Livre d'Heures nantais

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Analyse sémiologique appliquée à des réalisations tirées de l’histoire du design graphique.

Livre d’Heures d’un riche bourgeois nantais.

Françoise Nicol - Philippe Caillaud - Octobre 2013


Analyse sémiologique appliquée à des réalisations tirées de l’histoire du design graphique.

Livre d’Heures d’un riche bourgeois nantais. Françoise Nicol - Philippe Caillaud - Octobre 2013

Justification de l’étude sémiologique

Cette page montre une scène encadrée, un texte, tous deux entourés d’un ensemble ornemental important où se décèlent d’autres représentations. L’ensemble est très dense et toute la surface dédiée au travail du scribe et du pictor est occupée. De toute évidence, sans connaissances de l’art et de la culture de cette époque pour déchiffrer cet ensemble; cette page, aussi belle soit-elle, reste obscure quant à sa signification. De plus, son originalité par rapport aux autres réalisations de la même époque questionne. Cette singularité cache-t-elle une signification singulière ?

Contextualisation du support étudié

Domaine : Codex religieux manuscrit enluminé sur vélin Type de support dans le domaine : Livre d’Heures (Horae ad Usum Nannetensem) montre la position sociale, possession obligée de ce livre dès que l’on a des richesses Composition du Livre : Calendrier liturgique, extraits des quatre évangiles, prières (à Dieu, à la Vierge, aux saints, à la sainte Croix) Repérage spatial : belle page Repérage temporel : 1420, période gothique, fin du Moyenâge

Repérage général

Repérage des signifiants : signes plastiques, signes iconiques, signes linguistiques Repérage du signifiant majeur : signifiant iconique Quatre espaces séparés : Un bloc de texte calligraphié en textura quadrata Une grande lettre ornée + une petite associée Une illustration principale Un fond de page, tapis de fleurs

Trois formes d’illustrations séparées, cloisonnées mais formant (par leur proximité, par la composition de la page, par les échos des motifs et des couleurs) un ensemble. Ces éléments hétérogènes se trouvent unifiés en un espace visuel unique grâce à un dispositif complexe.


Relations texte / image Étude du message linguistique Un texte réduit : «Domine labia mea aperies. Et os meum annuntiabit laudem tuam» «Seigneur ouvre mes lèvres. Et ma bouche proclamera tes louanges» Type de texte : texte religieux tiré de l’ancien testament dans la bible. Un seul verset d’un Psaume. Le Psaume 51 : Psaume d’action de grâces, le verset 17 «Miserere» Fonction du texte : Ce message biblique est en principe connu par coeur par le propriétaire de ce livre, il a donc une fonction de rappel. Rappel du texte, rappel de l’importance. Phrase sacrée.

La miniature ou scène figurée C’est l’illustration principale Le chant d’action de grâces est illustré par une scène représentant l’Annonciation (verbe annunciare) : La Vierge remercie Dieu de la bonne nouvelle annoncée par l’archange Gabriel. La scène est encadrée comme un vitrail. Comme une fenêtre ouverte sur un arrière plan, le livre est une ouverture sur l’histoire sainte. Le cadre foncé est doublé d’une représentation d’architecture qui renforce cette idée de fenêtre et montre l’importance de la scène.

Un ange annonce la naissance de Jésus.

Nouveau testament Évangile selon Saint Luc Chapitre 1 Versets 26 à 38

Au sixième mois, Dieu envoya l’ange Gabriel dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, auprès d’une vierge fiancée à un homme nommé Joseph, de la maison de David ; Cette vierge s’appelait Marie. L’ange, étant entré dans le lieu où elle était, lui dit : «Je te salue, toi qui a été comblée de grâces ; le Seigneur est avec toi.» Elle fut troublée de ces paroles et elle se demandait ce que signifiait cette salutation. Alors l’ange lui dit : «Ne crains point, Marie, car tu as trouvé grâce devant Dieu. Voici que tu concevras et enfanteras un fils, à qui tu donneras le nom de Jésus. Il sera grand, et il sera appelé le fils du Très-Haut, et le Seigneur, Dieu, lui donnera le trône de David, son père. Il régneras éternellement sur la maison de Jacob, et son règne n’aura pas de fin. Alors Marie dit à l’ange : «Comment cela arrivera-t-il puisque je ne connais point d’homme ?» L’ange lui répondit : «L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de


La Miniature ou scène figurée son ombre ; C’est pourquoi, aussi, le saint enfant qui naîtra sera appelé le Fils de Dieu. Et voici qu’Élisabeth, ta parente, a aussi conçu un fils dans sa vieillesse ; c’est maintenant le sixième mois de celle qui était appelée stérile. Car rien n’est impossible à Dieu !» Marie répondit : «Me voici, je suis la servante du Seigneur. Qu’il me soit fait selon ta parole !» Puis l’ange la quitta.

Fonctions de l’image Fonction explicative ou informative : une certaine redondance du texte (illustratio stricto sensu). L’image choisit un extrait du texte(le verbe) pour lui donner corps, l’incarner dans une scène très connue des croyants (sujet très courant à cette époque dans les fresques, les vitraux, les retables. Aussi bien dans l’art des Pays du Nord qu’en Italie) Elle relaie le texte comme le Nouveau Testament (Annonciation) relaie l’Ancien (le psaume) On assiste donc à un dialogue entre le texte et l’image ; Échos entre la prière du croyant et celle de la Vierge se réjouissant de la bonne nouvelle (euangelium : évangile) La scène elle-même représente un dialogue (voir le texte de la Bible) Les paroles de l’Archange sont inscrites dans le phylactère qu’il tient dans ses mains. Fonction argumentative, voire connative : Appel à la mémoire : Rappel d’une scène essentielle dans l’évangile selon saint Luc. La mémoire est visuelle dans l’antiquité et au Moyen-âge. Appel à la prière par la représentation de l’attitude de l’Orante (Personne ou représentation d’une personne en prière à genoux) Rappel de l’intérêt du livre qu’on tient entre ses mains (texte sacré) La présence du livre ouvert de la Vierge crée une mise en abyme (le livre dans le livre) Le livre de la Vierge est le livre que l’on tient dans ses mains. Il faut que le lecteur calque son attitude sur celle de la Vierge pour lui plaire. Fonction argumentative : Message = il faut prier pour faire comme la Vierge Fonction connative : Message = priez ! n’oubliez pas de prier !


Repérages de signes Signes iconiques

Trois arcs

Trois arcs

Église ou cathédrale avec voûtes, colonnes et croisée d’ogive

Dieu, séraphins, rayons, étoiles

Colombe blanche Auréole

Une Seule bougie allumée

Signes plastiques Dominante importante du rouge et du bleu Même les éléments architecturaux sont rouge et bleu

Ruban avec des écritures


Significations Spiritualia sub metaphoris corporalium « Le réalisme [des peintres flamands]... reste enraciné dans la conviction que les objets matériels sont, pour citer saint Thomas d’Aquin, les «métaphores corporelles des choses spirituelles», et ce n’est que beaucoup, beaucoup plus tard que cette conviction sera répudiée ou rejetée dans l’oubli. » E. Panofsky, Les primitifs flamands Il en découle qu’une image du XVe siècle se lit suivant un code établi. Chaque objet, chaque élément du tableau est un symbole fixe.

Église LE CIEL

Sainte Trinité Sainte Trinité Le ciel 2 1 Séraphins Dieu

Phylactère Parole de l’Archange Ave Maria = Parole de Dieu Archange Gabriel Messager de Dieu LA TERRE

1

2

Saint Esprit

3

3 Fils

Le Christ est présent dans la scène, c’est sa lumière divine qui l’éclaire

Vierge Marie

Ancien Testament Annonce de la venue du Sauveur

Synthèse des significations : Cette image montre un grand Mystère qui a beaucoup d’importance au Moyenâge : L’Incarnation. Ici, un certain nombre de signes indiquent la présence de Dieu (Saint Esprit, Parole, Messager, personne). Un certain nombre d’autres signes nous montre la présence de la Vierge (couleurs dans toute la scène, personne, église) Une image est sacrée parce que le croyant pense que les personnages sacrés sont présents dans l’image. Nous aurions ici un bel exemple non pas d’incarnation mais d’impagination (pardon pour le néologisme)


La Lettre ornée

La Lettre ornée est ici une initiale peinte. Elle est parfois remplacée par une initiale historiée. Le dessin de la lettre sert alors de cadre à l’illustration de la scène biblique : l’histoire. Ici c’est inutile puisque la scène est déjà présente. Dans le cas présent, elle est juxtaposée à la scène figurée et bien sûr au texte. La lettre ainsi peinte devient une image. Texte et image sont associés étroitement. À la fois signe graphique et image, elle a une fonction double : Fonction architecturale : structuration du texte et hiérarchisation : lettre D (le paragraphe n’existe pas encore, il n’apparaîtra qu’au XVIIe siècle, les points existent, pas le reste de la ponctuation). Il en est de même pour le E à l’intérieur du texte. Deux capitales de tailles différentes qui indiquent l’une le début du texte et de la phrase, l’autre le début de la seconde phrase. Fonction décorative : Pour le plaisir des yeux, il s’agit à la fois d’entrelacs, de vignette, ou de lierre, symétriques. Nota : Pour Daniel Henry Kanhweiler in «Confessions esthétiques» : «l’instinct d’ornementation consiste dans le fait d’accepter la matière existante et de se contenter de l’orner, de la rendre agréable, plaisante. On ne dénoncera jamais assez la confusion entre art véritable et ornementation. Il n’ont rien en commun [...] L’ œuvre d’art c’est l’œuvre où une réalité vécue par l’artiste est devenue chose, objectivée, dans la matière qu’elle glorifie» On peut critiquer cette analyse dans le sens où tout graphiste, de tout temps, est animé par un souci d’expression. Ceci fait qu’il ne peut pas créer de décor gratuit, comme peut le faire un créateur textile. Il y a toujours plus ou moins de sens dans ce qu’il fait. D’autre part on imagine mal que le pictor décore uniquement l’initiale de Dieu, comme il le ferait pour n’importe quelle autre initiale. L’esprit et la croyance de l’époque l’interdisent même inconsciemment. Les entrelacs, on le voit dans les manuscrits insulaires présentent deux caractéristiques essentielles : Les rubans sont infinis Le travail est si petit qu’il semble impossible à réaliser Ces deux ensembles de signes plastiques nous amènent aux significations suivantes : Traduction de l’Éternel, l’infini

