4 minute read

EXTRAIT 2 : PRÉSENTATION DES SONNETS DE JOSHUA IP

Joshua Ip, Sonnets from the Singlish (2015)

Lorsque j’ai emménagé à Singapour en 2017, mon premier achat fut Unfree Verse (Ethos Books), une anthologie de la poésie singapourienne, dirigée par trois jeunes poètes, Joshua Ip, Tse Hao Guang et Theophilus Kwek, et axée sur le travail des formes et des contraintes. JOSHUA IP (1982) venait lui-même de faire paraître une « upsize edition » (édition augmentée, 2015) de ses Sonnets from the Singlish*, un ensemble qui lui valut d’être lauréat du Singapore Literature Prize. Si le titre fait explicitement référence aux Sonnets from the Portuguese d’Elizabeth Barrett Browning, il faut pour bien en saisir la signification avoir en tête la singularité historique, politique, géopolitique, culturelle et linguistique de Singapour.

Île située au bout de la péninsule malaise, colonisée par les Anglais à partir de 1819, profitant de sa situation maritime entre l’Inde et la Chine, Singapour s’enrichit rapidement au point de devenir le plus gros port mondial, attirant les travailleurs du Sri Lanka comme de la Chine du sud. Envahie par les Japonais pendant la Deuxième Guerre Mondiale, elle conquit son indépendance en 1965 après avoir brièvement été rattachée à la Malaisie. Quatre langues y sont aujourd’hui constitutionnellement reconnues : l’anglais, le mandarin, la malais et le tamoul. Le Singlish (mot-valise pour Singaporean English) est le créole local, principalement basé sur un anglais à la grammaire simplifiée, et intégrant des mots chinois, malais et plus rarement tamouls.

Dans le cadre d’une réflexion sur la post-colonie proche de celle qu’ont pu avoir aux Caraïbes des écrivains comme Raphaël Confiant ou Patrick Chamoiseau, le Singlish est revendiqué par une partie des Singapouriens comme une langue ayant sa valeur propre et pouvant donner lieu à une « défense et illustration » littéraire. Les Sonnets from the Singlish ne suivent pas à proprement parler ce programme puisqu’ils ne sont pas écrits en Singlish. L’expression « From the Singlish » signifie « traduit du singlish », en anglais donc, et touche à une question plus esthétique que proprement linguistique : traduire du singlish, (essentiellement parlé dans les classes populaires) un contenu à l’aide duquel composer des sonnets, c’est nier les hiérarchies établies du noble et du vulgaire, du bon goût et du kitsch — c’est carnavalesque. On aura compris que Joshua Ip joue avec la tradition. Les six sonnets que j’ai traduits forment une sous-séquence autonome de son livre, intitulée (sans majuscule) « legend of the monkey god » (la légende du dieu singe) d’après le personnage de Sun Wukong, héros d’un roman populaire chinois du XVIe siècle. Ce singe (également à l’origine de la figure de Dragonball), est le premier disciple du moine Sanzang, chargé dans La Pérégrination vers l’ouest de chercher en Inde les écritures sacrées du Bouddha pour les ramener en Chine. Quoique doué de pouvoirs magiques extraordinaires, il est tout sauf un de ces nobles lettrés de la Chine impériale, et représente plutôt le type même du personnage facétieux, imprévisible et irrévérencieux — comme l’art de Joshua Ip, dont le recours à la rime relève d’abord, à mon sens, du happening comique. Ainsi, lorsqu’il commente la rareté des mots rimant avec « crap » (merde, dans le premier poème), ou écrit un sonnet à connotation pornographique (« monkey and the ru yi bang ») en vers léonin (les deux hémistiches riment ensemble). Une dimension centrale ces sonnets aurait été mise de côté, si la traduction n’avait pas été elle aussi rimée.

La légende du dieu singe singe écrit un poème poètes à tête de girouette, aimant rien plus que jouer la révolution, deci-delà, et revenir toujours au connu et au lu : quelqu’un a déjà écrit ça et comme ça. vous pouvez bien biaiser vos notes d’intention, scrabbler du neuf, garder du vieux qui ne se perde, les verbes sont des verbes et les noms des noms — et le choix limité pour les rimes de merde. le vieux singe vous couvre. voici ma machine à écrire : vintage. art déco. bien ancienne. donc pour commencer j’ai une créd. de hipster. ajoute mes cent mille sbires : par millions nous taperons random des vers de mirliton qui une fois sur mil vous briseront le cœur. l’éducation d’un singe bouddha passa, guan shi yin a fait un détour pour prêcher. lao zi livra une bibli jurant que ses bouquins allégeraient l’ennui qu’on a à soigner les chevaux de l’empereur. confucius prit une voie plus pratique encore. il plana, texte en main, tout près de mon oreille et lut, quand je pelletais du fumier de paille. le bourdonnement de mon célèbre mentor s’évapora au chaud — et je rêvai du doux pelage offrant le fruit sucré — moi le premier à percer la surface, à mordre, à éclater la peau — et de fraîcheur volée tacher mes joues. entouré par les sages de plus grand renom, je ne pouvais songer qu’à voler des brugnons.

[Sonnet 9]

Lui qui n’étant ni trop gentil ni trop brillant N’était guère doué pour le sport, beau non plus, Était entré dans sa vie quand n’importe qui Eût été bienvenu, tant elle avait besoin.

Ils s’étaient rencontrés ainsi : il dirigea

Le reflet d’un miroir dans ses yeux, à l’école — Ce par quoi il fut distingué ; depuis ce jour Ils allaient de concert en règle générale. Elle dit, en secret et chuchotant, comment

Il avait dirigé le reflet d’un miroir Dans ses yeux. Le disant, que ce n’était pas chose Si merveilleuse la frappa. Mais quelle était

La probabilité ? — C’est pas mal de savoir Que tu as un ami qui t’accompagne où que tu ailles.

[Sonnet 11]

Elle s’en rappela quand elle vit la neige Partie, exposant à nouveau l’herbe brune et Des épingles à linge, un tablier — voilà Longtemps, quand, tamisant par la vitre, une blanche

Tempête la forçait à contrecœur, enfin, À rentrer, avant que la corde ne cédât, Les rigides habits qui volaient dans le souffle

S’affrontant en armées d’anges dans la mêlée, Un tablier — longtemps ! — dans une telle nuit Soufflé et pris dans, grossissant, une congère, À terre, avant qu’avril ne le rende aux regards,

Oublié, pittoresque et neuf comme un cadeau — Tirant, fouillant et arrachant — elle comprit : C’était le printemps, il faudrait vivre une autre année complète.

This article is from: