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Les rois chaudrons

Tachito Somoza. Somoza, le petit chaudron, voyez-vous. Il régnait, Maître et Dieu, sur le Nicaragua. Une dynastie le couvrait, la famille, le clan Somoza. Ils n’étaient comparables qu’aux Duvalier, ces sinistres et mortels pitres haïtiens. Ils possédaient le tiers du pays, son bétail, des usines laitières, des cimenteries, les mines d’or, des chaînes de radiotélévision ; ranches et fincas. La misère, terrible. Comme le Honduras, le Nicaragua était un pays surtout agricole, sans eau potable, aux trois-quarts analphabète. Mais les grandes sociétés étrangères ne payaient pas d’impôts. Les USA commandent et manœuvrent leur pantin : l’ogre.

Le Nicaragua était même le seul pays qu’ils eussent envahi et occupé, au début du siècle. Provoquant une croisade centroaméricaine sans précédent. Véritable guérilla anti-impérialiste. Un notable indien, Sandino, tint tête aux Marines, des années durant. Loup des montagnes. Ces montagnes qui couvraient, en dehors des routes, les deux tiers du pays. Un peu plus, et la Fédération centroaméricaine reprenait vie, face aux Nord-américains, mais aussi aux Anglais, les premiers pilleurs de l’isthme. Il était en effet possible de creuser un canal interocéanique, par le Rio San Juan et l’immense lac Nicaragua, la mer des requins, jusqu’au Pacifique. Les flibustiers de Morgan dévastèrent par cette voie Granada, l’ancienne capitale ; la soie, l’or et l’argent par tonnes ; les hautes maisons créoles, et sept églises. Dix-

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septième siècle. Et les Indiens, trop heureux d’égorger les Espagnols, bourgeois et curés, aux côtés de Morgan. La revanche des esclaves, baptisés tués. Le schéma colonial. Les uns et les autres en conçurent ce mythe réaliste, qui charençonnait la politique du pays : le canal du Nicaragua. Il pourrait toujours concurrencer Panama, de plus en plus rebelle aux USA.

Les Gringos débarquèrent donc pour ça. Mais Sandino ne céda rien. Il fallut l’attirer dans un guet-apens, en 1934, et l’abattre à bout portant. L’assassin n’était autre que le père du Tachito, le Tacho : le chaudron, la grosse casserole. Tacho Somoza, vendeur de voitures, boursier Rockefeller, chef de la garde nationale, gorille créole, fabriqué à Léon, anglicisé à Philadelphie ; il devint très vite très riche très puissant, soutenu par Roosevelt, puis Eisenhower. – Il s’est fait dresser une statue équestre devant le stade de Managua. Éclairée la nuit !

Recroquevillé dans un coin du ferry, contre un banc de bois, Orco rêvassait. La nuit était claire. Clémentine avait lu, dans le bouquin de Niedergang, Les Vingt Amériques latines, que Eisenhower avait dépêché à Managua son avion personnel, pour transporter le Tacho à Panama lorsqu’il s’était fait flinguer à son tour, en 56 ; une volée de trous dans la peau ; vous pouvez descendre de cheval, mon beau ! – Il ne savait même pas quelles étaient ses propriétés. Un jour, il a voulu acheter une finca qui lui plaisait, comme ça, sur le coup. Manque de pot : elle était à lui ! – Oh, et j’en ai d’autres, reprenait Raoul. Il n’y a pas si longtemps, la femme de Somoza, l’actuel, a détourné un avion des lignes nicaraguayennes sur Miami, depuis le Costa Rica, pour y faire des courses. Tous les passagers pour Managua ont dû suivre, par Miami. L’année dernière.

Il n’avait pas sommeil. Le ventre lui pesait, il roulait sur la ceinture. Il la défit, ouvrit la braguette. Cent kilos bientôt. À ne plus se voir les couilles ! Il s’adossa plus franchement, releva sa casquette. Clémentine dormait sur le banc. Le mouvement du ferry était à peine perceptible. Long ronronnement berceur. Ils étaient une quinzaine, au plus, étalés sur le pont, ou toilés dans un hamac entre deux piliers, et régulièrement balancés sous la lune, avec le crissement feutré des ficelles sur les ferrailles. Eux comptaient filer sur Managua en voiture,

par le Honduras. Mais la frontière était fermée. Pourparlers, manœuvres, argumentations : sans écho. Les soldats étaient groupés de chaque côté du point, solidement armés. Ils se canardaient épisodiquement. Ils firent quelques allers-retours, d’un état-major à l’autre. À la limite, ils pourraient passer, mais, la guerre du football n’était pas terminée pour tous. – Avec votre voiture immatriculée au Salvador, vous risqueriez de vous faire tirer dessus. Si, se lo digo. Une voiture du Guatemala, du Honduras, pas de problème ! Mais du Salvador, impossible, et très très dangereux. Mira.

Il montrait les façades des maisons honduriennes les plus proches du poste de garde d’Amatillo : criblées, défoncées. Néanmoins, cette fin de semaine voyait des familles se retrouver au milieu du pont : tolérance réciproque. Un marché s’installait, fruits et glaces, jouets mécaniques, au-dessus du fleuve frontière cisaillant les collines : le Goascoran. Avec l’inévitable trafic des monnaies, dollars, lempiras honduriens, colons nicaraguayens. Ils furent vite assaillis. Les revendeurs, pieds nus, le chapeau sur l’œil, sortaient des bureaux de l’armée, les poches gonflées de billets. Mais ce n’étaient pas des Yankees, de simples Européens !

Ils tentèrent de continuer en stop, la voiture garée près du poste de police. Un coup à retrouver la carcasse sur cales ! En vain. Ils ne virent que deux voitures. Californie. RFA. La journée s’avançait. Ils durent rejoindre la côte sud-est du Salvador, pour embarquer à la Union. Et, de toutes façons, laisser la voiture sur les quais : il en coûtait huit cents francs de la charger sur le ferry. Départ à minuit : l’eau noire lamée de lumière, sur la jetée. Les passagers, par petits groupes, sur les bancs de pierre : murmures, et le rire d’un gosse parfois ; certains ronflant à même le sol ; et couraient les cucarachas, ces élégants cafards terre de sienne. Il y avait le ferry, mais aussi les barcasses des pêcheurs, longues chaloupes dont ils promettaient miracle pour cinquante francs. Après tout, il n’y avait que le golfe de Fonseca à traverser !

Le ferry traînait deux barges lourdes de camions. Il semblait immobile. Comme si la nuit ne devait plus finir. Quarante-huit heures pour faire l’aller-retour San Salvador-Managua ! Une idée d’Orco. Sous prétexte de trouver un hamac en toile de manille, ces vastes

hamacs tissés à la main, d’un blanc mat, dentelés, pomponnés, tendus de bois travaillé. Il ne s’en fabriquait qu’au Nicaragua, ou alors en Colombie. Ce serait une course ininterrompue de quarante-huit heures. Il prit une cigarette. Les Nacionalistas s’émiettaient en deux jours, au fond des poches. Depuis deux ou trois semaines, il dormait peu. Quelques heures. Bien qu’il ne l’avouât, il était préoccupé, mal dans sa peau, boulimique, froid, comme mort à Clémentine et aux autres. Il ne trouvait plus le sens de sa vie. Leur couple crevait d’agonie lente. L’aimait-il ? L’aimait-elle ? Ôtée la sécurité fonctionnelle, que restait-il ? La passion, nom de dieu : où pourrissaitelle ? L’habitude. Les mêmes gueules. La Vie cadastrée. De quelle couleur était la mer du côté des Falklands ? Il fuyait, dans le travail ou les mythes. Le corsaire ! Il voulait plus, encore plus ; mais ne savait quoi. Il était vide. Il donnait le change, comme toujours, affirmant, péremptoire, mais frissonnant de solitude. Le vide, d’ailleurs, gagnait en volume dans les yeux de Clémentine sur lui, désormais. Un regard entomologique. Irait-il un jour à Rangoon ? Mourir à trente-sept ans. Sans avoir rien écrit ? N’y avait-il qu’écriture rongeuse en cette soif vieille de douze ans, écrire, s’écrire ? Mission monstrueuse, étalage essentiel et reconnaissance impossible. La bite gonflée d’alcool, l’angoisse et la mort dans les yeux.