Traduction du surhumain Ici décorer c’est rendre gloire à Dieu On ne peut ignorer le fort impact, la forte présence de ce D au centre de la page. Si l’on pense au Chi-Rhô irlandais, initiales du Christ ou initiales de l’incarnation, on ne peut penser que c’est une autre représentation de Dieu. La fonction de cette initiale est donc fortement religieuse


Le fond de page : Repérage de signes Signes iconiques

Papillon - Feuilles d’acanthes - Fraises des bois - Jeune fille avec un chiot ou un chaton Ange musicien

Violettes - Escargot - rapace qui tue un lapin - papillon

Paon qui fait La roue

Fraises des bois Ours qui mange des baies jaunes - Hase et ses deux petits - feuilles d’acanthe - Deux personnages plus petits que les animaux

Oiseau qui se perce le flanc pour donner son sang à ses petits. Il s’agit en réalité d’un pélican.

Signes plastiques : Couleur : toujours une prédominance du rouge et du bleu Structure, composition : dividuelle, les éléments sont disposés très régulièrement, à égale distance. Dots et blancs réguliers


Le fond de page : Significations et fonctions Nous avons ici un espace qui est ambivalent. La présence de végétaux naturels (fraisiers, violettes) peut évoquer un jardin où il y a aussi des animaux. La présence des acanthes rouges et bleues, pour le coup n’est pas naturelle et nous renvoie dans un espace décoratif. Un jardin qui ne serait pas tout à fait naturel. Les signes plastiques (composition dividuelle, structure, égalité des blancs) nous parlent d’ornementation.

Ces deux derniers symboles nous renvoient à l’immortalité, au sacrifice du Christ, au Salut. Ceci associé au fait que le jardin est majoritairement rouge et bleu nous réoriente vers la Vierge. Ce jardin est aussi celui de la Vierge. Or, le corps de la Vierge est considéré comme un jardin clos, entouré de murs : C’est l’Hortus Conclusus Dans ce jardin toutes les fleurs symbolisent les qualités de la Vierge, comme les violettes symbolisent l’humilité (elles baissent la tête) Elles sont là aussi pour rappeler au croyant qu’il faut être humble.

Fonction ornementale : La page qui nous intéresse est richement décorée parce que Si l’on regarde bien la page et sa structure dans son c’est une page de début d’ensemble, belle page (de droite) ensemble, on peut voir que la Vierge est au centre, son par rapport aux autres qui sont plus dépouillées. jardin autour d’elle. La marge de la page devient l’espace qui isole et protège : Le mur de l’Hortus qui assure la Fonction architecturale : virginité. Cet espace de fond de page participe activement à la construction, l’unité, la cohérence de la page. Il est typiqueCette page est la Vierge. Cette page est le Paradis. ment d’esprit gothique. Autre fait étrange, les différences d’échelles. Les trois humains sont plus petits que les animaux et que les végétaux. Les papillons sont aussi trop grands par rapport aux autres animaux. La hase est aussi grande que l’ours. Ces différences nous indiquent que nous nous trouvons dans un lieu merveilleux. Une sorte de pays des merveilles d’Alice.

La fonction qui découle de cette analyse est la fonction religieuse : La présence totale de la Vierge dans cette page, plus que dans d’autres propositions de la même époque est destinée à rappeler fortement et poétiquement au croyant l’objectif ultime de La prière : le Salut, le Paradis.

Fonction poétique : On peut envisager l’irruption de l’imaginaire, l’expression d’une fantaisie populaire comme dans les manuscrits insulaires, comme dans la faune des cathédrales (gargouilles) Le pictor s’amuse, il joue. L’ange musicien donne une indication religieuse par rapport au lieu. Le paradis c’est là où sont les anges. C’est là qu’on entend la musique des anges. Les fruits géants renvoient au plaisir (paradis) et au pays de cocagne. La jeune fille qui joue avec un jeune animal représente la pureté, l’innocence et la jeunesse. État des élus au paradis. Les deux autres personnages ; L’un joue, l’autre admire, traduit de la main son contentement. L’ours (animal satanique) mange des baies et non la hase. Au paradis tout est possible. Le paon est un symbole christique, solaire (la roue est très dorée) Au Moyen Âge, on croyait que la chair du paon était imputrescible. Pour cette raison, il est devenu symbole d’immortalité. Le pélican est un des symboles – eucharistiques – du Christ s’offrant en sacrifice.

«L’enluminure commence par être un simple enrichissement de la lettre qui, peu à peu, gagne la page, envahit le volume, cependant que l’ornement pur, descendu de la majuscule dans les marges, s’éployant en emblèmes, en symboles, en feuillages, vrilles, crosses, se végétalise puis s’animalise jusqu’à s’humaniser enfin.» Paul Valéry Préface de Verve, n°9


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