57 minute read

Evolution e diversification tardive vers la fin du XXème siècle

Une composante du mobilier urbain

Le banc parisien, du statut d’« accessoire » de voirie selon Haussmann, devient un élément du « mobilier urbain » : expression qui regroupe les candélabres, kiosques, vespasiennes, signalisation routière, mobilier de dissuasion, poubelles. Il semble difficile de s’accorder sur la date d’apparition de ce terme. Selon certains chercheurs, il aurait été employé dès les années 1950 pour « désigner les objets légers et déplaçables, mais non mobiles, qui […] complètent l’ensemble des immeubles et de la voirie pour la commodité et le confort extérieur des habitants » 46. Pour d’autres, cette formulation serait issue de la production à grande échelle par JC Decaux. Après Davioud, initiateur du mobilier urbain, l’industriel en aurait impulsé le second avènement cent ans plus tard 47 Michel de Sablet, architecte, préfère le terme de « composant urbain », l’expression « mobilier urbain » conférant à son avis un caractère statique. Il précise que « ce n’est pas un équipement destiné à être posé sur un territoire communal, mais comme un outil d’aménagement de l’espace collectif dont l’assemblage avec d’autres permet de mettre en scène cet espace ». Par cette définition, il désigne le banc comme élément servant à de nombreux usages autres que celui de s’assoir48

Diversification des modèles

Alors que le nombre de bancs entre le Second Empire et 1960 avait baissé à environ 6.000 exemplaires selon le témoignage du préfet Benedetti49, un nouvel essor s’engage à compter des années 1980 où la place du piéton reprend ses droits dans une politique de mobilité. En effet, jusqu’au milieu des années 1970, une place prépondérante avait été donnée à l’automobile, la rue lui étant dévolue au détriment du piéton par un élargissement de la chaussée. La priorité était à la fluidification du trafic routier50 .

Dans les années 1960 et 1970, le mobilier urbain est hétéroclite et lié aux processus d’un urbanisme moderniste. À compter des années 1980, s’agissant de l’aménagement des espaces publics, la Ville de Paris fait de plus en plus appel à des concepteurs extérieurs, bien que cela ne concerne le plus souvent que les parcs et les jardins. Les projets sont issus d’une réflexion de l’Atelier Parisien d’Urbanisme (APUR), bureau d’études et de conception pour l’amélioration de l’espace urbain parisien. La coordination de la conception, quant à elle, est assurée par le Service Espace Public dépendant de la Direction de l’Aménagement, de l’Urbanisme et de la Construction.

46  CHOAY Françoise, historienne des théories et des formes urbaines et architecturales, MERLIN Pierre, géographe, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Paris, PUF, 2009, p. 469.

47  BARBAUX Sophie, paysagiste DPLG, Objets urbains. Vivre la ville autrement, Paris, ICI Interface, 2010, p. 15.

48  BOYER Annie, architecte DPLG, DEBOAISNE Diane, architecte DPLG, ROJAT-LEFEVBRE Elisabeth, directrice du CAUE 78, Le mobilier urbain et sa mise en scène dans l’espace public, Montigny-le-Bretonneux, Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement des Yvelines, 1990, p 10.

49  THEZY (de) Marie, 1976, op. cit., p. 36.

50  BLAIS Jean-Paul, sociologue et urbaniste, « Bancs de service public », Paris, Architecture, n°240, supplément, Société d’éditions architecturales, 2015, p. 19.

Certaines rues sont équipées de bancs qui leur sont propres. C’est le cas de la rue du Docteur Finlay (15ème arrondissement) dont Michel de Sablet crée le mobilier en 1980. Il s’agit d’éléments préfabriqués en briques pour les pieds et en bois pour l’assise. L’architecte a également décliné sa propre ligne de mobilier urbain, le Mobitube, système tubulaire permettant de multiples combinaisons. L’architecte Alain Sarfati, quant à lui, dans le cadre de l’aménagement en 1995 de la ZAC Manin-Jaurès (19ème arrondissement) a créé un mobilier sur mesure dans une vision d’accumulation, de superposition des actions. Toutefois, les éléments sont fragiles et difficiles d’entretien51.

Un projet majeur, celui du réaménagement de l’avenue des Champs-Élysées en 1989, a vu naître une ligne de mobilier urbain dessinée par Jean-Michel Wilmotte dont un modèle de banc. La réussite du projet réside dans l’échange qu’il y a eu entre Wilmotte et Bernard Huet architecte et concepteur de l’aménagement de l’ensemble aussi bien en matière de design que d’implantation, sous couvert de la validation par la Mairie de Paris52. L’emploi de matériaux traditionnels pour le banc, la fonte et le bois associés à l’aluminium reste en cohérence avec l’avenue, faisant le lien entre le passé haussmannien et la modernité 53

Mobilier urbain de Michel de Sablet, Rue du Docteur Finlay, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

Banc Wilmotte, Avenue des Champs-Elysées, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

Le banc double Davioud a lui aussi fait l’objet de transformations. Il a été simplifié en 1993 par l’architecte Hofmann. De plus, un modèle de banc simple a également été créé. Ce mobilier reste facilement reproductible, aussi bien les lattes de bois que les piètements en fonte dont la Ville de Paris est propriétaire des moules. Il fait l’objet de marchés à bons de commandes avec divers fondeurs. Le Centre de Maintenance et d’Approvisionnement (CMA) est chargé de la gestion et de l’entretien de l’assise en bois du banc. 1200 planches en bois (assises et dossiers confondus) font l’objet d’une rénovation ou d’une fabrication annuelle, dont 90% sont recyclées54

51 . BOYER Annie, architecte DPLG, DEBOAISNE Diane, architecte DPLG, ROJAT-LEFEVBRE Elisabeth, directrice du CAUE 78, Le mobilier urbain et sa mise en scène dans l’espace public, Montigny-le-Bretonneux, Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement des Yvelines, 1990, p. 11.

52 . MOLINER Charles, « Les Champs-Élysées » in Le mobilier urbain à Paris, Paris, Cahiers du CREPIF, 1996, n°56, p. 79

53 . WILMOTTE Jean-Michel, architecte DPLG, Architecture intérieure des villes, Paris, Le Moniteur, 1999, p. 144.

54  PRALIAUD Claude (dir.), 10 ans de mobilier urbain, Paris, Mairie de Paris, 2013, p. 99.

Enfin, bien qu’il s’agisse là d’un projet destiné à la banlieue parisienne, à l’image de Gabriel Davioud, Alexandre Chemetoff, architecte et paysagiste, dans le cadre de la création de la ligne de tramway de Saint-Denis à Bobigny (1990-1993), a créé une gamme de mobilier urbain qui répond aux mêmes critères que ceux voulus par l’architecte du Second Empire. Sa forme réinterprète celle du mobilier parisien : une gamme cohérente, en fonte, reconnaissable par ses couleurs bleues et vertes, à moindre coût où les moules en fonte sont conservés par obligation contractuelle55

Des expérimentations peu comprises par les usagers

En 2013, la Mairie de Paris publie 10 ans de mobilier urbain qui relate la politique de la ville dans ce domaine depuis 2002. Julien Bargeton, alors adjoint au maire de Paris, chargé des déplacements, des transports et de l’espace public, précise que la Ville de Paris a souhaité mettre en place des expérimentations fin 2012, et ce pour une durée d’un an, de douze modèles de bancs, tabourets et chaises installés sur les Grands Boulevards. Ce projet est à l’initiative de la Direction de l’Urbanisme. La Ville de Paris envisage le rapport du piéton à l’espace public comme s’il était chez lui, dans un environnement intimiste56. Les habitants pouvaient s’exprimer concernant ces modèles sur le site www.paris.fr pour éventuellement enrichir la gamme actuelle de bancs. Ceci devait permettre dès lors d’écrire de nouveaux cahiers des charges pour des assises inédites57

55  BOYER Annie, DEBOAISNE Diane, ROJAT-LEFEVBRE Elisabeth, 1990, op. cit., p. 6.

56  PRALIAUD Claude (dir.), 2013, op. cit., p.3.

57  Ibid., p.99.

Ligne de tramway Saint Denis - Bobigny in A. Boyer, D. Deboaisne, E. Rojat-Lfevbre, Le mobilier urbain et sa mise en scène dans l’espace public, Montigny-le-Bretonneux, CAUE, 1990, (© Alexandre Chemetoff & Associés).

Marc Aurel, designer, dans ce même document, prend position quant au mobilier urbain contemporain qui doit se détacher du modèle haussmannien. L’implantation du banc doit être « réinterprétée en fonction des lieux, des espaces et de l’évolution des usages ». Le mobilier urbain doit s’inscrire à Paris entre histoire et modernité58 . C’est également l’avis de Jérôme Courmet, maire du 13ème arrondissement depuis 2007, qui souhaite une installation de chaises en lieu et place de bancs dont le rôle d’assise a été détourné59

C’est dans cet esprit que l’aménagement des berges de la Seine en 2013 offre l’opportunité d’en faire un lieu d’expérimentation. Les habitants deviennent acteurs de l’évolution de l’espace public. Les quais deviennent un lieu de promenade aussi bien pour les piétons que pour les usagers de moyens de déplacement du type vélos et rollers. Le choix du mobilier se veut adapté aux usages, mais également à la dynamique des berges, que ce soit par l’organisation d’événements ou simplement soumis au risque des crues60. L’APUR reconnaît lors du projet d’aménagement que le choix des bancs en bois de chêne dits « bancs Mikado » est perçu comme une « incongruité » 61. Ils ont été dessinés par l’architecte Franklin Azzi qui fait partie du groupement de maîtrise d’œuvre du projet. Azzi a eu pour principe de dessiner un mobilier pouvant être redisposé afin de répondre aux usages sportifs, événementiels et culturels. « La simplicité du Mikado, de son matériau, de sa forme, de son assemblage participe à une ambiance conviviale » 62. En complément de ces bancs sont également installés des madriers en chêne. Des emmarchements démontables servant tour à tour d’assises ou de scènes ont été construits sur le port de Solferino et sur l’archipel du port du Gros caillou63

Alors que les bancs Mikado n’étaient destinés à l’origine qu’à l’aménagement des berges de la Seine, la Mairie de Paris a décidé de son propre chef de les installer sur la place de la République sans consulter la Commission de Mobilier Urbain (CMU) chargée des choix et installation de mobiliers. Depuis les années 1970, es bancs, disposés en bordure de la place, servaient d’obstacles contre les voitures béliers. Leur manque d’entretien a fait l’objet de polémiques par l’intermédiaire des réseaux sociaux en 2020. Ceci a été un élément supplémentaire motivant la reprise de contrôle par la Mairie de

www.paris.fr).

58  AUREL Marc, designer, « De la ville à l’objet » in PRALIAUD Claude (dir.), 2013, op. cit., p. 31.

59  COUMET Jérôme, mairie du 13ème arrondissement, « De la ville à l’objet » in PRALIAUD Claude (dir.), 2013, op. cit., p. 61.

60  ALBA Dominique, architecte, PELLOUX Patricia, directrice adjointe de l’APUR, « Mobilier urbain et aménagement des berges » in PRALIAUD Claude (dir.), 2013, op.cit., p. 69.

61  ALBA Dominique, PELLOUX Patricia in PRALIAUD Claude (dir.), 2013, op.cit., p. 70.

62  AZZI Franklin, architecte, Berges de Seine [75], Paris, dossier de presse, 2013, p. 7.

63  ALBA Dominique, PELLOUX Patricia in PRALIAUD Claude (dir.), 2013, op. cit., p. 71.

Berges de la Seine, Paris, 2021, (©

Place de la République, Paris, 2020, (© G. Freihalter).

Paris concernant le choix du mobilier urbain par la création en 2022 d’une nouvelle entité administrative : la Commission de Réhabilitation de l’Espace Public (CREP). Pour mémoire, le collectif sur twitter, #saccageparis, dénonce quotidiennement les choix, les implantations et l’entretien du mobilier urbain en ville, relayé par l’opposition municipale. Ces critiques sont également alimentées par Didier Rykner, historien de l’art, directeur de la rédaction de la Tribune de l’Art64 et auteur de La disparition de Paris

En avril 2021, la mairie affirme que « la Ville de Paris subit une campagne de dénigrement via #saccageparis » 65, propos appuyé par Anne Hidalgo dans son interview sur France 2 lors de l’émission les 4 vérités le 15 avril 202166. En juillet de la même année, Emmanuel Grégoire admet que ces critiques, bien que virulentes, ont permis de « aiguillonner et stimuler » l’administration pour « aller plus vite », ajoutant que « ce qui irrite #saccageparis nous irrite aussi » 67. Il annonce qu’une opération de démontage des mobiliers urbains est prévue à l’automne 2021 concernant 150 petits bancs de type « champignon » (ndla : expérimentations installées sur les Grands Boulevards en 2012)68. A ce propos, en juin 2022, Quentin Divernois, un des initiateurs de #saccageparis affirme dans Le Monde qu’aucun bilan n’a été fait concernant ces assises sur les Grands Boulevards depuis 10 ans. Les bancs dissemblables étaient toujours présents69. Nous avons contacté la Mairie de Paris qui nous a informé que leur dépose s’effectuerait courant 2023.

Les bancs Mikado de la place de la République sont enlevés en août 2022. Ils ont été remplacés par des bancs granit70. De plus, 17 bancs historiques modernisés type Davioud sont désormais répartis sur la place.

Place de la République, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

64  RYKNER Didier, « Mobilier urbain: les mensonges de la Ville de Paris », La Tribune de l’art [En ligne], 23/05/2021.

65  BOUVIER Pierre, « #Saccageparis, un hastag qui relance le problème récurrent de la propreté de la capitale », Le Monde - Billet de Blog [En ligne], 05/04/2021.

66  France Télévision, Les 4 vérités, émission télévisée, France, 15 avril 2021, 2min18s.

67  CAZI Émeline, COSNARD Denis, 2022, « Paris entame un grand tri dans son mobilier urbain », Le Monde [En ligne], 15/06/2022, mis à jour le 15/06/2022

68  COSNARD Denis, « A Paris, Anne Hidalgo va retirer les mobiliers urbains les plus contestés », Le Monde [En ligne], 05/07/2021, mis à jour le 08/07/2021.

69  CAZI Émeline, COSNARD Denis, op. cit.

70  BAVEREL Philippe,«  « Les Mikado étaient horribles ! » : les bancs Davioud font leur grand retour sur la place de la République », Le Figaro [En ligne], 15/08/2022.

Les années 2020, une politique liant histoire haussmannienne et modernité

À l’aube du deuxième mandat d’Anne Hidalgo comme maire de Paris en 2020 et suite aux écueils des expérimentations entre 2014 et 2020, la ville a souhaité revoir les règles d’urbanisme en matière d’esthétique. L’objectif est de fournir Un manifeste pour une nouvelle esthétique parisienne avec des principes applicables aux nouveaux mobiliers urbains, comme l’indique Emmanuel Grégoire en septembre 2021 dans sa feuille de route. Ce dernier précise que cette réflexion a comme objectif de faire des Parisiens les acteurs de leur ville et non des figurants dans une cité figée dans son histoire haussmannienne. « Si on enferme la ville dans le référentiel haussmannien, c’est un Paris de touristes que l’on bâtit » 71. C’est ainsi que lors de la conférence de presse du 20 novembre 2020, le premier adjoint au maire a annoncé le dispositif mis en place pour établir le Manifeste pour une nouvelle esthétique parisienne72

En préparation de ce document, l’APUR a organisé en 2021 sept ateliers73 : Rénovation urbaine et quartiers populaires ; Le genre dans l’espace public ; Esthétique du sport ; Nouveaux enjeux de végétalisation et de mobilité ; Enjeux esthétiques de la mémoire et de la culture ; Accessibilité dans l’espace public ; Esthétique de la nuit.

Dans le cadre de l’atelier consacré aux enjeux esthétiques de la mémoire et de la culture, Dominique Alba, directrice générale de l’APUR, précise que : « Paris est une ville de mémoire et de culture et l’espace public est particulièrement impacté par cette histoire. L’espace public parisien est une réalité puissante mise en place au XIXème siècle, avec un vocabulaire […] » 74. Carine Rolland, adjointe à la maire de Paris chargée de la culture et de la ville du quart d’heure, ne pouvant être présente, a fait parvenir une contribution écrite abordant notamment le mobilier historique et le caractère hétérogène de l’espace public. Elle propose dès lors, afin de respecter l’identité parisienne, la création d’une nouvelle charte de design des mobiliers urbains75.

En prenant en compte ces réflexions, la Mairie de Paris publie en juin 2022 le Manifeste pour la Beauté dont le tome III est consacré au mobilier urbain. Il détaille quelques modèles de bancs existants (liste non exhaustive) tout en mentionnant, outre les descriptions techniques, le contexte historique et les usages. Le banc Davioud est bien dissocié du banc historique modernisé. Ce dernier, outre l’aspect esthétique le différenciant du banc du Second Empire, peut être installé non plus uniquement dans l’alignement des trottoirs mais également perpendiculairement à celui-ci pour créer des espaces de « face à face » 76, comme l’avenue de la République.