L’histoire n’était tout entière pas de trop, ni même le monde à plat, sous des bottes cuir râpé, pour enfin prendre Vie. L’éternité d’un transit : feux de sarments.

Le camion le plus voyant, gris blanc d’aluminium, chromes flamboyants, était énorme, vingt tonnes. Il portait le sigle de la frutera, UF C°. Le chauffeur était hollandais : un petit blond trapu, dont l’espagnol se limitait aux jurons classiques, Hijo de puta ! Mierda ! Il en avait abreuvé les hommes, lors de l’embarquement. Le camion occupait une barge à lui seul. Le Hollandais s’y était installé pour la traversée. Il lançait les boîtes de bière de la cabine. Étincelle suspendue sous la lune, et tombant à l’eau. L’eau, soupe épaisse et noire, cisaillée d’éclairs couteaux. Il avait tout prévu ce putain de Hollandais. Orco avait la gorge sèche. Le bar ne rouvrait qu’à six heures du matin. Quelle idée de bouffer dans un chinois ! Il avait encore du nuoc-mâm dans la bouche. Enfin, Clémentine aimait ça. Entonces encontrarian buenas sus comidas ; Hermosos sus vestidos ;

Tranquilos sus hogares ; Acogedoras sus costumbras ; Si los reinos vecinos estuviesen tan cercanos, Como para poder oir los ladridos de los perros, El canto de los gallos, Los hombres de este pequeno reino, No desearian querer abandonarlo jamas. Tao Te King. À chaque nuit de mer, il éprouvait ce sentiment de plénitude, de totalité provisoire. Enveloppé des eaux et du ciel, noués autour de lui, longues draperies protectrices. Il était l’eau, les nuages et la lune, le souffle de ce vent rampeur. L’heure des hautes densités, l’esprit pendu sur la peau, d’intensité sourde et tranquille. Le regard : résumé d’un reflet. Frémissement des lèvres. Danse de la cucaracha, les antennes vibrantes. Le large de Tamatave, autrefois. Ou Djibouti. Le cœur au rythme de la Terre, puissance et profondeur. La vie.

Il ne dormit pas. Vers sept heures, ils étaient en vue de baraquements, dressés sur le sable, au milieu des palmiers. Depuis que les frontières étaient bloquées, l’essentiel du trafic se faisait par ce port improvisé : trois grandes cabanes – la douane, la police, des dortoirs. Une piste, jusqu’à la route de Léon. Il fallait sauter à l’eau pour débarquer, depuis la vedette : les chaussures à la main, pantalons retroussés. Et courir pour les papiers, la taxe de tourisme, les tampons. Mais ce jour-là, les employés de la douane étaient en grève. Ils obtinrent de justesse une signature, après un discours concrétisé Money. La lenteur mesurée du douanier : un geste après l’autre ; reprenant consciencieusement l’examen des passeports : posant cinq fois les mêmes questions : baillant ; leur demandant de patienter, le chef est occupé ! Le chef parlementait avec les grévistes. Dehors, le klaxon beuglant de l’unique car du jour, prêt à partir. Les colons le décidèrent. En quelques secondes, il dénicha le jefe. Papiers en règle, ils sautèrent dans le vieil engin défoncé. Qui s’engouffra dans les forêts, ahanant et rugissant au milieu d’un orage de poussière jaune. Ventre tracteur collectif, lancé dans la bruine de terre, avec les déchirants craquements de la boîte de vitesse. Odyssée laborieuse. Le temps gagnait en épaisseur : l’éternité chenille. Parfois, l’une des poules, jetées pattes liées sur le flanc, au fond du car, caquetait convulsive. Une vieille chiquait, et crachait avec régularité entre ses jambes. De temps à autre, le chauffeur arrêtait la machine pour qu’elle refroidît. Hace tanto calor : Ça va exploser.

Car le soleil cognait, massif. L’air, immobile, râpait les

muqueuses. Ils en profitaient pour sauter du four et pisser dans les cannes à sucre. Ou avaler une bière chaude, dans une tienda de village. Toute la nuit sur l’eau, pour seulement quelques dizaines de kilomètres. À présent les heures de route. Chinandega. Puis Léon, la ville rivale de la première capitale, Granada. Ville de Somoza, sous le volcan bleu piqué d’un nuage, le Momotombo. Il y fallut trouver un taxi collectif. À six, ils s’entassèrent dans une grosse Ford. Le voyage ne semblait pas pouvoir finir. Ils n’avaient plus soif, plus faim. Ils somnolaient à l’arrière, entre deux femmes grasses à bajoues. Vers quatre heures de l’après-midi, ils atteignirent Managua. Tout au long escortés par les ombres des maîtres : complexe agro-industriel Somoza, piste et autoroute Somoza, place Somoza ; et les portraits d’Anastasio, le Tachito, les banderoles de remerciements aux Somoza. Somoza. Somoza. Très liés, donc, aux Duvalier. Le fils Somoza était l’intime de Jean-Claude Duvalier. La presse s’en vantait. Tachito entretenait pour sa part des relations suivies avec Luckner Cambronne, le fameux général noir du clan haïtien. Papadocito : le petit Papa Doc, ventre énorme et yeux porcins, aux ordres de la mama. Le fils Somoza : voiture de sport et caprices mondains. Un couple dynastique, clowns monstres des époques barbares, le colt à portée de main sur les tables de banquet, grotesques, mais vampires efficaces ; de la race des Baptista, Trujillo ; merci Washington. Règnes d’inintelligence.

Badigeonnés de poussière, la peau moite, ils se baignèrent dans une cuvette volcanique, au milieu de la foule, des chiens et des ordures. Ils n’y tenaient plus. L’eau était trop chaude. Mais ils éprouvèrent le sentiment recherché. Ils se récupéraient, en propre. Ils gagnèrent le marché. Aucune trace de hamac manille. Le soir avançait. Une commerçante du centre ville leur donna une adresse. Des Hollandais. Ils fabriquaient des hamacs très fins, et très chers. De nouveau, les taxis. Puis une indication, dans un bistrot. À Masaya, ils font les hamacs comme vous voulez. Vous croyez ? Mais si, je vous le dis. Trente kilomètres. Taxi. Masaya. Un quartier boueux. Une vieille baraque ouverte au vent frais du soir. Oui, enfin la nuit. Les hamacs ! De toutes les couleurs. Avec les grands hamacs gris, bois et manille grossier, qu’ils cherchaient. Deux femmes au métier… Ils étaient déjà repartis. Au retour, le taxi cassa sa boîte de vitesses, à l’entrée de

Managua. Ils absorbèrent des œufs et du poisson. Pour s’effondrer dans une chambre bouillante, cerclage de planches jouxté à la cuisine empoisonnée, et aux chiottes. À cinq heures du matin, ils couraient dans la rue et rattrapaient de justesse le Pullman centroaméricain. Huit heures de route. Bougainvillées. Sécheresse. Un pirate aérien venait de se parachuter dans les montagnes, avec un million de dollars. Dans la région des cordillères, ou se développait la guérilla, avec un certain succès, prometteur. La panaméricaine, sans histoire. À quatre heures, ils récupéraient la Volvo. Soupirs. Ils n’avaient pas même vu le lac Nicaragua. Ce lac de deux cents kilomètres, aux terribles tempêtes, le lac des requins, si nombreux qu’un concours de chasse annuel est organisé par le gouvernement. Ni la fière intégriste Granada. Ils n’avaient rien vu. Sauf un coopérant français, dans les bureaux de la compagnie de transports, en poste depuis vingt ans. Il ne savait plus rien de la France. Changer de cap, le manifeste du PCF ? Mais oui, les partis de gauche allaient signer une alliance, sur la base d’un programme commun. Vous m’en direz tant… Enfin, d’ici !

Ils retrouvèrent Flora Blanca et Dora avec un plaisir exorbité. Dînèrent en maillots de bain. Puis lurent dans le patio. Seul, le paquet cartonné, roulé dans un coin du salon, le hamac, attestait de leur plongée nicaraguayenne. L’avait-il rêvée ?

Le bananier bruissait dans le soir, devant la fenêtre de leur chambre. Sous l’œil d’Ulysse.

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