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Presse online
EuTalk.eu aux avant-postes
Rencontre avec l’ex-journaliste européen d’origine strasbourgeoise Christophe Nonnenmacher qui dirige aujourd’hui le Pôle Européen d’Administration Publique (PEAP). Sous sa houlette, l’ex-Revue d’Études Européennes, crée en 2009, est devenue il y a trois ans EuTalk.eu, un magazine en ligne centré sur l’ensemble des problématiques des pays fédérés par le Conseil de l’Europe, pour lequel se mobilise une impressionnante communauté journalistique, universitaire, experts, auteurs… couvrant un vaste champ thématique (politique, institutionnel, économique, culture, international…), c’est-à-dire tout ce qui fait l’Europe au quotidien…
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Avant d’en venir plus précisément à la couverture de la guerre en Ukraine par EuTalk, un mot sur la ligne éditoriale. À consulter régulièrement les articles publiés, on constate rapidement que le grand public est la cible prioritaire du magazine en ligne…
Oui, c’est la politique d’origine et on s’y tient. On est sorti de la boucle « les experts parlent aux experts » et on essaie de raconter l’Europe au quotidien via des reportages, des chroniques, des analyses, des débats… On est là au cœur de l’ADN de notre revue, publiée en langue française seulement, car nous manquons de moyen pour tenir à jour une version en langue anglaise…
Qui finance EuTalk?
Initialement, le pôle a été financé dans le cadre du Plan triennal Strasbourg capitale européenne. Aujourd’hui, on est entré dans le cadre des appels à projets et on est principalement soutenu par la Ville et l’Eurométropole de Strasbourg : comme beaucoup d’autres structures, nous bénéficions de moins en moins de budgets pour notre fonctionnement, tout en étant contraints de présenter des projets réalistes. C’est un peu le chien qui se mord la queue…
Le Pôle a été fondé en 2004 avec l’idée de faire fonctionner ensemble l’ENA, L’INET (Institut National des Études Territoriales – ndlr), l’Euro Institute, l’Université de Strasbourg sur des projets européens communs qui vont de la formation à la recherche en passant par des actions grand public tels que les Rendez-Vous Européens de Strasbourg que Or Norme avait suivis, je m’en souviens. Ce qui fait de nous, de fait, le seul think tank européen dans le Grand Est… Beaucoup de structures françaises et internationales, comme à Londres, Berlin ou Bruxelles, s’intéressent à nos productions, et d’ailleurs, on constate qu’on a presque plus de facilités à bénéficier de partenariats à l’étranger qu’ici, localement…
Sur le site EuTalk, on découvre près d’une centaine d’entrées consacrées à l’Ukraine, les plus anciennes datant de 2014 lors des événements de la place Maïdan où s’est déroulée ce qu’on a appelé la Révolution de la Dignité. Évidemment, depuis le 24 février dernier, date de l’invasion russe, vous multipliez les publications. Avez-vous la sensation de vivre un événement hors du commun sur le plan journalistique?