Paris Manifeste pour la beauté - les objets, Ville de Paris, 2022, (© Mairie de Paris).

71  COSNARD Denis, «  Bientôt un grand débat sur l’esthétique de Paris », Le Monde [En ligne], 05/10/2020, mis à jour le 05/10/2020.

72  Ville de Paris, Manifeste pour une nouvelle esthétique parisienne, Paris, dossier de presse, 2021, 36 p.

73  APUR, Synthèse des sept ateliers pour une connaissance partagée de l’espace public – contribution au manifeste de la nouvelle esthétique parisienne, Paris, Atelier Parisien d’Urbanisme, 2021, 122 p.

74  Ibid., p. 65.

75  Ibid., p. 83.

76  Mairie de Paris, Paris Manifeste pour la beauté – les objets, Paris, Ville de Paris, 2022, pp. 8-14.

Concomitamment, l’APUR édite un Atlas du mobilier urbain parisien détaillant le nombre, le type et l’implantation des bancs. Ainsi,on dénombre 8.593 bancs et assises sur voies publiques. La majorité est installée sur des trottoirs d’au moins 9 m de large ainsi que sur les places, placettes, berges. L’APUR précise qu’un recensement des bancs « Davioud » est en cours et fera l’objet d’une prochaine publication77. Les prémices de cet inventaire ont été dévoilées lors de l’exposition La beauté d’une ville en 2021 au Pavillon de l’Arsenal78

Un marqueur de la capitale

La Mairie de Paris a compris que le banc historique est porteur de significations et d’un imaginaire qui dépasse l’objet lui-même. « Au fil des siècles [le banc] est par sa forme et son emplacement le reflet culturel de l’évolution des civilisations et des sociétés » 79 .

Nous verrons comment l’art et la représentation sur différents médiums ont participé activement à l’établissement du marqueur dans l’imaginaire collectif.

Les entretiens permettront d’assoir ces constats par une prise de conscience récente de la Mairie de Paris qui en a fait depuis peu un élément moteur de sa politique.

77  APUR, 2022, op. cit., p. 45.

78  PELLOUX Patricia, « Un inventaire dessiné du mobilier urbain » in La beauté d’une ville. Controverses esthétiques et transition écologique à Paris, op. cit., pp. 304-305.

79  BARBAUX, 2010, op. cit., p. 21.

«Les bancs et banquettes» in Atlas du mobilier urbain parisien, Paris, Atelier Parisien d’Urbanisme, 2022, (© APUR).

Arts et iconographies

S’agissant du banc parisien, l’image d’Épinal est celle du banc Davioud, et ce depuis sa création. Paris s’invite dans l’imaginaire de tout un chacun à la vue de l’assise historique.

Dans la première partie du XXème siècle, de nombreuses affiches et prospectus publicitaires font réclame pour des produits et services de sociétés parisiennes. Là encore, Paris n’est pas expressément citée mais la référence est claire. Les entrepreneurs semblent attachés à leur implantation parisienne et le banc sert parfaitement la cause. Faire mention du banc, c’est faire penser à Paris, capitale dénotant les notions de qualité et d’excellence.

Outre celles-ci, Paris est considérée comme la capitale de l’amour. Les arts la célèbre sans forcément la nommer mais simplement en évoquant le banc Davioud. Dans le registre musical, Georges Brassens dans Les amoureux des bancs publics fait mention de la couleur caractéristique dudit banc. « Les gens qui voient de travers pensent que les bancs verts » 80. Dans l’univers de la photographie, nous pouvons citer entre autres Robert Doisneau, René Jacques, Brassai ou encore Sabine Weiss. S’agissant de la peinture, le banc Davioud associé aux autres marqueurs de mobilier du Second Empire suffit à évoquer Paris.

80  BRASSENS Georges, Les Amoureux des bancs publics, Polydor, 1953.

(© www.delcampe.net).

Sabine Weiss, Regard profond, photographie, 1985, (© Sabine Weiss).

Le cinéma et les fictions télévisées, français ou étrangers, sont le reflet de cette transcription de Paris, un Paris historique dont l’histoire aurait débuté au Second Empire et qui fait toujours sens. C’est le Paris retranscrit par le film « Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain » (2001) de Jean-Pierre Jeunet, le Paris de Woody Allen. Le banc assoit cet imaginaire comme en témoigne la série Emily in Paris où la protagoniste est filmée en plan rapproché assise sur des bancs Davioud81. De plus, de nombreuses scènes ont été tournées place de l’Estrapade (5ème arrondissement). Le square de la place est agrémenté de quatre bancs Davioud où se rendent les touristes pour photographier le lieu de vie d’« Emily ». L’inconscient entre films et réalité concourt ensuite à retranscrire cet imaginaire parisien.

Tous ces élements concourent, par le banc Davioud entre autre, à pénétrer l’imaginaire de tout un chacun si bien que la seule vision du banc induit le reflexe de la pensée à la ville Lumière.

Une vision commune par l’ensemble des acteurs de l’espace public

Le dossier de presse de novembre 2021, distribué lors de la conférence d’Emmanuel Grégoire relative au Manifeste pour une nouvelle esthétique parisienne, affirme que le mobilier urbain historique, dont le banc Davioud fait partie, est un marqueur du paysage parisien. D’ailleurs, suite à la concertation des Parisiens qui a contribué à établir ce document, le chapitre concernant le patrimoine historique fait part d’un témoignage issu de cette concertation. « Le mobilier de la fin du XIXème siècle est unique et est un élément de la personnalité de la ville et est un marqueur identitaire. Il est le témoin de son Histoire, un classement Monuments historiques ou Patrimoine mondial reconnaîtrait ce statut et le protègerait » 82 .

Dans la continuité de cette idée, Emmanuel Grégoire dans la préface de La beauté d’une ville mentionne que le mobilier installé sur les promenades plantées d’Alphand relève de la « grammaire urbaine » de la capitale à l’instar des trottoirs, des arbres d’alignement pour n’évoquer que l’espace public. Tout ceci contribue à créer une « approche globale du paysage de la ville » par le dessin et ses composants urbains. D’ailleurs, il précise qu’il ne saurait être question d’abandonner ces mobiliers auxquels les Parisiens sont attachés.83

81  FLEMING Andrew, Emily in Paris, 2021, série télévisée couleur, Etats-Unis d’Amérique, Darren Star productions, Jax Media, MTV Entertainment Studios, saison 2, épisode 9.

82  Mairie de Paris, Manifeste pour une nouvelle esthétique parisienne, 2021, op. cit., p. 7.

83  GRÉGOIRE Emmanuel, « Comment penser et créer une nouvelle esthétique parisienne ? » in La beauté d’une ville. Controverses esthétiques et transition écologique à Paris, 2021, op. cit., p. 17.

Emily un Paris, saison 2, épisode 9, 2022, (© Darren Star productions).

Place de l’estrapade, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

Les différentes discussions, tous acteurs confondus, permettent d’aboutir à une convergence de vue quant à la qualification du banc Davioud. Nous l’interprétons à travers le terme « marqueur » qui revient souvent dans les entretiens bien que la question initiale soulevait la valeur de géosymbole. Joël Bonnemaison, le premier à avoir défini ce terme en 1981 dans le cadre d’une mission au Vanuatu84, le conçoit comme « une structure symbolique d’un milieu, d’un espace […] il balise le territoire et le charge de significations : monuments, statues, calvaires… Nous ne sommes pas là dans le domaine de la fonction mais dans celui du signe » 85. Cette définition semble dépasser l’objet lui-même qui ne saurait être considéré comme l’identité d’une culture, notamment au regard de la diversité de populations et des quartiers de Paris. Compte tenu de ce qui précède, nous pourrons alors assimiler le terme de géosymbole à celui de marqueur au fil des entretiens pour éviter toute confusion dans la poursuite de la lecture.

