Les Autoportraits de Charles Angrand (1854-1926) - Aspects des expressions de soi par J-B. Kiya

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Jean-Baptiste KIYA ***

Les Cahiers Charles Angrand - n°1

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Kiya -

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Aux enfants d’arrière-histoire : Anne-Lise, Anne-Gaëlle, et Romain il faut tenter de savoir ce qui se cache derrière le silence.

Remerciements à M. Michel Decarpentry.

“L’œuvre doit être faite avec la vie même” (Charles Angrand, Carnet n°214)

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LES AUTOPORTRAITS DE CHARLES ANGRAND (1854-1926) ASPECTS DES EXPRESSIONS DU SOI

(2ème édition)

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La question de l’autoportrait se pose avec d’autant plus d’acuité dans l’œuvre de Charles Angrand que celui-ci était un des membres les plus discrets du mouvement néo-impressionniste. Au terme de 15 ans de vie parisienne, de 1882 à 1896, ayant côtoyé toutes les avants-gardes (des Incohérents, le Chat Noir, les Indépendants, le Néoimpressionnisme, le Symbolisme…), ayant fréquenté tous ceux qui comptaient parmi les avant-postes artistiques (van Gogh, Seurat, Signac, Fénéon, Kahn… ou Kandinski), le peintre se retire à Saint-Laurent-en-Caux, une localité de 890 habitants, il y reste 17 ans, avant de finir sa vie à Rouen. À ce premier paradoxe, il convient d’en ajouter un second : Angrand a été de tous les Néos celui qui pratiqua avec le plus de constance l’autoportrait, à tel point qu’il fait figure de novateur dans un genre pourtant très représenté (van Gogh, ou Egon Schiele pour les contemporains), bien que le trait saillant, ou plutôt le point gravitationnel de l’œuvre n’ait été relevé par aucun critique à ce jour.

.I. PREMIÈRE OCCURENCE L’AUTOPORTRAIT DÉCENTRÉ

Au sortir de sa formation académique aux Beaux-Arts de Rouen, en juin 1879, Charles Angrand postule une bourse d’étude pour l’École des Beaux-Arts de Paris. Le refus que lui opposa la municipalité rouennaise (1) ne le décourage pas – au contraire : profitant de l’interim à la tête de l’École entre octobre 1879 et janvier 1880, le jeune peintre se lance dans des expériences novatrices. Le marchand de couleurs, Chaulin, accroche en devanture de son magasin en ville un portrait de paysan. « Ahurissement du public qui n’avait jamais vu de peinture de plein air, écrit-il à ses parents, un petit scandale »… Plus tard, l’étudiant indique partager son temps à la réalisation de deux toiles : le matin, « un paysage », comme il l’appelle (en fait un paysage citadin) : La Gare Saint-Sever, et l’après-midi une scène de genre : Le Musée. Les deux œuvres menées en parallèle marquent la transition entre la continuité (académique) et l’innovation (révolutionnaire). La Gare, exposée au 27ème salon municipal représente une locomotive en plein soleil, le tableau est taxé d’« impressionniste » par la critique locale. « Les locomotives sont bleues », se récrie-t-elle.

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La scène du Musée n’attira pas, semble-t-il, semblables remarques, elle n’était pourtant pas moins révolutionnaire en dépit des apparences, c’est-à-dire bien que d’une facture plus conventionnelle. C’est donc un artiste qui, au sortir de sa formation, s’en était déjà défait, qui expose en 1881. L’intitulé complet du tableau, Vue intérieure du Musée des Beaux-Arts de Rouen en 1880, porté au catalogue L’École de Rouen, de l’impressionnisme à Marcel Duchamp (1996) est certainement erroné si l’on s’en tient à un article du Bulletin trimestriel de l’Institut français d’histoire d’avril-juin 1985 qui précise que la toile fut peinte en 1881, « l’année de l’ouverture au public du nouveau Musée-Bibliothèque de Rouen », et non l’année précédente. Quoi qu’il en soit, l’œuvre n’est pas seulement ambitieuse du point de vue de ses dimensions (114 x 154 cm), elle est aussi audacieuse, puisque le peintre y reproduit les fastes de la salle de l’école française du XIXe siècle du Musée de Rouen, à savoir les œuvres fortes de Fromentin, Boulanger, Troyon, Glaize, Court...

Vue intérieure du Musée de Rouen (huile sur toile)

Les tableaux ne sont pas les seuls à s’y distinguer : parmi les visiteurs, le jeune peintre dispose ses compagnons à l’ouvrage : Léon-Jules Lemaître est au premier plan, face au spectateur, Legrip au chevalet dans le fond. Angrand s’y figure également de profil au second plan, accoudé, absorbé, scrutant un tableau de paysage : Un Matin à Ville d’Avray de Jean-Baptiste Corot, fenêtre ouverte sur un calme campagnard gris-bleu. Cette volonté de se représenter au milieu de tableaux de maîtres n’est pas sans faire penser à la Galerie du Louvre réalisée par Samuel Morse (1791-1872), une toile de 1833, à ceci près que l’Américain montrait accrochés aux murs du

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Salon Carré du Louvre des chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne aux côtés de peintures célèbres du XVIIe siècle, tableaux qui ne s’étaient jamais côtoyés en cet espace. Dans une volonté toute pédagogique, Morse cherchait à donner à voir les merveilles de l’histoire de l’art européen à ses concitoyens sans qu’ils eurent à faire le déplacement jusqu’au vieux Continent.

C’est un dessein différent qui motive Charles Angrand à s’exposer dans la salle du Musée de Rouen, penché sur la seule toile que cette institution possédait de Jean-Baptiste Corot, “le peintre heureux”, l’artiste dont Magritte disait : “Avec [lui], commencent des recherches où les préoccupations spécifiquement picturales l’emportent sur la valeur des sujets représentés, ces sujets n’étant plus que prétexte à montrer des formes engendrées par la lumière et l’ombre.”

Tout n’avait-il pas commencé d’ailleurs par Corot, ainsi que le rapporte le neveu : par une visite de l’exposition rétrospective de l’œuvre celui qu’on se mit à appeler “le père de l’impressionnisme” à l’École des Beaux-Arts de Paris, en juillet 1875, visite qui détermina le jeune homme, cacique de l’École Normale d’Instituteurs de Rouen, dans sa vocation à s’engager dans le travail et l’exploration de la peinture ? Au sein de cette salle française du Musée de Rouen dans laquelle non seulement il se présente, mais se situe au milieu de ses compagnons, il s’y affirme se distinguant dans le choix du Maître. La première biographie souligne qu’Angrand, ces années-là, « reproduisit le tableau de Corot

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du Musée de Rouen, Maître dont il cherchait à percer le secret de la facture et du rendu. » Toile perdue ou détruite, semble-t-il. Mais l’engouement pour cette œuvre a perduré puisque il en envoya la carte postale à l’ami anarchiste Maximilien Luce en août 1913, au seuil de la Grande Guerre, en contrepoint au bellicisme ambiant que le gouvernement diffusait partout. La Vue intérieure du Musée des Beaux-Arts montre un artiste qui, déjà figure secondaire, lointaine, de profil et non de face, à la fois se montre et se détourne. Il s’expose en même temps qu’il se fond parmi les personnages des visiteurs, simple spectateur à son tour, mais attentif parmi une foule distraite, déjà tendu à percer les secrets de la Beauté et de la Nature, en une silhouette penchée qui de loin en loin fait songer à la posture de Luce qu’il figura au crayon Conté une trentaine d’années plus tard (2), dans un procédé de la présence-absence, auquel l’artiste reviendra dans la suite de sa carrière, non de façon parcellaire, mais en le systématisant.

Portrait de Maximilien Luce au chevalet (crayon Conté, non signé).

(1) « Monsieur le Directeur de l’École de Peinture et de Dessin que j’ai consulté me fait connaître que l’état d’avancement de vos études artistiques ne vous permet pas encore de suivre avec fruit les cours de l’École des Beaux-Arts. Je ne puis dès lors que vous engager à persévérer dans vos travaux. Dans un an ou deux, l’autre bourse deviendra vacante, le titulaire ayant achevé ses études, vous pourrez alors vous présenter au concours qui sera ouvert à cette époque… » (2) Cf. Article “Luce/Angrand/Delannoye : une disparition programmée”, sur temoignages.re du 30/06/2016.

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.II. L’AUTOPORTRAIT AU FUSAIN (59 x 42 cm) Au 28ème Salon municipal de Rouen de 1882 se trouvent portés deux œuvres de Charles Angrand : sous le numéro 14, le Gardeur de dindons, et sous le numéro 878, Auto-portrait. Ce dernier intitulé nous interpelle. Dans l’introduction de l’exposition Rembrandt par lui-même, de 1999, le critique Ernst Van de Wetering précise que l’expression anglaise self-portrait n’existait pas avant le XIXe siècle. Auparavant, il était question de “par lui-même”, ou “Portrait de X peint par luimême”. L’Oxford English Dictionary ne trouve pas trace de selfportrait avant 1840. En français, le mot “autoportrait” est plus récent encore, puisque le dictionnaire Robert ne le fait remonter qu’à... 1928. Pour un usage généralisé dès les années 50. Aux yeux des contemporains donc, l’artiste et son sujet, même lorsque ce sujet était l’artiste lui-même, étaient considérés comme deux entités distinctes, l’une observant, l’autre observée - or, Angrand brise cette distance en employant un audacieux anglicisme : “Auto-portrait”. Anglicisme aussi audacieux que se faisait son regard. Partant, Le Gardeur de dindons et l’Auto-portrait n’étaient pas sans lien. Il semblerait que la critique rouennaise l’ait bien perçu, de sorte qu’au sujet de ce dernier, on relève ce mot : « La cigarette à la bouche, le masque de trois-quart sur sa chevelure hirsute, M. Angrand s’est représenté d’une main habile qui aurait pu ne pas insister sur le rendu des détails de façon à rejeter à son plan le petit côté de la figure qui est en pleine lumière ». Dessin d’humeur, critique revêche. La vigueur et le naturalisme du portrait a sans doute rebuté la critique. L’intensité des traits, la force du regard qui fixe le spectateur en une sorte de défit, dérangeaient.

En 1882, l’artiste a 28 ans, il est au tournant de sa vie artistique : c’est l’année de son départ pour la capitale. Chevelure de lion, barbe en bataille, les traits marqués, creusés, par lesquels il se vieillit, le tout percé d’un regard d’aigle accusé par un éclairage rasant et savant, il semble défier le sort à la façon d’un Rastignac, qui, au terme du Père Goriot, lançait à la capitale : « À moi, Paris ! » : à moi l’à-venir, à moi

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l’éternité ! Tournant le dos à Rouen, la veille de son départ pour Paris, c’est un rendez-vous que prend là Angrand à ceux qui le regardent, non seulement défi à la face des bourgeois qui s’empressaient de se moquer de son travail, mais réponse hautaine à une critique académique : le dessin s’adossait à une peinture révolutionnaire par ses aplats, sa lumière, sa perspective. Il prend alors soin de se représenter, à la fois visage qui se détourne et regard qui part à l’assaut.

Auto-portrait à la cigarette (fusain)

Le Gardeur de dindons (huile sur toile)

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.III. L’AUTOPORTRAIT À LA CAPE ET CAPELINE

Le second autoportrait est le moins connu à juste titre puisqu’il s’agit d’une esquisse de dimension modeste (20 sur 13,5 cm), non signée, faisant partie d’une collection privée, issue de l’héritage du neveu, l’historien Pierre Angrand, elle est visible sur le site de Françoise Angrand, l’épouse d’HenriPierre Angrand, l’un des quatre petits-neveux du peintre. À traits fins et rapides, au fusain, pâle dans son ensemble, l’artiste s’est représenté couvert d’un chapeau à large bord, une cape boutonnée en haut sur les épaules, il incarne cette figure de l’artiste pleinairiste venu peindre sur les fortifications, sur l’île des Ravageurs, ou le matin à la Grande Jatte en compagnie de Seurat. Il s’agit très probablement d’une réalisation parisienne, d’une facture qui le situe en amont des grands crayons Conté et de l’autoportrait de 1892. Le regard semble tendu à la recherche de soi dans le miroir. Il me semble y voir, dans sa rigidité, quelque chose comme une inquiétude de se perdre, de perdre l’art. C’est très subjectif. La cigarette du coin des lèvres, comme sur les autres autoportraits de trois-quart, à droite, est mise en valeur de la même façon que sur l’autoportrait de 1882, se découpant sur le blanc du papier, surmontée d’une éternelle vapeur.

Autoportrait à la cape et capeline

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.IV. L’AUTOPORTRAIT À LA MATIÈRE NOIRE

De trois quarts, dessiné sensiblement à la même distance que le précédent, mais traité de manière fondue, l’artiste suggère le diaphane de l’atmosphère nocturne et l’éclairage artificiel (venant de la droite comme pour le premier) par la dilution du trait et l’arrière-plan obscur. Cette œuvre au crayon Conté qui compte aujourd’hui aux collections du Metropolitan Museum de New York est datée de 1892, elle suit de dix ans le précédent autoportrait. La cigarette est passée d’un coin de la bouche à l’autre. Ni le subjectile, ni le matériau utilisé ne sont les mêmes. Le papier est du papier Ingres, le matériau le crayon Conté, ou pierre noire, dont Angrand se fait depuis peu, et à la suite de Seurat, le chantre, à savoir dès 1890, avec une maîtrise unanimement ou presque saluée.

Autoportrait (crayon Conté)

Les grands dessins au crayon Conté, de motifs intimistes ou champêtres, L’Âtre, L’Étable, Le Cellier, La Couturière, La Ménagère (avec le chat noir), lui sont contemporains. L’historique de cet autoportrait fait question. M. Lespinasse, dans le catalogue de l’exposition L’École de Rouen, de l’impressionnisme à Marcel

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Duchamp publié en 1996 indique que l’œuvre fut « donnée par Ch. Angrand à Arsène Alexandre ». Confirmation plus loin : « Ce magnifique portrait que l’artiste offrira au critique Arsène Alexandre (1859-1937) », sans pour autant que cela soit complémenté d’une date ou d’un quelconque élément de justification. Une chose est certaine, ce crayon Conté faisait partie de la collection Fénéon : il figure à la vente de cette collection qui eut lieu à l’Hôtel Drouot le 30 avril 1947. Fénéon décède en 44, sa veuve met en vente les tableaux de son défunt mari pour financer un prix destiné à lancer de jeunes artistes. M. Maurice Imbert le confirme : « Dans les ventes Fénéon, une œuvre, Portrait de l’artiste [Charles Angrand], 1893, 61,5 x 45 ». En avril 1926, alors que l’artiste rouennais vient de décéder, Fénéon signe dans Le Bulletin de la Vie Artistique sous le sigle F.F. un article d’hommage qu’accompagne la reproduction de l’autoportrait. Insertion qui montre que l’œuvre devait être à cette date en possession du critique. John Rewald dans l’article de la Gazette des Beaux-Arts qu’il consacre à Félix Fénéon, « L’Homme qui désirait être oublié », évoque cette collection de grande valeur, constamment alimentée. On sait quel cas le critique faisait de l’œuvre de Georges Seurat et particulièrement de ses dessins; partant, il n’est pas surprenant que le critique ait très tôt désiré acquérir des œuvres d’Angrand réalisées à la pierre noire, cela d’autant plus qu’elles ont été longtemps comparées à celle de son mentor et qu’elles s’en distinguent - plus particulièrement, je pense, l’autoportrait emblématique, qui est la pièce maîtresse d’un ensemble. La lecture de la Correspondance conforte cette analyse. Une première occurrence « Félix Fénéon » est relevée sous la plume de l’artiste dès avril 1892 dans un courrier à son ami proche, Dezerville, par lequel il écrit : « Je présente cette année à l’effarement bovin du public, ainsi que s’exprime notre esthète Fénéon, 4 peintures aggravées de 3 crayons » : cette mention est contemporaine de l’exécution de l’autoportrait. Le nom d’Arsène Alexandre, le critique du Figaro, lui, n’apparaît dans la Correspondance pas avant avril 1894, soit deux ans après.. Voici ce que dit l’article d’hommage de Félix Fénéon de 1926, concernant les crayons Conté de cette période : « Pour s’exprimer, il suffira [à Charles Angrand] du clair-obscur. Et ce fut la série de ces grands dessins qui glisse du noir au blanc par lentes houles impeccablement dégradées. Dans cette brume lumineuse, les bêtes, les choses, les gens de la campagne apparaissent selon des formes simples qui résumaient les trouvailles de l’observateur sans garder trace de rien d’anecdotique ». Éloge qui suppose que le critique et collectionneur, conquis, ait été très tôt en possession de crayons Conté d’Angrand. Ce que reconnaît du reste, M. Lespinasse lui-même, plus tard en 2010, dans le fascicule Maternités où il précise que Fénéon était “possesseur de dessins d’Angrand” (p.7), sans préciser lesquels.

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Nous savons en revanche que l’illustre critique signa un article dans Le Chat noir du 2 avril 1892 par lequel il salue “les paysages de Ch. Angrand [qui] se baignent de paix mystérieuse et taciturne”. L’intérêt pour ces dessins ne se démentit pas, en dépit du passage à la couleur, puisqu’un courrier d’avril 1921 à Maximilien Luce, évoque la volonté du critique à se porter acquéreur de deux pastels. Quoi qu’il en soit, nous ne retrouvons pas la tonalité si favorable des articles de Fénéon sous la plume d’Arsène Alexandre, le critique de Comoedia et du Figaro demeure assez court dans ses comptes rendus sur l’artiste . Non seulement aucune source n’accrédite la thèse que Félix Fénéon aurait tenu cet autoportrait d’Arsène Alexandre (une vente qui aurait été quoi qu’il en soit, si l’on s’en tient à la thèse non étayée de M. Lespinasse, des plus cuistres, et partant invraisemblable), mais encore, un article d’Alexandre lui-même la met à mal (3). Dans Le Mouvement artistique, un article du 13 août 1888, antérieurement donc à la réalisation de cet autoportrait, le journaliste avance que la technique pointilliste « a gâté d’excellents tempéraments de peintres comme Angrand et Signac », faisant preuve d’un exécrable jugement si l’on s’en réfère aux œuvres du moment : Couple dans la rue, l’Accident ou La Barque sur la Seine. Ce papier qualifié par J. Rewald de “nullement amical” se conclut par la réflexion: “un peu de science ne nuit pas à l’art, trop de science en éloigne”. On voit difficilement, après de tels mots -qui, précise Rewald, mirent Signac “hors de lui”-, Angrand faire don de son propre autoportrait... Félix Fénéon, lui, était acquis à la cause de Seurat, et le plus grand soutien du groupe néo-impressionniste. Il est fort probable qu’il ait fait l’acquisition de l’autoportrait d’Angrand à l’occasion de l’exposition « Les Portraits du siècle prochain », à la galerie Le Barc de Boutteville, dès 1893. Les archives attestent qu’achetée par Robert Lehman en 1954 à Wildenstein qui la tenait de Fénéon, l’œuvre fut léguée au Metropolitain Museum of Art qui, dans une notice, le présente de la sorte : « Angrand represents himself at the age of thirty-eight not as an artist but as a bourgeois dandy, impeccably dressed and smoking a chic small cigar.” D’autres publications font écho à ce “dandysme”. Pull à col roulé blanc, veste sombre. On a vu dandysmes plus criards dans l’accoutrement, et plus recherchés dans l’élégance. Dans le numéro de février 1929 de la revue Comoedia, Gustave Kahn qui fréquenta Angrand durant ses années parisiennes signe un article en hommage portant sur « Les débuts d’Angrand ». « En ces années lointaines, relate-t-il, Charles Angrand était un jeune homme silencieux, concentré, attentif, émotif qui regrettait d’avoir été contraint à faire deux parts de sa vie et de devoir à une fonction ses possibilités de vie matérielle. Encore se félicitait-il que son travail de maître répétiteur à Chaptal n’eût aucun rapport avec son art et ne pût jamais le contraindre à quelque besogne picturale. Mais tout gagne-pain prend

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beaucoup de temps ». Ce n’est guère là le portrait du dandy affiché que décrivait le musée américain. Au vrai, l’attribut du chapeau haut-de-forme à bord plat dont se couvre l’artiste était un signe de ralliement, les œuvres concordent : les amis de l’artiste, Seurat, Signac, Fénéon, le portaient. Georges Seurat représente son camarade Paul Signac en 1890 couvert d’un chapeau haut-de-forme, à la même date il place son ami Angrand sur la grande toile du « Cirque », au premier rang des spectateurs, coiffé du même couvre-chef. Signac, la même année, peint Félix Fénéon, chapeau haut-de-forme à la main, avec une canne. Les tableaux sont unanimes.

Charles Angrand chapeauté de son haut-de-forme représenté au premier rang par son ami Georges Seurat parmi les spectateurs du Cirque (1890).

Signe de ralliement, sans doute; non point signe distinctif. L’assertion « A bourgeois dandy » paraît doublement erronée au regard du parcours d’Angrand, petit-fils d’agriculteur journalier, incohérent, impressionniste, néo-impressionniste, répétiteur, co-fondateur de la Société des Indépendants, dès lors qu’il n’eut de cesse de se confronter et de s’opposer aux goûts et aux envies de la bourgeoisie ambiante. Une photographie de 1896 -Charles Angrand a alors 42 ans-, le montre au milieu de ses collègues de Chaptal, Pigeonnat, Séguin, Collin, portant un hautde-forme noir, parapluie à la main, veste foncée, pourpoint, gilet sombre.

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Charles Angrand assis, au milieu de ses collègues chaptaliens.

Le cliché montre par comparaison immédiate que le Néo-impressionniste n’est ni plus ni moins élégant que ses jeunes collègues de la capitale. Il a l’élégance de la jeunesse, sans tapage, de celle qui aime être bien mise, et qui prend soin d’elle-même. Nous parlerions, quant à nous, de sobre élégance. Au reste, rien n’atteste d’une recherche particulièrement dandy dans le travail d’Angrand, bien au contraire, il décrit de simples et petites gens prises dans les occupations qui font leur quotidien. Il ne faudrait pas non plus croire, si l’on s’en tient au type de couvre-chef qu’Angrand s’était conformé à la mode de ses compagnons, Seurat, Fénéon ou Signac, puisque lui-même, avant de monter à Paris s’était représenté dans la salle du Musée de Rouen, face à un Corot, couvert de cet attribut. Aussi, après tout, il n’est pas impossible que ce fut Angrand qui donna ce ton vestimentaire auprès de ses camarades et amis parisiens. Demeure l’artiste qui se détache du fond de la représentation comme pour entrer en conversation avec celui qui le regarde. Pour Roger de Piles, théoricien du XVIIe siècle, l’œuvre doit opérer un renversement, elle doit tout à la fois pétrifier l’observateur et animer les personnages représentés. Et celui qui se donne à voir ici est ce mondain amateur de bocks au café Gerbois, à la terrasse du Français, au Chat Noir, aux tables du fond du café Mollard, un passionné de discussions d’art, un aimable guetteur qui semble vouloir nous dire quelque chose, ou de nous saluer peut-être une dernière fois avant de se retirer dans l’ombre où se tapit l’essence des choses. (3) Peut-être la confusion de M. Lespinasse s’est-elle opérée entre Angrand et Seurat : il est en effet question dans le Postimpressionnisme de John Rewald d’un don d’un tableau de Seurat à Arsène Alexandre « quoique ce dernier ne fût guère un enthousiaste de l’œuvre de Seurat », précise l’historien.

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.V. LA TRACE DE LA FUMÉE (AUTOPORTRAITS À LA CIGARETTE)

Il s’agit de distinguer la ressemblance de la représentation. Le rapport de signification est bien évidemment plus important que le rapport de ressemblance. L’œuvre d’Angrand totalise trois autoportraits au sens strict, deux travaux majeurs et une esquisse qui se font écho, espacés chacun d’une dizaine d’années, ils convergent tous trois sur quelques invariants : l’artiste s’y représente de buste, de trois-quart, et fumant. Ils nous interrogent sur les représentations sociales de la cigarette. Le mot date de 1831, mais jusqu’en 1870, la pipe emporte les faveurs des consommateurs. La fabrication industrielle de la cigarette et sa démocratisation ne débutent que vers la fin du XIXe siècle. En 1876, sa production s’élève à 400 millions. Elle est donc en vogue au temps d’Angrand. La guerre de 1870 fit qu’elle se répandit dans l’armée, et de là dans la vie civile : « le soldat fume comme d’autres boivent. On fume contre la discipline qui produit la lamentable inertie des armées, contre l’injustice de vivre ou de mourir », note Marc Alyn. Elle est la marque d’une révolte sourde. Le tabac traîne derrière lui sa mauvaise réputation de libertinage depuis au moins la scène d’exposition de Dom Juan de Molière (1665). Se représentant en train de fumer, Charles Angrand marque son appartenance à cette avant-garde qui défie les critères bourgeois. Impressionniste à Rouen, incohérent, vibriste, puis néo à Paris, il occupe les avant-postes de l’art pictural fin-de-siècle. . Henri-Edmond Cross, précédemment, en 1880, s’était portraituré fumant une cigarette, défi au regard, avant de rencontrer ses acolytes du néoimpressionnisme, Angrand, Seurat, Signac. L’autoportrait était plus romantique qu’impressionniste. Lord Byron n’avait-il pas au préalable fait l’éloge du cigare ? Fumer, c’était rallumer des images fortes : Ney se grillant son cigare avant de marcher au devant des balles ; les Sergents de La Rochelle attendant la mort, la pipe à la bouche… La lutte entre les Classiques et les Romantiques de 1830 avait offert le baptême mondain au tabac et au cigare, comme l’écrit le critique et familier de Charles Angrand, Georges Dubosc, dans un article de 1926, intitulé « Cigares et cigarettes », paru dans les colonnes du Journal de Rouen. Déja Musset s’était exclamé : « Trois cigares, le soir, quand le jeu vous ennuie, Sont un moyen divin pour mettre à mort le Temps ! »

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George Sand avait renchéri : « Le cigare endort la douleur et peuple la solitude de mille gracieuses images ». On est plus proche de la douceur du crayon Conté que de la vigueur du fusain. Fumer rapprochait les gens de conditions différentes, on se passe du feu ce qu’on nomme la loi du fumeur : celui qui a du feu n’en refuse jamais à la personne qui en demande. Angrand se représente en « grilleur de cigarette » ou de demi-panetelas, ce cigare mince. Il a du feu, il est en position d’en donner à quiconque le lui demande. Mais ne sous-estimons pas la dimension symboliste qui est un enjeu esthétique majeur du travail d’Angrand : il y a du feu prométhéen au bout de cette invariable cigarette qui se consume comme se consume la vie. L’artiste se fixe comme celui qui allume l’avenir, désireux de passer le feu de l’inspiration à ses contemporains, et aux générations futures.

Sous le titre d’“Anarchie d’Art”, Paul-Napoléon Roinard faisait paraître en 1892 une étude dans la revue intitulée L’Art social, Angrand figurait parmi les néo-réalistes. “L’art devait être social”, écrivait Gustave Kahn dans Les Origines du symbolisme (1939), un des amis critiques des années parisiennes de Charles Angrand : l’art “devait négliger les habitudes et les prétentions de la bourgeoisie, s’adresser, en attendant que le peuple s’y intéressât, aux prolétaires intellectuels et à ceux de demain”. Le dessin ne représentait-il pas l’art du pauvre ? S’il fallait lutter contre l’autorité des bourgeois qui régnaient sans partage sur le monde de l’art, le dessin consistait à contester la loi du commerce et à nier celle de l’argent qui le dirigeait. Angrand, décidé à rompre avec la hiérarchie des genres et la primauté de l’huile, (ne finit-il pas par se consacrer pleinement au pastel ?) intégrait ce quarteron d’artistes qui rêvaient d’un art social et populaire pouvant embraser la société, dans une perspective à la fois révolutionnaire et solidariste que la cigarette était prête à représenter. Mérimée déjà soulignait l’aspect social du tabac, ce nouveau pain : il décrivait comment en Espagne un cigare reçu pouvait établir des relations d’hospitalité au même titre qu’en Orient ce rôle était dévolu au pain ou au sel. Pour autant y a-t-il une esthétique du fumeur ?

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La lecture de la correspondance montre que la cigarette fut une « compagne » de toute l’existence du peintre. Un an avant son décès, le 5 mars 1925, il demande à son ami Luce, qui a déménagé à Paris, porte Maillot, s’il « y a à proximité un tabac-bistro comme avenue Montaigne »… À se risquer à ébaucher une psychologie et une esthétique du fumeur, il conviendrait, je pense, de s’en tenir à deux postulations que deux œuvres cristallisent. Le premier, l’aspect social, on l’a abordé, est compris dans la tirade du tabac qui ouvre le Dom Juan par laquelle Sganarelle lançait : le tabac « instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droite et à gauche, partout où l’on se trouve ? » Là où Sganarelle faisait s’évanouir (rétrospectivement) des mots-fumée, Angrand dissolve le trait pour en faire de la fumée. L’herbe à Nicot, prisée comme au temps de Molière , ou fumée comme au temps d’Angrand, s’affirme comme lien social et ouverture à autrui. La chanson de Luce, co-écrite avec Boogaerts, « J’me fume », pourrait définir un second axe, celui à travers duquel est nonchalamment défini l’image archétypale du fumeur : « J’me fume, j’me fume, j’me fume et me consume J’me fume, j’me fume toute la journée, j’me rallume Le jour s’est levé, La nuit est tombée, et moi je pars en fumée… J’m’avale, j’m’avale, j’m’avale et j’me consomme J’ravale, j’ravale mes pensées, mes paroles... » Paroles bruissantes d’allitérations douces qui semblent ouvrir une perspective de sens aux autoportraits d’Angrand pour en faire une variation sur le thème de la Vanitas, proches de ces bulles de savon figurées par la transparence baroque, artifice de la vita brevis. La vie passe, l’art n’en est que la fumée, mais une fumée exquise, goûtée en épicurien. Et la vanitas se retourne en Carpe diem. À cette veine appartient le sonnet contemporain de Jules Laforgue, cet ami de Georges Seurat : la cigarette se faisant pourvoyeuse d’images, d’infinies merveilles, et donc de divertissement fantaisiste, in fine ironique : “Oui, ce monde est bien plat ; quant à l’autre, sornette. Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort, Et pour tuer le temps, en attendant la mort, Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.

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Allez, vivants, luttez, pauvres futures squelettes. Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord Me plonge en une extase infinie et m’endort Comme aux parfums mourant de mille cassolettes. Et j’entre au paradis, fleuri de rêves clairs Où l’on voit se mêler en valses fantastiques Des éléphants en rut à des chœurs de moustiques. Et puis, quand je m’éveille en songeant à mes vers, Je contemple, le cœur plein d’une douce joie, Mon cher pouce rôti comme une cuisse d’oie” (Œuvres complètes, les premiers poèmes furent publiés pour la première fois en 1903). Une ironie qu’accuse çà et là de façon minimaliste Félix Fénéon dans ses “Nouvelles en 3 lignes” destinées au Matin : “Comment fumer ? Après les pipiers de Saint-Claude, voici en grève les papier-à-cigarettiers de Saint-Giron.” Entre les deux autoportraits signés, celui qui est le plus en lien avec le versant esthétique de la fumée est celui de 1892. Comment ne pas penser, devant le vaporeux de l’autoportrait, à l’esquisse que Flaubert fit de Lord Byron (Flaubert dont Angrand appréciait l’œuvre), et au lien que l’artiste fait entre fumée de cigarette et effacement des traits, dès lors que l’écrivain le fait apparaître « contemplant la fumée de sa cigarette qui s’envolait au souffle du vent et se mêlait au brouillard de décembre » ? Angrand ne se représenta pas autrement, baigné de l’atmosphère de fumée et de brouillard automnal. Ce n’était pourtant pas un automne qu’il annonçait, mais un printemps aux mille bourgeons.

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.VI. DE CH. A EN CHAT - L’ESQUISSE D’UN JOURNAL INTIME -

Après 1892, les autoportraits de Charles Angrand s’affranchissent de la classique mimesis, de la représentation expressive de l’apparence extérieure. Là où l’objet-dessin et le sujet-artiste tendait, dans un premier temps, à ne faire qu’un, le dédoublement est recherché, il s’affirme : il s’agit alors de se montrer sans se faire voir. L’ombre platonicienne du moi projetée sur la paroi de la grotte devient l’expression d’une vérité dissimulée, plus lointaine - intérieure que le spectateur doit appréhender, en une perspective de sens, une sorte de machinerie que met à jour le portrait à la statuette que réalisa son ami Maximilien Luce. Pour comprendre la démarche, nécessité est de tenir compte du contexte symboliste qui s’épanouit à partir des années 1885 auquel le jeune artiste parisien assiste aux premières loges. Le symbole premier, le plus immédiat dont il va décliner le motif abondamment pour se projeter dans le jeu de miroir que lui tend son art est celui qui lui vient de ses propres initiales (Ch. A), celles qui de manière concomitante le nomment et désignent le “Chat”. L’artiste joue de l’onomastique. Dans le système de l’Ut rhetorica pictura, décrit par Jacqueline Lichtenstein, l’éloquence du dessin se sert d’une rhétorique pour s’en affranchir ; celle que définit l’art du “poète Angrand” fait la part belle dans ses autoportrait du procédé de la métaphore in absentia. Le comparant chassant le comparé de son repaire, le chat prenant la place : le procédé, la figure comme la nomment les rhétoriciens, aide l’artiste à exprimer l’autre part de lui-même : l’invisible part, qui ne se peut rendre directement - le catholicisme provincial pointant du doigt le célibat. Quelques dessins témoignent de cette signature-initiales d’Angrand, ils se trouvent reproduits et diffusés à plusieurs milliers d’exemplaires, en pleine page dans Les Temps Nouveaux de Jean Grave, au numéro du 28 septembre 1907, « On tue ce qu’on peut », et en couverture du numéro du 27 juin 1914, au seuil de la Grande guerre, dont le sujet est une femme tendant un nourrisson à une jeune fille, en absence d’homme, pour pouvoir sans doute mieux vaquer à ses occupations, appel vibrant au pacifisme. Aucun d’eux ne porte d’autre chat que celui de la signature.

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La signature seule dénonce l’impression inversée du dessin

Femme à l’enfant - le “Ch A” posé sur un tonneau...

Fondé sur un jeu d’identité sonore entre la signature abrégée et sur ce que sa lecture désigne, entre le son et l’image qu’il véhicule, le chat prend place parmi les premières correspondances, il en est en tout cas la plus immédiate la plus importante, à partir de laquelle varie l’artiste. Maximilien Luce ne s’y trompe pas quand il peint dans les années 1910 le portrait de son camarade et ami, attablé à son domicile de Saint-Laurent, levant les yeux d’une correspondance interrompue - pastel en décor mural-, avec, sur la table, devant lui, au premier plan, la statuette presse-papier, celle d’un chat. La représentation de l’artiste de fait se répète sur trois plans : au premier l’animal-totem posé sur la table, au second l’enveloppe extérieure de l’artiste, au troisième, l’œuvre, qui est un travail de labour, le semis des consciences.

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Portrait de Ch. Angrand, Maximilien Luce (huile sur toile), le chat de Steinlen sur la table en presse-papier.

Steinlen, Chat angora (bronze)

Le portrait vient affirmer et confirmer le lien d’identité symbolique et intime que Charles Angrand entretient avec la figure féline. La statuette en bronze, du premier plan, aisément identifiable, était celle que lui avait offerte la municipalité de Saint-Laurent à l’occasion de l’inauguration du rideau de scène de la salle des fêtes que l’artiste acheva fin 1900, un don brièvement évoqué dans une lettre adressée à Paul Signac. Le bronze de Steinlen représente un angora assis. Il alors de notoriété publique qu’au tournant du siècle, l’année de la réalisation de la lithographie Dehors ! précisément, le chat désignait l’artiste. Au demeurant, Charles Angrand n’avait d’angora, non le goût du luxe que l’on prête à l’animal, mais celui de la tranquillité, ainsi que la toison abondante, barbe et chevelure, ceignant un visage que perçaient des yeux clairs. La conclusion de l’article de fond que Pierre Angrand (1906-1990) consacra à son oncle, au sein du collectif Les Néo-impressionnistes, situe plus en amont ce jeu d’identité sonore : « des camarades parisiens, au vu de sa signature abrégée [Ch. A.] et, plus encore, en raison de ses habitudes calmes, discrètes, silencieuses, l’avaient nommé ‘le Chat’, et lui-même leur disait en plaisantant qu’il s’agissait sans doute ‘du chat qui s’en va tout seul’ ». Solitude du reste toute relative. La correspondance animale est renseignée par l’artiste lui-même dans un courrier de décembre 1899, le mois de la finalisation de la lithographie Dehors ! qui voit au motif un chat unique. Ch. Angrand indique à son ami Dezerville que la diligence part à 6 heures du matin, et il ajoute que « c’est trop tôt pour un chat frileux tel que [lui]. »

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Ce chat frileux, ce chat d’intérieur empreint de sérénité, constitue un des motifs récurrents des crayons Conté de cette époque, il est généralement accompagné d’une autre figure : celle de l’amante, plus rarement celle de la mère, qui se rejoignent néanmoins dans le geste stéréotypique et séculaire de la couturière. “Pendant le séjour à St-Laurent (précise la première autobiographie de l’artiste sur laquelle plane l’ombre du neveu), naquit une véritable liaison avec une couturière, employée de son voisin tailleur d’habits [Bénoni Néel]. Elle éprouva pour son nouveau voisin (sic) un amour spontané, unique, fidèle, auquel Ch. Angrand ne fut nullement insensible”. Nous savons que Pierre Angrand a parsemé ses informations d’erreurs dans le but de troubler les pistes. La jeune femme parisienne en réalité, prénommée Marie, rejoignit le peintre à SaintLaurent avec leurs deux jeunes enfants, le tailleur ami la prit alors à son service en tant que couturière, aide de laquelle l’artiste lui sut durablement gré. - Le chat, la mère et puis l’amante -

Croquis préparatoire...

...et l’œuvre signée

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Chat frileux (esquisse)

Chats enlacés (carnet d’artiste)

Un chat attend accroupi dans l’ombre, non loin de la fermière.

Maternité au chat

Chat, juste au dessus de la signature, prenant le train, devant deux enfants...

Sur nombre de dessins, l’animal apparaît à croupetons, près du foyer. L’actualité de l’art évoqua ce Chat noir et frileux en décembre 2016 quand le site interenchères.com annonça la vente d’un fusain sur papier, tiré de la

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collection Gabriel-Albert Aurier qui fut critique influent au Mercure de France. À la vente sous le titre de Chat sur le toit, la notice précise qu’il s’agit d’une « œuvre répertoriée dans les archives de Monsieur Lespinasse ». Chat sur le toit... Or que voit-on ?

Chat sur le foyer (c. 1894)

La verticale d’un coin de mur se distingue nettement ; un chat se silhouette auprès d’une casserole fermée d’un couvercle au contre-jour d’un foyer auprès duquel il se réchauffe ; au-dessus -en fait d’orbe lunaire- est suspendu un chaudron. “Chat frileux”, s’il en est. Nul toit adorné de lune, puisqu’il s’agit d’une scène d’intérieur : une variation sur le thème de la plus tendre intimité, qui fait écho à une scène proche, celle de L’Âtre (1892), où un même doux rayonnement de feu de cuisine émane, sur lequel se silhouette la courbe enténébrée du chaudron pendu à la crémaillère. Variations dont l’artiste est familier, serpentant autour de symboles chers : feu domestique, la femmeflamme, le chat torsadé, et puis la tendresse féline du regard porté sur la scène.

L’Âtre (crayon Conté)

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Angrand dans le courrier à Dezerville de décembre 1899 interrompt le fil de sa narration pour en revenir à la métaphore féline qu’il tente de situer : « Sachez que ce nom de chat m’a perduré. J’ai peine à me rappeler exactement les origines de ce baptême » - qui remonte probablement à ses années de formation à Rouen. Cette identité n’avait rien que de très original. Alice Vincens-Villepreux a évoqué cette tendance des peintres qui porte au rébus par analogie, par homonymie, à créer le nom des choses. “Parfois ce signe, écrit-elle, lui-même renvoie à la terre natale; ainsi la chouette, Civetta, qui désigne Henri Met de Bles, est le symbole de la ville de Bouvignes. L’image du passereau pour Passarotti, celle de l’épée pour Spada, du caducée pour Jacopo de’ Barbari, du dragon ailé pour Granach, de l’escargot pour Farinati, du poignard pour Urs Graf, de la petite grue pour Walter Crane, de l’anneau pour Ludger Tom Ring, des lettres-gâteaux pour les initiales de Clara Peeters, des végétaux pour les lettres du nom de Pisanello, des animaux pour les lettres du nom de Jan Van Kessel, du crâne pour Holbein, toutes réifient l’identité, fondent l’image dans l’image et recomposent une syntaxe du scriptural et du pictural, déchirent l’espace par les jeux du signifiant et du signifié, par le jeu d’un changement du nominal en équivalent iconique”. L’originalité d’Angrand vient de ce qu’il use du nom-image, Ch. A/chat de façon systématique dans le but de l’insérer dans un mouvement qui lui est propre. La variété et la réitération des formes félines renforcent cette volonté qui était sienne d’identification globale par l’inscription dans un récit, une narration, une histoire singulière dont le pivot est constitué par la lithographie Dehors ! de 1899. Troisième autoportrait signé de fait et de quelle façon : de dos, autoportrait en chat, chat seul, laissé à lui-même, figure d’une intériorité coupée d’une autre intériorité qu’il recherche par delà la croisée : portrait extérieur d’une intériorité incomplète, la lithographie fait office de ‘Chanson du Mal Aimé’ (4). Chat chassé du foyer -ainsi faut-il entendre le titre injonctif porté par l’auteur qui revient miauler à la fenêtre éclairée. Sur le rebord extérieur, il regarde ce qu’on ne peut distinguer. Continuité et discontinuité, suture et déchirure des rapports entre voir et non-voir, quatrième autoportrait en noir et blanc, le plus personnel sans doute, le plus intime - confession ; c’est déguisé que Charles Angrand se montre le plus, qu’il dévoile son âme. À partir de cette lithographie, Angrand ne fait plus d’autoportraits directs, c’est dans d’autres glaces que celui-ci se cherche et s’exprime.

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Dehors ! (Lithographie) - 3ème autoportrait

Le monogramme qui en borde la partie supérieure -le même signe ornait les 6 dessins de l’exposition de mars 1899 à Durand-Ruel : un A ceint du C- non seulement rattache cette œuvre à la quête des portraits familiaux, mais en offre un prolongement symbolique. Outre cette marque, d’autres éléments se font écho dans ce cycle et viennent en éclairer la lecture : le halo de lumière en bas à droite fait référence à ceux de “MATERNITE”, d’ “ETREINTE MATERNELLE”, il induit par conséquent ce qu’observe, et espère, le matou. Le lait de l’amour est aussi son aliment.

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Nous trouvons une symbolique semblable de la signature dans le jeu qu’elle entretient au motif de Frontière. Le cercle, qui a pour centre l’extrémité du second N d’ANGRAND, passe par le prénom, au niveau du A, de sorte à ce que le chat (CHA) reste en dehors de son aire, à l’extérieur de la circularité : le chat est à la porte, à la fenêtre une seconde fois, de manière répétée, redoublant le motif. La signature confirme et conforte la symbolique de la lithographie. Le halo s’inscrit à la façon d’un soleil couchant sur la page, d’une éclipse de soleil levant, l’inverse d’un Hi no Maru, l’emblème d’un Japon dont les arts passionnent alors le Paris fin de siècle. Cette lithographie tresse une chaîne d’identités syllogistique : le spectateur devenant le lien et le lieu de la connivence : l’observateur des tendres Maternités est un chat à la fenêtre, et ce chat est l’artiste, et nous sommes aussi ce chat à la fenêtre, extérieur, à la fois dans le cadre ne pouvant voir, et hors cadre - alors nous regardons avec les yeux de l’artiste. À ceci près que nous ne voyons du spectacle intime que la lumière qui s’en dégage. Tout ne montre-t-il pas qu’Angrand voulait clore la série exposée par Durand-Ruel de façon apothéotique, si on peut dire, par une œuvre destinée à être diffusée et vendue au grand public pour une petite somme ? Les proches n’ignoraient pas qu’Angrand faisait de l’animal un leitmotiv, clin d’œil adressé aux initiés. Celui-ci va et vient dans l’œuvre, comme le chat de Mérimée qui ne vient pas quand on l’appelle, et vient quand on ne l’appelle pas. De 1890 à 1910, c’est toute une ribambelle de Chats qui défile accompagnant une jeune femme dans son intérieur, puis des enfants, se chauffant au foyer, chat affectueux, chat ronronnant, chat frileux, chat gourmand, chat aimant, chat mendiant : l’artiste multiplie ses reflets en félins. Restent çà et là des reproductions : La Ménagère, daté de 1892 (reproduit dans L’École de Rouen -de l’impressionnisme à Duchamp, p.170), La Couturière, reproduit dans l’Art Français n°291, du 3 décembre 1892, L’Âtre de 1892, porté au volume des Correspondances (p. 366), ainsi que des peintures dont La Couturière ou La Jatte de lait… De certains, il ne demeure que des titres, des allusions dans la correspondance, ainsi en novembre 1903 à son camarade Paul Signac il évoque, au sein d’une accumulation, les sujets qu’il poursuit : “des gens qui fendent du bois, des chats, des petits faunes qui luttent. (...) Une mère et son gosse.” Durant plus de deux décennies, dès La Couseuse de 1885, Angrand décline la symbolisation féline avec gourmandise : une autre lettre à Maurice Dezerville de décembre 1892, met en lumière ce cycle du chat. Parmi les cinq dessins qu’il a achevés et qu’il va exposer, trois comportent une mise en scène de l’animal domestique que l’artiste lie : 2ème dessin, « une jeune fille cousant et

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un chat familier regarde par la vitre (d’une poésie pénétrante). Troisièmement : une ménagère qui trempe la soupe : le chat est à gauche cette fois ; quarto, le même chat nous suit toujours, remarquez-le : dans cette nouvelle page il voudrait goûter, à voir toute la convoitise de son attitude, d’une terrine que porte une vieille [reproduction dans la 1ère biographie, p.41]. Ses mauvais instincts enfin s’accusent : il n’est que temps de s’en défaire pour éviter les malfaisances… », conclut-il avec humour. Le chat suit le spectateur, nous nous retournons, il est là, le compagnon silencieux de l’œuvre - auquel les vers allitérés de Léon-Paul Fargue font écho : “Un grand chat doucement passe Comme on chuchote.” Il se promène de la sorte dans l’œuvre de l’artiste, silencieux. Faut-il souligner pourtant combien les titres de ces dessins, attribués par l’artiste même puis son neveu, les déréalisent ? Point de “couseuses”, point de “fermière”, point de “couturière”, le travail domestique n’est en aucun cas l’objet de ces représentations, il s’agit d’un leurre. En réalité, le centre de cet ensemble, on l’a compris, est un chat dont la présence veille sur une mère, sur des enfants, c’est un “Ch. A” qui accompagne, qui se presse auprès d’amantes : autant de figures harmonieuses d’êtres chères et aimées. Angrand conçoit, nous l’avons souligné, par cycles ses travaux, par ensembles : aux cycles du sacré, de la maternité-famille, vient s’emboîter, et se superposer le cycle des chats d’intérieur - puis du chat à la porte, ou à la fenêtre, dès 1900, si bien que le thème douloureux de la lithographie Dehors ! trouve à la fois un prolongement et une résolution dans le pastel La fermière et le chat non signé, ébauché à partir de 1912, où un identique chat noir demande à entrer, cette fois à la porte. Il y est accueilli, et manifeste sa joie par ondulation.

La Fermière et le chat, pastel (non signé)

La peinture La Jatte de lait, de 1908, reproduit un motif analogue - de sorte que la métaphore se file, se déploie, quelle que soit la matière employée. Un arrêt sur ce chef-d’œuvre, diversement appelée aussi Sur le seuil, ou Mère et enfants, nous éclaire. S’y distingue un chat dédoublé, comme deux faces 34


d’une même monnaie : l’un attendant à la porte, en fond ; l’autre au premier plan s’abreuvant au lait que deux enfants identiques, jumeaux, identifiés comme étant l’“Antoine” et l’“Emmanuel” du cycle familial de 1898. Un des bambins versent du lait au chat qui lape avidement : le lait de l’amour, breuvage auquel se nourrit l’artiste, comme il le confie dans un courrier de la même année que la réalisation des “Maternités” : “Je suis tout à fait enclin à penser que tous nos actes esthétiques sont essentiellement causés par l’amour et causent l’amour”...

La Jatte de lait (huile sur toile), avec chat noir & blanc, alors que le reste du motif est en couleurs.

L’ajout remarquable qu’Angrand réalise, par rapport à l’esquisse qu’il trace dans la correspondance du 17 octobre 1907 adressée à Luce à qui il fait part de l’avancée de son travail, témoigne du degré d’élaboration du motif.

. Esquisse in correspondance adressée à Maximilien Luce, n°28 fonds de l’INHA, lettre datée du 16/08/1907.

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Dans la finalisation, est introduit un second chat qui demeure à la porte, miaulant, cette réduplication tempère la tendresse de la représentation en y apportant une dimension à la fois dramatique et dynamique, en ce sens qu’elle lui confère une double vision, à la fois du dedans et du dehors, la scène représentant à la fois un intérieur, si l’on s’en tient aux enfants dévêtus, jouant, et un extérieur avec la porte fermée au seuil de laquelle le chat miaule. Le spectateur qui restait cantonné à l’extérieur avec « Dehors ! », -il n’y avait guère que le Chat au motif pour percevoir l’intériorité-, a accès cette fois à l’intimité de la scène, il est entré dans le regard du chat. Pour être plus précis, il adopte les deux points de vue cumulatifs : à la fois refoulé à l’extérieur, et témoin de l’intériorité : scène de tendresse, d’harmonie, de communion, entre une mère et des jumeaux, mais aussi entre les enfants et le chat. Le personnage féminin offre un profil tout semblable à celle des « Maternités » silhouettées une décennie plus tôt. Femme, bambins, chat... le temps ne semble pas avoir de prise sur ces personnages stylisés, qui font que l’autoportrait en chat est plus arrêté encore qu’il ne saurait l’être : le symbole vise à l’intemporalité, à l’abolition du temps - ce que cherche l’œuvre d’art, après tout - à perdurer. Une nouvelle fois, Angrand peint une version symbolique, non d’une Maternité, mais (chose assez nouvelle) d’une Paternité (5). Expression de sentiments antinomiques, tiraillements, la toile évoque à la fois une frustration, une tristesse, celle qu’endure l’animal qui demeure à la porte, et une réjouissance, celle de l’intimité enfin partagée. Au fil du travail de l’artiste, l’image du chat véhicule cette double postulation, soit penchant d’un côté, soit inclinant de l’autre, du côté du manque - mais toujours dans une dépendance affective signalée au spectateur, et dont l’artiste se moque avec une légèreté que la mise à distance du symbole implique. Au reste quelque chose de nouveau s’accuse au sein de cette peinture, et du traitement du motif félin. Lucie Cousturier écrivait au sujet de Cross: “Il n’y a pas, comme le croient les spécialistes mercantiles, une manière de dessiner la figure et une autre de dessiner le paysage”. Ce mot s’applique à tous les néos qui aiment “la belle matière” : Angrand réussi à peindre le chat comme un jardin, comme un paysage, il invente, de fait, le Chat-paysage. Le Moi, représenté par la figure féline, se fondant donc dans le monde, dans une vaste harmonie essentielle, réalise l’Autre - le spectateur “initié” - en une sorte de “glouton optique” (O’Henry). Il ne faudrait toutefois pas considérer la figure du chat chez Angrand comme un masque destiné à le dissimuler: le symbole se fait à la fois trop pressant et trop transparent, le filage de la métaphore lui permet de dire une vérité intime dont il ne peut ni se départir, ni s’ouvrir à ses camarades libertaires (a fortiori qu’elle présente des scènes de la vie domestique retirée des engagements sociétaux, impliquant un sentiment de tendresse domestique, de dépendance amoureuse, l’exaltation intériorisée dans le retirement du confort de

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l’intimité), ni à ses concitoyens du bourg, voisins qui le voyaient travailler fenêtre ouverte à son chevalet, au rez-de-chaussée d’une bâtisse en pierre de taille donnant sur la place du village, il n’était pas en mesure de s’épancher devant les connaissances qui lui rendaient visite. Ce chat qui parcourt l’œuvre toute entière, en courbes et souplesse, opère comme un misterioso sosia, un mystérieux sosie de l’artiste, il glisse devant le miroir magique du papier et de la toile. Ces retours d’affections, comme la souffrance de rester à la porte étaient d’autant plus aigus qu’ils étaient à la fois dissimulés et choisis. Cela n’est pas sans rappeler la situation dans laquelle la famille de Georges Seurat se retrouva à la mort de l’artiste, situation affective dont Angrand était parfaitement informé. N’ayant pas la possibilité de dire donc, l’artiste représente l’indicible, ainsi de cette lithographie Dehors ! où le poignant de la scène consiste en ce que dans le même temps le chat est mis à la porte et que la signature (constituée par le chat même) prend toute la place, qu’elle emplit l’espace, pour le dénoncer. Dans ce jeu de portraits, pourrions-nous ajouter, le chat est le seul personnage noir, à contre-jour, les autres illuminent de l’intérieur. C’est donc un personnage qui à la fois se montre et se cache. De fait, ce travail de symbolisation s’insère dans une histoire plus vaste, sociale et esthétique, de la représentation du chat dont il faut dire toutefois quelques mots. Ils sont nombreux, les hommes de lettres qui ont contribué à valoriser l’animal depuis Charles d’Orléans, Montaigne, La Fontaine, Fontenelle, Montesquieu... Dans nos articles, nous avons déjà évoqué la proximité de ces chats noirs avec celui de Poe (6). Le voilà « qui passe sans bruit, le silencieux rôdeur, le promeneur nocturne des murs creux », écrit Maupassant. Le chat est un « être pour qui les lieux sont des royaumes ». Goûteur d’encre, sensible à la poésie symboliste, Angrand cite de mémoire dans une correspondance adressée à Signac un poème de Baudelaire publié en 1857. Ce ne fut pas “Les Chats” - cela aurait pu l’être : « Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, Ils prennent en songeant les nobles attitudes Des grands sphinx allongés au fond des solitudes, Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ; Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques, Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin, Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques. »

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Le regard du Poète semble encore plonger, se fondre dans l’œil du chat, son reflet intime, dans d’autres vers : « Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux Retiens les griffes de ta patte, Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux, Mêlés de métal et d’agate. » Charles Angrand longuement s’est contemplé dans leurs yeux, et le vaet-vient des regards tour à tour à chaque reflet ne cesse de nous questionner sur la dimension doublement narrative de ces représentations.

(4) Cf. l’article “La falsification Pierre Angrand (4)”, sur temoignages.re. (5) Cf. “Paternités de Charles Angrand”, article paru sur temoignages.re. (6) Cf. l’article “Paternité de Ch. Angrand (6) : cette brume qu’accroche le grain du papier”, article du 8 septembre 2016 (ibid).

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.VII. UN ART DE LA REPRÉSENTATION

Il serait vain d’aller chercher dans le compendium de Signac, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, les principes esthétiques qui fondent les portraits à la pierre noire d’Angrand. Parce que l’ouvrage a été publié en 1899, l’année d’« ANTOINE », d’« EMMANUEL » et des Maternités, soit sept ans après la réalisation du deuxième autoportrait qui augure une esthétique particulière. « Lorsque Fénéon publia le traité de Signac dans la Revue blanche, précise Françoise Cachin, il sentit d’emblée que la couleur en était le propos principal et il lui proposa de l’intituler La couleur du néo-impressionnisme ». Vœu auquel l’auteur ne se conforma pas. De fait la question de la représentation en monochromie n’était pas abordée : pour reprendre la terminologie des néo-impressionnistes, Angrand travaillait sur le ton (le clair et le sombre), non sur la teinte. L’autoportrait de 1892 ouvrait, pour l’artiste qui pense par séries, celle des grands portraits familiaux au crayon Conté et papier vergé. Le cycle entrait en résonance avec le groupe des portraits à l’huile réalisés dans les années 80 (père de l’artiste, sa sœur Maria, son beau-frère Jules Carpentier).

Portrait de Maria, sœur de l’artiste.

Portrait de Pierre Charles, père de l’artiste.

Portrait de Jules Carpentier beau-frère de l’artiste.

À l’autoportrait extérieur nuit de 92 suivirent les portraits de facture semblable, plus intimiste, intérieur nuit, à savoir « MA MERE », « ANTOINE», « EMMANUEL », et les Maternités monochromes qu’Angrand clôtura en 1899 avec Dehors ! (7), le Chat chassé, sur l’appui extérieur de la bordure de fenêtre. La grande cohérence manifeste de ces travaux que Signac salua implique que l’artiste y suit des paradigmes esthétiques dont il s’ouvre, ici et là, au fil de ses écrits.

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Exposition Galeries Durand-Ruel mars 1899 : Ma Mère, Enfant endormi (Antoine), Enfant à table (Emmanuel), Enfant sur le sein de sa mère, Enfant sur les genoux de sa mère, Enfant embrassant sa mère réalisent un ensemble tant par la facture au crayon Conté que par l’atmosphère nocturne et le motif intimiste et familial (ci-dessous).

L’ensemble de ces dessins est marqué du monogramme CA enlacés. Transversalité de la lumière qui passe d’un nourrisson à l’autre ; orbes de lumière semblables au versant opposé de “MATERNITE” et “ETREINTE MATERNELLE”.

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Ce n’était pas tant la critique, pourtant féconde et élogieuse, qui faisait émerger les principes qui guidaient l’artiste dans l’élaboration de ces “dessins de peintre”, selon le mot de Signac (8). Certes, Gustave Geffroy se déclarait en 1892, l’année même de l’accrochage de l’autoportrait, sensible aux “qualités délicates et précieuses” des dessins d’Angrand, sans pour autant les détailler. Certes, La Revue blanche, sous la plume de Tadée Natanson, évoquait des œuvres “où s’enveloppe et se répand une infinie tendresse et que rehausse la plus pure gravité”, mais elle n’allait pas jusqu’au concept de sacralité. Certes, Charles Ponsonailhe écrivait dans Le Petit Journal : “M. Angrand, prenant pour sujet une mère berçant son enfant, se livre à des recherches de rythme de lignes, de correspondances de courbes, qui dans le corps humain correspondent aux ondes musicales et en font l’harmonie : courbe des épaules, des seins, du cervelet. C’est de la plus délicate science”, il n’en énonçait pas pour autant pas les lois particulières qui l’organisaient. Ce que consigna à la hâte dans son Journal Signac, aux premiers jours de l’exposition, plus précisément à la date du 15 mars 1899, constitue autant de jalons pour l’analyse. “Ses dessins sont des chefs-d’œuvre. Il est impossible d’imaginer plus belle disposition de blanc et de noir, plus somptueuses arabesques. Ce sont les plus beaux dessins de peintre qui soient, des poèmes de lumière bien combinés, bien exécutés, tout à fait réussis. Et tout le monde passe devant, sans se douter que ce sont des merveilles incomparables ; seules la propreté de l’exécution, la beauté du dégradé attire un peu l’attention des visiteurs, mais personne ne sent la beauté d’âme et le génie du grand artiste qu’est Angrand.” Cette année-là, le compagnon parisien lui fait parvenir en hommage son livre D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, qu’ouvrait cette dédicace : “À Ch. Angrand, docteur es-contraste maître es-dégradé.” (sic) Ces diverses notations, émanant d’un peintre ami, théoricien du néoimpressionnisme, ont pour avantage d’identifier des constantes : jeu sur le ton (souligné le plus souvent par un lent et délicat dégradé), jeu des contrastes, quête de l’harmonie par l’arabesque (courbe, sinuosité), avec en amont le choix opiniâtre du meilleur support.

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1.Primat du support: le parti-pris des choses. L’historien de l’art Henri Focillon (1881-1943) souligne dans La Vie des formes que si “le papier n’est que le support du texte ; dans un dessin, il est élément de vie, il est au cœur”. Charles Angrand donnait pleinement raison à l’analyste de L’Éloge de la main : fondamentale pour lui est la qualité du papier, de son grain ; la réussite d’un dessin étant subordonnée à sa fabrication. Il ne cesse d’y revenir entre 1897 et 1898 dans la correspondance qui le lie à ses amis néos, puis dans les années 1908-1909, après un passage à la peinture. Madame Cross confia au critique ami des Néo-Impressionnistes, Félix Fénéon, la correspondance artistique de son défunt mari. Seize ans plus tard, pour illustrer l’article nécrologique consacré à Charles Angrand et destiné au Bulletin de la Vie artistique, le célèbre critique en extrait un courrier qu’il situe “vers 1900”, nous le daterions de l’année 1898. Le passage se clôt de manière révélatrice par lequel Angrand indique : “Le papier, c’est ma matière à moi, comme la couleur est la vôtre, et nous sommes d’accord que l’art n’est que le culte esthétique de cette matière”. Au cours de cette période noir & blanc, Angrand réaffirme “croire à la belle matière ordonnancée”. Culte, croyance... Le dessinateur des Pèlerins (1895), de L’Apparition aux bergers (94), de La Descente de croix, dans son évocation du papier idéal, nous le notons, fait appel au registre du religieux. Mais quelles étaient les propriétés de ce support tant vanté auquel Angrand “vouait un culte esthétique” et qui nous vaut aujourd’hui des dessins vaporeux aux dégradés subtiles et savants, au point qu’ils rivalisent avec la délicatesse du clair-obscur et du sfumato de la peinture classique ? Fin décembre 1897 déjà, il écrit à Signac : “Le mauvais papier me sert en me desservant, car, à chaque nouvel essai forcé, je deviens plus clairvoyant dans la mise au point de mon clair-obscur”. Au cours de l’année 1898, il s’en ouvre à ses camarades auxquels il fait part de sa difficulté à trouver un papier vergé “dense et de bonne pâte”, grain propice et densité, comme il le dit, tel qu’il le souhaite. Ses dessins, constate-ton, sont d’abord un problème de papier. Le commerçant papetier Berville (sis chaussée d’Antin) tenait à sa disposition un stock de feuilles grand-aigle. Mais ce papier de format grandaigle vint à s’épuiser, il ne se faisait plus. Le marchand lui fit parvenir alors une main d’une nouvelle sorte, plus lisse qui ne convint pas au rendu que

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recherchait Angrand. Une autre n’était pas “mal intentionnée”, mais s’avérait trop légère... Enfin, il lui fut fourni un papier “trop bien fait pour ne pas l’être mécaniquement” qui manquait “de corps et par conséquent d’éclat”. Armé des adresses du Bottin en portefeuille, Angrand vint à arpenter le tout Paris des papetiers fabricants, sans pouvoir dénicher la manne espérée. Il se tourna vers la Belgique de Rysselberghe qui lui avait préalablement fourni en Van Gelber des feuilles sur lesquelles il avait pu réaliser Les Pèlerins et “n’avait jamais obtenu d’aussi beaux noirs”, mais filigranées au milieu, ce qui l’avait gêné. Il lui demanda sans succès s’il pouvait à Bruxelles lui trouver du papier Ingres (8,5). Les Anglais quant à eux ne faisaient pas de Ingres, mais du Wathman, “une façon de vergé de luxe destiné à l’impression des faire-parts gravés” qui ne pouvait lui convenir . Il dut se rabattre, semble-t-il, sur un papier que lui fournit à nouveau Berville, de grain et de densité propice, mais qui le trahissait “à cause de longues traînées grasses cachées dans la pâte et qui se révélaient sous le crayon”. Ces traînées dues aux doigts des ouvriers ne s’apercevaient ni de face, ni en transparence, “seulement à la lumière frisante”, et elles “happaient le crayon, barraient le dessin” si bien qu’il lui arrivât une fois de retourner au vendeur 25 feuilles sur 25. Ces difficultés contrarièrent l’artiste au point qu’il se rendit à l’usine d’Essonne, où le chef papetier tenta de le convaincre -ce qui était impossibleque ces traînées provenaient du massicotage. “Je crois que nos fabricants français sont camelottards, conclut l’artiste, et les manufacturiers anglais ne font pas ce genre”. En 1908, alors qu’il souhaite faire usage d’un papier teinté, de jaune notamment, il se heurte aux mêmes difficultés : celles de pouvoir bénéficier d’un support qui le satisfasse en tout point (“teinte et grain”). Il finit par dire à Luce son inquiétude de ne pouvoir exécuter ses dessins sur le papier pour lequel il s’était décidé “cependant après maintes considération - le grain gros à l’excès m’interdit des nuances nécessaires”. Il semble alors abandonner les projets qu’il avait en tête. Les échanges avec ses amis nous renseignent sur la qualité recherchée du support, presque rêvée, qu’il va étonnamment jusqu’à personnifier : “Quelle confiance, lâche-t-il, et quelle émulation j’aurais à sentir sous mon crayon une matière auxiliaire, une matière amie”.

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Cette matière tant recherchée est un “papier de fil” capable de rendre les noirs profonds, les blancs irradiés, et lumineuses les demi-teintes. Dense et de bonne pâte, point trop léger, car “la quantité matière (indiquet-il) n’est pas inutile à la qualité optique de cette matière, ni à sa qualité ouvrable”. Il y veut “des raies profondes qui permettent tout à la fois les beaux noirs, les larges réserves de blancs, et les demi-teintes”, sinon “tout se grise”. Il y attend des “irrégularités, des accidents” : “ces mille accidents de surface, qui font vibrer le noir, l’éclairent, le divisent”, car tout est là. Le grain du papier retenant le noir, le fait vibrer par contraste avec le blanc qui luit en son creux, ce qu’avait observé et noté finement Paul Lorquet dans son ouvrage La Peinture française contemporaine : les maîtres d’aujourd’hui, publié en 1901, à propos de Charles Angrand : “de blanches formes doucement apparues entre les ombres que nuance habilement le réseau des points noirs plus ou moins espacés” ce que parvenait à rendre le grain idéalement irrégulier du papier vergé, dense et de bonne pâte.

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Grain, lignes de vergeures, et filigrané de la signature cursive de la fabrique (chapeau de l’autoportrait de 1892)

2.Clair-obscur, fondu, la poésie en surcroît.

La langue du XVIIe siècle ne distinguait ni l’orthographe ni la signification des deux termes, elle faisait du dessin un dessein. Le dessin est toujours en même temps un dessein, soulignait Lichtenstein, et le dessein qu’Angrand proposait au dessin était de le rapprocher de la peinture : une peinture sans couleur, abolissant le trait, l’effaçant de sorte à libérer la lumière du carcan de la ligne, à la faire déborder librement. Comme l’image dans le miroir, la lumière non bornée joue, se reflète sur les formes dont elle capte la clarté. Angrand est cet anarchiste qui veut libérer la lumière du dessin où le trait la tenait enfermée. En se représentant lui-même, regard tourné dans notre direction, l’artiste nous demande de le voir par ses propres yeux. Il s’en ouvre dans une lettre de 45


1892, l’année de l’autoportrait, qui initie la période crayon Conté : il dit dessiner « comme la lune », des « sujets mystérieux doux et argentés » : « je dessine comme vous savez – clairedelunement. Je fais évanouir la réalité. Mais n’est-ce point là, à tout prendre, une manière comme une autre de la présenter et de la représenter ? » De cette manière se présente-t-il clairdelunement, effaçant ses traits, enfonçant son regard plus loin que les points et les fils de vergeures, illusion par lequel le flou, le vaporeux creuse dans le dessin une mystérieuse profondeur .

Regard de l’autoportrait enfoncé dans la profondeur du grain du papier.

Au lendemain de l’exhibition, pour utiliser le terme anglo-saxon, de cet autoportrait, dans un mouvement quasi contraire, l’effacement œuvrera plus avant et l’artiste ne se figurera plus qu’en tant que symbole, en tant que métaphore de lui-même. Affirmant l’abandon dans le dessin de la ligne pour laisser circuler la lumière, Angrand prolonge la quête de l’impressionnisme et celle du néoimpressionnisme. Le grain du papier frotté de Conté fait reluire la nuit, et la blancheur devient rayonnement ; la lumière poudroie, elle ressemble à de l’or. La clarté, ouatée d’ombre souveraine et sereine, distribue les formes, idéalise les reliefs. Rehaussé par la blancheur du chandail, le visage accroche les reflets, il irradie : plus qu’être, il se révèle. Est créé de toute pièce un espace flottant au milieu duquel l’artiste rayonne non point de divine façon, mais tendrement. Au défi lancé du premier autoportrait succède la sérénité du second. Angrand a conscience de réaliser là, en opposition avec celui, réaliste et âpre, de 1882, un autoportrait poétique, dont l’enjeu était, en somme, de dépasser la classique dichotomie entre dessin et couleur : ce n’est plus le trait du dessin qui révèle le visage, mais la blancheur souveraine et souterraine du papier originel. La technique du fondu que permet le grain du papier Ingres, contribue à synthétiser formes et lumière, clair et obscur, à ramener la teinte au ton. Elle joue de pair avec l’allègement des formes. L’artiste proclamait dans une lettre : « Nous sommes des synthétistes, nous devons négliger les particularités 46


myologiques ou autres, les dentures et dentelures accidentelles, pousser enfin la ligne vers son essence », c’est-à-dire ici vers son effacement de sorte à faire danser la lumière. Est réaffirmée la volonté de renoncer à l’œuvre de détail pour servir la pleine perception du motif dépouillé et par là même recentré. « Sacrifier l’anecdote à l’arabesque, la nomenclature à la synthèse, le fugace au permanent », la formule ternaire qu’appliquait Félix Fénéon à l’art de Signac correspond en tous points à ce vers quoi tend Angrand. L’artiste « ne se laisse plus prendre aux pièges délicieux que lui tend, de toutes parts, la nature (explique Signac sur le Sujet en peinture en 1934) ; il se méfie du pittoresque de carte postale ; il conçoit l’inutilité et le danger des détails inutiles et contradictoires qui s’offrent à lui. Il se désintéresse de tout ce qui n’est pas l’essentiel ; il tend vers la simplicité, la synthèse ; il écarte tout ce qui ne contribue pas fortement au drame ». Il ajoute : « Le génie simplifie, élimine, sacrifie. Il sait qu’il y a toujours trop d’objets ; qu’il n’y a jamais de tableaux trop simples ; qu’il n’y a pas de belles peintures sans belle matière, et que la matière a plus d’importance que le sujet, les objets et la littérature ». Signac parle alors d’une « conquête de la liberté », et évoque de fait des préoccupations communes de longue date puisque en décembre 1908, Angrand confiait à son ami Luce travailler “toujours et encore dans les substractions – je veux un dessin sévère : je suis de l’Atelier Matisse !” Dès 1892, dans La Vie artistique, la critique, par la plume de Gustave Geffroy, reconnaissait à Charles Angrand cette volonté d’aller “volontiers (par l’Âtre et le Chien de berger) vers des impressions d’ensemble » (9). L’épure contribuait à mettre en valeur les axes verticaux et diagonaux de la composition, chacun d’eux cachant et révélant la réalité de plusieurs possibles. Aussi, l’arabesque de la fumée de cigarette poursuivant celles de la moustache, de la barbe, l’ombre et la lumière se mêlant, dans la vibration du portrait, Angrand sacralisait l’instant en le rendant fragile et léger. Si humain. Roger de Piles montrait l’essentialité du clair-obscur dans la composition de l’œuvre : il permet, écrivait-il, de lier le “Tout-ensemble” par une savante distribution des jours et des ombres - ce à quoi parvint le travail d’Angrand.

3.L’harmonie dans la coexistence des contraires, par l’équilibre des masses de noir et de blanc.

Le concept d’harmonie en lien avec la douceur du clair-obscur, affirmé par l’autoportrait, est consubstantiel à cette notion d’« art synthétique et subjectif » qu’Angrand revendiquait. Se défendant de l’opinion commune qui voudrait que la peinture soit un art de copiste, l’artiste réaffirme son attachement à la synthèse et au subjectif. Les Néos suivaient en cela la voie

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tracée par leurs aînés impressionnistes et Delacroix (« La froide exactitude n’est pas l’art »), en cela confortés par la découverte et la diffusion récentes des estampes japonaises. L’un des termes fondamentaux affirmé des néo-impressionnistes est l’harmonie, Angrand croit devoir préciser « une sereine harmonie », qui de fait baigne toute la série des portraits. Il quête dans la multiplicité des études qu’il entreprend la « dernière et définitive harmonie », celle qui le « décide à signer », délaissant quantité de travaux (sur lesquels le neveu apposa le cachet de l’atelier). Cette harmonie que fonde la sérénité des poses est renforcée par la répartition et l’équilibre des masses claires et obscures, par les proportions, les transversales de lumière, par l’oblique ascendante de l’autoportrait. « L’harmonie, c’est l’analogie des contraires » édictait Seurat. Angrand revendique à l’instar de Seurat un art maîtrisé tenant à la fois du sentiment et de l’analyse, il évoque en direction de Frechon à la fois un « art éminemment subjectif et expression sévèrement logique » (10 juin 1890), à la fois concept et affect. Ces caractéristiques logiques évoquées en mars 1898 se fondent, précise-t-il, sur « quelques notations particulières et à l’application des lois constantes d’opposition dont le père Corot parle beaucoup sous le nom de Valeurs”, afin de “suppléer avantageusement à la vue directe toujours trop analytique .” Les dessins sacrés de 94-95 nous rappellent qu’il use de la synthèse pour chercher l’absolu, puis l’absolu de la maternité, comme l’absolu de soi-même, de sorte qu’il y a quelque chose d’indépassable dans l’autoportrait de 1892 qui fait que l’artiste se détourne par suite de l’exercice de la simple représentation de soi. Le jeu monochrome du noir et blanc procède de cette simplification tant recherchée par l’artiste, simplification rythmée, qui fut celle de la couleur aussi : allègement nécessaire de la teinte dont l’artiste se fait le défenseur, au point de l’essayer sous le bâtonnet du pastel avec des camaïeux: ici en vert avec Le Renard en maraude ou La Tireuse d’eau qui oscille entre le bleu et le blanc.

Harmonie en bleu

Harmonie en vert

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L’harmonie par la teinte: il l’expérimentait déjà à l’huile, l’artiste le met en évidence dès avril 1890 dans une lettre à Frechon : “mes toiles ont été des plus regardées [6ème salon des Indépendants], dont une mon effet de matin (...). Je soupçonne ces bons Rouennais d’en avoir détruit toute l’harmonieuse monochromie (souligne-t-il). Oh, pas méchamment - par quelque ridicule accrochage”. L’année précédente, il évoquait une toile de 25 : un “coin de Seine” qu’il qualifie de “symphonie grise”. La mise au point du clair-obscur d’Angrand vient de ce la lumière accompagne partout l’ombre, ce que les critiques ont nommé le velours du dessin, qui lui sert à fixer la limpidité de l’atmosphère nocturne, ce velours, il le cherchera par suite dans le pastel. S’il y excelle, cela tient au fait que l’ombre réalise le poudroiement alors que dans les peintures divisionnistes c’était à la couleur qu’était dévolu cet effet. Le procédé n’est pas sans faire penser aux ultimes mots prononcés par Hugo sur son lit de mort en 1885 : “Je vois de la lumière... de la lumière noire”. « Je crois à la belle matière ordonnancée, aux noirs profonds, aux blancs irradiés, aux lumineuses demi-teinte », écrivait Angrand à Signac en décembre 1897. Dans les portraits réalisés au crayon Comté, la lumière semble émaner de l’intérieur des personnages, avec des proportions diversement importantes selon le sujet : « Habituellement ma réserve de blanc et demi-teintes est plutôt des deux tiers », écrit-il en novembre 1898. « Ma Mère » est la feuille la plus poussée au noir, écrit-il, la plus enfoncée dans l’ombre (elle décèdera en 1905) - mais son visage, par contraste, rayonne d’autant plus.

Le profil se dédouble dans l’ombre qu’il projette sur le mur.

Ses enfants, et plus encore les Maternités sont au plus clair et luminescent. L’autoportrait se situe en équilibre, à mi-chemin entre les extérieurs nuit (Le Samaritain, L’Apparition aux bergers), et les intérieurs nuit, occupant une place centrale.

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Les Intérieurs se rapprochent davantage de la représentation du rêve, tandis que les Extérieurs s’ouvrent sur une spiritualité sans pathos. L’autoportrait se tient au seuil de ces deux tendances. Trois-quart d’ombres, pour le reste de lumière étaient les proportions recherchées, l’équilibre voulu. S’il faut énumérer les ombres, celles-ci sont tendres et majestueuses sans jamais chercher l’orgueil et la solennité, elle répondent ici à l’arabesque de la fumée, une fumée qui trouve sa résolution dans la rotondité de l’œil. Il s’en explique dans un courrier : « la ligne droite n’existe pas pour notre œil. Et j’ajoute qu’il me paraît nécessaire que la ligne courbe seule soit admise, soit toujours caractérisée sans pourtant devenir géométrique »… La recherche de l’arabesque équilibrée, harmonieuse, s’exprime dans les portraits à la pierre noire qui forment une série où les œuvres se répondent, ensemble qui s’ouvre par l’autoportrait miroité de 1892 et qui se clôt par celui, symbolique, sublimé, de 1900. Usant de lois qui nécessitent la mise en œuvre d’une symbolique de l’ombre et de la lumière, Angrand réussit à faire la bascule d’un procédé visuel à une poétique. Il rejoint La Tour en ce qu’il se fait l’interprète de la part sereine des ténèbres. Angrand est un classique qui ne s’ignore pas, qui entre dans une filiation que lui reconnaît la presse de l’époque, avec notamment la voix du critique conservateur Charles Ponsonailhe, auteur des Cent chefs-d’œuvre de l’art religieux.

L’Apparition aux bergers (1894), où l’obscurité et les effets de blancheur que permet le grain du papier relève d’une portée métaphysique.

4.Clair-obscur, comparaisons et filiation (Vinci, Rembrandt, La Tour, Chardin, Seurat) :

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« La nouveauté des effets de l’éclairage urbain avait retenu l’attention des peintres néo-impressionnistes. Le premier à s’y intéresser, écrit Marina Ferretti Bocquillon dans le catalogue de la Rétrospective Maximilien Luce, fut précisément Charles Angrand qui exposa au Salon des Artistes Indépendants de 1887 Un Accident”. Seurat aborda l’année suivante la difficile traduction de l’éclairage au gaz avec Parade de cirque. Puis Maximilien Luce explora à son tour les effets de l’éclairage artificiel, avec la série des ponts de Paris. La problématique de l’éclairage nocturne toutefois s’est imposée plus tôt que ne l’indique la spécialiste de Signac. Bien en amont des réalisations au crayon Conté, dès 1881, Angrand a exprimé son intérêt à la représentation de la nuit éclairée, avec le Pont de pierre de Rouen reproduit ci-dessous... (10)

L’Accident (1887) et Parc boisé, essai de vision nocturne, reproduit sur le site de Françoise Angrand.

Ces peintures de factures différentes -qui relevaient pour la première de l’impressionnisme, pour les autres du divisionnisme- questionnent sur la généralisation de l’éclairage public et proposent une réflexion sur la nuit éclairée comme objet à la fois esthétique et social. Réflexion que prolongent deux autoportraits, en représentation nocturne, celui de 1892, et celui plus explicitement symbolique de la lithographie Dehors ! (1900) (11) . Il a été dit que l’impressionnisme a sorti la peinture des ateliers et renoncé au clair-obscur, que, tournant le dos à la nuit des murs, il s’était attaché à rendre les variations de teinte, la vibration éphémère de la lumière du jour. Par certains

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aspects, le Néo-Impressionnisme se détournait des principes de l’Impressionnisme pour renouer avec certains éléments de l’académisme, et Seurat et Angrand sans doute plus qu’aucun autre réalisaient cette jonction. À l’instar de son camarade (12), mais d’une façon plus appuyée encore, Angrand s’est tourné vers le classicisme dès les années 90. La synthèse n’étaitelle pas son but ? La Correspondance montre assez qu’il fréquentait et étudiait les peintures des Musées, il s’y représente lui-même en scrutateur, tôt, dès 1881. Féru d’articles d’art, de reproductions, il est lecteur fidèle des revues Art et décoration, la Renaissance des Arts, Le Journal des Artistes, il est lecteur de L’Œuvre de Zola, des critiques de Huysmans. En autant de balises, n’écrit-il pas à son ami Dezerville en 1891 “quelquefois pousser jusqu’au Louvre-Musée” ? L’été 97, il y revient, insistant : “C’est aujourd’hui seulement que je tire profit -et l’analogie est pressante- de l’enseignement des chefs-d’œuvre de peinture et ai vraiment jouissance de les voir. Dans mon dernier été de Paris, je suis allé beaucoup au Louvre”. Nous savons qu’il visite en 1902 le musée de Bruges riche en primitifs Flamands en compagnie de son frère. À son ami Frechon, il confie en février 1905 : “Comme à mon habitude, j’irai revoir le Louvre, lieu de saine réflexion, j’y visiterai le Mastaba égyptien qu’on vient d’y installer et qui a six mille ans.” La proximité de la bibliothèque de Rouen, à son retour provincial, lui offre des occasions de s’enrichir des publications sur l’art, ainsi du Musées d’Europe de Geffroy édité en photogravure dès 1906. Du reste, les sujets qu’il aborde durant la décennie 90 sont dits classiques, même “nobles”. Les thèmes religieux qu’il traite sont familiers aux amateurs : Le Bon Samaritain, L’Apparition aux bergers, La Descente de Croix. Le sacré par suite se diffuse dans le profane et l’interprète. Les Maternités de 99 empruntent leurs codes aux traditionnelles Vierges à l’Enfant. L’autoportrait daté de 92 accroché à l’exposition « Les Portraits du siècle prochain », à la galerie Le Barc de Boutteville, revendique le statut de témoignage dans la tradition ancienne du fuit hic dans laquelle s’illustrèrent van Eyck, le Titien, Goya, Vélasquez... La lithographie au chat de Dehors ! non seulement communie avec le cycle des Maternités, mais le prolonge et le clôt. Un des éléments communs à ces réalisations est ‘l’auréole tombée’, leitmotiv que l’on retrouve dans les œuvres du cycle alternativement à droite et à gauche - le nimbe dont le rôle est de signifier, de marquer la pureté et la sainteté est positionné derrière la tête de l’enfant, et réinvesti en négatif derrière le chat.

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Signature de l’artiste dans l’auréole...

L’auréole tombée, derrière l’enfant, fait le lien entre les ensembles ; ici, à droite et à gauche des Maternités de 1899.

Segno di Dio, contrairement aux dessins de son ami Seurat, les chairs, et les visages d’Angrand rayonnent de l’intérieur, sous l’effet de la grâce. Devant l’illumination, le chat noircit. Le Traité (1584) de Lomazzo, peintre renaissant devenu aveugle, fait de l’art d’éclairer (allumare) un corps bien dessiné “la suprême excellence du peintre”. Les dessins d’Angrand s’inscrivent pleinement dans la filiation des classiques. Nimbes, arabesques sur lesquelles se joue la lumière, les travaux d’Angrand ont des préoccupation stylistiques analogues à celle que Henri Focillon signalait chez le maître du clair-obscur, Rembrandt qui, définissant “la forme et l’espace par la lumière : autour d’un point brillant, construit dans une nuit transparente des orbes, des spires, des roues de feu.” La science des ombres, partie de la perspective dès le XVe siècle, était une des bases de l’enseignement académique. Les nuances de clair-obscur avaient pour rôle d’accentuer l’effet de valeurs. C’est tout cet héritage de Léonard de Vinci qu’Angrand reprend à son compte. L’artiste convient également de la part importante accordée aux ombres, au sacrifice de la couleur au profit du modelé. Il cherche par le crayon ce qu’en italien on appelle la technique du chiaroscuro, l’ombre comme principe unificateur de la représentation. Sur les traces du maître, il apprend à rendre l’atmosphère, adopte le sfumato qui reproduit la lumière baignant les choses et qui consiste à faire que le clair-obscur s’effectue sans transition perceptible, par gradations fondues. Angrand se sert de l’ombre, non pas pour esquiver, ou embusquer, mais pour mieux montrer. Paulette Choné écrit : “Pour l’auteur du Traité de la peinture, le savoir et la difficulté résident dans les ombres - plus que dans le dessin - à cause du caractère insaisissable de leurs limites. Quant à la représentation de la nuit, elle a quelque chose d’aussi virtuel que celle de la poussière et de l’écume, de l’éclair qui déchire les nuages. Elle dépasse les ressources de la peinture, à l’exemple des prodiges cosmiques...” Dans une correspondance de 1897, puis en 1899, Angrand se compare à Vinci dans son exigence de perfection : “Les dessins sont toute mon histoire”,

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écrit-il. “En deux ans, je n’ai signé que 6 dessins ou 5. Gustave Doré aurait pendant ce temps, comme l’insinuait Cham, illustré le mur d’enceinte des fortifications. Mais il eut fallu un an de plus à Léonard pour achever la seule Joconde. Ce qui prouve que dans notre métier on ne travaille ni au mètre, ni à l’heure”. De la sorte se positionne-t-il plus proche de Léonard que de Doré. Ne nous y trompons pas : si Angrand a su, à l’instar de Georges de La Tour, saisir l’opportunité de rendre la part sereine des ténèbres, il n’a pas pu s’en inspirer attendu que la renommée internationale du Lorrain ne remonte qu’à l’entre-deux guerres, plus précisément à 1934, avec l’exposition des Peintres de la réalité.“Jusqu’à cette manifestation, précise Jean-Claude Boyer, le nom de La Tour restait parfaitement inconnu, non seulement du grand public, mais de la totalité des spécialistes”. Le fait est qu’il le grand absent de la Correspondance. Nous savons en outre qu’Angrand appréciait le rendu et la pâte de Chardin. Plus encore l’influence de Seurat sur les représentations de ses crayon Conté a été souventes fois relevée par la critique. En grande partie à tort. L’observation des crayon Conté des deux artistes qui furent des proches accusent des différences essentielles. L’historien, et neveu de l’artiste, Pierre Angrand, le premier, et relayé en cela plus récemment par R.L. Herbert, a su les pointer avec pertinence et élégance. Il voyait justement dans les dessins de son oncle l’affirmation d’“une simplification, d’une abréviation des formes dans une ordonnance systématisée des masses. (...) Ses dessins tendent à un symbolisme imprégné de poésie”, ajoutait-il, pour se livrer au balancement classique du parallèle : “les dessins de Seurat possèdent la rigueur, la profondeur, la puissance ; ceux d’Angrand ont le mystère, la pénétration et la grâce. Les premiers s’imposent par une sorte de tumulte fixé et de ferveur équilibrée, les seconds inclinent à la mélancolie ou à la tendresse. Les premiers sont un poudroiement, les seconds une évanescence”. Seurat, ajouterait-on, n’avait pas la même volonté de construire des œuvres-ensembles, comme les concevait Charles Angrand, il n’avait pas davantage le souci du symbolique, ni celui d’y intégrer une dimension sacrée, par le sujet comme par le traitement. Aucun sentiment religieux, rien de solennel dans les noirs et blancs de Seurat qui sont du reste souvent des travaux préparatoires, des étapes pour des réalisations plus ambitieuses. “Il est possible que ce nous percevons ne soit pas un ‘tableau’, mais la présence d’une loi nécessaire et généreuse”, écrivait Philip Guston, à propos de Piero della Francesca. Cela s’applique particulièrement à la recherche d’Angrand. Le passage de la lumière à la métaphore, de la vision à la vérité intérieure chez cet artiste contribue à faire luire la lumière de la métaphore et à

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rendre visible la vérité intérieure. Tel est l’engagement des vaporeux autoportraits.

(7) Cf. articles « Paternité de Charles Angrand », sur temoignages.re. (8) Cf. Articles Biographies de Charles Angrand - un cas d’espèce” 1 et 2, du 26/01/17 et 02/02/17. (8,5) Pierre Angrand, le neveu de l’artiste, dans un article pour la Gazette des Beaux-Arts d’août 1987 précise que son oncle avait échangé en 1898 avec Théo Van Rysselberghe “pour le choix d’un plus beau papier à dessin” et pour lequel Théo avait suggéré de s’adresser à la maison Van Gelder d’Amsterdam. Nous corrigeons la date de la lettre en question qui a été envoyée en 1893 ou 1894. Le neveu de l’artiste y évoque 5 lettres du Belge adressées à Angrand. (9) On sait qu’Angrand se détournera de sa manière au crayon Conté dès 1904. Dans une lettre à Maximilien Luce, il indique passer au fusain. “J’ai rejeté, écrit-il, ma façon antérieure par laquelle je visais mes dessins pour la vaine satisfaction de leur voir des beaux noirs - des beaux blancs. C’eût été bien, même très bien même si par ces noirs et blancs je me fusse exprimé intégralement - mais je m’atrophiais”. (10) Il serait nécessaire d’y ajouter d’autres travaux comme l’indique tel passage d’une lettre à Dezerville (avril 1888) : “Aussi pour paraître prochainement un effet de soir. Ce sera sur une vaste plaine que limitera un horizon ébréché de toits rustiques et de pommiers caducs une obscures clarté, tombant des étoiles, alors que dans un labourage un attelage attardé s’estompera”. Dans une autre de 1889 (novembre), Angrand dit au même exposer à Rouen puis à Paris un tableau qu’il nomme Soir qui fit “grande impression”. (11) De certaines de ces œuvres nocturnes, il ne reste que des titres emblématiques. Ainsi “La Lampe” (1896) que Madame Signac admira, et à laquelle l’artiste fit don. Le neveu avait connaissance de ce crayon Conté mais n’en laissa aucune description. Le dessin fut mis en vente à Paris sous l’Occupation allemande. (12) “Seurat réclamait pour l’art moderne la tradition d’Ingres, de Poussin et de l’art classique en l’incorporant dans la vie moderne”“, écrit Robert L. Herbert dans “Les Théories de Seurat”.

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.VIII. FIGURES DU CHAT : INFLUENCES ET ITINÉRAIRE LITTÉRAIRES EN QUESTION (Chats Noirs hydropathiques, figures hoffmanniennes)

À vingt ans, Charles Angrand sort cacique du concours de l’école normale de Rouen. Il a obtenu son brevet de capacité à l’enseignement secondaire. Jeune intellectuel, destiné aux métiers du professorat, il opte pour la carrière de peintre en 1875, sans pour autant se départir d’un appétit d’étude qui l’habite et qu’il combine avec celle de la praxis artistique, les deux passions s’éclairant l’une l’autre. Son corpus de liseur ne se limite pas à la seule presse, à la chronique et aux livres d’art : la biographie que le neveu réalisa pour l’ouvrage de Jean Sutter évoquait “l’amitié de Moréas, du gentil Paul Fort comme du généreux Émile Verhaeren qui lui dédièrent leurs œuvres” - sans mentionner lesquelles. Cette ardeur littéraire ne se cantonnait pas à trois noms, la correspondance publiée se fait l’écho d’une pratique beaucoup plus large : le sommaire porte de nombreuses personnalités de premier plan : Paul Adam, Alain, d’Annunzio, Barrès, Brieux, Byron, Corbière, Élie Faure, Fénéon, Feydeau, Flaubert, Fromentin, Anatole France, Fromentin, Gide, Jean Grave, les Goncourt, Guitry, Hugo, Homère, Horace, Huysmans, Kropotkine, La Fontaine, Loti, Maeterlinck, Michelet, Mirbeau, Molière, Montaigne, Napoléon, Eugène Nau, Neptune, l’Odyssée, Raoul Ponchon, Rabelais, Racine, Reclus, Renan, Sainte-Beuve, Sembat, Tabarant, Tailharde, Octave Uzanne, Léon Werth, Willy, Francis Yard, Zola, mais relègue au silence les nombreuses notions culturelles qui défilent sous sa plume. 1881, Angrand fait ses premiers pas artistiques à Paris. Parallèlement il est répétiteur au lycée Chaptal, il y restera quinze ans parmi les étudiants. La même année Steinlen s’installe dans la capitale, Aristide Bruant se produit au cabaret du Chat Noir. La correspondance esquisse un parcours littéraire. Des considérations d’un courrier de mai 1911 lui font venir les noms de Rodolphe Salis, associé à celui d’Aristide Bruant : “Druet-Berheim, maisons à tableaux interchangeables -écrit-il à Luce. Ça me rappelle la chaise à Louis XIII - du mirliton dont on disait : Elle est à Salis, et pourtant pour s’asseoir dessus, faut aller chez Bruant”. 1881, on l’a dit, est l’année où Aristide Bruant franchit les portes du Chat Noir. Le cabaret, tenu par Rodolphe Salis, est alors fréquenté par toute la jeunesse artistique parisienne. Le chansonnier-poète compose dès qu’il y établit ses quartiers la célèbre “Ballade du Chat Noir”.

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Bruant n’hésite pas à fouler, chaussé de bottes de cuir, les tables de l’établissement pour, de façon argotique, haranguer la salle et chanter “la haine menaçante des pauvres et des révoltés, ainsi que la douleur blottie dans les basfonds”. Il y est applaudi tous les soirs, ou presque. La métaphore dont fait usage Angrand renvoie à une chanson de Bruant écrite l’année 1885 : le “Quadrille de la Chaise Louis XIII”, qui contribua largement à la publicité de l’établissement que celui-ci venait d’acquérir, et qu’il baptisa Le Mirliton (avec une majuscule) : “Ah ! Mesdames qu’on est à l’aise Quand on est assis sur la chaise Louis XIII Elle est à Rodolph’, cependant Pour s’asseoir d’ssus, faut aller chez Bruant Au cabaret du Mirli Du Mirli ton taine et tonton Du Mirliton.” Bientôt le quadrille est repris dans tout Paris, dont l’Élysée-Montmartre qui inspira à Lautrec une toile en 1886. La fameuse chaise à laquelle il est fait référence, appartenant à l’un mais se trouvant chez l’autre, devint le symbole de l’établissement, le Mirliton. Pour expliquer ce paradoxe de la chaise omniprésente, il convient de préciser qu’en 1885, Rodolphe Salis, ‘effrayé par les voyous du quartier’, déménagea l’enseigne du Chat Noir, qui passa de la rue Rochechouart à la rue Victor Massé. Aristide Bruant racheta les anciens locaux dont il fit son cabaret sous le nom du “Mirliton” qu’Angrand mentionne dans son courrier sans majuscule (13). Ayant oublié dans son déménagement une chaise Louis XIII, Salis la fit réclamer au Mirliton, Bruant l’aurait alors suspendue à une poutre du plafond en s’écriant : “Qu’il vienne lui-même la chercher !”, épisode dont il ne tarda pas à faire une chanson qu’Angrand se remémora 26 ans après ! Pour autant, si le Mirliton s’alignait sur Le Chat Noir en publiant notamment une feuille mensuelle au nom du cabaret, les deux établissements n’étaient pas si interchangeables que l’artiste le faisait entendre. L’accueil notamment divergeait. Le cabaretier Salis avait le style affecté d’un gentilhomme d’opérette, tandis que celui de Bruant était à l’inverse plus brutal. Les clients, chez l’un, étaient reçus d’un “Messeigneurs, mes gentilshommes, vos Altesses électorales” ; chez l’autre, étaient utilisés les tendres qualificatifs d’“avortons, fin de race, viande pourrie, crapules”, ou “tas

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de cochons”. Bruant, était poète de l’argot, un des grands créateurs de la chanson réaliste - et son Mirliton passait pour être plus chien que chat. La première biographie de l’artiste, au reste, signée par M. Lespinasse, mais soufflée par le neveu, rapporte une description hâtive du célèbre cabaret par le jeune artiste dans un courrier non daté à sa famille : “C’est vraiment curieux comme installation. J’y ai vu des journalistes que je connais de nom, un dessinateur, Somm [Henry] qui fait des illustrations à l’eau forte et des éventails. Ils rédigent le journal entre deux bocks”. Un troisième témoignage, précieux, en lien avec la fréquentation du Chat Noir par l’artiste contribue à mettre en valeur les accointances et l’inspiration littéraire qui pouvaient influer sur le jeune peintre. En 1905, l’artiste alors à Paris informe son camarade rouennais Charles Frechon de la vente de la vanité de Willette, le Parce Domine qui ornait la salle principale du cabaret. Il indique l’avoir revu avec “émotion”, à l’occasion d’une vente : long tableau symbolique aux “si délicieux détails” que Léon Bloy, lui-même, qualifiait de “clameur de détresse et d’effroi lancée vers Dieu par un peuple de douloureux”. Ouvert en novembre 1881, le cabaret montmartrois, était le haut lieu de la jeunesse artistique, il rassemblait ce que Paris comprenait d’avant-garde picturale et littéraire : s’y côtoyaient les littérateurs Alphonse Allais, Charles Cros, Albert Samain (14), Aristide Bruand, Maurice Rollinat... Chansons, saynètes, monologues, saillies drolatiques, récits, poèmes y faisaient les délices de la clientèle. Le journaliste et poète Émile Goudeau (1849-1906) avait inventé un mot pour désigner ces manifestations de l’esprit fin de siècle : “fumiste”. Le Fumisme fut (selon l’universitaire Catherine Dousteyssier-Khoze) le rire jaune du Chat Noir. “La fin du XIXe siècle a été marquée par une très grave épidémie de rire jaune”, renchérit-elle, et le cabaret susnommé en devint le quartier général. Pour bien saisir le phénomène dont Le Chat Noir fut le lieu, nécessité est de remonter à la création du débit de boisson. En bon commerçant, Rodolphe Salis, avant l’ouverture de son établissement, s’assura d’un fonds de clientèle, et sut persuader Émile Goudeau qui fédérait une petite société d’étudiants, de poètes et d’écrivains, les Hydropathes, société fondée en 1878, de quitter le Quartier latin où ils frayaient pour installer leurs réunions dans son établissement. Le vendredi leur était consacré, si bien que François Copée, Coquelin Cadet, Charles Cros, André Gill, Jean Moréas, Rachilde parmi les plus connus, furent amenés à fréquenter les lieux, à déclamer et y chanter leurs textes. Le groupe publiait une feuille poétique dont la postérité a conservé des morceaux de bravoure dont “La Chanson des Hydropathes” de Charles Cros :

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Hydropathes, chantons en chœur La noble chanson des liqueurs”. Le terme Hydropathes étymologiquement désigne ceux que l’eau rend malades, il en référait à une valse, Die Hydropathen, de Joseph Gungl que Goudeau appréciait fort. Ajouté à cela, ainsi forgé, le néologisme entrait en résonance avec le nom du fondateur : Goudeau/goût-d’eau, expression destinée à rejeter les breuvages dont la teneur en alcool paraissait trop basse. “Le Vermouth, le Bitter, l’Assinthe (sic) Nous font des trous dans le gésier. On ne peut que s’extasier Sur l’éclat de leur triple teinte. Jaune, rouge, vert, triple flot Diaprant la foule commune Qu’il fasse (nous souffrons l’eau) Clair de soleil ou clair de lune”... De la sorte était entonnée la troisième strophe de La Chanson des Hydropathes. Hydropathes - fumistes : l’alcool et la fumée faisaient bon ménage au Chat Noir. Émile Goudeau, parent de Léon Bloy, tint également la présidence des “Hirsutes”, en 1881. Maurice Donnay disait de lui qu’il avait “un talent savoureux comme le vin”. La chronique rapporte que le fondateur des Hydropathes, président des Hirsutes, se sentit si bien dans les locaux qu’il choisit d’y mourir : il organisa son propre enterrement confié à la maison Borniol, occasionnant la transformation le cabaret en chapelle ardente : des funérailles grandioses s’y déroulèrent, largement commentées dans un numéro de la gazette. Car le fumisme chatnoiresque ne se contentait pas d’un lieu de rendezvous, et de spectacle-auditorium, il s’équipa d’un hebdomadaire éponyme, fondé dès 1882. Jean Lorrain, Verlaine, Jean Richepin, Léon Bloy, Maurice Rollinat, Germain Nouveau, Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé, ou Jules Renard y firent leurs armes, sous la direction d’Alphonse Allais. Fidèle lecteur de presse, Angrand ne manquait pas d’en lire les pages, cigarette au bec, sirotant ses bocks - il pouvait se prendre alors pour le Poète de Rollinat qui s’extasiait au milieu des volutes d’or : “Ah! Fumer l’opium dans un crâne d’enfant Les pieds nonchalamment appuyés sur un tigre”. Les contributeurs de la revue, comptèrent d’autres personnalités : Paul Bourget, Jules Laforgue, Georges Rodenbach, Laurent Tailhade, Joseph

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Uzanne...; et parmi les fleurons : Maupassant, Barbey d’Aurevilly, Hugo, Huysmans, Edmond de Goncourt. La publication se targuait de proposer à une clientèle avide de nouveautés, des “coquecigrues chatnoiresques pour rendre fou le lecteur” (01/1892) - de répandre une absinthe littéraire à laquelle pouvait prétendre tel titre de recueil d’Apollinaire. Un habitué du nom de Léon Bloy qui y figurait reprit nombre de ses articles pour les publier sous le titre générique de Propos d’un entrepreneur de démolitions (1884). Le poète-inventeur, Charles Cros (1842-1888), fit une fausse sortie pour revenir, ralié au Zutisme. En 1883, Rodolphe Salis y tourna une invitation de la sorte : “Les Zutistes seront heureux d’échanger des coups de langue avec le Chat Noir qui règne sur la rive droite de la Seine, verte comme l’absinthe. Martre et Parnasse sont frères”. C’est au sein de cette institution, baigné de cette atmosphère éminemment littéraire et frivole, pied de nez à la bourgeoisie pesante, qu’Angrand indique dans sa lettre de 1905 avoir “pris tant de bocks autrefois”. Mais que devait au chat noir de Salis, ceux qu’Angrand figura si souvent à la fin du siècle, au crayon Conté ? Qu’avaient-elles de commun, en dehors de la couleur, ces bestioles-là ? Le célèbre cabaret, au pied de la butte Montmartre, tirait son nom d’une rencontre avec un maigre chat noir qui accueillit perché sur un réverbère voisin le futur propriétaire venu visiter le local abandonné, un ancien bureau de Poste. Une fois recueillie et ragaillardie, la bête devint la mascotte officielle du cabaret, puis portée à l’enseigne par Adolphe Willette. Pour autant, la référence littéraire n’était pas annihilée : Salis rendait hommage dans un même temps à une des plus fameuses histoires extraordinaires de Poe. Or c’est davantage de l’anecdote de Salis que de la nouvelle de Poe, que Willette puisa son inspiration. L’enseigne du cabaret, imaginée par le peintre du Parce Dominum, (et conservée au Musée Carnavalet), resta accrochée aux deux adresses successives jusqu’à la fermeture en 1897 : elle représente un chat hérissé, griffu, pupilles dilatées, escaladant le profil d’une lune-réverbère ostensiblement mécontente. Chat qui pissait sur l’astre, ironiquaient certains.

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Au chat de Salis qui sortait les griffes répondait celui d’Angrand qui faisait patte de velours. Alors que le chatnoiresque s’imposait agressif, taillé pour l’effroi du bourgeois, celui d’Angrand se coulait entre les jambes, frileux et câlin. Le chat du Normand était plus minou que matou et son miaulement revendiquait davantage la douceur du foyer que la ferveur de la révolte. Au reste, cette graine de chat noir que Willette sema dans son œuvre s’affichait prédatrice, le matou en lequel il se projetait volontiers faisait mourir pattes en l’air toutes sortes d’oiseaux femelle (15), tandis que celui d’Angrand se promenant dans des intérieurs nuit se montrait plus chassé que chasseur, comme l’induit l’intitulé de la lithographie Dehors ! S’il fallait trouver une correspondance littéraire chatnoiresque, il semblerait que celle-ci résidât plutôt dans l’œuvre d’un autre Charles : Charles Cros. Non chat noir, mais blanche minette - son double opposé : “Chatte blanche, chatte sans tache, Je te demande, dans ces vers, Quel secret dort dans tes yeux verts, Quels sarcasme sous ta moustache. (...) Pourquoi cette sérénité ? Aurais-tu la clef des problèmes Qui nous font, frissonnants et blêmes, Passer le printemps et l’été ?” (in Le Coffret de Santal, 1873). Ou encore, puisque la vogue était en cette seconde moitié du XIXe siècle à la fable-expresse, divertissement de cabaret par lequel il était demandé aux participants de trouver la moralité, il se pourrait que le chat d’Angrand partageât quelques traits (d’humour) avec celui de la fable-expresse que préférait Alphonse Allais, à base de calembour : Lorsque tu vois un chat, de sa patte légère, Laver son nez rosé, lisser son poil si fin, Bien fraternellement embrasse ce félin. -Moralité ?...

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S’il se nettoie, c’est donc ton frère”, pastichant le vers célèbre de La Fontaine. 1896 fut la date à laquelle Angrand quitta Paris ; son délicat chat noir le suivit en province, avant de prendre des couleurs après 1900. 1896 fut également l’année de la mort de Salis, à partir de laquelle les artistes se dispersèrent, et le Chat Noir doucement disparut dans la nuit de l’Histoire. À peine un chat disparaissait qu’un autre se mettait à roder d’expositions en expositions. Pour autant, le parcours d’Angrand à partir des années 1883, nous renseigne sur un compagnonnage aussi littéraire que pictural, en relation avec le cabaret du Chat Noir. Car que venait faire l’impressionniste et vibriste Angrand dans des exhibitions, qui, aux dires de son organisateur, étaient destinées à “des gens qui ne savaient pas dessiner” ? “Mort au dessin ! Mort à la ligne ! Mort à la forme et à la couleur ! - Il n’y a plus que l’idée !”, proclamaient les Incohérents, dans les colonnes de la presse de 1882. Angrand contribua à la première exposition des Arts incohérents, puis à deux autres reprises, en 1884 et 1889. Sur les 5 grandes expositions du groupe, il accrocha à trois reprises, avec une interruption, certes sur une période de 6 ans (sur les dix que compta l’aventure). Sans compter que se déplaçant à Rouen, le mouvement donna deux expositions en 1883 et 1884. La revue rouennaise La Lorgnette fit un compte-rendu de l’exposition de 1883 dont le programme fut dessiné par Georges Dubosc luimême et qui eut lieu à la Préfecture. Charles Angrand, y est-il rapporté, “représente la Seine et le chemin de fer de Rouen à Paris par une série d’anneaux” (16)... L’exposition d’ouverture fut montée “au profit des pauvres de Paris”. Celle de 1889, se tint à l’occasion de l’Exposition universelle qui commémorait le centenaire de la Révolution française. Les Incohérents se lâchèrent. Angrand ne pouvait pas être insensible à ces causes. La persistance de l’artiste à accompagner néanmoins les Incohérents est d’autant plus symptomatique qu’il devint dès les années 1886 un peintre adoubé par la critique moderne, et qu’il s’était ancré dans deux groupes artistiques : celui des Indépendants, à partir de 84, et des chromo-luminaristes (ou NéoImpressionnistes), dont le phare fut Seurat, dès 88. L’année où il réalise un dessin naïf, maladroit, enfantin, probablement de la main gauche pour les Incohérents, il peint avec Seurat, expose La Seine à l’aube. Pour donner du sens à cette participation continue, nécessité est d’en revenir aux lieux du Chat Noir, qui fait lien entre plusieurs espaces, et de s’interroger sur les amitiés qui pouvaient accompagner le jeune peintre du cabaret aux Incohérents.

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Fait notable, parmi tous les artistes peintres qui fréquentaient l’établissement du Chat Noir (Signac, Steinlen, Willette, Toulouse-Lautrec), il est le seul, ouvertement du moins, à suivre le mouvement qui part des Hydropathes. Daniel Grojnowski, dans un article intitulé “Des Groupes et des Œuvres”, cautionne le fait que “les Arts incohérents étaient une émanation des Hydropathes, patronnées en leurs débuts par Le Chat noir hebdomadaire”. Les principaux pivots qui font la jonction entre le Chat Noir et les Incohérents ont pour nom Alphonse Allais, Émile Goudeau, Jules Lévy. Parmi ces Hydropathes qui “ne surent dessiner”, on retrouve également les figures de Paul Bilhaud, Georges Moynet, Sapeck l’Illustre, Émile Colh, Caran d’Ache, Coquelin Cadet, Maurice Mac-Nab. Beaucoup de ses membres étaient écrivains et journalistes : Paul Bilhaud, Guillaume Livet, Charles Cros, Clairville, Bertol Graivil, Henry Buguet. Mais la personnalité de Jules Lévy (1857-1935) retient l’attention en ce qu’il fut à la tête de ce groupe informel de “jeunes” qui rassemblait poètes, comédiens, musiciens, dessinateurs, participants aux chahuts qu’ont toujours affectionnés les étudiants et la bohème. Homme de lettres, Lévy a composé des monologues, il fut diseur et acteur ; puis libraire-éditeur, un temps, et publia notablement Voyage de découvertes du célèbre A’Kempis à travers les États-Unis de Paris (1886) du fondateur des Hydropathes, Émile Goudeau. Si son nom n’apparaît que rarement dans la revue des Hydropathes : “M. Jules Lévy, un jeune, ne se contente pas d’être auteur, il est aussi acteur, et excellent acteur”, il se pose néanmoins volontiers, dans son anthologie des Hydropathes publiée en 1928, en figure de proue... Faut-il préciser qu’après la victoire contre l’Allemagne, il était de bon ton de glorifier le fonds “gaulois”, représentatif de l’esprit français... Quoi qu’il en soit, Jules Lévy, “homme d’entregent”, comme le caractérise Grojnowski, faisait le lien entre toutes les personnalités disparates qui composèrent le groupe des artistes Incohérents ; il y a là fort à parier qu’il ait rallié à sa cause le jeune artiste normand. Les Hydropathes, le Chat Noir et les Incohérents n’étaient pas les seuls pôles littéraires qu’Angrand fréquentait à Paris. Nous savons qu’en 1884, le jeune Indépendant était convié aux lundis de Signac qui donnait un « thé » à son atelier, il y côtoya alors de jeunes littérateurs, Henri de Régnier, Paul Adam, dont il avait certainement lu les premiers essais. La jeune avant-garde néo-impressionniste frayait avec ce que l’avant-garde littéraire composait de symbolistes pour la plupart : parmi ses principales figures : Félix Fénéon, Gustave Kahn, Jean Lorrain, Jean Le Fustec, P.-N. Roinard...

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Nous avons assez montré ce que la maturation de l’œuvre d’Angrand devait aux écrits de la critique d’art contemporaine, particulièrement à celles de Huysmans, de Zola, de Mirbeau, de Fénéon, sur ce qu’ils avaient apporté en terme de parti-pris de motifs, de techniques, et de couleurs. Cette critique amie fut une source de réflexion continue qui le poussa toujours plus avant dans la recherche. Avec ses camarades Cross et Luce, ils échangent des coupures de presse choisies dans la brassée de journaux qu’ils lisaient quotidiennement. L’activité de lecture ne connut ni pause, ni l’érosion des années. Durant la période noire de la Grande Guerre, Charles Angrand prend quasiment ses quartiers à la bibliothèque municipale de Rouen, où il croise le critique du Journal de Rouen et ancien condisciple de l’école des Beaux-Arts, Georges Dubosc “qui [lui-même] y habite presque” (janvier 1917). Sa présence est due en partie au fait, comme l’indique le neveu, que Ch. Angrand ait eu à cœur de réserver à sa sœur aînée, souffrante, tout un hiver, “sa maigre ration de combustible” et qu’il trouvât en ce lieu un peu de protection contre les grands froids de la saison. Ce lien avec l’espace littéraire, Angrand l’approfondit par l’illustration ce qui fut le cas pour La Campagne d’Eugène Noël, et en direction des publications anarchistes de Jean Grave et d’Augustin Hamon. Les passerelles sont donc nombreuses entre la littérature et la production de l’artiste si bien que la figure du chat, dont l’œuvre d’Angrand porte durablement l’empreinte, trouve des correspondances et une inspiration indirecte dans la littérature de l’époque. La proximité des réalisations félines d’Angrand avec l’évocation du “Chat Noir”, une des Nouvelles histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe, dont l’ouvrage fut traduit en français par Baudelaire dès 1857 a été pointée. Deux articles en ligne montrent que le chat d’Angrand entre en résonance de façon assez étrange avec celui de la première partie de la nouvelle (17). Continuité, et même contiguïté, de conception et d’esthétique, entre le chat d’Angrand et ceux d’E.T.A. Hoffmann sont encore à préciser. Le double roman du Chat Murr, publié en 2 volumes en Allemagne, en 1819-1821, traduit en français par Loève-Veimar, dès 1832 (18) sous le titre de Les Contemplations du chat Murr, entremêlées accidentellement de la biographie du maître de chapelle Jean Kreisler, interpelle d’autant plus que l’écrivain fait de la figure du chat une des deux figures motrices du récit. Il était accessible à Angrand qui devait se sentir concerné par la figure hoffmanienne du peintre-conteur : plus par le conteur félin, du reste, que par le peintre lui-même. Déjà il était question dans le conte du “Vase d’or”, traduit dès 1871 sous le titre du “Pot d’or”, d’un matou noir qui “surgissait de l’encrier du bureau”. Le Chat Murr confiait, lui, sortir de l’encrier poèmes et récits : le romantique allemand fit de son chat un double écrivant, tandis que chez Angrand, le chat

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dessine, et se dessine... Et le dessinateur en se représentant en chat, dessine à la manière d’un chat, c’est-à-dire silencieusement, délicatement au crayon Conté, il y fait patte de velours. La lithographie Dehors ! Représente un chatounet, tout en souplesse et en courbe, digne représentant de l’Harmonie, dos rond : “cet agréable et fier mouvement de l’échine, écrit Hoffmann, que le bienveillant lecteur connaît sans doute sous le nom de ‘gros dos’”. Les deux artistes partagent sans doute ce sentiment que dégage le Chat d’incarner l’état le plus haut de l’Harmonie : Hoffmann évoque “les ondoiements gracieux” de la queue, associés à la force et à la souplesse des appuis de ces bêtes qui “assurent sur quatre pattes un parfait équilibre”... “Pour le chat, la beauté est chose bien ordinaire”, assurait récemment l’américaine Joyce Carol Oates. Semblable à celui du Normand, le félidé de l’Allemand aspire à “une existence heureuse, paisible et domestique”, sans toutefois y parvenir. “Et la vie s’en va ainsi, de désir en dégoût, poursuit le philosophe chat-écrivain. Tel est le chat !” (3ème partie). Pareil en cela à la vision du Normand, Le Chat Murr réalise un récit en feuille d’acanthe, avec un double autoportrait composé lui-même de doubles, l’un animal, l’autre humain, en une machinerie de miroirs tournants qu’Angrand adopta à son tour. Le Chat tel que le conçoit l’artiste parisien résout de façon similaire le problème de l’intériorité du corps face à l’extériorité du regard. Murr, qui tient son nom de l’onomatopée du ronronnement, est un être casanier et discret, il s’adonne de temps à autre, comme celui d’Angrand, avec humour à la peinture : “Sautant sur la table, je m’y promenais (rapporte l’animal) en agitant ma queue, si bien qu’un jour, elle trempa dans le grand encrier ; je fis alors sur le parquet et sur le canapé d’admirables dessins. Mon maître, que cet art semblait laisser insensible, se mit dans une grande colère”. Ce maître est le bourgeois d’Angrand, qui n’entend rien à la beauté, rien à la peinture. L’artiste parisien-normand ne griffe-t-il pas la toile en ses débuts ? Cette félinité est soulignée par Félix Fénéon dans son fascicule des Impressionnistes en 1886 par lequel il écrit : Angrand qui “exposait pour la première fois en 1883, n’a pas adopté la facture impersonnelle et comme abstraite des dissidents de l’impressionnisme : sa brosse, d’une violence rusée, travaille et triture ingénieusement une pâte épaisse et plastique, la configure en relief, l’érafle, l’écorche”. Puis le critique cite des œuvres qui dessinent un vrai parcours de chat en vadrouille : des terrains vagues de Clichy, à la Ligne de l’Ouest à la sortie de Paris, des fortifications... Dans l’œuvre du Normand, le Maître et le Chat ne sont qu’un, ils font Harmonie, point de scène de ménage. Il y a l’idée, chez Hoffmann, chez Camoens, chez Angrand, que le Chat peut être professeur et éclairer le maître :

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“le phosphore de ses yeux suffit à m’éclairer dans les ténèbres les plus épaisses”. Il s’agit comme le propose le Néo-impressionniste d’avoir des yeux de chat... La figure féline n’est pas l’unique symbole que les deux artistes partagent transversalement. D’un commun accord, par delà les ans et les lieux, ils semblent vouloir nous rappeler que Narcisse est celui qui voulut mourir pour un reflet, dans le dessein de se l’accaparer. Qu’y a-t-il de plus beau que le reflet que l’art s’échine à vouloir partager ?

La Gare (pastel), chat au collier jaune prenant le train, accompagné de deux enfants blonds.

(13) INHA lot 180-31, n°102. (14) Albert Samain (1858-1900), poète symboliste. Parmi le peu de choses qui demeure de mon arrière-grand-oncle, une édition du Chariot d’or (suivi de Symphonie héroïque), au Mercure de France, sans date, circa 1905. (15) Cf. le poème du Collier de griffes intitulé “Dans la clairière”, dédié par Charles Cros à Adolphe Willette. Marcellin Desboutin au reste portaiturait Wilette en Pierrot au pied duquel un chat noir se frottait. (16) Article “Les Incohérents” article en ligne de Corinne Taunay, Impressionnisme et littérature, publié sous l’égide des Presses Universitaires de Rouen et du Havre. (17) Pour les liens entre le Chat noir de Poe et celui d’Angrand, cf. Les articles “Paternité de Charles Angrand” 6 et 7 du 1er et du 8 septembre 2016 sur temoignages.re. (18) Selon Wikipédia. Plus vraisemblablement en 1829, selon l’annonce de la Revue de Paris : “Les Contemplations du chat Murr, entremêlées accidentellement de la Biographie du maître de chapelle, Jean Kreisler, suivies des souffrances musicales de Jean Kreisler, formant la troisième livraison des Contes fantastiques de E.-T.-A. Hoffmann, publiées par Eugène Renduel.

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.IX. LE MOI ABSOLU ENTRE SCHOPENHAUER ET G.-A. AURIER

Le dédoublement opéré par le tableau initial Vue intérieure du Musée des Beaux-Arts de Rouen de 1881 ouvrait tout un système de représentation que la critique ne perçut pas. Angrand ne s’en tint pas à l’image féline. Il y a, à parcourir l’œuvre de l’artiste, un véritable jeu de miroirs mis en place très tôt, proliférant, une véritable « vaporisation du moi » pour reprendre la formule de Baudelaire. L’intérêt étant alors de mesurer l’écart qu’il y a entre l’image de l’artiste et la figure qu’il souhaitait donner de lui-même, phénomène qui réalise une sorte de tremblement du sujet, à l’instar de ce que les Néos obtenaient par la juxtaposition des couleurs, avec la lumière : un redoublement de la vibration, non plus cette fois obtenu par la forme, mais par le contenu. Avant d’en venir à cet écart à partir duquel joue le peintre entre ce que nous savons qu’il était et l’image qu’il donnait de lui-même, nécessité est d’aborder la perception du “moi” telle que s’en faisaient les avant-garde fin de siècle afin de jauger la posture de l’artiste et d’évaluer s’il ressortait de la résonance ou de la dissidence. La presse de novembre 1892 -précisément l’année où il réalise l’autoportrait au Conté- nous apprend que Charles Angrand fut un des rares artistes peintres à assister aux obsèques de Georges-Albert Aurier, grand critique d’art au Mercure de France, cela en dépit des critiques acerbes qu’il avait décoché l’année précédente en direction des pointillistes enfermés, soulignait-il, dans une “arlequinesque vision”. La même année voyait paraître le recueil de poésies Tel qu’en songe d’Henri de Régnier avec des vers qui faisaient sensation, en cela qu’ils plaçaient le regard du Poète au centre du paysage (et du temps) : “Ô mon âme, le soir est triste sur hier, Ô mon âme, le soir est morne sur demain, Ô mon âme, le soir est grave sur toi-même.” Un an avant sa disparition, Georges-Albert Aurier avait établi les caractéristiques de l’œuvre d’art à venir : celle-ci devrait être, soulignait-il : “ 1° idéiste, puisque son idéal unique sera l’expression de l’Idée ; 2° symboliste puisqu’elle exprimera cette Idée par des formes ; 3° synthétique puisqu’elle écrira ces formes, ces signes selon un mode de compréhension générale ; 4° subjective puisque l’objet ne sera jamais considéré en tant qu’objet mais en tant que signe perçu par le sujet ;

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5° décorative (c’est une conséquence) - car la peinture décorative proprement dite, telle que l’ont comprise les Égyptiens, très probablement les Grecs et les primitifs, n’est rien autre chose qu’une manifestation d’art à la fois subjective, synthétique, symboliste et idéiste”. Les termes clés de synthétique, subjectif, et d’harmonie apparaissent fréquemment sous la plume de Charles Angrand dès lors qu’il évoque sa recherche, que ce soit dans la correspondance ou dans ce que nous savons de ses deux cents carnets inédits de peintre. Le catalogue du cinquantenaire de la mort de l’artiste fut l’occasion pour le neveu, ‘dépositaire’ des carnets, de présenter un court florilège de citations parmi lesquelles on relève : -“Faire un tableau, c’est aller au-delà d’une impression et aussi au-delà de la réalité, c’est atteindre à une synthèse du moins partielle” (cahier 5). -“Le tableau doit être avant tout une composition, c’est-à-dire une organisation par l’esprit, des lignes, formes, couleurs, en vue d’une harmonie expressive” (cahier 39). Réflexions de peintre dont les propos montrent qu’ils ont été tenus durant la période parisienne, ce que confirme le contenu d’un courrier adressé au critique Eugène Brieux de mars 1889, soit deux années avant la parution de l’article manifeste d’Aurier cité, “Le symbolisme en peinture - Paul Gauguin”, au Mercure de France. Dans le document, Charles Angrand indique “combattre l’opinion de beaucoup de gens” qui consiste à croire “que l’art que nous essayons d’innover est un art platement réaliste, un art, mais de copiste. Non (poursuit-il), c’est au contraire un art synthétique et subjectif”. Ces deux notions phares fondent également la perception de l’art symboliste de G.-A. Aurier et définissent de commun la mise en scène, façon ritournelle, du Chat autobiographique. Un filage qui l’insère dans l’élan symboliste des années 8690. Aurier “prônait un art de la suggestion, ou du symbole, qu’il appelait ‘idéiste’”, précise l’Encyclopédie du Symbolisme de Cassin, cet art devant obéir aux nécessités d’une idée à exprimer : ‘Le strict devoir du peintre idéiste est, par conséquent, d’effectuer une sélection raisonnée parmi les multiples éléments combinés en l’objectivité, de n’utiliser en son œuvre que les lignes, les formes, les couleurs générales et distinctives servant à écrire nettement la signification idéique de l’objet, plus les quelques symboles partiels corroborant le symbole général’”. S’agissait-il d’adorner les pensées qui traduisent le moi profond ou bien de les vêtir d’une forme autonome générant des lois propres, en une continuité du moi ? Angrand ne se lançait pas dans une tentative de description du monde, il cherchait à se dire à travers des images choisies, celle du chat en premier ressort, de sorte à exprimer une part d’intériorité, les motifs s’imposant à lui dans une volonté d’expression synthétique du moi. Ce retour, cette réflexivité, à la fois

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dédoublement et recul, par le choix des postures variées et narratives adoptées, se traduisait en une tendre ironie. Le moi en tant que forme extérieure métamorphosée, projeté sur l’écran de la toile ou du papier, “objectivait le subjectif” : s’y côtoie la notion d’ “extériorisation de l’Idée”, de Gustave Kahn, exprimée dans sa réponse, fin septembre 1886, aux réactions que suscita le Manifeste de Moréas. Dans une démarche similaire, l’expression du moi chez Angrand se projetait, s’imageant non pas dans une singularité excluante, mais dans un reflet suffisamment vaste pour accueillir les autres moi, dans une identité polymorphe, punctum remotum pouvant accueillir les perspectives altruistes. L’individualisme des symbolistes, à cette époque, sous l’impulsion des idées schopenhaueriennes ne voulaient voir dans l’univers que la représentation de leur moi. Oublie-toi toi-même dans tes multiples reflets, semblaient-ils dire. Et en même temps, fallait-il être maître du centre de soi. Le peintre s’observait dans le miroir de la toile, ou du papier, rejoignant dans une correspondance alors en vogue entre les arts pictural et littéraire, la poésie mallarméenne où le moi créateur se contemplait tour à tour dans les éléments du monde qui l’entouraient - Friedrich Schlegel ne définissait-il pas dès 1800 l’artiste comme “celui qui a en lui-même son centre” ?- faisant en cela du monde le lieu d’un miroir omniprésent et convergent. Le travail d’Angrand s’inscrit dans ce lien, davantage équilibre à réaliser que rapport de force. Baudelaire avait aspiré de la sorte à “créer une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même”, miroir qui fixait moins qu’il ne révélait. Mallarmé chantait ainsi “les vieux jardins reflétés par des yeux” dans le très baudelairien “Brise marine” (1865). Publié dès 1892 en feuilleton dans Le Temps, Les Romans de la rose : l’Intrus de D’Annunzio, campait de façon similaire un personnage baudelairien, Serelli, qui voyait dans le paysage “un symbole, un emblème, un signe, une escorte qui le guidait à travers le labyrinthe intérieur”. L’écrivain italien y décrivait l’accord entre le lieu et le moi, et pointait les “secrètes affinités entre la vie apparente des choses et la vie intime des désirs et des souvenirs”. La critique contemporaine s’accorde à dire que les Symbolistes avaient retenu du romantisme la conviction absolue que dans la parole poétique pouvaient se dire et se conjuguer l’intériorité la plus profonde du Moi et la totalité de l’univers. Il est probable qu’Angrand dans ses innombrables discussions artistiques aux cafés des Batignolles, au Guerbois, à la terrasse du Français, aux tables du fond du Café Mollard, au Grand Café Victor, ait été touché directement ou indirectement par la doctrine de Schopenhauer selon laquelle le phénomène est l’expression sensible de la chose en soi et que le monde dans son devenir est l’expression phénoménale de la volonté. À cette époque, rappelle Philippe Forest, point n’était besoin de lire le grand ouvrage, du philosophe allemand pour affirmer, comme il fut de mode de le faire vers 1890 que “le monde est ma représentation” et qu’ “il faut toujours

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représenter” : “à satiété, ils répétèrent une formule empruntée à un titre et à quelques phrases de Schopenhauer : le monde est ma représentation. Ils plaçaient au centre de tout le moi, lequel dira l’un des meilleurs théoriciens du symbolisme, le Belge Mockel, ne peut être connu que par ses phénomènes, les idées.” Rémy de Gourmont, lui-même fin connaisseur du philosophe allemand, indiquait dans le Livre des masques (1896), consacré aux écrivains symbolistes que “Par rapport à l’homme, sujet pensant, le monde, tout ce qui est extérieur au moi n’existe que selon l’idée qu’il s’en fait”. Envisager tout l’univers comme sa seule représentation, revenait à concevoir le monde extérieur comme un symbole de soi. L’image, considérée en tant que projection métamorphosée du soi, fournissait à Angrand l’ “analogie” centrale par laquelle il se montrait partagé entre le désir de se posséder entièrement dans l’intériorité la plus complète et la volonté de se découvrir dans l’éparpillement du monde. Son symbolisme ne se cantonnait pas seulement à une représentation et à une narration, il induisait un effacement quasi mystique de l’individu par le recours à la métaphore. De par cette volonté délibérée de traduire par des équivalences quelques épisodes de sa vie familière (l’image mirée d’un soi laissant place à ses versants métaphoriques), l’artiste construisait un système habile où un point de fuite second -sans être secondaire-, un point de fuite de comparants non seulement des choses sensibles, mais propice aux individualités multiples réaliserait l’union autour d’images où chacun pourrait se réfléchir et s’interroger sur la part étrangère qu’il avait en soi. L’enfoncement des visages dans la couleur n’était pas un disparitionnisme. Angrand a passé sa vie à se chercher là où les miroirs sont devenus des symboles. Il a multiplié les existences, non par les mots, mais par des images, de façon fractionnée et indirecte. Le symbolisme dont il usait s’accordait fort bien avec le silence, le caractère taciturne qui, selon les témoins de sa vie, le caractérisait, et caractérisait pour ainsi dire l’effacement de soi au profit de son art. Si, à l’instar de van Gogh, Angrand se racontait au fil de sa production, il ne la livrait pas au tempo de la chair qui se flétrit, puisque à travers l’emploi du symbole intemporel et diffracté, il cherchait à exprimer un absolu du soi, laissant l’opportunité à chacun de se retrouver dans une essentialité qui devenait la marque progressive de son art.

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.X. “COCHON D’ANGRAND !” CORRESPONDANCE ANIMALIÈRE (suite)

Dans une lettre adressée à son ami l’avocat Maurice Dezerville datée de décembre 1892, l’artiste annonce 5 nouveaux dessins. Il indique à chaque motif un chat que le spectateur suit, à la façon d’une bande dessinée, ou mieux d’une déclinaison, pour préciser, au 4ème : « Ses mauvais instincts enfin s’accusent : il n’est que temps de s’en défaire pour éviter les malfaisances, aussi dans le cinquième panneau – est-il remplacé par un cochon – aux grâces douteuses, mais d’une honnêteté foncière indiscutable ». Les termes posent la substitution. Il appert qu’Angrand aime à varier (dans l’acception musicale du terme) cette autre figure animalière qu’il convoque très tôt, qu’il multiplie, et par laquelle il s’identifie. N’avait-il pas entendu, dès ses premiers accrochages, les bourgeois de Rouen, amateurs d’art officiel, se récrier : ‘Ce cochon d’Angrand, n’est-ce pas ?, voyez comme il barbouille !’ (19) De fait, il se plaît à figurer des horizons hauts, se posant volontiers en peintre de la terre. Et quelle terre : épaisse, malaxée, triturée, travaillée, remuée ! Rien qui ne devait plaire au goût bourgeois du lisse. Le professeur R. L. Herbert notait qu’Angrand mélangeait sa peinture avec de la colle - dans le but de lui donner une épaisseur de pâte qui lui permettait de la façonner littéralement. Les huiles des débuts 80 portent de la sorte une tourbe de couleurs que le pinceau fouaille -ainsi fait le porc avec son groin- et dans laquelle il laisse une empreinte si profonde que Van Gogh n’en fut pas insensible... Chose remarquable, l’embarcation toutes voiles gonflées du Petit Port de 1909 ne se lance pas à l’assaut d’un large lointain et rêvé, mais vers la berge immédiate où s’épanouit un mystérieux chamarré de couleurs. De fait, la terre fascine le Normand, ses jeux d’ombres et de lumière mêlés, tachetée de soleil, ocre, brunâtre, opaline, pailletée d’or, brassée, étalée à petits coups désordonnés horizontaux, ou dressée en fines arêtes jaunies, rythmant le fil des accidents du terrain. C’est sur cette terre si humble, tant foulée, si pâteuse, où sont engloutis tant de vies, que se penche aussi le porc.

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La mère et la terre fouillée...

Symptomatique est l’ouverture d’une lettre de 1910 à Luce qui évoque la rémanence de la figure animalière : “Allons - je dépose mon crayon pour un instant. Aussi bien il me semble que mon cochon commence à prendre position. Voilà des années que je le promène sur ma feuille, sous tous les formats. Ah ! C’est que je suis obstiné : ce cochon, je l’ai mille fois refait - mille n’étant pas un nombre métaphorique, mais à peine le chiffre exact”. Plus que l’indication ne laissait entendre, ce n’est pas tant le nombre qui fait métaphore que le motif luimême. En dépit de cette grande amitié qui les lie, jamais, selon les témoignages qui nous en restent du moins, Angrand ne s’ouvre auprès de son camarade de la signification et de la raison de ce motif, ni sur son retour et l’insistance dont il est fait pourtant mention. La présence remarquable, au moyen de différents subjectiles et divers matériaux, questionne : Angrand était-il un obsédé de cochons comme Troyon de vaches, au point, disait-on, qu’à la fin, devenu fou, il en peignit dans les arbres ? Le Normand se laissa-t-il aller à une monomanie cochonne débitée sur toiles ? Il est assez aisé d’en suivre les traces - qui remontent à 1883, Paysanne trayant une vache (0,54 x 0,65) : représenté à l’huile: au moyen d’une matière ‘noble’, celle qui reproduit les rois et les notables - l’animal s’avance vers nous familièrement, groin baissé, non sans connivence, venant de la bordure gauche, du sens de l’écriture, à moitié hors champ, au-dessus de la signature “CH

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ANGRAND” apposée à même le sol, de laquelle l’animal semble vouloir se rapprocher parmi les feuilles éparses et l’herbe rare pour la renifler et la fouiner.

Paysanne trayant une vache (1883)

L’année suivante le retrouve, dans Les Poules (0,55 X 0,62), à nouveau à moitié hors champ sur la bordure opposée cette fois, le spécimen semble s’en aller, nous fausser compagnie : il disparaît de la scène, s’enfonce dans le cadre pour se retrouver - de même dimension, de même teinte, en un semblable positionnement par rapport au regardeur, c’est-à-dire de trois-quart dos, dans Le Fumier (0,54 X 0,65, musée de Tournai) son pendant daté de 1885. Sur cette dernière toile, il paraît au premier plan, pattes de derrière cette fois hors champ, il nous tourne le dos pour remonter au motif. Nous l’avions quitté, il nous revient. Ce n’est pas lui qui suit le spectateur, c’est nous qui le suivons, semblables en cela à ces rois, à ces princes, d’un autre âge, de la mythologie gauloise et celtique lancés à la poursuite du grand sanglier blanc dans une chasse sans fin qui entraîne dans l’au-delà : antique image du pouvoir temporel poursuivant vainement le pouvoir spirituel... Ainsi galopons-nous derrière l’œuvre d’un artiste qui nous fait signe et qui toujours a un temps d’avance sur celui qui observe et déchiffre.

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Les Poules (huile sur toile) Le Fumier (huile sur toile) Cochons dans les effets de lumière, à la recherche de l’impression brute.

L’artiste a-t-il représenté un Large White à peau blanche, tel qu’en nombre ils furent importés du Royaume-Uni à cette époque ? Ce qu’il importe de souligner, c’est que dans ces trois toiles de dimensions équivalentes, l’animal se positionne dans la partie basse et du même côté que celui où se trouve inscrite la signature du peintre. Ainsi, le motif opère-t-il à la façon d’un redoublement signaturaire. Au tableau du Musée de Tournai, celle-ci s’insère non seulement à côté, mais au même niveau que la silhouette du cochon tendant à le prolonger de telle sorte qu’ils semblent nous tendre la clé du symbole - dans les Poules (20), le cochon semble l’émanation diagonale d’une signature qui s’en irait... Il s’établit de la sorte un jeu entre un élément apparemment secondaire du motif et la signature, composante importante de l’art de Ch. Angrand, qui s’exprime d’une manière particulièrement flagrante sur plusieurs lithographies, notamment Dehors !, ou encore celle publiée par Jean Grave, Frontière, où le bec d’un vautour (de la Critique) s’ouvre agressif juste au-dessus, prêt à dévorer la signature, tandis que l’autre charognard (figure du Bourgeois) fixe un cavalier solitaire luttant à l’horizon, à la merci des éléments (21).

La signature sous le bec...

Il n’est pas sans intérêt de constater que la date qui complétait la signature des Poules, le tableau qui reprenait le motif, “1884”, correspondait à celle de l’exposition des Arts Incohérents qui vit l’accrochage du dessin de Boquillon Bridet (1859-1886) (22), ayant pour titre Porc trait par Van Dyck, qui

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représentait dans un style qui se voulait hollandais en précision et finesse, un homme assis dos au spectateur, chapeau à large bord, en train de traire un énorme cochon placide. Angrand qui avait confié son Paysage financier (fragment) à cette exposition (23) n’aura pas manqué de remarquer ce porc-trait qui correspondait d’assez près non seulement à la symbolisation qu’il mettait en place, mais au jeu sur l’homophonie (du mot au dessin, avec le chat dont ses camarades l’avaient habitué). Le cochon en tant que porc-trait, portrait du peintre, glissant en autoportrait : je suis moi-même le porc que je trais ou que je trace pour en tirer le meilleur lait-trait...

Porc trait par Van Dyck de Boquillon Bridet

Le critique Félix Fénéon s’était attardé dans la presse sur ces toiles ‘au cochon’. Sur Les Poules, il écrivait : “leur surface est toute clapotante des vaguelettes soulevées dans la pâte par des saccades du pinceau ; et l’adresse de M. Angrand à faire d’un seul seul coup saillir ou s’accuser une silhouette mouvante se décèle en maint détail, -l’homme qui bêche à l’arrière-plan, le cochon blond qui laisse folâtrer la queue”. Ce cochon blanchâtre n’était pas univoquement un détail posé là, destiné à créer l’illusion de la profondeur, il devenait par son positionnement et son retour, la marque symbolique du peintre, sa première signature par le motif, un rehaut sur la même bordure, lié à elle secrètement. Poursuivons-en la piste, on en relève d’autres traces encore. Dans un courrier de l’été 1888, l’année où il travaille de concert avec Seurat à la Grande Jatte, Angrand écrit à son ami Dezerville : “J’ai sur toile de 10 des arbres tricolores ombrageant un gazon vespéralement orangé que traversent deux porcs mélancoliques en quête d’un fumier lointain mais apothéotique. Inutile d’ajouter qu’une brise poétique ruisselle sur le tout. C’est virgilien - ou je me trompe beaucoup.” En septembre de cette même année, il indique depuis Criquetot la réalisation d’une nouvelle toile de cette manière : “je n’ai pas été sans mettre la main à la pâte (sic). Je vais vous suggestionner de leur profond et seul mérite. Et d’abord c’est dans une cour de métairie - cour de ferme me paraît trop vulgaire- deux jeunes porcelets - cochons serait si trivial qui

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passent côte à côte vaquant à leur subsistance. Alentour une mare, un fumier, des étables, bref les accessoires obligés d’un milieu rustique. Le tout baigné de cette lumière blonde dont parlent les meilleurs poètes. Pour titre : Le soleil luit pour tout le monde”. Cette toile, exposée l’année suivante, au concours de la société des Amis des Arts aura pour titre Une Ferme (Normandie) ce qui montre une nouvelle fois le caractère anodin et réducteur des intitulés. Cette toile, et plus particulièrement ses cochons -bêtes méprisables qui plus est traitées à la manière divisionniste- furent la cible de la critique bienpensante qui écrivit : “Ah, ces cochons d’Angrand ! Ils sont en pain d’épice. On en mangerait !” (19,5) La vignette illustrant le mois de septembre de La Campagne d’Eugène Noël, paru en 1890, silhouette un couple de cochons tendus dans une quête commune - s’y retrouvent les éléments du tableau décrit par l’artiste -la mare, les étables, le fumier -, pareillement l’union des points faisant l’union des cochons. L’artiste n’était-il pas en couple à cette époque ? Si ce n’était pas le cas, il en rêve : Couple dans la rue, le célèbre tableau divisionniste du Musée d’Orsay lui est antérieur de peu d’années (1887).

L’illustration assimile une nouvelle fois l’animal au lisier dont il tire sa subsistance : “Le porc prend son plaisir dans la fange et le fumier”, notait l’antique Héraclite.

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Le Fumier ou Cour de ferme (crayon Conté -1892)

De la même façon que le proverbe proclame que tout est bon dans le cochon, Angrand rappelait que tout lui est bon, à l’instar de l’artiste qui va chercher son motif sur le terrain, dans la vie quotidienne, banale, partout, dans la boue et le fumier, faisant fi de toute hiérarchie de genres. Pareillement, le pleinairiste vagabonde, fouille, se nourrit de tout : du banal comme de l’extraordinaire, du grotesque comme de l’indicible ; à la façon de l’animal, l’artiste moderne trouve partout à fouiner, à se nourrir ; il se repaît et se complaît de tout ce que lui offre la nature. À un (néo-)impressionniste, rien n’est indigne, ni à un symboliste comme Angrand.. La fréquence de réapparition au motif en fait un pôle d’attraction d’autant plus qu’il occupe généralement les seconds plans, qu’il est positionné en annexe à l’élément principal, si bien que le spectateur est incité à s’interroger et à déchiffrer son sens - ce qui fait que s’opère un déplacement : d’élément secondaire au motif, le cochon devient élément principal de la charge symbolique de la représentation. Le cycle champêtre des crayons Conté le voit revenir : ainsi dans La Cour de ferme (1892), dans les Oies effarouchées (1903), qui portent chacun au motif un cochon qui vaque, tout à sa quiète recherche, devant la ferme, en opposition à l’effarement des oies du premier plan, animal immuable, impassible devant le retour du maître ou la venue de l’étranger. Paisible tel le Saint même face à son sacrifice, il semble au delà des contingences, à l’instar de l’artiste qui fait face au motif. Intouchable dans sa quête non varietur de nourriture, il incarne celui qui se dévoue à sa tâche, tout entier à sa volonté d’accaparement.

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Les Oies effarouchées (crayon Conté -1903 )

Il ne nous reste parfois que des indications dans la Correspondance, telle cette lettre à Octave Mauss de décembre 1890 où l’artiste porte parmi les toiles envoyées à Bruxelles leur titre, et leur prix : Les Cochons, 400 francs de l’époque, ce qui le classe 4ème sur 7, celui-là même fut exposé à la 6ème exposition des Indépendants. Au 23ème Salon des Indépendants (en 1907) se trouvèrent exposés, à côté de chevaux, de vaches, de chèvres, des “Cochons” : tout le cheptel de la nature normande “dans une richesse plus grande encore (remarquait le neveu dans la 1ère biographie) dans le modelé et l’effet de synthèse”. L’exposition “La Faune” organisée par Fénéon qui se tint trois ans plus tard, chez Bernheim du 19 au 30 décembre, requerra l’artiste. La figure du cochon n’y fit, bien entendu, pas défaut. La description, évocatrice, s’en trouve dans un des courriers envoyé à l’ami Luce : “Quant au cochon -à la truie plutôt, je crois en effet qu’elle manque de forme longue. Mais j’ai voulu la montrer maigre et en plus je me suis épuisé à lui conférer en même temps que quelque style l’attitude d’une bête qui lève la tête et regarde la fermière avec son sceau de provende. (...) C’est cette impression que j’ai voulu donner, ajoute-t-il : composition, ordonnance, quantités, rythme furent choisis pour ce but. Si cette impression n’y est pas, rien n’y est, et le cochon fut-il parfait, je ne lui en ferais pas compliment”. De ce tableau, il nous est conservé deux études assez dissemblables dont il est fort probable qu’ils soient à l’origine de deux dessins différents et accomplis pour une recherche similaire. Le premier dessin, celui de gauche, sur lequel

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figure une truie, est très vraisemblablement le dessin préparatoire du tableau qui fut accroché chez Bernheim. Quant à l’autre, plus abouti, il lui est très vraisemblablement postérieur, compte tenu de l’allègement général du motif.

Deux études à la provende du cochon

Le duo cochon-fermière fait bien entendu variation sur un autre couple, celui du chat-ménagère. Les titres reproduits par la presse de l’époque -tel pastel exposé en fin de vie, en mai 1925, chez Dru à Paris (13) : Cochons en quête-, le voient défiler et montrent que l’animal traverse les cycles et les styles, qu’il fait sens, et qui, à la façon de ces fils de trame qui tiennent l’œuvre entière, l’éclaire profondément. Une lettre de juillet 1925 se termine ainsi : “Je travaille mon vieux : j’ai reconstitué une partie de mon cheptel comme on dit : j’en suis aujourd’hui à soigner deux cochons sur leur fumier” - ces deux cochons sur leur fumier, c’était lui et son correspondant Maximilien Luce qui ‘sans cesse sur le métier remettaient leur ouvrage’. Protégé par l’épaisseur polysémique de sa symbolique, il fouaille pendant la période sacrée, vagabonde, frétille au cours des soubresauts du mouvement anarchiste, sans rien perdre de sa vigueur, et accompagne l’artiste vieillissant jusqu’à ses dernières œuvres, sans lâcher de sa signification. Cette continuité n’exclut pas les métamorphoses du sens. Au cycle de la famille qui prolonge celui du sacré, et auquel il s’ancre, la collection du Musée d’Orsay a acquis un dessin au crayon Conté dont le titre attribué est Antoine endormi. Les majuscules d’imprimerie du prénom intégré au motif, en négatif, répondent à celles, de même casse et de même police, de ses pendants, “EMMANUEL”, “MATERNITE”, “ETREINTE MATERNELLE”, exposés de commun à la galerie Durand-Ruel en 1899. Signac évoquait dans ses carnets à leur sujet une “combinaison”- le terme est approprié. Le dessin s’insère dans une double perspective religieuse et familiale, au sein d’un réseau de symbolisation intime que l’artiste recompose au fil de l’œuvre, réalisant et complétant un ample puzzle de signifiants. 81


Il appert que l’animal d’“ANTOINE”, de saint Antoine, n’est autre que le porc. Jacques de Voragine, au XIIIe siècle, a fixé dans la Légende dorée la version populaire du récit de saint Antoine : jeune à la mort de ses parents, il a vendu tous ses biens pour suivre l’appel du Christ et se retirer au désert, dans une solitude absolue où il affronte le démon qui l’assaille, prenant tour à tour des formes aguicheuses et monstrueuses. Un parallèle entre la vie d’Antoine et les choix très tôt que le jeune artiste s’est assigné, la voie dans laquelle il se tint, semble éclairer le motif : cacique de l’École normale, le jeune homme s’est refusé de suivre la brillante carrière qui s’offrait à lui, celle qu’avaient embrassée son père, sa sœur, son frère ; il consacra son existence, ses forces vives, à l’Art, dans une relative pauvreté, “à l’abri de la richesse” disait-il, confiné dans un travail qu’il considérait comme un sacerdoce, ainsi que le rapporte Gustave Kahn ou Jean Le Fustec dans le Journal des Artistes du 8 mai 1887. “Poussé par un idéal artistique très étendu, écrit ce dernier, [Angrand] passe son existence à le poursuivre en tout”. L’image de l’étudiant peu fortuné, cherchant sur le motif sa subsistance, lui colle à la peau, il se plaint à ce moment-là de ne pas vendre beaucoup. En l’artiste qu’il est il voit un cochon double : maigre au physique, gras au moral. L’hagiographie et l’iconographie présentent dès le haut Moyen Âge, de manière prolifique, le porc comme un fidèle compagnon du saint ermite, le premier gras, son compagnon maigre. Les peintres majeurs ne se comptent pas qui lui consacrent une ou plusieurs œuvres -que le Normand connaissait, soit directement, soit par des reproductions. Les plus grands, Bruegel, Bosch, Tenier, Tintoret, Véronèse contribuèrent à donner les lettres de noblesse à la représentation d’Antoine et de son cochon. Angrand, qui éprouvait une profonde admiration pour le travail de Puvis de Chavanne, ainsi que le montre la correspondance, cela dès 1890, avait certainement connaissance de l’anecdote en rapport avec la réalisation de L’Enfant prodigue. À la critique qui s’enquit de l’idée qui avait présidé à la composition du tableau, le Maître répondit : “J’ai simplement voulu peindre des cochons”, saillie que le néo-impressionniste appliqua à la lettre, de manière sérieuse quoique distanciée. Quand bien même Charles Angrand escamotait le saint -mais le saint n’était-ce pas lui aussi, et le cochon n’était-il pas vu par le saint tendrement ?-, s’inscrire dans une filiation esthétique lui paraissait une préoccupation majeure : ainsi faut-il entendre ce passage d’une lettre de mai 1909 par laquelle il indique que le cochon “dans ses formes, est plein d’astuces, aussi remarquez que le père Ingres, un rude pourtant, et qui a dessiné des hippogriffes, des chimères et des sphinx n’a pas osé s’attaquer à lui. Ce périlleux honneur -voyez-vous - nous était réservé”. Maximilien Luce, le destinataire de cette lettre reprit la figure du cochon, notamment dans une peinture de 1920 par laquelle il rend ostensiblement

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hommage à son ami normand. Rolleboise, le garçon de cochons réutilise non pas un mais deux symboles chers à Angrand : les troncs croisés (25), et la figure du cochon - ignorant tout de leurs puissances symboliques, il les vide de leur substance, pour n’en tirer qu’un aspect décoratif... Là où ils sont, très hauts sur pattes, Angrand en faisait des créatures terriennes, au ras du sol dont ils tirent leur subsistance, attirés par lui.

Rolleboise, le garçon de cochon, Maximilien Luce (huile).

Maximilien Luce les fit proliférants ; Angrand opérait le choix d’un spécimen, d’un couple unique. C’est dire si Maximilien Luce, l’ami proche, n’avait pas pleinement appréhendé, malgré une amitié de plus de 30 ans, la dimension essentielle de l’art de son camarade : l’aspect symboliste qui irradiait l’œuvre de la maturité. Affectueux et protecteur, l’animal partage la vie du Saint, ses repas, ses prières, nous indiquent les hagiographes. L’ordre hospitalier dit “de saint Antoine” ou “des Antonins”, précise l’historien Michel Pastoureau, a connu une rapide et large expansion dans toute l’Europe. Outre ses activités charitables, il se spécialisa dans l’élevage des porcs, non seulement pour se procurer de quoi entretenir ses commanderies et ses hôpitaux et donner de la viande aux indigents, mais aussi parce que le lard du cochon passait pour avoir des effets bénéfiques sur les malades atteints du mal des ardents (probablement provoqué par l’ergot de seigle). Angrand dont le cœur allait au petit peuple des campagnes dont il était issu ne devait pas voir d’un œil fort négatif les œuvres caritatives de cet ordre. Dans de nombreuses villes, les frères Antonins avaient reçu le privilège de laisser divaguer leurs porcs, reconnaissables à une clochette qu’ils portaient au cou. Il s’avère que le carnet “11” de l’artiste, daté de 1904, représente de pleine page l’animal muni d’une telle cloche.

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Cochon antonin, carnet de l’artiste.

Le médiéviste précise que “le cochon de saint Antoine constitue l’exemple presque archétypal de l’animal compagnon d’un saint”. Antoine, souligne-t-il, n’est pas n’importe quel saint, mais l’un des pères fondateurs de la vie monastique. Or, on sait le retirement de Ch. Angrand dans son village de province, à l’écart des feux de la vie parisienne sous lesquels il avait vécu une quinzaine d’années. On sait aussi qu’il se retira avec sa compagne Marie et ses deux enfants, Antoine et Emmanuel, qui furent à l’origine des cycles du sacré et de la famille au crayon Conté. Si le personnage d’Antoine fut consacré dès le Moyen Âge patron des porchers, des bouchers, des charcutiers, des brossiers (qui fabriquaient leurs brosses avec des soies de porc), par glissement synecdotique, il tient lieu pour Angrand de saint patron, patron des peintres, dont il fit un symbole personnel et adéquat. Le pinceau que l’artiste utilise est en soie de porc. Sa spécificité consiste à être d’une fermeté hors du commun ; sa résistance et son élasticité lui permettent de supporter les masses épaisses qu’induit la peinture à l’huile : les pinceaux en soie de porc étant destinés à la peinture pâteuse, souligne le site beauxarts.fr, qui ajoute que “les pigments aux composantes huilées se voient bien granulés sur grandes surfaces, car les poils de ces pinceaux accrochent bien la peinture, apportant ainsi toute la fermeté nécessaire au geste. (...) Ce genre de pinceau est mieux adapté pour étendre des couches de couleurs onctueuses.” Masses épaisses, traits fermes, pâte onctueuse, telles sont les caractéristiques de la peinture à l’huile qu’Angrand réalise durant sa période néo-réaliste, qui voit figurer au motif ses premiers cochons. Fénéon n’écrivait-il pas à leur sujet, en 1886, que “sa brosse, d’une violence rusée, travaille et triture ingénieusement une pâte épaisse et plastique, la configure en reliefs, l’érafle, l’écorche, la guilloche et la papelonne” ?

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Du fait de la disposition de la soie, le pinceau à fleur multiple est souvent comparée à l’instrument des paysans, la fourche. Dans l’œuvre d’Angrand le cochon se voit souvent associé au thème du fumier que le paysan manie avec sa fourche, formant ainsi une boucle esthétique : le cochon fouaillant le fumier, représente le peintre prélevant sur le chaos de la palette avec son pinceaufourche, le nécessaire en matière tourbeuse, pour bâtir un monde nouveau. Si les porcs sacrifiaient leur soie, et leur peau aux peintres, le peintre se sacrifiait comme le Poète au besoin de Beauté de ses contemporains -non les bourgeois, mais leurs doubles et leurs descendances. La sacralité du cochon dans l’œuvre d’Angrand n’est pas limitative, elle n’annihile pas les autres acceptions qui réalisent sa fonction polysémique. « Je quitte mon humanité et je m’en vais à quatre pattes », chantait le poète Léo Ferré : anarchiste et révolutionnaire, le porc est l’unique animal à avoir détrôné un roi de France (en 1131). En se jetant dans les pattes de son destrier, l’animal fit chuter Louis VI le Gros et mourir. Autonome dans sa quête de nourriture, la bête évolue dans un univers où tout est à égalité, elle mène sa vie en dehors des règles hiérarchiques imposées par l’homme. À la semblance du poète anarchiste, le porc se moque des codes sociaux et des règles qui étouffent l’humanité, et comme lui, il en paie le prix fort. Un post scriptum d’un courrier envoyé à Luce, de Janvier 1911, en dévoile la spiritualité anarchisante : « Le cochon, écrit-il – de Verhaeren du n° de Noël des H. du J. [Hommes du Jour]: une vraie pièce de florilège, n’est-ce pas ? C’est parfait. » Intitulé “Les Porcs”, le poème se terminait ainsi : “Les porcs vaguent bouffis, mais aucun ne regarde Vers le bouquet de feux et de flammes hagardes Qui les embrasera quand il faudra mourir ; Ils absorbent dans le présent, tout l’avenir, 85


Et leurs deux yeux malins, brillants et minuscules, Ne se fixent vers le lointain, qu’au crépuscule, Quand de petits nuages roux, tels des gorets, Courent sous un ciel bleu vers les pourpres forêt.” Émile Verhaeren, en anarchiste rêvassant des lendemains radieux, fait du porc une autre figure du Poète qui, les pieds dans la boue sociale, aspire à un Ailleurs resplendissant. La symbolique chez Angrand étant une herméneutique, il faut ajouter que traditionnellement, dans l’univers paysan dont l’artiste est issu, le cochon revêt une dimension sociale : il marque l’hospitalité, le partage et l’amitié. Il incarne depuis sa domestication l’abondance, les réjouissances et la fête. Pline l’Ancien prétendait que la viande de porc présentait cinquante saveurs, alors que celle des autres bêtes n’en possède qu’une. Il insistait sur cette merveille que dans le porc tout se mange, que tout est bon, jusqu’aux os qui servaient à fabriquer une multitude d’objets et de produits, notamment de la colle. Les hommes et les femmes du Moyen Âge pensaient que le cochon étaient des êtres sensibles qui avaient une âme et qui pouvaient comprendre ce qu’étaient le bien et le mal - d’où les procès qui leur étaient intentés. Le Normand, y voit de même un être sensible, intelligent. À ces dimensions pragmatiques et symbolistes, il convient d’ajouter que les animaux domestiques étant jadis logés sous le toit commun, parfois sous les lits en plateforme, ils contribuaient à chauffer la pièce, à nettoyer la maison des déchets ménagers, tout en fournissant du fumier pour les cultures. Cet aspect protecteur et utilitaire entre en considération dans le lien qui l’unit au saint. Semblable à lui, il se sacrifie pour la condition humaine, à côté du bœuf et du cheval de trait. Dans une émission récente sur France Inter, M. Michel Pastoureau, le spécialiste des rapports entre l’homme et l’animal évoquait ces cochons de naguère, les porcs du temps d’Angrand, et s’exclamait : “Où sont passés les cochons de nos campagnes, qu’on pouvait voir gambader autour de la ferme, jouer les uns avec les autres, se faire caresser par les enfants, partager la vie des paysans ?” pour répondre : “Nulle part”. Angrand se sentait en harmonie avec cet animal au point d’en revendiquer une correspondance multiple dont il tira un parti esthétique.

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(19) Gustave Coquiot dans le passage qu’il consacre à Angrand dans Les Indépendants (1920) montrait qu’il n’y voyait pas grand-chose : il associe le cochon au financier (“Le cochon a son groin toucheur de financier ; la chèvre, sa barbiche de duègne dramatique”), ce qui, au regard de la représentation qu’en fait l’artiste, appuyé en cela par la correspondance, fait contresens. (19,5) Cité dans la 1ère biographie. (20) Les Poules, “acheté par Van Custem pour 300 F”, indique la 1ère biographie (p.28) ; et “vendu à M. Bramsen (dentiste)” pour la même somme, porte l’édition de la Correspondance (p.29) - deux ouvrages pourtant signés du même auteur, M. Lespinasse... Van Custem se porta en réalité acquéreur du tableau intitulé Le Fumier ou encore Cour de ferme, le pendant des Poules. Il figure dans la collection du Musée des Beaux-Arts de Tournai en Belgique. (21) Cf. l’analyse de la lithographie in l’article “Charles Angrand et la société rouennaise”, sur temoignages.re, du 27 novembre 2014. (22) Dessinateur de presse, tôt disparu, a notamment collaboré à La Nouvelle Lune, à La Silhouette, au Courrier français, aux Hommes d’aujourd’hui. Son dessin Essai de peinture mouvementiste pour les Arts Incohérents représente une “vue de semelle” qui symbolise la fuite d’un agent de change, à la suite d’un scandale financier. (23) Cf. les articles “Charles Angrand, ‘incohérent’ avant que d’être ‘indépendant’”, sur temoignages.re, 22 octobre, 19 novembre, 26 novembre 2015. (24) La Renaissance de l’art français et des industries du luxe, mai 1925. (25) Sur la symbolique des troncs croisés des pommiers, cf. l’article “Charles Angrand - l’image qui se cache dans l’image” du 12 mars 2015 sur temoignages.re.

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.XI. MIROIR DE L’EAU, MIROITEMENT DU SOI (L’eau tel qu’en songe...)

Le cadet de Charles Angrand, Paul, fut professeur à l’École de Navigation et à l’École des Pêches maritimes de Dieppe, il fut l’auteur d’un manuel sur les Notions de Machines marines à vapeur et à mélange tonnant, que publia la Librairie maritime et coloniale d’Augustin Challamel. En dépit de l’engouement de son frère, a contrario d’un Signac, Charles Angrand n’aimait pas prendre la mer, il écartait même l’idée de monter en bateau, comme en témoigne la correspondance (*). À cela une raison : il ne savait pas nager. L’artiste demeure néanmoins un observateur attentif, passionné et fidèle des jeux de moirures et des changements soudains de tons à la surface des eaux. Et il est même étonnant de constater combien il s’y projetait. Chaque année, de façon rythmique, il se consacre à l’exploration et à la captation de ces jeux de lumière : Dans l’île des Ravageurs (1885), La Seine le matin (à Saint-Ouen) (1886), L’Inondation à la Grande Jatte (1887), La Seine à Courbevoie (1888), La Seine à l’aube (la brume) (1889), interrogeant les reflets, tour à tour, le long des quais à Paris, de Courbevoie, de Saint-Ouen, d’Asnières. À son retour en Normandie, il ne quitte pas complètement le fleuve au mille méandres puisqu’il en retrouve les brumes matinales, à la soixantaine, quand il emménage sur les quais de Rouen pour ne plus en bouger, ou presque. Régulièrement il se rend sur la côte normande pour visiter sa famille ; il séjournera une année entière dans la ville aux quatre ports, Dieppe, lieu de résidence et d’enseignement de son frère, après le décès de sa belle-sœur en août 1912; il y pastellisera des marines (falaises par temps clair, silhouette de bateau amarré dans une promesse de frondaisons bleues, carcasse échouée à la vague allure d’ossements d’animal marin).

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La Barque amarrée (pastel, non signé)

Très tôt, sur la toile, au papier, en couleur, jamais en noir et blanc, il figure une embarcation, ou deux : voilier, simple canot, cotre, catboat - symbole du Voyageur éperdu, voguant sur le mouvement symbolique du siècle. Car le thème du voyage maritime était l’un des plus prisés au ‘fonds’ littéraire du XIXe siècle finissant : Mallarmé y a recours dans ‘Brise marine’ (1893). Le bateau ivre, “un des symboles favori des Parnassiens” précise Étiemble dans sa célèbre étude sur Rimbaud, est largement sollicité par Angrand pour lequel il applique une même charge symbolique. De la Place Clichy, il fallait remonter l’avenue du même nom jusqu’aux fortifications, à la porte de Clichy, emprunter le boulevard National qui menait droit à l’île Robinson, qui cachait en doublon l’île des Ravageurs. Sur la rive d’en face, s’étalait les pavillons d’Asnières ; à droite, en aval, l’île de SaintOuen, et sur la gauche à près de quatre kilomètres en amont, l’île de la Grande Jatte. L’artiste y rejoignait quotidiennement, en mai-juin 1888, Seurat, comme il le rapporte dans une lettre adressée à Gustave Coquiot, reproduite intégralement dans son Vincent van Gogh publié en 1923. Les deux peintres rentraient de commun, empruntant en bout d’île le bac de l’Artilleur pour regagner la capitale par la porte de Champerret et l’avenue de Villiers. En chemin, les conversations roulaient sur des considération techniques. Le tableau d’Angrand se fait l’écho de ces échanges sur les complémentaires, le contraste simultané. Georges Seurat, confie son ancien ami, ne se lassait pas de “faire bien voir que la tête des arbres sur la rive de la Seine sur le ciel gris s’auréolait de rose”. Un courrier de la mi juillet adressé à l’ami Dezerville précise l’achèvement de “deux toiles fluviales” dont l’artiste trace à la plume les schémas accompagnés de précieuses indications.

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La toile correspondant à la seconde esquisse est aisément identifiable. Le titre généralement accordé à ce tableau est La Seine à Courbevoie (collection Larock-Granoff). Il écrit : “Des voiles blanches glissent sur l’eau - une eau qui charrie toutes les couleurs de la palette”. Datée et signée de 1888, la jaquette de la biographie de 2006 publiée par le Musée de Pontoise le reproduit. Le premier opus en revanche ne semble pas identifié. Son esquisse interpelle pourtant au regard de ce qu’Angrand indique à Coquiot : “En 1888, souvent je suis descendu travailler à la GrandeJatte à côté de lui [Seurat]. Comme l’herbe d’été vigoureuse devenait haute sur la berge et l’empêchait de voir une barque qu’il avait mise au tout premier plan - et qu’il se plaignait de ce contretemps- je fus lui rendre ce service de couper cette herbe ; car je ne suis pas loin de penser qu’il allait sacrifier sa barque. Cependant il n’était pas esclave de la nature, oh ! non ; mais il en était respectueux, n’étant point imaginatif. Son souci portait surtout sur les tons, les teintes et leurs réactions.” Angrand précise par suite que : “C’est à cette époque que fut peint - et à deux pas - le motif au soleil, toile de 25 également, - où un arbre en clair hausse son feuillage en éventail, eau bleue, ciel bleu, dont j’ai l’esquisse”. L’étude dont il est question ici se trouve reproduite dans le catalogue de vente “Floralie 1981” (Versailles) par Me Blache dans lequel le titre qui lui est attribué est La Seine vue de la Grande-Jatte - vers 1887 (sic -26). La version achevée se trouve au sein de la collection du Musée des Beaux-Arts de Bruxelles sous le titre La Seine à la Grande-Jatte. Comme l’indique Angrand, Seurat finalisa sur le site a minima deux tableaux, à l’instar de son camarade. Sur le premier “schéma” qu’Angrand réalise figure en premier plan la coque dissimulée par un talus d’un voilier, ce qui correspond à la préoccupation de Seurat évoquée dans la lettre : l’herbe d’été l’empêchant de voir la barque qu’il avait mise au tout premier plan. Autrement dit, les œuvres des deux amis concordaient, elles se répondaient. Exposer côte à côte le travail d’Angrand et celui de Seurat, La Seine à Courbevoie et La Seine à la Grande-Jatte, serait des plus éclairants. Il s’avère qu’Angrand cherche une binarité que Seurat n’explore pas (27).

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Là où Seurat représente un seul voilier et un rameur, Angrand fait figurer deux voiliers mouillant dans une même direction, au sein d’une même eau qui charrie, selon les mots de la lettre à Dezerville, “toutes les couleurs de la palette”. Voici donc deux peintres voguant chacun à sa façon et à son rythme dans les moirures de leur toile... À la composition du tableau est décliné, on l’a dit, le chiffre deux, le duo : deux arbres, deux voiliers, entre deux rives ; deux groupes de maison séparés par les frondaisons entremêlées de deux arbres. Cette conjugaison s’accuse par le fait que les deux peintres sont unis dans un travail rétrospectif sur un motif unique. Ainsi, à travers ce tableau, Angrand parle-t-il d’Amitié. Mettre la main sur les quatre œuvres, de façon à les présenter ensemble, côte à côte, bord à bord, permettrait de distinguer la façon dont elles voguent chacune à sa manière dans le fleuve de couleurs qu’est la Seine, de procéder à une comparaison profonde et exacte, de sorte à isoler les éléments singuliers de l’art de chacun de ces deux grands peintres qui ont osé se mettre non seulement en concurrence mais en accord sur un motif identique, à savoir “le friselis des eaux et des ramures” (Maurice Denis). La symbolique du tableau éclaire les suivants qui à la fois lui répondent et la poursuivent, de sorte que ni Seine, ni aube ne sont les vrais motifs de la toile qu’Angrand présentait auprès de ses correspondants comme une « harmonie en gris »- La Seine à l’aube (la brume) de 1889. Le motif principal de ce tableau est le peintre lui-même : peintre-pêcheur qui dans la solitude et le recueillement de son art remonte penché, au filet, du plus profond des eaux luisantes sa pêche miraculeuse : la capture d’un poudroiement de couleurs vives, éphémères, papillonnantes, par lesquelles se miroite le ciel à l’aube dans la brume - une vraie gageure.

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Souvent l’artiste s’identifie à « un bateau frêle comme un papillon de mai » (Rimbaud) sur l’onde, où il s’arrime la berge parfois, où il s’échoue parfois. Dans le sillage du navire, nous lisons le poète en quête de réalité nouvelle et dangereuse. « Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses, (écrivit Rimbaud en 1871) Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau, Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau (...) Libre, fumant, monté de brumes violettes, Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur Qui porte, confiture exquise aux bons poètes, Des lichens de soleil et des morves d’azur. » Tel pastel où s’abandonne une vieille barque sur un lit d’algues, telle huile du Musée de Haïfa, annoncent encore les accents d’un René Char : « Nous sommes lucioles sur la brisure du jour. Nous reposons sur un fond de vase, comme une barque échouée » (in La Frontière en pointillé).

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Bateau échoué et vagues célestes, Musée de Haifa

Sans avoir à évoquer le thème mythologique de l’embarquement pour l’île de Cythère, l’imaginaire populaire associe l’embarcation à l’amour, comme le montre l’expression courante reprise par Colette, la grande contemporaine d’Angrand : “Il a donc brûlé ses vaisseaux” pour dire il a avoué son amour. Le Petit Port fait ainsi partie de cette veine amoureuse qui poursuit le cycle familial et amoureux, avec la Jatte de lait (1908) qu’il semble clore ici. D’autres vecteurs symboliques que ceux qu’il avait choisi précédemment le traverse, avec d’autres comparants. Vendu à Londres en 2004, il serait erroné de voir dans ce tableau un simple motif décoratif, prétexte à déclinaison de couleurs crépusculaires, simple marine à la dernière manière néoimpressionniste. Angrand ne se cantonne pas à la surface, il n’est pas Signac, il lui faut d’autres profondeurs. Une nouvelle fois, y est transfiguré un épisode de sa vie intime.

Le Petit port (1907).

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À s’en référer à la touche et au motif, le tableau doit dater des années 1912. Il marque la fin d’une relation amoureuse comme l’indiquent les deux petites barques identiques, qui représentent les deux enfants Antoine et Emmanuel, amarrées de part et d’autre d’une plus grande, leur mère. La touche de cette dernière est tellement divisée qu’elle semble se disloquer.

Les enfants restent engravés auprès de leur mère, tandis que l’artiste « prend le large ». Sur le bord opposé du tableau, un autre bateau de pêcheur, simple, toutes voiles gonflées semble voguer vers nous : c’est le peintre luimême, séparé de sa progéniture et de son ex-compagne auquel il est fait allusion. Naviguant en notre direction, il nous fait signe, il vient nous chercher, nous embarquer. Invitation au voyage merveilleux dans les couleurs. “Ô mon cœur, entends le chant des matelots !”, écrivait Mallarmé dans “Brise marine” : “Fuir ! Là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres D’être parmi l’écume inconnue et les cieux ! Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe”...

De la même façon, le voilier échoué de La Plage à Heist (1892) de Georges Lemmens avec ses pleurs verts attirait-il vers les gouffres. Dans les rougeoiements du crépuscule du Petit port, résonne encore les vers de Rodenbach: “Nous sommes tous les deux la ville en deuil qui dort Et n’a plus de vaisseaux parmi son port amer, Les vaisseaux qui jadis y miraient leurs flancs d’or ; Plus de bruits, de reflets…”

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L’élément marin sur lequel se penchait l’artiste représentait assurément à la fois les profondeurs insondables du Moi, et le ciel reflété et uni de l’Humain.

(*) Cf. le courrier de mi-octobre 1918 à Luce : “Notre promenade en barque me reste comme une saveur rare dans mes habitudes, c’est pourquoi j’hésitais un peu. L’eau n’est pas un élément à qui trop se fier”. (26) Si l’année “1888” indiqué pour ce travail commun a pu porter à confusion, l’origine en revient à Gustave Coquiot. La Correspondance éditée par M. Lespinasse (dont on a relevé les erreurs) a publié 3 lettres d’Angrand toutes adressées au critique Gustave Coquiot (bien que le sommaire n’en mentionnât que 2 - courriers du 22 janvier 1922, du 16 août 1923, et du 16 mai 1924), il existait pourtant un quatrième courrier antérieur, cité en partie par le critique parisien dans son Georges Seurat (1924), et intégralement dans son Vincent van Gogh, de l’année précédente. Observons que le Seurat porte, selon les termes de cette correspondance : “En 1885-86, souvent je suis descendu travailler à l’île de la Grande-Jatte à côté [de Seurat]”, tandis que, précédemment, dans le Van Gogh était mentionné : “En 1888, souvent je suis descendu travailler à la Grande-Jatte à côté de lui.” (p.142). La correction de Coquiot venait de ce que Seurat avait préalablement travaillé à la Grande-Jatte et avait peint son grand tableau exposé en 1886 à la huitième exposition des Impressionnistes. Si John Rewald fait la confusion entre ces deux périodes à sa suite, Perruchot en revanche mentionne que Seurat était “remonté à ses sources”. Le commissairepriseur à l’origine du catalogue de vente Floralies de 1981, qui eut lieu à Versailles, se référant à Coquiot, prudent, date l’esquisse, cette toile de 25 évoquée par Angrand, “vers 1887”, coupant la poire en deux, alors que la toile a été réalisée aux mois de mai-juin 1888. (27) Cette étude, intitulée La Seine à la Grande Jatte, 1888, est au Metropolitan Museum of New York. Reproduite dans l’ouvrage de Sutter, on distingue sur la partie gauche de la toile la silhouette d’un second bateau effacée, recouverte par les touches de bleu du fleuve.

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.XII. SOUS LES POMMIERS EXACTEMENT - PARCOURS ET SYMBOLISME D’UN MOTIF-

« Je veux te raconter, te scruter et te décrire, non pas avec la terre rouge ni l’or, mais à l’encre de l’écorce du pommier », écrit Rainer Maria Rilke dans Ich war bei den ältesten Mönchen. De la même façon, Angrand se représente à l’huile, au crayon, à l’encre de son pommier. Mais que devait-il à la Pomme, ce fruit rond qui ne cessait de rouler, depuis l’Éden, depuis l’originel péché, emportant tout dans sa culbute, Vénus, Newton, jusqu’à la tête de Guillaume Tell ?... Nul fruit n’a eu, semble-t-il, d’aventures plus variées et colorées, ni de filiation plus haute que la pomme qui tissa depuis la nuit des temps un lien intangible entre la pomme du péché, Newton, Épicure, et son Clinamen : sans eux, elle ne serait pas (si mal) tombée. Quant au diable, il est le clinamen, cette déclinaison que rien ne prévoit. La pomme, si croquée depuis le temps, est restée voisine de la Discorde. Jusqu’à Cézanne, elle avait tout donné : sa méchanceté, son luxe, son éternité, sa fleur, le jus, les graines, jusqu’à la pulpe, il n’en restait rien. On ne voyait pas bien ce qu’Angrand pouvait en faire. Il n’y avait plus, sans doute, qu’à l’écraser - ce que fit Cézanne. “Quand il se mit à peindre des pommes à plat, remarquait Alain Robbe-Grillet, on s’est dit : “Ce n’est pas possible, une pomme c’est rond’. Cézanne l’a faite plate: ‘Une pomme peinte sur de la toile, c’est plat’, répondait l’artiste. Cela faisait belle lurette que le pommier était devenu l’arbre par excellence, celui qui se plante “comme un exemple” (Verhaeren). “Depuis la dictature involontaire de Cézanne sur tous les esprits, affirmait Claude Roger-Marx, l’art contemporain s’est détourné presque entièrement de l’homme ; et l’idolâtrie de la pomme - qui déjà perdit Ève - a commencé. Du paradis de la peinture, tout mortel fut chassé : la pomme seule eut un visage impérissable, des joues, des fesses, et comme le Serpent, une queue”. En somme, tout devenait pomme : Cézanne ne se récriait-il pas, face à un modèle récalcitrant : “Malheureux, vous dérangez la pose. Je vous le dis, en vérité, il faut vous tenir comme une pomme” ? Et si tout était pomme, plus rien ne l’était - si bien qu’il fallait être doué d’une personnalité bien forte pour être sûr d’avoir à dire du nouveau sur le fruit du lieu commun. Nous avions déjà un morceau, mal avalé, resté fiché en travers de la gorge, et la tige de la pomme ressortant au niveau du bas-ventre, vestiges d’Adam ; l’homme était suffisamment colonisé par elle pour ne pas en demander davantage.

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Partageant les vues mitigées du critique Alexandre sur Cézanne, Charles Angrand vint, et eut quelque chose de neuf à apporter. Comme chacun sait les Natures mortes sont des rébus. Celle que réalisa Charles Angrand remonte à ses années d’apprentissage, 1879, déjà la volonté symboliste perçait... Elle évoque un intérieur humble, un repas frugal. Œufs, miche de pain, confiture, boisson, boîte à tabac, pommes. Plaisirs simples tirés de la Nature. La signification pourtant déborde la représentation, en cela que la Nature morte aux œufs, en écho aux vieilles toiles flamandes, se fait Proverbe, et aurait très bien pu s’appeler “Mettre ses œufs dans un même panier”. L’accessoire explique le principal. Au nombre de 5, comme les cinq membres de la famille, tous les œufs ne sont pas tout à fait dans la même assiette : l’un d’eux a chuté et se trouve en avant, sur la table. Peut-être est-il fêlé : il représente l’artiste. Celuici aurait pu suivre la carrière de son père dans l’enseignement, comme le firent son frère et sa sœur, il préféra suivre les traces d’un Corot - d’un Chardin, ici.

Nature morte aux 5 pommes (huile sur toile)

Braque affirmait : “Un citron à côté d’une orange cesse d’être un citron et une orange”. Les pommes disposées de part et d’autre de l’assiette, renforcent le jeu de signification déjà décliné par les œufs : sur un total de 5, les fruits se partagent en deux parts, deux pommes rouges en avant, de chaque côté de l’arc bleuté de l’assiette (déjà la tentation du noir et blanc), représentant les parents ; les trois vertes désignant les enfants, mère et fille à gauche. À droite, la pomme 98


verte la plus grosse en arrière vient nous rappeler que Charles était le cadet. Ces fruits de premier plan sont-ils “faux”, comme le suggère l’artiste dans une lettre à son camarade Luce, ou d’authentiques reinettes de Caux ? Il évente le trucage à la faveur d’un courrier de février 1908, en direction de son camarade peintre Maximilien Luce à qui il en envoie une caisse pour divers usages : “J’en ai joint une dizaine de plus grosses qui comme qualité sont bien inférieures [à la reinette de Caux], mais qui deviendront plus belles en teinte, et je les ai mises au cas où vous vous sentiriez en veine de nature morte”... Quoi qu’il en soit, cela n’interfère pas sur le sens même de l’œuvre. À partir de 1905, le néo-impressionniste traite ses paysages (aux pommiers) de semblable façon : à la manière des Natures mortes. C’est-à-dire aussi vivante, aussi organique que peut l’être le symbole familier. Le pommier était à plus d’un titre familier au peintre. Le grand-père de l’artiste était ouvrier agricole, son père fit partie de “la première promotion d’instituteurs nationaux, créée sur l’initiative d’Hippolyte Carnot”. En poste à Criquetot-sur-Ouville 26 années, il enseigna auprès des enfants du village, la famille occupait l’étage de l’école communale. Il eut ses fils et sa fille sous son magistère. Pour comprendre la prégnance du travail de la terre dans l’enseignement rural, il suffit de lire le manuel d’“Horticulture dans les écoles primaires”, de 1864, rédigé par l’inspecteur d’enseignement J. Bidault. “Le terrain qu’on annexe aux maisons d’école (y est-il écrit) est destiné à devenir un jardin potager-fruitier. Privilégiant l’utile à l’agréable, l’instituteur cultive des légumes pour la consommation de son ménage et élève des arbres fruitiers pour se servir de leurs produits et pour démontrer aux populations au milieu desquelles il vit les avantages qu’on recueille en faisant de bons choix dans les espèces fruitières et en dirigeant avec soin et intelligence les arbres qu’on plante dans son jardin.” Et au premier rang des “Principales espèces d’arbres fruitiers qu’on doit surtout planter dans un jardin potager-fruitier” viennent les pommiers. Charles Angrand représente à plusieurs reprises dans les années 84-85 son père bêchant.

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À sa retraite d’instituteur de village, en 1875, ce dernier loua une petite exploitation, où ses enfants furent amenés à aider. Un intérêt qui ne se démentit pas ni chez Charles, ni chez Paul, son frère cadet, puisque celuici devint secrétaire de la commission de l’enseignement agricole de la société d’agriculture de l’arrondissement de Dieppe. Au fil de la correspondance, dès la saison printanière, sont signalés, auprès de ses camarades peintres résidant à Paris, Signac et Luce, les prémisses de la période de la floraison des pommiers, autant d’invitations à rallier une nature qui s’enivre de couleurs nouvelles. Mai 88, il fait part à Signac de l’éclosion florale des pommiers “dans la huitaine. Ma sœur m’écrit qu’à Rouen la floraison est avancée” ; en avril 1902, il lui fait part : “je vous avertirai pour les pommiers” ; à Luce qui doit venir le visiter en avril 1909, il indique : “Pour le maître Luce, le Pays de Caux sera à cette époque-là particulièrement couvert de pommiers fleuris” ; le mois suivant, il y revient : “les pommiers sont spécialement fleuris pour le maître Luce”. Mai 1916, alors qu’il est installé sur les quais de Rouen, il écrit : “On m’a dit que la campagne était belle sous tous les rapports ; tout a bien poussé et les floraisons se font bien. N’allez pas croire cependant que tous les pommiers déjà soient en fleurs - non ce sont les hâtifs seulement et leur floraison ne fait que commencer. La terre normande ne répond pas au premier appel du soleil comme la Touraine.” Si Angrand ne manque pas d’informer ses amis peintres de la floraison des arbres fruitiers, ni la stricte imitation, ni le strict beau-faire ne le tente pas ; l’effet carte postale, les couleurs ronflantes, rutilantes comme un drapeau, recherchées par Cross ou Signac, au vrai, l’irritent. Se détournant de la quête paysagiste, strictement divisionniste des années 88, durant laquelle il se plut à décrire tel motif aux pommiers (“pour paraître prochainement : un effet de soir. Ce sera une vaste plaine que limitera un horizon ébréché de toits rustiques et de pommiers caducs, une obscure clarté tombant des étoiles - alors que dans un labourage attardé s’estompera”), il s’adonne au blanc et noir dans une veine plus spiritualisante et produit dès les années 1898 des esquisses de nourrissons à la pomme, au nombre de trois. Il nous reste “HENRI”, jamais achevé, deux études pour “ANTOINE”. Les bébés 100


sont attablés, la pomme non loin, l’enfant joue tantôt avec elle dans l’assiette attendant le repas. L’exécution finale d’ “ANTOINE”, qui figure à la collection du Musée d’Orsay, marque la suppression du fruit (au même titre que, derrière le nourrisson, du montant de la chaise et de ce qui ressemblait, posé sur la table, à une épaisse Bible). La pomme avait sans doute pour rôle de rattacher symboliquement les nouveaux-nés à une terre, les ancrer dans une géographie, le pays de Caux - si favorable au cidre de terroir.

Esquisse d’Antoine endormi

Henri jouant avec une pomme (esquisse)

Il n’est pas anodin de noter que sitôt que le Normand reprend les pinceaux et la couleur à l’huile, il se voue aux pommiers, d’abord, dans un “exercice d’audace” qui le mène au cycle des pommiers croisés : “ma toile de 40 (confie-til à son ami Luce en 1909) ne comportait qu’un pommier - un seul pommier comme on chantait sous le père Grévy - et je faisais surtout un exercice d’entraînement, d’audace, qui m’était devenu indispensable”. Mosaïque florissante de verts tendres, de rouges délavés, de bleus pâles. L’article “Charles Angrand, l’image qui se cache dans l’image” paru dans le numéro de Témoignages du jeudi 12 mars 2015 évoque le cycle des pommiers croisés, figurés d’une même facture à la pâte large, épaisse, grasse comme la terre normande. Peu après le décès de sa mère en effet qui eut lieu en 1905, l’artiste se relance à la peinture, et réalise un ensemble remarquable à l’huile qui se distingue des huiles de la période précédente par la touche qui est devenue “large, volontaire et carrée”. L’emploi des couleurs y est tout à fait singulier. Non signées, non datées, les quatre toiles mises dans l’ordre d’exécution font sens, elles s’éclairent les unes les autres et dévident une histoire. Le Clos Normand, Dans le verger, Le Sentier sous les pommiers, Au Verger. Un même motif revient, dont l’insistance même, comme c’est souvent le cas chez Angrand, fait symbole, avec à chaque étape une légère variation dans le

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thème des pommiers qui s’entrecroisent au milieu de la vibration des touches vertes.

Pour se donner une idée de l’aspect général de l’arbre fruitier, tel qu’il était cultivé à l’époque, le manuel de Bridault nous est d’un utile recours : “D’une stature médiocre, ses rameaux prennent une direction semi verticale, lui composent une tête bien touffue, qui brille alternativement par l’éclat des fleurs qui l’embellissent au printemps, par la suavité du feuillage qui le décore ensuite, et enfin par la bonté des fruits qui couronnent sa végétation annuelle.” Le fil de la description fait venir à l’inspecteur des mots de poète.

Sur chacune des toiles sus-mentionnées, deux couples de pommiers se coupent, le premier duo s’incline au premier plan, le second plus loin, en réduction. Il n’en faut pas beaucoup pour voir dans le premier entrecroisement le couple que l’artiste formait avec son amie, et dans le second plus petit la représentation de ses fils jumeaux, Antoine et Emmanuel. Si dans Le Clos normand, les deux couples d’arbres sont proches de l’observateur, sur le tableau Dans le verger, le plan d’une maison les sépare. Un même motif est reproduit dans Le Sentier sous les pommiers, d’une manière plus discrète, plus fondue, et les deux entrecroisements sont séparés par un sentier. Remarquons que les troncs en avant sont ceux qui se penchent sur la

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gauche, mouvement qui traditionnellement indique l’avenir. Ceux qui partent sur la droite se fondent plutôt dans l’amas des touches vertes.

Enfin au motif d’Au Verger se trouvent en arrière-plan les deux pommiers dont les troncs se croisent ; au premier plan, l’observateur distingue nettement le croisement des pommiers, à ceci près que celui qui se trouve derrière est brisé. Sans doute témoignage d’une rupture amoureuse, et de l’éloignement des deux enfants du peintre.

C’est donc une histoire personnelle, familiale et intime qu’Angrand dévide ici, de manière voilée, où le jeu d’écho, si familier au peintre, fait résonner entre elles les toiles et les unit. Quand les contemporains n’y voyaient que des taches, Angrand représentait sa propre histoire.

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Plus tardivement, au lendemain de la Grande guerre, l’artiste réalise au pastel le motif des “ramasseuses de pommes”. Un des intérêts est qu’il en reste plusieurs version : trois si l’on s’en tient au pastel exposé au Musée de Dieppe en 1970, qui ne présente qu’une seule ramasseuse de pommes. Le fait, néanmoins, est assez rare si l’on s’en reporte aux propos que tint l’artiste, à l’occasion d’un échange avec son ami Luce en février 1924, par lesquels il indique : “Il me semblait bien que je devais vous demander une explication : quand vous m’avez fait voir mes dessins, il m’a semblé reconnaître au passage un sujet de moisson gerbes jaunes. C’est l’homme qui tend un verre de cidre, me suis-je dit. Or, comme j’ai demandé ces jours-ci à Legrip de me rapporter tout ce qu’il avait à moi, il se trouve qu’il m’a rendu ce sujet-là, de l’homme qui tend le verre ! Alors qu’est-ce que vous avez donc qui lui ressemblerait comme un frère, je n’arrive pas à trouver, et certainement je n’ai pas traité le sujet deux fois.” Le mois suivant, revenant sur cette affaire de doublon, il reconnaît volontiers : “Eh bien c’est donc que j’ai fait deux fois le même sujet - des moissonneurs - je n’arrive pas à en trouver la raison - C’est pourtant récent.” Ici, la comparaison des deux versions des ramasseuses en justifie la reprise.

Celle de la collection Rodrigues-Henriques (reproduite en noir et blanc dans l’opuscule La peinture française, XIXe siècle vol. III de George Besson) est 104


plus fournie, plus chargée : deux jeunes femmes semblablement accroupie autour d’un panier occupent un premier plan occupée à ramasser les fruits, celle de droite est de trois-quart dos, la ramasseuse de gauche se profile au pied d’un arbuste planté de biais, trois couples d’arbre mêlant leurs ramures rythme l’arrière-plan. Le second pastel (reproduit dans l’autobiographie de Pontoise qui le situe dans les années 1918-1920) s’allège considérablement : les deux personnages se tiennent en des postures similaires de façon quasi symétrique dans la forme, non dans la couleur, quelques arbres en désordre rythment et approfondissent l’arrière-plan, un seul couple d’arbres, le plus lointain, se croise. Il nous semble la plus récente des deux versions par la volonté symboliste et synthétique qui s’y affirme. Les teintes en écho de ce dessin font signe, en ce sens que la coiffe de la ramasseuse de gauche, de trois-quart dos, est du même jaune or que le panier et certaines des pommes qui y sont entassées. La correspondance n’est pas sans rappeler les notations contemporaines de la nouvelliste Lucie Delarue-Mardrus qui évoque une paysanne au teint “frais comme la pomme à cidre”, d’un “visage couleur de pomme à cidre”. Au reste, la sacralité de la fille-pomme est un motif hoffmannien décliné dans le récit du “Pot d’or”. Des rayons en biais qui percent les frondaisons des pommiers au second plan et le baignent d’une atmosphère mystérieuse et sacrée font songer à certain passage du Chat Murr, roman qui entretient d’autres correspondances avec le travail du néo-impressionnistes : tandis que le maître de chapelle Kreisler a comparé son enfance à une lande désolée, le Conseiller Intime lui fait remarquer : “je sais qu’il y eut du moins dans cette lande un charmant petit jardin, avec un pommier fleuri dont l’arôme l’emporte sur ma poudre royale”. Cette simple ramasseuse anonyme et pauvre qu’Angrand représente au pied de l’arbre illumine le pastel, comme un éclat de sacré. Un sacré sans Dieu comme l’est parfois la beauté du monde quand elle saisit le cœur. Ainsi de l’arbre fruitier qui se développe lentement et puise dans la terre la sève qui mènera à maturité ses fruits et donnera à chacun son goût, sa couleur, son parfum, ainsi de l’artiste qui mûrit son trait, sa couleur, son parfum. L’exercice éveille le savoir lentement amassé dans les fibres de son corps, pour libérer des milliers de nuances. La couleur sort de son pinceau, du bâton de pastel, comme le sang colore ses veines.

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Le Cellier et les pichets de cidre (crayon Conté)*

*Le dessin entre en résonance avec l’entame d’une lettre de fin mars 1912 adressée à Luce: “Enfin mon Vieux, je prends la plume, cet après-midi dimanche. À la rigueur, j’aurais pu riposter à votre lettre le soir même où je la recevais, mais j’avais songé au lendemain. Or, ce lendemain, je fus empêché et plus encore les jours suivants. J’ai eu mon cidre à tirer, grosse affaire, Marie n’ayant pu m’aider. Bref, ce fut une série de travers”. Ce qu’on appelle aujourd’hui le soutirage -qui doit être terminé au maximum 8 jours après le brassage des pommes, en effet, n’est pas une mince affaire.

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.XIII. DÉCLINAISON : LES MULTIPLES PROJECTIONS - LA “VAPORISATION DU MOI” (BAUDELAIRE) (Fendeurs de bois, bestiaire : miroitement du moi et moi-miroir)

Ce miroitement du moi, le regardeur désireux de se mettre dans la perspective de la construction de l’œuvre le voit jouer très tôt et d’une manière appuyée. 1881 est l’année de la production de trois œuvres majeures qui recourent à ce procédé : La Vue intérieure du Musée de Rouen, Le Peintre de plein air, et Le Gardeur de dindons. La Vue du Musée de Rouen, pour partie autoportrait, est un programme artistique, nous l’avons vu. Il convient pour le suivant d’être attentif au fonctionnement du procédé de la mise en abîme qui opère dans cette toile de 1881. Le Peintre de plein air est un manifeste révolutionnaire.

L’alter ego de l’artiste est représenté de dos : le spectateur fait face à l’espace du tableau réalisé, tableau dans le tableau, palette claire en contrebas. Esquisse, peut-être, préparation… Nous découvrons interloqué sur ce tableau interne une surface vide, partagée en deux parts sans autre chose que le bleu du ciel et le vert de l’herbe : « défi lancé à ses maîtres par le jeune peintre », reconnaissent les rédacteurs du catalogue de l’exposition « L’École de Rouen ».

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Pas seulement : il y a l’irrévérence qui annonce les productions abstraites du siècle qui vient. Il s’agissait pour Angrand de vider l’œuvre des détails insignifiants pour ne s’en tenir qu’à l’essentiel : la couleur libre, la couleur à l’état sauvage. Le jeune artiste en devenir peint le peintre à venir. Alors quel lien pouvait-on faire entre Le Gardeur de dindons et la figure du peintre sur le motif, et au motif ? Outre le pleinairisme, la critique de l’époque, sensibilisée à la manifestation du symbole, ne s’y trompe pas. Charles Angrand a 28 ans, il expose au Salon municipal pour la 3ème fois, en 1882. Le journal rouennais La Cloche d’argent, sous la signature du « Sonneur de Saint Paul », couvre l’événement, et note ceci : « un particulier (…) tournant le dos au spectateur [Ce qui est vu à cette époque comme un affront]. Nous serons sobres d’appréciations sur cette œuvre du jeune répétiteur du lycée Corneille, mais nous nous refusons à y voir une épigramme contre les adolescents qu’il surveille ». Pas nous.

Une lettre inédite datée du 22 avril 1990 que le neveu du peintre, Pierre Angrand, qui avait 20 ans à la mort de l’artiste, fit parvenir à M. Lespinasse, n’est pas sans intérêt. Il rapporte que le jeune répétiteur et artiste était « logé à Joyeuse l’annexe septentrionale du lycée Corneille, [qu’]il accomplissait ses 108


heures de service, étant en butte aux malfaisantes agressivités que lui prodiguaient les fils de la bourgeoisie rouennaise – seuls bénéficiaires en ce temps-là d’un enseignement prolongé jusqu’au baccalauréat. Il rappelait parfois non sans amertume, le comportement de ces riches adolescents, faisait directe allusion à la première partie du Petit Chose, cette autobiographie d’un futur écrivain [Alphonse Daudet]. » Si Charles Angrand oubliait que son grand-père n’était que journalier agricole, cette jeunesse guindée le lui fit bien sentir. Où la société a-t-elle mené ces dindons de jeunes gandins ? Vers quelle boucherie ? Celle de 14 ? À l’abattoir social ? Ou encore, bourgeois, vers quelle capitulation de l’esprit ? En écho aux écrits anarchistes, Angrand posait par ce tableau, lui qui avait refusé de devenir instituteur, comme l’avait été son père, et comme l’étaient son frère et sa sœur, une critique du système de l’instruction publique de la toute jeune IIIe République. En la branchille que tenait le gardeur, il n’était pas difficile de voir le correspondant de la férule du maître qui instruisait par contrainte et violence. Lui, et pas lui, donc. L’œuvre parisienne ne déroge pas au concept revendiqué du poudroiement de soi à travers la représentation. Le Couple dans la rue de 1887 (Musée d’Orsay), avec ses personnages peints de dos, est une autre part de lui-même qui va, harmonieux dans l’amour, simple dans la démarche, trouver le point d’équilibre dans le divisionnisme. Une des constantes de l’œuvre, n’en déplaise au “Sonneur de Saint Paul” -et pour lui déplaire- est celle, symboliste, d’effacer les visages, de représenter les personnages de dos s’en allant, invitation à les suivre, à cheminer avec eux.

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À Jean Grave, le rédacteur des Temps Nouveaux, journal anarchiste, Angrand confia de 1899 à 1913 des dessins symbolistes. Le symbole pour l’artiste a cet avantage de pouvoir parler de soi tout en ayant trait à l’universel. Frontières, à titre d’exemple, gravure de 1903 portée au frontispice de l’épais Patriotisme – Colonisation montre un cavalier solitaire s’enfonçant dans un désert inhospitalier, sous l’œil de deux vautours agressifs et le ciel lourd. Représentation de l’artiste qui veut franchir les barrières de l’art que les bourgeois ont dressé tout autour de lui ; la société vue comme un désert est un topos baudelairien. Les becs crochus des rapaces tendus au-dessus de la signature de l’artiste s’apprêtent à en dévorer chaque lettre.

Le Semeur (de 1907) est un symbole plus transparent encore dont use Van Gogh ou Pissarro. Angrand ignorait-il qu’il s’agissait là d’un des innombrables pseudonymes dont usait dans la presse Félix Fénéon ? L’artiste libertaire se perçoit semant l’harmonie et la beauté. Il ne cesse d’éparpiller les graines pour que se lève un monde meilleur, utopique, auquel il rêve. Pour s’en convaincre, il n’est que de relire les articles d’Octave Mirbeau.

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Dans « On tue ce qu’on peut » (de 1907), sur toile de fond de guerre coloniale au Maroc, le lapin peut être vu comme une déclinaison de l’artiste éreinté par la bourgeoisie spéculative, superficielle qui contraint à faire de l’artiste un éternel exilé de la beauté.

L’œuvre à l’huile réalisée durant le séjour à Saint-Laurent de 1896 à 1913 ne déroge pas davantage aux principes que l’artiste s’est forgé depuis ses premières toiles. Il poursuit cette quête du soi réfracté à l’infini, dans la silhouette familière des pommiers.

Les nombreux pastels qui succèdent à l’œuvre à l’huile, pour la plupart inspiré des scènes de la campagne, jouent sur le motif des fendeurs de bûches, des porteurs de bois, des scieurs de long, et autres bûcherons qui constituent sans doute une autre variation sur le thème anarchiste de la société future à bâtir qui n’exclut pas la représentation du soi. Les compagnons à l’ouvrage, le plus fréquemment au nombre de deux, semblent figurer l’amitié qui le liait à Maximilien Luce. En harmonie dans le travail, ils peignaient et dessinaient de concert dans la sphère anarchiste.

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Le Bûcheron (pastel) - Les arbres sur la colline ne semblent-ils pas dessiner des barreaux d’une prison derrière lesquels se tapit une chaumière ?

Au reste, il n’est pas anodin que le tableau Les Scieurs de bois (au nombre de deux), toile de 1906, fît partie de la collection Maximilien Luce.

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À cette déclinaison, s’ajoutent d’autres figures qui forment une sorte de kaléidoscope - une animalerie anarchiste parmi laquelle figurent le Mouton rouspéteur au fusain, l’âne qui se défend du chien de garde qui le menace (Le Marché aux ânes [= aux âmes]), la vache pleine de compassion, le cheval debout qui protège de la pluie son comparse étendu à ses pieds, le cheval récalcitrant, la vache qui se tend vers sa camarade étendue...

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Le mouton se révolte... tout comme l’âne qui semble, barrière baissée, vouloir s’échapper de la vente aux bestiaux, tel l’artiste qui se moque des cotes fixées par les marchands, de la marchandisation de l’art.

La nature devient une périphérie et une péripétie qui prolongent l’artiste et l’investissent tout à la fois. Cochon, paysan qui charge le fumier en même temps : à l’uniformité du miroir, Angrand oppose la diversité de la symbolisation. Les exemples de projection sont multiples, ils constituent une veine puissante, remarquable par la cohérence et la constance, quelque soient les subjectiles et les techniques utilisés. L’art est éminemment subjectif, répétait Angrand, mais d’une subjectivité qui s’élève à l’universel par l’utilisation continue du symbole par lequel chacun peut se reconnaître et se retrouver, en harmonie profonde avec celui qui fut l’artiste, qui à la fois se cache et se dévoile dans une œuvre moirée, vivante, et labyrinthique. On l’aura compris, le néo-impressionniste prolongeait la division de la lumière en la division du trait - et la division mentale du moi. En 1926, alors qu’il est gravement malade, sur le point de mourir, il présente encore deux œuvres aux Indépendants, les ultimes, dont les titres proclament encore l’aspiration symboliste à la représentation du soi : c’étaient Les Vieux arbres et Les Fleurs survivent. D’œuvre en œuvre, ce qui implique une composition plus vaste de symétries, d’alternances, de dédoublements, de replis, dans une faconde symbolique, l’artiste rend compte d’un moi soumis au principe des métamorphoses. Et le regardeur attentif est entraîné par cette richesse, la moirure des variations, dans un entrelacement de réseaux où il distingue son propre soi.

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.XIV. LE REFLET DANS L’ŒIL...

“Pour déceler l’autoportrait dans les œuvres peintes du Moyen Âge, écrit Michel Tournier, il faut faire preuve de sagacité, car l’artiste se dissimule souvent au milieu de la foule anonyme figurée sur la toile, ou il prête son propre visage, au contraire, à l’un de ses personnages majeurs, tel Masaccio dont la tradition veut qu’il se soit représenté dans l’un des apôtres de l’église Santa Maria del Carmine à Florence”. Cette dialectique du voir et de la dissimulation, de l’autoportrait décentré, ancienne, est reprise par Ch. Angrand, combinée avec un symbolisme populaire et familier, de façon à enfouir son apparence extérieure dans d’autres formes, dans une ‘machinerie’ complexe démultipliée de miroirs, qu’il met en place très tôt dès la période de formation. Non autoportrait physique, mais moral ; non représentation des traits extérieurs, mais dévoilement d’une intériorité, moins miroir que mise en scène et mise en abîme, parmi toutes les figures convoquées pour se représenter, il en est une qui, plus que toute autre, semble fuir à mesure qu’on s’en approche : celle de l’oculus. Image parfaite de l’inspiration : plus on puise l’eau, plus elle vient, eau claire, fraîche, tendre, pleine de nuit ; tonneau des Danaïdes que nul ne serait contraint de remplir : la nature y pourvoyant, le puits s’épuise à partir du moment où l’on ne tire pas - l’eau croupit. Il fonctionne comme la vie intérieure, reflétant le ciel. Charles Angrand a parsemé ses pastels d’images de puits. Demeurent dans les catalogues les reproductions de La Tireuse d’eau et son étude réalisée au fusain. L’écart entre l’œuvre et le travail préparatoire pointe le cheminement du penseur. Du flou, du trouble provoqué par le pastel, l’artiste cherche à accrocher l’œil en le poussant au déchiffrement et au questionnement. Le symbole redoublé, dans un camaïeu de bleu, couleur eau, le dessin contoure la silhouette d’une puiseuse devant une grande cuve. Dans son dos, rythmant le premier plan, de profil également, un chat se cramponne à un sceau d’eau où il s’abreuve, et -devine-t-on-, contemple sa propre image. Derrière le chat, un portail de bois ouvre un blanc qui suggère les chemins infinis, à la façon des venduta primitives, ces fenêtres des scènes sacrées par lesquelles se déploie une perspective sauvage.

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La Tireuse d’eau (pastel).

Œuvre antérieure, au crayon Conté, la chèvre qui se penche, non signée, fait certainement partie de l’ensemble animalier de 1910, qu’Angrand accrocha en décembre chez Bernheim, à l’instigation de Fénéon, pour une exposition commune intitulé “Faune” (Les Chèvres). L’étude annonce le thème de l’oculus. L’animal tend son col au-dessus d’une eau que l’artiste suggère simplement au moyen d’une image inversée et plus pâle, celle de la tête de la bête, en une posture qui évoque de loin en loin celle de Narcisse attiré par son propre reflet. Mais au lieu de basculer et de se noyer dans sa propre image, la chèvre s’y abreuve, à l’instar de l’artiste.

Sur un croqueton offert à M. V. par le neveu de l’artiste en 1989 le puits d’un jardin en perspective cavalière forme un œil central, et marque la préoccupation d’Angrand du suggestif et du déchiffrement. Sitôt que l’on se

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penche au-dessus de la margelle s’ouvre la béance, et l’on entend l’écho, on y voit son reflet confusément dans la brillance obscure, comme si le rond du puits, qui s’enfonçait au plus profond, évoquait son propre œil, pupille obscure et dilatée.

Le Puits (ébauche - pastel, non signé)

Dans la plupart des traditions, le puits fait le lien entre les trois ordres du ciel, de la terre, et des enfers ; entre les trois éléments aussi : de l’eau, de la terre et de l’air ; il est la voie par laquelle ils communiquent. Lunette astronomique inversée, braquée du fond des entrailles du sous-sol, vers le pôle céleste, il en sonde les secrets. Ce qui fait retour sur soi est aussi symbole de l’abondance et source de vie. Puits de Jacob auquel Jésus abreuva la Samaritaine, il est breuvage de vie et d’enseignement. Par ailleurs symbole du secret que la parabole instruit, il représente la vérité qui vit dissimulée au plus profond. De même les pastels d’Angrand, par l’assemblage des lignes, la juxtaposition des couleurs, nous invitent à aller chercher le sens enfoui, le bord étant secret et la profondeur silence, la perception questionnée - le sens est à puiser, toujours. À la 29ème exposition des Artistes indépendants en 1913, Angrand accroche Au puits (n°75) ; en 1920, après la guerre, à la 31ème exposition, il y hospitalise ce grand dessin, Le Puits.

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La gravité et la profondeur du symbole ne repousse toutefois pas toujours la légèreté de l’humour comme en témoigne cette ébauche au Canardeau. Un puits, une pompe, sans personne, et puis, un petit canard qui attend qu’on lui offre de l’eau...

Le caneton à la porte, c’est l’assoiffé de vie, du beau, celui qui nous invite à partager l’eau saine des puits, la rafraichissante boisson du savoir et de la beauté.

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Partager l’eau saine des puits, puisée au plus profond du papier, symbole du sens caché.

“Chose inouïe, c’est au-dedans de soi qu’il faut regarder le dehors, écrit encore Victor Hugo. Le profond miroir sombre est au-dedans de l’homme. Là est le clair-obscur terrible... En nous penchant sur ce puits, nous y apercevons à une distance d’abîme ; dans un cercle étroit, le monde immense...” Le puits, c’est l’homme lui-même qui se reflète dans le monde et qui reflète en lui le monde. Angrand ne fait pas autre chose que de l’exprimer - par des formes extérieures et multiples, qui viennent s’y miroiter, et que le puits tour à tour accueille.

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.XV. RÉMINISCENCES DU MIROIR

“L’artiste est quelqu’un qui a un miroir à la place du visage” a écrit Christian Boltanski : nous voyons ce qui s’y reflète à travers le prisme de sa personnalité. L’autoportrait pose sans doute de manière plus appuyée la question du miroir en tant qu’objet implicite, sous-entendu, imbriqué, obligé. L’instrument se décline de manière abyssale : miroir sombre, miroir clair, miroir déformant, transparent, opaque, révélateur... Quels ont été les instruments reflétants que l’artiste s’est taillé à sa dimension au fur et à mesure qu’il s’est représenté luimême ? Car au fusain (1882), au crayon Conté (1892), les autoportraits sont, avant tout, avant d’être eux-mêmes, des miroirs. Sans miroir, l’autoportrait s’efface, il s’éteint - le propre du miroir étant de réfléchir, ce qui en fait un des objets les plus intimes. Faut-il préciser que le mot latin speculum, miroir, a donné le terme abstrait de spéculation ? À l’origine, spéculer c’était observer le ciel, étudier les mouvements relatifs aux étoiles à partir du reflet des miroirs. Le miroir est donc lié à la nuit claire. Du premier autoportrait au second, constate-t-on, il s’opacifie. Alberto Manguel précise, dans son Livre d’images, que la présence du miroir comme instrument matériel d’autoréflexion était habituelle dans le cabinet d’études de l’érudit de la Renaissance. “Au début du Moyen Âge, les miroirs avaient acquis une connotation encyclopédique : puisqu’ils pouvaient tout réfléchir, ils devenaient métaphore appropriée pour un ensemble de connaissance aspirant à l’universalité.” Le miroir objective, il prouve. Ce qu’y est reflétée est la vérité, il représente la sincérité, il dévoile même à qui sait le regarder le contenu du cœur et de la conscience. C’est pourquoi il fallait se montrer clair et brillant comme le miroir en société, refléter ce que nous avions dans le cœur -en un mot : poser continument. Charles Angrand en use de la sorte : ses deux travaux répondent aux impératifs de la posture et du regard dirigé avec certes des finalités différentes, sinon contraires, cela a été abordé. Le XVIIe siècle, suivant de loin le topos des contes médiévaux, où la vérité supérieure est révélée par le miroir, symbole de sagesse et de connaissance, en fait un Vanitas. Le XIXe le pare de teintes spleenitiques, le symboliste Mallarmé dialogue avec lui tel Hamlet avec le crâne, c’est “Hérodiade” (1867) : “Ô miroir ! Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée

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Que de fois et pendant des heures, désolée Des songes et cherchant mes souvenirs Qui sont Comme des feuilles sous ta glace au trou profond, Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine, Mais, horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine J’ai de mon rêve épars connu la nudité !” Ainsi certains en usent et leurs autoportraits sont des auto-procès. Ceux de van Gogh, parfois, les yeux dans les yeux du miroir, protestantisme sans intersession divine, le face à face brutal, sans concession, plus nu que la nudité même. Ce n’est point le vague à l’âme plus ou moins prononcé qu’en a retenu Angrand, ni certes l’auto-procès, mais la nudité dont a fait écho le poète. Par un éclairage cru et rasant qui accentue la rudesse des traits, l’artiste a rendu en les exacerbant les sentiments qui l’animaient en 1882 au point que le premier autoportrait -l’artiste a 28 ans- semble postérieur au second réalisé dix ans plus tard... Il s’y vieillit, à dessein, accentue ses traits.

En 1882,

en 1892...

Mais l’artiste n’est pas seulement à suggérer l’existence du miroir, il le représente, de sorte à en faire une articulation du motif. Il figure l’image de l’être se reflétant, auquel s’ajoute, parfois, le double inversé. Trois productions à notre connaissance sont à relever de la Coquette face à son “conseiller de la beauté” (pour reprendre la formule périphrastique de la Préciosité). Le symbole international de la femme, on le sait, représente le miroir, celui de Vénus, un de ses attributs. L’historien américain Bram Dijkstra, dans son étude de l’image féminine au XIXe siècle (Idols of Perversity) montre que, perdue dans un monde d’hommes, la femme fin de siècle existe surtout dans son reflet. “Pour éviter la perte de soi, observe-t-il, elle devait sans cesse se confirmer dans son existence en regardant dans ce miroir naturel - la source de son être, en quelque sorte, l’eau de laquelle, telle Vénus, elle était sortie et à

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laquelle, telle Ophélie, elle avait pour destin de retourner.” La femme cherche perpétuellement son identité dans le miroir que lui tend l’homme. L’artiste, fasciné par ces apprêts, la représente tendue avec des amplitudes de voiliers qui se préparent au large. Pomme d’or, visage poupin, ce face-à-face avec les miroirs semble montrer le féminin en méticuleuse compétition avec lui-même.

Mais point de restrictif, rien de négatif dans la symbolique du regard se regardant. Ainsi, la chèvre qui tend son cou pour s’abreuver à l’étang, ou le chat dans le baquet qui tous deux se désaltèrent dans leur propre miroir. Boire et se regarder se rejoignent dans une même posture. Se boire, se rafraîchir à son image pour continuer à être - une même chose. “Être, c’est être perçu”, affirmait Berkeley.

Interroger son reflet, ce que fait aussi l’artiste, ce que font les jeunes femmes, avec des fins différentes. Semblable aux miroirs du père de Hokusai, qui quand on les regardait d’une certaine façon laissaient transparaître “une

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floraison immobile au fond d’un étang”, le miroir d’Angrand va chercher derrière les apparences d’étranges reflets : des pouvoirs de suggestion dont le charme est d’une poésie cachée. Si les femmes y cherchent une image valorisante, sans doute, l’artiste s’y découvre multiple, foisonnant : il s’y voit animal, végétal, paysage sans cesse nouveau. On dit que le visage est le miroir de l’être, Angrand l’efface ; il invente le miroir effacé, le miroir transfigurant, le miroir intérieur. Si l’analogie entretenue entre miroir et eau mène aux types de miroirs du père de Hokusai qu’évoque Henri Focillon dès 1914, elle introduit une autre notion : celle de l’incomplétude du miroir. En mars 1889, dans un courrier adressé au critique Brieux, l’artiste marque le “peu d’intérêt” qu’il éprouve pour ces paysages qui ne sont à tout prendre que l’inventaire, la nomenclature topographique des sites. Il souligne : “Je pense qu’un tableau doit révéler l’état sensitif de l’artiste qui l’a signé”. Il y dit “combattre cette opinion de beaucoup de gens : que l’art que nous essayons d’innover est un art platement réaliste, un art mais de copiste. Non, (reprend-il) c’est au contraire un art synthétique et subjectif”. Il dit aspirer à la traduction simplificatrice des formes. Contre les “habiletés convenues, inexpressives et impersonnelles”. Comme dans le miroir d’Hokusai, il y a quelque chose qui se dissimule derrière sa propre image, pas seulement une floraison tout au fond d’un étang. Une bande dessinée de Pico Bogue le met en scène de manière amusante : Une femme se regarde dans la glace, son fils lui lance : “Tu te regardes dans la glace, petite coquette ? -Mais non ! Je n’arrive pas à me regarder... J’ai beau essayer (se mettant devant la glace) Il y a toujours cette drôle de femme qui me bouche la vue”. C’est quelque chose de cet ordre-là. Paradoxalement, si le miroir nous montre notre image, dans son inversion, il nous montre surtout notre propre irréalité. Plat, le miroir déréalise. Nous le savons, les autoportraits de Charles Angrand sont autant de balises, d’étapes d’une autobiographie qui s’élabore en récits. Ils participent d’un système de miroirs qui cheminent à la façon de ce qu’en écrivit Stendhal au début du Rouge et le Noir, définissant ainsi le roman : “un roman, c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin”. Angrand aspire à créer un roman de soi par l’image. À reprendre du miroir l’aspect médiéval encyclopédique appliqué au soi, il en fait l’outil d’une encyclopédie du soi, de ses aspects collectés dans le monde.

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Roger Caillois soutenait qu’il existe une loi naturelle selon laquelle les organismes vivants deviennent captifs de leur environnement et prennent l’aspect de l’espace qui les entoure - n’est-ce pas de cela dont il s’agit ? Francis Ponge lorsqu’il dresse le portrait posthume de Claudel dans La Nouvelle Revue française ne procède pas d’une autre façon quand il compare l’auteur du Soulier de satin successivement à un crapaud, à un scarabée, un gros dolmen branlant, une vieille tortue, un porc, un gros lapin et à un tank. Le miroir d’Angrand n’est pas une simple image inversée, il a son autre côté. Nous sommes observés par l’artiste et pourtant nous nous trouvons avec son reflet, dans le miroir, tandis que lui se trouve de l’autre côté - à l’endroit. Il se regarde regardant dans le miroir, et donc se regarde en nous regardant. Entre les rapports du peintre et de son œuvre se trouve la présence du spectateur. “De temps en temps le soir, il émerge un visage -écrit Borgès dans son Art poétiqueQui soudain nous épie de l’ombre d’un miroir ; J’imagine que l’art ressemble à ce miroir Qui soudain nous révèle notre propre visage”. De la sorte fonctionne la machinerie miroitante que met en place Angrand. Trois autoportraits sont réalisés avec miroir, et il s’en est suivi, nous l’avons vu, de multiples sans miroir, que nous pourrions appeler des autoportraits intérieurs, tant ils proposent au regardeur, l’invitent dans le même temps à se voir dans un reflet autre. Sans comparant d’abord (autre que sa propre enveloppe, si on peut dire), puis avec des comparants foisonnants, le miroir de Ch. Angrand se diversifie à l’infini ; il diffracte. Dans ce miroir sans brisure, l’image est remplacée par l’imaginaire, si bien que chacun de ses nouveau autoportraits réfléchit celui qui le regarde. De fait, la toile, le papier, reflète -comme le miroir- la lumière. Plus la conscience de l’artiste en polit la surface mieux il reflète l’essentiel. “Je suis votre miroir”, nous répète Angrand, avec Ulenspiegel.

Probable portrait de Charles Angrand par Seurat (1888, sur l’île de la Grande Jatte dont on perçoit les hautes herbes), la toile reflétant le miroir de l’imaginaire.

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On a dit du miroir qu’il était le symbole même du symbolisme. Le poète persan Attâr a dit que “le corps est dans son obscurité comme le dos du miroir ; l’âme en est le côté clair”. Chez Angrand, l’aspect extérieur disparaît et est remplacé par le foisonnement de ses apparences symboliques. Le miroir redevient spéculant, il intègre la recherche du regardeur. Cette recherche convenait au retirement cultivé par le peintre, à son caractère tel qu’il se révèle dans sa conversation par lettres. “Je te dis des choses que je ne devrais que penser” confie-t-il à son correspondant (avril 1890) pour passer à autre chose. Discrétion qui va de pair avec l’effacement. Il termine sa lettre au critique Eugène Brieux de 1889 de la sorte : “Je ne veux pas vous importuner davantage, Monsieur. Cette lettre est déjà trop longue. Je regrette de n’avoir pas comme mes amis le plaisir d’être en relation avec vous (...) je vous aurais au moins privé de la fatigue de me lire car j’éprouve en terminant comme un scrupule d’avoir été aussi osé et aussi indiscret. Mais on m’a tant assuré de votre amabilité que j’ai pensé être excusé d’avance”. Scrupules de petit-fils de paysan, de provincial devant le critique parisien... Avec Angrand, même les miroirs s’excusent.

Le miroir du regard : regards croisés, pommiers croisés. Miroir, réciprocité des consciences.

Miroir, dualité sans duel.

Besoin du miroir de soi dans l’autre. Miroir où le particularisme du visage s’efface pour mieux accepter l’autre en soi.

Miroir des générations : l’enfant deviendra mère à son tour et transmettra la vie... On dit, n’est-ce pas ?: porter la vie.

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.XVI. INDIVIDUALISME ET ART SOCIAL

La préoccupation de Charles Angrand de décliner de manière égotiste le soi, en des formes évanescentes et diverses, semble non seulement étrangère, mais en opposition à un idéal artistique à visée sociale, théorisé par de nombreux penseurs politiques de la seconde moitié du XIXe siècle (en exceptant Proudhon) : Jean Grave, Pierre Kropotkine, Adolphe Tabarant, Bernard Lazare, Fernand Pelloutier, Roger Marx, Léon Rosenthal, ou Jean Lahor, dont pour certains l’artiste se réclame. Comment définir l’articulation entre ce versant essentiel de l’art d’Angrand, dégagé des contingences, tendu vers l’atemporalité de la représentation du soi, et les réalisations vouées à des publications ancrées dans une actualité pressante, brûlante, telles celles qui inscrivent sa collaboration aux Temps Nouveaux ? Par suite : Comment concilier cette recherche d’un autoportrait foisonnant, métaphorique pour ne pas dire métaphysique, avec la fréquentation nourrie, la longue amitié avec le peintre des figures d’ouvriers, des démobilisés, l’illustrateur du Père Peinard : l’anarchiste Maximilien Luce ? Il convient d’interroger ce qui peut articuler cet art éminemment personnel, centré sur l’expression du soi, et les préoccupations d’ordre social dont l’artiste se fait chantre, quand bien même la tentation serait grande d’y voir deux aspirations distinctes, traversant l’œuvre, sans lien : deux facettes, l’une tournée vers l’extérieur, l’autre, plus ou moins dissimulée, tendue vers une appropriation illimitée d’un soi éclaté sous différents aspects révélés, réfractés et fragmentaires, qui s’apparente par certains aspects à la démarche qu’entreprit Vi²ncent van Gogh. Une réalisation cristallise cette difficulté à laquelle a été confronté l’artiste pour penser cette articulation entre l’individuel et le collectif, entre l’art pour soi et l’art social : l’œuvre en question est la lithographie Dehors ! (1899), entreprise qui vient clore le cycle des Maternités, et qui, dans le même temps, est destinée à l’album d’images propagandistes de l’anarchiste Jean Grave. Nous savons que dès mars 1896, Jean Grave fit part de son intention de publier un album de lithographies dans une lettre adressée à Camille Pissarro, en des termes génériques : “Le dessin devrait par quelque côté que ce soit, avoir trait à l’idée, mais l’auteur aurait la liberté la plus complète pour le choix du sujet” [c’est moi qui souligne].

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L’album sorti, précise Aline Dardel, comprit trente planches et un frontispice, il nécessita 6 années pour voir le jour, au lieu des 18 mois initialement envisagés. En 1903, ajoute-t-elle, les séries complètes seront vendues 75 ou 150 francs selon l’édition.

Auguste Roubille, frontispice de l’album des Temps Nouveaux, 1903, publié sans l’œuvre de Ch. Angrand.

Charles Angrand met un terme à ce travail délicat, précis, du rendu lithographique auquel il s’est cantonné 6 semaines durant, en partenariat avec l’artisan lithographe Tailliardat, en décembre 1899. Dans un courrier classé en novembre dans la Correspondance publiée, mais plus vraisemblablement de décembre, pour ne pas précéder sur celle adressée à Maurice Dezerville, il annonce à Jean Grave y avoir travaillé un mois et demi, et fait part de son expédition : “Je vous envoie ce soir jeudi en même temps que cette lettre ma lithographie. Je vous l’ai fait attendre, mais mon excuse est que depuis le commencement d’octobre, je m’en suis occupé exclusivement. (...) Que va-t-elle donner au report ?” À aucun moment, il ne semble douter de sa publication, il la titre : Dehors!, et en préfigure les tirages : “Si vous consentiez (écrit-il dans cette même lettre), je prierais M. Tailliardat, à titre d’expérience, d’essayer un tirage de 25 sur du Ingres que je prierais Berville de lui faire tenir à domicile”, ce qui accrédite le fait qu’il est pleinement satisfait du rendu. Il n’imagine pas une seule seconde, compte tenu de la qualité artistique de l’équilibre des masses claires et foncées du rendu lithographique (ce que le neveu essaiera de nier constamment), le refus de Jean Grave. Or, c’est bien ce qui eut lieu, le motif ne correspondait pas à “l’idée” pour reprendre le terme utilisé par Grave, ou à l’idéal anarchiste, tel que s’en faisait l’éditeur.

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La publication des lettres que le principal rédacteur des Temps Nouveaux fit parvenir à Angrand, conservées certainement par le neveu, inédites, aurait été à ce titre bien éclairante. En l’absence de ces documents, le refus soulève plusieurs questionnements. En premier lieu, la question de la critique, et des spécialistes de Charles Angrand. La première biographie de 1982, signée par M. Lespinasse, reproduit Dehors !, mais ne mentionne aucunement dans le déroulé du texte, dans le récit de vie, l’unique pièce lithographique connue d’Angrand, importante en ce qu’elle augure de sa participation au courant anarchiste du tournant du siècle ; elle est l’ignorée d’une biographie sur lequel plane l’ombre du neveu, auteur Gallimard. Qu’y avait-il là à dissimuler ? Cinq années plus tard, en 1987, Aline Dardel, docteur en Histoire de l’art, consacre un dossier publié par le Musée d’Orsay à “la propagande par l’image de l’hebdomadaire des Temps Nouveaux”, dans lequel est fait mention et reproduit Dehors !, en petite dimension, faut-il préciser, de sorte qu’il est difficile au lecteur de s’en faire une opinion exacte. “Toujours insatisfait du résultat, malgré de nombreux essais (écrit la rédactrice), l’artiste ne voudra pas publier sa lithographie”. Nous le savons, l’assertion est inexacte. L’œuvre est achevée et envoyée. L’universitaire y revient un peu plus loin : “Certains promettront un peu vite, et ne pourront tenir leur promesse dans les délais comme Willette, D’Espagnat, Angrand”. À nouveau est invalidée cette dernière proposition : Dehors ! est finalisé en 1899, la dernière lithographie à être livrée pour l’album de Jean Grave, de Steinlein, la sera en novembre 1902, soit 3 ans après l’envoi d’Angrand ! Sans nul doute, l’auteure de l’étude prit-elle conseil auprès du neveu de l’artiste qu’elle remercie en exergue. De fait, au terme d’un troisième essai, la lithographie réalisée par l’artisan Tailliardat est agréée par l’artiste, nous l’avons montré, qui l’estime suffisamment accomplie pour l’expédier en décembre plutôt qu’en “novembre” 1899. Le fonds Jean Grave conservé à l’Institut français d’Histoire sociale porte à 4 les courriers de Charles Angrand consacré à ce seul travail. Nous savons par une lettre adressée à Paul Signac qu’Angrand avait reçu “toute la collection disponible” des lithographies destinées à l’album. Il avait donc des modèles et pouvait s’en inspirer et se couler dans l’esprit de l’hebdomadaire. Il choisit pourtant de s’en écarter.

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Guère étonnant si tenté que l’on mesure l’originalité dont fait preuve Charles Angrand dans ses envois destinées aux Temps Nouveaux par rapport aux illustrations de ses camarades. Aline Dardel, dans une conférence de janvier 2006 consacré aux “Illustrateurs des Temps Nouveaux”, passe en revue les thèmes de prédilection abordés. Elle indique dans un premier temps que “le dessin d’humour est totalement absent des Temps Nouveaux”, ce qui est inexact en ce qui concerne la participation d’Angrand : “On tue ce qu’on peut... Superbe, ce Marocain-là !”, dessin d’humour publié à deux reprises par Jean Grave, en septembre 1907, puis après la mort de l’artiste, en forme d’hommage, en 1927.

En légende : “On tue ce qu’on peut... Surperbe, ce Marocain-là !”

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Un humour que l’artiste avait conservé de l’aventure des Arts Incohérents, alors qu’il fut, pour reprendre les mots de Riout-Grojnowski, “le seul Incohérent que les historiens de la peinture reconnaissent comme peintre dans le plein sens du mot”, ce qu’il osait proposer face au sérieux de l’entreprise Grave. Il est remarquable, à ce titre, que Grave supprimât la légende de la réimpression du dessin, qu’il en vidât par conséquent l’ironie et le caractère journalistique, ponctuelle (la guerre du Maroc), pour n’en retenir que la charge symbolique.

(Source CIRA)

Dans sa conférence publiée, Mme Dardel dégage les thèmes privilégiés de l’illustration des Temps Nouveaux : “les inégalités sociales, et surtout l’éternel miséreux. Il fallait montrer au peuple la laideur de la vie contemporaine, comme le recommandait Kropotkine. Ce sont les vagabonds, précise-t-elle, qui donnent lieu aux dessins les plus poignants. Errants, trimardeurs, exilés, mendiants, chômeurs, solitaire ou en famille, c’est tout un peuple misérable vivant sur les routes. Ce thème de l’errance et du chemin est omniprésent.” Or, ce thème est quasi absent des productions d’Angrand pour l’hebdomadaire. En second lieu, elle énonce “la révolte contre l’autorité. Le Démolisseur, l’Incendiaire, l’homme libéré de ses chaînes deviennent les symboles de l’action révolutionnaire”. Angrand n’utilise pas davantage cette ficelle-là, trop voyante. Fait symptomatique, l’auteure liste des dessinateurs aussi divers que Luce, Signac, Walter Crane, Lucien/Camille Pissarro, Constantin Meunier, Van Rysselberghe, Van Dongen, Kupa, Steinlen, Hermann-Paul, Delannoy, Willaume, Grandjouan, Jossot, Hénault, Raieter, Naudin, Bradberry, mais escamote purement et simplement le nom de Charles Angrand. Elle prend le parti d’éluder une participation qui totalisa 6 dessins publiés de 1903 à 1927, soit sur un laps de temps de 24 années...

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De fait, la plupart des dessins d’Angrand ne correspondent pas à la nomenclature dressée par Mme Dardel, et échappe donc à la démonstration. Dehors ! est refusé par Grave (1899) ; “Frontière”, qui fait le frontispice de Patriotisme-Colonisation (en 1903), s’il représente bien un cavalier errant qu’attendent deux vautours, joue cependant avec les codes et les stéréotypes de l’exercice anarchiste puisque en même temps, les charognards se penchent audessus de la signature de l’artiste posant là un ars pictura. Le Semeur (1907) ne correspond pas davantage à la nomenclature énoncée; ni “On tue ce qu’on peut...” de la même année, on l’a dit ; pas même la Femme à l’enfant de 1914, à l’orée de la Guerre, en couverture ; ni même la couverture expressionniste par le trait, symboliste par le motif, de La Loi et l’Autorité... Il est à souligner que le dessin qui se rapproche le plus du topos anarchiste dressé par Mme Dardel, est le deuxième destiné à Jean Grave, après un premier refus donc, imprimé au frontispice de l’édition PatriotismeColonisation, comme si Grave l’avait mis en avant dans le but d’effacer son refus précédent.

Participations d’Angrand à l’illustration des Temps Nouveaux.

Mme Dardel ne sachant comment intégrer Charles Angrand à son étroite grille de lecture a préféré tout bonnement l’ignorer - dévoilant a contrario l’originalité, la variété et la richesse imaginative du travail d’illustration de cet artiste. Pour s’en tenir à l’œuvre lithographique Dehors !, nous observons qu’aucun autre dessin de l’artiste publié par Jean Grave ne nécessita un tel échange de courriers, passé ce refus aucune autre lettre ne portera “Mon cher Camarade Grave” en en-tête, et ne se clora par l’enthousiaste “Je tâcherai d’intéresser le plus d’amis possible à notre cause” (novembre 1899)...

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Une lettre inédite (numérotée 13 au fonds Jean Grave) que nous pouvons situer à l’orée septembre 1899, par comparaison avec une lettre à Paul Signac par laquelle Angrand prend conseil auprès de son camarade pour sa lithographie, indique tout à la fois ses atermoiements d’artiste et sa volonté à finaliser un travail déjà bien avancé : “Mardi matin Mon cher Camarade Grave, Excusez mon retard. Après les courses à bicyclette par ces chaleurs, j’ai été indisposé. Ce matin je reprends courage - et ma plume. Vous me demandez peut-être une chose impossible -savez-vous ?- mais pour laquelle cependant je m’empresse de vous dire que je ferai tout le possible. Je n’ai qu’une fois en effet essayé d’une litho - et malgré que j’aie repris mon sujet, je n’ai pu y réussir. Monsieur Tailliardat (28) pourtant avait mis sa bonne grâce à me guider et ses soins à tirer mes épreuves. Les premières furent trop pâles. Les secondes - du fait que j’avais par réaction trop chargé mon dessin - se noyèrent sous la presse. Aussi j’ai toutes raisons de craindre qu’une troisième expérience ne soit encore satisfaisante. Pourtant je vous promets de la tenter. Je demanderai prochainement à Berville (chaussée d’Antin) (29) de m’envoyer du papier lithographique et des crayons et je me mettrai à mon sujet - probablement quelque scène rustique. Vous dire quand je pourrai vous l’annoncer finie, je ne saurais. Je puis vous assurer toutefois que je mettrai à ce travail toute ma ferveur. Luce vous a dit combien j’étais lent, même dans les exercices où j’ai acquis quelque doigté ! Mais quoi qu’il m’ait préparé auprès de vous une excuse je vous donne l’assurance que je n’abuserai pas de votre attente. Quand vous le verrez transmettez-lui ma poignée de main. C’est à lui que je m’adresserai si je me trouve trop embarrassé. Comptez donc sur ma collaboration et agréez ma vive cordialité. Charles Angrand.” (Source : I.F.H.S., fonds Jean Grave). La troisième tentative, dont il est question, est effectivement considérée comme aboutie, suffisamment en tout cas pour être envoyée en décembre. Un article paru dans Témoignages de La Réunion intitulé “La falsification Pierre Angrand” du 15 juin 2015 se penche sur l’analyse qu’en fait Aline Dardel dans le dossier qui fut publié par le Musée d’Orsay. Elle décrit sommairement le sujet en ces termes : “Il s’agit d’un chat regardant au travers d’une fenêtre vers la lumière, la liberté”. Quelques lignes plus loin, elle y revient : “Toujours insatisfait du résultat, malgré de nombreux essais, l’artiste ne voudra pas publier sa lithographie”. Ce 133


qui, on le sait, est rigoureusement inexact. La lithographie, d’une grande qualité d’exécution, est achevée.

Le contenu de l’analyse montre que, conseillée par Pierre Angrand, Mme Dardel fait un contresens manifeste. Une simple observation suffit pour s’en convaincre : le rebord de la fenêtre est bien visible : c’est ce qu’on appelle un appui de fenêtre, en légère pente pour l’évacuation des eaux de ruissellement ; on y distingue l’oreille de l’appui qui en déborde le battant droit et vient prendre naissance sur le mur extérieur ; le spectateur attentif y voit un volet. Le chat n’est donc pas enfermé à l’intérieur d’une pièce à la recherche d’une quelconque liberté du dehors, comme l’indique la rédactrice, puisqu’il est déjà à l’extérieur : il quête plutôt un geste du dedans pour pouvoir rentrer. D’où l’injonctif Dehors ! que l’artiste lui donne en titre. Au reste, la lettre qu’Angrand fit parvenir à Signac en décembre 99 était à ce titre on ne peut plus explicite : “le sujet vraiment ne vaut pas le temps que j’y aurai consacré (écrit-il) : un chat laissé dehors le soir et qui se silhouette sur l’appui d’une fenêtre éclairée” [c’est moi qui souligne]. Mais voilà, cela n’était pas du goût de ce que le neveu, professeur d’université, auteur Gallimard, voulait qu’on y voie : la lithographie se faisant le récit d’une vérité plus intime, celle d’un chat chassé, laissé à la porte, qui raconte la douceur d’un foyer, et rapporte une volonté de dépendance domestique, cohérent en cela non seulement avec le travail de l’artiste qui pense souvent par cycles (le cycle des noirs et blancs, des intérieurs nuits), surtout

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avec les crayons Conté des Maternités qui lui sont contemporains et qu’elle prolonge. Le bonheur, semble dire l’artiste, réside non dans la conquête d’une liberté extérieure, toujours à repousser, dans une lutte permanente, mais dans la protection d’un en-soi, dans le repliement chaleureux et bienfaisant d’un foyer, faisant d’un même mouvement du monde extérieur le domaine de l’éparpillement vain. “Cultive ton jardin”, répétait inlassablement Candide, c’est là que se trouve ton bonheur. Si l’œuvre est emblématique, elle ne l’est pas tant par son motif que par sa destination. Charles Angrand avait en vue sa publication dans un ensemble dont il avait en partie connaissance, et dont il s’écarte, avant que d’en être écarté... Il concentre toute l’ambiguïté du travail de l’artiste : art social pour lui (qui évoque une “cause” commune), et art pour l’art pour Jean Grave... Avant de questionner l’aspect social revendiqué par l’envoi de cette représentation, il convient d’en revenir au fil de la critique. Après le décès du neveu, en 2006, plus libre de ses propos donc, M. Lespinasse publie une seconde biographie ‘toilettée’. Il corrige l’oubli de l’œuvre, mais avance de manière tâtonnante, de sorte à ménager à la fois la chèvre et le chou : “La lithographie ne fut pas commercialisée par Grave devant le décevant résultat”. Décevant pour qui ? Pour l’artiste, ou son destinataire ? À quoi tenait cette déception ? L’auteur passe à autre chose de sorte à laisser planer une ambiguïté malséante, à faire place à une béance qui se refuse à l’analyse. Il est fort probable que le biographe ne souhaitait pas contrevenir aux affirmations énoncées par Aline Dardel, docteur en Histoire de l’art, dans son dossier du Musée d’Orsay, édité par le Ministère de la culture, propos que soutenait par ailleurs le neveu du peintre agrégé de l’université, auteur Gallimard. Si l’on s’en tient aux archives, l’artiste ne reprendra contact avec Grave qu’en 1903, l’année de la publication du dessin “Frontière”, en frontispice de l’épais livre Patriotisme-Colonisation, plus en accord avec la stéréotypie des attentes de Jean Grave. Il commence sa lettre par s’excuser “pour le long temps qu’il a laissé passer sans lui répondre”... Le refus a sans doute laissé des traces, et lui vaudra du même coup un retrait relatif par rapport à d’autres de ses camarades artistes : à titre de comparaison, tandis qu’Angrand fournit 1 couverture des publications des Temps Nouveaux, Signac ou Delannoy en fourniront 2, quant à l’ami Luce, il en est l’auteur de 9...

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De toute évidence, les critères d’Angrand ne sont pas ceux -caricaturauxqu’énonce Aline Dardel dans son étude. Pour appréhender de manière profitable le mouvement, il convient plutôt de se référencer aux articles de Georges Roque et de R.L. Herbert. Mais pour saisir la démarche, toute en nuance et atypique, de l’artiste, autant faut-il cerner l’actualité de l’Art social fin de siècle. Adolphe Tabarant crée en 1889 le Club de l’art social, regroupant des militants, tels que Jean Grave, Poujet, Louise Michel, des hommes de lettres, dont Léon Cladel, Rosny, Ajalbert, Lucien Descaves, et des artistes comme Camille Pissarro et Rodin. En 1890, il est à la rédaction d’un article, “Le Club de l’art social” publié dans La Revue socialiste dont le dessein est d’en faire connaître les objectifs . S’en suivent des conférences organisées en 1896, et leur publication : L’art et la société de Charles Albert, L’écrivain et l’art social de Bernard Lazare... L’objectif visé étant le développement harmonieux de la collectivité sur la base d’un idéal artistique. Lazare n’est pas un inconnu de Charles Angrand, il se trouve cité à deux reprises dans la Correspondance qui nous apprend que l’écrivain s’était porté acquéreur d’un des dessins, au crayon Conté fort probablement, Paysan au fumier, en 1893. En 1896, voit se constituer le groupe des Cinq, qui deviendra “L’Art dans Tout” deux années plus tard. En cette fin d’année 1896, Charles Angrand retourne s’installer en province, il a certainement suivi de près ou de loin les étapes de cette floraison. L’essai sur L’Art social de Roger Marx, publié en 1913, aide à saisir la portée révolutionnaire de la lithographie refusée par Grave. Le critique aspire dans son ouvrage à un Art social, qu’il définit comme un art de “mesure et de simplicité” qui doit tendre dans une proximité immédiate vers le peuple. “Dans une société vieillie, perméable aux influences extérieures, précise-t-il, le penchant à la complication peut l’emporter passagèrement : le naturel ne tarde guère à reprendre le dessus”. “Sous l’action précipitée des ambitions ardentes, on s’est plus préoccupé, au début, du décor que de la construction, plus des enjolivements que de l’harmonie des proportions et du juste rapport des volumes”, Angrand n’aurait pas écrit autrement, lui qui cherchait la synthèse, et l’écrivain de conclure : “l’effort des dernières générations tend à activer le retour à la simplicité, à la clarté qui constituent le fond même de la tradition nationale. Cette tradition se nuance d’accent de terroir dont il est bon de prolonger la survivance”. Art social fait de simplicité en accord avec ce qu’il appelle le terroir, le travail d’Angrand s’inscrit pleinement dans cette acception.

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Fils d’instituteur, normalien, répétiteur au lycée de Rouen, puis à Chaptal à Paris, la correspondance de l’artiste nous renseigne sur l’intérêt qu’il portait aux valeurs pédagogiques égalitaires. “Quand, débarrassé des exploiteurs qui l’abrutissent, le travailleur aura le temps de penser et de s’instruire, il appréciera toutes les diverses qualités de l’œuvre d’art”, écrivait Signac dans l’édition du 13 juin 91 de La Révolte. Le Normand ne souhaite pas attendre davantage que le peuple soit libre pour le toucher ; Dehors ! ne sonne pas autrement que comme un nécessaire appel au retour des pères au foyer, en place de courir les assommoirs et les lupanars qui gangrènent la société parisienne de la ‘Belle Époque’ dans l’espoir qu’ils retrouvent la beauté du foyer, qu’ils profitent de la présence de leurs enfants, pour parfaire et jouir de leur éducation avant qu’il ne soit trop tard. “Je me demande, écrivait Roger Marx sur ce point, s’il est juste d’imputer à l’ouvrier les hontes de l’alcoolisme, quand sont si rares les diversions aptes à l’en éloigner”. La lithographie fait réponse à ces travers sociaux. Ce versant n’a pas été saisi par Jean Grave dont les vues étaient plus tournées vers la destruction de l’ordre ancien que vers la construction préalable des esprits de ceux qui devaient la renverser. “Ne demandons au peuple de ne rien admettre qu’il ne comprenne, de ne rien admirer qu’il ne sente”, demandait Romain Rolland en 1903 dans un même esprit que celui qui animait Dehors ! Dans le milieu anarchiste, comme chez les bourgeois, l’originalité foncière de Charles Angrand fut peu acceptée, du moins incomprise, alors que la thématique de la lithographie était accessible au milieu ouvrier, et qu’elle épousait les thèses de la sphère solidariste. Ce que dit encore le refus de Dehors !, ce sont les tensions qui agitent la cause anarchiste : entre artistes d’une part, et les propagandistes stricts de l’autre dont font partie Grave et Kropotkine. En dépit des avertissements de Lucien Pissarro ou ceux de Paul Signac, Grave a réfréné comme on le voit avec son refus, l’initiative artistique. “La distinction que vous établissez entre l’Art pour l’Art et l’Art à tendance sociale n’existe pas [prévenait le fils Pissarro dans une lettre à Jean Grave, publiée dans Les Temps Nouveaux du 25 novembre 1895]. Toute production qui est réellement une œuvre d’art est sociale (que l’auteur le veuille ou non), parce que celui qui l’a produite fait partager à ses semblables les émotions les plus vives et plus nettes qu’il a ressenties devant les spectacles de la nature”. Une redéfinition qui ne devaient pas convenir à Grave, si l’on en croit son refus de la lithographie. Signac ajoutait : “Le peintre anarchiste n’est pas celui qui représentera des tableaux anarchistes, mais celui qui, sans souci de lucre, sans désir de récompense, luttera de toute son individualité contre les conventions bourgeoises et officielles par un apport personnel” (vers 1902).

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Le critique R.L. Herbert dans ses articles, notamment “Les Artistes et l’anarchie d’après les lettres inédites de Pissaro (sic), Signac et autres”, le pointe : les artistes, dont Charles Angrand particulièrement, résistaient au piège d’un réalisme socialiste. “L’art doit-il être didactique ? demandait Bernard Lazare dans une conférence de 1896. Non, répondait-il, il doit être vivant”. Herbert précise : “L’autonomie même que revendiquait les anarchistes doit aussi s’appliquer aux artistes, qu’on n’a pas le droit d’asservir à une esthétique dictée par quelque collectivité que ce soit”. C’est cela même que revendiquait l’envoi de Ch. Angrand. Il est singulier qu’il ait été censuré par celui qu’on surnomma d’un paradoxal mais certain “pape de l’anarchisme”. “Le cas de Signac, d’Angrand, de Cross et de tous les autres, analyse justement Herbert, est plein d’enseignement : à l’aube de l’art abstrait, ils se posèrent le dilemme et en vinrent finalement à la solution qui depuis a prévalu parmi les artistes : un artiste ne doit être fidèle qu’à sa propre sensibilité esthétique, car c’est par son art même et non par les thèmes qu’il peut développer qu’il contribue à détruire l’ordre ancien”. Herbert escamote cependant la singularité du sujet pour mettre l’accent sur le style. Dehors ! comme la majorité des recherches de Charles Angrand au crayon Conté témoigne de sa tentative de concilier le blanc et le noir, l’intériorité et l’extériorité, unis par l’harmonie de l’arabesque et du fondu enchaîné. Fourier aspirait de ses vœux “l’emploi harmonique des discords” ; Jean Grave, luimême, en appelait à “la somme, au mariage, à la fusion des éléments antinomiques et cependant cohésifs”. On comprend, dès lors, les “Mon cher Camarade Grave” qui montrent qu’Angrand avait une vision haute de l’Anarchisme, qui consistait à combiner harmonieusement l’espace de l’intime avec l’espace public, plus libre en tout cas que celle de Grave. Le blanc n’existe qu’en parité avec le noir, dans une harmonie souhaitable et souhaitée. “L’équilibre qui correspond au calme implique un rapport égalitaire des tons et des teintes”, écrit Georges Roque qui cite Jules Christophe qui portait dans le numéro des Hommes d’aujourd’hui de 1890 consacré à Seurat, le grand ami d’Angrand : “le calme de ton, c’est l’égalité du sombre et du clair, du chaud et du froid”. Ce que Charles Angrand identifiait du mot d’Harmonie. Dans un futur monde idéal, l’harmonie servira à triompher de la fragmentation de la vie et les différentes parties de l’homme formeront à nouveau un tout ; Dehors ! se réclamait de cette harmonie de l’homme et de la femme autour de l’enfant. Pour l’artiste parisien et normand, l’expression du soi n’était pas un obstacle à un art social, au contraire, à partir du moment où chacun pouvait se retrouver dans la figure projetée de l’artiste, à la condition même que l’artiste se projetât dans une forme suffisamment diverse pour accueillir la forme de tous. Tour à tour le chat fut ce réceptacle, mais aussi le cochon, le bateau, le cheval, le

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scieur de long, le semeur, et autres, jouèrent ce rôle dans l’espoir d’agrandir la vision, de briser les codes et les réflexes de l’égoïsme et de l’égocentrisme qui cimentent l’univers bourgeois... S’il efface enfin les visages, c’est pour introduire la dimension de l’hétérogène marqué du seau de la différence, et donner une place entière aux formes exclues.

(28) Le nom d’André Tailliardat, imprimeur-lithographe est mal orthographié par Angrand et dans la Correspondance publiée. Le tirage des lithographies destinées à l’album a été effectué chez cet artisan que Grave semble connaître avant 1895. Camille Pissarro et Maximilien Luce faisaient tirer leurs lithographies chez Tailliardat avant cette date, selon les indications de Mme Dardel. L’impression de Mazas de Luce lui fut en effet confié en 1894. Charles Angrand avait déjà fait une tentative de lithographie avant Dehors !, selon lui ratée. On ignore tout de ce précédent. (29) Berville, maison fondée en 1833, 25 chaussée d’Antin.

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.XVII. LE PLUS SYMBOLISTE DES NÉO-IMPRESSIONNISTES (En conclusion)

L’analyse montre l’importance de la réalisation par groupes, par cycles, en archipels de l’œuvre. Parce que ses éléments s’éclairent mutuellement, dialoguent, les séparer, ou vouloir les séparer les unes des autres, c’est éclater leur signification, briser le réseau de sens qui les compose. Vendre Antoine au Musée d’Orsay, Emmanuel à une riche collectionneuse de Boston, les isoler des Maternités, n’avait aucun sens, c’était rompre l’ensemble qui les constituait. Ventes à l’étranger, dans les salles londoniennes autour des années 60-70, à Versailles dans les années 80 ; une étude, souhaitable, serait à mener sur l’attitude du neveu du peintre et la volonté de silence et d’éparpillement qui était la sienne. Pour saisir le sens du travail de Charles Angrand, il est capital de reconstruire un panorama dont les Autoportraits réalisent un des points de fuite majeurs. Le sommaire de la Correspondance publiée, incomplet -parfois à dessein-, ne renseigne pas sur l’usage et la fréquence des notions esthétiques, pourtant cruciaux pour saisir la démarche d’esprit d’Angrand, ne sont mentionnés ni harmonie, ni synthèse, arabesque, couleurs, réalisme, idée, analogie... N’y sont pas davantage portés les mots de symbole et de symbolisme, manifestes, centraux dans les préoccupations de l’esprit fin de siècle parisien. Un comptage partiel pourtant en relève a minima neuf occurrences. En décembre 1899, Angrand présente à son destinataire de manière contournée, le travail qu’il vient d’achever, il a recours pour cela à un terme qui fait sens : “Mon sujet est un peu quelconque : détail de la vie rustique, simple essai de clair-obscur en vague symbole. Si vous y désirez une désignation, il me semble que celle-ci : Dehors ! conviendrait”. Destinée plus à une personne chère qu’à un public anarchiste -et Jean Grave ne s’y trompa pas-, la lithographie s’avance sous la bannière du symbole. Dès 1891, Angrand dans un compte-rendu, destiné à son confident de longue date, Maurice Dezerville, de ses démarches d’artiste, use de ces mots : “à Rouen, je présentais deux de mes tableaux au suffrage du jury [32ème exposition municipale des Beaux-Arts de Rouen]. Les Barbares n’y ont rien vu de ce qui fait leur force esthétique. J’avais là un chien de berger dans le brouillard du matin - en plein champ- attentif au parc ensommeillé. Le Symbole auréolé de la vigilance, quoi ! Ah ouiche, mes sacrés cochons d’indigotiers et de

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filateurs n’ont pas compris : ces pachydermes départementaux sont décidément imperméables à l’Idée” (30). Le symbole et l’Idée associés sont, dans les passages théoriques de la Correspondance, proclamés éléments centraux et basiques du processus de création. L’artiste opère une nette distinction, observons-nous, entre les termes appariés symbolisme-symboliste (qu’il rattache à un groupe d’artistes auprès desquels les Néo-Impressionnistes exposent dès les années 92 à la galerie du Barc de Boutteville), et celui de symbole, associé souvent à un autre mot : “l’Idée”, ainsi qu’à celui de “synthèse”. La critique principale adressée à l’endroit de ceux qu’il appelle les symbolistes, est de “ne s’inquiéter que médiocrement de la belle matière et de la clarté”, ce qui n’engage aucunement -faut-il le souligner ? - une critique de la démarche de fond. Pour essayer encore de le dire d’une manière poétique, avec l’aide de la métaphore de la pomme et du pommier, il ne serait suffisant pour l’artiste de moudre le fruit sec du concept pour en tirer l’huile de la théorie qu’à la simple condition d’en revenir toujours à la peau de l’image. Ceci posé, Symbolistes et Néo-Impressionnistes étaient plus proches qu’on ne le croit. De 1892 à 1897, l’espace de quinze expositions, ils se partagèrent les cimaises à la galerie de Le Barc de Boutteville. Durant ces cinq années, Angrand eut le temps d’échanger avec les membres du groupe ami, et de s’imprégner de leurs travaux. Si 1886 marque l’année qui révèle au grand public le principe du néoimpressionnisme, (présentation du Dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte de Georges Seurat à la 8ème exposition des impressionnistes), il est aussi l’année, par excellence, manifestaire du Symbolisme. Wyzewa, Moréas, Kahn, Paul Adam, tour à tour usèrent de la presse pour s’en faire les porte-drapeaux. “À partir de 1886, année où les deux mouvements naquirent (souligne Robert L. Herbert dans un article sur “Les théories de Seurat”), NéoImpressionnistes et symbolistes partagèrent les amitiés. Pendant environ cinq ans, les Néo-Impressionnistes occupèrent la première place dans la presse symboliste, jusqu’à ce que les deux mouvements se perdent dans les sables des années quatre-vingt-dix.” Le critique ne dit pas de quel sable il s’agit. La correspondance publiée d’Angrand témoigne que Teodor de Wyzewa s’était porté acquéreur d’au moins un de ses dessins au crayon Conté : ce fut en 1893, La Huche. Le critique s’était positionné, souligne Jean-Nicolas Illouz, en premier théoricien du mouvement symboliste, avec des articles parus dans la Revue wagnérienne entre mai et juillet 1886. Il en appelait à une “synthèse” de la peinture, de la littérature et de la musique qui ferait se rejoindre la ‘sensation’, les ‘notions’ et ‘l’émotion’, préconisant le recours à la ‘suggestion’ poétique.

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Autant de notions phares auxquelles Ch. Angrand se référait dès lors qu’il définissait son art. Le plus connu des manifestes du Symbolisme, paru dans le Figaro du 18 septembre 1886, est signé du jeune Jean Moréas. La visée programmatique qu’il soutenait consistait à “vêtir l’idée d’une forme sensible qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même, mais qui, tout en servant à exprimer l’Idée, demeurerait sujette”. Écho de l’enseignement de Mallarmé, Moréas, comme le fait Angrand, dans sa correspondance, écrit le vocable idée avec une majuscule. “Pour la traduction exacte de sa synthèse, il faut au Symbolisme un style archétype et complexe”. Synthèse, hiératisme, Angrand prend souvent appui sur ces notions. Il indique à Paul Signac qu’il est nécessaire de s’écarter de la stricte réalité sensible par une synthèse nécessaire : le peintre et le poète convergent en ce qu’ils soutiennent que l’art est la mise en œuvre d’une “déformation subjective” de la réalité (Moréas). Pour le néo-impresionniste en aucune façon, le peintre n’est voué à peigner la girafe, il n’a pas davantage à se plier devant le cordonnier qui reproche à Apelle d’avoir peint un personnage inchaussable. Au soir du 2 février 1891, un banquet littéraire est donné en l’honneur du jeune symboliste qui vient de publier avec succès Le Pèlerin de l’absolu, titre qui fait penser à un dessin d’Angrand de 94. Près de deux cent convives se retrouvent pour fêter l’événement. Les peintres Gauguin, Redon, Signac, Rops et Bouguereau assistent à ces agapes ; Seurat, ainsi que tous ses amis de la gent littéraire y figurent : Jean Ajalbert, Henri de Régnier, Félix Fénéon, Arsène Alexandre... Quoi qu’on n’en relève pas d’indice dans la Correspondance, il est hautement probable qu’Angrand s’y trouvât a fortiori qu’il était en mesure d’accompagner ses plus proches amis Seurat et Signac, et que le neveu atteste d’une fréquentation avec Moréas. Au reste, se trouvaient attablés des personnalités que l’artiste côtoyait : Teodor de Wyzewa, Bernard Lazare, Gustave Kahn qui fut fêté à son tour en février 1896 en un dîner auquel le jeune répétiteur normand fut convié, et auquel nous savons qu’il participa. Le 28 septembre 1886, L’Événement entrait dans le jeu manifestaire avec la parution d’un article de Gustave Kahn. À son tour, il appelait de ses vœux un idéalisme “qui nous fait repousser toute réalité de la matière, et n’admet l’existence du monde que comme représentation”. Angrand ne réalisa pas autre chose que de projeter son propre portrait dans les éléments extérieurs du monde. “Le but essentiel de notre art, poursuivait Kahn, est d’objectiver le subjectif (l’extériorisation de l’Idée) au lieu de subjectiver l’objectif (la nature vue à travers un tempérament)”. L’historien Pierre Angrand, dans l’article que l’album Jean Sutter publia, évoque à propos de l’art de son oncle, en une belle formule, un “concret personnalisé”.

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Dans une lettre au critique Gustave Coquiot, l’artiste indiquait avoir fréquenté les symbolistes Paul Adam, Félix Fénéon et Gustave Kahn aux thés de Paul Signac. Le sommaire de la Correspondance publiée minore les mentions de Gustave Kahn (qui se montent à 11 au lieu de 8), pour lequel Angrand reconnaît (en mars 1922) avoir toujours éprouvé “un penchant particulier. Il me mettait à l’aise et il était foncièrement bon. Il l’est resté.” Un rapide recensement dans la presse, à partir de l’outil de recherche Gallica, sur une base incomplète, met en exergue 16 articles dans lesquels Kahn évoque le Néo-impressionniste. À titre d’exemples, en 1888, à propos de la toile Les Meules, il a de belles notations : “une large vision des plaines inondées de soleil et concluant à un bref horizon qui permet de calculer la langueur et la lenteur du paysage”. Dans L’Aurore du 20 mars 1907, le critique félicite Angrand de ses chevaux “qui évoquent les magnifiques simplifications de la statuaire grecque”.

Si l’on en croit une lettre de 1925, l’artiste, en fin de vie, malade et reconnaissant, fit don au critique et poète des Palais Nomades d’un de ses pastels exposés chez Dru. Le critique ne l’oublia pas puisque, fidèle d’entre tous les fidèles, il remit à la rédaction du Mercure de France en 1926 un article nécrologique, puis fournit en 1929 un article d’hommage au quotidien Comoedia. Cette année-là, la Galerie Rodrigues accueillit une exposition des dessins d’Angrand pour laquelle l’écrivain et critique fit la présentation du catalogue. Enfin, en 1932, le même exposa les œuvres du Normand à la Galerie d’Art du Quotidien qu’il dirigeait...

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Plus qu’une réelle sympathie réciproque, les deux artistes se retrouvaient dans une sensibilité et des préoccupations esthétiques communes dont le symbolisme est un des pôles. Les carnets de peintre ont laissé des notations que n’auraient pas reniées ses amis symbolistes parmi lesquels comptait également Paul-Napoléon Roinard auquel nous devons un essai sur La Poésie symboliste : -“Ne retenir de chaque chose que le caractère essentiel dans la formule la plus brève”. -“Donner à chaque sujet autant qu’on peut un sens universel”. “Attiré plutôt par la poésie que le roman, remarquait le neveu de l’artiste, il avait bonne connaissance de la trinité des demi-dieux dont parle Clovis Hughes, et possédait l’amitié de l’apaisant Moréas, du gentil Paul Fort comme du généreux Émile Verhaeren, qui lui dédièrent leurs œuvres” - tous symbolistes. À son tour, le 7 octobre 1886, Paul Adam énonça, à la sortie du premier numéro du Symboliste, les éléments de la doctrine nouvelle. Il y posait le lien entre une vision du monde et une poétique en réaffirmant le principe de la “déformation subjective” qui doit caractériser la représentation symboliste. Si les occurrences au nom de l’écrivain dans la Correspondance d’Angrand sont relativement peu nombreuses, elles sont particulièrement éloquentes. En décembre 87, il demande des nouvelles de l’écrivain à son ami Paul Signac (“n’est-il pas avenue Kleber maintenant ?”) ; il cite en tant que balise d’une époque Le Thé chez Miranda dont l’écrivain-journaliste fut coauteur avec Moréas ; en 1911, il marque son enthousiasme à la lecture des articles du romancier : “Vous verrez où il en est. Fénéon le disait bien : rien ne lui est étranger - et il enfonce comme érudition énumérative le père Hugo luimême. Déjà j’avais été tenté de vous faire connaître des articles antérieurs mais celui que je vous envoie vous édifiera une fois pour toute.” (à Maximilien Luce 31). Paul Adam évolua du naturalisme (Chair molle, 1885) au symbolisme (Soi, 1886) ; les mêmes préoccupations et un semblable parcours infléchissent l’œuvre d’Angrand, depuis le Pont de pierre à Rouen (1881) au Scieurs de long (c. 1907). Paul Adam formulait en 1906 cette approche : “L’art est l’œuvre d’inscrire un dogme dans un symbole”. La reconnaissance de l’intérêt du dogme anarchiste au tournant du siècle par la participation de l’artiste à l’illustration des Temps Nouveaux ne fit qu’exacerber un symbolisme initial qu’Angrand approfondissait et systématisait.

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Année riche en événements artistiques, littéraires et picturaux, 1886 semble avoir été un pivot dans l’œuvre de Charles Angrand et avoir opéré le tournant, la bascule entre une représentation d’un moi personnifié, et la représentation symboliste d’un soi multiplié et Protée, entre un moi égocentré et un soi ouvert et fédérateur. La proximité entre Symbolisme et Néo-impressionnisme se faisait d’autant plus accrue que leur affirmation était contemporaine d’une part, et que d’autre part le second procédait du premier, ainsi que le rappelle Georges Roque, dans un article de 2001, intitulé “Harmonie des couleurs, harmonie sociale”. Le chercheur a remis en lumière le lien harmonique entre les versants littéraires, picturaux et politiques du symbolisme. Le penseur Charles Fourier, indique-t-il, disait avoir inventé une nouvelle science, l’Analogie ; celui-ci définissait son système comme “l’emploi harmonique des discords”. Les Néo-Impressionnistes appliquèrent cette démarche à la représentation par le mélange optique. Georges Seurat, en précurseur, avec le divisionnisme, eut l’idée de procéder par juxtaposition de fines touches de couleurs de sorte à les faire fusionner dans l’œil. La théorie de la teinte n’était pas seulement esthétique, elle était, grâce au symbole, sociale, et philosophique - elle ne pouvait pas ne pas plaire à Angrand. La technique qui consistait à juxtaposer des touches de couleurs qui restaient “pures et intactes”, sans qu’aucun mélange matériel n’affectât leur identité, réalisait une modification d’ensemble en ce sens que chacune des touches se trouvait légèrement teintée de la complémentaire qui lui est contiguë. “De près, écrit Georges Roque, dominent les touches foisonnantes dans leur individualité, tandis que de loin prend le dessus l’harmonie d’ensemble qui résulte de leur fusion optique.” De sorte que de la diversité surgit l’unité. Autrement dit, “l’accord ou l’harmonie provient des bons rapports de voisinage que les couleurs entretiennent entre elles, dans une relation d’échange mutuel, au lieu de rester dans l’ignorance de ce que fait l’autre”. La loi du contraste simultané dépassait donc le cadre purement scientifique, de mélange optique, pour devenir une loi philosophique, fondée sur les rapports harmonieux de voisinage, où chaque touche de couleur entre en corrélation avec ses voisines dans une relation de complémentarité et d’influence réciproque. Jean Grave usait de mots similaires et d’une vision approchante dans son évocation des Temps nouveaux auxquels il aspirait : il évoquait “la somme, le mariage, la fusion des éléments antinomiques et cependant cohésifs”. La société anarchiste se devait de viser non à un compromis, mais à une harmonie à la fois entre le développement et la protection des individualités et la nécessité du vivre ensemble dans une entraide mutuelle, librement consentie. De cette période divisionniste, nous devons le Couple dans la rue (1887) où l’équilibre des silhouettes dans l’allant de la marche se renforce d’un

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ensemble de lignes verticales soigneusement rythmées par l’espacement des poteaux, les arêtes des murs, la silhouette d’un personnage quittant la scène ; l’anonymat du couple présenté de dos, archétypal, la stabilité de la construction alliée à la tendresse des coloris poussent à une interprétation symbolique de la représentation. L’œuvre, comme d’autres, La Seine à l’aube, L’Accident même, correspondent à cette “quête du symbole”, à “l’adoption du symbole en tant que mode d’expression” qu’évoquait André Fontainas dans ses Souvenirs du symbolisme.

Aux phénomènes de convergence entre symbolisme, néo-impressionniste et anarchisme, il convient d’ajouter la vogue du japonisme qui déferla durant la seconde moitié du XIXe siècle. Alors que les estampes, la Manga de Hokusai envahissaient les ateliers, et rappelaient que “L’objet ou la personne à peindre sont des prétextes”, comme l’écrivait Zola. De fait, ne disposant pas de l’arrièreplan culturel pour pénétrer les enjeux narratif et politique des crépons, des ukiyo-e, les artistes occidentaux n’en retenaient qu’une vision simplifiée de la nature, à effet libératoire (32). Malentendu extrêmement fécond, a-t-on pu écrire, puisqu’il aidait à vider la nature pour la remplir de sa propre vision et faire place nette au symbole. La cohérence des systèmes, néo-impressionnistes, anarchiste et symboliste, était susceptible de se réaliser d’autant mieux que le mouvement symboliste était un terreau d’exacerbation de l’individualité. André Fontainas, qui fut des mardis de Mallarmé, dans ses Souvenirs du symbolisme (1928) écrit que les célébrations littéraires, ces “moments” (pour les désigner en langage tainien), leur permettaient d’“être unis pour affirmer chacun son individualité”. Chaque point de la toile est également important pour la réalisation de l’ensemble. 147


Cette individualité mise en avant par le courant du symbolisme a été soulignée par la critique moderne : le symbolisme a poussé, écrit Jean-Nicolas Illouz, “la volonté d’individualiser les formes artistiques”. La préface du Livre des masques de Rémy de Gourmont, publié en 1896, définit même le Symbolisme comme l’expression “même excessive, même intempestive, même prétentieuse” de “l’individualité en art”. Ce qui n’échappa pas à Mallarmé qui rattacha les manifestations artistiques nouvelles à un “inexpliqué besoin d’individualité” qu’il justifiait pourtant par un contexte politique et social déterminé : “Dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d’art stable, d’art définitif. De cette organisation sociale inachevée (...) naît l’inexpliqué besoin d’individualité dont les manifestations littéraires présentes sont le reflet direct”. Ce besoin d’expression du soi fut le lot des esprits fin de siècle : la “dédicace” de Tel qu’en songe d’Henri de Régnier (1892) n’invoque-t-elle pas “une sorte d’apologie emblématique du Soi” ? La revendication individualiste dont nous avons vu d’autres facettes, et qui fut portée par le mouvement symboliste, à la manière d’une lame de fond, a nourri et enrichi la recherche d’Angrand. Mu par cette dynamique intense, le jeune Néo-Impressionniste a multiplié les autoportraits-Protée comme s’il fallait pour se chercher soi-même avoir recours aux formes extérieures du monde, parce qu’on avait à la fois à apprendre d’elles sur soi, et à apprendre sur elles à partir de soi, dans une vision globalisante harmoniste et utopique. Une démarche qui n’est pas sans rappeler les disparitions bouddhiques, ces fusions qu’évoquent les anciennes légendes chinoises où le vieux peintre qui passe dix ans à représenter paysage, juge qu’il est achevé. Il roule alors ses pinceaux dans un petit étui frappé de son sceau, le passe à la ceinture et entre dans le tableau, et on ne le revoit plus. Angrand fusionne ainsi avec son motif, il s’y dissout pour ainsi dire. On est dans le cadre d’une relation étoilée au Soi, et à la Poétique. Dans Les Règles de l’art, Pierre Bourdieu discernait une opposition sociologique qui contribue à expliquer le phénomène Symbolisme fin de siècle, et la tension qui fut sienne entre “l’esthétique explicite, fondée sur l’hermétisme et l’ésotérisme, et l’esthétique de la clarté et de la simplicité, de la naïveté et de l’émotion” : il remarquait que ces aspirations correspondaient à des différences sociales : “les premiers étant issus de la moyenne ou grande bourgeoisie ou de la noblesse et ont fait des études à Paris, souvent de droit (...), tandis que les autres sont issus des classes populaires ou de la petite bourgeoisie et peu dotés de capital culturel”. Nous pouvons dans ce sillage isoler deux pôles du symbolisme pictural : celui d’un Gustave Moreau, référencé, savant, obscur, ésotérique et renfermé, et celui de Charles Angrand, populaire, simple, accessible, ouvert.

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Le symbolisme si manifeste d’Angrand, était à vocation sociale ; il se voulait à portée du plus grand nombre, à la fois inspiré et engagé. Cependant, il ne conviendrait pas de céder à ce que cette dichotomie présente de réducteur : certaines œuvres de Charles Angrand se font énigmes, aussi ardues que celles du Sphinx - et là où Moreau ne représentait que le Sphinx, Angrand, lui, projetait son énigme dans toutes ses bigarrures - ce faisant lui-même Sphinx. De fait que l’artiste était pris dans une dualité intime du montrer/cacher du voile et du dévoilement, dont le pastel La Partie de cache-cache se fait l’écho en se déroulant dans la forêt des couleurs, il fait de la conscience du “regardeur” un des éléments de son travail. Le philosophe russe Léon Chestov conseillait au début du XXe siècle de se délivrer de “la netteté qui tue le mystère” parce que les “sources de l’être sont en effet dans ce qui est caché et non dans ce qui est à découvert”. En ce sens, le Normand usa du pastel, non pour chercher la netteté classique, mais pour son rendu duveteux, pour répandre une belle matière, un flou qui contribue au mystère et excite l’attention du regardeur : le pastel requiert de la distance, matière caressante, il touche à l’objet sans le toucher, toucher analogique, sans contact, exigeant une grande délicatesse de la part de l’artiste, comme de la part du regardeur.

Le manquement de l’œuvre d’Angrand précisément tient en cela qu’elle est une œuvre à compléter...

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Le Cheval blanc (pastel)

Au chapitre IX des Souvenirs, qui porte le titre de “Le symbolisme et la vie”, Fontainas se positionne contre l’accusation qui fut faite au symbolisme (français) de “tourner le dos à la vie et de se réfugier dans le rêve”, critique portée par Adolphe Retté, Camille Mauclair et les Jeunes Naturistes, il argumente en ayant recours à l’exemple (belge) de Verhaeren. Le poète d’Anvers était un proche de Maximilien Luce, le grand ami d’Angrand. Celui-ci, rappelons-le, fut écrasé par le train en gare de Rouen en 1916, après avoir quitté les deux hommes. Sans conteste, Angrand fut celui des deux qui poursuivit le mieux plastiquement le symbolisme que Verhaeren avait laissé en poésie. La métaphore étant considérée en rhétorique comme une image, avec Angrand, la boucle se réalise : l’image redevient métaphore. En multipliant les aspects symbolisés du soi, l’artiste ne désigne non pas tant les apparences et ses artifices que les convergences d’une représentation sous-jacente sans cesse à (re)découvrir. L’œuvre bée, et s’offre un chemin à parcourir, dans la secrète intériorité de la toile ou du papier, un cheminement qui part du visible et qui va vers l’invisible.

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Les Vieux arbres (pastel) avec sa trouée blanche pour perspective énigmatique.

L’esthétique de Ch. Angrand se présente ainsi à double détente : il s’agit de viser à l’agréable avec le souci du meilleur, de plaire aux yeux sans cesser de mettre en mouvement l’esprit. Les effets que l’huile ou le pastel crée à la surface du support induisent qu’ils sont les ombres et les clairs d’une vérité à la fois dissimulée et désignée. Sans rien de résigné. L’artiste tente de recoudre cette déchirure constante que réalise l’identité-altérité. Et l’image qu’il provoque, toujours habitée, souligne le primat de l’idée dans la représentation, à laquelle l’artiste ne cesse de revenir. À tout coup, l’image est hantée. “Il y a des faussetés déguisées, écrivait à ce titre François de La Rochefoucauld, qui représentent si bien la vérité que ce serait mal juger que de ne s’y pas laisser tromper”. Ainsi des pastels d’Angrand qui attirent le regard qui y plonge en se demandant ce qu’il y trouvera, dans la profusion des traits et la superposition des couleurs.

(30) Autre exemple révélateur : la lettre au même d’avril 92 par laquelle, il use de la fiction narrative du guide : “Voici maintenant l’Âne que je vous présente, symbolique animal qui en un vallon enchanteur quoique peut-être bien véronèse, coule en silence des jours végétatifs”. (31) Référence à l’article du Figaro du 13 janvier 1911 : “Le Nouveau ‘Jugement de Dieu’” qui oppose justice individuelle et justice sociale. Paul Adam y fustige notamment l’indulgence des instances judiciaires face aux comportements impulsifs et criminels des citoyens. (32) Cf. Les récentes expositions consacrées à l’influence de l’estampe japonaise sur l’art européen au tournant du siècle : -Japonismes - impressionnismes au Musée de Giverny (30 mars - 15 juillet 2018).

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-Un Monde flottant (Dialogues d’estampes Japon- Europe au Musée Léon Dierx, Saint-Denis de La Réunion (27 octobre 2018 - 24 mars 2019).

Jean-Baptiste Kiya.

2ème édition © 2020.

-Ce cahier n’est pas dédié à la justice française-

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Cette étude s’inscrit dans la continuité des articles publiés dans la chronique « C’en est trope ! » dans le journal Témoignages de La Réunion (site « temoignages.re »).

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Addenda

- NARCISSE OUBLIÉ -

- John Keats ou le Chagrin enchanté - Narcisse au fil de l’eau -

“Narcisse, auquel Alberti attribue l’origine de la peinture, n’est-il pas mort de n’avoir pu posséder son image, mort d’un désir que la peinture peut seule assouvir ?” (Jacqueline Lichtenstein)

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.I. JOHN KEATS OU LE CHAGRIN ENCHANTÉ

Soleil de la Grèce antique, la mythologie a vécu son couchant dans la poésie romantique et symboliste du XIXe siècle européen. Un garçon d’une beauté sans pareille, rapporte-t-elle, vint au monde, grandit ; sa grâce et sa beauté crûrent de semblable manière. Il fut sans conteste le plus beau jeune homme de sa région, du pays et d’ailleurs. Toutes les filles, quand elles ne venaient pas à lui, rêvaient à ses charmes. Aucune d’elles pourtant ne parvint à retenir ses bras. Il leur préférait la solitude des grands bois. Seule la forêt pouvait lui livrer ce qu’il désirait le plus : sa propre image. Narcisse était amoureux de lui-même, il ne trouvait de plénitude que dans la contemplation de son propre reflet dans les yeux des grands lacs sombres. Un jour, au couvert d’un saule, étendu sur un surplomb au-dessus du miroir des eaux dormantes, il se pencha, s’approcha de son reflet, désireux de baiser ses propres lèvres, et emporté par le poids de son buste, bascula, pour se noyer dans sa propre image. En hommage à sa divine beauté, la Nature métamorphosa le jeune homme en cette fleur qui pousse le long des berges tranquilles qu’on appelle narcisse. Elles se reconnaissent à leur corolle claire dirigée vers le bas, comme si elles cherchaient toujours à se contempler dans le calme des eaux profondes. Tôt le matin, on peut voir les gouttes de rosée perler de leurs pétales et troubler le tendre miroir de l’étang, comme si elles pleuraient leur propre mort. Car que faisait Narcisse à se contempler ainsi si ce n’est pleurer devant le spectacle de son propre flétrissement ? Et les fleurs semblent nous dire encore, d’une voix très ancienne : « Celui qui repose ici a écrit son nom dans l’eau ». À la façon de la fleur, Guillevic a décliné la superposition troublante des homophones « étang » et « étant ». “Here lies one whose name was writ in water” fut l'épitaphe que composa John Keats sur son lit de mort et qui fut inscrit sur l’eau figé du marbre. Comment est-il possible qu’Ophélie, dépossédée d’elle-même, trouvât le même destin que Narcisse dans le miroir de l’étang : ensemble celui qui ne pouvait qu’être lui-même, et celle qui ne pouvait pas l’être ? Par quels liens mystérieux sont-ils unis, guirlande tressée avec art, flottant au milieu de vieilles chansons au sens égaré, s’enfonçant peu à peu dans le gouffre environnés de fleurs absurdes ? Hélas, elle est donc noyée ? Noyée dans son manque d’être, parce qu’une part d’elle-même l’avait dépossédée et était partie en Angleterre ! Pourquoi l’ophélie n’est-il pas le nom d’une fleur plus blanche que le blanc du narcisse ? D’une étoile qui percerait, la nuit venue, la noirceur de l’onde, tant

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il est vrai qu’à l’aube la larme de rosée tombe du narcisse et trouble le miroir de l’étang, cette tombe d’eau ? Et pourquoi le verbe d’Hamlet est-il si décevant sur la dépouille de violettes ? Serait-ce parce que la Cour ne peut être le théâtre de ce qui se trame en son âme ? Ophélie a chu, comme Narcisse, ce fut au tour d’Hamlet, et de Keats. « Il y a une providence particulière dans la chute d’un moineau », déclare le fou de sa propre déchéance. La chute des poètes ne doit pas nous laisser indifférent. Les vaguelettes qui s’échouent sur la berge sont autant de lignes d’écriture que le texte laisse inachevées. John Keats (1795-1821) est ce Narcisse au regard diffracté, perdu dans les reflets du soleil couchant grec. « À qui est demeuré longtemps confiné dans la ville Il est bien doux d’absorber son regard Dans le visage ouvert et beau du ciel (…) », « Il pleure d’un tel jour la fuite si rapide : (He mourns that day so soon has glided by :) Rapide comme une larme versée par un ange au passage (E’en like the passage of an angel’s tear) Et qui tombe dans l’éther transparent, en silence. (That falls through the clear ether silently.)”, comme un pétale emporté par le vent s’arrête figé sur la surface de l’étang. L’ego du Poète s’est projeté dans l’immensité du monde, il s’y est noyé, pour se découvrir en retour aux dimensions de l’infini. Comme Narcisse, il s’est trouvé démultiplié par les nymphes Écho, puis celles du reflet. Mais Keats est un Narcisse sans moi : « then on the shore Of the wide world I stand alone, and think Till love ans fame to nothingness do sink », il est un Narcisse qui se prolonge audelà de lui-même – dans la dilution et la communion avec l’Univers, pour qu’en une dernière image « la naïade parmi ses roseaux/contre ses lèvres presse son doigt froid ». Ainsi la Nature en mai sourit de la mort du Poète. Celui-ci manie un art qui suppose l’accord sacré avec la terre : la couronne de fleurs tressées fait alliance avec elle et exigera de faire pousser les jonquilles sur son propre corps. Les hirondelles qui passent entraînent un pan de ciel dans leur sillage ; le poète romantique est fleur, parfum, rien, « son identité se déduit de son absence à lui-même », écrit Alain Suied, qui évoque avec justesse « l’invention d’une allégorie nouvelle : le passage ultime de l’expérience à l’innocence ». Tissée d’émerveillements simples, mais traduits en une langue complexe, la poésie de Keats ressemble un peu au jeu que vous menez avec une enfant muette que vous aimez : vous êtes en dehors des mots et pourtant vous baignez dans la

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poésie. Qu’y a-t-il de plus doux que de s’entendre dire je t’aime par une petite fille qui ne peut vous parler ? « Ay, on the shores of darkness there is light (Oui, au bord des ténèbres il y a de la lumière) And precipices show untrodden green ; (Et les précipices font voir des prairies non frayées;) There is a budding morrow in midnight; (Il y a dans minuit un matin qui bourgeonne)” (*).

À A.-L.

(*) Seul dans la splendeur (anthologie), de John Keats, poèmes traduits et présentés par Robert Davreu, édition bilingue, éditions Points.

-Paru initialement dans Témoignages du 10 mai 2013, chronique “C’en est trope !”-

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.II. NARCISSE AU FIL DE L’EAU (HOFFMANN)

“Voici qu’il sent naître une soif tout autre : saisi par la beauté qui se reflète dans l’onde, il tombe amoureux d’une image sans consistance, et ce qu’il prend pour un corps n’est qu’une ombre” ; “spem sine corpore amat, (renchérit le Poète) corpus putat esse, quod umbra est”. La seule métamorphose d’Ovide qui le soit en fantôme se déroule au chant III : Narcisse et Écho, partent en fantômes avant que d’être en fleur, ou en pierre. “-Est-ce qu’il y a quelqu’un ?, demandait Narcisse. L’écho répondit : -il y a quelqu’un. Narcisse, stupéfait, regarda autour de lui, et cria d’une voix forte : -Viens ! L’écho lui renvoya le même appel”. Le voilà attiré par le néant de luimême. L’écho est le seul son qui survit en la nymphe, comme le reflet est la seule image qui vit en lui. Par certains aspects, Ovide est aussi sec que le désert qui accueille l’oasis. La source disparaît dans le sable, mais le sable se souvient. Ovide est sec, il ne dit pas le visage qui dérive. Hoffmann qui connaît les eaux d’Ondine, lui, le rappelle : Que voit Narcisse, “amoureux de l’ombre et du pire” dans “le miroir écorché que le lac reflète” (Julien Doré) ? Ciel contre ciel, la forêt se tord, qu’on en surprend la cime ; les nuages vacillent à s’en fendre l’âme - image séparée de lui-même. “Maître Abraham (...) disait que le jeu de muscles sur le visage était comparable au remous qui se dessine à la surface des eaux lorsque quelque mouvement menaçant se prépare dans les profondeurs”. Hoffmann dans Le Chat Murr* entrelace les fils reprenant ceux qu’avaient laissés Ovide qui vont disparaissant dans l’épaisseur des deux trames principales, réapparaissant çà et là, dans la narration qui rapporte les mésaventures de Kreisler et les aventures gouttières du chat de Murr. Narcisse se penche sur le lac comme le lecteur sur la page blanche, et contemple son visage d’eau trouble. Eau trouble de laquelle on perçoit remonter des profondeurs l’inavouable. Ce n’était pas tant de sa propre beauté dont Narcisse s’était épris que la fascination qui le tenait enserré de découvrir en luimême un autre que dessinaient les eaux. Cette histoire en travers de la narration, image dans le tapis, n’est autre que celle d’un Narcisse errant, à la recherche d’une onde pure et parfaite que chante Ovide, de l’originelle “source limpide et brillante, aux eaux argentées:

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inconnue des bergers, n’ayant jamais été troublée par les chèvres qui paissent sur les montagnes, ni par d’autres troupeaux. Nul oiseau, nulle bête sauvage, nulle feuille tombée des arbres n’avait altéré la pureté de son eau” : l’eau impossible, l’eau originelle, celle que perd la mère. Il ne pouvait pas seulement s’agir d’une confrontation muette, souligne Hoffmann, entre Narcisse et l’image reflétée, mais d’une conversation secrète, intime, et tragique : celle d’un Narcisse qui voit surgir fasciné, bouleversé, des profondeurs de son visage les drames enfouis et ignorés dont il doit déchiffrer les énigmes. Le visage de Narcisse dérive à la surface, et se perd dans l’aval des choses; jamais il ne pourrait remonter ni de la vase qui en tapit le fond, ni à la source pour s’enfouir dans le sol, comme on enfouit son visage au creux de ses mains pour ne plus qu’il soit vu. Condamné à errer à la surface, à la superficialité, Narcisse est attaché à la traque. “Kreisler sortit soudain de sa rêverie et aperçut son reflet dans l’onde obscure. Il lui sembla qu’Ettlinger, le peintre fou, le regardait du fond des eaux. ‘Oho! Lui cria-t-il, es-tu le double aimé, vaillant compagnon ?... Écoute, digne jeune homme, tu n’as pas mauvaise apparence pour un peintre qui a quelque peu perdu la tête et qui, dans son orgueilleuse arrogance, a voulu prendre pour vernis du sang princier... Je finis par croire, mon cher Ettlinger, que tu as berné d’illustres familles en jouant la folie.... Plus je t’observe et plus je remarque en toi des manières fort distinguées ; si tu veux, j’irai dire à la duchesse Marie que, pour le rang et la situation que tu occupes dans les eaux, ils sont d’un homme de très haute naissance ; que donc elle peut t’aimer sans plus de façons...” Il y a dans la froideur des eaux la froideur de la mort. Et dans un jeu de miroir, à la lueur des révérences shakespeariennes, Kreisler se double d’Hamlet le fou à peine vivant devisant à cache-cache avec le crâne de Yorick, fou du roi, le à-peine mort. Le musicien trouve son double mort dans le peintre fou. La musique peint sur l’air une peinture devenue folle. Kreisler contemple son double dans le miroir des eaux, comme Hoffman se voit dans le miroir de la page d’écriture sous la forme de Kreisler et du chat Murr. Et dans ce jeu de reflets, pareil à Narcisse, il s’égare. “Vous voyez, chers lecteurs, qu’un bon poète n’a pas besoin de se trouver dans la forêt bruissante, au bord de la source qui murmure, pour que les ondes folâtres du pressentiment lui parle ; et pourtant, dans ces ondes, il voit tout ce qu’il veut, il peut les chanter de la manière qui lui plaît”, processus qu’il nomme ‘auto-mystifications’, cela même qui tourmentait sans doute le beau Narcisse... Enfin en toutes ces choses-là, le silence doit nous requérir. Sortant de voiture pour aller faire une course, une femme que je ne connais pas, la quarantaine, me regarde fixement d’un air qui trahit la peur. Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive, je trouve cela une nouvelle fois passablement désagréable... J’hésite entre demander ce qui ne va pas, et passer mon chemin, sans prêter davantage d’importance au mauvais spectacle qu’il

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m’est donné de voir. Comme à chaque fois, tendu vers mon but, je choisis la seconde option. Je dois avoir -je suppose- une tête d’assassin, ou quelque chose comme ça. Il y a en tout cas quelque chose sur mon visage que j’aimerais arracher - ô Narcisse-, pour le jeter dans l’eau du songe.

Femme à la psyché

(Y) Le Chat Murr d’E.T.A. Hoffmann, éditions Gallimard, collection Imaginaire.

-Paru initialement dans Témoignages du 24 mai 2018, chronique “C’en est trope !”-

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Bibliographie sommaire : Du même auteur sur Charles ANGRAND : Articles de Témoignages (en ligne: temoignages.re, rubrique “C’en est trope !”): - “Charles Angrand (1854-1926) et l’École de Rouen”, Témoignages, 13 novembre 2014. - “Charles Angrand et la société rouennaise”, Témoignages, 27 novembre 2014. - “Le Peintre Charles Angrand sur le motif Rouen”, Témoignages, 11 décembre 2014. - “Charles Angrand et la collection Depeaux (1853-1920)”, Témoignages, 26 décembre 2014. - “L’Héritage Charles Angrand”, Témoignages, 8 janvier 2015. - “Le Parti pris de Charles Angrand”, Témoignages, 15 janvier 2015. - “Charles Angrand au décès de Seurat (1859-1891)”, Témoignages, 22 janvier 2015. - “Au Seuil du secret : le cycle des Maternités”, Témoignages, 29 janvier 2015. - “Le Secret de Charles Angrand”, Témoignages, jeudi 5 février 2015. - “Charles Angrand, l’image qui se cache dans l’image”, Témoignages, 12 mars 2015. - “Antoine, Emmanuel et Henri Angrand (1894-1917) à la Grande Guerre”, Témoignages, 13 mars 2015. - “La Falsification Pierre Angrand (1906-1990)”, Témoignages, 2, 23 avril, 15 mai, 25 juin 2015. - “Francis Yard (1876-1947) et Charles Angrand”, Témoignages, 30 juillet, 4 août, 11 août 2015. - “Charles Angrand, ‘incohérent’ avant que d’être ‘indépendant’ (2883-1889)”, Témoignages, 22 octobre, 5, 19, 26 novembre 2015. - “Charles Angrand et l’autorité”, Témoignages, 10 mars, 7, 28 avril, 5 mai, 29 décembre 2016, 11 janvier, 27 avril 2017. - “Maximilien Luce(1858-1941)/Charles Angrand : la disparition, Témoignages, 16 juin 2016. - “Luce/Angrand/Delannoy (1874-1911) : une disparition programmée”, Témoignages, 30 juin 2016. - “Paternité de Charles Angrand”, Témoignages, 27 juillet, 4, 11, 18, 25 août, 1er, 8 septembre 2016. - “Biographies de Charles Angrand - un cas d’espèce”, Témoignages, 26 janvier, 2 février, 18 mai 2017. - “Charles Angrand : un point sur la correspondance adressée à Maximilien Luce”, Témoignages, 16 mars, 18 mai, 22 juin, 29 juin, 14 septembre, 5 octobre, 16, 23, 30 novembre, 7 décembre 2017,

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- “Ambroise Vollard (1866-1939) et Charles Angrand”, Témoignages, 20 avril 2017. - “C’est dans les troncs des vieux mûriers qu’on sculpte les bâtons de pèlerins (en marelle)”, Témoignages, 1er juin 2017. - “Charles Angrand et Joris-Karl Huysmans (1848-1907)”, Témoignages, 25 janvier, 1er, 8 février 2018.

Bibliographie générale: .Charles Angrand -peintures, pastels, dessins-, (anonymé) Pierre Angrand, catalogue d’exposition Galerie André Maurice, décembre 1960 - janvier 1961. .Naissance des artistes indépendants, Pierre Angrand, Nouvelles éditions Debresse, 1965. .Les Néo-impressionnistes, collectif, dirigé par Jean Sutter, éditions Ides et Calendes, 1970 [article “Charles Angrand 1854-1926”, par Pierre Angrand]. .The Early work of Charles Angrand and his contact with Vincent van Gogh, Bogomila Welsh-Ovcharov, éditions Victorine, 1971. .Charles Angrand 1854-1926, Pierre Angrand (préface Pierre Bazin), catalogue de l’exposition du cinquantenaire de la disparition du peintre, éditions du Château-musée de Dieppe, 1976. .Charles Angrand 1854-1926, François Lespinasse, éditions Lecerf, 1982. .“Les Temps Nouveaux” 1895-1914, un hebdomadaire anarchiste et la propagande par l’image, Aline Dardel, éditions de la Réunion des musées nationaux, 1987. .Van Gogh à Paris, Françoise Cachin et Bogomila Welsh-Ovcharov, catalogue de l’exposition du Musée d’Orsay, éditions de la Réunion des musées nationaux, 1988. .Correspondances de Charles Angrand, 1883-1926, présenté par François Lespinasse, éditions Lespinasse, 1988. .Neo-impressionist -Painters- (A Sourcebook on Georges Seurat, Camille Pissarro, Paul Signac, Théo Van Rysselberghe, Henri Edmond Cross, Charles Angrand, Maximilien Luce, and Albert Dubois-Pillet) par Russell T. Clement & Annick Houzé, collection “Art Reference”, Greenwood press, 1999. .L’École de Rouen, de l’impressionnisme à Marcel Duchamp - 1878-1914, collectif, catalogue d’exposition, publié par le Musée des Beaux-Arts de Rouen. .Charles Angrand 1854-1926, Christophe Duvivier, François et Adèle Lespinasse, catalogue d’exposition Pontoise, éditions Somogy, 2006. .Charles Angrand 1854-1926: Maternités, préface François Lespinasse, éditions Association des Amis de l’École de Rouen, 2010.

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Sur sites : .Le Maitron en ligne. .Les Experts égarés dans les Environs de Vincent par Benoît Landais, 2006, sur vincentsite.com. . “Charles Angrand”, encyclopédie en ligne Wikipédia. .Dictionnaire international des militants anarchistes en ligne: http://militantsanarchistes.info/spip.php?article15253, par Rolf.

Articles de fond : .“Les Artistes et l’Anarchie d’après les lettres inédites de Pissaro, Signac et autres” par R.L. Herbert, in la revue Le Mouvement social, n°36, 1961. .Néo-impressionnisme et art social, collectif, La revue du Musée d’Orsay n°12 (particulièrement les articles “Harmonie des couleurs, harmonie sociale” de Georges Roque), Printemps 2001.

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INDEX DES NOMS PROPRES* A

F

ADAM P. p.62, 131, 133, 135, 141. ALEXANDRE A. p.16, 92, 133. ALYN M. p.21. ANGRAND F. p. ANGRAND Paul. p.83. ANGRAND Pierre. p.28, 38, 52, 121, 125, 127, 131 133. ANNUNZIO (D’) p.69. AURIER G.-A. p.30.

FARGUE L.-P. p.33. FÉNÉON F. p.7, 17, 18, 21, 27, 33, 37, 39, 74, 79, 104, 110, 41, 46, 62, 63, 133. FOCILLON H. p.41, 51, 116. FONTAINAS A. p.137, 139. FOREST P. p.69. FORT P. p.135. FOURIER C. p.130, 136. FRECHON p.47, 48, 51, 57.

B

G

BAUDELAIRE p.37. BERNHEIM p.110. BERVILLE p.42, 43, 120, 125, 130. BESSON G. p.98. BLOY L. p.57, 58. BOURDIEU P. p.138. BOYER J.-C. p.52. BRAQUE p.92. BRIDET B. p.74.

GEFFROY G. P.46, 51. GRAVE J. p.25, 62, 103, 119, 120, 123, 129, 130, 131, 136. GOGH VAN p.7, 70, 84, 104, 119. GOUDEAU E. p.57, 58, 61. GOURMONT R. p.70. GROJNOWSKI D. p.61, 123. GUNGL J. p.57. GUSTON P. p.53.

BRIEUX E. p.68, 116, 117. BRUANT A. p.55, 56.

H

C

HERBERT R. L. p.71, 129, 130. HOFFMANN E.T.A. p.62, 63, 64, 65, 99. HOKUSAI p.137. HUGO V. p.112. HUYSMANS p.50.

HAMON A. p.62.

CACHIN F. p.39. CARPENTIER M. & J. p.39. CASSIN p.68. CÉZANNE p.91, 92. CHARDIN p.52, 92. CHAULIN p.7. CHESTOV L. p.138. CHONE P. p.52.

I

COLETTE p.87. COLLIN p.18. COQUIOT G. p.81, 84, 85, 89, 133.

K

COROT J.-B. p.8, 9, 18, 47, 92. COUSTURIER L. p.36. CROS Ch. p.57, 59, 60, 65. CROSS H.-E. p.21, 62. CROSS Mme p.42.

L

D

LE FUSTEC J. p.62, 77. LEGRIP p.8, 98. LEHMAN R. p.17. LEMAÎTRE L. J. p.8. LEMMENS G. p.88. LESPINASSE F. p.15, 16, 19, 30, 82, 89, 102, 121, 127. LÉVY J. P.61. LICHTENSTEIN J. p.25, 45. LORQUET P. p.44. LORRAIN J. p.62. LUCE M. p.10, 23, 25, 26, 27, 35, 46, 53, 62, 78, 81, 93, 94, 95, 98, 105, 106, 119, 123, 125, 127, 130, 135, 140.

ILLOUZ J.-N. p.132, 137. IMBERT M. p.16. INGRES p.78. KAHN G. p.7, 17, 22, 62, 69, 77, 133, 134. KANDINSKI p.7. LAFORGUE J. p.23. LAROCK-GRANOFF p.84. LAZARE B. p.128, 129. LE BARC DE BOUTTEVILLE p.17, 51, 132.

DARDEL A. p.120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 130. DAUDET A. p.103. DELACROIX E. p.39, 41, 47. DELANNOYE p.10. DELARUE-MARDRUS L. p.99. DEZERVILLE M. p.16, 27, 31, 33, 50, 53, 71, 72, 84, 86, 120, 131. DONNAY M. p.58. DORÉ G. p.52. DRU p.76, 134. DUBOSC G. p.21, 60, 62. DUCHAMP M. p.8, 16, 33. DURAND-RUEL p.31, 32, 40, 76.

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M

R

MALLARMÉ p.69, 113, 138. MANGUEL A. p.113. MAUCLAIR C. p.139. MATISSE p.46. MAUSS O. p.76. MÉRIMÉE p.22, 33. MIRBEAU O. p.104. MOLIERE p.21, 23. MOREAS J. p.55, 69, 133, 135. MOREAU G. p.138.

RÉGNIER H. p.67, 133, 138. REMBRANDT p.11, 52. REWALD J. p.16, 19, 89. RIMBAUD A. p.87. RODRIGUES-HENRIQUES p.98, 134. RODENBACH p.88. ROGER MARX p.128. ROGER-MARX R. p.91. ROINARD P.-N. p.22, 62, 135. ROQUE G. p.130, 136.

MORSE S. p.8, 9.

S

N

SALIS R. p.55, 56, 59. SAMAIN A. p.64. SCHLEGEL F. p.69. SCHOPENHAUER p.69.

NATANSON T. p.41. NÉEL B. p.28. NOËL E. p.62.

P

SEGUIN p.18. SEURAT G. p.7, 12, 15, 16, 17, 18, 19, 21, 23, 37, 47, 50, 51, 52, 53, 61, 84, 85, 86, 89, 117, 130, 132, 133, 136. SIGNAC P. p.7, 17, 18, 21, 27, 33, 37, 39, 41, 46, 48, 53, 61, 62, 88, 94, 121, 123, 126, 127, 128, 129, 133, 135. STEINLEN p.27, 55, 123. STENDHAL p.116. SUTTER J. p.55, 89, 133.

PASTOUREAU M. p.78, 79. PIGEONNAT p.18. PILES R. (de) p.18, 46. PISSARRO C. p.104, 119, 123, 127, 130. PISSARRO L. p.129. POE E. p.37, 59, 65. PONGE F. p.116. PONSONAILHE C. p.41, 49. PUVIS de CHAVANNE p.77.

T TABARANT A. p.127. TAILLIARDAT A. p.120, 121, 125, 130. TAUNAY C. p.65. TOULOUSE-LAUTREC p.56. TOURNIER M. p.109.

V VAN RYSSELBERGHE T. p.43, 123. VERHAEREN É. p.81, 135, 140. VINCI L. (de) p.52.

W WILDENSTEIN p.17. WILLETTE p.57, 59, 65, 123. WYZEWA T. p.132, 133.

Z ZOLA É. p.50, 137.

* L’index correspond à la première édition de l’ouvrage, il ne convient donc pas avec exactitude à la pagination de la présente réédition.

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SOMMAIRE Introduction : Une démarche atypique : de l’autoportrait à l’auto-Protée. .I. Première occurrence - l’autoportrait décentré............................................. p.7 .II. L’autoportrait au fusain............................................................................. p.11 .III. L’esquisse à la cape et capeline............................................................... p.13 .IV. L’autoportrait à la matière noire............................................................... p.15 .V. La trace de la fumée (autoportraits à la cigarette)..................................... p.21 .VI. De Ch. A en chats (marquages d’un journal intime)............................... p.25 .VII. Un art de la représentation...................................................................... p.39 .VIII. Figures de la félinité : influences et itinéraire littéraires en question (Chats noirs hydropathiques, présences hoffmanniennes).......................................... p.55 .IX. Le Moi absolu - entre G.-A. Aurier et Schopenhauer.............................. p.67 .X. “Cochon d’Angrand !” : correspondances animalières (suite).................. p.71 .XI. Miroir de l’eau/miroitement du soi (L’eau tel qu’en songe...)................. p.83 .XII. Sous les pommiers exactement - parcours d’un motif............................ p.91 .XIII. Déclinaison : les multiples projections -Vaporisation du moi............. p.101 .XIV. Épilogue du Reflet dans l’œil... .......................................................... p.109 .XV. Réminiscences du miroir...................................................................... p.113 .XVI. Individualisme et art social.................................................................. p.119 Conclusion : Charles Angrand, le plus symboliste des néo-impressionnistes.................... p.131 Annexe : Narcisse oublié 1-John Keats ou le Chagrin enchanté............................................................ p.145 2-Narcisse au fil de l’eau (Hoffmann)........................................................... p.149 Bibliographie................................................................................................ p.153 Index.........................................................................................................................p.157

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Prochainement à paraître aux

- Éditions

Kiya -

-Les Vêtements de la fée : Texte – Textile – Texture (récits d’une métaphore). -Handicapables ! (récits sur le handicap). -Thétis par Mômos -chronique antijudiciaire. -Monsieur le Sceau... (Lettre ouverte au ministère de la justice). -Tout l’or du monde (15 ans de contes de Noël). -Parmi les Cahiers Charles Angrand : en préparation .Charles Angrand et l’autorité. .La Correspondance Ch. Angrand/Maximilien Luce : dissimulations-révélations. .Statut de la nature dans l’œuvre de Ch. Angrand. .Ch. Angrand, un œil japonais. .Couleurs et lumières de Ch. Angrand. Etc.

Parus : -Dyab-la ka mandé an ti manmay (Martinique), fascicule............................ 3 € Être enfant en Martinique au début du XXe siècle c’était quelque chose.

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-L’Udjandja (suivi du Petit palmier jaune).................................................... 9 € 170


L’histoire de deux villages des Comores où rien n’arrive comme prévu. Toutes les solutions sont mises sur la table, jusqu’aux plus radicales, alors qu’un rien suffit parfois pour défaire les situations les plus inextricables. Udjandja, masaïdiano, ubishi, kignoume zaloua, les grandes notions de la culture malgacho-comorienne revisitées pour le bonheur des petits et des plus grands.

-Pour une justice libre, fascicule (2ème édition)..............................................5 € Récit de l’apprentissage de l’injustice à travers l’institution.

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Sur Charles ANGRAND (1856-1924), peintre néo-impressionniste de la première heure, ami et compagnon de route de Seurat, de Signac, de Cross, de Luce, à Paris ; de Frechon, de Delattre, de Décoprez, de Lemaître, à Rouen - de ce membre fondateur de la Société des Artistes Indépendants (1884), il n’existe que peu d’ouvrages : des biographies, signées des mêmes auteurs, qui repassent une même histoire, partielle pour ne pas dire partiale. Aucune étude de fond d’ampleur n’est disponible ; malgré plusieurs annonces, nul catalogue de l’œuvre n’est venu compléter les rares connaissances que le public pouvait disposer sur cet artiste pourtant apprécié, mais, depuis les années 30 écarté comme le montre avec netteté le Sourcebook néo-impressionniste de Clement et Houzé. Les “Cahiers Charles Angrand” se proposent non seulement de réhabiliter le peintre mais d’engager une véritable réflexion sur sa production.

Renouveler les approches, comprendre l’œuvre de celui qui marcha aux côtés de Seurat, qui influença van Gogh, qui fut salué par les grands critiques de la BelleÉpoque : Huysmans, Fénéon, Brieux, Le Fustec, Gustave Kahn, sera l’objet de ces publications.

Neuroatypique, l’auteur a écrit le Recueil tch’an du crabe à huit pattes, paru aux éditions You-Feng en 1999, sous pseudonyme. Il a été chroniqueur sept années durant au journal Témoignages de La Réunion pour lequel il a instigué 3 rubriques “C’en est trope!”, “Handicapable!” et “Café-péi” avant que d’en être écarté début 2019. A fondé les Éditions Kiya cette même année.

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