J’avoue être très mitigé sur ce point. Professionnellement, bien évidemment, EuTalk est le seul média strasbourgeois et du Grand Est à disposer de correspondants sur le terrain. D’un point de vue professionnel, cela nous donne forcément une longueur d’avance sur beaucoup, à commencer par les grands médias traditionnels dont on peut s’étonner qu’ils ne réalisent pas ce travail que le PEAP parvient à réaliser avec des moyens bien moindres et en s’appuyant sur la seule force de son réseau. Écrire des papiers sur la base de dépêches et réécrire ce qui s’est déjà dit mille fois ailleurs est sans doute très bien, mais a aussi ses limites… Au lieu, par exemple, de se poser la question de ce que veut Poutine, peut-être serait-il bon de donner la parole à des universitaires, des journalistes ukrainiens, russes ou biélorusses qui connaissent parfaitement la réponse…
Parlons-en, justement… En date du 16 mars dernier, on lit sur EuTalk une analyse implacable du roman qu’écrivit en 2006 l’ancien vice-président de la Douma d’État (l’Assemblée nationale russe – ndlr), Mikhail Yuryev: Le troisième Empire: La Russie qui devrait être. C’est le «livre de chevet du Kremlin», depuis lors, écrit Aleksandra Klitina, l’auteure du papier. C’est hallucinant, le livre décrit chaque étape de la guerre en cours et celles encore à venir…
Tout comme Mein Kampf à l’époque, tout est en effet expliqué, point par point dans cet ouvrage, tout ce à quoi nous assistons, de la déstabilisation du Donbass en 2014 à l’invasion de l’Ukraine en passant par l’autosuffisance et l’isolationnisme de l’économie russe. Tout est pensé, écrit, appliqué. Et cela dépasse très largement le cadre de la guerre en Ukraine. N’avonsnous en France aucun analyste, journaliste, haut-fonctionnaire russophone capable d’apporter cet éclairage ? Nous l’avons fait au sein d’EuTalk, comme sur de nombreux autres points, et nous continuons à le faire, mais cela nécessite d’aller plus loin que de voir le prisme du monde au travers de notre seul regard ethnocentré et de travailler avec des personnes sur le
Page du site EuTalks.eu Christophe Nonnenmacher

terrain. Sur ce sujet précis, nous avons donc engagé ce travail avec l’une de nos auteures, Aleksandra Klitina, qui collabore également avec le Kiev Post. Je pourrais également vous en citer d’autres, à commencer par Olivier Védrine, aujourd’hui de retour en France après dix ans passés à Kyiv qu’il a quittée en train après plusieurs jours de bombardements et que vous pouvez désormais régulièrement retrouver sur les chaînes info françaises. Mais aussi Marina Moiseenko, journaliste télé ukrainienne qui a réalisé plusieurs reportages de terrain pour nous dans le cadre de nos émissions « télévisées » EuTalkS.
Comment avez-vous constitué ce réseau?
En s’intéressant à l’Ukraine depuis plusieurs années déjà, comme vous l’avez souligné. En allant sur place aussi. En rencontrant des gens, d’Ouest en Est du pays. En essayant de comprendre ce pays. Ces gens sont universitaires, associatifs, élus, journalistes ou, pour certains, simples citoyens. Cette diversité, y compris linguistique, est quelque chose à laquelle nous tenons parce que leurs cris ou leurs propos nous permettent d’avoir une vue plus globale de la société ukrainienne. Certains restent dans l’ombre médiatique, car ils travaillent auprès d’élus nationaux ou régionaux, d’autres sont russes comme Olga, une journaliste de Moscou réfugiée en Ukraine, Fedor, un autre russe, qui est fondateur du média d’opposition Russian Monitor et sous protection de l’ONU, Vera, qui est traductrice, Ivan qui est étudiant et aujourd’hui engagé auprès des troupes armées ukrainiennes. Beaucoup d’autres pourraient être cités, mais leur travail de relais et d’analyse de l’information est essentiel pour nous, quelle que soit la partie de l’Ukraine où ils résident. Vous savez, écrire sur la situation en Ukraine sur la simple base de dépêches, sans s’être un minimum rendu sur place, sans travailler avec des gens sur place ne fait selon moi aucun sens. Quelle est la plus-value journalistique ?
Comment cette rédaction hybride se gère-t-elle au quotidien?
Sur la base de contacts réguliers, dont certains, journaliers. C’est exigeant, bien sûr, parce que cela nous oblige aussi à croiser les sources qui nous parviennent, ne pas se précipiter sur l’info, à prendre du recul. C’est usant nerveusement, aussi, parce que l’on s’inquiète pour eux 24h sur 24 et 7 jours sur 7. Parce que selon les frappes, les avancées russes, vous ne savez pas toujours si le jour d’après, vous les retrouverez en vie. J’entends le discours qui veut que, au moins pour ceux qui sont journalistes, cela fait partie du travail. Que ce travail ils l’ont choisi. Mais, quand bien même ils travailleraient avec les envoyés spéciaux du Monde, du Figaro, d’El Mundo, CNN ou ABC News, aucun d’entre eux n’a choisi de vivre cette situation. Tous ont également des familles, certains des enfants et forcément, j’y pense chaque jour. Vous savez, même dans la vie de tous les jours, quand vous avez une journaliste qui vous confie avoir un couteau en permanence dans son sac pour pouvoir se défendre elle ou sa fille en cas de tentative de viol par un pro-Russe – les fameux « saboteurs » – ou un membre des forces russes qui sont aux portes de sa ville, vous n’avez qu’une envie, celle de lui dire « Fuis ! ». Mais pour l’heure, ils restent, tant qu’ils le peuvent encore, « jusqu’au dernier moment », comme ils disent, en espérant n’avoir jamais à fuir. Parce qu’ils sont Ukrainiens ou résidents permanents d’origine russe, l’Ukraine est leur pays et ils feront tout pour qu’il le reste. Et puis, se pose la question des plus âgés de leurs familles, celle des grands-parents ou des parents qui refusent de partir. Et, en Ukraine, on ne laisse pas les grands-parents derrière… Des discussions de ce type, je pourrais vous en citer mille. C’est à la fois beau et désespérant…
Ils restent en dépit du danger?
Oui, mais pour de multiples raisons : pour témoigner, ce qu’ils considèrent comme un effort de guerre ou un acte patriote – Aleksander Pavlov, que vous publiez dans vos colonnes de ce même numéro, dit souvent « Le monde doit savoir ». Parce que les grands-parents, aussi, ne veulent pas partir et eux refusent de les laisser seuls dans cette phase de danger extrême. Parce qu’ils ne disposent pas d’un passeport ukrainien et qu’ils craignent de se voir rejetés en Europe de l’Ouest. Parce qu’ils craignent de venir pour se retrouver au final dans un camp de réfugiés, SDF ou
cantonnés à des jobs d’hommes ou femmes de ménage alors qu’ils ont toute une carrière nationale, voire internationale en télévision, radio ou presse écrite, derrière eux. Venir, on en discute souvent, tant il y aurait à faire ici en termes d’information. Mais les freins, rationnels ou non, sont réels. Et puis, même s’ils parlent tous anglais, la barrière de la langue leur fait peur aussi. Quitter l’Ukraine, oui, ce serait possible – et ils savent qu’à un moment ou un autre ils devront probablement prendre cette décision – mais c’est un crève-cœur familial, c’est une angoisse sociale, professionnelle. C’est tout cela à la fois. En fait, si l’on y regarde bien, le seul résident ukrainien membre de EuTalk qui a franchi le pas est Olivier Védrine, un français, arrivé à Kyiv au moment de Maïdan. Lui non plus n’avait pas envie de partir, mais les bombardements ont eu raison de lui et il s’est résigné à quitter le pays. Aujourd’hui, si Olivier, comme je vous le disais, témoigne, analyse régulièrement sur les chaînes info françaises, il continue à travailler avec EuTalk, mais la grande différence est qu’il est français, il peut s’appuyer sur un réseau de connaissances locales, parle la langue, a un vrai logement mis à dispositions par des amis français. Il est rentré, mais dans de bonnes conditions.
À nous de créer ces conditions pour la protection d’autres journalistes, ukrainiens, bien sûr, mais également de nationalité russe ou biélorusse, par exemple, qui essaient de témoigner de la situation en Ukraine ou dont la situation, simplement parce qu’ils essaient d’informer, est menacée dans leur pays.
Comment créer ces conditions?
C’est un point auquel nous travaillons au sein de la présidence du Pôle européen d’administration publique qui édite EuTalk.eu. L’idée consisterait à accueillir sur Strasbourg cinq journalistes professionnels principalement ukrainiens, mais également russes ou biélorusses. À leur permettre de poursuivre leur travail depuis Strasbourg au travers des informations recueillies depuis leurs propres réseaux, à couvrir, aussi, ce qui se fait depuis Strasbourg quant à l’intégration des populations ukrainiennes, mais également ce qui se décide depuis le Conseil de l’Europe ou le Parlement européen, en tant que correspondants internationaux invités à Strasbourg. Ils conduiraient des enquêtes, des entretiens, des reportages avec des personnes auxquelles nous n’avons pas accès du fait du barrage de la langue, aussi. Enfin, ceux-ci pourraient aider au partage d’expérience professionnelle, participer à la formation de jeunes journalistes au sein d’écoles ou associations, apporter leur expérience du terrain, en matière de lutte contre les fake news, auprès d’étudiants, en science politique, par exemple. Mais aussi auprès des institutions européennes, collectivités, etc. Des premiers retours que nous avons eus de journalistes ukrainiens, le projet les séduit grandement, mais se pose encore la question de venir dans de « bonnes conditions ». Et cela passe notamment, en dehors d’une bourse de travail, de celle de l’accès à des cours de langue pris en charge sur le long terme, mais également – et c’est là un enjeu majeur – à celui à un logement pérenne tout le temps de la résidence, qui ne soit pas un hébergement d’urgence.
Ce projet est-il porté par la seule présidence du PEAP?
Non. Le Conseil de l’Europe et le Club de la presse Strasbourg Europe portent avec nous cette initiative. Et c’est extrêmement important parce que celle-ci réunit à nos côtés tout à la fois l’institution continentale symbole de la démocratie et de la liberté de la presse en Europe, mais également l’organisation qui fédère l’ensemble des journalistes basés à Strasbourg. Outre un apport logistique au travers de la mise à destination de bureaux, de moyens techniques professionnels ou d’accréditations, leur rôle consistera entre autres aussi à insérer ces journalistes dans leurs propres réseaux professionnels afin de leur permettre tout à la fois de travailler dans les meilleures conditions possibles depuis Strasbourg, mais également de tisser des liens complémentaires et essentiels avec d’autres médias, ONGs, Hauts-fonctionnaires européens en plus du réseau européen du Pôle. À côté de cela, d’autres partenaires ont déjà fait montre de leur volonté de s’associer à cette résidence parmi lesquels l’association Sp3ak3r avec laquelle les cinq journalistes seront amenés à travailler, mais aussi à former professionnellement des membres de ce média strasbourgeois, la société de production les Indépendants, ou Euradio, première radio européenne francophone qui dispose d’un bureau sur Strasbourg. D’autres partenaires viendront, avec lesquels nous discutons déjà. Or Norme en est.
Cela a un coût, je suppose…
Oui, triple, même : budgétaire, humain, logistique. Budgétaire parce que cela nécessite de leur assurer un minimum financier pour vivre, sur la base d’une bourse mensuelle. Humain parce qu’il faudra les accompagner au quotidien dans les démarches administratives, dans l’enseignement de la langue française, dans l’insertion dans la vie de la cité, dans la conduite régulière de réunions de rédaction, dans l’aide à la traduction de leurs reportages en langue française, dans la coordination avec les partenaires, dans la recherche de médias complémentaires parce que c’est là aussi l’un des objectifs que nous poursuivons et qui leur apporteraient un complément de revenu. Et logistique, enfin, qui nous préoccupe tout particulièrement parce que fondamental : l’hébergement d’urgence ne fait aucun sens dans ce cas précis et ne ferait que les précariser. Les placer dans cinq familles individuellement n’apparaît pas non plus une option, une coexistence de cinq mois, aussi bienveillante qu’elle puisse être, paraissant inadéquate. Les logements étudiants sont en sous-capacité. Leur demander de louer un appartement (voire un pour chacun) ne sera pas sans poser des problèmes et pas que financiers, ne serait-ce qu’au regard de leur statut. Je ne parle même pas, pour chacun, des cautions, des ouvertures de gaz, électricité, etc.
L’option idéale consisterait en la mise à disposition d’un grand appartement de cinq chambres ou d’une maison répondant à ses critères sur Strasbourg. Des villes l’ont fait ailleurs en Europe, à commencer par Leipzig dans le cadre d’un projet similaire. Strasbourg aurait tout à gagner à soutenir un tel projet qui en plein accord avec son statut de capitale démocratique de l’Europe. Nous en sommes, au sein de la présidence du PEAP, du Conseil de l’Europe et du Club de la presse, en tout cas pleinement convaincus. J’espère, de ce point de vue, que les partenaires financiers que nous sollicitons dans le cadre des appels à projets du Contrat triennal Strasbourg capitale européenne partageront cette vision qui ferait honneur au plan international à Strasbourg et lui permettrait tout à la fois de gagner en expertise, information et rayonnement à travers l’Europe. Le PEAP, le Conseil de l’Europe et le Club de la presse Strasbourg Europe, avons en tout cas envie d’y croire… » c