Michèle Zaoui précise que le banc Davioud ne conforte pas uniquement le Parisien dans son identité mais également le visiteur. Il permet comme d’autres éléments emblématiques créés par Davioud (grilles d’arbres, candélabres) ainsi que les colonnes Morris et les entrées de métro Guimard, de démarquer Paris des autres grandes métropoles internationales. « C’est un marqueur et encore une fois, avec tout ce que je lis, que je pratique sur la ville contemporaine, c’est vraiment extrêmement important de se dire : « on a des marqueurs de l’identité, on sait, on reconnaît. » À ce titre, elle insiste sur l’uniformité des grandes villes à pouvoir s’individualiser : « les métropoles aujourd’hui se ressemblent énormément, et notamment via le commerce franchisé, c’est vraiment là-dessus qu’on doit être très attentif. »

Pour assoir ce particularisme parisien, bien que le code des marchés publics implique le renouvellement des colonnes Morris, la Mairie de Paris a souhaité qu’« elles ne soient pas modifiées de façon importante. C’était la première fois que cela était fait avec un mobilier urbain. Nous nous sommes dit que le combo composé de la colonne Morris, du banc Davioud et de l’entrée de métro Guimard arrivait vraiment à former une espèce de trilogie où tout d’un coup […] on était géolocalisé et on se disait : on est à Paris, c’est important. »

À la question de savoir si le banc Davioud est un géosymbole de la capitale, Benjamin Le Masson répond par l’affirmative. Il prend également pour exemple les entrées de métro de Guimard qui ont été copiées dans les pays asiatiques et aux États-Unis, les plans étant tombés dans le domaine public. « Oui, pour moi on sait qu’on est à Paris ou alors en effet ça peut vous rappeler Paris comme la tour Eiffel. C’est une signature de Paris. » Il rajoute que le banc Davioud au même titre que la colonne Morris, la borne de trottoir en granit, le feu tricolore « tuyau de poêle » et la grille d’arbres font partie « du vocabulaire historique, iconique de Paris » et les qualifie également de « faire-valoir ». Il explique

84  BONNEMAISON Joël, « Voyage autour du territoire », Paris, L’Espace géographique, n°4, 1981, pp. 249-262.

85  BONNEMAISON Joël, La géographie culturelle – cours de l’université Paris IV Sorbonne (1994-1997), Paris, C.T.H.S., 2004, p. 42.

Colonne Morris, place de l’Hôtel de Ville, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

que, depuis quelques années, après différentes expérimentations « plus ou moins heureuses » lors de la précédente mandature (2014-2020), il y a eu un « un retour de bâton ; les réseaux sociaux et l’organisation d’influenceurs de #saccageparis [y ayant contribué]. Mais je pense qu’il est difficile de contourner cette image patrimoniale historique de Paris. » Il avoue qu’initialement il n’était pas forcément favorable à ce retour au passé, mais que « ça s’impose à soi. Mais de mon point de vue, il ne faudrait pas qu’on oublie en effet qu’on puisse introduire une certaine modernité. »

Lily Munson s‘accorde à dire que le banc Davioud peut être considéré comme un géosymbole. Elle relate, à ce titre, une expérience vécue avec Emmanuel Grégoire quant à cette impression d’appartenance à la capitale par l’observation de l’espace public. « Où que nous soyons dans Paris, nous avons fermé les yeux puis en regardant à nouveau de se dire quel est le premier objet qui nous frappe afin de se sentir à Paris ? C’est un jeu très drôle parce que justement ça nous permettait d’identifier quels étaient les marqueurs où on disait tout de suite : je suis à Paris. » Elle précise que le banc n’était pas que le seul marqueur. On peut ajouter la grille d’arbre et d’autres encore comme la colonne Morris, la fontaine Wallace, l’entrée de métro de Guimard. « Toutefois, le banc fait bien partie de ce particularisme par son implantation en alignement entre deux arbres. […] Ce banc, où que l’on soit dans le monde, je pense qu’il aurait cette identité parisienne. »

Elle estime que cette identité est essentielle pour les Parisiens, identité à laquelle ils peuvent se raccrocher. Du fait de la pression démographique journalière par l’afflux de touristes, le Parisien se sent « pressurisé ». Toutefois, cette pression reste acceptable par l’habitant qui, par l’image véhiculée par les bancs Davioud, se sent « fier de la beauté et du capital symbolique et historique de ce que ça charrie. Je pense que c’est un sujet majeur d’acceptabilité de la densité, de vivabilité de la ville d’avoir ces marqueurs qui sont le symbole d’une histoire, le symbole d’un patrimoine. Le mobilier a en ça une charge affective énorme. […]. C’est un élément d’identité immédiate. Le banc est LE mobilier auquel tout le monde a accès. C’est très rare car, en fait il y a très peu de services qui sont aussi accessibles à tous et donc d’éminemment appropriables. »

Fontaine Wallace, boulevard du Palais, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

Édicule Guimard de la station Cité, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

Jean-Christophe Choblet, du fait de son parcours professionnel avec par exemple la création de Paris-Plages en 2013 et bien que travaillant à la Mairie de Paris possède une opinion forte et engagée quant à l’aménagement de l’espace public parisien. Il avait déclaré en 2018 dans Télérama86 : « Le Paris haussmannien, c’est le cercueil de chacun. On tue une ville avec les pesanteurs de son patrimoine. Il n’y a rien de pire qu’une ville musée qui recule devant la modernité. »

Il est actuellement responsable de la nouvelle esthétique, de l’urbanisme transitoire et de l’activation des territoires. Sa vision reste toujours dans cette droite ligne, mais il relativise quand il s’agit de parler du banc Davioud. « C’est un marqueur esthétique, mais aussi un marqueur d’une forme de mémoire collective parisienne qui est très puissante comme d’ailleurs les entrées de métro Guimard. Je pense que c’est suffisamment intéressant pour voir comment le design a pu évoluer dans le mobilier urbain ces derniers temps, que ça soit Marc Aurel ou Jean-Michel Wilmotte qui reprennent des courbes déjà présentes dans ces mobiliers-là. C’est une façon plus contemporaine, mais c’est une réinterprétation malgré tout d’une forme qui est quand même dans un art très floral de l’époque. »

Antoine Santiard, quant à lui, estime le mot géosymbole trop fortement connoté. « C’est un banc qui fait tellement partie du paysage quotidien que les gens ne le voient plus, c’est un peu comme la tour Eiffel. Les gens ne se posent plus la question de savoir si c’est beau ou pas beau. Dès qu’on voit ça, on se dit que c’est Paris. Ça participe de l’écriture que tout le monde, je pense, a acceptée au fil du temps. […] Si on le leur met sous le nez, je pense que ça participe à l’esthétique parisienne et à la reconnaissance. » Il prend l’exemple des films où la présence d’acteurs assis sur ce type de banc induit dans l’imaginaire de chacun qu’ « on sait que ça se passe à Paris. »

Emma Blanc, elle, définit le banc Davioud comme une véritable esthétique. « C’est une vraie identité de Paris. Ça marque aussi une époque en fait. [Ce banc] est très lié à son histoire, au XIXème siècle. Par conséquent, je crois que c’est un marqueur d’une époque dans Paris. À ce titre, c’est intéressant d’avoir sa présence dans l’espace public, les parcs, à certains endroits, mais qu’aujourd’hui sa présence n’est pas forcément justifiée partout. »

Du fait de la diversité de la population à Paris, par cette mixité sociale, Emma Blanc pense que le banc Davioud ne peut pas être défini comme un élément fort du paysage urbain de la capitale pour ses habitants. « Ce n’est pas uniquement que ce banc qui peut faire penser à Paris. C’est l’ensemble de ce mobilier en fonte qui a été pensé en fait. À l’époque, on concevait tout de A à Z. » Elle a plutôt l’impression que cela identifie Paris davantage aux «  populations externes à Paris qui ont besoin de s’en faire une représentation, […] que c’est un côté touristique aujourd’hui. […] Si je résume, en prenant l’exemple du banc, si on le voit à Tokyo, on pense à Paris. […] Il est quand même suffisamment puissant pour évoquer quelque chose aux personnes qui ne connaissent pas ou qui n’ont pas vu Paris. »

Pour Mathieu Gonthier, le banc Davioud est effectivement un géosymbole de la capitale au même titre que la grille d’arbres, les candélabres, les kiosques « que tout le monde a l’habitude d’associer symboliquement à Paris, comme d’ailleurs certaines bouches de métro dans le style Art déco. » Leur emploi dans l’espace public est « à manier avec précaution parce que si aujourd’hui un arbre peut être considéré comme patrimonial, alors le mobilier a toute légitimité à l’être aussi. » Il concède que tous ces mobiliers peuvent être revisités de façon contemporaine, mais que, toutefois, « sans parler de muséification, [il est important] de garder quelques jalons de repères. C’est presque aussi emblématique quand on parle de géosymboles que certains monuments parisiens. »

86  LEFRANÇOIS Carole, « Jean-Christophe Choblet, l’urbaniste aux idées bien en place », Télérama, [en ligne], mis en ligne le 06/01/2018, modifié le 08/12/2020.

David Rykner joue un rôle actif sur Twitter commentant régulièrement la politique d’aménagement de l’espace public de la Ville de Paris sous le couvert du #saccageparis. Il défend le banc Davioud comme l’un des symboles de la capitale. Toutefois, il ne l’enferme pas dans une patrimonialisation mais comme élément du patrimoine qu’il convient de respecter. « Les bancs Davioud font partie du patrimoine historique de Paris et si les gens viennent à Paris, si les touristes viennent à Paris, ce n’est sûrement pas pour s’asseoir sur les bancs hidalguiens. […]. D’ailleurs, il n’y a qu’à voir dans les films américains sur Paris ou si vous allez dans les parcs à thème américain, il est bien rare qu’il n’y ait pas un banc Davioud. »

Ce banc fait bien partie du vocabulaire urbanistique de la capitale. Il ne peut être dissocié des autres mobiliers aussi bien dessinés au Second Empire que dans la période de l’Art nouveau. Nous comprenons qu’il y a une volonté de le protéger, de le faire perdurer. Le banc Davioud représente un véritable attachement des Parisiens à leur ville.

Approbation et initiative

D’une commission à l’autre

Dès les années 1970, la Ville de Paris a fait le constat que la multiplicité du mobilier urbain dans l’espace public le rend illisible et encombre les déplacements. Pour Jean-Pierre Charbonneau, architecte, « le meilleur mobilier urbain, c’est celui qui n’existe pas. Au pire, celui qu’on ne voit pas. » 87 Ce constat a conduit la Mairie de Paris à créer une instance consultative, la Commission extramunicipale du Mobilier Urbain dont les prérogatives concernent le choix et l’implantation du mobilier dépendant de la DVD. La Direction des Parcs et des Jardins (devenue la Direction des Espaces Verts et de l’Environnement, DEVE) en était exclu. Cette commission a vu le jour une première fois en 1977 par arrêté municipal du 5 octobre de la même année, mais a été dissoute en 1987. Du fait de sa composition trop disparate entre élus et société civile, elle avait un faible poids décisionnaire88

La commission a été réinstaurée par arrêté municipal du 31 janvier 1991 sous le nom de Commission Municipale du Mobilier Urbain (CMU). Elle était présidée par l’adjoint au maire chargé de l’urbanisme et comprenait 15 personnes : le préfet de police, l’ABF, des élus, des représentants de la direction de la ville, l’APUR. Se réunissant de façon bisannuelle, elle a été renouvelée successivement en 2003 et 2008 et s’est réunie dix-sept fois entre 2003 et 201189 . De plus, la Mairie de Paris a édité en 2011 un récapitulatif des CMU concernant les propositions de designers90

À l’initiative de la commission, un premier catalogue limité du mobilier urbain, édité en 1995, se répartit en trois catégories de mobilier tout en précisant les principes de positionnement : celui haussmannien, celui pour les quartiers anciens et celui pour les quartiers plus modernes. Le banc Davioud revisité fait office de référence. On distingue quatre autres types de bancs91. Ils seront ceux devant être employés par les services techniques et les concepteurs. En 1993, on dénombrait 9.000 bancs avec une multiplicité de modèles, l’harmonisation devenant dès lors une nécessité92

87  CORAJOUD Michel, CHARBONNEAU Jean-Pierre, TEXIER Simon (dir.), « L’espace public contemporain : crise ou mutation ? » in Voie publique. Histoires et Pratiques de l’Espace public à Paris, Pavillon de l’Arsenal, Paris, éditons A&J Picard, 2006, p. 261.

88  BOYER Annie, DEBOAISNE Diane, ROJAT-LEFEVBRE Elisabeth, 2013, op. cit., p. 210.

89  Direction de l’Urbanisme, « Le mobilier urbain à Paris : nouvelles problématiques » in PRALIAUD Claude (dir.), 2013, op. cit., p. 6.

90  Direction de l’Urbanisme, Designers proposés par la Commission de Mobilier Urbain, Paris, Mairie de Paris, 2011, 15 p.

91  Mairie de Paris, Le mobilier urbain parisien, Paris, Commission municipale du mobilier urbain, 1995.

92  JOLE Sylvie, 2002, op. cit., p. 112.

Pour qu’un banc, comme tout autre mobilier urbain, soit agréé auprès de la CMU, il doit répondre aux critères suivants : être utile à l’usager, être peu encombrant, adapté à son environnement par son côté esthétique, offrir des qualités de solidité et être facile d’entretien.

À ce sujet, Bernard Landau rappelle que le classeur, édité en 1995, était la base de travail de toutes les sections territoriales de la DVD. « Le moindre mobilier qui était installé sur l’espace public était discuté en commission et ensuite proposé au maire. » Des concours ont été organisés relatifs aux mobiliers d’éclairages publics. « Sur les bancs, on a eu des discussions infinies pour essayer d’élargir la gamme en trouvant des bancs plus contemporains. » De cela en sont ressortis deux bancs emblématiques, en complément du banc Davioud : le banc Wilmotte sur les ChampsÉlysées (1994) et les bancs du tramway de la marque Area (modèles Porto et Lisbonne). S’agissant de ces derniers, les modèles ont été présentés en 2005 à la CMU qui les a fait modifier afin de les équiper d’accoudoirs et de tiges de scellements d’après les dessins d’Antoine Grumbach, architecte du projet 93

En outre, nous pouvons citer également le banc en pierre calcaire berges de la Seine (1993) et le banc en acier de la promenade Bastille Vincennes (1995) 94

Banc en pierre sur les berges de la Seine, Paris, 1993, (© Philippe Mathieux).

93  Direction de la Voirie et des Déplacements, « Le tramway requalifie l’espace public » in PRALIAUD Claude (dir.), 2013, op. cit., p.40.

94  APUR, Atlas du mobilier urbain parisien, Paris, Atelier Parisien d’Urbanisme, 2022, p. 45.

Banc Porto, Station de tramway Desnouettes, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

Banc Lisbonne, Station de tramway Porte de Choisy, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

La Ville de Paris publie en 2002 une charte d’aménagement des espaces civilisés. Elle prend conscience de l’importance du mobilier urbain dont le banc pour l’image de la ville. « Par la qualité de sa conception, le mobilier urbain peut affirmer le caractère et l’image d’une voie, et plus largement d’une ville. Il peut embellir la rue ou au contraire l’enlaidir. » 95 Cette charte indique que seul un type de modèle de mobilier, et donc de banc, doit être installé dans une rue. Il doit être inscrit sur le catalogue précité ou être validé par la CMU.

Bernard Landau s’est beaucoup impliqué dans la redynamisation de la CMU sous l’impulsion d’ É lisabeth Borne alors Directrice générale de l’Urbanisme à la Mairie de Paris (2008-2013). Elle avait déjà ressenti un certain « malaise sur l’espace public ». Il précise que « l’idée n’était pas de sacraliser de façon historique pour des siècles et des siècles l’image de Woody Allen du Paris rêvé de la Belle Époque ou d’Haussmann, mais de faire vivre la qualité de production de mobilier urbain parisien par un travail à la fois de design, de choix de mobilier qui peut être pérenne, qui tient dans le temps et qui est significatif d’une exigence d’excellence du mobilier urbain parisien. » C’est ainsi que la CMU a été réorganisée par délibération des 24 et 25 novembre 2008. Bernard Landau précise que cette réorganisation a été décidée afin que cette structure consultative puisse voir son rôle et son efficacité renforcés dans le cadre de la politique mise en œuvre par la municipalité en matière d’aménagement de l’espace public. Il insiste sur le fait que cette commission était vouée à « impulser de véritables concertations, impulsions et réflexions en associant les élus, les partenaires institutionnels (comme la Préfecture de Police et le Service Territorial de l’Architecture et du Patrimoine), des personnes qualifiées, des designers et des représentants d’associations. » Il nous fait part en complément de ce document que la dernière commission s’est tenue le 6 juin 2011 dont l’ordre du jour était :

- Autolib’

Concepteur : High Graph Architecture associé à Bolloré.

- Les mobiliers urbains intelligents.

Dans la continuité de son propos, il souhaite expliquer la genèse du #sacageparis en rapport justement avec les choix de mobiliers urbains de la Ville de Paris. « Quand Jean-Louis Missika [ndla : premier adjoint au maire de Paris en charge de l’Urbanisme de 2014 à 2020] est arrivé, le Conseil de Paris n’a jamais décidé de dissoudre cette commission. Jean-Louis Missika ne l’a jamais re-réunie à partir de 2014. » La raison, d’après lui, est que le premier adjoint avait décidé de réinventer l’espace public en s’affranchissant de toute commission pouvant freiner ses ambitions. « Si on ne comprend pas ça, on ne comprend pas pourquoi il y a eu une telle dérive et le #saccageparis. […] Toutes les dérives qu’on a vues avec les bancs Mikado arrivent un peu par la bande, faute d’espace d’une administration qui était quand même éduquée sur l’ensemble des gammes du mobilier urbain. Cela concerne les directions de la ville, la propreté, les parcs et jardins, la voirie. »

L’arrêt de la tenue de la CMU conduit à une politique où chaque service ou mairie d’arrondissement peuvent exprimer leur vision urbanistique à travers le mobilier urbain.

De la sorte, concomitamment à l’annonce du Manifeste pour la Beauté en janvier 2022, la Mairie de Paris crée une commission, la CREP (Commission de Régulation de l’Espace Public). Elle s’apparente à la CMU, bien que non dissoute, tout en reprenant ses prérogatives, mais en élargissant ses domaines de compétences et sa composition.

95  APUR, Charte d’aménagement des espaces civilisés, Paris, Mairie de Paris, 2002, p. 58.

Lily Munson, initiatrice de la CREP sous l’impulsion d’Emmanuel Grégoire, raconte comment cette dernière a vu le jour donnant ainsi un éclairage sur les changements de politique entre les deux mandatures de la maire actuelle, Anne Hidalgo. « La commission du mobilier urbain était composée de l’ensemble des groupes politiques. Elle a perdu son souffle, a périclité parce que les élus s’y étaient un peu désengagés. Je pense qu’on n’était pas sur le temps de production de nouveaux mobiliers. Par conséquent, le besoin de recréer un nouveau dispositif s’est fait ressentir, notamment avec les invectives sur les réseaux sociaux et le fait que beaucoup de directions avaient pris des libertés avec des catalogues propres, avec des ateliers propres avec des contraintes propres. Au secrétariat général, nous n’avions plus de concentration de l’information, ce qui rendait impossible d’assurer sa coordination. L’ensemble de l’exécutif, des élus se désolidarisaient entre eux de tous ces reproches concernant l’aménagement de l’espace public. »

Le cabinet d’Emmanuel Grégoire a dès lors souhaité remettre une procédure où le partage de l’information serait réinitié, où les éléments posés sur l’espace public validés en prenant en compte toutes les contraintes inhérentes à chaque service. La CREP répond à cette problématique « dans un vrai souci de transversalité de l’information, de passage en revue de l’ensemble de nos critères : financiers, d’entretien, d’implantation, d’associations des mairies d’arrondissement, d’utilisations réelles, de réponses à des objectifs de la politique publique parisienne, de désencombrement. »

Elle explique que cette commission permet de se concerter avec les services techniques sur un type de mobilier dans l’ensemble des espaces publics, aussi bien sur voirie que dans les jardins, tout en prenant en compte les contraintes d’entretien posées à la direction de la Propreté et de l’Eau (DPE). Quand « on a un modèle qui fonctionne aujourd’hui, il faut qu’on harmonise [en parlant du nouveau modèle d’ombrière]. » La différence avec la CMU est que la CREP inclut désormais la DEVE, mais aussi la DPE, contribuant ainsi à la transversalité de l’information. « Si la DPE a dit « non » à un type de mobilier, je ne veux pas le voir sur l’espace public. » En effet, toutes remarques sur l’entretien leur sont imputées.

Elle rajoute aussi que celui-ci demeure une difficulté par le manque d’effectif. « On a triplé les surfaces de végétation, on a triplé les surfaces pour profiter de l’espace public, mais sans ressources supplémentaires d’entretien. Et ça aussi, ça a demandé beaucoup d’adaptation dans nos pratiques, dans plein de choses. On a quand même un peu recruté à la marge, mais ce n’est pas anodin aussi. » Le fait de pouvoir être acteur de l’espace public en profitant de ces nombreux atouts à comme revers des contraintes sur son entretien, sur sa qualité. En ce sens, « l’idée de la CREP est de réaxer un peu pour que [l’espace public] reste un agrément et non une source de nuisances, de difficultés. »

Outre les aspects techniques d’entretien et de gestion au sein des services de la Ville de Paris, elle conclut que la CREP est un outil au service de la politique de la ville, traduction administrative du Manifeste pour la Beauté « avec l’envie de faire un référentiel un peu commun, redonner de la lisibilité, redonner du sens à tout ce qu’on était en train de faire et des protocoles d’intervention. »

Jean-Christophe Choblet a été membre de la CMU et siège également à la CREP, instruisant les dossiers concernant la voirie. Bien qu’il ne voit pas trop la différence entre les deux commissions, il estime que les expérimentations lors de la précédente mandature d’Anne Hidalgo n’ont pas donné de résultats réellement satisfaisants par « toute cette mode, à laquelle j’ai largement participé d’ailleurs, de collectifs de concepteurs qui a amené un peu de palettes, un peu de bois, de trucs bricolés pour essayer les choses. » Le temps de l’expérimentation semble révolu pour proposer des objets « qui ont du sens, qu’ils soient pérennes, du moins entretenables. » Il insiste sur le sujet de l’entretien qui est primordial.

Juliette Floc’h relate ses premières années en tant qu’architecte au service de l’aménagement et des grands projets (SAGP) de la DVD et son vécu sur l’évolution du choix des assises avant 2020 et après la création de la CREP. À son arrivée à la DVD, tout était possible dans la programmation de l’espace public en matière d’assises. « On avait beaucoup de liberté. » nous confie-t-elle. C’est ainsi que dans le cadre de l’aménagement de la place de la Bastille, des bancs et chaises sur catalogue ont été installés. L’arrangement en petit salon de jardin offre un franc succès pour les utilisateurs avis qu’elle étaye de ses rencontres avec des personnes âgées qui l’ont informée qu’elles appréciaient les « petites chaises de Bastille ».

Avec la publication du Manifeste pour la Beauté et la création de la CREP, elle constate que les choix dans les assises sont alors plus restreints, l’imagination dans la conception plus « bridée ». Elle estime que #saccageparis a conduit à un rétropédalage dû à la puissance du mouvement. Alors que l’ABF contrôle déjà tous les projets, elle s’interroge sur la nécessité d’une double préconisation entre les deux institutions, la CREP et l’ABF. Par conséquent, seuls subsistent d’une part le banc Davioud et ses réinterprétations comme place de la Madeleine ou place de la Nation et d’autre part le bloc granit. Ce sont des bancs validés et conseillés en termes d’esthétisme à mettre sur l’espace public suivant le contexte. Le banc Davioud, classique ou reconfiguré, est préconisé dans les quartiers historiques de la ville alors que le banc granit, beaucoup plus moderne, « fait partie du modèle de la rue aux écoles idéale tel qu’imaginé aussi dans le Manifeste pour la Beauté. »

Fervent défenseur du Paris historique, Didier Rykner estime que la CREP n’est pas un outil nécessaire quant à la validation de l’esthétique du mobilier urbain. Il faut rester dans la continuité esthétique existante du Paris haussmannien. « Simplement on respecte l’histoire de Paris. Il y a des bancs Davioud, on les restaure, on les laisse et on les installe. […]. Je demande qu’ils [les services techniques] entretiennent l’espace public. Il n’y a pas besoin de commission pour ça. » Toutefois, il mesure son propos quand il s’agit de nouveaux quartiers, de friches ou à la périphérie de Paris, où une commission « de ce que vous voulez » pourrait être opportune.

Place de la Bastille, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

Pour Mathieu Gonthier, le choix du mobilier reste assez complexe et est lié à une histoire d’esthétique qui reste subjective. « Beau, pas beau, je trouve que c’est assez compliqué de se prononcer, de faire un choix sur ce qui reste effectivement de l’ordre du patrimoine parisien et qu’on va conserver et puis ce qui peut permettre avec le temps de s’adapter. C’est peut-être sur les bancs, mais pas que, il y a aussi les candélabres, les fontaines Wallace. » Nous précisons qu’aucune référence directe à la CREP ne fut faite pendant cet entretien, nous-mêmes n’en connaissions pas encore l’existence à cette étape de la recherche. Toutefois, l’avis apporté par Mathieu Gonthier nous semble répondre aux attentes de la CREP et le choix qui entre dans ses prérogatives.

