6 minute read

Des gens que j’aime…India Mahdavi

DES GENS QUE J’AIME… IndiaMahdavi

Rue Las Cases, pile entre les Musées d’Orsay et Rodin, celle que le monde entier a intronisée «The Queen of color» a dessiné comme les cases d’un jeu qui enjolivent le quartier. Showrooms et Project Room au 3, au 19 et au 29 de la perpendiculaire: c’est pop, classieux, cosy. Rose, orange, vert et jaune. Et à l’étage du 5, dans un studio de rêve, une joyeuse équipe achève une réunion. Alors, India paraît. Souveraine et éminemment sympathique, elle décline une liste éclectique où les couleurs et les sons se répondent.

Advertisement

1. JOSEF ET ANNI ALBERS. «Je le connaissais surtout lui, l’artiste. Ce qui m’a émue, au Musée d’art moderne, c’est la puissance de leur couple, c’est avant tout une histoire d’amour, et la première fois qu’ils sont exposés ensemble. C’est très inspirant, ce modèle d’alter ego dans la vie comme dans la création. Au Bauhaus, il s’occupait de l’atelier de verre, elle de tapisserie. Ce sont leurs résonances qui m’ont émerveillée. Je me sens très proche de Josef Albers quand il disait: “Une couleur n’est presque jamais vue telle qu’elle est vraiment –telle qu’elle est physiquement. Cela fait de la couleur le moyen d’expression artistique le plus relatif qui soit.” L’autre versant passionnant est toute la partie consacrée à la pédagogie. Ils n’enseignaient pas à faire, ils enseignaient à voir. Comment utiliser son regard et comprendre la matière.» Elle aussi, India, motive des étudiants. Avec la Head de Genève, elle a imaginé le programme «Herbarium of Interiors»: les élèves reproduisent en maquettes hyperréalistes des lieux d’architecture d’intérieur qui ont marqué les trente dernières années. «Imaginez une bibliothèque de maquettes: à la fois des objets et un archivage.» Grande idée qu’on imagine d’autant mieux face à l’éblouissante miniature rose du restaurant Le Sketch, qu’elle a conçu à Londres, visible dans son showroom parisien. 2. BUGS BUNNY.«C’est le héros de mon enfance. J’ai grandi aux USA à l’époque du Technicolor. Le matin, je retrouvais Bugs Bunny et son “What’s up, doc?”. Mes parents m’avaient interdit les Barbie, qui véhiculaient à leurs yeux une fausse image de la femme. Donc je me suis retrouvée avec un lapin. Un lapin avec des poils et une armature en métal qu’on pouvait tordre dans tous les sens. Récemment, j’ai trouvé aux Puces un Bugs Bunny en plastique. Il trône sur la cheminée de ma chambre. Avec les ateliers de marqueterie de paille de Lison de Caunes, j’ai aussi dessiné deux tables. L’une s’appelle Bugs, l’autre That’s all folks!, avec les trois cercles noir, rouge, beige de ces cartoons. Je trouvais assez pop de contraster cette matière élégante, quasi aristocratique, avec mon copain Bugs Bunny.» 3. ALBER ELBAZ. «Il y a peu, on a rendu un bel hommage à Alber, emporté par le Covid. D’une grande intelligence, d’une grande générosité, je crois qu’il aimait profondément les femmes. J’avais dessiné leur appartement, à lui et son compagnon Alex. Je n’arrive pas à imaginer qu’il soit parti. C’est tellement absurde. Il a mûri son projet AZ Factory pendant si longtemps. Il a présenté sa première collection en janvier, il est mort en avril. Je me souviens de notre rencontre. Il m’avait téléphoné (elle imite sa voix): “Allô? C’est Alber. J’appelle de la part de Laurence Benaïm. Je peux passer maintenant? Je suis à côté.” Plus tard, je lui ai dessiné la table Alber. Je l’entends encore: “Oh, India! Dessine-moi une table. Je veux pouvoir travailler sans débarrasser le dîner.” Je proposais des trucs que je trouvais rigolos; il répondait: “J’aime pas rigolo”… C’est vraiment triste.» 4. MARTINE BEDIN.«C’est une des fondatrices de Memphis, une des trois femmes en photo dans l’exposition Ettore Sottsass à Beaubourg. Je l’ai rencontrée cet été en étant jury à l’école Camondo, où elle professe. D’une intelligence et d’une sensibilité rares, elle remplit ses cahiers de très jolis dessins qu’elle transforme en objets. Des objets toujours inattendus, personnels et singuliers, qui, au-delà de leur fonction, rendent le monde plus poétique… En janvier, dans ma Project Room, nous mettrons en scène son travail. Ce sera à la fois un hommage et une conversation, car Martine prévoit de dessiner un tissu que je présenterai sur un ou deux de mes canapés. Nos façons de concevoir sont presque opposées: son imaginaire passe par un travail d’artiste, plutôt solitaire, le mien se fait dans le brouhaha, le chaos, l’effervescence d’idées qui rebondissent et que j’attrape au vol. Ma création est davantage une réaction qu’une nécessité: je saisis ce qui, parfois très mystérieusement, passe dans l’air. Je crois aussi aux muses. D’ailleurs, j’avais pensé à Lou Andreas-Salomé, qui a inspiré Nietzsche, Rilke, Freud, Paul Rée. Mais on va finir avec…» 5. MILES DAVIS.«Le jazz m’a toujours rendue assez joyeuse. J’aime la douceur de vivre de ces sonorités. Miles Davis, d’abord, a inventé un son. Surtout, il a été à la fois dans l’action et la théorie. C’est fabuleux d’allier un regard sur le paysage musical de son époque à une production aussi géniale, de Kind of Blueau double jaune We Want Miles,un de mes préférés. Il y a un morceau fantastique qui s’appelleJean-Pierre.Je ne sais pas qui est Jean-Pierre… Mais moi, j’aimais tellement Miles Davis que j’ai prénommé mon fils Miles.»

SABINE EUVERTE

Monographie «India Mahdavi» (Chronicles Books), sortie cet automne. Anni et Josef Albers, «L’art et la vie», au MAM jusqu’au 9 janvier 2022. Ettore Sottsass, «L’objet magique», au Centre Pompidou jusqu’au 3 janvier 2022.

ENGLISH TEXT. On Rue Las Cases, between the Musée d’Orsay and the Musée Rodin, lies the realm of designer India Mahdavi, the unofficial queen of color. In her beautiful studio, she revealed a few of the people she loves. 1. JOSEF AND ANNI ALBERS.“I knew Josef’s work as an artist, but what was moving at the Musée d’Art Moderne’s exhibition was the power of their couple. It was above all a love story. The other exciting part was their teaching. They didn’t teach people to do; they taught them to see.” 2. BUGS BUNNY.“I grew up in the US in a Technicolor era. My parents wouldn’t let me have Barbies, so I ended up with a rabbit. He’s my childhood hero. I even designed two straw marquetry tables for Lison de Caunes: one was called Bugs, the other That’s All Folks!I liked mixing this aristocratic material with Bugs.” 3. ALBER ELBAZ.“We recently paid homage to Alber, who died from Covid, who was so intelligent, so generous. I can’t believe he’s gone; it’s so absurd. I created a table for him, and I can still hear him: “Design a table for me. I want to be able to work without having to clear dinner away!” 4. MARTINE BEDIN.“A founder of Memphis and someone with a rare intelligence and sensitivity, I met her at the École Camondo where she’s a teacher. In January 2022, we’re organizing an exhibition of her work in my Project Room. It will be both a homage and a dialogue.” 5. MILES DAVIS.“Jazz has always made me happy. Miles Davis invented a sound; he was both action and theory. There’s one fantastic track called Jean-Pierre. I don’t know who Jean-Pierre is, but I love Miles Davis so much I named my son after him.”

This article is from: