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HÉMON, UNE POÉTIQUE DE LA FRAGILITÉ

ENTRETIEN avec ZAD MOULTAKA

Propos recueillis par Anis Fariji

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Comment situez-vous Hémon dans votre œuvre?

À proprement parler, c’est mon premier opéra. Jusque-là, j’avais exploré la forme dramaturgique mais en petit format, des sortes d’opéras de chambre. Là, il s’agit d’un opéra au sens classique du terme, composé de neuf tableaux, avec solistes, chœurs et grand orchestre. Le livret, écrit par Paul Audi, revisite la tragédie d’Antigone (Sophocle), mais du point de vue de Hémon, fiancé d’Antigone et fils de Créon (roi de Thèbes) et d’Eurydice. Hémon qui, dans la tragédie ancienne, est secondaire, devient ici le personnage principal. Il ne se suicide pas comme il le fait chez Sophocle, quoiqu’il soit fragile; sa mère non plus d’ailleurs, qui devient plutôt folle. Tous deux restent en vie ainsi face à la souffrance et au monde qui les y a plongés. Voilà la question brûlante dans ce livret qui m’a animé pour la réalisation de cette œuvre: qu’en sera-t-il de l’être fragile lorsqu’il persiste dans le monde contraignant et a priori clos? Y aura-t-il encore quelque salut? Eurydice s’exile dans la folie. Hémon, lui, renonce à prendre le pouvoir de son père et décide, à la toute fin, de faire une sorte de saut en arrière, vers une énigmatique origine – «Ainsi retournerai-je à l’endroit d’où je viens.». Plonger dans cet univers à travers l’écriture musicale a été très stimulant pour moi, d’autant plus que je me suis occupé également de la scénographie, la mise en scène et les costumes.

Les mondes anciens s’invitent souvent dans votre œuvre. Pourquoi avoir tant besoin de revisiter ce passé lointain pour vous adresser au monde actuel?

D’abord parce que ces mondes sont peuplés de plusieurs dieux, et non d’un seul. Cela même les rend plus ouverts, plus riches, affranchis de la pesanteur du crédo unique. Il y a ensuite la tragédie ancienne qui me touche beaucoup. Non seulement de par l’ingéniosité de sa forme et les antagonismes qui la soustendent, mais aussi de par son caractère franc, direct et, si j’ose dire, honnête. Nous vivons dans un monde actuel où le sensationnel, le grandiloquent, le quantitatif et les effets spectaculaires occupent une grande place. La finesse et la justesse de l’expression s’en trouvent malheureusement atteintes. Dans la tragédie, c’est tout le contraire – particulièrement chez Eschyle. Il n’y a nulle fioriture,

nul effet superflu, tout y est dans sa juste mesure. Et la tension y est finement travaillée, sans exubérance et souvent sans trop de moyens. La tension est d’autant plus puissante dans la tragédie qu’elle est comme voilée, intériorisée. Cette idée de la tension, qu’on retrouve dans les tragédies anciennes, me travaille depuis très longtemps: comment faire monter une tension musicale tout en demeurant dans une économie des moyens? Les grands interprètes, dans la maîtrise et l’équilibre de leur geste instrumental, en donnent un bel exemple. L’image qui s’en dégage et qui m’inspire est celle de l’élastique: un point au repos qui devient une ligne pure en se tendant vers un autre point, jusqu’à la limite de la cassure – un chemin droit tendu par l’intérieur.

En plaçant Hémon au centre de votre opéra, la question du pouvoir, celui de son père, devient elle aussi centrale. Y a-t-il un écho avec la situation politique actuelle du Liban, votre pays d’origine?

Absolument! J’ai perçu un lien fort entre l’histoire de l’opéra et ce qui se passe au Liban actuellement. Hémon se trouve poussé à prendre le pouvoir de son père Créon, mais il y renonce. Or ce qui fait se soulever les gens au Liban, c’est justement que les détenteurs du pouvoir ne veulent jamais y renoncer. Je me suis retrouvé récemment au centre de Beyrouth avec des gens qui tapaient comme des fous sur les murs. Il y en avait qui couraient, qui se cognaient euxmêmes sur le mur. Je n’ai jamais vu une chose pareille, cette espèce de rage cathartique retournée contre soi-même. J’avais alors contacté Paul Audi pour lui demander d’inclure cette image dans Hémon, qui a donné la scène de rébellion du Chœur où j’ai essayé de retrouver l’énergie de cette rage. Il y a aussi un autre mode de l’affranchissement dans cet opéra, qui est celui de la folie. Eurydice, soûle de détresse, s’abandonne à la folie. La folie fonctionne ici comme un salut. «Qui a tort, qui a raison?», se demande le Chœur dans la pièce. Eurydice devient alors comme ces saintes mystérieuses qui errent seules comme dans un monde parallèle au nôtre. Sainte, mais dans le sens le plus intime et modeste du terme: sainte parce que mère avant tout. Avant que cela n’advienne, j’ai voulu que l’espace scénique soit le plus chargé et accablant, étouffant en quelque manière. Ainsi se peuple-t-il progressivement de piques qui descendent au-dessus des têtes de tous les protagonistes, comme des épées de Damoclès, jusqu’à toucher le sol. Ça devient un espace de barreaux, comme une prison. Mais quand Eurydice s’en va errer dans sa folie, l’espace se vide alors et se libère.

Qu’en est-il du personnage d’Hémon au regard de cette propension à l’affranchissement?

Il est certain ici qu’Hémon est loin de la figure du révolté hardi. C’est un personnage fragile, délicat. Il se vit seul, comme dans un monde parallèle. Hémon n’appartient pas vraiment à la temporalité de la dramaturgie. L’opéra débute sans commencement et s’achève sans fin. Quand Hémon fait son apparition, on a l’impression qu’il était là depuis le début, comme si ce qui se déroulait devant nous était son regard propre sur le monde. Il est en dehors de son

monde, dans une solitude totale. Musicalement, il y a pendant longtemps, en filigrane, une nappe sonore fantomatique qui confère à l’espace une qualité d’irréel. Mais le monde d’Hémon finit par le rattraper et l’arracher, malgré lui, à sa solitude. Il est appelé à succéder à son père, à devenir roi, tout fragile qu’il est. Dans ma pratique picturale, je travaille beaucoup avec le papier qui incarne pour moi un matériau faussement fragile et pose ainsi la question de l’apparence: ce que nous croyons percevoir comme solide peut n’être au fond qu’une chose facilement destructible et le contraire est aussi vrai. Hémon se trouve sous une pression terrible. Il se retrouve seul alors, emprisonné dans un petit halo de lumière, encerclé par la foule – le Chœur – qui n’admet pas d’être lâchée, sans maître: «Combien, Hémon, combien ta fragilité nous fragilise!», lui adresse-t-on. Cela se passe vers la fin de l’opéra, où une grande énergie sonore va croissant. Hémon se bouche alors les oreilles pour conjurer la violence qui l’entoure et, ce faisant, il fait acte de décision, il agit, il fait irruption comme sujet: il refuse ce qu’on le somme de faire. Il aura ainsi fait comme un cheminement intérieur pour se retrouver. Cette forme d’«héroïsme», humble et ô combien humaine, me saisit. Je l’ai rencontrée aussi parmi les gens qui sont descendus dans les rues au Liban. J’ai vu une pancarte sur laquelle il était écrit: «Change-toi toi-même!». Peut-être que la foule qui est descendue dans les rues a échoué à obtenir ce qu’elle réclamait. Mais au moins ces gens ordinaires, réduits d’habitude au silence, se sont affirmés et découverts à eux-mêmes.

Le travail de la voix est une préoccupation constante chez vous. Vous le pensez parfois comme une matière dramatique en soi. Qu’en est-il dans Hémon?

La voix est pour moi la matière sonore la plus émotionnelle, au sens profond du terme. Elle est faite de chair. Il m’importe beaucoup de préserver cette qualité-là. Beaucoup de manières de chanter à travers le monde ont su garder cette dimension charnelle de la voix. Lors de la visite d’une église syriaque à Maaloula – une ville particulière en Syrie où l’on parle encore l’araméen – j’ai été saisi par une cantillation susurrée par une nonne. Elle récitait le Pater noster en arabe avec une voix voilée. Mais par moments des mots se détachaient, devenaient plus clairs et prenaient un aspect plus mélodique. Elle psalmodiait avec un tel naturel! On aurait dit qu’elle le faisait depuis deux mille ans. Ces surgissements lumineux dans la voix m’ont littéralement ému. C’était un parlé-chanté très particulier. On ne peut pas dire que c’était du Sprechgesang. Il ne s’agissait pas vraiment d’une technique vocale, dans le sens prosaïque du terme. Là, c’était toute l’âme qui remuait la voix par intermittence. Je me suis employé depuis lors à retrouver cette manière de conjuguer le parlé et le chanté. Je m’enregistre moi-même très souvent pour y parvenir. J’ai déjà essayé cela dans La Passion selon Marie (2011). J’ai trouvé que la figure maternelle et peinée d’Eurydice dans Hémon s’y prêtait parfaitement. Par ailleurs, j’ai eu recours à un autre aspect vocal qui concerne la voix même d’Hémon. Je voulais qu’à son retour, à la fin de l’opéra, il apparaisse avec une voix métamorphosée.

Il n’y a rien de plus troublant qu’une voix qui mue. C’est Raffaele Pe, contreténor à la base, qui joue le personnage. Or, en discutant avec lui, il s’est avéré qu’il avait toujours souhaité faire l’expérience du registre baryton. Hémon qui chante donc en baryton durant toute la pièce revient avec une voix transformée en contre-ténor.

À parcourir la partition d’Hémon, on est frappé par la quantité des intervalles microtonaux employés. S’agit-il d’emprunts aux structures modales proche-orientales?

Oui, tout à fait! Il y a beaucoup de matière mélodique arabe, avec les micro-intervalles afférents. Je réfléchis toujours à la manière dont je peux employer les modes mélodiques arabes dans mes compositions. C’est presque inéluctable, tant ils font partie de ma sensibilité. Mais au début j’étais dans une posture spéculative, volontiers critique, et par là même extérieure en quelque sorte. J’ai compris plus tard que la spéculation est un moment important, à condition toutefois de savoir le dépasser. Quand on reste dans la spéculation critique, on passe à côté de l’essentiel, on traite les matières sonores comme des objets qui vont se succéder l’un après l’autre, tel un effet de mode. Je crois avoir dépassé cela. Je suis beaucoup plus apaisé maintenant avec le matériau musical de ma culture d’origine. Je laisse alors les choses arriver. Mais les intervalles microtonaux ont d’autres vertus expressives, outre l’aura de l’histoire culturelle qu’ils recèlent. Introduits dans l’orchestre, ils fonctionnent comme une matière vibratoire. La microtonalité a aussi une fonction timbrale. Elle confère à la matière sonore une expressivité et une étrangeté autrement saisissante et, à mon goût, nostalgique.

Propos recueillis en mars 2021

Anis Fariji est Docteur en musicologie de l’Université Paris 8 (prix de thèse du musée du quai Branly – 2017). Il est actuellement chercheur post-doctoral au Centre d’études en sciences sociales du religieux (CéSor/EHESS) et collabore avec le Centre Jacques-Berque au Maroc (CNRS/USR3136). Associé également à MUSIDANSE (Paris 8) et au LESC-CREM (Paris Nanterre), il participe régulièrement à leurs activités.