Du parallèle au perpendiculaire

Juliette Floc’h a eu en charge le projet d’aménagement du boulevard de la République achevé en 2021. Il s’agissait de l’implantation d’une piste cyclable tout en réaménageant le trottoir et les plantations. Initialement, dans l’esprit des promenades plantées d’Alphand, le projet prévoyait l’installation de bancs Davioud dans la continuité de l’axe de la chaussée. S’est alors posée la question de l’interface entre l’utilisateur du bâtiment et son rapport avec le paysage. Soit il était en bord de chaussée d’une avenue à forte circulation soit sa vision s’arrêtait brusquement sur un bâtiment.

Rue Poliveau, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

L’intéressée explique que cela a fait l’objet de nombreuses réunions avec l’ABF qui en a conclu que positionner les bancs parallèles au trottoir relevait d’une aberration. Les bancs Davioud ont été enlevés et remplacés par des bancs simples (banc Hofmann) mis face à face avec 3 mètres d’écart. Ce positionnement perpendiculaire au trottoir redonne un aspect de convivialité et d’attractivité qui invite à s’assoir. Elle conclut sur le sujet en énonçant le fait que conjointement à l’ABF ce principe sera généralisé sur les Grands Boulevards pour les bancs en bords de trottoirs, si la largeur de ce dernier le permet. « C’est validé hors contexte du Manifeste pour la Beauté, ce n’est écrit nulle part, mais nous, on se le met comme principe. »

Avenue de la République, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

Politique de gestion et d’entretien

Un héritage du Second Empire

L’organisation municipale actuelle de la gestion de la voirie et des jardins est le fruit d’une histoire qui a débuté avec le service des Promenades et des Plantations sous Haussmann.

Ce service était dirigé par Alphand, ingénieur des Ponts et Chaussées. Il veillait à la bonne coordination entre ses collaborateurs dans la création de projets. L’approche pluridisciplinaire a permis de garantir la pérennité au sein du service sur le long terme. Certes, la place des ingénieurs reste centrale à cette époque, en charge des travaux d’études techniques, de soutènement, de nivellement. Toutefois, la réussite et la renommée de ce service, pour la qualité des projets qui ont transformé Paris, sont conditionnées par la volonté d’Alphand d’avoir fait également appel à d’autres corps de métiers en relation avec l’art des jardins. Ceux-ci font l’objet de deux sous-services : l’un dirigé par un architecte, l’autre par le jardinier en chef96. Le système alphandien centralise ainsi les compétences, valorisant la place de chacun et la complémentarité.

Alphand défend son bilan et son organisation lors du conseil municipal du 21 juillet 1886 par ces propos : « Ce service m’est cher  ; c’est naturel, je l’ai créé. Quand je suis arrivé au service de la ville, il n’y avait pas de promenades […] Les choses ont changé depuis, Messieurs. Promenezvous dans nos rues, sur nos boulevards, vous vous apercevrez de ce changement. Il est tel que je n’en crois pas qu’il est une ville au monde qui ait de plantations pareilles aux nôtres. Comment en sommes-nous arrivés à ces résultats ? Par le concours de tous, Messieurs et il a fallu le concours de toutes les bonnes volontés, de tous les talents pour organiser un service aussi complet. En effet, les promenades réclament le concours d’ingénieurs habiles […]. On a souvent besoin d’installer […] toutes choses ressortissantes à l’art et pour lesquelles la collaboration avec les architectes est nécessaire. Et enfin, il y a un troisième concours indispensable, Messieurs, c’est celui des horticulteurs et des jardiniers, pour le choix et l’aménagement du bois à utiliser. Le service des Promenades n’est donc pas aussi simple qu’on le dise et on se tromperait si on voulait le placer sous les ordres du service d’Architecture. »

Déjà à cette époque, ingénieurs et architectes n’avaient pas la même approche de l’espace public. Ces derniers considéraient que l’approche technique et fonctionnelle de l’espace public était dévolue aux ingénieurs et par conséquent se limitait uniquement aux plantations d’alignements. Les architectes s’attribuaient la partie créative traduite par les squares et les jardins. Sous la pression de cette profession et à la mort d’Alphand, le service des Plantations et des Promenades devient alors une sous-section du service d’Architecture97

Les organisations administratives se sont succédées au cours des décennies où désormais deux directions se partagent les projets d’urbanisme : la Direction de la Voirie et des Déplacements en charge de l’espace public et la Direction des Espaces Verts et de l’Environnement concernant les parcs et jardins. Les entrevues ont permis de mettre en évidence que le système d’Alphand avec un partage de compétences, de savoir et de savoir-faire serait adapté aux projets d’aujourd’hui.

SANTINI Chiara, Adolphe Alphand et la construction du paysage de Paris, op. cit., p. 164. 97  Ibid., pp. 171-172.

Deux directions sur un même espace

Lily Munson mentionne précédemment que l’objectif de la CREP est d’assurer une transversalité entre les services suite au constat par les secrétariats généraux de la Mairie de Paris de manquements de communication. Les entretiens effectués avec les cadres de la DVD ont mis en exergue cet état de fait. En effet, les espaces plantés se sont invités dans l’espace public et chaque direction DVD, DEVE essaie de garder son domaine de compétences au détriment de l’avancement du projet. Il apparaît une réelle volonté politique d’assurer une complémentarité entre les deux directions et d’effacer toute défiance, l’une vis-à-vis de l’autre.

Bernard Landau précise que lorsqu’il était en poste au début des années 1980 au service des espaces publics, du mobilier et des murs peints de la direction de l’Urbanisme, son service ainsi que l’APUR se coordonnaient et centralisaient le travail pour les autres directions administratives. Il considère que la genèse de cet infléchissement est un abandon de la responsabilité de la mairie au détriment d’un « libéralisme » par une délégation des attributions à des entités extérieures. Parallèlement à ça, au regard de son expérience professionnelle, il explique le relatif abandon d’entretien de l’espace public par une diminution de 50% des crédits entre 2005 et 2020.

Au regard des critiques des dernières années, il s’accorde à dire que la mairie a depuis peu repris le sujet de façon positive. Il comprend la position d’Emmanuel Grégoire de demander à l’APUR de reprendre la main. Néanmoins, bien que cela soit positif d’un certain côté, de l’autre il précise que si les directions gestionnaires ne sont pas impliquées, les mêmes travers se reproduiront.

Lily Munson explique que la politique urbanistique a beaucoup influé sur l’état dans lequel le domaine public s’est retrouvé, mais également en relation avec la politique de gestion de ses équipes aussi bien à la DEVE, à la DVD et à la DPE. De nombreux mobiliers urbains se sont trouvés installés sur le domaine public, implantations accélérées au moment de la pandémie de Covid-19 en 2020 avec la création des coronapistes (pistes cyclables aménagées provisoirement) « Quand on crée de nouveaux espaces comme ça, ce n’est pas juste un traumatisme pour les habitants, mais aussi pour ceux qui s’en occupent. En fait, quand on crée une piste cyclable qui n’était pas prévue en tant que telle, elle désorganise tout, notre parcours de propreté est chamboulé. Pareil sur la manière dont on a eu de créer des espaces verts. On ne savait plus quels services [DEVE, DVD, DPE] devaient s’en occuper, car du coup, on est sur l’espace public. […] ça a aussi créé du traumatisme dans les équipes de la ville. Cela a conduit à une nécessité de recomposition extrêmement rapide qui, de fait, a induit effectivement des difficultés d’entretien, des incompréhensions sur certains objets. Tout ceci a prêté le flanc à des critiques et je pense que ça s’est associé à aussi une difficulté pour les Parisiens, soudainement, d’accepter l’espace public. […] Tout ça combiné a donné, effectivement, #saccageParis. »

Enfin, en matière de gestion des bancs, suivant leur implantation, la couleur des pieds en fonte désigne la direction affectée au site, système existant depuis la fin du XIXème siècle. Si le pied est vert, l’entretien est assuré par la DEVE, si le pied est gris c’est à la DVD d’en assurer la gestion. « ça, c’est du Alphand plein et entier. »

Juliette Floc’h et Sarah Ananou ont intégré depuis quatre ans la DVD en tant qu’architectes. Elles apportent un regard neuf sur un système administratif qui semble avoir peu évolué alors que les enjeux en matière d’espace public ont profondément changé depuis les promenades plantées d’Alphand jusqu’aux projets de réaménagements piétonniers des grandes places parisiennes de ces dernières années.

