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La nuit des tortues

Le village groupait une vingtaine de maisons. Terre séchée, lattes de bois, torchis. Village de pêcheurs à l’orée du Pacifique, sur la Baie des Mille Poissons. En plein sud-ouest du Salvador. Au bout d’une piste de terre rouge. Village de silence, perdu dans les cocotiers, les bananiers, ignorant de San Salvador, enfer lointain. Un petit car de brousse le desservait deux fois par semaine. Et, chaque jour, le camion de la pêcherie assurait une liaison avec San Vicente, à cent cinquante kilomètres, ville la plus proche. Le troisième véhicule à troubler le calme du lieu était la jeep de Larry, un type du corps de la paix. Il était là depuis cinq ans. Il avait d’abord mis sur pied une association coopérative de pêcheurs, puis ils avaient construit la pêcherie, grand bâtiment de moellons au toit de zinc, avec un congélateur pour la consommation des habitants. Il avait fallu tout ce temps pour que les familles, malgré leurs terribles carences vitaminiques, sous-alimentés chroniques, se décident à manger du requin. Le Requin ! el Tiburon ! Le Monstre de la baie ! Le Tueur aux dents scie. Vécu comme le diable Pacifique. Celui qui marchait nuit dans les ruelles, en versées sous les vagues : festins épisodiques. Les pêcheurs se refusaient à manger : la bête vorace les dévorant eux, leurs frères, leurs cousins, leurs pères, leurs femmes parfois. Larry avait dû patienter longtemps. Faire connaissance. Les accompagner chaque jour sur l’océan. À l’aube, jeter avec eux les filets et tendre les lignes. Vivre leurs peurs,

leurs amitiés, leurs rires. Partager leur fatigue du retour : à onze heures, la peau brûlée, les reins plombés, les épaules lourdes. Danser de plaisir dans la barque devant un banc de thons. Chanter le bonheur et la tristesse. Boire la gnôle mordante. Expliquer. Convaincre. Consommer des kilos du poisson maudit.

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À présent, ils se nourrissaient de sa chair. Il n’y avait plus d’enfants affamés à Tamarindo. Larry gérait avec deux autres pêcheurs la coopérative. Il s’était installé au nord du village, dans le marais. Maison de bois sur pilotis, où il lisait Henry James et Lawrence, près de Maureen, oiseau rêveur. Dans de grands hamacs blancs et bleus. Couple étrange aux idées simples, amoureux de nature virginelle. Ils avaient fui les USA, le métal et le béton. Ils pensaient que la civilisation nord-américaine se détruirait elle-même, très bientôt ; déluge expiatoire, au bruit des mécaniques fascistes. Ils croyaient au paradis, terre gorgée d’eau. Clément lisait Céline. Il n’avait pas ouvert un roman depuis Nanterre. Guignol’ s band. Géo taillait des branches pour refaire une partie de clôture. Ou ils jouaient au ballon. Clémentine était belle.

Samedi, lune pleine, ciel chargé d’encre. Le vent soufflait du large. Le village fut saisi d’effervescence. Les plages se constellèrent de lumières : les lampes de poche des hommes. Les tortues sortaient pondre ! Elles émergeaient, masses énormes et sombres, se traînaient au-delà des plus hautes eaux, et déposaient vingt, quarante, quatrevingts œufs, aussitôt enterrés. Épuisées, elles glissaient à nouveau dans l’océan. Il fallait faire vite : repérer le dos rond et noir, et se précipiter derrière la tortue pour enlever la ponte. Pieds nus, ils balayaient du faisceau lumineux la plage. Un cri : aqui esta ! Ils bondissaient. La tortue tirait ses deux cents kilos vers l’eau mère. Lente et douloureuse procession : la vie d’efforts terribles ; tendue vers ce moment générateur unique, déjà sacrifié par les hommes. Lutte consommatrice, et pénétration des contraires. Sourde maintenance biologique. Manger chauds les œufs de vie tombés du ventre. Et les tortues avortées s’en allaient mourir au loin, les yeux baignés d’eau salante : leurs larmes océanes, le ventre en trou vidé de présence, après un cycle insigne et mortel de trois ans, gros bateaux carcassés d’obstination suicidaire, porteurs de temps.

Ce soir-là, Orco resta longtemps assis sur le sable. Le Destin des

tortues.

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