement de récupérer le sac caché avec la peau de porc. À 7h, le réveil sonna. Paul se leva en sursaut se rendant compte de la bêtise qu'il avait commise. Debout, il réfléchit à comment récupérer le sac, sans que son père ne le vit. Mercredi ! Le mercredi, c'était le jour où il livrait des cargaisons de légumes. À 8h, il partirait. Il avait juste à attendre en évitant d'avoir l'air soupçonneux. Paul descendit et s'occupa de nettoyer la maison. La petite horloge, dans le salon, sonna les 8h. Paul regarda par la fenêtre. Son père avait fini de charger le camion de la cargaison. Le véhicule démarra et son père partit. Paul ne se précipita pas mais attendit un moment pour être sûr que l'homme n'avait pas fait demi-tour. Il courut jusqu'à la grange et fouilla le tas de foin qui contenait toujours le sac. Paul soupira, le serrant dans ses mains, contre sa poitrine.

mon chef-d’œuvre. -Tu as intérêt à me le montrer quand il sera complet. -Bien sûr ! Tu veux rentrer boire quelque chose ? -Non, il faut que je parte sinon mon père va me punir. » Les deux adolescents restèrent silencieux pensant à leur manque de liberté causé par leur famille. - « Bientôt, on sera tranquille. -Bientôt, c'est trop long. Je compte les jours, chaque jour, et il en reste 78. » Ils soupirèrent et se séparèrent. George se mit à marcher pour retourner chez lui et Paul rentra dans la maison. Il cacha correctement le petit sac avant de reprendre sa tâche. Le père de Paul faisait le dîner. Son fils s'approcha et entama une conservation. -« Ça va ? Demanda le garçon.

- « Qu'est-ce que tu fais ? »

Paul fit volte-face, effrayé. Ce n'était pas son -Oui ! Qu'est-ce qui se passe ? père mais George, le fils de la ferme la plus -Rien, je voulais savoir si la livraison s'était bien proche. passée. -« Tu m'as fait peur !

-Oui.

-Désolé ! Qu'est-ce qui se passe ?

Silence. Paul et son père n'avaient jamais -J'ai caché de la peau de porc mais j'ai vraiment eu de longues conversation. Mais l'adolescent décida de continuer : complètement oublié de la récupérer. -Fais gaffe, dit George en s'inquiétant. Tiens ! J'ai l'encre. »

-Tu es allé à la grange, ce matin ?

George tendit un bocal remplit d'un liquide noir dedans. C'est lui qui la commandait car il avait la chance de pouvoir posséder un ordinateur ainsi qu'une connexion internet. Paul était aussi passé par lui pour le matériel.

-Pour savoir si je m'en occupe demain.

- « Merci ! Grâce à toi, je vais pouvoir terminer

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-Non, pourquoi ?

-Oui, maintenant va prendre tes cours. On va travailler avec le dîner. -D'accord. »


Son père n'avait pas remarqué le sac. Paul était sauvé. Il n'avait pas à affronter la colère de son père, comme ce qui s'était passé il y a deux ans lorsqu'il avait découvert le tableau d'un corps masculin tatoué que son fils avait fait, ainsi que des bocaux contenant de la peau de porc tatouée et entretenue dans du formol. Son père avait tout pris et tout brûlé. Ce moment fut le pire pour Paul. Il comprit qu'il était enfermé dans cette ferme sans pouvoir partir pour aller à l'école, ni avoir un portable ou un ordinateur pour s'amuser, et obligé de vivre sans art, ce qui le libérait de son malheur et de cette routine infernale. Avec George, son seul ami, ils avaient décidé de fuir ensemble. Il était 2h du matin et Paul était fatigué. Avec la nouvelle encre que son ami lui avait fournie, il tatouait sur la nouvelle peau de porc. Il visualisait ce qui était sur le tableau qui avait brûlé car il ne pouvait pas risquer d'être attrapé de nouveau en en créant un deuxième. Il cachait les bocaux dans la cave, derrière une planche en bois qui se retire facilement. Il savait que son père n'y toucherait pas car il aurait peur de casser quelque chose d'encore plus gros. Cette planche était dissimulée par un stock de pâté. Il espérait tellement que cette cachette ne soit pas découverte.

vers sa nouvelle vie. Le lendemain soir, lorsque Paul entra dans la cuisine, son père lui intima de s'asseoir ce qu'il fît sans se plaindre. L'adulte lui tournait le dos, coupant des légumes sur une planche à découper. - « Qu'est-ce que tu fais avec de la peau de porc ? -Je la jette. -Ne me mens pas. -Je ne fais rien avec ! » Le silence s'imposa. Le père jugea son fils, sans le regarder. - « Tu recommences avec cette connerie ? -Non ! »

Paul affichait un air calme mais il ne l'était pas. Il voulait hurler sur son père mais il fallait qu'il garde son secret caché. Il agissait normalement. Son père ne posa plus de questions mais restait soupçonneux. Ils mangèrent le dîner, face à face, sans se parler ni même se regarder. La nourriture passait mal dans la gorge de Paul. Après manger, il fit la vaisselle en luttant pour ne pas se dépêcher. Son père faisait les Il était déjà 4h et Paul n'avait toujours pas comptes derrière lui. S'il était maladroit, il le fini. Il décida de sacrifier les quelques heures remarquerait et saurait pour son art. qu'il aurait pu avoir de sommeil pour terminer ce tatouage. Après celui-ci, il aurait fini. Il L'artiste ne réussit pas à dormir. Il stressait. Il emmènera toutes les parties quand il partira regardait son réveil qui affichait 1h. Il ne pouvait avec George et il se les tatouera sur lui-même plus tenir. Il descendit à la cave sans faire de pour devenir l’œuvre finale. Peut-être fera-t-il bruit, avec une grosse boîte en plastique dans de George, une œuvre d'art aussi. Toutes ces les bras. Il retira la planche délicatement et prit pensées le maintinrent éveillé et lorsqu'il eut un bocal après l'autre pour les rangeait dans fini son œuvre, il pleura, silencieusement car la boîte. Il remonta en prenant encore plus de il ne pouvait crier sa joie à son père. Face à précaution. Arrivé au rez-de-chaussée, il ne sa réussite, il perdit presque connaissance. Il manquait plus qu'un étage. Il mit le pied sur la n'aurait plus à être effrayé d'être découvert. première marche mais une voix le coupa : Il avait l'impression d'avoir fait un pas de plus - « Tu vas où comme ça ? »

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Paul se retourna, tremblant. Son père était assis dans un fauteuil du salon, son front appuyé sur ses mains. Il se leva et Paul, sans réfléchir, se mit à courir jusque dans sa chambre, effrayé. Il s'y enferma et s'écroula derrière la porte. Le bruit des pas du père, qui montait lentement, résonnait. Il tenta d'ouvrir la porte mais échoua. Il se mit donc à tambouriner à celle-ci. - « Ouvre ! »

aussi peur. Mais il ne pouvait pas abandonner son chef-d’œuvre encore incomplet. Il le fixa du regard puis se leva. L'artiste se mit à fouiller sa prison. Il y trouva ce qu'il cherchait : un fil et une aiguille. Il était hors de question qu'il laisse son art derrière. Il enleva son T-shirt et ouvrit un bocal. Il regarda l'image tatouée sur la peau du porc puis la colla sur la partie de son corps qui y correspondait. Avec l'aiguille et le fil, il passa au travers des deux peaux pour les coller ensemble. La tatouée ne bougera pas de la sienne. Elle ne formera qu'un avec lui. Malgré la joie que lui procurait son idée, il avait mal. La douleur doublée de la faim lui donnait la tête qui tourne mais il devait tenir pour sortir d'ici entier.

Paul ne répondit pas, désespéré. Il ne savait pas ce qu'il devait faire. Il avait trop peur et il ne voulait pas perdre son art encore une fois. C'est la seule chose qui lui permettait de tenir. Mais là, il n'en pouvait plus. Il fallait avancer le départ qu'il avait prévu avec George mais ne pouvant le contacter, il se sentit encore plus Cela lui prit 7h de tout attacher. Il avait mal désespéré. Les larmes montaient mais elles ne mais il était heureux. Son chef-d’œuvre était serviraient à rien dans cette situation. avec lui. Rassemblant dans un sac des affaires, - « C'est comme tu veux mon fils. Reste enfermé il se préparait à quitter cette ferme. Il rangea les bocaux en mettant des morceaux de tissus et tu mourras comme un idiot. » et objets comme leurres. Il mit un t-shirt qui Il s'en alla. se tacha vite du sang qu'il perdait. Il mit une Paul était devenu une sorte de prisonnier. veste par dessus pour cacher. Il ouvrit la porte Il n'en pouvait plus du tout. Cela faisait 2 et sortit sûr de lui, malgré son visage pâle. jours qu'il était là. Ses pensées ne tournaient Son père attendait en bas des escaliers après qu'autour du fait qu'il ne sortirait jamais avoir entendu du bruit. Ce ne fut pas Paul qui de cette chambre. Parfois, elles devenaient descendit mais son ennemi qui monta. Son encore plus noires. Mais il ne pouvait pas fils se décala pour le laisser passer. Son père mourir maintenant. Il n'avait jamais vraiment ne voulait que les bocaux de peau de porc. Il vécu puisqu'il n'avait jamais quitté la ferme. Il était calme mais tellement en colère qu'il ne a eu la chance de naître donc il voulait profiter remarqua pas que son fils portait un gros sac un minimum de la vie. Mais il avait tellement sur son épaule. Lorsqu'il entra dans la chambre, faim qu'il n'arrivait pas à réfléchir. Il n'y avait Paul descendit rapidement, sans réfléchir. aucune nourriture dans sa chambre. On frappa C'était le moment. Il prit les clés de voiture et courut dehors. Il monta dans la voiture, à la porte. démarra et partit tellement rapidement que -« Si tu sors en laissant derrière cette infâme son père ne put l'attraper lorsqu'il quitta la chose que tu appelles l'art, je ne t'en voudrais propriété. Son cœur battait rapidement soit par pas. » bonheur, soit par douleur. Il ne manquait plus Un nouveau combat interne commença. Paul qu'une chose pour qu'il puisse commencer à ne supportait plus d'être enfermé et d'avoir vivre, c'était son ami.

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Il rentra brutalement dans la propriété de la famille de George. Il klaxonna pendant plus d’une minute puis passa difficilement sur le siège passager. George arriva en courant, portant, lui aussi, un sac. Il avait compris le message derrière le klaxon. Voyant l’état de son ami, il se plaça derrière le volant et partit alors que sa mère commençait à lui hurler dessus. Il quitta aussi chez lui. Une nouvelle vie démarrait pour lui aussi. Pendant qu’il conduisait, il jetait souvent des regard à Paul qui était en sueur. - « Qu’est-ce qui se passe ? -Je crois que j’ai légèrement déraillé. » Il ouvrit sa veste et souleva son t-shirt révélant les tatouages. George ne fut ni choqué ni dégoûté. Il s’inquiétait. - « Je vais t’emmener voir quelqu’un. Tu ne vas pas mourir ? -Non, j’ai juste perdu beaucoup de sang. -Au moins, je l’aurai vu ton chef-d’œuvre. » Ils rirent sachant pertinemment que Paul n’allait pas mourir mais qu’ils commençaient une nouvelle vie même si elle promettait d’être difficile dans ce monde inconnu. .

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À LA BERCEUSE DES PAPILLONS Par Emilie MANGIN

Chardèle essuya méticuleusement ses mains avant de refermer le flacon et de le déposer avec précaution sur l’étagère bancale qui tentait, avec grande difficulté, de ne pas s’effondrer sous le poids d’un objet de plus à supporter. Le chiffon souillé fut par la suite lâché sur le sol dans un mouvement brusque de sursaut lorsque la porte d’entrée de la boutique s’ouvrit en grinçant et que la clochette se mit à tinter dans une onde grave qui se propagea à travers la pièce pour finalement franchir le tympan de Chardèle. La vibration caressa doucement ses filaments internes en s’engageant dans la descente en colimaçon, créant une décharge qui glissa vivement dans son corps, redonnant du mouvement à ses membres figés.

une étrange démarche lorsqu’il s’avança pour y déposer brutalement une boite de goûter métallique décorée d’une frise peinte à la main, décrivant l’ascension d’escargots humanoïdes. Chardèle scruta l’homme attentivement, attendant qu’il annonce le motif de sa venue. Ce dernier se contenta de réajuster son bonnet, en l’enfonçant encore un peu plus sur sa tête et entreprit de se libérer de sa volumineuse écharpe qui, jusque-là, masquait son visage. À découvert, la surface de sa joue ridée se trouva être maculée de sillons bleus luisants. Encrées dans son épiderme, ces lignes courbes, semblables de par leur couleur à des veines, englobaient sa nuque pour disparaître sous le col de sa chemise jaune. En se grattant la joue de ses ongles noircis, l’homme Chardèle retira ses montures perça les microscopiques poches bueuses, les abandonnant sur l’établi granuleuses qui s’étaient développées poussiéreux du cagibi, et passa une dans les fentes bleutées, laissant main tremblante dans ses cheveux s’échapper un liquide blanc et épais. gras d’humidité, avant de se diriger Son attention se porta alors sur à la rencontre du potentiel client qui Chardèle, qui n’avait toujours pas dit venait de faire irruption dans son un mot.ernier se c échoppe. Son arrivée fut gratifiée ?, d’une polie révérence effectuée par le – Que puis-je faire pour vous  petit homme vêtu d’un long manteau s’enquit le bougre, laissant finalement de cuir, troué par les mites, qui se entendre le ton rugueux et agressant tenait derrière le comptoir. Ses grosses de sa voix. chaussures boueuses alourdissaient – J’aime les escargots, déclara sa petite silhouette et lui donnèrent Chardèle, les yeux baissés.

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– Oh ! Oui, évidemment. Ce que j’ai apporté, c’est de la marchandise. Au cours de mes rares allées-venues en ville, je passe à chaque fois devant votre vitrine. Je pense avoir cerné le genre d’article susceptible de figurer dans cette boutique. D’ailleurs, ça coïncide étonnamment bien avec ma profession, déclara l’homme d’un ton enjoué qui ne plut guère à Chardèle.

et s’avança gracieusement, des gouttelettes tombant de ses ailes géométriques. Il rejoint son compère, qui s’arrachait un peu plus à la vie à chaque tentative de se délivrer du liquide visqueux dont il demeurait prisonnier. L’autre papillon se posa sur le corps lisse et ravagé et entreprit de lui retirer des morceaux d’abdomen avec ses dents aiguisées. Les lambeaux de peau tombaient entre les lattes du plancher, créant une surcouche de poussière. Les râles d’agonie redoublèrent d’intensité et les yeux de Chardèle s’extirpèrent de cette scène pour se concentrer à nouveau sur le vieillard au bonnet qui s’était remis à siffler une insoutenable sérénade. Les restes du corps furent rapidement déchiquetés et le papillon vint se poser sur la joue bleutée de l’homme, s’y agrippant férocement. Ils quittèrent ainsi la boutique, laissant la boîte escargot sur le comptoir. La vue de ce désordre n’inspira que dégoût à Chardèle. Il lui fallut un instant pour se vider lentement de tout son souffle puis enfiler des gants en latex jetables et saisir un torchon neuf dans la commode d’apothicaire. La suite se passa très rapidement, les gestes étaient maîtrisés, calculés, ritualisés. Chardèle, s’accroupissant de manière à ce qu’uniquement ses semelles touchent le sol, ramassa la saleté avec le chiffon — qui sera jeté sur-lechamp après utilisation — ; puis s’appliqua à désinfecter les lattes à grands coups de seaux d’eau bouillante. De la buée s’accrocha aux vitres de la boutique. Chardèle tira sur les rideaux bleu nuit et la pièce fut plongée dans une brume lapislazulienne. Les visites inopinées lui faisaient toujours perdre un temps fou, il faudrait penser à mettre en place un système de rendez-vous.L’horloge indiquait midi et demi et la fatigue se faisait grandement ressentir. Les coudes posés sur les genoux, la tête dans ses mains, Chardèle, le dos contre le fauteuil de cuir, sentait dans son conduit droit, des vibrations intenses remonter à la surface pour se diffuser sous ses veines, à travers ses os, ses muscles et sa peau. Portant une main fébrile au fond de son oreille, Chardèle en sortit un lombric qui, de ses pattes crochues, se débattait sauvagement en écorchant sa

Il ouvrit la boîte dont s’échappèrent immédiatement deux énormes papillons velus aux ailes losangeales. L’un d’eux virevolta tempétueusement à travers la pièce humide, battant frénétiquement de ses ailes géométriques, rendant sa trajectoire hasardeuse et maladroite, si bien qu’il finit par percuter de plein fouet l’un des attrape-mouches pendus aux planches moisies du plafond. On pouvait ainsi observer son gros tronc poilu se soulever dans des tentatives désespérées de se décoller ; seulement, ses poils adhérents à la colle entraînèrent le déchirement de sa peau, exposant ses organes à vif. – Ça aurait été judicieux de les tuer avant de les ramener, fit remarquer Chardèle d’un ton ennuyé à l’idée de devoir achever ces bestioles de ses mains propres. – Les tuer ?, s’offusqua l’homme en montant sa voix au-dessus du vacarme de gémissements de douleur de l’animal. – Comment croyez-vous que je vais les embouteiller si leur cœur bat tout autant que leurs ailes ?,rétorqua froidement Chardèle qui commençait à trouver l’individu excessivement ennuyant. Ce dernier referma la boîte d’un geste vif avant de siffler, enfonçant deux gros doigts dans sa bouche. Le son était doux, quasi imperceptible, et une violente secousse amena Chardèle à porter ses mains à ses oreilles et appuyer aussi fort qu’il le fallait pour atténuer cette insupportable cacophonie. Le deuxième papillon se détacha alors du coin de mur où il s’était pendu 43


paume. commencé à tourner dans tous les sens ! – Encore une, soupira Chardèle en se levant péniblement, serrant les doigts autour de la Chardèle se pencha sur l’objet pour se rendre bête pour l’étouffer. compte que les quatre points cardinaux étaient annotés de la lettre N. La douleur lancinante, encore vive, faisait vaciller ses mouvements. Chardèle déposa le corps – Tu en as trouvé, des papillons ? dans une fiole de taille moyenne et la remplit ensuite du liquide transparent sortant de la Nina baissa la tête en secouant vigoureusement poche à placenta fixée au mur et retourna en son corps de gauche à droite. boutique pour la poser sur l’étagère NOUVEAUX ARRIVAGES, déjà bien fournie en Otites. – Nan, mais ce truc, dit-elle en sortant un orvet Chardèle prit bonne note qu’il ne s’agissait que de sa poche, essayait de me voler mon goûter ! de productions personnelles.Le cliquetis de la Je te présente Stanley ! -- –T’aurais pas un endroit pluie contre les vitres se faisait de plus en plus où le ranger ?, demanda la gamine en regardant vif et insistant. Chardèle jeta un coup d’œil aux autour d’elle d’un air émerveillé. aiguilles de sa station météo qui indiquaient déluge, ce qui l’amena à passer sa tête entre les Sans attendre de réponse, elle jeta le serpent rideaux et se retrouva face à un visage écrasé sur sur le comptoir et s’aventura dans la petite le carreau, et de chaque côté des petites mains boutique, posant ses yeux experts sur les cadres qui frappaient la vitre qui s’ouvrit d’un coup sec. pendus au mur. – Arrête ça, tu veux ! Et dégage d’ici gamin, c’est fermé ! L’enfant secoua ses cheveux dégoulinants et le visage de Chardèle fut recouvert de centaines de gouttes froides. Derrière, la sphère de la station météo s’affola, les billes colorées s’entrechoquaient créant une vague qui fit déborder le translufluide. La porte fut ouverte et le gosse ne se fit pas prier pour s’engouffrer à l’intérieur.

– Diplôme d’embouteilleur au deuxième degré,déchiffra-t-elle consciencieusement. J’ai lu un livre qui parlait de ça ! L’admiration se fit entendre dans sa voix criarde.

– Tu lis des livres ? – Oui oui ! Maman en a trois dans sa cave ! Des fois, elle invite des gens, et on les lit à voix haute, mais ça, il ne faut pas le répéter !, dit Nina en faisant les gros yeux à Chardèle qui scella sa bouche avant de jeter la clef entre les lattes du – Ben quand même ! J’ai cru que t’allais me plancher. laisser me noyer ! Nina étouffa un rire et se rendit derrière la console pour se hisser au sommet d’une chaise La fillette aux boucles onyx tendit sa main afin d’être la mieux placée pour observer rougie, chantonnant joyeusement son prénom. les constellations de chiures de mouches au plafond. Sur le sol chaud, le corps froid de Stanley – Qu’est-ce que tu viens faire ici Nina ? laissait des traces fumantes sur son passage. Chardèle suivait la trajectoire des yeux pour voir La vision de Chardèle fut soudainement le serpent disparaître entre les lattes.Éblouie obstruée par un cadran dont l’aiguille était par les maigres rayons enflammés s’infiltrant arrêtée sur la gauche. La rouille dévorait l’objet à travers l’épaisse vitre, Nina, en équilibre sur une des étagères, eut un mouvement de recul. brandi par Nina. Dans une danse décélérée, ses bras se murent – La boussole m’a amenée ici. Au départ moi je vers l’arrière lorsqu’elle s’écrasa au sol. Ses dents chassais des papillons, et puis les aiguilles ont s’entrechoquèrent dans un claquement sec. 44


Chardèle laissa entrevoir son attirail de couteaux. Un scalpel en fut tiré et Nina serra si fort ses poings, s’écorchant la paume avec ses petits ongles vernis de jaune bouton d’or. Elle empoigna la plume et inscrivit à l’encre rouge sur le parchemin Tu n’anesthésies pas ?

Elle se releva brusquement et son silence permit d’écouter le craquèlement de ses vertèbres, qui, une à une se brisait. La gravité reprit vite le contrôle de la situation et la petite, étendue par terre, ne bougeait plus. Quand elle ouvrit la bouche, aucun son ne s’en échappa. Le regard de Chardèle croisa le sien et le salua d’une expression désolée.

– Je n’en ai pas les moyens Et je travaille habituellement sur des organismes morts.

– Il va falloir récupérer les morceaux cassés... J’ai peur déclara Chardèle. Nina posa vivement ses paumes contre son dos, formant un barrage. Elle entreprit de se traîner sur le sol, jusqu’au mur le plus proche, afin de s’y adosser. Même si elle ne pouvait l’exprimer verbalement, la peur se lisait sur son visage blafard.

– Moi aussi Tu as déjà fait ça ? – Rien de tel ne s’est déjà produit ici… Mais il me semble qu’on a étudié ce cas de figure en deuxième année, à la faculté. Je vais faire de mon mieux. Tu ne peux pas espérer meilleure solution, impossible de sortir avec cette tempête.

– Je n’ai pas d’autre choix, expliqua Chardèle en tentant d’émulsifier de la douceur dans sa voix, avant de récupérer sur son bureau, une Il n’y avait de toute façon, aucune autre plume ainsi qu’une peau tannée qui furent possibilité. Pas une âme dans cette ville tendues à la petite. ne possédait un diplôme comme celui de Chardèle. Et personne n’était vraiment habilité – J’imagine que si tu as appris à lire, tu peux à travailler sur des êtres vivants de toute écrire ? manière, c’était mal vu. Le crissement de la plume se fit à nouveau L’enfant hocha tant bien que mal sa entendre. Les derniers mots de la phrase douloureuse tête. étaient illisibles, dû au peu d’encre restant à la fillette. – On va communiquer comme ça alors. Dès que je te fais mal, ou que tu veux me demander Ça va durer longtemps ? Maman veut que j’… quelque chose, tu l’écris sur ce parchemin. Chardèle se leva et disparut dans l’arrière- – Je ne sais pas… Tiens-toi prête, je commence. boutique. Après avoir aiguisé son scalpel, Chardèle Se retrouvant seule pour quelques instants, enfonça la lame dans la chair tendue. Les Nina se dépêcha de ramper, sentant un peu tremblements rendirent la tâche d’autant plus à chaque mouvement ses os brisés plus dure que Chardèle n’avait pas mis ses pénétrer l’intérieur de ses muscles. Elle avait lunettes. Il lui fallait écarter doucement les déjà tendu le bras vers la porte, lorsque deux lambeaux de peau pour retirer un à Chardèle refit apparition dans la pièce. un les morceaux d’os à l’aide d’une pince. Ils finirent dans un mortier. Une fois le tout extrait, – N’essaie pas de t’échapper, ça sera encore Chardèle entreprit la cautérisation de la plaie pire. à l’aide d’eau bouillante et finit par joindre les deux bouts de peau ensemble. À cet instant, En dépliant sa trousse en daim bleutée, Stanley choisit de sortir de sa cachette pour se 45


glisser dans l’ouverture, à peine plus grande que lui, qui s’offrait dans le dos de Nina. Ce corps froid indésiré propagea des frissons à la surface de l’épiderme de l’enfant puis Chardèle asséna le dernier coup d’aiguille. – C’est fini Les yeux de Nina baignaient de larmes et elle se recroquevilla. Avant que le sang ne coagule et colle au plancher, elle écrivit à nouveau. Je ne sais pas comment rentrer à la maison Dehors, le murmure du vent s’atténuait, laissant l’air libre au chant des oiseaux qui se pressaient devant la fenêtre de L’Embouteillerie. Chardèle se pressa d’ouvrir à nouveau les rideaux, laissant le halo éclatant évaporer les résidus d’eau sur les vitres. Chardèle souleva alors Nina afin de la poser sur le fauteuil de satin rouge qui trônait au milieu de la pièce. La petite avait trouvé le sommeil et ronronnait doucement. Chardèle essuya le petit filet de sang glacé qui coulait de la plaie, puis quitta la boutique, n’oubliant pas de verrouiller la porte sur son passage. Tout en essayant de garder une trajectoire fixe sur un sol qui gondole, Chardèle sillonnait les rues droites de la ville. La réponse se trouvait au Nord, or pas un panneau ne l’indiquait. Chardèle préféra s’engager sur le chemin aux herbes hautes, où la faune y résidant semblait foisonner, compte tenu des puces qui bondissaient de brin en brin, des chenilles colorées engluées aux feuilles et occupées à les mastiquer lentement. L’immense étendue bleue se trouvant au-dessus fut obstruée par des branches feuillues et verdoyantes, aux mille et une fleurs qui embaumaient le passage d’une lourde senteur âcre qui s’infiltrait jusqu’aux bronches et rendait la traversée suffocante. À ces branches, un rideau de cocons blancs et cotonneux pendait et chatouillait la tête de Chardèle. Ses mouvements pressés en firent d’ailleurs tomber quelques-uns et, s’éclatant sur le sol, des papillons à demi-formés en sortirent. Leur envolée ne fut guère glorieuse, car, comme des oisillons quittant leur nid pour la première fois, ils finirent tous par tomber à nouveau sur 46

la terre et finirent réduits en bouillie sous les semelles en acier des chaussures de Chardèle. La fin du chemin se faisait entrevoir. Des masses de papillons adultes convergeaient vers le point lumineux que l’on pouvait apercevoir à quelques mètres. En passant si vite, ils créèrent une bourrasque qui emporta Chardèle directement hors du sentier. Lui faisait face à présent une tour munie d’une antenne en son sommet. Une fumée écarlate s’échappait du trou dans la toiture et encerclait la bâtisse. Les papillons aux ailes losangeales tournoyaient autour, dans une danse discordante, dont naquit une vapeur grandissante qui s’insinua dans les narines de Chardèle. Au sommet, tout autour de l’antenne télescopique, des nuages de taches noires bourdonnantes envoyaient des vibrations sur les tuyaux qui entouraient les murs lisses et arrondis. Le tout sonnait comme le vrombissement d’un moteur sur le point de partir en artifice. La structure se mit à tanguer et Chardèle fut une nouvelle fois en proie à des vertiges, absorbant ce qui lui restait d’équilibre. Ses paupières de plomb tombèrent sur ses cernes creusés, lui offrant l’obscurité comme seule visibilité. Les brins d’herbe puissants s’affaissèrent sous le poids enclumèsque de son corps, et le béton mou épousa la forme pour le recouvrir petit à petit une fois que celui-ci fut profondément enterré. Les portes blindées de l’étrange bâtisse s’ouvrirent pour laisser apparaître un petit bonhomme. Ses rides cachaient l’air de contentement qui rongeait ses traits. Longtemps il observa l’herbe se redresser au-dessus du nouveau garde-manger de ses papillons, qui avaient stoppé leur petit manège et s’occupaient maintenant d’enfoncer leur trompe dans le sol engrené. Le bleu sur ses joues s’illuminait au contact de la fumée rouge. D’un mouvement de main, il dirigea l’effluve mauve qui s’était formé vers l’entrée de la clairière. Le miasme se propagea à travers la forêt afin de créer un chemin qui reliait le jardin à la ville. L’homme siffla la sourde mélodie et ouvrit ses bras en signe d’accueil. Les papillons se ruèrent sur lui pour l’habiller d’une robe aux mille couleurs. Il scruta l’horizon, et c’est avec une


infinie douceur dans sa voix rocailleuse qu’il invita celui qu’il attendait à se joindre au festin. Entre les hautes herbes, esquissant des mouvements vifs et souples, malgré son enveloppe corporelle épaisse et peu adaptable, Stanley se frayait un chemin. Il était arrivé à hauteur de son hôte, qui se baissa pour passer sa main dans les boucles noires et noueuses qui s’offraient à lui.

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À A L'ENCRE NOIRE Par Léa MICHEL

J

’étais une fille « normale ». J’avais tout l’amour et le support nécessaires pour m’épanouir, mais… Au fond, je détestais cette banalité. Je voulais de l’extraordinaire  ! J’enviais presque ces personnes aux histoires tristes et accablantes… Ils avaient des histoires à raconter, à écrire. Moi, je n’avais rien… Ah si ! Une vie monotone. Une vie qui n’aurait jamais pu se trouver dans un livre. Une vie médiocre. Elle était « normale » et ça aurait dû me suffire. Si seulement elle avait pu me suffire ! Je n’étais pas prête à assumer une histoire sérieuse… Grave. Mais voilà, une tout autre vie s’est présentée à moi et s’est ancrée sur mon corps.

où il avait dessiné un plan, tel un véritable aventurier. Soudain, je perçois un éclat brillant juste au-dessus de moi. Un oiseau aux iris bleus profonds m’observe. Une attraction intense me pousse à vouloir le toucher et… -

Sélina !

J’ai

trouvé  !

L’oiseau s’envole. Une de ses plumes virevolte jusqu’à mes pieds. Blanche pure. - Trouvé quoi  ? Lui demandaije quand je l’ai rejoint.

Il me le montre d’un signe de la main, un sourire victorieux sur les lèvres. Je me retourne. En effet, il a bien trouvé sa « maison abandonnée », mais ce n’en est pas une. C’est beaucoup trop grand pour *** n’être simplement qu’une maison. Quatre Allez, Sélina, dépêche-toi  ! hauts piliers décrépis tiennent l’édifice en pierres, terni et rongé par le temps. Je soupire. Léonardo a tenu à m’emmener dans les tréfonds de la forêt - On dirait une vieille église ou… à la recherche d’une certaine maison - C’est un temple, me coupe abandonnée. Il aurait trouvé des traces alors qu’il s’était de son existence dans un manuscrit, qui, Léonardo, soit dit en passant, était encore enseveli approché de l’entrée. C’est écrit là. sous d’autres dans notre grenier deux Il pointe un écriteau en marbre. jours plus tôt. Féru d’aventures, il a alors On peut y lire : «  Temple de interprété les seuls signes écrits du livre Théodore  ». Ce nom ne m’évoque qu’il a trouvés sur la première page rien de familier, à mon frère non plus. comme des points de coordonnées et ils pointaient tout droit vers le beau - On a qu’à rentrer pour voir. milieu des séquoias. Pour être honnête, Il s’équipe de sa lampe de poche et je ne suis pas rassurée. Une brume nous s’engouffre à l’intérieur sans cérémonie. a peu à peu enveloppés et il fait de plus Pour être honnête, je n’approuve pas en plus sombre à mesure que nos pas vraiment cette idée, mais je le suis quand s’enfoncent dans la forêt. C’est à peine même. Nous arrivons alors au centre si je distingue mon petit frère, plus loin de l’édifice. Des torches s’allument à devant, sac sur le dos, boussole en main notre entrée, mon cœur fait un bond. et la tête penchée dans le manuscrit

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- Ce n’est pas possible ça !

Pour seule réponse, il me fait signe d’approcher. Je réprime un haut-le-cœur.

Je m’exclame, nerveuse. Léonardo ne semble pas y accorder une grande importance, puisqu’il découvre, ébahi, l’endroit dans lequel nous sommes entrés. Une grande pièce circulaire. Très haute. Au milieu, un autel pyramidal trône. Les murs sont gravés de symboles et dessins indécryptables. Je m’approche d’un mur.

- C’est de la peau humaine ?! Un temps. - C’est envisageable, compte tenu de la culture des Mayas… mais ce n’est pas le plus intéressant… regarde bien, les peaux semblent être tatouées.

- C’est Maya !

Je me concentre sur ce qu’il me montre. En effet, des dessins à l’encre sont bien visibles sur les différents épidermes.

Je reste interloquée. - L’écriture !

Léonardo a les yeux illuminés, il trépigne - T’es sûr que ça date de l’époque des Mayas ? d’excitation à mes côtés. - Non, bien sûr… il faudrait s’intéresser au -Comment tu sais ça ? moment où le formol apparaît pour la première fois, étudier les dessins et leurs significations, -Je l’ai lu dans une encyclopédie ! Tu ne trouves voir si… pas ça fou ? Je ne l’écoute plus. Un des bocaux a attiré -Je ne sais pas… Lui répondis-je. J’ai mon attention, plus grand et plus large que les l’impression qu’on ne devrait pas être là, qu’on autres. Je le prends et souffle sur la poussière viole un lieu sacré. pour mieux observer le tatouage à l’intérieur. Il Il pouffe. Il a hâte d’étudier tout ça, en tout cas est magnifique ! Le profil d’un visage féminin ! Il s’en va faire le tour de la pièce ; j’essaie de y est représenté. Un soleil l’encadre. Son œil trouver un sens aux symboles sur les pierres, est fermé, comme si elle dormait. Ses traits sont fins, paisibles. Une puissance mystique se en vain. dégage d’elle : elle rayonne à travers le verre. -Sélina ! - Ici la Terre, Sélina ! Je sursaute. Mon frère m’appelle du haut de l’autel. Son cri résonne tellement de fois entre Léonardo bouge frénétiquement sa main les murs que j’ai l’impression que mon prénom devant mes yeux. Je sors de ma torpeur. est répété, chuchoté par d’autres voix. Je gravis - Quoi ? les marches de l’autel, les jambes tremblantes. Le sommet n’est pas très large. Dessus, des Ton pendentif brille sous ton pull ! bocaux en verre y sont disposés. Sept bocaux. Je regarde. En effet, au creux de ma poitrine, Leur contenu est voilé par une couche de une lumière argentée clignote intensément. poussière qui les recouvre totalement. Léo Je sors alors mon pendentif. Avec une force en inspecte déjà un avec beaucoup d’intérêt, déconcertante, il vient se coller sur le bocal. les sourcils froncés. Pour l’occasion, il a même Sa forme lunaire se mélange au soleil tatoué, sorti ses lunettes de son sac à dos. Je souris. comme s’il ne faisait plus qu’un… comme si le -Qu’est ce qu’il y a dedans ? soleil avait absorbé la lune. Mon frère en reste

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-Sélina… Rejoins-moi.

bouche bée.

- Toi qui as réponse à tout, trouve-moi une Elle chuchote à mon oreille, envoûtante. -J’arrive… explication réaliste. J’essaie de rester calme.

-Non Sélina, n’ouvre pas le bocal !

- Je ne sais pas… Bredouille-t-il. Attends, je C’est Léonardo qui crie dans le lointain… regarde dans le manuscrit. Trop tard. Elle a ouvert le bocal. Une lumière blanche, aveuglante, en jaillit. Son frère est Il pose le livre sur l’autel. Les bocaux tremblent. obligé de se couvrir les yeux un instant. Quand Des lettres bleues apparaissent subitement sur il voit à nouveau, Sélina flotte dans les airs, les pages immaculées du livre. Mon pendentif inconsciente, une lueur bleue court dans ses s’illumine encore plus. Il s’agite même sur le veines. Le temps s’est arrêté. Léonardo cligne bocal. Il tire sur mon cou jusqu’à m’en faire des paupières. Une force électrique le pousse grimacer de douleurs. contre l’autel. Le manuscrit en tombe ; le bocal tombe des mains de sa sœur. Fracas. Puis, elle Sélina… tombe elle aussi au sol. Et le noir fut. Je tourne mon visage vers Léo. Il ne me regarde même pas, tant il parcourt frénétiquement les - Sélina  ! pages du manuscrit. - Léo  ? J’ouvre les yeux. Mon frère me regarde, inquiet. - Sélina… - Qu’est-ce qui s’est passé  ? Qu’est ce que je fais par terre  ?

Là c’est certain. J’entends une voix m’appeler. - Léo, t’as entendu ?

J’ai la bouche pâteuse et j’ai l’impression que tout mon corps brûle. Je m’assois difficilement.

- Quoi ? - Sélina…

- Tu ne te souviens pas  ? Tu as ouvert le bocal et puis d’un coup une lumière…

- Là ! Tu n’entends pas ? On m’appelle ! Et ça continue ! Je regarde autour de moi. Il n’y a personne ! Pourtant, mon prénom est murmuré encore et encore : Sélina… Sélina… Sélina… Mon cœur bat fort contre ma poitrine. Mon attention se reporte sur le bocal. - Sélina. La voix provient du formol. C’est insensé. Je colle mon oreille près de mon pendentif. Je l’entends à nouveau. Cette fois, il est accompagné d’un léger rire, un rire musical et féminin. J’ai d’ailleurs l’étrange impression que sa voix m’est familière ; un sentiment agréable envahit ma poitrine.

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Il s’arrête brusquement de parler. - Tes mains, souffle-t-il, interdit. Je les regarde sans comprendre. Des lignes à l’encre noire les parcourent. Je retrousse mes manches. C’est la même chose. Je soulève le bas de mon pantalon : mes jambes aussi  ! Je regarde ma poitrine. Quelle surprise  ! Mon pendentif  ! Il a disparu. À la place, un croissant de lune est dessiné au creux de mes seins. Cette fois, je panique.


- Léo  ! Qu’est-ce qu’il se passe  ? Dis-moi que je suis en train de rêver  ! Que tout ça n’est pas réel  ! Qu’il y a une explication rationnelle à toute cette histoire  !

découverte, même mon cœur s’est emballé à l’idée de cette aventure. Néanmoins, je redeviens très vite réaliste. -Je suis censée la trouver où  ? À la fac  ?

Il me regarde, déconfit. Soudain, son visage s’illumine.

Léonardo reste penaud. Il essaie à nouveau de trouver la réponse dans son foutu manuscrit. -Le livre  ! s’exclame-t-il alors. Sa quête reste infructueuse. Très vite, je perds patience et l’effervescence qui était montée -Quoi  ? en moi est redescendue pour laisser place À l’intérieur, je n’ai pas tout compris, mais il est à l’impatience. Je shoote dans le morceau dit que les bocaux renferment des «  choses  de peau tatouée qui traîne à mes pieds, le » et que leur ouverture provoquerait un « responsable de tous mes maux. Il va s’écraser sur le mur d’en face. Les inscriptions mayas se évènement  » irrépressible  ! mettent soudainement à briller. Le sol tremble, -Quelles choses  ? Quel événement  ? les murs aussi. Mon petit frère et moi nous accrochons à l’autel pour ne pas tomber. Je -C’est ça que je n’ai pas compris… m’approche de lui difficilement et le prends Il ramasse le livre et parcourt les pages, sur sous mon aile afin de le protéger d’éventuels lesquelles des phrases à l’encre bleue sont débris. Les secousses s’accentuent de plus en apparues, à la recherche de solutions. Ce qui plus. est sûr c’est que nous ne pouvons pas rentrer à la maison, alors que je suis couverte de - C’est la fin  ? me demande-t-il soudainement tatouages  ! Maman me tuerait  ! Je réprime un apeuré. rire, nerveuse. Tout va bien  ! Léonardo trouvera Pour seule réponse, je le serre fort dans mes une solution, comme il le fait toujours et nous bras. Tout ça, c’est de ma faute. S’il vous plaît, pourrons reprendre une vie normale. ne punissez pas mon frère. Je prie. Je prie très fort. Je ne sais pas si c’est même utile de -J’ai trouvé un passage intéressant  ! le faire et pourtant les secousses s’arrêtent. Je me rapproche de lui et lis le passage qu’il Je soupire de soulagement. J’aide mon frère me montre du doigt : «  rassembler les deux à se relever. Il me sourit, puis son regard se moitiés pour éviter la Katastrophe.  » Je ne porte derrière moi et pour la énième fois de saisis pas. la journée, il reste coi. Je me retourne, prête maintenant au pire. Dans le mur du temple, -En quoi ça nous aide  ? une porte imposante en marbre s’est formée. Ton pendentif était aimanté par le soleil du Léonardo descend précipitamment de l’autel tatouage  ! Tu n’as sûrement pas choisi le bocal pour l’observer de plus près. À ses pieds, il a là par hasard  ! Tu es une moitié… l’air minuscule. Je le rejoins. Sur le marbre, des symboles qui ressemblent aux lignes dessinées -Et je dois trouver mon autre  ! sur mon corps y sont gravés. Je pose ma -Exactement  ! main dessus. Elle se fond naturellement dans Ses joues sont rougies par l’excitation de sa l’édifice. Mes tatouages continuent même les gravures. Un clic se fait entendre. Je retiens

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mon souffle. La porte s’entrouvre sans bruit, malgré sa grandeur et son poids. Une brume s’en échappe. De l’autre côté, la pénombre empêche d’y déceler quelque chose. Je crois entendre du vent claquer de l’autre côté.

pas sûre de ce qu’ils renferment. Là, une pyramide mauve aux multiples fenêtres. En face, trois sphères dorées suspendues sur un rectangle noir. Le sol blanc même est tacheté régulièrement de ronds noirs. On nous bouscule. Mon attention se porte alors sur -Sélina… les personnes, occupées à leurs affaires, qui Elle m’appelle à nouveau. Mon cœur s’accélère. déambulent dans la rue. Leur peau aussi est Une boule s’est formée au creux de mon ventre. colorée  ! Une femme à la peau kaki me dépasse. Toutes les parties visibles de son corps ont -C’est la solution, intervient Léonardo. Il faut des lignes dessinées sur sa peau. Son visage qu’on y aille. est tatoué lui aussi à excès. Mais bizarrement, l’ensemble dégage une homogénéité -Il n’en est pas question  ! déconcertante. Tout —– les bâtiments comme -Quoi  ? les personnes —- s’harmonise et ne fait plus qu’un. -J’y vais seule. -Je pourrais t’aider  ! J’ai lu des tas de livres de survie, je sais faire du feu, je…

-On dirait un tableau abstrait d’art moderne  !

-Et si on ne revient pas  ? Comment vont réagir maman et papa  ?

Léonardo a retrouvé ses esprits. Son enthousiasme à découvrir le reste est marqué sur son visage. Je reste dubitative.

-On ne peut pas ignorer le destin  !

-Tu crois que…

Tremblement de terre. Mon corps entier est secoué. Léonardo se rapproche de moi et -J’en suis persuadé  ! m’attrape la main. Des femmes crient, des enfants pleurent, des familles se rassemblent, -Et il m’entraîne dans l’obscurité. complètement paniquées. Cependant, les Léonardo allume sa lampe de poche. Sélina secousses s’arrêtent très vite. Mon pull est agrippe son bras fermement. Ils marchent rempli de poussière blanche. Je me retourne. dans un couloir obscur où rien ne se fait voir La porte par laquelle nous sommes sortis ni entendre. Ça n’en finit pas  ! Et pourtant, ils appartient en fait à une cathédrale imposante. arrivent bientôt devant une porte rouge. Le Je ne pense pas un seul instant que les jeune garçon l’ouvre. secousses ont pu l’affecter  ; pourtant, d’infimes Je retiens mon souffle. La porte grince. La fissures à la base de l’édifice démontrent le lumière m’aveugle. Quand mes yeux sont contraire, d’où la poussière sur mes vêtements. de nouveau habitués, je reste pétrifiée. - Hérétiques  ! C’est vous les responsables  ! Nous sommes au centre d’une place dont les bâtiments qui l’entourent sont colorés Une femme à la peau orange et à la marguerite excessivement : jaune fluo, rouge sang, bleu bleue surdimensionnée sur sa pommette électrique, fuchsia  ! Leur architecture est gauche pointe le doigt dans notre direction, tellement variée et inédite que je ne suis alors qu’elle se rapproche de plus en plus de nous. Je remarque que ses deux yeux sont en -Mais est-ce qu’il existe vraiment  ?

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verre.

- Moi, je sais  !

- Vous avez déclenché la Katastrophe.

Nous sursautons. La voix appartient à une personne dont le visage est encapuchonné dans un long manteau doré.

Je me fige. Ça ne peut pas être une coïncidence. Ce même mot deux fois dans la même journée  ! - Qui êtes-vous  ? - Nous allons tous mourir et c’est votre faute  !

- Je suis Guio d’Akolasia  !

Elle continue à nous incriminer. Ses cris commencent à alerter les personnes aux alentours, plusieurs d’entre elles notamment nous dévisagent, nous reluquent. Je vois bien que nous sommes aussi étrangers à leurs yeux qu’elles le sont pour nous. Mon frère s’agite à mes côtés, nerveux.

Il enlève sa capuche et dévoile son visage. C’est un jeune homme basané, aux cheveux noirs de jais et aux tatouages scarifiés. Il correspond quand même plus à nos standards. Sans attendre de réponse de notre part, il continue : - J’attendais votre arrivée  ! Je suis là pour vous aider dans votre quête.

-Elle va nous attirer des ennuis, murmure-t-il. - Et comment auriez-vous la moindre idée de Marchons. ce que nous cherchons  ? Je suis d’accord. Nous nous pressons alors Il me sourit. dans la direction opposée de notre accusatrice et tentons de la semer. Au lointain, nous - Sélina, tu es à la recherche de ton autre. l’entendons crier que nous ne pouvons pas - Ça t’en bouche un coin, hein  ! Pouffe Léonardo en y réchapper et bientôt, elle disparaît dans derrière moi. la foule, là où nous nous sommes réfugiés. Cependant, nous sentons bien les regards - Comment vous savez ça  ? insistants posés sur nous. Il est vrai qu’on ne se fond pas dans la masse avec nos vêtements - Je vais vous le dire, mais avant ça, il faut partir ternes et nos peaux blanches. Je suis de plus d’ici, les gardiens doivent déjà être à votre en plus nerveuse, Léo aussi. À la première recherche. occasion, il me tire dans une ruelle «  sombre  Nous n’avons guère le temps de saisir ses » où nous nous dissimulons derrière un muret paroles qu’il nous lance déjà des tenues jaune. semblables à la sienne afin de dissimuler notre origine réelle. Puis, il nous intime de le suivre. - Il nous faut un plan  ! Je ne suis pas sûre de vouloir le faire, mais mon - Je t’écoute, lui répondis-je presque agacée. frère est déjà sur ses talons. Dans quoi nous Je ne vois pas comment je suis supposée amène-t-il  ? trouver «  ma moitié  » alors que je n’ai aucune information sur elle  ! Et puis d’abord, tu sais toi Chez lui. Après avoir marché quelques minutes, ce qu’est la Katastrophe dont tout le monde nous pénétrons dans un petit chalet que nous ne pouvons voir au premier coup d’œil tant son parle  ? aspect est discret et que les bâtisses à ses côtés Il me regarde, penaud. Je vois bien qu’il n’aime sont tapes à l’œil. Il nous guide vers une pièce pas être sans réponse. qui ressemble à notre salon et nous fait asseoir

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dans des sortes de bols géants, mais qui sont, de Gaïa, la fondatrice de l’humanité. Elle a à mon grand étonnement, très confortables. renoncé à l’amour pour enterrer Katastrophée, Puis, il s’en va dans une autre pièce. âme malveillante qui menaçait de provoquer notre chute, et ainsi éviter la destruction de - Tout ça, c’est une mauvaise idée  ! on n’aurait l’Homme. Cependant, ce sacrifice a brisé son jamais dû traverser la porte du temple  ! cœur en sept morceaux et chacun d’entre - C’est toi qui as ouvert le bocal  ! Maman ne eux à absorber les plus vils défauts que son t’a jamais dit qu’il ne fallait toucher qu’avec les ennemie possédait, la plongeant ainsi dans un sommeil profond. Avant de se donner la yeux  ? mort, Gaïa les a enfermés dans des bocaux et - Si tu ne nous avais pas emmenés dans cette les a confiés à un de mes ancêtres, Théodore, foutue forêt en premier lieu… afin qu’il les garde en lieu sûr. Si ces morceaux Raclement de gorge. Guio était revenu, un venaient à être découverts, cela réveillerait manuscrit pareil à celui que possède Léo, dans Katastrophée et causerait notre perte. Puisse les mains. Il s’assoit en face de nous, caresse ce jour ne jamais arriver  ! Prends ce livre, mon le livre, pensif, et se met à nous raconter son fils, il t’aidera dans ton devoir. histoire. Il dépose ensuite les gouttes de mon sang, «  Depuis des générations, ma famille a le devoir récupérées de mes scarifications, dans le de maintenir l’harmonie au sein d’Akolasia. Ce manuscrit et ses secrets se dévoilent sous mes livre est transmis de génération en génération, yeux. Puis, mon père se tranche la gorge.  » j’en suis le fier détenteur et je dois veiller à ce Je crie d’horreur. que l’équilibre ne soit jamais brisé, comme mon père l’a fait et son père avant lui. Je me - Ce n’est pas un peu excessif  ? souviens encore de mon rite d’initiation. Il me regarde, l’air ahuri. - Guio, tu perpétues la tradition ancestrale - Non pas du tout, c’est la coutume, me répondde notre famille  ! C’est un honneur il simplement. incommensurable que tu dois porter avec dignité et assurance. Je ris, nerveuse. Léo me donne un coup de coude dans les côtes. Je redeviens très vite Tandis que mon père répète le cérémonial, sérieuse. mon oncle me coupe la peau afin de dessiner l’arbre de la vie dans mon dos. Il porte une - Mais qu’est-ce que cela à avoir avec ma sœur feuille en plus pour symboliser mon ascension. ? Je souffre le martyre, mais il est important que Le jeune narrateur sourit. je ne crie pas ni ne pleure. Un gémissement, infime soit-il, montrerait à l’assemblée que - Tout. Elle a ouvert le bocal. Le défaut qui se je ne suis pas digne de mon nom, de ma trouvait à l’intérieur a été libéré, il peut donc responsabilité. Après que mon initiation est retourner à sa propriétaire. Si tous les défauts terminée, il m’emmène devant l’autel où est sont réunis, Katastrophée reviendrait parmi disposé le manuscrit. Enfin, il me révèle ce que nous. j’attends depuis longtemps. - Quel est le problème  ? demandais-je. Il en L’harmonie d’Akolasia repose sur le sacrifice reste six autres, vous les changez de place et

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c’est réglé.

me fait soudainement peur. Et si je n’étais pas prête pour ça  ? À vingt ans, je n’avais jamais encore entretenu de relation amoureuse avec quiconque. Je n’avais même jamais éprouvé d’attirance particulière pour un garçon, au grand désespoir de ma mère. Et aujourd’hui, je dois trouver mon alter ego alors que je ne peux pas définir l’essence même d’«  âme sœur  ». Super  !

Cette fois, c’est Guio qui s’esclaffe. Je me tortille dans ma chaise, gênée. - Si seulement ça pouvait être aussi simple  ! Il fait une pause, l’air grave. - Théodore a ensorcelé les bocaux afin que leur ouverture provoque l’autodestruction de la planète.

- Tu nous as dit que tu savais où chercher.

- Quoi  ? S’écrit Léonardo. Comment ça « - C’est vrai, acquiesce Guio, mais pour cela tu ensorcelé  »  ? dois retirer ton pull. - À travers des rites et des incantations, il les a Léonardo est prêt à lui bondir dessus pour scellés. protéger ma vertu  ; le jeune métis s’explique : - Impossible  ! La magie n’existe pas, c’est seulement des illusions d’optique, les sciences…

- Les tatouages sur ta peau t’indiquent le chemin. Les lignes partent de ton cœur pour converger vers un même point.

- Je ne comprends pas…

Je soupèse ses paroles et fixe les lignes Je les coupe. Notre interlocuteur se tourne tatouées sur ma main. Après tout, il doit bien savoir ce qu’il dit. Je demande alors aux vers moi, curieux. garçons, gênée, de se retourner. Mon frère - Pourquoi aurait-il fait ça si son devoir était de s’exécute directement, mais la réaction de perpétuer l’harmonie  ? Guio me surprend. Il reste là, à m’observer, - Parce que mourir est préférable que de vivre ne comprenant vraisemblablement pas ma demande. sous le joug de Katastrophée. - Qu’est-ce que tu attends  ? me questionne-t-il alors.

- Elle est donc si terrible  ! - Comment l’éviter  ?

- Comment ça… j’attends que tu me laisses de l’intimité.

- Tu le sais déjà, Sélina. Tu dois trouver ta moitié. - En quoi est-ce la solution  ?

Il s’esclaffe à nouveau. Je fronce les sourcils, vexée.

- En renonçant à l’amour, Gaïa a renoncé à son autre pour sauver l’Homme. Pour sauver l’Homme à ton tour, tu dois te réunir avec ton autre. Ironique, hein  ? Théodore avait de l’humour.

- J’ai déjà vu des corps de femmes, tu sais. Chez nous, quand il fait chaud, les femmes comme les hommes enlèvent leurs vêtements superflus.

Je mets du temps à bien comprendre le sens - Eh bien chez nous, c’est de l’exhibitionnisme  ! de ses paroles. Je suis donc censée trouver ma moitié… mon âme sœur. Cette réalisation - Qu’y a-t’il de mal à ça  ?

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Je veux lui répondre, mais une nouvelle fois, la terre se met à trembler. Cette fois, les secousses sont plus fortes que les précédentes. Un cadre s’écrase même sur le sol. Son propriétaire se précipite pour le ramasser.

votre territoire  ? - Les portails sont sécurisés et leur envoient un signal. Je déglutis difficilement.

- Le temps presse  ! Il faut se dépêcher.

- Le point positif c’est qu’ils ne savent pas que c’est vous  ! Alors autant que ça reste comme L’inquiétude dans sa voix me pousse ainsi ça le plus longtemps possible. Léonardo, jaune à enlever mon pull afin qu’il observe mes ou bleu  ? tatouages. Je crois bien l’apercevoir esquisser un sourire en coin, mais je préfère ne pas - Bleu, pourquoi  ? m’attarder dessus, embarrassée. Il sourit, énigmatique, et s’en va de nouveau - Alors  ? m’impatienté-je. dans une des pièces adjacentes. Lorsqu’il revient, il a les mains chargées de vêtements - Nord-Est. et de… maquillage  ? Il me passe un tube Parfait  ! s’exclame Léonardo. On part quand  ? de couleur violette et me demande de m’en appliquer sur le corps. Il tend aussi un tube Je me retourne pour faire face à Guio et de couleur bleue à mon frère. Devant la tête écouter sa réponse. Cependant, il n’a pas l’air déconfite de ce dernier, je ne peux m’empêcher très heureux. de pouffer. Il me lance un regard noir. Je ris de plus belle. - Qu’y a-t-il  ? autre Alors que nous appliquons la peinture sur nos corps, Guio nous explique qu’il est important de ne pas dévoiler notre peau blanche. Ce - Pourquoi  ? Le Nord-Est n’est pas aussi serait faire affront à la prêtresse d’Akolasia, accueillant que vous  ? plaisante mon frère. elle est la seule autorisée à avoir une peau - Oh  ! beaucoup moins. C’est là où résident les porcelaine et porter des vêtements de la même couleur. C’est un signe de distinction. Si une Gardiens. personne venait à déambuler dans la rue sans Je me rappelle qu’il les avait mentionnés, être colorée, elle serait tout de suite exécutée, lorsqu’il était venu nous chercher. puisque c’est le signe qu’elle est étrangère au pays. - Ceux qui sont à notre recherche  ? J’aurai préféré destination.

n’importe

quelle

Il opine du chef et continue : - Leur travail est d’exterminer tout étranger qui arrive ici.

- Vous ne rigolez pas, dis donc  ! commente alors Léonardo.

Puis, il nous tend des habits, jaune pour moi, vert pour Léo. On a l’air ridicule dans nos Son ton est si grave que des millions de frissons tenues de carnaval, mais bon, on ne peut pas me parcourent la peau. Instinctivement, je me faire autrement. Enfin, Guio finit par nous suis rapprochée de Léo, lui aussi a pâli. passer deux petites pilules. - Comment savent-ils qu’on a pénétré dans

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- Qu’est-ce que c’est  ?


Je lui demande, méfiante.

sous la protection des habitations.

- Quoi  ? Vous ne connaissez pas  ?

-Venez, je sais où on peut se reposer.

Nous lui faisons signe que non.

Guio nous emmène ainsi dans une taverne où des hommes au capuchon pointu sont réunis autour de plusieurs tables.

-Ce sont des rations alimentaires. Elles permettent de faire en sorte que vous ne manquiez ni d’eau ni de nutriments pendant -Peut-être que ce n’était pas la meilleure trois jours. Nous ne pouvons pas perdre de idée…, murmure-t-il. Ce sont des Gardiens. temps  ! Il veut partir, mais un des serveurs vient nous - Fascinant  ! s’exclame Léonardo, captivé par accoster et nous proposer une table. Nous ses gélules. sommes donc obligés d’aller nous assoir, puisqu’il est coutume de ne jamais refuser Finalement, après que nous sommes chacun un verre, et de jouer nos rôles : les habitants prêts, il nous guide vers le Nord-Est. Cela modèles d’Akolasia. Guio est parfaitement fait maintenant deux jours que les trois à l’aise ; mon frère moins. L’inquiétude est compagnons marchent et ne s’arrêtent que marquée sur son front et le fait que je fixe les pour dormir. Ils sont depuis longtemps sortis gardiens toutes les deux minutes n’aide pas du centre de la ville et crapahutent sur une non plus. plaine désertique, où le soleil cuisant a asséché toute végétation. Léonardo commence à ne -Relaxez-vous, nous chuchote le natif. Profitez plus supporter que les gouttes de maquillage donc de votre verre. dégoulinent sur son visage. Sélina non plus, À ces mots, Léo boit d’une traite sa grenadine. d’ailleurs. Quant à Guio, il ne perd pas une Je crois bien qu’il a du mal à gérer la pression, seule seconde son objectif de vue. Il sait bien je me moque gentiment de lui. que l’enjeu est grand. La terre a déjà tremblé quatre fois depuis qu’ils sont partis et chaque -Tu n’es pas mieux, me souffle-t-il avant de se nouvelle secousse est plus intense que la lever pour se diriger aux toilettes. précédente. Et si nous n’arrivons pas à temps ? Chaque nouveau tremblement de terre me « Flash info. La prêtresse d’Akolasia souffre d’une maladie inconnue. En effet, elle a de pousse à penser que notre quête est perdue vives et intenses douleurs dans la poitrine, d’avance. Cependant, je ne peux pas l’accepter, je refuse. Léo ne peut pas mourir ici ! Je suis pourtant aucune cause pathologique ne peut responsable de toute cette histoire. Il ne doit l’expliquer. Nous faisons ainsi appel à vous pour nous proposer des remèdes miracles afin pas payer pour ça. que la prêtresse retrouve sa forme d’antan. -Nous approchons de notre destination, Notre pays souffre, votre prêtresse aussi. » déclare soudainement notre guide. -Oh ! je ne le crois pas ! s’exclame Guio à la fin du En effet, une ville apparaît sous nos yeux après message provenant de la télévision accrochée que nous avons dépassé un rocher qui obstruait au mur en face de nous. notre vue. Léo soupire de soulagement, probablement aussi lassé que moi par cette Je veux lui demander ce qu’il lui arrive quand expédition interminable. Les derniers mètres un fracas se fait entendre. sont presque enjambés et nous arrivons enfin -Oh non ! 57


Léonardo avait trébuché dans le pied d’une table près des gardiens. L’un d’entre eux est d’ailleurs venu l’aider à se relever. Mon frère, quand il voit son bienfaiteur, reste figé, transi de peur. -Tout va bien petit ? J’accours près de lui.

dernière minute, mais il est impuissant. Ils nous emmènent avec eux. - Tout ça, c’est ma faute ! Léo couvre son visage, plaintif, alors que nous sommes tous les trois assis sur le sol froid d’une cellule au sous-sol d’un château fort. De retour au Moyen- ge ! Je m’approche de lui et le prends sous mon aile.

-Merci, Monsieur, mon frère est un peu timide et très maladroit. Heureusement que vous - Mais non, c’était sûr et certain qu’on allait se étiez là ! Passez une bonne soirée ! retrouver ici de toute façon. À peine arrivé, on était déjà recherché ! C’est comme si c’était Je tire le bras de Léo et l’emmène vers la sortie. prévu d’avance ! Avant que nous atteignions la porte, suivi de notre guide, nous entendons le gardien s’écrier - Je ne te le fais pas dire…, intervient Guio, un sourire mystérieux sur le visage. : - Eh ! Mais c’est quoi cette peinture bleue que - J’aimerais l’interroger, mais trois gardes j’ai sur les mains ? arrivent nous chercher. Les yeux de mon frère s’agrandissent d’horreur et observe ses mains où des pans de couleur blanche, des parties de sa peau, sont à découvert. Nous réalisons soudainement ce que cette découverte signifie. Les gardiens aussi. Ils bondissent de leurs chaises. - Courez ! crie Guio. Nous nous exécutons sans perdre une minute de plus. Guio nous mène dans des rues étroites et nous tentons tant bien que mal de semer les Gardiens. Cependant, ils sont nombreux et mieux entraînés à la course que nous. Déjà, ils sont sur nos talons. J’accélère, j’encourage Léo et le pousse en avant. Tout à coup, Guio s’arrête brusquement et pousse un cri de rage : nous sommes dans une impasse. J’attrape la main de mon petit frère et la serre fort. Les gardiens nous rejoignent, des sourires victorieux accrochés sur leur visage.

- Allez, c’est l’heure du peloton d’exécution, déclare le plus grand des gardiens. Mon cœur a un raté. Je sens mon frère défaillir à côté de moi. - Non, non… imploré-je. Nous n’avons pas été jugés. - Les gens comme vous n’ont pas le droit d’être jugés, c’est la loi. - Vous n’êtes pas une démocratie  ? Et la présomption d’innocence ? Ils ricanent. Notre interlocuteur, qui semble d’ailleurs être le chef, me répond : - Votre seule peau blanche nous montre que vous êtes coupables ! Assez tergiversé! Qu’on les emmène ! Un des trois hommes s’approche de Léo, il est blanc comme un linge.

- Tiens, tiens, tiens, chantonne le bienfaiteur de - Ne l’approchez pas ! Ne l’approchez pas ! Léo. Voilà les envahisseurs. Les autres ricanent. Je me tourne vers Guio, Je hurle quand mon frère se fait sortir de la l’implorant de trouver une solution de cellule. 58


Le chef m’empoigne le bras, je cherche à me défendre, mais je suis impuissante. Je ravale des sanglots amers, c’est trop bête. On va mourir alors que nous étions venus pour tous nous sauver.

Ils s’exécutent. Une nouvelle fois, nous nous retrouvons enfermés dans la même cellule. Mon frère fixe Guio, incrédule. Je fais de même. - Quoi ?, s’enquit-il, mal à l’aise. - Tu nous expliques ?

- Attendez ! Attendez ! s’exclame soudainement Guio, le ton grave.

Il se tourne vers moi et me demande :

Les gardiens ne l’écoutent pas. Ils nous tirent avec eux dans les couloirs lugubres.

- Tu te souviens du message télévisé sur l’état de la prêtresse ?

- Nous pouvons sauver la prêtresse !

J’acquiesce.

Cette révélation a eu l’effet escompté. Les trois gardiens ont pilé, même moi je reste coi. Léo me regarde sans comprendre, je suis tout aussi surprise que lui.

- Eh bien ils ont fait un parallèle entre l’état d’Akolasia et le sien. - Et ? - Ce n’est pas une coïncidence ! s’exclame Léonardo, les yeux illuminés.

- Qu’est-ce que tu dis, gamin ? - J’ai dit que nous pouvons sauver la prêtresse.

- Exact, sourit Guio.

Il n’a pourtant pas l’air de se moquer d’eux. - Et comment vous comptez faire ?

- Sa maladie a commencé en même temps que les tremblements de terre, c’est ça ?

- Elle est la solution pour la guérir.

En effet. Et quelle est la cause de ces secousses ?

Il me montre de la tête tout en disant cela. Ah bon ? Le garde me jauge du regard, dubitatif.

Soudain, c’est une évidence. - J’ai ouvert le bocal…

- Qu’est-ce qu’on fait, chef ?

Guio opine de la tête. Je pousse la réflexion Il ne répond pas. Son regard alterne entre jusqu’au bout. Guio et moi. Notre compagnon révèle sa pièce - C’est la personne que je recherche ? maîtresse. Une nouvelle fois, Guio acquiesce. - Je suis le fils de Théodore, guide et protecteur de l’harmonie d’Akolasia. - Mais c’est une fille !, intervient Léo, perdu. Sur ce, il relève la manche de son manteau doré et dévoile une feuille d’érable scarifiée sur son avant-bras droit. Apparemment, ce tatouage a de la valeur aux yeux de nos opposants, puisqu’ils l’observent à plusieurs reprises, médusés.

- Quel est le problème à ça ?

- Remettez-les dans la cellule. Il faut s’entretenir avec Sa Majesté.

- Suivez-nous, la prêtresse est d’accord pour vous recevoir.

Des pas précipités se font entendre dans le couloir. Notre guide se lève d’un bond. Les trois mêmes Gardiens sont revenus. Ils n’ont pas mis longtemps.

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Mon cœur a un raté. Soudainement, je sens tout le poids du monde sur mes épaules et je ne suis pas sûre d’être à la hauteur. Je ne suis pas sûre d’être la personne qu’il faut pour tous nous sauver. Ils nous emmènent alors dans une grande salle circulaire, somptueuse, où les murs sont parés d’immenses tapisseries rouges et or. Nous faisons face à deux trônes massifs de couleur ocre situés au milieu de la salle et derrière, une baie vitrée nous donne vue sur tout le pays. Je reste bouche bée par le spectacle qui se déroule sous mes yeux. - Oh ! mon Dieu ! Depuis quand le ciel est comme ça ?

imposant se met entre nous et tire la prêtresse derrière moi. - C’est moi, père ! Ils sont venus me sauver ! - Pauvre folle ! Ses étrangers ne feront jamais rien pour toi, ma chérie. Ils ne connaissent rien de notre vie. Qu’on les exécute ! - Quoi ? Non ! m’écriais-je. - Père, ne fais pas ça ! Je t’en prie ! Déjà les Gardiens nous empoignent, mon frère, Guio et moi et nous dirigent vers la sortie. Cependant, alors qu’on passe l’immense porte en liège, un cri de douleur nous stoppe net. Je me retourne et je sens mon cœur se briser littéralement dans ma poitrine. La prêtresse est à genoux, la main sur son buste, gémissant de douleur. Je tente de courir vers elle, mais le chef des Gardiens me retient férocement. Je hurle.

Mon frère s’est exclamé en s’approchant du balcon à grands pas. Il est vrai que nous n’avions jamais vu un ciel comme celui-ci auparavant. Un gros nuage menaçant violetrouge surplombe tout Akolasia. Des rafales de vent frappent contre la baie vitrée. Je m’inquiète même que les carreaux éclatent -Prêtresse ! Prêtresse ! sous les bourrasques. Une véritable ambiance apocalyptique nous enveloppe. Des sueurs Elle relève la tête et tend sa main vers moi. Ô désespoir ! La baie vitrée s’ouvre avec fracas. froides me parcourent l’échine. Sa robe blanche flotte dans les airs. La porte se - Depuis que vous avez été ramené au château. referme sur nous. C’est la fin. Je me fige. Une voix féminine, douce, chaleureuse a répondu à la question de mon petit frère. C’est elle. J’inspire profondément et me retourne. Mon dieu, qu’elle est belle. Mes yeux rencontrent les siens. Bleu profond. Bleu merveille. Bleu univers. C’est elle, c’est certain. Instinctivement, je me suis rapprochée d’elle. - Sélina… Elle chuchote. Douce symphonie ! Ma main s’approche de son visage… -Qu’est-ce qu’ils font là ? Qui a osé les amener ici ? Nous sursautons toutes les deux. Dur retour à la réalité. Un vieil homme à la barbe argenté et

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À PAUVRE MALADE Par David PAPOTTO

C'est exactement au moment où mon découvert bancaire a atteint ses limites et que la carte bleue qui lui est liée s'est mise à éternuer : paiement refusé ! - paiement refusé ! - paiement refusé ! que je suis tombé malade comme un chien. Toujours la même histoire : plus t'as d'emmerdes, plus t'as d'emmerdes. Je suis resté deux jours cloué au lit, la fièvre qui me faisait délirer comme un dément, coincé entre rêves et réalités. Ces délires où on pense enfin pouvoir se reposer si notre jambe se mêle convenablement avec la couette et que l'angle de notre bras sur lequel repose notre tête reste figé à un degrés précis, sans oublier de ne surtout pas rayer le parquet en déplaçant l'armoire en chêne de la voisine … rêves et réalités. À devenir fou. Et chaque bruit audehors de l'appart' se transforme en une cacophonie douloureuse. Un sommeil plus éreintant que reposant. Et donc deux jours après, j'étais toujours dans le même état pitoyable ; tout sale ; tout morveux, hormis peut-être l’appétit qui revenait, c'est du moins ce qu'en disaient mes crampes d'estomac. J'ai ouvert mon frigo et n'y ai trouvé qu'un petit morceau de courgette flétri. Je l'ai croqué comme ça, et ma gorge irritée m'a fait comprendre que ce n'était pas à son goût. Côté placard il restait cent grammes de spaghetti, du sel, de l'huile et de la farine. J'ai fait cuire les pâtes et les ai fait revenir à la poêle avec l'huile et la farine, ce qui transforma le tout en

une substance lourde et grasse qui me cala tout-à-fait. Une vieille technique pour les jours de vaches maigres. J'étais fauché et voué à le rester un bon moment : j'étais étudiant en arts plastiques. C'était la fin de matinée et alors que j'allais me rendormir sur mon canapé, le téléphone à sonné. Au bout du fil : l'ami d'un ami qui avait entendu dire que je faisais des tatouages pour pas cher. S'était pas trompé d'adresse. Ça faisait maintenant trois ans que je pratiquais. Au départ j'avais investi dans des machines bas de gamme histoire de me faire la main, puis à force de tatouer un tel par-ci, un tel par-là, j'avais pu mettre suffisamment de côté pour m'acheter ma Enkrin-Rooy. Le bel engin : c'est six aiguilles qui te piquent en même temps, un rendement de cinq millimètres carré à la seconde ; pas de la gnognotte. Depuis cette acquisition les clients se multipliaient autant que ma réputation enflait. Bref j'avais quelques commandes et il était prévu que je tatoue M. Ami-d'ami le lendemain, ainsi m'appelait-il pour confirmer : « Toujours bon pour demain midi ? ». J'ai jugé le peu de papier toilette qui me restait à force de me moucher toutes les trente secondes, sachant pertinemment que j'allais bientôt devoir me rabattre sur mes vêtements sales, alors j'ai répondu «Écoute, moi je veux bien te tatouer demain, mais faut que tu sache que je suis malade ... ». Quelle conscience professionnelle, admirable n'est-ce pas ?

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-Ah ! Non bah je préfère reporter, c’est pas grave, salut ! Eh merde, adieu mes cinquante balles. De toute manière je n’aurais jamais réussi à travailler dans un tel état. Rien que de manger ça m’avait foutu une fatigue terrible. Je respirais comme un obèse sur mon canapé pendant que mon estomac crispé essayait de digérer ma tambouille du pauvre. J’ai attrapé un bouquin et j’ai essayé de lire, mais mon cerveau ne comprenait rien à ce que mes yeux lui envoyaient. Je relisais quatre fois la même ligne sans m’en rendre compte. Je relisais quatre fois la même ligne sans m’en … eh merde. J’ai posé le livre et j’ai fermé les yeux. Les passages incessants des voitures et des motos devant ma piaule m’ont fait l’effet de grosses baffes dans les tempes. J’ai rouvert les yeux, résigné, et me suis tristement mouché dans mon dernier morceau de PQ viable. De l’autre côté de la pièce, par terre à côté de mon matériel de tatouage, c’était une toile blanche qui toisait mon plafond de la même couleur. Et si à l’instar du noir, le blanc n’est pas une couleur, ça n’enlève rien au fait qu’il symbolisait un mauvais présage pour moi. Dans deux jours je devais rendre mon travail final à la fac, celui qui déciderait de l’acquisition de mon année. Ou de sa réitération. Sauf que ne pouvais pas me permettre de la retaper ; la précarité de l’étudiant commençait viscéralement à me taper sur le système digestif. J’étais impatient d’empocher enfin mon diplôme, d’embarquer à bord de la vraie vie, d’en mesurer les flots et, montant mon propre salon de tatouage, me mettre à l’encre pour de bon. En attendant il fallait se mettre au turbin. J’ai attrapé mes tubes de couleur, un fusain ou deux et j’ai essayé d’aligner quelques formes. Ça ne menait nulle part. Je le sentais, je n’avais pas le truc, en tout cas pas à ce moment, pas ici et pas là-dessus. D’autant plus que j’étais sobre et que j’avais toujours été meilleur un coup dans le nez. C’est que la désinhibition dépasse l’ordre du social : l’instinct artistique est tout

aussi assujetti à ce phénomène. Si seulement j’avais eu un peu d’alcool ! Même avec la fièvre ça aurait donné quelque chose, pour sûr. Mais j’étais fauché au point d’avoir dépassé tous mes soldes d’ardoises, dettes et autres notes chez les épiciers près de chez moi. Pareil pour les bars. J’étais obligé de rester à jeun, moimême, nul … comme quoi il n’y a pas besoin de cure pour arrêter : suffit d’être pauvre et de se refuser à faire la manche. J’ai donc tenté de forcer l’inspiration. C’est aussi vain que de forcer l’amour. Bien que fiévreux comme un puceau devant une femme nue, j’avais encore suffisamment de lucidité pour me rendre compte de la médiocrité de mon travail. J’ai pensé au correcteur qui allait fustiger cette daube. J’ai pensé à un volcan en irruption, j’ai pensé à l’apocalypse, j’ai pensé à des cannibales, à des grosses araignées qui grouillent partout sur ma moquette, à des vers, à de la pourriture, à des rats morts qui flottent à la surface des eaux d’égouts et puis j’ai pensé à ma propre mort. C’était quoi mourir ? Cracher le glaire qu’on avait en travers de la gorge durant tout ce temps, vomir cette chose si gênante et énigmatique qu’est l’existence … ou jouir après une longue et suante et terrible baise ? J’étais encore trop jeune pour avoir la réponse. Je suis retourné dans mon lit pour essayer de dormir mais ça n’a pas fonctionné non plus. Elle tournait en rond cette histoire. Alors je me suis branlé une ou deux fois pour passer le temps et me fatiguer un peu. Mon lit était dégueulasse, recouvert de petites boules de papier toilette rose, séchées pour la plupart, encore bien glaireuses pour d’autres. Les draps étaient défaits, les coussins moites. Ça puait la maladie. Je suis retourné sur mon canapé. J’ai ouvert un pan de rideau pour la première fois de la journée, il était quinze heures et il faisait aussi sombre que dans le cœur d’un homme, là-dehors. C’était l’hiver et le ciel gris n’avait pas décampé depuis des semaines. Les rues étaient désertes, glaciales, et moi j’ai éternué si fort que je me suis envoyé une longue traînée de morve sur le t-shirt. J’ai refermé le rideau.

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MAGAZINE

Le lendemain c’est l’appel d’une de mes régulières qui m’a réveillé, vers onze heures. -Gnnhhmmm ? -Tu vas mieux ? Tu veux que je t’emmène voir un docteur ? Le mien est très bien, tu verras, je t’y amène, c’est pour ton bien. -Je vais beaucoup mieux, j’ai répondu avant de raccrocher. Ce n’était pas vrai. Les démons du sommeil fiévreux m’avaient encore torturé toute la nuit. Devant la glace j’ai constaté : le teint pâle, des cernes cadavériques et des veines pétées dans les yeux. Après m’être débarbouillé sans succès apparent, j’ai jeté un œil sur l’immonde tableau que j’avais chié la veille. Il ne me restait plus qu’un jour, mais je ne pouvais décemment pas présenter une merde pareille à l’examen. Il me restait une solution : Seb. Un gars de la promo. Seb faisait partie de ces gens qui ont toujours une longueur d’avance. Ça m’était déjà arrivé de lui acheter un devoir quelques heures avant le dernier délai. Pourquoi ne pas reproduire la supercherie pour mon diplôme ? Comment ça c’est hautement interdit ? Bien crédules sont les correcteurs qui pensent que derrière trentetrois dossiers remis, trente-trois auteurs se tiennent sagement. Seb bossait dans un bistrot dont j’étais habitué. Je me suis directement rendu sur les lieux en espérant qu’il pourrait me payer un verre dans la foulée. En chemin, midi a sonné. Et dans la rue ce sont des bancs de lycéennes qui galopent ; chimères juvéniles, virginales et délicieuses. À la vue de ces minois, aux sifflements de mes dents sur ma lèvre inférieure ; « juVvvénile », « Vvvirginale », mon ventre s’est noué d’excitation et j’ai salivé. Slurp. Slurp. J’aurais voulu les goûter toutes ; leurs saveurs sont innombrables, de l’aisselle fruitée à la cuisse camphrée, et les membres si doux et les culottes si légères. Leurs jactages, gloussements, leurs rires effrénés comme si elles étaient sous champignons, ah ! Bon sang ! Si seulement je n’étais pas malade comme un chien, je les rongerais comme des nonos ! Toujours est-il que je suis arrivé dans le rade sur mes deux pattes arrières, et que j’ai engagé le truc sans préambule et sans froufrou : 63

-Seb mon ami, toi qui est beau, fort, intelligent, toi qui dessine encore mieux que moi, dis-moi que tu as une œuvre toute faite sur le bien-être esthétique ? -Le bien-être esthétique ? C’est le sujet de ton devoir final ça, non ? -Un peu ! -Je suis navré, mais je bosse beaucoup en ce moment, j’ai tout juste pu terminer mon propre devoir, ainsi que ceux de Mélanie et Cédric qui, eux, me l’avaient demandé à l’avance. -Eh merde ! J’ai reluqué la salle instinctivement et mes yeux sont tombés sur deux vieux messieurs qui buvaient leur demi, accoudés au comptoir. Une soif démentielle m’a assailli. D’un coup les lycéennes étaient fades, l’art était fade, l’amour de ma mère était fade, je ne désirais plus qu’une chose en ce bas monde : boire une bière. -Seb, s’il te plaît, je t’en prie, pour l’amour de Dieu, allonge mon ardoise de deux euros et sers-moi un demi. -Non vraiment je peux pas, le boss m’a dit qu’il fallait que tu règles ce que tu nous devais avant. -Et combien je vous dois au juste ? Tu sais l’argent, ça rentre, ça sort, un de ces quatre je vous réglerai, y a pas de bile à se faire. Seb a fouillé dans le registre. -Cent-trente euros, il a annoncé. -Mais je pourrai jamais trouver une somme pareille ! De retour chez moi j’ai rappelé Estelle, la fille qui m’avait réveillé un peu plus tôt. « Bon ok je vais voir un médecin, mais je vais chez le mien, je préfère. Tu pourrais me prêter vingt-trois balles que je puisse le régler ? ». Et voilà comment on baise les gens, parce qu’évidemment je me suis servi de l’argent d’Estelle pour acheter des bières au supermarché. En sirotant mes canettes, bien emmitouflé dans un peignoir sur mon canapé, j’ai pensé que les lycéennes étaient belles, que l’art était beau, que l’amour de ma mère était beau. Puis j’ai pensé à Estelle. Cette fille prenait soin de moi, m’appelait souvent, me disait qu’elle n’était bien que lorsqu’on était ensemble. Au lit c’était passionnel, quelque chose de doux et d’intime. Elle devait être amoureuse ou un truc du genre. Moi aussi je l’aimais bien, mais j’aimais bien les


autres aussi. Et à vrai dire, je n’avais pas la tête à ça. Je prenais bien plus de plaisir à tatouer qu’à flirter avec Estelle ou Dieu sait quelle autre petite. C’était peut-être ça être artiste : préférer son art à toute autre chose. Peu à peu les idéaux du grand public me paraissaient absurdes. Je ne voulais plus ce que vous désiriez avec tant de ferveur. Je jetais à la poubelle l’Amour, l’Argent, la Famille, l’entassement des vieux objets, les comptes épargnes, la hiérarchie bien proprette, le médecin généraliste remboursé par la Sécu, la publicité, la sur-connexion, le Duty-free, les cartes de fidélité que je refuse à chaque passage en caisse. Et surtout je crachais sur la procréation au profit de la Création. J’avais mes propres enfants. Même que je conservais les peaux de cochons sur lesquels j’avais esquissé mes premiers tatouages, esquisses qui avaient précédées celles dont j’avais moi-même été le cobaye. Ces peaux baignaient dans du formol à la manière des frères de Verlaine et tout comme sa mère je gardais mes enfants ratés dans un placard. Et puis t’y songes comme un pot de fleurs qui te tombe sur le coin de la poire. C’était ça, le bien-être esthétique. J’ai disposé les bocaux face à mon appareil photo, me suis mis torse-nu de manière à ce qu’on voit la correspondance entre mes tatouages et ceux des peaux de cochon, m’y suis essayé à plusieurs reprises, à moitié nu dans le froid de mon appartement, et c’est ainsi, docteur, que ma crève se maintient depuis une semaine ! -Et votre diplôme ? M’a demandé le doc. -Je l’ai même pas eu ! C’est comme je vous disais : plus t’as d’emmerdes, plus t’as d’emmerdes.... -À ce propos, vous me devez vingt-trois euros. -Eh merde !

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Par Louise PENSATO

A

ujourd’hui, Mesdames et Messieurs les Jurés, j’ai envie de vous parler de mon corps. Cela peut sembler très futile et même mégalomane j’en suis consciente. Mais j’en ai envie. Chaque corps de chaque personne vit des choses différentes, reçoit des blessures et des caresses. Aujourd’hui j’avais envie de faire quelque chose pour mon corps, j’avais envie de l’apaiser un peu, de lui faire une caresse. Alors je fais ce que je sais faire de mieux pour m’apaiser : j’écris. main inconnue planait devant son visage. Inconsistante, intangible mais tellement réelle. Tandis que la panique s’emparait d’elle, elle sentit comme une chaleur l’envelopper. Son cœur battant la chamade, mais toujours incapable de détacher son regard du reflet, elle vit alors des traits d’encre marquer son avant-bras et former un dessin. Une sorte de tatouage. Lorsque j’étais enfant, mon corps me satisfaisait très bien. J’étais une petite fille fine qui courait très vite, plus vite que les garçons  ! C’était une grande fierté pour moi. Ensuite j’ai laissé tomber le sport, je n’y trouvais plus l’intérêt que j’avais pu avoir. En y réfléchissant, j’ai toujours fait du sport pour toute autre chose que me dépenser... J’ai fait de la danse pour porter du rose quand j’avais huit ans, j’ai fait du badminton pour être avec les copains à dix ans et enfin de la voltige à cheval pour exorciser ma peur du cheval quand

j’avais quinze ans. C’est d’ailleurs à cet âge-là, entre mes treize et quinze ans que j’ai commencé à remarquer mon corps. Mes seins qui semblaient attirer les regards des adolescents et de certains adultes qui me faisaient peur dans la rue. Mon ventre qui formait des plis étranges lorsque j’étais assise ou qui était compressé dans un jean à la mode. Mes cuisses que je trouvais si énormes lorsque j’étais à l’arrière de la voiture : ainsi écrasées, aplaties sur le siège et qui me faisaient honte. Je me souviens que lorsque quelqu’un était à côté de moi je les soulevais un peu du siège pendant tout le trajet, pour qu’elles semblent à moi et à cette personne moins imposantes. Mes fesses que je critiquais comme étant au choix trop grosses ou trop petites, selon les saisons et les remarques de ma mère. Le fameux « Arrête de manger ou tu finiras par avoir le cul d’une jument ! » est encore assez vif dans ma mémoire. C’est amusant d’ailleurs, comme maintenant je remarque que ma mère se sent elle-même mal dans sa peau, affectée par les changements que peut subir son corps. Souvent elle me demande si j’ai remarqué sa perte de poids ou sa fermeté sur une partie précise. Je crois qu’elle projetait sa peur de grossir sur moi, même si je n’avais pas assez de recul à ce moment-là pour comprendre. Mais ce n’est pas à mon adolescence que j’ai eu le rapport le plus conflictuel

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à mon corps. J’ai commencé à le mettre à mal donnait la nausée. J’en ai commandé toujours après le bac, lorsque je commençais ma vie de plus, peut-être parce que je cherchais à avoir à jeune adulte. nouveau de la satisfaction dans la nourriture. Je mangeais à en avoir envie de vomir et je En mai 2016 j’ai commencé à sortir avec celui finissais par me mettre au fond de la gorge un qui demeure dans mon esprit à ce jour comme doigt, puis deux, puis trois quand ce n’était pas l’amour de ma vie. Oui, encore une histoire suffisant. Je me dégoûtais un peu évidemment, d’amour d’adolescents ennuyeuse et pleine car c’est bien connu, c’est sale de faire ça. Mais d’amour niais. Oui, mais non. Je ne vais pas quelque part je me sentais forte, maître de mon retranscrire notre histoire. Seulement l’effet estomac. Pourquoi est-ce que j’aurais arrêté ? qu’elle a eu sur mon corps, pendant les un an Je réussissais à évacuer une bonne partie de ce et quelques mois qu’elle aura duré. Il faut savoir que j’engloutissais, sans que quiconque ne le que j’ai passé tout mon été alitée cette annéesache alors c’était tout bénef ! Je faisais plaisir là, à cause d’une opération au pied après à mon copain, et je prenais moins de poids. laquelle j’ai eu des difficultés à remarcher. J’ai Je dis bien moins, parce qu’évidemment, ce pris beaucoup de poids pendant cette période, n’était pas comme si je mangeais sainement. car je ne pouvais plus me déplacer et mes Mais ça me suffisait. Parfois ça me faisait mal cachets me mettaient dans un état nébuleux au ventre, car les spasmes étaient trop forts, la plupart du temps. Pour ne rien gâcher, nous comme quand on est malade et que le corps nous alimentions n’importe comment, et ce a encore besoin de se vider, mais que l’on n’a à n’importe quelle heure. Les deux grandes plus rien dans le ventre. Et cette douleur au interrogations de la journée portaient sur ce fond des entrailles m’étonnait, car je trouvais qu’on allait engloutir et ce qu’on allait regarder ça presque légitime de me vider. Alors je me sur l’écran du salon. Rien de transcendant disais « Mais il est plein ton ventre, c’est dans donc. Mais néanmoins je ne l’ai pas mal vécu ta tête la douleur. Aller force encore un peu. » sur le moment, car c’était une jolie période Le goût de la bile acide dans la bouche et les et je ne prêtais pas attention aux kilos que je allées et venues dans les toilettes. Ça, c’était prenais, car j’étais heureuse. Mais plus tard, ma pour mon poids, mais j’estime que j’ai aussi façon de percevoir mes formes a changé, à la fait du mal à mon corps autrement et de façon différence de mon alimentation qui est restée tout aussi cruelle. la même. Je ne mangeais que des choses déjà préparées, et souvent, presque tous les Je n’étais pas heureuse dans cette relation, je week-ends, de la junk food. Moi qui avais tant pense que cela se devine... J’ai fait énormément de plaisir à cuisiner, je choisissais la facilité. de crises d’angoisses et j’avais des douleurs Quand mon ami, que l’on va appeler « A », me psychosomatiques. Je vais détailler deux crises proposait de commander, je finissais toujours parmi celles que j’ai eues. La première c’était un par céder, bien que je me sente coupable soir d’hiver. Nous revenions d’une soirée dans rien que de choisir ce que j’allais avaler. Je ne un appartement avec quelques amis.J’étais prenais aucun plaisir à manger, c’était juste un contrariée ce soir-là à cause d’une fille que moyen de le contenter lui, qui était si friand du j’avais jugée trop proche de A. De plus, j’avais gras sous toutes ses formes. J’ai commencé à l’alcool triste pour la première fois. D’habitude développer une forme de boulimie. Le simple lorsque je bois je suis joyeuse, avenante et fait de finir ce que j’avais dans mon assiette me rigolote ; mais pas cette nuit.

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Il a insisté pour que nous nous arrêtions au centre-ville au lieu de rentrer directement chez moi où nous dormions. J’étais très fatiguée et vraiment, un détour n’était pas la chose à faire, surtout que nous nous rajoutions un quart d’heure à pied dans le froid. Mais il voulait absolument s’arrêter dans un kebab. Alors je l’ai suivi. Pendant qu’il commandait, je me suis assise dans un arrêt de bus à côté de la place de la République et j’ai pleuré. Je me sentais vraiment mal parce que j’avais cédé sous son insistance par peur de la dispute. Quel rapport avec mon corps ? J’y viens. Sur le chemin du retour, j’étais fébrile, je tremblais, mais pas de froid. J’étais en colère contre moi, contre la bouffe. Oui c’est idiot, car ce n’est pas la source du problème. Toujours est-il que je ne tenais pas en place. J’ai fini par m’asseoir ou plutôt me jeter par terre, et je me suis mise à hurler dans la rue déserte. Vu de l’extérieur j’étais une gamine de deux ans qui fait un caprice. Mes nerfs ont complètement lâché, je ne contrôlais plus rien. Je frappais le sol plein de gravier avec mes mains et je le raclais avec mes ongles dans un bruit qui me fait frissonner aujourd’hui. Ma tête me faisait mal, elle me donnait le tournis. Mes poings cognaient le sol avec violence. Tous mes muscles étaient tendus, crispés. J’avais sûrement l’air d’une vraie folle, mais passe encore. Le problème c’est que je me faisais du mal. J’avais les mains en sang à force de les effriter, et mon état était vraiment affreux. Je me rendais malade. Le lendemain j’avais des marques sur le corps, des bleus que je m’étais faits toute seule et des griffures profondes sur les mains.

le début de la discussion houleuse. Il est parti et j’ai commencé à trembler, de plus en plus fort. Je sentais l’angoisse monter en moi. Puis j’ai manqué d’air, je respirais par la bouche à grandes goulées et par à-coups saccadés. Je suffoquais et j’avais l’impression de m’oxyder, que l’air était toxique, qu’il me tuait à petit feu. Alors je me suis enfoncé la tête dans l’oreiller et j’ai crié. Donné toute mon énergie dans ce hurlement, toute ma force. J’avais la gorge en feu. Puis je me suis levée et j’ai tourné en rond pendant un moment. Je me suis approchée de mon armoire et j’ai tapé ma tête contre elle. Tout doucement pour commencer, comme si je voulais me sortir mes idées noires. Puis plus fort parce que ça faisait du bien. J’ai tapé mon front contre le bois dur, encore et encore jusqu’à ce que je ne sente plus rien. J’ai voulu trouver autre chose pour me distraire, mais je ne pouvais plus penser. Je me suis étalée sur le sol en boule et j’ai soufflé tout l’air hors de moi, pour me remplir à nouveau d’oxygène. Ma vision était troublée par les larmes, mes lentilles étaient tombées dans mes mouvements. J’ai encore crié, car je savais que les voisins étaient sortis et que j’en avais besoin. Puis j’ai mis ma doudoune par-dessus mon short et mon t-shirt, j’ai enfilé des baskets et j’ai marché sous la pluie jusqu’à un bus qui m’emmènerait chez lui. Je n’ai pas réussi à marcher droit. Je ne pouvais plus réfléchir, j’étais vidée de toute émotion, de toute substance. Je ne sais plus à quel moment je me suis adossée à un mur d’un café de ma rue. Je ne pouvais plus marcher, mes jambes flageolaient. Je me suis assise un instant et j’ai vu quelqu’un approcher. Il m’a parlé, mais je n’ai pas répondu, je suis repartie Le deuxième épisode que j’aimerais raconter tout de suite, car je ne voulais pas soutenir ses s’est passé après une des séparations que yeux posés sur moi. Je me souviens encore du nous avons vécues. J’ai quitté A et je l’ai mis regard des gens dans le bus... à la porte. Pendant qu’il faisait ses cartons, je me suis mise dans mon lit. Ficelée dans ma À et moi nous sommes séparés depuis et je n’ai couette, j’ai continué de pleurer comme depuis plus fait de crise d’angoisse à ce jour. Quand je

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suis tombée sur l’affiche du concours, j’ai tout de suite pensé à cette tâche à laquelle je songe depuis quelques mois. Mettre des mots sur les fluctuations du rapport avec mon corps. Et j’ai pensé que maintenant que j’avais repris les rênes de celui-ci, que je m’acceptais enfin comme je suis physiquement et que je me sentais bien dans ma tête, je pouvais écrire sur ce sujet. Pendant longtemps je ne pouvais pas me regarder nue devant un miroir. Je les évitais, je ne voulais pas admettre que je n’étais plus cette petite fille aux jambes fines, toutes fines. Mais désormais je me regarde devant la glace de la salle de danse, devant celle de ma salle de bain et je souris. Je me fais plaisir dans cette contemplation. J’ai repris goût à la nourriture, que je me mijote. J’ai perdu les quelques kilos qui me poussaient à me faire vomir. J’ai laissé de côté toutes les relations toxiques qui m’empoisonnaient. Mais c’est surtout le regard que je portais sur moi-même qui me faisait me sentir lourde. Je l’ai compris bien plus tard. Je me suis réapproprié ce qui n’appartient qu’à moi, et j’en ai fait un moyen d’expression, notamment grâce au tatouage, mais aussi à la pratique d’un sport qui me procure du plaisir lorsque je le pratique. Mon corps est à moi et je l’aime. Aujourd’hui il me représente, avec ses passages dans des situations difficiles. Ces moments de ma vie me semblent maintenant loin, mais pourtant ils sont ancrés en moi. Je ne veux pas les oublier, mais j’ai besoin de me pardonner. Je me suis infligé des tortures que je ne veux pas revivre. J’ai cessé de penser que c’était moi que d’agir comme je l’ai fait. Personne ne se fait du mal sciemment. J’avais seulement besoin d’extérioriser tout ce bordel qui parasitait mon esprit. Alors aujourd’hui j’écris pour mon corps, pour comprendre par quoi il est passé afin de mieux en prendre soin. Je lui fais une caresse.

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ÀLE THANATOPRACTEUR Par Eva REITZER

d’exposition. — Toutes mes condoléances, madame. Simon avait déjà vécu cette scène des milliers de fois, mais cela lui faisait toujours autant de peine. Il préférait avoir des petits vieux sur son billard, au moins c’était naturel. Voir une mère pleurer son enfant, qu’il soit petit ou adulte, ça le renvoyait à sa propre mortalité. On a beau être thanatopracteur, on est jamais à l’abri. Il se consolait en se disant qu’il faisait de son mieux pour rendre hommage aux morts. Ainsi, les vivants emportaient un souvenir convenable du défunt. Un cadavre peut sembler horrible ou peu ragoûtant, mais pour Simon, même morts, ils restaient des êtres humains avant tout. Et ils étaient beaux. Enfin, surtout après qu’il s’en soit occupé. Quand la famille fut partie, il observa la photo du défunt qui lui avait été fournie. Derrière ses petites lunettes rectangulaires, il en distinguait bien les détails. Mais à cette heure tardive, il n’aurait pas le temps de s’en occuper. Il plaça le corps à la morgue jusqu’au lendemain : pas d’heures sup’ aujourd’hui. Ce soir, Simon avait un vernissage et il devait encore se préparer pour être présentable. *

— Je ne manquerais ça pour rien au monde, balbutia Simon. — L’artiste du jour est un ami à vous si je ne m’abuse ? — Oh, un ami… Il faut le dire vite. C’était un de mes professeurs à l’école d’art. Simon avait d’abord voulu être illustrateur, avant de se réorienter. Depuis le temps, monsieur Delpierre l’avait surement oublié. Richard Delpierre, qui signait toujours d’un simple « Rich’ », était un vieux dandy au style sombre et nerveux. On ne savait jamais si ses toiles fascinaient ou mettaient mal à l’aise. Simon leur trouvait quelque chose de pernicieux, sans jamais en être assez certain pour l’évoquer. Il attrapa une coupe de champagne au passage du serveur puis s’éloigna du bruyant adjoint en feignant une grande admiration pour les toiles. Il fit si bien qu’il finit par s’y intéresser vraiment et sursauta lorsqu’on l’aborda. Son ancien professeur n’avait pas changé. C’était à peine si quelques cheveux blancs éclaircissaient ses tempes.

— Cela vous laisse-t-il dubitatif, — Monsieur Vallart ! Toujours monsieur Vallart ? demanda Richard fidèle au poste, n’est-ce pas ? Delpierre en désignant son œuvre. L’apostropha amicalement l’adjoint — Ça alors ! Vous vous souvenez au maire lorsqu’il entra dans la galerie

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de moi ? — Je n’oublie que les lèches-bottes, mon petit Simon. Même si vous n’êtes resté qu’un an, j’avais grandement apprécié nos petites… discussions. À propos de cela, que devenez-vous ? L’ancien élève, toujours impressionné par la prestance de l’enseignant, se mit à se gratter l’arrière du crâne avec hésitation. — Eh bien… J’ai complètement changé de voie, en fait. Je me suis lancé dans des études de thanatopraxie et ça fait maintenant dix ans que j’exerce. Delpierre releva un sourcil. — Voilà qui est original. Quel retournement de situation. Quoique… Simon put lire la réflexion du dandy sur son visage. Peut-être fallait-il avoir l’âme d’un artiste pour voir la beauté de chacun à travers le masque de la mort, oui… — Je suis époustouflé, vraiment. Tenez, voyez la toile devant nous ; c’est une vanité à ma façon. Je trouve qu’elle vous va à merveille. Si vous la voulez, je vous ferais un prix. Sur ce, je vous laisse réfléchir, j’ai encore beaucoup de monde à saluer. Simon le regarda partir, encore sous le choc de cette rencontre. Le reste de la soirée passa lentement, mais sans encombre. Il n’acheta rien au risque de vexer l’artiste, mais il ne voulait pas encombrer sa collection d’un tel fardeau. * Quand Simon sortit son premier cadavre de la morgue le lendemain matin, les souvenirs de la veille lui revinrent à l’esprit. Mais il ne se voyait pas comme un artiste. Ce qu’il faisait était bien différent. Plutôt que de tergiverser, il se secoua et commença par laver le corps. En le mettant sur le ventre, il remarqua un sublime tatouage sur son épaule. Ça, c’était un véritable chef d’œuvre. Pas comme les tableaux de Rich’. Le tatoueur qui avait réalisé ça avait énormément de talent. Les lignes étaient fines et précises, les couleurs bien agencées et la composition parfaitement équilibrée. Cela avait dû demander des heures de labeur et de souffrance. C’était vraiment dommage qu’une

telle merveille se perde. Simon se demanda si les artistes tatoueurs n’étaient pas frustrés, parfois, de voir ainsi leur création disparaitre. N’avaient-ils jamais eu envie de les exposer comme n’importe quel peintre ? Le tatouage du mort fourmillait de détails minutieux plutôt hallucinants. Simon ne pensait même pas qu’il était possible d’obtenir une telle qualité de travail sur une peau humaine. Il resta admiratif un moment, s’imaginant comment cette œuvre s’accorderait avec perfection à sa petite collection. Si seulement la chair pouvait s’accrocher comme une toile. Pour la garder intacte, il faudrait la mettre dans du formol car la tanner abîmerait l’encre. Et puis cela reviendrait à profaner un mort. Malsain, mais fascinant. En tout cas personne ne remarquerait l’absence de l’œuvre. * Simon s’affala sur le canapé, épuisé. Il était pourtant rentré plus tôt, sans vraiment savoir pourquoi. D’habitude, il allait au club de tennis le vendredi soir, mais il ne trouvait pas le courage cette fois. Un bocal de formol dépassait de son sac de sport. Simon le fixa. L’avait-il vraiment fait ? Il n’en avait pas souvenir et pourtant… Le tatouage était bien là, il le savait pertinemment. Lui, le thanatopracteur, n’arrivait pas à se voir en train de découper la peau de ce pauvre gars qui s’était tué en moto. Une chose était certaine, personne ne l’avait fait pour lui. Ses doigts se crispèrent sur le bocal. Etait-il en train de devenir fou ? La seule idée qui lui vint fut de cacher son crime au fin fond de son armoire et sa tête sous son oreiller. * Simon n’avait jamais vécu un lundi matin aussi difficile. Il s’était coltiné une migraine monumentale tout le week-end et il en avait été malade. Les nausées le laissaient tranquille depuis qu’il était arrivé à la morgue, mais son crâne le lançait encore. Ce devait être la fatigue. Au moment de s’occuper d’un vieillard, l’image du bocal passa devant ses yeux, comme un fantôme. Qu’est-ce qu’il c’était passé au juste ? Il en avait déjà vu des centaines, des tatouages. Qu’est-ce qui le différenciait des autres ? Rien, 71


probablement. C’était donc de lui que cela venait. Après avoir revu Rich’… Ce type avait toujours été sa bête noire, il s’en souvenait maintenant. Il pensait avoir réussi à être audessus de tout ça. Mais il fallait que Delpierre trouve le moyen de le pousser à bout, jusque dans ses derniers retranchements, à chaque fois. Que cherchait-il à lui prouver ? Déjà à l’époque de l’école d’art, il l’avait mené par le bout du nez. Jusqu’à peindre avec son propre sang pour faire taire ses critiques, lui prouver qu’il donnerait tout à l’art. Et puis il avait compris que c’était n’importe quoi quand le vieux dandy était passé à un fil de se faire virer. Ce n’était pas un hasard si cela était arrivé le lendemain du vernissage. Son professeur le hantait encore après tout ce temps. Simon ferma les yeux et essaya de se concentrer sur son travail. De toute façon, le motard avait été enterré ce samedi, il était trop tard pour remettre le bout de peau en place. Ce n’était pas lui qui allait lui réclamer quoi que ce soit. Presque centenaire, son macchabée du jour arborait une peau dépourvue d’encre. Simon se détendit en s’occupant de lui. L’ancien avait sûrement fait la guerre et vu des choses bien plus horribles que lui. Son visage demeurait paisible. Les yeux fermés, un léger sourire… Le vieux ne le jugeait pas. * Simon admirait l’œuvre à travers le verre. Un an qu’elle marinait dans le formaldéhyde et elle était toujours intacte. Du bout de l’index, il suivit les lignes harmonieuses du tatouage. Si celui-là ne bougeait pas, les autres non plus. Il reposa le bocal sur sa commode, à côté de ses semblables. Il avait reconnu la patte de l’artiste à chaque fois qu’il était tombé dessus à la morgue. Après quelques recherches, il avait retrouvé le tatoueur. Incapable d’aller lui parler de ses œuvres divines, il s’était contenté d’afficher son portrait dans un grand cadre. Il était là, admirant silencieusement la plus belle, la plus folle collection du thanatopracteur. Le second tatouage avait été si facile à prendre. Simon avait perfectionné sa découpe. Comme pour le motard, personne n’avait rien remarqué. 72

Après tout, qui avait le plus besoin de cette encre ? Des cadavres ou lui ? Le monde ne pouvait pas laisser se perdre un tel génie. Alors Simon avait décidé de se sacrifier. Un jour, on l’en remercierait. On reconnaitraît son goût artistique. En attendant, il avait un vernissage ce soir. * — Toujours à l’heure, monsieur Vallart ! s’exclama l’adjoint au maire. Toujours le même disque, pensa Simon. Il ne changera donc jamais ? — Vous savez comment je suis, réponditil pour être poli. — Vous vous y connaissez en street art ? J’ai un peu de mal moi. Enfin, il paraît que l’artiste est très sympa. — Si vous le dites. Je vais le découvrir aujourd’hui. — La découvrir, corrigea l’adjoint. C’est la petite mignonne là-bas, qui discute avec le grand type… Dites, c’est pas votre ancien prof, ça ? Comment c’est déjà ? — Richard Delpierre, soupira Simon. C’est bien lui. Charmante coïncidence. Finalement, la présence de l’adjoint ne lui paraissait plus si terrible. — Comment vont les enfants ? demandat-il en tournant le dos à son professeur. Ravi qu’on lui accorde un peu d’attention, l’adjoint ne put retenir son flot de parole. * Simon avait fini par fausser compagnie à l’adjoint. Il avait profité de l’arrivée d’une des secrétaires de la mairie pour s’éclipser discrètement et se réfugier devant une œuvre délaissée des autres invités et la fixa un moment sans la voir. Pas de Delpierre en vue, tout allait bien. Jusque-là, il avait tenu son verre de champagne sans réussir à y goûter. Maintenant qu’il était quelque peu détendu, il le vida d’une traite. La galerie commençait à se désemplir, mais le thanatopracteur n’avait aucune envie de rentrer chez lui. Il n’avait même pas vraiment regardé les œuvres, ni si l’une d’elle pouvait rejoindre sa collection. Une jeune femme l’aborda, il reconnut la fameuse street artiste.


— Je vois que vous avez bon goût. Vous êtes le seul à avoir vu le potentiel de cette œuvre. Simon n’osa pas lui dire la vérité. Elle était trop jolie pour qu’il la vexe. — Je suis désolé de vous décevoir, mais je n’ai pas les moyens de l’acheter, alors j’en profite tant qu’elle est là. Elle esquissa un petit sourire adorable, faisant ressortir ses fossettes. — Je ne peux pas vous en vouloir, ce sont des choses qui arrivent. Vous êtes artiste, vous aussi ? — J’y ai songé, plus jeune, soupira Simon. Mais finalement, j’ai opté pour une carrière de thanatopracteur. Je m’occupe des morts, je les lave, les maquille, les habille pour leur grand jour. La jeune femme arbora un air intrigué. Elle s’approcha de lui d’un pas. — C’est plutôt particulier comme métier. Il y a quelque chose de beau là-dedans, je crois. — Peut-être… Mais pas aussi beau que votre tatouage, balbutia Simon. Il n’avait pas pu s’empêcher de le remarquer. Comment passer à côté ? Il ornait son épaule, fier comme un coq. Il était bien de lui, le divin tatoueur avait encore frappé. — Oh, merci. Je l’adore. Décidément, j’ai l’impression qu’on est fait pour s’entendre, rougissait la jeune femme. Simon avait finalement trouvé l’œuvre idéale pour sa collection et voilà qu’elle était sur cette charmante demoiselle aux yeux pétillants. Elle lui plaisait beaucoup, c’était dommage. Il respira un grand coup, rassembla ses tripes, et demanda : — Vous êtes libre, ce soir ?

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J'AI OBSERVE LES OISEAUX Par Julie SCHMIDT

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u coin de la vieille rue donnant sur le pont Saint-Émile, une lueur apparaît encore dans la nuit. Dans ce rayon lumineux, l’on peut apercevoir des grains de poussière s’envoler lentement en tournoyant. Le vent hurlait très fort et les arbres semblaient secoués par une force surnaturelle ravageant tout sur son passage, comme l’aurait fait une tornade furieuse et passionnée. L’été, le pont était couvert de fleurs rougeâtres qui caressaient des feuilles d’un vert éclatant, très douces. On pouvait observer dans ce mélange de couleurs gaies, le petit magasin, séparant la rue du pont Saint-Émile. C’était la seule période de l’année, où le magasin semblait tenir debout, rougissant à chaque regard des passants. La vieille bâtisse ne survivait guère que grâce à l’entretien quotidien du père Verdieux. Il était, néanmoins, toujours fermé. L’on ne se souvenait même plus de ce qui y était vendu lorsque la grande porte grinçait encore sous les mains des clients empressés. En hiver, plutôt, la demeure était sinistre, l’on osait à peine s’y approcher, oubliant sa douceur estivale. Cachée sous la neige, elle craquait de temps en temps, faisant sursauter les curieux qui s’aventuraient trop près de celleci. L’on entrevoyait parfois le souvenir du père Verdieux, à demi derrière la porte, appelant François, qui, bien sûr, n’était jamais hors de la maison, mais la

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bâtisse était si grande qu’on pouvait s’y perdre. Kyrié restait plusieurs minutes chaque jour en se rendant à l’école, à observer cette vieille dame, droite, émue quelquefois. Kyrié en sentait émaner une certaine mélancolie, triste de n’avoir que quelques regards indignés. Quand l’école finissait, Kyrié se dépêchait de rentrer chez elle, non pas pour faire ses devoirs, mais pour lire des contes fantastiques, imaginant la maison de la rue SaintÉmile comme partie intégrante de ces contes. à mon corps. J’ai commencé à le mettre à mal après le bac, lorsque je commençais ma vie de jeune adulte. Un jour, on ne vit pas rentrer Kyrié, on la chercha partout, sans succès. On avait peur pour elle, elle n’était pas bien grande, pas bien grasse, ses os surgissaient sous sa peau élastique. Ses cheveux toujours en bataille, faisaient bien gloser le voisinage. Ses parents s’occupent-ils d’elle ? Estelle battue ? Pourquoi était-elle aussi fascinée par la vieille maison ? Était-elle déboussolée ? Toujours est-il que Kyrié avait disparu. Elle rentra quelques heures plus tard, détendue et galante comme à son habitude. Lorsqu’on la questionna sur la nature de son retard si long, qui avait glacé le sang aux habitants du village, elle se contenta de répondre « J’ai observé les oiseaux. » Le soleil s’était recroquevillé derrière les nuages, un épais brouillard


commençait à se former, l’on n’aurait pas reconnu sa propre maison même en se trouvant en face. Des cris d’oiseaux se faisaient entendre, au-dessus des têtes, sans pouvoir n’en apercevoir aucun. Le froid parcourait les corps, glaçant le sang, hérissant les cheveux, tandis que l’on cherchait. Kyrié traversa le pont avec difficulté, tâtant le bord comme si, sous ses pieds, existait un vide profond, inconnu. Sa main heurta quelque chose.

deuxième pied, suivi du vieillard. La porte se referma sur eux. Quelques minutes seulement après, un sifflement strident s’extirpa de la cuisine, et François apparut, plusieurs tasses dans les mains. Elle avait passé rapidement sa tête dans l’entrebâillement de la porte, et aurait juré ne pas l’avoir vu d’abord, au premier coup d’œil dans la maison. « Réchauffe-toi Kyrié, c’est du thé. - C’est quoi du thé?

L’on avait cherché l’enfant partout, bravant le flou environnant, bravant le froid, bravant la peur, à l’école, dans les champs, sur le pont, chez ses amies, chez le maître d’école, elle ne semblait être nulle part. On imagina alors le pire, enlevée, tuée, mangée ! Les femmes criaient au désespoir, tandis que les hommes tentaient de fouiller les buissons, à l’aveugle. La pluie s’était mise à tomber et on craignait le pire pour celle qui avait été vue comme la pire des enfants. On regretta, on s’excusa auprès du père, qui affirmait que sa fille allait revenir, refusant d’accepter sa disparition.

- Du thé mon enfant, une boisson à base d’herbes, goûte, tu auras moins froid et tu verras, c’est très bon ! » Elle ne but que deux gorgées, avant d’entreprendre une visite méticuleuse de la maison, dans ses moindres recoins. La baraque était grande, fidèle à la vision extérieure qu’elle eut pu en avoir. Le sol craquait agréablement sous ses pieds, elle évitait soigneusement les tapis poussiéreux, de légers grains qu’elle observait voler telle une poussière de cendres, des visages semblaient s’y former. Du haut de ses trois pommes, les sortes de voûtes en bois semblaient soutenir le ciel. Kyrié pensa que la maison n’était pas différente des autres. Les pièces étaient spacieuses et comptaient de nombreux meubles anciens, dont une gigantesque bibliothèque. Kyrié effleura du bout des doigts de nombreux ouvrages d’anatomie, de chimie, quelquesuns de taxidermie, des noms à consonances allemandes qu’elle n’arrivait pas à lire ni à comprendre. Sur les murs, s’ennuyaient posés là de vieux portraits de famille, qui se contentaient d’observer les allées et venues de leurs descendants. Ils en auraient eu des choses à raconter, s’ils pouvaient parler, leur témoignage aurait été important pour innocenter les Verdieux. À côté d’eux reposaient des têtes d’animaux, que la jeune fille ne manqua pas d’observer avec grand

Le Père Verdieux pencha la tête, et observa une jeune fille, haute comme trois pommes, agenouillée devant lui, chantonnant apeurée des excuses : « pardonnez-moi je ne voyais rien je m’excuse il fait sombre je ne vous avais pas vu mon dieu comme je suis navrée… » Verdieux lui fit signe de la main de se taire. « Vous ne m’aviez pas vu, alors il n’est point utile de vous excuser ainsi, relevez-vous, ce n’est pas beau, une fille qui pleure. » Elle renifla, et remarqua alors le regard vide d’émotions du Père Verdieux, qui bien loin du monstre décrit par son père, semblait indifférent à sa compagnie. « Puis-je rester avec vous le temps que le brouillard se dissipe s’il vous plait ? », hésita-t-elle, souriante. Il se contenta de hocher poliment la tête, et de lui indiquer la direction de sa hutte. Elle posa un premier pied sur le palier, observa l’intérieur, et posa son

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dans du formol. Et comme nous possédions du formol, la spécialité du magasin qui attirait tous les gothiques et autres énergumènes dans le genre du pays, c’était de stocker les propres peaux des clients sous verre, après leur mort, pour les greffer sur quiconque pouvant se l’offrir. La fabrique fonctionnait à merveille, nous étions le magasin le plus riche et le plus populaire de la région. Mais un jour, ma fille a voulu tenter une expérience, sans demander l’accord du client, elle greffa un bout de peau de veau au lieu de celui de son père décédé. La rumeur se répandit alors que nous étions devenus des savants fous. À partir de là, plus personne n’osait venir, sauf les gothiques, mais la perte de clients a entraîné une inflation, forcément, les gothiques ne venaient plus non « Pourquoi les habitants du village vous voient plus. Tout le village a fini par nous pointer du comme des monstres ? Parce que vous buvez doigt pour chaque maladie ou décès, à nous de l’eau à l’herbe ? » haïr et à nous isoler. Ma fille est partie sous Kyrié monta se réfugier dans sa chambre, la pression des habitants et à ce jour nous ignorant les paroles inquiètes de son père. n’avons plus eu aucune nouvelle d’elle. » Comme à leur habitude, les gens du village Le père Verdieux posa sa pipe, et s’endormit. retournèrent gloser, sur l’éducation de Kyrié. François observa Kyrié, ce qui la gêna un peu, À peine soulagésque tout reprenait son cours elle ressentait un certain malaise vis-à-vis de normal. Dans sa chambre d’enfant, Kyrié ces deux grands yeux noirs fixés sur elle, ils allongée sur son lit, réfléchissait à tout ce semblaient vouloir plonger dans les siens alors que les Verdieux lui avaient raconté. Le père que si l’on essayait d’analyser ceux de François, Verdieux plaça sa pipe entre ses lèvres pelées, on n’y trouverait qu’un néant profond et et, regardant Kyrié, commença à conter : glaçant. Elle se leva, et remerciant le jeune «  Tout commença quand j’étais encore en homme poliment de l’accueil, elle rentra chez pleine forme, et François n’avait que dix ans. elle. Elle passa la soirée à s’imaginer le contenu Je tenais une boutique un peu spéciale. Ma de la cave, et quand son père vint la border elle fille me secondait dans les tâches les plus lui demanda ce qu’était le formol, il répondit minutieuses, car elle était très douée de ses simplement qu’elle ne devrait pas être aussi mains et avait certainement une grande curieuse et prendre autant de risques, surtout carrière dans le dessin qui l’attendait. Elle à son âge. Sa nuit fut mouvementée de rêves, réalisait des prouesses techniques incroyables mais aussi de cauchemars, elle se rêva enfermée avec ses aiguilles. Oui, nous tenions un salon dans un bocal, greffée sur la peau d’un parfait de tatouage, mais pas n’importe lequel, un inconnu et même enterrée vivante. Elle s’était salon de tatouage qui te permettait de tester réveillée le matin tremblante et suffocante. au préalable sur des peaux d’animaux stockés Elle sentit que pour faire passer le cauchemar, intérêt. Elle voulut toucher, François Verdieux la porta dans ses bras et la hissa vers le ciel voûté. En haut des escaliers se trouvaient les chambres, rien de plus qu’au salon, si ce n’est deux grands lits en bois ciré, une fenêtre d’où l’on peut observer le point Saint-Émile, et une autre d’où l’on aperçoit le vieux Moulin détruit il y a des années déjà. Les Verdieux laissaient Kyrié gambader dans la maison, en veillant tout de même à ce qu’elle ne s’approche pas du sous-sol. Son inspection finie, la jeune fille se rassit à côté de sa tasse froide, le thé n’avait aucun goût. Elle but, tout en questionnant les Verdieux, ils répondaient volontiers. Elle en venait petit à petit, comme réfléchit à l’avance, aux sujets délicats.

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elle devait visiter cette cave. Après l’école, elle se rendit chez les Verdieux. François l’accueillit à nouveau avec du thé, le père Verdieux s’endormit à l’heure de la sieste, et François réalisait le portrait de son père endormi. Kyrié se remit alors à inspecter la maison. Elle descendit les marches sur la pointe des pieds pour ne pas prévenir François. Elle ignorait ce qui allait lui arriver si elle entrait dans cette cave, mais elle désirait plus que de raison s’y rendre, elle était attirée comme par une force extérieure qui l’aliénait aux Verdieux tant qu’elle n’aurait pas effectué sa visite. La clé ne se trouvait pas sur la porte, mais Kyrié maligne et habituée à ouvrir des portes fermées, fouilla tout autour de la porte, sous le tapis, sur les poutres, et trouva la clé au creux d’un petit trou dans une des marches de l’escalier en bois. Elle épousseta les toiles d’araignée avec un certain dégoût. La porte s’ouvrit dans un grincement qui aurait pu réveiller un mort. Elle s’étouffa, une bourrasque de poussière venait de s’extirper de la cave. Une forte odeur de produit chimique et de pourriture arriva à ses narines comme un coup violent, elle vacilla quelques instants. Elle tâta le mur jusqu’à trouver un interrupteur. Une faible lumière éclaira péniblement la pièce, qui semblait immense. N’entendant toujours pas les Verdieux arriver, elle posa un premier pied dans la pièce. Des petits craquements sous ses pieds la firent sursauter, elle découvrit avec stupeur une centaine d’insectes morts recouvrant le sol en pierre gris. Mais, courageuse, elle continua d’avancer, évita de justesse plusieurs insectes recroquevillés, piégés dans le garde-manger de la bête à huit pattes, avant de trouver ce qu’elle cherchait. Derrière un drap poussiéreux qui la fit tousser encore lorsqu’elle le retira, se dévoila une immense étagère remplie de bocaux d’une couleur verdâtre, où semblaient encore fraîches, les peaux de leurs victimes, comme les appelaient les habitants. Kyrié était

émerveillée, tout était encore plus beau que dans son imagination. Elle découvrit la table d’opération, et posé sur un chariot, le carnet à dessin de la fille Verdieux. Elle feuilleta, et s’extasia à chaque dessin, jusqu’à tomber sur un portrait de son père. Elle plia la feuille et la dissimula dans son petit manteau. « Kyrié ? » Elle tressaillit, le père Verdieux se tenait dans l’encadrement de la porte. « Pardonnez-moi votre histoire m’a beaucoup intéressée et j’ai voulu voir, mais je n’ai rien touché ni cassé, je vous le promets ! - Ton père est venu te chercher. - Comment il a su que j’étais là ? - Je l’ai appelé. » Le père de Kyrié avait raccroché le téléphone, rouge de colère, il venait de recevoir un appel téléphonique du Père Verdieux qui demandait à ce qu’il vienne récupérer sa fille. Il avait foncé poussant au maximum de sa force pour arriver le plus rapidement possible. Sa voix rauque lui avait hérissé les poils, il se désola de laisser tant de libertés à sa chère fille, et se demanda plusieurs fois, comme un disque rayé, ce qui pouvait bien passer par la tête de cet enfant. Il avait sonné essoufflé, et était tombé nez à nez avec François qui ouvrit la porte le temps que le père Verdieux ramène la fillette. Furieux il prit sa fille par le bras et l’enguirlanda si fort que tous les voisins passèrent leur tête par leur fenêtre, pour suivre la scène. Kyrié jeta un regard de haine au père Verdieux, qui referma la porte, l’air grave, la figure décomposée. Cette dernière image du père Verdieux resta plusieurs minutes à son esprit, sa mâchoire n’était plus maintenue et s’était suspendue à son visage dans un craquement, il avait un trou à la place du nez, et ses yeux étaient toujours

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grands et noirs. Rentrés à la maison, le père de la fillette eut une grande discussion avec elle, sur le danger que représentaient les Verdieux, par rapport à leur maison et à leur passé. Elle sortit le dessin et l’étala sur la table. « C’est quoi ça ? Pourquoi t’es sur ce dessin ? Tu connais leur fille ? - Où tu as trouvé ça ? Qui te l’a donné ? - Je l’ai volé dans la cave des Verdieux. - Tu l’as volé ? Mais Kyrié enfin ! Je t’ai appris à ne pas voler pourtant ! C’est très mal ! Il faut le rendre à Monsieur Verdieux avant qu’il ne se fâche ! - Tu n’as pas répondu ! – Baisse d’un ton tu parles à ton père, là. Donne-moi ce dessin et file dans ta chambre je ne veux plus te voir de la soirée, tu descendras juste pour manger ! » Elle courut dans sa chambre en pleurant. Elle aperçut une mouche morte sur son parquet, elle rampa vers elle, puis l’observa, comme un médecin légiste finalement, elle tendit l’oreille pour écouter le craquement tandis qu’elle ouvrait délicatement la mouche pour observer son intérieur. Tout son chagrin avait disparu, elle voulut absolument étudier l’anatomie de l’insecte. Elle y passa des heures, oubliant de descendre manger. À tel point que son père voulut monter s’excuser. Elle ne l’entendit pas arriver tant elle était concentrée, et quand il entra et la vit allongée par terre, avec deux aiguilles à coudre et une mouche dépecée, il préféra appeler un pédiatre, effrayé par l’attitude de sa fille. Le pédiatre, qui ressemblait à un gros ours en peluche s’était déplacé à cette heure tardive, car c’était un bon pédiatre. Il passa plusieurs heures à discuter avec Kyrié dans sa chambre, tandis que son père attendait en bas. Quand il ressortit, il expliqua

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au père de Kyrié que la fillette avait besoin de plus d’attention, on devait mieux lui expliquer les choses, et surtout, elle promettait d’être surdouée, car elle s’intéressait à tout, et surtout à la science. Quand il remonta à nouveau dans la chambre de sa fille, il la trouva allongée dans son lit, calme, elle dormait. Apaisé, il se rassit dans le canapé, son portrait dans ses mains. Le lendemain arriva très vite, Kyrié retourna chez les Verdieux. Le père Verdieux s’étant absenté, seul François était présent. Il accepta de la faire entrer, et l’emmena terminer sa visite de la cave. François était le seul à vouloir révéler la vérité à la jeune enfant. L’étagère se tenait à la même place, remplie des mêmes bocaux, des étiquettes collées dessus déterminaient parfois des noms, ou des parties de corps. Sous l’un d’eux, elle crut lire « Avant-bras Emily Verdieux ». Elle le reposa rapidement, regarda François effrayée, recula de plusieurs pas, en attendant de faire le lien entre toutes les informations. François répondit d’un geste de la tête qu’elle avait deviné. « Elle a ruiné notre affaire, en fuyant la maison elle a eu un accident de voiture, on a gardé des parties de son corps, en vengeance, et pour qu’elle soit à jamais avec nous. » Kyrié soudainement libérée de son aliénation s’enfuit en courant de la maison, et se réfugia chez son père qui était déjà en chemin. Il avait remarqué sa disparition, et avait immédiatement eu l’idée d’aller chez les Verdieux. Blottie dans les bras de son père, elle remarqua pour la première fois son tatouage à l’avant-bras, entouré d’une cicatrice. La couleur de la peau semblait différente à cet endroit, elle était plus sombre, moins douce. « Dis papa… C’est quoi ça ? - Tu sais, le jeune homme à qui Emily a greffé une peau de veau ? C’était moi. »


Elle leva les yeux vers son père et reconnut les grands yeux noirs et le visage fondant en lambeaux. Kyrié se réveilla en suffoquant dans la cave du vieux magasin ;elle s’était évanouie à cause des vapeurs de produits chimiques. L’étagère était vide, pas de bocaux, pas de peaux, pas de formol, ni de Verdieux, tout avait disparu, le magasin semblait abandonné depuis des années. Le brouillard à l’extérieur se dissipa, et elle aperçut son père suivi des habitants du village courant vers elle, les visages soulagés de l’avoir retrouvée dans le vieux magasin près du pont Saint-Émile. Elle était libre.

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TOCCATA POUR UN COEUR ENFERME Par Amandine SENSER

Je m’appelle Héloïse. Pour ceux et celles qui le savent, Héloïse est un personnage ayant eu une aventure avec son maître Abélard au Moyen ge, aventure que l’on a vite jugée scandaleuse. Moi, je n’y ai été pour rien. Mais dans quoi, vous ditesvous ? Je vais y arriver. Mais d’abord, laissez-moi me présenter. Née d’une mère photographe et d’un père chef d’orchestre, tous les deux décédés quand j’avais dix-huit ans, le premier jour du printemps 1995, je fus ce qu’on appellerait une enfant précoce, un petit génie. Il est vrai que j’ai su parler, marcher, lire très tôt. À cinq ans déjà, on me disait parée de tous les dons. Les gens se seraient-ils crus dans un conte de fée, dans lequel je tenais le rôle de la petite princesse ? Certes j’étais curieuse de tout et attirée rapidement par les arts. Surtout la musique, puisque je me suis rapidement dirigée vers l’orgue et le violon. Pourtant, je n’ai vraiment pas demandé à ce qui, par la suite, arriva. Et je m’en trouvai rapidement attristée, de même mon cœur en fut mis en miettes et en boîtes, attendant d’être un jour recollées. *** Tout commença lors de ma rentrée en deuxième année de Master Musique. J’avais effectué une licence de type

prépa car je voulais avoir un solide bagage de connaissances pour le domaine culturel auquel je me destinais. Puis j’avais enchaîné avec une première année de Master de Droit du Patrimoine avant de me diriger vers la seconde année de Master Musique, donc. Tous mes professeurs ne tarissaient pas d’éloges sur moi, ce qui me gênait. D’autres étaient bien meilleurs que moi. Donc, tout commença dès le début de ma seconde année de Master. Le tout premier jour de cours – un lundi 18 septembre gris et terne qui annonçait déjà l’automne – je rencontrai celui qui serait à la fois mon ancre et ma perte. Je n’avais jamais lu de mangas, et pourtant je lui trouvai une ressemblance avec les héros du genre : des traits fins et bien dessinés, le sourire facile qui devait sans doute faire battre le cœur des étudiantes, des yeux – et quels yeux ! – oscillant entre le vert et le brun à l’instar d’une forêt. Bref. Le cours démarra. Heureusement pour moi, j’avais de solides connaissances en Histoire des Arts, ayant suivi cette spécialité au lycée, ce qui me permit de bien suivre le cours et de répondre aisément aux questions de Grégory Vaillant. Ses nombreux regards sur ma personne semblaient briller de fierté – et d’un autre sentiment que

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Comment parvenait-il à rester aussi maître de lui-même alors que je tentais de me reprendre ? À croire qu’il avait fait ce geste exprès ! Non, je ne cèderai pas à son charme. Je ne le devais pas. Pour moi, mais aussi pour lui. Pour notre carrière à tous les deux. La rencontre se déroula ensuite dans le meilleur professionnalisme. En sortant de son bureau, une demi-heure plus tard, je sentis ma nuque picoter. J’y passai une main comme pour y ôter une chenille, sans savoir que c’était le regard de Grégory qui m’accompagnait jusqu’à ce que j’aie disparu de sa vue. Le soir-même, j’eus du mal à m’endormir. Seule dans ma demeure trop grande pour moi – une ancienne ferme – je repensai au geste de Grégory. L’avait-il fait volontairement ? Je pense. Il avait l’air faussement innocent. J’hésitai à lui en toucher un mot. Mais plus j’y songeai et plus je me disais que cela risquait de paraître fort déplacé. Si seulement j’avais eu quelqu’un à qui en parler, comme un grand frère ou une grande sœur. Hélas, personne. Je m’endormis, les larmes au bord des paupières, dans ma solitude et mes incertitudes. *** Fin décembre 2017. L’automne avait cédé la place à l’hiver, même si rien ne nous disait clairement que c’était l’hiver. Pas de neige mais bien de la pluie et des températures encore positives. Les déçus de ne pas avoir de neige étaient nombreux. Moi ça ne me gênait pas plus que ça. L’heure des vacances de Noël avait sonné. J’avais rendu mes dossiers à temps – n’en restait plus qu’un – et j’allais quitter le bâtiment quand, passant devant le bureau de Monsieur Vaillant, j’y passai la tête afin de lui souhaiter de belles vacances. -Merci, chère Héloïse, à toi également ! Et n’hésite pas à m’envoyer un mail si jamais tu as des questions pour le Mémoire. -Oui, je sais. Pour le moment, ça avance bien. Alors tu pourras me faire lire tes passages dès que tu le souhaites ! S’approchant de moi, Monsieur Vaillant leva la main … et effleura ma joue. -Quand je pense que je ne vais plus voir ton adorable visage avant longtemps, dit-il en

je ne parvenais pas à décrire. En deux heures de cours, il avait réussi à mettre mon cœur en boîte, une boîte qu’il avait inconsciemment entre les mains. Mais ça, je ne m’en rendrai vraiment compte que plus tard. *** Mardi 17 octobre 2017. Ça y est, mon sujet de Mémoire avait été arrêté et validé ce jourlà par mon directeur de recherche, qui n’était autre que Monsieur Vaillant, le plus à même de m’aider dans mon travail. L’après-midi, après notre cours de gravure, il m’invita à passer dans son bureau afin de parler de mon sujet et des directions que je souhaitais lui faire prendre. - Je t’en prie, Héloïse, assieds-toi, mets-toi à l’aise. - Merci. Avec une nonchalance presque énervante, il s’assit face à moi, le regard pétillant et un sourire en coin. - Alors, dis-moi, tu as déjà des idées ? reprit-il. - Oui, j’ai déjà commencé mes recherches et j’en suis arrivée à ceci. Pendant une bonne heure, nous échangeâmes remarques, conseils, questions. Mon Mémoire prenait une tournure des plus sérieuses et surtout, Monsieur Vaillant avait l’air aussi passionné que moi, car pour lui mon sujet était une première fois, et l’aspect politique l’intéressait. J’étais à l’aise en sa présence. Soudain, je fus surprise de l’effet qu’il me faisait, pas seulement sur le plan physique, mais aussi sur le plan intellectuel. Nous avions souvent les mêmes idées au même moment. Il ne tarissait pas d’éloges sur mon sérieux, et louait mes capacités de réflexion. Quant à moi, je le considérais comme un professeur remarquable. Étions-nous en train de réécrire l’histoire médiévale d’Abélard et Héloïse ? Pourtant, je n’avais pour lui qu’une admiration professionnelle – bon, d’accord, il était bel homme. J’aurais aimé que ce soit tout. Qu’il n’y ait entre nous qu’une relation professionnelle. Quand sa main effleura la mienne par-dessus le bureau, je la retirai vivement comme si elle m’avait brûlée aussi chaudement qu’un charbon jaillissant d’un feu de cheminée. Tu rougis ? sourit Monsieur Vaillant. 81


soupirant. Ouh là ! Je n’avais pas prévu cela. Mince ! Que dire, que faire ? M’échapper sans un mot ? Trouver une tirade à la fois spirituelle et contrecarrant ses avances ? - Je ne crois pas mériter vos attentions. Je ne suis qu’une étudiante ! Mais une étudiante incroyable. Mon cœur s’arrêta quand Monsieur Vaillant se pencha vers moi. Je posai les mains sur son torse pour l’arrêter et lui dit : - Non, ce n’est pas une bonne idée. Bonnes vacances, monsieur. Nous nous verrons en janvier, pour Paris. Je ne lui laissai pas le temps de répondre et partis. N’avait-il pas encore compris qu’une histoire d’amour était impossible entre nous ? Il est vrai que je ne voulais plus m’engager, du moins avant un long moment, ayant déjà eu le cœur lacéré. Mais là … J’appréciais tellement mon directeur de recherche que je ne voulais pas courir le risque d’être renvoyée, ni même de lui faire avoir des problèmes. Même si nous parvenions à cacher notre relation, combien de temps resterait-elle secrète ? Ce ne fut que le soir, allongée dans mon lit, que je dus m’avouer les choses : j’étais réellement amoureuse de Monsieur Vaillant. Il avait pris mon cœur en otage et avait semble-t-il verrouillé une partie de ma raison. *** Mercredi 17 janvier 2018, 9h. Le train qui nous emmenait moi et sept autres étudiants de Master 1 – j’étais la seule de Master 2 – à Paris venait de partir de Metz. Dans une heure et demie, nous serions à la Gare de l’Est. J’avais sauté sur l’occasion de participer à ce voyage, connaissant déjà les deux établissements que nous allions visiter, pour y avoir déjà réalisé des visites et des projets avec mes parents quand ils étaient encore en vie. Le soir, après une journée riche en rencontres et travaux d’archives, nous arrivâmes dans ce qui demeurait un lieu marquant. L’abbaye était superbe et avait déjà vu naître certaines de mes compositions pour le diocèse de Metz, notamment deux cantiques – l’un à Saint Étienne et l’autre à Sainte Jeanne d’Arc – ainsi que deux concertos pour violon et 82

orgue. Le dîner fut un moment de retrouvailles et permit à tous de se poser un peu avant d’aller dans la salle des résidents, où le billard fut pris d’assaut par certains de mes nouveaux camarades. Puis, la fatigue me prenant, je pris congé des autres et gagnai l’étage. Soudain, une main agrippa la mienne ; me retournant je fus plaquée contre le mur et sentis les lèvres de Monsieur Vaillant se poser sur les miennes avec une douceur mêlée d’impatience. Son bras entoura ma taille, je frissonnai. - Pourquoi moi ? demandai-je dans un souffle. - C’est ainsi, chuchota Grégory. - Vous savez que si l’on nous surprend, nous encourons des risques … - Je m’en fiche. Tant que je suis avec toi. - Je ne veux pas vous faire perdre votre travail. - Toujours aussi attentionnée, à ce que je vois. - Je vous l’ai déjà dit, on ne peut pas. - Et pourquoi donc ? - Déjà parce que je suis votre étudiante. Ensuite parce que … - Parce que quoi ? - Je n’ai pas envie d’avoir une réputation du genre dévergondage de professeur. Je piquai un fard quand Monsieur Vaillant rit doucement. - Dévergondage de professeur…J’apprécie cette expression. - C’est vilain de se moquer de moi, souris-je malgré moi. - Bon, c’est bien beau de parler mais…Si nous passions à autre chose ? Je blêmis. J’avais peur, mais en même temps je le désirais. Après tout, les interdits avaient l’air d’avoir été créés pour être transgressés. Quand Monsieur Vaillant me prit la main et m’attira à sa suite vers sa chambre, je ne résistai qu’une seconde, et découvris l’amour durant une courte nuit. *** Le lendemain, j’espérais vraiment que personne ne savait ce qui s’était passé cette nuit. Apparemment, ce fut le cas. Personne ne dit rien, ou alors tout le monde cachait bien son jeu. J’évitais au maximum de regarder Monsieur Vaillant assis en face de moi, sauf quand il


m’interpellait sur une question artistique ou philosophique ; de plus il s’amusait à titiller ma cheville le plus discrètement possible. La journée promettait d’être assez longue, et je voulais garder le contrôle le plus longtemps. Comme la veille au soir, en allant chercher mon sac de voyage afin de libérer la chambre, Monsieur Vaillant parvint à me voler un baiser. Je me fiais à lui pour mon Mémoire mais il était également ma perte. Cette histoire était beaucoup trop risquée, un jour ou l’autre nous encourrions une lourde peine. J’avais l’impression de revivre à la fois l’histoire d’Abélard et d’Héloïse et celle de Roméo et Juliette. Dans un cas comme dans l’autre, le risque était immense : Abélard est émasculé, les deux amants de Vérone se suicident. J’étais déboussolée, sans savoir quoi faire. *** Le retour à Metz se passa pour moi dans une sorte de brouillard. Je repensais encore à ce qui s’était passé à Paris, tout en essayant de ne pas le faire et pourtant … Trois semaines plus tard, j’avais terminé la première partie de mon Mémoire et presque achevé la seconde. Un jour clair de février, j’envoyai le tout à Monsieur Vaillant afin qu’il me donne ses impressions ; sa réponse arriva dans la soirée. Chère Héloïse, Je reconnais bien ton style à la fois sérieux, précis et léger. Bravo pour ces parties, continue sur cette lancée. Pour ce qui est de la dernière partie, j’ai réussi à retrouver des documents qui pourraient t’être utiles. Si tu pouvais passer à mon bureau demain … G. V. Je soupirai. Il profiterait sans doute de ce rendez-vous pour me voler un nouveau baiser. Ou autre chose. Mais si je n’y allais pas… Je me décidai rapidement : j’irais voir Grégory et lui dirai, outre tout le bien que je pense de lui, que sa drague doit cesser, même si cela devait me briser le cœur. *** Ni moi ni Monsieur Vaillant ne parlions. Ce dernier était debout face à la fenêtre de son bureau, les mains dans le dos.

- C’est vraiment ce que tu souhaites, Héloïse ? - Je vous l’ai dit, nous ne pouvons pas continuer, un jour ou l’autre quelqu’un se doutera de quelque chose, si ce n’est pas déjà le cas. À Paris, nous avons bien essayé d’être discrets... Pourtant tu avais l’air d’apprécier ces gestes d’attention. - Je … Oui, mais je ne les méritais pas. - Pourquoi résistes-tu autant à l’amour ? - Parce que je ne suis pas faite pour cela. - En es-tu certaine ? - Oui. - Moi, je pense tout le contraire. Tes parents sont morts quand tu étais jeune, puis tu as semble-t-il manqué d’affection, avançant sans famille sur qui compter. Je crois que tu manques cruellement d’amour, Héloïse. Je vois bien que tu es solitaire, malgré le fait que tu aides les autres. Pourtant, ce n’est pas la meilleure solution que de rester seule. Monsieur Vaillant se retourna et s’avança vers moi avant de s’agenouiller. Sa main se glissa sous mon menton et me fit lever la tête vers lui. - Sache que personnellement je ne renoncerai à toi pour rien au monde. Parce que ça me briserait le cœur. - Ne dites pas de bêtises. Vous êtes trop intelligent pour vous cela. - Depuis que je t’ai rencontrée, j’ai voulu passer du temps avec toi. J’ai été plus que ravi que tu me choisisses comme directeur de Mémoire. Je sais depuis longtemps que tu es pleine de talents, tes cantiques à Saint Étienne et Sainte Jeanne d’Arc ainsi que tes concertos l’ont prouvé. Tu es promise à un très bel avenir. Mais pas toute seule. Je veux t’aider dans cet avenir. Je te laisserai le temps, s’il le faut. - On ne peut pas. Je suis sincèrement désolée mais … - Héloïse, regarde les choses en face. Tu t’es longtemps refusé d’être heureuse, tu te plonges dans le travail sans vraiment penser à toi. Je le sais, tes anciens professeurs me l’ont dit. Maintenant, il est temps que tu prennes du temps pour toi. Tout en réalisant ton Mémoire, certes. De toute manière, je crois en toi. Je sais que tu y arriveras. 83


Ce fut à ce moment précis que je craquai. Toute la pression accumulée au cours de ces dernières années – en vrai, depuis mon Bac – venait de voler en éclats. Les larmes débordèrent de mes yeux. En voulant être trop sérieuse, je m’étais forgé une carapace. Une carapace qui m’enfermait plus qu’elle ne me protégeait. En moins de cinq minutes, Monsieur Vaillant venait de tout faire exploser. Le pire, c’est que j’étais obligée de reconnaître qu’il avait raison. Ses bras se refermèrent sur moi avec tendresse. C’était une étreinte de grand frère. Une étreinte protectrice. J’en fus étonnée, car je ne me souviens pas en avoir connue de telle, pas même venant de mes parents. *** Mi-mai, mon Mémoire avait été relu par deux amis musicologues, qui m’avaient assurée que je n’avais dit aucune bêtise et qu’ils avaient appris des choses, et rendu. La soutenance orale était prévue dans un mois. Même si je connaissais mon travail par cœur ainsi que des informations que je n’avais pas cité – dans leur totalité ou partiellement – je ne pouvais m’empêcher de me mettre la pression. Grégory passait beaucoup de temps à essayer de me détendre, mais tant que la soutenance ne serait pas passée, je craignais qu’il ne craque à son tour. Finalement, nous avions choisi de continuer notre relation. Heureusement, personne n’était au courant de cela, ni les étudiants ni les professeurs, ni même le directeur du Département de Musique. Le grand jour arriva enfin. Même si Grégory faisait partie du jury, de même que le directeur du Département de Musique, je devais ne décevoir personne. À l’heure fatidique, je fermai mon cœur et pénétrai dans la salle. *** Peu de temps après, la nouvelle arriva : la réussite. La validation de mon Master 2. Les félicitations. Par ailleurs, la fin de mes études. Je n’avais pas souhaité me diriger vers le doctorat, même si j’en avais les capacités, pour Grégory. Mais outre l’aspect scolaire, maintenant que j’étais diplômée, il n’y avait plus aucun obstacle pour cacher la relation amoureuse que j’avais longtemps refusé de vivre. Où mènera-t-elle ? Parviendrai-je à m’ouvrir suffisamment, à 84

m’épanouir véritablement ? Sans aucun doute. Trois jours après ma soutenance et l’annonce des résultats, sous un soleil radieux, je fêtai ma réussite avec Grégory et deux amis musiciens de longue date. En voyant le sourire de Grégory, je sentis alors les nuages les plus noirs se dissiper. Peut-être que quelques passages de brumes demeureront, mais j’avais la certitude que le soleil passait à travers les fissures de la carapace entourant mon cœur. Toute l’année, celui qui portait si bien son patronyme – vaillant signifiant ce qu’il signifiait, Grégory venant du latin veilleur, vigilant – avait su m’ouvrir à tellement de choses que j’avais encore du mal à y croire. Je continuais à penser que je ne méritais pas son amour ni son soutien, mais une chose était certaine : l’avenir promettait d’être beau avec lui, s’il m’acceptait vraiment. La preuve me parvint le lendemain. *** Jamais je n’aurais pensé que Grégory irait aussi loin. Après m’avoir supportée pendant un an, aidée pendant des mois et soutenue jusqu’à ma soutenance, j’avais pensé qu’il m’aurait assez vue ou qu’il m’aurait larguée après quelques semaines de relation. Et pourtant … Sa demande me surprit, je ne m’y attendais vraiment pas. - Il a été ton prof, il est trop vieux pour toi, me murmura ma raison. - Tu l’aimes tellement ! Vous allez tellement bien ensemble ! me hurla mon cœur. Je ne pus m’empêcher de le traiter gentiment de fou. - Je suis fou d’amour, tout simplement, déclara Grégory, toujours agenouillé devant moi. Fou d’amour pour un ange musicien. Je te promets d’être un compagnon durable et toujours aimant. Acceptes-tu ton humble serviteur ? - Oui ! Bien sûr que oui ! Même si je suis encore certaine de ne pas te mériter. Quand il me passa la bague de fiançailles au doigt, ce fut un déferlement de pensées dans mon esprit. Violence et tendresse, joie et tristesse, passion et calme. - Je te l’ai déjà dit. J’ai besoin de toi comme tu as besoin de moi. Soutenons-nous l’un l’autre. Car pour moi tu mérites les plus belles attentions.


Au final, pas de scandale. Juste un amour sincère. Pas de suicide à la Roméo et Juliette, mais la célébration de la vie par la musique – eh oui, quand on est en couple avec un musicien et musicologue en l’étant soi-même. Pas de remontrances, mais des félicitations – et des conseils. Pas de déménagements mais de beaux changements et une installation dans mon chez-moi. Ni Grégory ni moi ne nous étions attendus à un tel déferlement de sentiments. Mais après tout, nous nous étions bien trouvés. Car après un an de fiançailles, nous étions plus amoureux que jamais. Il avait su être pour moi un soutien très précieux, à l’instar d’un pilier de cathédrale. Il remplaça la carapace de mon cœur par des vitraux colorés et translucides. Il me fit m’accepter moi-même. Nous nous étions trouvés. Et nous avions l’impression que seule la mort nous séparera. Chacun le lisait dans le regard de l’autre. Enfin, j’étais prête à me laisser aller. Grégory était le professeur parfait pour cela. À la fois sérieux, attentif, protecteur. Mon ancre après avoir été ma perte. Il m’avait tatouée de son amour. Avant, bien des boîtes abritaient mon cœur en miettes. Maintenant, il s’agissait de nos envies, nos désirs, nos projets. Nous étions prêts à vivre une belle toccata inspirée de la matière de nos corps et de notre amour. À moins que ce ne soit un concerto ? Je préférais la toccata, à la fois passionnée et improvisatrice. Le reflet de la vie que nous pourrons créer.

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POINT DE VUE Par Leila VITALIEN

J

e ne sais depuis combien de temps je scrutais l’horizon. Sans doute depuis trop longtemps à en juger les brûlures qui s’étaient installées sous mes paupières. Apaisée par les reflets orangers du coucher de soleil, j’en étais venue à espérer… à rêver les yeux ouverts. Je suis tirée de mon anesthésie par l’apparition de deux silhouettes. Je les vois depuis la fenêtre. Elle est belle et pétillante. Chacun des pores de sa peau semble respirer la joie de vivre et l’insouciance. Le nez contre la vitre je la regarde se diriger inéluctablement vers notre antre. Dans un élan désespéré, je hurle à la mort pour qu’elle rebrousse chemin. En vain. Une ridule d’inquiétude s’installe sur le front de la jeune femme à mesure qu’ils avancent dans la cour reculée de l’immeuble. Adam la suit de près tentant de la rassurer alors qu’ils s’acheminent vers notre appartement. C’est à chaque fois le même scénario. Notre appartement bien que cosy, se trouve au 7e étage dans un immeuble délabré aux allures de squat dont on ne peut atteindre l’entrée qu’en traversant une cour centrale sinistre, des dédales de couloirs et des escaliers tagués. Adam doit fournir des efforts monstrueux pour que ses conquêtes ne fuient pas avant d’arriver chez nous tant les alentours sont lugubres et peu accueillants, priant à chaque fois pour que les lumières des espaces communs ne soient pas en panne et que les jeunes femmes ne partent pas en courant croyant tomber dans un guet-apens.Ce soir-là, les lumières s’allument bel et bien tandis qu’Adam ne cesse de parler afin de combler le pesant silence environnant.

inéluctablement vers notre antre. C’est à chaque fois le même scénario. Il ramène une autre femme à la maison. Il n’a pas de préférence concernant leur physique si ce n’est qu’elles doivent être tatouées. Elle ne fait pas exception, sur son épaule à demi dénudée on peut apercevoir une rose des vents qui semble avoir guidée ses pas jusqu’à présent. Ce soir-là, du haut de ma tour, notre secret devient trop lourd à garder et je suis décidée à renverser la donne. La porte d’entrée s’ouvre et me tire de ma torpeur, la jeune femme rentre enrobée dans un éclat de rire cristallin. Ils ne me voient pas tapie dans l’ombre. Adam n’aime pas quand je saute sur les invitées à peine qu’ils aient passé le pas de la porte. D’abord parce qu’il aime avoir toute leur attention et veut s’assurer que rien ne va perturber ses plans. Ensuite parce qu’il a peur que je m’enfuie, il ne croit pas en ma fidélité et désire me garder jalousement auprès de lui. Click. Il ferme un verrou de la porte. Clack. Le deuxième.

« Nice place!  » Laisse-t-elle échapper de soulagement sans doute en voyant qu’elle ne débarquait pas dans la tanière du grand méchant loup. Adam me cherche du regard et m’intime l’ordre silencieux de me faire la plus petite possible. Sans plus attendre, il fond sur sa proie, la couvre de baisers et l’entraine dans la chambre à coucher, phase 1 enclenchée. La phase 2 consiste à se dévoiler totalement en montrant à ses conquêtes son jardin secret. Une pièce de l’appartement qu’il chérit par-dessus tout. Je devais tourner ce moment à mon avantage Le nez contre la vitre je les regarde se diriger afin d’atteindre mon but. Tout se jouait dans

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ce laps de temps décisif. Des bruits étouffés me parviennent de la chambre m’indiquant le moment opportun pour agir.

de marquer le début de notre histoire. Un collier fin et délicat serti de pierres dans lequel il avait gravé mon nom. Tel un raz de marée les souvenirs m’ont peu à peu inondé. Nos Ne pensant plus aux conséquences je décide premières fois. Nos balades. Nos soirées au coin de me lancer. L’appartement se doit d’être du feu. Joie. Complicité. Amour. Par vagues impeccable avec Adam, il ne supporte pas successives, elles me reviennent, me rappelant le moindre objet déplacé ni la moindre un temps où j’avais voulu croire qu’il serait la poussière sur son plancher. Nos premiers jours famille que je n’ai jamais eue. Qu’il serait celui de cohabitation lorsqu’il m’avait ramenée que j’avais toujours attendu. Le bon… chez lui avaient été chaotiques, peu à peu il était parvenu à me faire respecter ses règles Il me soulève du sol et plante son regard plein aux risques de subir des représailles, des de dégoût dans le mien, sa prise est si forte crises, dont personne ne devrait être témoin. que je ne parviens plus à respirer. J’observe l’équilibre fragile qu’il avait créé. Cet « Sale chienne ! » Par son injure il me frappe écosystème digne d’un catalogue de mobilier à l’âme avant de me propulser contre le mur design. d’en face comme un vulgaire déchet. J’observe la parfaite équidistance entre le vase Le collier, dernière relique de notre amour, en porcelaine, le livre d’un célèbre peintre et me brûle la peau marquant au fer rouge ces une bougie parfumée. Tout est à sa place. Sans douces images qui semblent avoir été créées plus réfléchir, je me jette sur la table basse, par mon imagination. Elles laissent place au déchiquetant l’ouvrage, renversant le vase qui cauchemar et à l’horreur qu’il a toujours eue explose en mille éclats tandis que la bougie, au fond de lui. tombée au sol, poursuit sa trajectoire au milieu de la salle à manger. Je peux mieux faire afin « Hey ! What are doing? Are you crazy? » qu’il soit dans une rage folle. Je me jette sur sa La jeune étrangère qui a assisté à la scène vole bibliothèque rangée par ordre alphabétique, à mon secours. Lui range compulsivement courant artistique et genre littéraire. Cette la pièce sinistrée, l’ordre de son monde a été dernière se met à tanguer avant de tomber chamboulé. L’occasion que j’ai créée me laisse sur la table basse en verre qui elle aussi vole un court instant pour tenter de faire fuir la en éclat. Épuisée et essoufflée j’attends en nouvelle venue avant qu’il ne soit trop tard. tremblant qu’Adam se manifeste dans toute sa splendeur. « Tu dois t’enfuir immédiatement. Sans perdre une seconde avant qu’il ne soit trop tard. », dis« Roxane ! » je agitée, tout en essayant de me relever. Mon nom claqua comme le tonnerre et raisonna dans tout l’appartement, et moi, je - Calm down. It will be ok. Calm down. me prépare à recevoir sa foudre. Il apparait - Non, tu ne comprends pas, tu es en danger ! dans l’embrasure de la porte et constate les dégâts. Une veine se met à battre follement - It will be ok. Calm down. », me répond — sur sa tempe. Dans un geste vif, il s’élance vers elle en me caressant la tête pour tenter de moi et m’attrape par le collier. Il me l’avait m’apaiser. offert lorsque j’avais emménagé chez lui afin Je n’avais pas pensé à la barrière de la langue

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et pourtant si je ne trouve pas une solution rapidement… Sans plus attendre j’attrape la jeune inconnue par la manche. Elle doit le voir pour le croire. Je la tire hors du salon et l’entraine vers l’escalier menant aux combles de l’appartement. Il semble sans fin. À chacune des marches, nous nous enfonçons un peu plus dans les ténèbres. À chacun de nos pas, les marches semblent crier au supplice et le froid glace nos os. Le silence s’épaissit autour de nous jusqu’à nous envelopper totalement à tel point que le bruit de notre respiration semble assourdissant et que l’on peut entendre nos cœurs tambouriner à nos tempes. Dans le noir, tous nos sens sont en éveils et rapidement nous prenons une odeur d’encens qui se colle à notre peau et assiège notre corps. Nous faisons tout pour aller contre notre instinct qui nous crie à chaque pas supplémentaire de faire demi-tour pendant qu’il en est encore temps. Nous pourrions redescendre avant qu’Adam ne se rende compte de notre disparition trop obnubilé par sa crise, mais après …. L’unique espoir semble être au bout du tunnel, à travers ce crépuscule. À tâtons, l’inconnue cherche de ces doigts fébriles l’interrupteur pour briser l’angoisse qui la gagne et enfin voir ce qui l’attend. Une lumière éblouissante jaillit et nous aveugle en l’espace d’un instant. Un moment suspendu où nos yeux tentent de s’acclimater à ce changement brutal. Un moment de répit avant l’innommable. L’odeur d’encens est cette fois-ci étouffante. Je scrute le visage de la jeune femme et lis dans ses traits l’incompréhension et la peur. Devant elle se trouve une gigantesque table arborant des bocaux en verre dans lesquels elle aperçoit des morceaux de peaux tatouées conservés dans du formol, chacun portant un nom : Nathalia —Tribale… Olga —Papillon… Naoko —Serpent… les mêmes motifs que ceux que porte Adam.

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Sur les murs, face à cette table d’offrande se dressent des photos de femmes inconscientes, dépecées à certains endroits. Pour elle, les images sont surréalistes. Pour moi, elles sont insoutenables et symbolisent ma complicité, mon impuissance face à ce boucher que j’ai aimé. Pour nous, la réalité est alors devenue cauchemardesque. La macabre mise en scène est surplombée d’un portrait nu, grandeur nature, d’Adam exhibant son corps entièrement tatoué. Je vois à son regard que le puzzle a du mal à se mettre en place, que son esprit n’arrive pas à décoder cet autel glauque qu’elle vient de découvrir. Un sens qui lui échappe par l’absurdité de ce qui lui arrive, elle vient de pénétrer dans la pièce secrète de Barbe Bleue. « Maintenant tu comprends ? Tu dois fuir ! » Je le lui crie cette fois. Lui aboie l’ordre de s’en aller jusqu’à ce que mes hurlements parviennent enfin à son esprit encore sous le choc. Peu importe si elle me comprend, si nous ne partageons pas le même langage, à présent l’instinct de survie doit prendre le pas. Un bruit de porte qui se referme me glace le sang. Trop concentré sur la jeune femme, j’en avais oublié le principal concerné. Ses pas lourds faisant craquer et plier chacune des marches que nous avons montées plus tôt. Il est là. Étrangement, calme au vu de la situation. Impassible face à mon coup d’État. Finalement, nous sommes toutes les deux dans son aire de jeux. J’ai juste précipité ses plans. D’un geste maitrisé, il parvient à immobiliser sa conquête pétrifiée et acculée. De l’autre main, il lui insère une aiguille dans la nuque jusqu’à ce que son corps, raidi par l’horreur, se ramollisse et tombe mollement au sol. Dans un élan de désespoir, je me jette à ses pieds pour tenter de l’attaquer, le blesser, le ralentir. Quelque chose qui puisse faire


cesser cet engrenage et qu’enfin je connaisse la liberté… mais je me retrouvai encore une fois à sa merci. Il lui suffit d’un coup, un seul pour me faire perdre connaissance et me faire sombrer. Je ne sais depuis combien de temps je scrutais l’horizon. Sans doute depuis trop longtemps à en juger les brûlures qui s’étaient installées sous mes paupières. Agressée par les reflets orangers du lever de soleil, je suis tirée peu à peu de mon anesthésie. Au loin, deux silhouettes… je les vois depuis la fenêtre. Elle est belle et pétillante. Chacun des pores de sa peau semble respirer la joie de vivre et l’insouciance. Le nez contre la vitre je la regarde se diriger inéluctablement vers notre antre et dans un élan désespéré je hurle à la mort pour qu’elle rebrousse chemin. En vain… si seulement je n’étais pas un chien.

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