Historiquement l’espace public (chaussée, bordures, trottoirs) était géré par des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Haussmann a réformé le service municipal des Travaux publics en 1856 en le subdivisant en trois : le service de la Voie Publique, le service des Eaux et le service des Promenades et Plantations. Adolphe Alphand était chef de ce dernier. Par décret préfectoral du 13 avril 1867, Haussmann fait réunir les services des Promenades et Plantations et de la Voie publique en une seule entité dont Alphand prend la direction98. Haussmann dit à ce sujet qu’il s’agit « du plus grand service d’ingénieurs du pays » 99

Les deux jeunes architectes de la DVD font le constat que face aux enjeux écologiques actuels (transition énergétique, ilots de chaleur), les espaces plantés ne se cantonnent plus uniquement aux parcs, squares et jardins, mais s’invitent dans l’espace public, ce dernier étant géré par la DVD et celui des espaces plantés par la DEVE. En matière des nouveaux projets d’espace public, des conflits se produisent dans le cadre des projets, à savoir qui porte le rôle de maître d’œuvre (MOE). Juliette Floc’h précise qu’à la DVD, bien qu’il n’y ait aucun paysagiste concepteur, les architectes ont également une lecture du paysage, pas forcément avec le même vocabulaire que le paysagiste, mais « un architecte d’espaces publics est plus un paysagiste qu’un architecte de bâtiment. On porte le statut de nos études, mais en fait on conçoit de l’espace public donc on traite du végétal et du minéral. » Elle déplore que l’organisation administrative actuelle n’est plus adaptée aux projets où tous les corps de métiers sont concernés. « Quand les espaces verts se sont invités de plus en plus dans nos projets depuis les quatre dernières années, on a demandé de constituer une agence classique comme dans le privé, c’est-à-dire un groupement avec des architectes, des ingénieurs, des paysagistes et puis tous ensemble en MOE on conçoit le projet. » Dans la réalité des faits, les paysagistes de la DEVE sont assistants à la maîtrise d’ouvrage (MOA), mais pas assistants à la MOE alors qu’ils conçoivent les espaces plantés, leur domaine de prédilection. Cela révèle également un domaine de responsabilité, car ils ne sont ni MOA ni MOE, mais veulent dessiner les plans de ce qui a trait aux espaces plantés sur l’espace public, domaine réservé à la DVD. « Il ne peut pas y avoir deux concepteurs sur un même projet qui avancent dans deux directions différentes et qui portent deux programmes différents. Aujourd’hui au-delà du mobilier, c’est comment concevoir ensemble. […] Il faut travailler en bonne intelligence et être soudé avec eux sinon c’est conflictuel et on n’avance pas. »

Didier Rykner a un avis beaucoup plus tranché et peu élogieux quant aux compétences des services techniques de la Ville de Paris et de la politique d’entretien du mobilier urbain en prenant pour exemple les bancs Davioud. Il estime d’ailleurs que la restauration du banc Davioud offert à la Mairie de Paris (par le collectif #saccageparis) n’était pas à la hauteur. Pour sa part, il préfèrerait que la COARC gère ces mobiliers urbains d’époque, au même titre que les monuments civils et religieux voir même ceux qui sont en charge des travaux sur les monuments historiques.

Cette relation entre la DEVE et la DVD dans la gestion de l’espace public n’a pas manqué de nous interroger au regard des entretiens et de nos visites de sites. Alors que ce banc était initialement dévolu à l’espace public et non au jardin, ce choix d’installer des bancs Davioud dans des jardins complexifie la gestion entre services. Originellement, ces bancs étaient destinés aux trottoirs. Des bancs plus confortables dessinés par Davioud, les bancs gondoles principalement, étaient dédiés aux jardins laissant aux promeneurs toute liberté de se reposer, de profiter de leur environnement sur une assise plus ergonomique que le banc d’espace public. Dans le cadre de notre arpentage, nous nous sommes rendus compte que le choix de la couleur de piétement du banc Davioud dans un espace planté ne répondait à aucune règle et que la présence de ce banc pouvait prêter à confusion quant à la définition de l’espace où il se situe.

98  SANTINI Chiara, Adolphe Alphand et la construction du paysage de Paris, op. cit., p 69-70.

99  Lettre d’Haussmann au ministre des Travaux Publics, 8 sept. 1869 (AN, F/14)

En effet, ce choix de couleur apparaît révélateur de la limite physique qui existe entre l’espace public et les jardins. Dans la majorité des cas, ils sont séparés de la voirie par des clôtures. Nous avons deux espaces bien identifiés avec un langage qui leur est propre en termes de végétalisation, de revêtements au sol, de mobilier urbain. Toutefois, l’absence de clôture signifie-t-elle que nous ne sommes plus dans un jardin si l’espace est aménagé avec des allées en sols stabilisés, des parterres de pelouses, de fleurs et d’arbres non alignés ? Le banc Davioud, par la couleur de son piétement devrait alors nous renseigner puisque celui peint en vert dépend de la DEVE, donc du langage du jardin et celui en gris de la DVD. Dans ce cas-là, il est un composant de la grammaire composant l’espace public. Toutefois, certains espaces ne peuvent plus être clairement identifiés par ce simple jeu de couleur.

Le Champs de Mars est défini comme un espace planté dit « espace vert » bien qu’aucune grille ne sépare les allées et parterres de la voirie. Dans un souci paysager, cela permet de donner au regard toute l’amplitude de la perspective du lieu. Les bancs Davioud sont régulièrement répartis entre les arbres d’alignement des grandes allées en sol stabilisé entre l’École militaire et la tour Eiffel. Le piétement est vert, nous nous confortons dans l’idée que nous sommes dans un jardin. Nous pouvons néanmoins relever que le positionnement des bancs est identique à ceux du trottoir, assimilant les allées du jardin à des promenades plantées. De plus, des bancs droits, qui eux sont bien assimilés comme élément de jardin, sont positionnés dans les allées latérales. L’espace n’apparaît plus si clair qu’il semblait l’être.

La confusion se poursuit lorsque nous comparons les aménagements des places d’Italie et de la Nation, réalisés durant la première mandature d’Anne Hidalgo. Les projets concourent l’un et l’autre à redonner une place au piéton dans la partie centrale de la place dans un environnement végétalisé. Dans les deux projets, des bancs Davioud ont été installés. Sur la place de la Nation, plus précisément, il s’agit d’un modèle de banc modernisé avec des assises en porte-à-faux. Alors que ces deux places répondent aux mêmes codes du jardin public parisien, nous avons pu constater que les bancs ont un piétement vert sur la place d’Italie et gris sur la place de la Nation. Le jardin de la place d’Italie est clôturé, l’espace planté de la place de la Nation ne l’est pas. Est-ce la condition

Champs de Mars, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

suffisante pour l’attribution du service qui en a la charge ? Le banc Davioud dans ce cas, par la couleur de son piétement, démontre l’incertitude qui demeure : deux lieux, une même destination, deux services gestionnaires.

De plus, ces mêmes bancs aux assises en porte-à-faux sont également installés en grand nombre sur le pourtour extérieur de la place de la Nation. L’espace public périphérique et la place centrale autour de la statue se confondent dès lors. D’une place à l’autre, la lecture paysagère se brouille. Cela est d’autant plus accentué que sont également positionnées des assises en bois en bordure de l’espace central, mobilier urbain similaire à celui de la place des Fêtes. Il semble qu’aucun choix ne soit réellement arrêté quant à la définition de ces nouveaux aménagements par ce mélange des genres. Est-ce simplement le fait que le porteur de projet soit différent, la DEVE pour l’un et la DVD pour l’autre ?

Bancs avec piétements verts, place d’Italie, Paris, croquis, 2023, (© Pierre Médecin).

Les projets de la Mairie de Paris tendent à introduire de plus en plus le végétal dans l’espace public. Au regard des exemples précédents, comment ces espaces vont pouvoir être définis aussi bien dans le choix du mobilier que dans la gestion ? S’agit-il de jardins dans l’espace public ou d’un espace public avec une végétalisation importante ? à partir de là s’opèrera le choix du service et donc concrètement du modèle de banc définissant l’espace.

Le Manifeste pour la Beauté apporte déjà une réponse à cette interrogation où les assises agréées dans les parcs et les jardins ne listent pas le banc Davioud. Toutefois, le document indique que l’entretien ou le gestionnaire des bancs droits (ceux du Champs de Mars, par exemple) peuvent être la DEVE ou la DVD dans ces lieux normalement sous la responsabilité de la DEVE100. Notre incompréhension demeure face à cette dualité pouvant avoir une implication dans la lecture du paysage.

100  Mairie de Paris, Paris Manifeste pour la beauté – le sol, Paris, Ville de Paris, 2022, pp. 75-79.

Bancs avec piétements gris, place de la Nation, Paris, croquis, 2023, (© Pierre Médecin).

Place de la Nation, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

Place des Fêtes, Paris, 2023, (© Pierre Médecin).

This article is from: