Artifices du Miroir

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ARTIFICES DU MIROIR

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Constance de Bock

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Notice iconographique Femme devant un miroir, Van Mieris (1670) Les peintures de femmes au miroir existent depuis l'Antiquité. Elles connaissent une vogue notoire au XVIIe siècle, avec le développement de ces peintures à caractère didactique et moral, les Vanités. Par sa capacité à refléter le monde et même à le retranscrire, le miroir offre une possibilité troublante pour le peintre. Il est à l'image même de ce principe de mimêsis qui agite depuis ses origines toute l'histoire de l'iconographie. Ainsi, lorsqu'il figure dans un tableau, le miroir devient l'emblème de la peinture elle-même, questionnant les fondements de la représentation. La femme, qui constitue une muse éternelle ainsi qu'un symbole de la beauté, renvoie par ailleurs à la nécessité d'une grâce inspiratrice pour le peintre, aussi bien qu'au plaisir esthétique en lui-même. Le reflet, toujours plus mystérieux que ce que le réel nous donne à voir, traduit en outre ce rapport secret qui unit la femme à sa propre image. Ce miroir, serait-ce alors le symbole d'une spiritualité dissimulée, d'une fenêtre ouverte sur l'invisible ? Ou bien serait-ce la preuve de sa vanité, elle qui s'abîme dans l'admiration de sa grâce ? Car la femme, perdue dans la contemplation narcissique de son image, ne remarquera pas le passage du temps qui altère ses traits et la rapproche de la mort. Dans cette œuvre du peintre flamand Van Mieris, Femme devant un miroir, la femme reste au centre de la composition, de dos, tandis que son reflet nous regarde. Vêtue de tissu clair et coiffée de plumes, elle est placée dans la lumière et appelle à la contemplation. Face à ce corps séduisant, il y a cet étrange illogisme où la femme qui se mire, la main sur la hanche, apparaît dans son reflet, les bras croisés. C'est aussi par le miroir que nous voyons son visage. D'un côté donc, le corps s'offre à la vue, de l'autre un regard nous dévisage. Cette dualité est appuyée par la zone d'ombre et de lumière dont la séparation coïncide avec le personnage. Il est intéressant de noter enfin que le petit chien, symbole de la domesticité et de la fidélité conjugale, se situe à gauche du tableau tandis que le corps de la femme reste tourné vers l'ombre. À travers ce reflet, c'est peut-être donc bien l'âme vaniteuse de ce corps que nous entrevoyons ; sans doute cela est-il le signe du regard du peintre qui, pour saisir les choses dans leur vérité doit voir au-delà des apparences. FdB

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Artifices du miroir Anthologie

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Préface

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éunir en un seul ouvrage des auteurs aussi variés qu'Ovide et Grimm, transgressant une certaine cohérence temporelle et spatiale, demande le recours à une autre forme d'unité signifiante : les apparitions, manifestations, interactions du miroir sont nombreuses dans la littérature, de l'Antiquité à nos jours ; encore faut-il en distinguer les emplois, symboliques ou non, et le statut en fonction des écrits, de simple instrument d'une mise en valeur de l'homme au miroir intelligent, rusé ou magique. Quoi qu'il en soit, il constitue un lien thématique indiscutable entre des époques aussi lointaines qu'hétéroclites et des auteurs au style et à l'ambition divergents dont la nationalité est elle aussi indifférente : Artifices du miroir propose donc au lecteur un panorama aussi varié et pertinent que possible des emplois que firent Florian, Baudelaire, Aragon, Tchekhov, Grimm, La Fontaine, Ovide, Hugo, France, Hoffmann et Maupassant de cet instrument au rôle sans doute moins évident qu'on pourrait d'abord le croire. Il est aisé en effet de s'apercevoir que le miroir, dans notre société moderne, se trouve au cœur d'un véritable paradoxe, instrument d'un culte de l'apparence qu'on s'efforce par ailleurs de réprouver. De vieilles croyances populaires témoignent déjà, au Moyen Âge, de son assimilation au Malin ; le miroir est obscur et trompeur et profite de la crédulité des hommes. Tchekhov utilise ses artifices à des fins comiques dans Le miroir

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déformant : le visage disgracieux de la femme du narrateur trouve en son reflet tordu son opposé parfait, et celle-ci, comme Narcisse, ne détache plus ses yeux de la surface polie. Le danger de la réflexion a des sources bien anciennes : la Bible elle-même condamne toute complaisance dans la contemplation de son image, le seul miroir acceptable pour l'homme étant celui du divin : « Dieu a créé l'homme à son image et à sa ressemblance », l'homme doit donc s'en montrer digne. Le miroir est à la fois cet instrument de l'obscur, du surgissement de la folie, dont on craint le reflet, trompeur, au Moyen Âge superstitieux, et le réflecteur d'une image fidèle de la réalité, le garant de sa propre individualité : Henri Wallon en décela l'importance dans la construction psychologique de l'enfant, qui se sert de l'image extériorisée du miroir pour unifier son corps. Ce « stade du miroir », développé et repris par Lacan, participe donc d'un narcissisme fondamental, nécessaire étape de développement de la libido : « L'assomption jubilatoire de son image spéculaire par l'être encore plongé dans l'impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu'est le petit homme à ce stade infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu'il ne s'objective dans la dialectique de l'identification à l'autre et que le langage ne lui restitue dans l'universel sa fonction de sujet. ».1 La littérature s'est 1

LACAN, Jacques, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique », Communication faite au XVIe Congrès international de psychanalyse, 1949.

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indirectement servie de cet aspect du miroir comme constitutif, en un sens, de notre personnalité ; l'homme damné perd son reflet, comme le Dracula de Bram Stoker et le grand inconnu de l'auberge dans Les aventures de la nuit de Saint-Sylvestre 2 , ou son ombre, c'est-à-dire le reflet de sa silhouette, comme le Peter Schlemihl de Von Chamisso3 : perdre son reflet reviendrait donc à perdre son âme. Le narcissisme est pathologique, pour s'en tenir à Freud, lorsqu'il relève d'un excès, d'un déplacement des pulsions et tendances sexuelles, la libido, sur le Moi, détournées des objets sexuels extérieurs qui devraient leur donner satisfaction : « Le mot narcissisme que nous employons pour désigner ce déplacement de la libido, est emprunté à une perversion décrite par P. Näcke et dans laquelle l’individu adulte a pour son propre corps la tendresse dont on entoure généralement un objet sexuel extérieur »4. L'autoérotisme n'est donc évidemment pas sans lien avec le narcissisme, même s'il ne faut pas les confondre : Anatole France en explore le caractère malsain et angoissant dans sa nouvelle La Dame de Vérone, véritable exégèse de la jouissance de son propre corps. Sensible déjà dans le mythe de Narcisse, qui devient fou et meurt de cet amour qu'il éprouve pour luimême, ce double et reflet insaisissable, le narcissisme se révèle comme une source inépuisable pour la littérature, particulièrement la littérature fantastique ou merveilleuse ; 2

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HOFFMANN, Ernst Theodor Amadeus, « Les aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre », Fantaisies à la manière de Callot, 1814. VON CHAMISSO, Adelbert, L’Histoire merveilleuse de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre, 1814. FREUD, Sigmund, Introduction à la psychanalyse, 1916.

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il y figure souvent comme l'expression privilégiée de la dualité de l'être, du dédoublement de soi : l'être humain n'est plus que sa propre image, le dédoublement inaugure une perte de la personnalité. Ainsi la petite Ilsée de Schwob5, et cet enfant face au miroir, de la fable de JeanPierre Claris de Florian6, qui dissocie complètement son reflet de lui-même et se désespère de ne pouvoir atteindre son double sans s'atteindre en même temps, à l'image, comme le souligne sa mère philosophe, d'un monde qui nous rend coup pour coup. Le miroir s'élabore ainsi progressivement comme l'expression de symboles variés, qu'il s'agisse de cette porte vers un autre monde, dans Alice au Pays des Merveilles7, ou du miroir magique révélateur dans Blanche-Neige et les sept nains8 et La Belle et la Bête9 : il témoigne souvent d'un accès à la vérité, plus exactement à une vérité particulière qui ne correspond pas nécessairement à ce que nous attendions et croyions ; Bruno Bettelheim écrit à ce propos10 : « Tout conte de fées est un miroir magique qui reflète certains aspects de notre univers intérieur et des démarches qu'exige notre passage de l'immaturité à la maturité. Pour ceux qui se plongent dans ce que le conte de fées a à communiquer, il devient un lac paisible qui semble d'abord refléter notre image ; mais derrière cette image, nous découvrons bientôt le 5 6

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SCHWOB, Marcel, « L'insensible », Le livre de Monelle, 1894. DE FLORIAN, Jean-Pierre Claris, « L'enfant et le miroir », Fables, 1802. LEWIS CAROLL, Alice au pays des merveilles, 1865. GRIMM, Blanche-Neige, 1812. LEPRINCE DE BEAUMONT, Jeanne-Marie, La Belle et la Bête, 1757. BETTELHEIM, Bruno, Psychanalyse des contes de fées, 1976.

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tumulte intérieur de notre esprit, sa profondeur et la manière de nous mettre en paix avec lui et le monde extérieur, ce qui nous récompense de nos efforts. » En réalité, le miroir reflète, certes, une image fidèle de nous-même, mais nous invite surtout à une réflexion sur l'apparence : Le Miroir, de Baudelaire, incite le lecteur, par le rire, à relativiser ses critères esthétiques et leur importance, puisque l'homme laid se regarde au même titre que l'homme beau ; peu importe finalement pour le monde qu'il y prenne du plaisir ou non, cela ne « regarde que [sa] conscience » ; plus encore peut-être que l'apparence, le miroir nous invite à une réflexion sur e l'effectivité de la vérité : Platon explorait déjà, au IV siècle, la relativité de la perception humaine avec l'Allégorie de la caverne11 ; Anatole France en développe les liens avec la folie dans son article Les fous dans la littérature, qui met en scène deux miroirs, l'un plane et l'autre convexe, s'accusant mutuellement de déformer la réalité : finalement, il est facile de considérer comme fou celui qui ne pense, ne voit ou ne reflète pas de la même manière que nous la réalité. Dualité de l'être, reflet fidèle, reflet inversé, porte communicante... les facettes du miroir sont nombreuses, ses artifices se mêlant à ceux des hommes qui préfèrent croire que voir : ainsi Madame Hermet 12 qui fuit et justifie son crime par une maladie de peau qui n'existe pas, mirant d'invisibles trous dans sa glace à main. Les femmes sont les victimes privilégiées de leur reflet et de la fascination qu'il exerce, telle encore cette 11 12

PLATON, La République, VII. MAUPASSANT, Guy de, « Madame Hermet », Guy Blas, 1887.

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Elsa au miroir13, l'insensible de Schwob14, la fille de la fable éponyme de La Fontaine15, et celle du poème d'Hugo, Jeune fille, l’amour c’est d’abord un miroir. 16 Le miroir, même lorsqu'il est l'instrument de la vérité, est rarement salvateur, il incarne toujours, pour la femme, le risque d'un basculement dans l'obsession. C'est ainsi qu'au fil des nouvelles et des poèmes, la fascination deviendra plus obscure, le narcissisme plus grand, et la folie plus profonde.

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ARAGON, Louis, « Elsa au miroir », La Diane française, 1944. SCHWOB, Marcel, « L'insensible », Le livre de Monelle, 1894. LA FONTAINE, Jean de, « La fille », Fables, 1678 HUGO, Victor, « Jeune fille, l'amour c'est d'abord un miroir », Les voix intérieures, 1837.

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L'enfant et le miroir Jean Pierre Claris de Florian

Un enfant élevé dans un pauvre village Revint chez ses parents, et fut surpris d'y voir Un miroir. D'abord il aima son image ; Et puis, par un travers bien digne d'un enfant, Et même d'un être plus grand, Il veut outrager ce qu'il aime, Lui fait une grimace, et le miroir la rend. Alors son dépit est extrême ; Il lui montre un poing menaçant, Il se voit menacé de même. Notre marmot fâché s'en vient, en frémissant, Battre cette image insolente ; Il se fait mal aux mains. Sa colère en augmente ; Et, furieux, au désespoir, Le voilà devant ce miroir, Criant, pleurant, frappant la glace. Sa mère, qui survient, le console, l'embrasse, Tarit ses pleurs, et doucement lui dit : N'as-tu pas commencé par faire la grimace À ce méchant enfant qui cause ton dépit ? – Oui. – Regarde à présent : tu souris, il sourit ; Tu tends vers lui les bras, il te les tend de même ; Tu n'es plus en colère, il ne se fâche plus : De la société tu vois ici l'emblème ;

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Le bien, le mal, nous sont rendus.

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La prédestinée Marcel Schwob

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itôt qu’elle fut assez haute, Ilsée eut coutume d’aller tous les matins devant sa glace et de dire : « Bonjour, ma petite Ilsée. » Puis elle baisait le verre froid et fronçait les lèvres. L’image semblait venir seulement. Elle était très loin, en réalité. L’autre Ilsée, plus pâle, qui se levait des profondeurs du miroir, était une prisonnière à la bouche gelée. Ilsée la plaignait, car elle paraissait triste et cruelle. Son sourire matinal était une aube blême encore teinte de l’horreur nocturne. Cependant Ilsée l’aimait et lui parlait : « Personne ne te dit bonjour, pauvre petite Ilsée. Embrasse-moi, tiens. Nous irons nous promener aujourd’hui, Ilsée. Mon amoureux viendra nous chercher. Viens-t’en. » Ilsée se détournait, et l’autre Ilsée, mélancolique, s’enfuyait vers l’ombre lumineuse. Ilsée lui montrait ses poupées et ses robes. « Joue avec moi. Habille-toi avec moi. » L’autre Ilsée, jalouse, élevait aussi vers Ilsée des poupées plus blanches et des robes décolorées. Elle ne parlait pas, et ne faisait que remuer les lèvres en même temps qu’Ilsée. Quelquefois Ilsée s’irritait, comme une enfant, contre la dame muette, qui s’irritait à son tour. « Méchante, méchante Ilsée ! criait-elle. Veux-tu me répondre, veux-tu m’embrasser ! »

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Elle frappait le miroir de la main. Une étrange main, qui ne tenait à aucun corps, apparaissait devant la sienne. Jamais Ilsée ne put atteindre l’autre Ilsée. Elle lui pardonnait durant la nuit ; et, heureuse de la retrouver, elle sautait de son lit pour l’embrasser, en lui murmurant : « Bonjour, ma petite Ilsée. » Quand Ilsée eut un vrai fiancé, elle le mena devant sa glace et dit à l’autre Ilsée : « Regarde mon amoureux, et ne le regarde pas trop. Il est à moi, mais je veux bien te le faire voir. Après que nous serons mariés, je lui permettrai de t’embrasser avec moi, tous les matins. » Le fiancé se mit à rire. Ilsée dans le miroir sourit aussi. « N’est-ce pas qu’il est beau et que je l’aime ? » dit Ilsée. « Oui, oui », répondit l’autre Ilsée. « Si tu le regardes trop, je ne t’embrasserai plus, dit Ilsée. Je suis aussi jalouse que toi, va. Au revoir, ma petite Ilsée. » A mesure qu’Ilsée apprit l’amour, Ilsée dans le miroir devint plus triste. Car son amie ne venait plus la baiser le matin. Elle la tenait en grand oubli. Plutôt l’image de son fiancé courait, après la nuit, vers le réveil d’Ilsée. Pendant la journée, Ilsée ne voyait plus la dame du miroir, tandis que son fiancé la regardait. « Oh ! disait Ilsée, tu ne penses plus à moi, vilain. C’est l’autre que tu regardes. Elle est prisonnière ; elle ne viendra jamais. Elle est jalouse de toi ; mais je suis plus jalouse qu’elle. Ne la regarde pas, mon aimé ; regarde-moi. Méchante Ilsée du miroir, je te défends de répondre à mon fiancé. Tu ne peux pas venir ; tu ne pourras jamais venir. Ne me le prends pas, méchante Ilsée. Après que nous serons mariés, je lui permettrai de t’embrasser avec moi. Ris, Ilsée. Tu seras avec nous. » Ilsée devint jalouse de l’autre Ilsée.

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Si la journée baissait sans que l’aimé fût venu : « Tu le chasses, tu le chasses, criait Ilsée, avec ta mauvaise figure. Méchante, va-t’en, laisse-nous. » Et Ilsée cacha sa glace sous un linge blanc et fin. Elle souleva un pan afin d’enfoncer le dernier petit clou. « Adieu, Ilsée », dit-elle. Pourtant son fiancé continuait à sembler las. « Il ne m’aime plus, pensa Ilsée ; il ne vient plus, je reste seule, seule. Où est l’autre Ilsée ? Est-elle partie avec lui ? » De ses petits ciseaux d’or, elle fendit un peu la toile, pour regarder. Le miroir était couvert d’une ombre blanche. « Elle est partie », pensa Ilsée. – Il faut, se dit Ilsée, être très patiente. L’autre Ilsée sera jalouse et triste. Mon aimé reviendra. Je saurai l’attendre. Tous les matins, sur l’oreiller, près de son visage, il lui semblait le voir, dans son demi-sommeil : « Oh ! mon aimé, murmurait-elle, es-tu donc revenu ? Bonjour, bonjour, mon petit aimé. » Elle avançait la main et touchait le drap frais. – Il faut, se dit encore Ilsée, être très patiente. Ilsée attendit longtemps son fiancé. Sa patience se fondit en larmes. Un brouillard humide enveloppait ses yeux. Des lignes mouillées parcouraient ses joues. Toute sa figure se creusait. Chaque jour, chaque mois, chaque année la flétrissait d’un doigt plus pesant. – Oh ! mon aimé, dit Ilsée, je doute de toi. Elle coupa le linge blanc à l’intérieur du miroir, et, dans le cadre pâle, apparut la glace, pleine de taches obscures. Le miroir était sillonné de rides claires et, là où le tain s’était séparé du verre, on voyait des lacs d’ombre. L’autre Ilsée vint au fond de la glace, vêtue de noir,

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comme Ilsée, le visage amaigri, marqué par les signaux étranges du verre qui ne reflète parmi le verre qui reflète. Et le miroir semblait avoir pleuré. – Tu es triste, comme moi, dit Ilsée. – La dame du miroir pleura. Ilsée la baisa et dit : « Bonsoir, ma pauvre Ilsée. » Et, entrant dans sa chambre, avec sa lampe à la main, Ilsée fut surprise car l’autre Ilsée, une lampe à la main, s’avançait vers elle, le regard triste. Ilsée leva sa lampe audessus de sa tête et s’assit sur son lit. Et l’autre Ilsée leva sa lampe au-dessus de sa tête et s’assit près d’elle. – Je comprends bien, pensa Ilsée. La dame du miroir s’est délivrée. Elle est venue me chercher. Je vais mourir.

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Le miroir Charles Baudelaire

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n homme épouvantable entre et se regarde dans la glace. « Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu'avec déplaisir ? » L'homme épouvantable me répond : « Monsieur, d'après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droits ; donc je possède le droit de me mirer ; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience. » Au nom du bon sens, j'avais sans doute raison ; mais, au point de vue de la loi, il n'avait pas tort.

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Le miroir déformant Anton Tchekhov Traduit du russe par Denis Roche (1929) (Seule traduction autorisée par l'auteur)

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ous entrâmes dans le salon, ma femme et moi. On y sentait la mousse et l'humidité. Quand nous éclairâmes les murs qui n'avaient pas vu la lumière durant tout un siècle, des millions de rats et de souris s'enfuirent de tous côtés. Une bouffée de vent s'engouffra, quand nous refermâmes la porte derrière nous, et agita des piles de papiers dans les coins. Nous aperçûmes, sur ces papiers, des caractères anciens et des figures du Moyen Âge. Aux murs, verdis par le temps, pendaient des portraits d'ancêtres qui nous regardèrent avec sévérité et hauteur avec un air de dire : « Tu es à fouetter, mon petit ! » Nos pas résonnaient dans toute la maison ; à ma toux répondait un écho, celui-là même qui répondait jadis à mes aïeux... Et le vent hurlait, gémissait. Dans la cheminée quelqu'un pleurait et on sentait dans ses larmes le désespoir. De grosses gouttes de pluie battaient les fenêtres ternes et sombres, et leur bruit attristait. – Oh ! ancêtres, ancêtres ! m'écriai-je en soupirant profondément ; si j'étais écrivain, j'écrirais d'après vos portraits un long roman. Chacun de ces vieux fut jeune autrefois; chacun ou chacune eut son roman... et quel roman ! Regarde, par exemple, dis-je à ma femme, cette vieille, ma bisaïeule. Cette femme laide, mal faite, eut une histoire extrêmement intéressante. Vois-tu là-bas ce miroir

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suspendu dans le coin ? Et je lui indiquai un grand miroir encadré de bronze noir, près du portrait de mon aïeule. – Ce miroir a des propriétés magiques et a perdu ma bisaïeule. Elle l'avait payé énormément cher et ne s'en sépara pas de toute sa vie. Elle s'y regardait sans cesse, jour et nuit ; elle s'y regardait même pendant ses repas. Elle le mettait près d'elle en se couchant et demanda, à son lit de mort, qu'on le plaçât dans sa bière. Si l'on ne réalisa pas son vœu, ce fut uniquement parce que le miroir ne put pas loger dans son cercueil. – Était-ce donc une coquette ? demanda ma femme. – Admettons... Mais n'avait-elle pas d'autres miroirs ? Pourquoi donc précisément aimait-elle tant celui-ci et pas un autre ? N'avait-elle pas de glaces meilleures ? Non, chérie, il y a là quelque effroyable mystère. Impossible autrement ! La légende dit qu'il y a un diable dans ce miroir et que mon aïeule ressentait un faible pour les diables. C'est évidemment une absurdité, mais il ne fait pourtant aucun doute que ce miroir au cadre de bronze ne recèle une force mystérieuse. J'essuyai d'un geste la poussière du miroir, m'y regardai et éclatai de rire. L'écho répondit sourdement à mon rire. Le miroir déformait : mes traits furent détournés de tous côtés ; mon nez entra dans ma joue gauche ; mon menton se dédoubla et s'en alla de biais. – Ma bisaïeule, dis-je, avait un goût étrange. Ma femme s'approcha en hésitant du miroir et s'y regarda elle aussi. Et aussitôt quelque chose d'effroyable se produisit : elle pâlit, se mit à trembler de tout le corps et poussa un cri. Le bougeoir, glissant de ses mains, roula à terre et la bougie s'éteignit. Les ténèbres nous enveloppèrent. J'entendis au même instant quelque chose de lourd tomber sur le parquet : ma femme venait de s'évanouir. Le vent gémit encore plus plaintivement ; les rats coururent de tous côtés ; les souris grouillèrent dans les papiers. Mes

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cheveux se dressèrent et se mirent à remuer quand une persienne, se détachant de la fenêtre, tomba dehors. La Lune apparut à la fenêtre... Je saisis ma femme, l'étreignis et l'emportai hors de la demeure de mes ancêtres. Elle ne reprit connaissance que le lendemain soir. – Le miroir ! dit-elle en revenant à elle. Donnez-moi le miroir ! Où est-il ? Elle resta toute une semaine ensuite sans boire, ni manger, ni dormir. Elle demandait sans cesse qu'on lui apportât le miroir. Elle sanglotait, s'arrachait les cheveux, s'agitait, et quand le docteur déclara qu'elle pouvait mourir de faim et que sa situation était extrêmement critique, je surmontai ma peur, redescendis et lui rapportai le miroir de ma bisaïeule. En l'apercevant elle se mit à rire de bonheur, puis elle le saisit, l'embrassa et y plongea ses regards. Et il y a déjà plus de dix ans qu'elle s'y regarde sans cesse, sans pouvoir s'en détacher un instant. – Se peut-il que ce soit moi ? murmure-t-elle. Et sur son visage s'étale, avec de l'incarnat, une expression de béatitude et d'extase. – Oui, c'est moi ! Tout ment hormis ce miroir ! Les gens, mon mari mentent. Ah ! si je m'étais vue auparavant, si je m'étais connue telle que je suis, je n'aurais pas épousé cet homme. Il n'est pas digne de moi. À mes pieds doivent être les plus beaux, les plus nobles chevaliers !... Un jour, me trouvant derrière ma femme, je regardai inopinément dans le miroir et je découvris l'effroyable secret. Je vis dans le tain une femme d'une aveuglante beauté, telle que je n'en avais jamais rencontré de ma vie. C'était un prodige de la nature, une harmonie de beauté, d'élégance et d'amour. Mais qu'est-ce donc? qu'était-il arrivé ? Comment ma femme, laide et disgracieuse, me semblaitelle, dans le miroir, si belle ? Pourquoi ? Mais parce que le miroir déformant faussait, de tous côtés, la laide figure de ma femme, et que, par suite de ce bouleversement des lignes, elle devenait par hasard très belle. Moins par moins

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donnait plus. Et maintenant, ma femme et moi, nous restons tous les deux devant le miroir, et nous nous y regardons sans nous en détacher un instant. Mon nez escalade ma joue gauche, mon menton se dédouble et s'en va de biais, mais le visage de ma femme est ravissant. Et une passion folle, enragée, s'empare de moi, et je ris sauvagement : – Ha ! Ha ! Ha ! Et ma femme murmure d'une voix que l'on entend à peine : – Comme je suis belle !

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Les aventures de la nuit de Saint-Sylvestre Ernst Theodor Amadeus Hoffmann Traduit de l'allemand par Henry Egmont (1840)

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vant-propos […] : Le Voyageur enthousiaste, dont on nous communique ce morceau de fantaisie à la manière de Callot, extrait de son journal, met évidemment si peu de différence entre sa vie intellectuelle et sa vie positive, qu’on peut à peine distinguer la limite qui les sépare. Mais cette limite n’étant guère mieux déterminée dans ton esprit, lecteur bénévole, il se pourra bien qu’entraîné malgré toi par l’auteur visionnaire dans les régions fantastiques de la magie, tu voies inopinément mille figures étranges venir s’associer à ta vie réelle, et te traiter sans façon aussi familièrement que de vieilles connaissances. Veuille les accueillir avec la même franchise que s’il en était ainsi, et te soumettre absolument à leur influence merveilleuse, sans même t’irriter des petits frissons fébriles que pourraient te causer leurs procédés surnaturels ; je t’en prie de tout mon cœur, lecteur bénévole ! Que puis-je faire de plus en faveur du Voyageur Enthousiaste à qui il est arrivé décidément partout, et à Berlin encore durant la nuit de SaintSylvestre, tant de choses extraordinaires et inconcevables ?

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I. La bien-aimée J’avais la mort, la mort glaciale dans le cœur. Je croyais sentir dans tout mon être mes veines brûlantes transpercées par des glaçons aigus. Je me précipitai impétueusement dehors, malgré les ténèbres de la nuit et de l’orage, sans songer à prendre mon chapeau ni mon manteau. — Les girouettes des édifices craquaient avec des sons plaintifs ; il semblait qu’on entendit le grondement terrible des rouages éternels que fait mouvoir le temps, alors que la vieille année va s’engloutir en roulant sourdement, telle qu’un pesant fardeau, dans le sombre abîme du passé. Tu sais, ami, que le retour de ces fêtes de Noël et du nouvel an, qui vous inspire à tous tant de joie et de franche allégresse, m’arrache invariablement à ma paisible retraite pour me jeter à la merci d’une mer houleuse et mugissante. Noël ! ce sont des jours bénis qui depuis longtemps brillent à mes yeux d’une clarté propice : je les attends avec une impatience sans égale ; je deviens meilleur, plus ingénu que pendant tout le reste de l’année ; mon âme, pleine d’un pur sentiment de volupté céleste, ne nourrit plus aucune pensée sombre ni haineuse ; je redeviens un enfant enivré de plaisir. De gracieux visages d’anges me sourient du milieu des figurines bigarrées et dorées qui garnissent les boutiques resplendissantes de la Noël ; et à travers le bruit confus de la foule, j’entends retentir, comme à une grande distance, les merveilleux accords des orgues saintes. Car il nous est né un enfant ! Mais après la fête tout redevient morne et silencieux, et à ces vives splendeurs succède une triste obscurité. Chaque année les fleurs fanées s’accumulent de plus en plus à nos

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pieds : leur germe est mort pour l’éternité, aucun soleil de printemps ne viendra ranimer d’une vie nouvelle leurs tiges desséchées. — Je le sais fort bien, mais l’esprit malin trouve une joie secrète à m’en rebattre ironiquement les oreilles chaque fois que l’année approche de son déclin. Vois, murmure-t-il tout bas, combien de jours encore ont fui loin de toi pour ne jamais revenir ; mais en revanche aussi te voilà devenu plus raisonnable, et tu ne fais plus grand cas en général des vains plaisirs du monde ; chaque jour au contraire te rend plus grave, plus posé, — tout à fait maussade ! En outre, pour la nuit de Saint-Sylvestre, le Diable me réserve toujours quelque aubaine particulière. Il s’entend à m’enfoncer à point nommé et avec une affreuse ironie sa griffe acérée dans la poitrine, pour repaître sa vue du sang qui jaillit de mon cœur. Partout il trouve aide et assistance : c’est ainsi qu’hier le conseiller de justice le seconda merveilleusement. Il y a toujours chez lui (chez le conseiller de justice s’entend) grande réunion le soir de la Saint-Sylvestre ; et le cher homme s’applique, en l’honneur du nouvel an, à faire jouir chacun de ses hôtes d’une satisfaction particulière ; mais il s’y prend d’une manière si gauche et si ridicule que toujours ses pénibles préparatifs de plaisir aboutissent à un désappointement comique. Dès que je parus dans l’antichambre, le conseiller s’élança vivement à ma rencontre, et me barra la porte du sanctuaire, d’où s’échappait une vapeur odorante de thé et de parfums délicats. Il avait un air affecté de maligne satisfaction, et, m’adressant un sourire tout à fait étrange, il me dit : « Mon cher ami ! mon cher ami ! quelque chose

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de délicieux vous attend dans le salon, une surprise sans pareille pour cette chère soirée de la Saint-Sylvestre… Mais ne vous effrayez pas ! » — Je fus consterné ; de sombres pressentiments vinrent m’assaillir, j’avais l’esprit inquiet et le cœur serré : la porte s’ouvrit, j’avançai à la hâte… j’entrai. Au milieu des dames assises sur le sofa, ses traits ravissants m’apparurent : c’était elle ! — elle-même, que je n’avais pas vue depuis bien des années. Le souvenir pénétrant des plus beaux jours de ma vie rayonna au fond de mon âme d’une brillante clarté. Plus de mortel abandon ! toute idée de séparation entre nous à jamais proscrite !… Par quel merveilleux hasard elle était venue là, quel événement avait pu l’amener dans la société du conseiller de justice, dont je ne me rappelais nullement qu’elle eût jamais fait partie : c’est à quoi je ne pensai même pas. — Elle m’était rendue !… Il faut que je sois resté sottement immobile et comme frappé par la baguette d’un enchanteur ; car le conseiller, me poussant doucement, me dit : « Eh bien, cher ami ! eh bien ? » J’avançai machinalement, mais je ne voyais qu’elle, et de ma poitrine oppressée s’échappèrent péniblement ces mots : « Mon Dieu, mon Dieu ! Julie ici ? » — J’étais tout près de la table à thé, alors seulement Julie m’aperçut. Elle se leva et dit d’un ton presque indifférent : « Je suis ravie de vous voir ici. — Vous avez l’air bien portant ! » Après quoi elle se rassit ; et se penchant vers la dame assise auprès d’elle : « Pouvonsnous, demanda-t-elle, compter sur un spectacle intéressant pour la semaine prochaine ? »

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Tu t’approches d’une fleur magnifique et chérie qui t’attire avec son suave parfum ; mais au moment où tu te baisses pour admirer de plus près son éclat et sa fraicheur, un basilic froid et luisant s’élance de son brillant calice, et te menace de ses regards meurtriers  ! — C’est ce qui venait de m’arriver. Je m’inclinai gauchement devant les dames ; et pour que le ridicule vînt se joindre à la déception, en me reculant précipitamment, je heurtai le conseiller, qui était immédiatement derrière moi, et sa tasse de thé bouillant inonda son jabot coquettement plissé. On rit beaucoup du guignon du conseiller, et plus encore sans doute de ma maladresse. Tout semblait donc conspirer pour ma fatalité ; mais je repris contenance avec un désespoir résigné. Julie n’avait pas ri, mes regards égarés la frappèrent, et il me sembla voir rayonner vers moi un coup d’œil expressif plein d’un passé délicieux, respirant toute une vie d’amour et de poésie ! Quelqu’un alors commença à improviser sur le piano dans le salon voisin, ce qui mit toute la société en mouvement. On disait que c’était un célèbre virtuose étranger, nommé Berger, qui jouait divinement, et qu’il fallait religieusement écouter. « Ne fais donc pas un bruit si abominable avec les cuillers à thé, Minette ! » Tout en parlant ainsi et en indiquant la porte d’un geste engageant, le conseiller, avec un doucereux « eh bien ! » provoquait les dames à s’approcher davantage du virtuose. Julie aussi s’était levée et se dirigeait lentement vers la pièce voisine. Je trouvai toute sa personne transformée pour ainsi dire, elle me parut plus grande, plus formée, oui, plus riche d’attraits et de séductions qu’autrefois. La

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coupe particulière de sa robe blanche flottant autour de sa taille en plis abondants, et laissant à demi découverts son dos, sa gorge et ses épaules, avec des manches amples et bouffantes, fendues à la hauteur du coude ; ses cheveux symétriquement séparés sur son front, et par derrière nattés en tresses nombreuses bizarrement entrelacées ; tout cela lui donnait un certain caractère antique : elle me faisait presque l’effet d’une madone d’un des tableaux de Mieris. — Et cependant il me semblait en outre que j’avais vu positivement quelque part de mes propres yeux celle dont Julie m’offrait en ce moment l’image. Elle avait ôté ses gants, et, jusqu’aux bracelets précieux qui entouraient ses poignets, tout dans l’exacte conformité de sa mise concourait à réveiller en moi de plus en plus vivante et colorée cette illusion inexplicable. Julie, avant d’entrer dans l’autre salon, se retourna vers moi, et il me sembla que ce visage si angéliquement beau, si frais et si gracieux, était contracté par une malicieuse ironie. J’éprouvai une commotion horrible, frénétique, semblable à une crampe nerveuse. — « Oh ! il joue à ravir ! » murmura une petite demoiselle exaltée par du thé bien sucré. Et je ne sais comment il se fit que son bras s’appuya sur le mien, et que je la conduisis, ou plutôt qu’elle me conduisit dans le salon de musique. En ce moment, Berger faisait mugir l’ouragan le plus furieux : ses puissants accords montaient et s’abaissaient comme les vagues retentissantes de la mer courroucée. Cela me fit du bien. Julie se trouva tout à coup près de moi, et elle me dit d’une voix plus douce, plus caressante que jamais : « Je voudrais que tu te misses au piano pour faire entendre, sur un mode plus tendre, un chant d’espérance et de félicité

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passée ! » — L’ennemi avait fui loin de moi, et j’allais, par ce seul mot de : Julie ! exprimer l’enivrement céleste dont je me sentais rempli… Mais d’autres personnes s’avançant me séparèrent d’elle de nouveau. Je vis alors qu’évidemment elle cherchait à m’éviter ; mais je réussis tantôt à frôler sa robe, tantôt, tout à côté d’elle, à respirer une partie de son haleine, et je croyais voir renaître, parées de mille couleurs séduisantes, les heures fortunées de mon printemps. Berger avait fait succéder le calme à la tempête, le ciel était rasséréné, de douces et vagues mélodies s’élevaient comme de petits nuages dorés au lever de l’aurore et se perdaient enfin dans un pianissimo presque imperceptible. L’artiste recueillit de nombreux et justes applaudissements, les rangs des assistants se confondirent, et il arriva ainsi que je me trouvai involontairement à deux pas de Julie, en face d’elle. Je me sentis animé de plus d’énergie : je songeais, dans le douloureux transport de mon amour insensé, à la retenir là, à la serrer entre mes bras !… quand la figure damnée d’un valet importun se glisse entre nous deux, un vaste plateau sur les mains, en chuchotant d’une voix déplaisante : « Vous plairaitil… ? » Parmi les verres remplis de punch fumant, j’en remarquai un élégamment taillé à facettes, et plein de la même boisson, à ce qu’il paraissait. Comment ce verre particulier se trouvait là au milieu des autres, c’est ce que sait mieux que personne celui que j’apprends chaque jour à connaître davantage, celui qui est fort habile, ainsi que Clément dans Octavien, à décrire de son pied gauche d’agréables crochets en marchant, et qui aime prodigieusement les

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petits manteaux et les plumes rouges. — Ce verre, cette coupe merveilleusement taillée et tout étincelante, Julie la prit et me la présenta en disant : « Reçois-tu encore aussi volontiers qu’autrefois le verre offert de ma main ? — Julie !… Julie ! » m’écriai-je avec un profond soupir. En saisissant la coupe, j’avais touché ses doigts délicats, mille étincelles électriques embrasèrent mes veines et mes artères ; je bus jusqu’à la dernière goutte : il me semblait que des petites flammes bleuâtres se jouaient et pétillaient autour du verre et de mes lèvres. Ensuite, je ne sais moimême comment cela se fit, je me trouvai assis sur l’ottomane d’un petit cabinet éclairé seulement par une lampe d’albâtre, et à côté de Julie, de Julie qui me regardait comme autrefois d’un œil candide et bienveillant. Berger s’était remis au piano et il jouait l’andante de la sublime symphonie en mi bémol de Mozart. Ravie par ses accords magiques, comme sur l’aile du cygne inspiré, mon âme vit renaître et resplendir d’un nouvel éclat tout le bonheur et l’amour des plus beaux instants de ma vie printanière. Oui, c’était Julie ! Julie elle-même dans sa beauté d’ange et son tendre épanchement. — Notre dialogue : de langoureuses expressions d’amour, moins de paroles que de regards passionnés ; sa main reposait dans la mienne. — « Désormais je ne te quitte plus, ton amour est la divine étincelle qui embrase mon cœur et illumine pour moi une sphère superbe d’art et de poésie ! — Sans toi, sans ton amour, tout est mort et glacé… Mais je t’ai retrouvée : n’est-ce pas pour que tu m’appartiennes à jamais ! »

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En ce moment une sotte figure aux jambes d’araignée, avec des yeux de crapaud à fleur de tête, passa en chancelant, et, riant bêtement, s’écria d’une voix aigre et glapissante : « Où diantre s’est donc fourrée ma femme ? » Julie se leva et me dit d’une voix que je ne reconnus plus : « Ne voulez-vous pas que nous rentrions dans le salon, mon mari me cherche. — Vous êtes toujours fort amusant, mon cher ! toujours d’humeur originale, comme autrefois ; seulement, ménagez-vous sur la boisson. » Et le faquin aux jambes d’araignée la prit par la main ; elle le suivit en riant dans le salon. « Perdue pour l’éternité ! » m’écriai-je. – Oui certes, codille ! mon très cher ! » brailla un animal qui jouait à l’hombre. Je m’enfuis, m’enfuis rapidement dans la nuit orageuse. II. La société dans la cave Il peut être fort agréable, en certains moments, de se promener de long en large sous Les Tilleuls; mais ce n’est pas assurément durant la nuit de Saint-Sylvestre, par une bonne gelée et quand il neige à foison. La tête nue et sans manteau, comme j’étais, je finis par m’en apercevoir au frisson glacial qui me saisit, malgré la fièvre ardente dont j’étais dévoré. Je repris ma course, je traversai le pont de l’Opéra, en passant devant le Château, puis celui de l’Écluse, après avoir tourné la Monnaie, et j’arrivai dans la rue des Chasseurs, à côté de la boutique de Thiermann. Là des lumières engageantes brillaient à travers les croisées, et je me disposais à entrer pour me réchauffer et boire quelque bon verre d’une liqueur réconfortante. En ce moment il sortit du cabaret une société de joyeux

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compagnons qui parlaient d’huîtres délicieuses et de l’excellent vin de la Comète. « Ma foi ! s’écria l’un d’entre eux qu’à la lueur des lanternes je reconnus pour un superbe officier de uhlans, il avait bien raison celui-là de pester, l’année dernière à Mayence, contre ces maudits animaux qui, en 1794, s’étaient bien gardés de lui donner à boire du vin de l’an onze. » Tous se mirent à rire à gorge déployée. J’avais avancé involontairement quelques pas plus loin, je m’arrêtai court vis-à-vis d’une cave d’où s’échappait la lueur tremblante d’une lampe solitaire. — Le Henry V de Shakespeare ne se trouva-t-il pas un jour si modeste et si altéré, que la pauvre créature appelée petite bière lui vint à l’esprit ? La même chose m’arriva en effet, ma langue était avide de plonger dans l’écume d’un flacon de bonne bière anglaise. J’entrai immédiatement dans la salle basse. « Que désire monsieur ? » me dit l’hôte en venant à moi d’un air accort et portant la main à son bonnet. Je demandai une bouteille de bonne bière anglaise avec une bonne pipe de bon tabac, et je me trouvai bientôt dans un état de béotisme tellement sublime, que le diable lui-même en conçut du respect pour moi et me quitta. Ô conseiller de justice ! si tu m’avais vu, au sortir de ton salon si resplendissant, venant m’attabler dans ce sombre caveau, et préférant cette humble bière à ton noble thé, de quel air hautain et méprisant ne te serais-tu pas détourné de moi en murmurant sans doute : « Il n’est pas étonnant qu’un pareil homme abîme les plus élégants jabots ! » Fait comme j’étais, sans chapeau ni manteau, je devais produire sur les assistants un effet tant soit peu extraordinaire. Une question voltigeait déjà sur les lèvres

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de l’hôte, lorsqu’on frappa en dehors aux carreaux, et une voix s’écria d’en haut : « Ouvrez, ouvrez ! c’est moi. » L’hôte courut aussitôt, et rentra immédiatement avec deux flambeaux allumés qu’il tenait élevés dans ses mains. Un homme fort grand et élancé le suivait, il oublia de se baisser en passant sous la porte basse et se cogna rudement à la tête ; mais une calotte noire qu’il portait en guise de toque, amortit le coup. Il se glissa d’une manière toute particulière le long de la muraille, et vint s’asseoir en face de moi, l’hôte en même temps posait les deux lumières sur la table. On pouvait presque dire de cet homme qu’il avait une physionomie aussi morose que distinguée. Il demanda d’un air soucieux de la bière et une pipe, et en quelques aspirations il produisit une telle fumée que nous nageâmes bientôt dans un épais nuage. Du reste son visage avait quelque chose de si caractéristique et de si attrayant, qu’en dépit de son air sombre je me sentis tout d’abord du penchant pour lui. Ses cheveux noirs et abondants étaient séparés sur son front et retombaient des deux côtés en nombreuses petites boucles, ce qui le faisait ressembler aux portraits de Rubens. Lorsqu’il eut déposé son grand collet, je vis qu’il était vêtu d’une kurtka noire garnie de quantité de brandebourgs ; mais ce qui me surprit étrangement, ce fut de voir, ce dont je m’aperçus quand il secoua sa pipe qu’il avait achevé de fumer en moins de cinq minutes, qu’il avait mis par-dessus ses bottes d’élégantes pantoufles. Notre conversation était peu active ; l’étranger paraissait très occupé de toutes sortes de plantes rares qu’il avait retirées d’un étui, et qu’il considérait avec satisfaction. Je

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lui exprimai mon admiration pour ces jolies plantes, et comme elles paraissaient avoir été récemment cueillies, je lui demandai s’il avait été par hasard au jardin botanique ou bien chez Boucher. Il sourit d’une façon assez étrange et répondit : « La botanique ne parait pas être votre fort, autrement une question aussi… (il hésitait) — aussi sotte, murmurai-je à voix basse, — ne serait pas sortie de votre bouche, ajouta-t-il naïvement. Vous auriez, poursuivit-il, reconnu du premier coup d’œil des plantes alpines et celles-là d’entre elles encore qui croissent sur le Chimborazo. » Ces derniers mots, l’étranger les prononça à voix basse et à part lui ; mais tu peux t’imaginer quel singulier effet ils produisirent sur moi. Vingt questions expirèrent sur mes lèvres ; et il me vint à l’esprit un soupçon de plus en plus décidé que j’avais déjà, sinon vu cet étranger, du moins plus d’une fois rêvé à lui. On frappa de nouveau aux carreaux, l’hôte ouvrit la porte, et une voix s’écria : « Ayez la bonté de couvrir votre miroir ! — Ah, ah ! dit l’hôte, en jetant aussitôt un voile sur la glace, le général Suwarow arrive un peu tard. » En effet, bientôt s’élança dans la salle avec une vitesse traînante, je dirais presque une agile lourdeur, un petit homme sec, enveloppé d’un manteau d’une couleur brune toute particulière, et qui voltigeait autour de son corps, tandis que lui sautillait dans la chambre, en formant mille petits plis et replis si compliqués, qu’aux reflets des lumières on croyait voir se mouvoir plusieurs figures superposées les unes aux autres, comme celles des scènes fantasmagoriques d’Ensler. En même temps il se frottait les mains cachées sous de larges manches et s’écriait :

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« Froid  ! Froid  ! Très froid  ! — En Italie, c’est différent, bien différent ! » Enfin il prit place entre le grand étranger et moi, en disant : « Voilà une épouvantable fumée ! — Tabac contre tabac : si j’avais seulement une prise ! » J’avais sur moi la tabatière d’acier poli, claire comme une glace, dont tu m’as fait cadeau un jour. Je la tirai aussitôt de ma poche pour offrir du tabac à mon voisin. Mais à peine l’eut-il aperçue, qu’il la couvrit de ses deux mains, et s’écria en la repoussant : « Arrière ! arrière cet abominable miroir ! » Sa voix avait quelque chose d’effrayant, et lorsque je le regardai tout surpris, je le trouvai métamorphosé. Le petit homme avait en entrant le visage ouvert et riant d’un jeune homme ; mais à présent c’était un vieillard aux traits flétris et ridés, pâle comme la mort, qui fixait sur moi des yeux caves et ternes. Saisi d’effroi, je me rapprochai de mon autre commensal prêt à m’écrier : « Au nom du ciel ! regardez donc ! » Mais celui-ci était enfoncé dans l’examen de ses plantes du Chimborazo, et au même moment le petit dit à l’hôte dans son langage prétentieux : « Vin du Nord ! » — Peu à peu le dialogue devint plus animé. Le petit m’était, à la vérité, très suspect, mais le grand savait, à propos de choses en apparence insignifiantes, raconter des faits intéressants et curieux ; et quoiqu’il parût lutter contre la difficulté de s’exprimer, et qu’il se servît même quelquefois de mots impropres, cela donnait précisément à ses discours une originalité comique ; de sorte qu’il atténuait, en éveillant de plus en plus ma sympathie, l’impression désagréable que le petit faisait sur moi. Celui-ci semblait mu intérieurement par mille ressorts, car il s’agitait en tout sens sur sa chaise, et ne cessait de

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gesticuler avec ses mains. Je remarquai distinctement qu’il me regardait tantôt avec un visage, tantôt avec un autre, et je sentis à cette vue une sueur froide couler de mes cheveux sur mon dos. Il prenait surtout sa figure de vieillard pour regarder souvent l’autre, dont l’air de calme et d’aisance contrastait singulièrement avec l’excessive mobilité du petit ; mais toutefois son aspect me parut alors moins effrayant que lorsqu’il m’avait envisagé moi-même la première fois. Dans cette mascarade de la vie humaine, l’esprit pénètre souvent d’un regard subtil à travers le masque du visage, et reconnaît les esprits dont la nature est conforme à la sienne. Et c’est ainsi que nous trois, êtres à part, et rapprochés par le hasard dans ce sombre caveau, nous reconnûmes sans doute notre affinité réciproque. L’entretien prit donc cette tournure humoristique à laquelle provoquent les déceptions et les tortures mortelles de l’âme. — « Cela porte aussi son épine, dit le grand. — Eh, grand Dieu  ! m’écriai-je, épines ou crochets, combien le diable n’en a-t-il pas semés partout à notre préjudice ! sur les parois des murailles, sous les berceaux, dans les haies de rosiers, de sorte que nous laissons toujours quelque lambeau de notre cher individu accroché au passage. On dirait, mes dignes maîtres, que chacun de nous a déjà été dépouillé de la sorte ; pour moi, je regrette surtout cette nuit l’absence de mon chapeau et de mon manteau. Tous deux sont restés, comme vous le savez, pendus à un clou dans l’antichambre du conseiller de justice. » Mes deux compagnons tressaillirent visiblement comme frappés d’une secousse imprévue. Le petit me lança un

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regard horrible avec sa figure décrépite, puis il sauta brusquement sur une chaise et tira plus avant le rideau qui couvrait la glace, tandis que le grand mouchait les chandelles avec un soin tout particulier. La conversation se renoua péniblement. On vint à parler d’un jeune peintre de mérite, nommé Philipp, et de son portrait d’une certaine princesse, remarquable par un sentiment profond de l’art et de l’infini, fruit d’une ardente inspiration et d’un amoureux enthousiasme. « Ressemblance surprenante ! dit le grand ; il n’y manque que la parole. En vérité, ce n’est pas un portrait, mais une image, un reflet. — Au point, dis-je, qu’on pourrait le croire dérobé au miroir même. » À ces mots, le petit bondit en l’air avec fureur, et fixant sur moi le regard enflammé de son vieux visage, il s’écria : « Ceci est stupide : quelle absurdité ! qui peut dérober une image réfléchie par une glace ? qui cela ?… Peut-être le diable, imagines-tu ? Ho, l’ami ! celui-là, il brise la glace de sa griffe brutale, et l’on verrait saigner aussi les mains blanches et délicates de cette image de femme blessée. Allons ! cela est stupide !… Oui-da, l’habile homme ! fais-moi voir et toucher un reflet dérobé à un miroir, et je fais devant toi le saut périlleux de mille toises d’élévation ! » Le grand se leva, s’approcha du petit, et lui dit : « Ne faites pas tant l’arrogant, camarade ! autrement l’on vous fera enjamber plaisamment l’escalier. Parbleu ! il doit avoir un air bien pitoyable, votre reflet à vous ! — Ha, ha, ha, ha ! fit le petit en glapissant avec un rire sardonique ; ha, ha, ha !… Tu crois ? tu crois ? j’ai ma belle ombre au moins : entends-tu, pauvre garçon ! moi j’ai ma belle ombre ! » Et en disant cela, il s’enfuit. Nous l’entendîmes

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encore ricaner dehors et répéter ironiquement : « J’ai du moins mon ombre ! » Le grand était retombé sur sa chaise comme anéanti, et cachant entre ses mains sa figure pâle comme la mort, il poussait du fond de sa poitrine les plus douloureux soupirs. « Qu’avez-vous ? lui demandai-je avec intérêt. — Ô monsieur ! me répondit-il, ce méchant homme que vous venez de voir acharné contre moi, qui m’a poursuivi jusqu’ici, jusque dans mon bouchon privilégié, où je séjournais autrefois tout seul, car c’est tout au plus si de temps en temps un petit gnome souterrain se dressait sous la table pour faire sa récolte des miettes de pain,… ce méchant homme vient me replonger dans l’excès du désespoir ! — Hélas ! j’ai perdu… perdu irrévocablement mon… Je suis votre serviteur ! » Il s’était levé, et sortit à son tour, en traversant le milieu de la salle : tout resta lumineux autour de lui, son corps ne projetait aucune ombre ! Ivre de joie, je m’élançai sur ses traces : « Pierre Schlemihl ! Pierre Schlemihl ! » m’écriaije avec transport. Mais il avait quitté ses pantoufles. Je le vis enjamber la haute tour de la caserne des gendarmes, et disparaître dans les ténèbres. Lorsque je voulus rentrer dans le cabaret, l’hôte me ferma la porte au nez en s’écriant : « Que le bon Dieu me préserve de semblables pratiques ! » III. Apparitions Monsieur Mathieu est mon bon ami, et son portier un homme vigilant. Celui-ci m’ouvrit immédiatement dès que j’eus tiré la sonnette de l’Aigle d’or. Je lui expliquai comme quoi je m’étais échappé de la maison du conseiller

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sans chapeau ni manteau, sans songer que dans la poche de celui-ci était la clef de mon logis, et que je n’avais pu parvenir à réveiller ma servante sourde pour me faire ouvrir. L’homme obligeant (je parle du portier) m’ouvrit une chambre, y déposa des flambeaux, et me souhaita une bonne nuit. La pièce était décorée d’une grande et belle glace, couverte d’un voile. Je ne sais comment il me prit fantaisie de découvrir cette glace et de poser les lumières sur la console de marbre qui la soutenait. Je me trouvai au premier coup d’œil si pâle et si défiguré, que j’avais peine à me reconnaître moi-même. Et puis, je crus voir du fond le plus reculé du miroir une figure vague et flottante s’avancer vers moi. En la considérant avec plus d’attention, je distinguai de plus en plus nettement les traits d’une femme charmante, rayonnant de je ne sais quelle lueur magique. C’était l’image de Julie. Dans le transport de mes désirs brûlants, je m’écriai tout haut : « Julie !… Julie ! » Soudain j’entends soupirer et gémir derrière les rideaux d’un lit, dans l’enfoncement de la chambre. Je prête l’oreille, les gémissements deviennent de plus en plus plaintifs. L’ombre de Julie avait disparu. Je saisis résolument un flambeau, je m’approchai du lit et je tirai violemment les rideaux. Mais comment te décrire la stupéfaction qui s’empara de moi, lorsque je reconnus le petit homme du caveau, qui dormait, avec son visage juvénile, mais douloureusement contracté, et qui s’écriait avec de profonds et amers soupirs : « Giulietta ! — Giulietta ! » — Ce nom me causa un frisson glacial !… Remis de mon effroi, je saisis le petit, et, le secouant rudement, je m’écriai : « Hé ! — cher ami, comment vous

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trouvez-vous dans ma chambre ? réveillez-vous ! et ayez la bonté de vous en aller au diable ! » — Le petit ouvrit les yeux, et fixa sur moi des regards sombres : « Ah ! fit-il, c’était un mauvais rêve : je vous rends grâce, monsieur, de m’avoir éveillé. » Ces mots résonnèrent faiblement comme de légers soupirs. Je ne sais comment cela se fit, mais le petit me parut alors tout autre qu’auparavant ; bien plus, la douleur dont il semblait affecté pénétra dans mon propre cœur, et toute ma colère s’évanouit sous l’impression d’une tristesse profonde. Une brève explication suffit pour me persuader que le portier m’avait par mégarde ouvert la  chambre occupée d’avance par le petit homme, et que par conséquent c’était sur moi que retombait l’inconvenance d’avoir troublé son sommeil de la sorte. « Monsieur, me dit le petit, je dois vous avoir paru bien extravagant et bien fou ce soir au cabaret. Mais il faut attribuer ma conduite à une influence prestigieuse qui souvent s’empare de moi, et qui, je ne puis le dissimuler, me fait méconnaître les lois de la bienséance et de la politesse. Pareille chose ne vous est-elle pas arrivée quelquefois ? — Hélas oui, répondis-je timidement ; pas plus tard que ce soir, lorsque j’ai revu Julie. — Julie ? » s’écria le petit homme avec un glapissement affreux. Et une crispation convulsive vint m’offrir subitement l’aspect de son visage de vieillard. — « Ô laissez-moi dormir !… reprit-il ; ayez donc la bonté de couvrir la glace, mon cher monsieur. » Il prononça ces derniers mots d’une voix très basse, le visage contre son oreiller. « Monsieur ! lui dis-je, ce nom d’une femme que j’aimais et que j’ai à jamais perdue paraît vous causer une

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impression singulière ; en outre, les traits agréables de votre visage subissent fréquemment, il me semble, d’étranges variations. Quoi qu’il en soit, j’espère pouvoir passer auprès de vous une nuit tranquille. Je vais donc tout de suite recouvrir la glace et me mettre au lit. » Le petit se mit sur son séant, me considéra de son visage de jeune homme avec des regards pleins de douceur et de bienveillance, puis il me tendit la main, et prenant doucement la mienne, il me dit : « Dormez tranquille, monsieur ! Je m’aperçois que nous sommes compagnons d’infortune. — Seriez-vous aussi ?… Julie ! — Giulietta ! — Enfin, quoi qu’il en puisse être, vous exercez sur moi une séduction irrésistible : je ne puis faire autrement, il faut que je vous découvre l’affreux secret de ma vie. — Puis après, haïssez-moi, méprisez-moi !… » Le petit homme, à ces mots, se leva lentement, s’enveloppa dans une ample robe de chambre, et se dirigea en silence, tel qu’un vrai fantôme, vers la glace, devant laquelle il s’arrêta. Ha ! — le miroir réfléchissait purement les deux lumières, tous les objets de l’appartement, et ma propre personne : mais l’image du petit homme en était absente, nul rayon ne renvoyait un seul trait de son visage, qui touchait presque la glace. — Il se retourna vers moi, le désespoir le plus profond peint sur sa physionomie, et pressant mes mains dans les siennes : « Vous connaissez à présent l’excès de mon infortune, dit-il ; Schlemihl, cette âme pure et bonne, est digne d’envie auprès de moi réprouvé ! il a vendu étourdiment son ombre ; mais moi ! … moi, je lui ai donné mon reflet : à elle ! — Oh ! — oh ! — oh !… » En gémissant ainsi amèrement, et les mains

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croisées sur ses yeux, le petit regagna son lit en chancelant, et s’y jeta avec empressement. Je restai stupéfait. Le soupçon, l’horreur, le mépris, l’intérêt, la pitié, je ne sais moi-même tout ce qui s’émut dans mon âme pour et contre lui. — Cependant il commença bientôt à ronfler d’une manière si mélodieuse et si musicale, que je ne pus résister à la contagion narcotique de ces accents. Je couvris promptement le miroir, j’éteignis les lumières, je me jetai à l’instar de mon compagnon sur le lit, et je tombai bientôt dans un profond sommeil. La nuit devait toucher à sa fin, lorsque je fus réveillé par le rayonnement d’une lueur éblouissante. J’ouvris tout à fait les yeux, et je vis le petit assis devant la table dans sa robe de chambre blanche, la tête enveloppée dans son bonnet de nuit, et me tournant le dos, qui écrivait assidûment à la clarté des deux flambeaux allumés. Il avait un air prodigieusement fantastique, et j’éprouvai un inconcevable vertige. Je tombai subitement sous l’empire des songes, et je me retrouvai chez le conseiller de justice, assis sur l’ottomane auprès de Julie. Mais bientôt toute la société s’offrit à moi sous l’aspect d’un étalage de la Noël, chez Fuchs, Weide, Schoch ou quelque autre ; le conseiller me parut être une gentille poupée de sucre candi avec un jabot de papier joseph. Peu à peu, les arbres et les buissons de roses grandirent à vue d’œil. Julie se leva et me tendit une coupe de cristal, d’où s’échappaient en voltigeant de petites flammes bleues. En ce moment je me sentis tirer par le bras. Je me retournai et vis derrière moi le petit avec sa vieille figure, qui me dit à voix basse : « Ne bois pas, ne bois pas !

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— Regarde-la donc bien… Ne l’as-tu pas déjà vue sur les panneaux peints par Bruegel, Callot ou Rembrandt ? » Je frissonnai en examinant Julie : car positivement, avec sa robe à plis nombreux et à manches bouffantes, avec cette coiffure, elle ressemblait aux vierges séduisantes que ces maîtres ont peintes environnées de monstres diaboliques. « Pourquoi as-tu peur ? dit Julie. N’es-tu pas à moi entièrement toi et ton reflet. » Je saisis la coupe. Mais le petit sauta sur mes épaules, sous la forme d’un écureuil, et répétant avec un grognement aigu : « Ne bois pas ! ne bois pas ! » il battait de sa longue queue les flammes bleuâtres pour les éteindre. Alors toutes les figures de sucre de l’étalage devinrent animées, et elles remuaient comiquement leurs petites mains et leurs petits pieds. Le conseiller-candi s’avança de mon côté en piétinant et s’écria d’une voix excessivement perçante : « Pourquoi tout ce fracas, mon cher ami ? pourquoi tout ce fracas ? Posez-vous donc un peu sur les pieds, car je remarque depuis une heure que vous cheminez dans l’air par-dessus les chaises et les tables. » Le petit avait disparu. Julie n’avait plus la coupe dans sa main. « Pourquoi donc ne voulais-tu pas boire ? dit-elle ; la flamme pure et brillante qui jaillissait de la coupe vers toi, n’est-ce pas celle du baiser que tu obtins un jour de moi ? » Je voulus la presser contre mon sein, mais Schlemihl s’interposa entre nous en disant : « Ceci est Mina, qui a épousé Raskal. » — Il avait marché sur quelques-unes des figures de sucre, qui poussèrent des gémissements lamentables. Mais bientôt leur nombre augmenta par centaines, par milliers, et toutes se mirent à frétiller autour de moi, et à grimper sur mon corps, qui fut

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bientôt couvert de leur nuée bigarrée, bourdonnant sourdement comme un essaim d’abeilles. Le conseiller de sucre candi s’était hissé jusqu’à ma cravate, qu’il serrait de plus en plus fort : « Maudit conseiller-candi ! » m’écriai-je à haute voix… Et je m’éveillai. Il était grand jour, onze heures du matin ! Je pensais que l’histoire du petit homme pouvait bien n’être aussi qu’un rêve moins fantasque, lorsque le garçon d’hôtel, qui entrait avec le déjeuner, me dit que l’étranger qui avait passé la nuit dans la même chambre que moi était parti de grand matin, et me présentait ses civilités. Sur la table à laquelle j’avais vu travaillant pendant la nuit le fantastique petit homme, je trouvai quelques feuillets récemment écrits, et je t’en communique le contenu, qui est indubitablement l’histoire merveilleuse de ce singulier personnage.

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La fille Jean de La Fontaine

Certaine Fille, un peu trop fière Prétendait trouver un mari Jeune, bien fait, et beau, d'agréable manière, Point froid et point jaloux ; notez ces deux points-ci. Cette Fille voulait aussi Qu'il eût du bien, de la naissance, De l'esprit, enfin tout ; mais qui peut tout avoir ? Le destin se montra soigneux de la pourvoir : Il vint des partis d'importance. La Belle les trouva trop chétifs de moitié : Quoi moi ? quoi ces gens-là ? l'on radote, je pense. À moi les proposer ! hélas ils font pitié. Voyez un peu la belle espèce ! L'un n'avait en l'esprit nulle délicatesse ; L'autre avait le nez fait de cette façon-là ; C'était ceci, c'était cela, C'était tout ; car les précieuses Font dessus tout les dédaigneuses. Après les bons partis les médiocres gens Vinrent se mettre sur les rangs. Elle de se moquer. Ah vraiment, je suis bonne De leur ouvrir la porte : ils pensent que je suis Fort en peine de ma personne. Grâce à Dieu je passe les nuits Sans chagrin, quoique en solitude.

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La Belle se sut gré de tous ces sentiments. L'âge la fit déchoir ; adieu tous les amants. Un an se passe et deux avec inquiétude. Le chagrin vient ensuite : elle sent chaque jour Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l'Amour ; Puis ses traits choquer et déplaire ; Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire Qu'elle échappât au Temps, cet insigne larron : Les ruines d'une maison Se peuvent réparer : que n'est cet avantage Pour les ruines du visage ! Sa préciosité changea lors de langage. Son miroir lui disait : Prenez vite un mari. Je ne sais quel désir le lui disait aussi ; Le désir peut loger chez une précieuse. Celle-ci fit un choix qu'on n'aurait jamais cru, Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse De rencontrer un malotru.

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L'Ă©pisode de Narcisse Ovide Traduit du latin par Puget, Guiard, Chevriau et Fouquer (1876)

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es villes d'Aonie retentissaient du bruit de [la] renommée [de Tirésias], et sa voix donnait des réponses toujours infaillibles au peuple qui venait le consulter. La première épreuve de la vérité de ses oracles fut faite par la nymphe Liriope. Jadis le Céphise l'enlaça de ses flots sinueux, et, la tenant enchaînée dans son onde, triompha de sa pudeur par la violence. Cette nymphe, modèle de beauté, devint mère d'un enfant qui semblait né pour inspirer l'amour, et qu'elle appela Narcisse. Elle demanda au devin si son fils parviendrait à une longue vieillesse : « Oui, s'il ne se connaît pas », répond-il. Longtemps la réponse de l'oracle parut vaine ; mais elle fut justifiée par l'événement, par le genre de mort et par l'étrange délire de Narcisse. Déjà le fils de Céphise avait vu s'ajouter une année à ses trois lustres ; ce n'était plus un enfant, c'était à peine un jeune homme. Une foule de jeunes Phocéens, une foule de nymphes brûlèrent pour lui ; mais il joignait à des grâces si tendres un orgueil si farouche, que nymphes et jeunes gens s'efforcèrent en vain de toucher son cœur. Un jour qu'il poussait dans ses toiles des cerfs timides, il fut aperçu par la nymphe, à la voix

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bizarre, qui ne peut se taire quand on lui parle, qui ne sait point parler la première, Echo, dont la bouche redit les sons qui frappent son oreille. Echo était alors une nymphe, et non une simple voix ; et cependant dès lors sa voix indiscrète ne lui servait, comme à présent, qu'à répéter les dernières paroles qu'elle avait recueillies. Junon l'avait ainsi punie : souvent sur les montagnes, lorsqu'elle cherchait à surprendre les nymphes dans les bras de Jupiter, Echo l'avait adroitement retenue par de longs entretiens, pour donner aux nymphes le temps de fuir. La fille de Saturne découvrit l'artifice : « Cette langue qui m'a trompée, dit-elle, perdra presque tout son pouvoir, et je restreindrai pour toi l'usage de la parole ». L'effet suit la menace ; Echo ne peut plus désormais que redoubler les derniers sons, et répéter les dernières paroles de la voix qu'elle entend. À peine Narcisse, errant au fond des bois, a-t-il frappé ses regards, qu'elle s'enflamme et suit furtivement la trace de ses pas ; plus elle le suit, et plus son cœur s'embrase, pareil au soufre qui, répandu au bout d'une torche, attire soudainement la flamme qui l'approche. Que de fois elle voulut l'aborder d'une voix caressante et recourir aux douces prières ! Son destin lui oppose et lui défend de commencer ; mais du moins, puisque son destin le permet, elle s'apprête à recueillir les accents de Narcisse, et à lui répondre à son tour. Par hasard, séparé de ses fidèles compagnons, l'enfant s'écrie : « Y a-t-il quelqu'un près de moi ? – Moi », répond Echo. Immobile de surprise, il tourne ses regards de tous côtés. « Viens », dit-il à haute voix ; et la nymphe appelle celui qui l'appelait. Il se tourne, et comme personne ne venait, « Pourquoi me fuis-

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tu ? » dit-il, et son oreille recueille autant de paroles que sa bouche en a proféré. Abusé par cette voix qui reproduit la sienne : « Unissons-nous », reprend-il. À ces mots, les plus doux que sa bouche puisse redire, Echo répond : « Unissons-nous » ; et, s'enivrant de ses propres paroles, elle sort du bois et s'élance vers Narcisse, dans le doux espoir de le presser dans ses bras ; mais il fuit, et se dérobe par la fuite à ses embrassements. « Je veux mourir, dit-il, si je m'abandonne à tes désirs ». Echo ne redit que ces paroles : « Je m'abandonne à tes désirs ». La nymphe dédaignée s'enfonce dans les bois, et va cacher sa honte sous leur épais feuillage. Depuis ce temps elle habite les antres solitaires ; mais l'amour vit encore au fond de son cœur, et ne fait que s'accroître par la douleur des mépris de Narcisse. Les soucis vigilants épuisent et consument ses membres ; la maigreur dessèche ses attraits ; tout son sang s'évapore ; il ne lui reste que la voix et les os ; sa voix s'est conservée ; ses os ont pris, dit-on, la forme d'un rocher. Depuis ce jour, retirée dans les bois, elle ne paraît plus sur les montagnes, mais elle s'y fait entendre à tous ceux qui l'appellent : c'est un son qui vit en elle. Comme elle, d'autres nymphes, nées au sein des eaux ou sur les montagnes, et, avant elles, une foule de jeunes gens eurent leurs feux dédaignés par Narcisse. Une victime de ses mépris, élevant ses bras vers le ciel, s'écria : « Puisse-til aimer à son tour, et puisse-t-il ne jamais posséder l'objet de sa tendresse ! » Rhamnusie exauça cette juste prière. Près de là une fontaine limpide roulait ses flots argentés : jamais les bergers ni les chèvres, venant de paître sur les montagnes, ni toute autre espèce de troupeau ne s'y étaient désaltérés : jamais oiseau, ni bête sauvage, ni feuille

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tombée des arbres n'avait troublé sa pureté. Bordée d'un gazon que l'humidité du lieu entretenait toujours vert, l'ombre des arbres défendait la fraîcheur de ses ondes contre les feux du soleil. C'est là que Narcisse vient reposer ses membres épuisés par les fatigues de la chasse et par la chaleur : charmé de la beauté du site et de la limpidité des eaux, il veut éteindre sa soif ; mais il sent naître dans son cœur une soif plus dévorante encore. Tandis qu'il boit, épris de son image qu'il aperçoit dans l'onde, il prête un corps à l'ombre vaine qui le captive : en extase devant lui-même, il demeure, le visage immobile comme une statue de marbre de Paros. Étendu sur la rive, il contemple ses yeux aussi brillants que deux astres, sa chevelure, digne de Bacchus et d'Apollon, ses joues, ombragées d'un léger duvet, son cou d'ivoire, sa bouche gracieuse et son teint, où la blancheur de la neige se marie au plus vif incarnat : il admire les charmes qui le font admirer. Insensé ! c'est à lui-même qu'il adresse ses vœux ; il est lui-même, et l'amant et l'objet aimé, c'est lui-même qu'il recherche, et les feux qu'il allume, le consument luimême ! Que de vains baisers il donne à cette onde trompeuse ! Que de fois il y plonge ses bras pour saisir la tête qu'il a vue, sans pouvoir embrasser son image ! Il ne sait ce qu'il voit, mais ce qu'il voit l'enflamme, et l'illusion qui trompe ses yeux irrite encore ses désirs. Trop crédule Narcisse, pourquoi t'obstiner à poursuivre un fantôme qui t'échappe sans cesse ? l'objet de tes désirs est une chimère ; l'objet de ton amour, tourne-toi, et tu le verras évanoui. L'image que tu vois, c'est ton ombre réfléchie dans les eaux ; sans consistance par elle-même, elle vient et demeure avec toi ; elle va s'éloigner avec toi, si tu peux

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t'éloigner de ces lieux. Mais rien ne peut l'en arracher, ni la faim ni le repos : couché sur l'épais gazon, il ne peut rassasier ses yeux de la vue de ces charmes menteurs ; il meurt du poison de ses propres regards, et soulevant sa tête, il s'écrie, les bras étendus vers les arbres qui l'entourent : « Quel amant, ô forêts, essuya jamais de plus cruelles rigueurs ? Vous le savez, vous qui souvent avez prêté à l'amour vos mystérieuses retraites. Vous souvientil, vous dont la vie a traversé tant de siècles, d'avoir vu, dans cette longue suite de temps, un amant dépérir dans une aussi triste langueur ? Une beauté me charme, je la vois, et je ne puis la trouver : tant est grande l'erreur qui se joue de mon amour ! Pour comble de douleur, il n'y a entre nous ni vastes mers, ni longues distances, ni montagnes, ni murailles fermées de portes ! un peu d'eau nous sépare : l'objet de ma tendresse brûle de m'appartenir ; chaque fois que je me suis penché sur ces ondes limpides pour les baiser, j'ai vu sa tête s'avancer et sa bouche approcher de la mienne ; ma main semble près de l'atteindre, l'obstacle le plus faible s'oppose à notre bonheur. Ah ! qui que tu sois, sors de cette onde ! unique et tendre objet de ma flamme, pourquoi me tromper en échappant sans cesse à mes embrassements ? Certes, ni ma beauté, ni mon âge ne méritent de tels mépris ; moi-même j'ai été aimé, et des nymphes ont soupiré pour moi. Je ne sais, mais la douceur de tes regards m'invite à l'espérance ; quand je tends mes bras vers toi, tu me tends les tiens ; quand je ris, tu souris ; souvent même quand j'ai pleuré, j'ai surpris des larmes dans tes yeux ; tes signes répondent aux miens, et si je dois en juger par le mouvement de ta bouche gracieuse, elle m'envoie des paroles qui n'arrivent pas jusqu'à mon

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oreille. Mais je suis en toi, je le reconnais enfin ; ma propre image pourrait-elle m'abuser ? Je brûle d'amour pour moi-même, et j'allume la flamme que je porte dans mon sein. Quel parti prendre ? Dois-je attendre la prière ou l'employer ? Mais que demander ? Ce que je désire est en moi : c'est pour trop posséder que je ne possède rien. Ah ! que ne puis-je me séparer de mon corps ! Souhait étrange dans un amant, je voudrais éloigner de moi ce que j'aime ! Déjà la douleur épuise mes forces ; il ne me reste plus que peu d'instants à vivre ; je m'éteins à la fleur de mon âge ; mais la mort n'a rien d'affreux pour moi, puisqu'elle doit me délivrer du poids de mes souffrances. Je voudrais que l'objet de ma tendresse pût me survivre ; mais unis dans le même corps, nous ne perdrons en mourant qu'une seule vie ». Il dit, et dans son délire il revient considérer la même image ; ses larmes troublent la limpidité des eaux, et l'image s'efface dans leur cristal agité. Comme il la voit s'éloigner : « Où fuis-tu ? s'écrie Narcisse ; oh ! demeure, je t'en conjure : cruelle, n'abandonne pas ton amant. Ces traits que je ne puis toucher, laisse-moi les contempler, et ne refuse pas cet aliment à ma juste fureur ». Au milieu de ses plaintes, il déchire ses vêtements ; de ses bras d'albâtre il meurtrit sa poitrine nue qui se colore, sous les coups, d'une rougeur légère ; elle parut alors comme les fruits qui, rouges d'un côté, présentent de l'autre une blancheur éblouissante, ou comme la grappe qui, commençant à mûrir, se nuance de l'éclat de la pourpre. Aussitôt que son image meurtrie a reparu dans l'onde redevenue limpide, il n'en peut soutenir la vue ; semblable à la cire dorée qui fond en présence de la flamme légère, ou bien au givre du

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matin qui s'écoule aux premiers rayons du soleil, il languit, desséché par l'amour, et s'éteint lentement, consumé par le feu secret qu'il nourrit dans son âme : déjà il a vu se faner les lis et les roses de son teint ; il a perdu ses forces et cet air de jeunesse qui le charmaient naguère ; ce n'est plus ce Narcisse qu'aima jadis Echo. Témoin de son malheur, la nymphe en eut pitié, bien qu'irritée par de pénibles souvenirs. Chaque fois que l'infortuné Narcisse s'écriait hélas ! la voix d'Echo répétait : hélas ! Lorsque de ses mains il frappait sa poitrine, elle faisait entendre un bruit pareil au bruit de ses coups. Les dernières paroles de Narcisse, en jetant selon sa coutume un regard dans l'onde, furent : « hélas ! vain objet de ma tendresse ! » Les lieux d'alentour répètent ces paroles. Adieu, dit-il ; adieu, répond-elle. Il laisse retomber sa tête languissante sur le gazon fleuri, et la nuit ferme ses yeux encore épris de sa beauté : descendu au ténébreux séjour, il se mirait encore dans les eaux du Styx. Les naïades, ses sœurs, le pleurèrent, et coupèrent leurs cheveux pour les déposer sur sa tombe fraternelle ; les Dryades le pleurèrent aussi ; Echo redit leurs gémissements. Déjà le bûcher, les torches funèbres, le cercueil, tout est prêt ; mais on cherche vainement le corps de Narcisse : on ne trouve à sa place qu'une fleur jaune, couronnée de feuilles blanches au milieu de sa tige.

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Jeune fille, l'amour c'est d'abord un miroir Victor Hugo

Jeune fille, l'amour, c'est d'abord un miroir Où la femme coquette et belle aime à se voir, Et, gaie ou rêveuse, se penche; Puis, comme la vertu, quand il a votre cœur, Il en chasse le mal et le vice moqueur, Et vous fait l'âme pure et blanche ; Puis on descend un peu, le pied vous glisse... — Alors C'est un abîme ! en vain la main s'attache aux bords, On s'en va dans l'eau qui tournoie ! — L'amour est charmant, pur, et mortel. N'y crois pas ! Tel l'enfant, par un fleuve attiré pas à pas, S'y mire, s'y lave et s'y noie.

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Blanche-Neige Jacob et Wilhelm Grimm C'était au beau milieu de notre tragédie Et pendant un long jour assise à son miroir Elle peignait ses cheveux d'or je croyais voir Ses patientes mains calmer un incendie C'était au beau milieu de notre tragédie Elsa au miroir, Louis Aragon

C'

était l’hiver. Une reine cousait, assise auprès d’une fenêtre dont le cadre était en bois d’ébène, tandis que la neige tombait à gros

flocons. En cousant, la reine se piqua le doigt et quelques gouttes de sang tombèrent sur la neige. Le contraste entre le rouge du sang, la couleur de la fenêtre et la blancheur de la neige était si beau, qu’elle se dit : – Je voudrais avoir une petite fille qui ait la peau blanche comme cette neige, les lèvres rouges comme ce sang, les yeux et les cheveux noirs comme les montants de cette fenêtre. Peu de temps après, elle eut une petite fille à la peau blanche comme la neige, aux lèvres rouges comme le sang, aux yeux et aux cheveux noirs comme l’ébène. On l’appela Blanche-Neige. Mais la reine mourut le jour de sa naissance. Un an plus tard le roi se remaria. Sa femme était très belle et très jalouse. Elle possédait un miroir magique, don

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d’une fée, qui répondait à toutes les questions. Chaque matin, tandis que la reine se coiffait, elle lui demandait : – Miroir, miroir en bois d’ébène, dis-moi, dis-moi que je suis la plus belle. Et, invariablement, le miroir répondait : – En cherchant à la ronde, dans tout le vaste monde, on ne trouve pas plus belle que toi. Cependant, Blanche-Neige grandissait et devenait de plus en plus gracieuse. Un jour où, comme de coutume, la reine interrogeait son miroir, celui-ci répondit : – Reine, tu étais la plus belle, mais aujourd’hui BlancheNeige est une merveille. À partir de ce moment, la reine se mit à haïr BlancheNeige. Enfin, n’y tenant plus, elle fit venir un de ses gardes et lui dit : – Emmène cette enfant dans la forêt et tue-la. Le garde conduisit Blanche-Neige dans la forêt, mais, comme il levait son couteau pour la tuer, il fut si ému par ses larmes et sa beauté qu’il n’acheva pas son geste. En s’éloignant, il pensa qu’elle serait bientôt la victime des bêtes sauvages. La pauvre Blanche-Neige demeurée seule dans la forêt se mit à courir, trébuchant sur les cailloux. Vers le soir, alors que ses petits pieds ne pouvaient plus la porter, elle arriva auprès d’une jolie maisonnette et entra se reposer. Elle y trouva une petite table dressée, avec sept petites assiettes et sept petits couverts. Contre le mur, il y avait sept petits lits, aux draps bien tirés, blancs comme neige. Blanche-Neige, qui avait très faim et très soif, mangea un peu de la nourriture préparée dans chaque assiette et but une gorgée de vin dans chaque verre. Puis, comme elle

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était très fatiguée, elle se coucha et s’endormit immédiatement. Le soir, les habitants de la maisonnette arrivèrent. C’étaient sept nains qui cherchaient dans la montagne de l’or et des diamants. Le premier nain, regardant autour de lui, vit une petite fille qui dormait couchée dans son lit. Il appela ses compagnons qui se précipitèrent, élevant leurs lanternes pour mieux la voir. – Oh, la jolie petite fille ! s’écrièrent-ils. Ils la laissèrent dormir, la veillant avec amour. Quand Blanche-Neige se réveilla et qu’elle vit les sept nains, elle eut d’abord peur. Mais ils étaient si doux et si souriants qu’elle se rassura bientôt. Ils lui demandèrent son nom et comment elle était parvenue dans leur demeure. La petite fille leur raconta son aventure. Les nains lui proposèrent de rester avec eux. – Tu t’occuperas de la maison, tu feras la cuisine, et tu raccommoderas notre linge… Blanche-Neige remercia et accepta, tout heureuse. Dans la journée, pendant que les nains étaient partis extraire l’or et les pierres précieuses de la montagne, la fillette restait seule. Mais ils lui avaient bien recommandé de n’ouvrir à personne. – Méfie-toi de ta belle-mère. Elle ne tardera pas à apprendre que tu es vivante, et viendra te rechercher jusqu’ici. La reine croyait être de nouveau la plus belle femme du monde. Un jour, elle voulut se le faire confirmer par son miroir. Le miroir répondit :

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– Reine, tu étais la plus belle, mais Blanche-Neige au pays des sept nains, au-delà des monts, bien loin, est aujourd’hui une merveille. La reine savait que son miroir ne mentait pas. Furieuse, elle comprit que le garde l’avait trompée et que BlancheNeige vivait encore. Elle réfléchit longtemps au moyen de s’en débarrasser, et décida de se rendre chez les sept nains. Après s’être bruni le visage et habillée en marchande, elle frappa à la porte de la maisonnette en criant : – Belle marchandise à vendre, belle marchandise ! Blanche-Neige se pencha à la fenêtre et demanda : – Bonjour brave femme. Que vendez-vous ? – Des corsets, des rubans, et toutes sortes de colifichets. « Je peux bien laisser entrer cette brave femme », pensa Blanche-Neige, et elle ouvrit la porte pour acheter quelques rubans pour son corselet… – Comme ils vous vont bien ! s’exclama la marchande avec admiration. Mais laissez-moi vous lacer, vous jugerez mieux de l’effet. Blanche-Neige, qui ne se doutait de rien, la laissa faire. La vieille serra si vite et si fort que la jeune fille tomba à terre comme morte. – Et maintenant, ricana la reine, je suis de nouveau la plus belle femme au monde. Et elle quitta rapidement la maisonnette. Le soir, en rentrant, les sept nains furent épouvantés à la vue de Blanche-Neige gisant à terre, sans vie. Apercevant le corselet tellement serré, ils coupèrent immédiatement les lacets. Blanche-Neige peu à peu revint à la vie. Elle leur raconta ce qui s’était passé. Les nains lui dirent alors :

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– Cette vieille marchande devait être ta belle-mère. Fais bien attention désormais et ne laisse entrer absolument personne. Cependant, la reine, revenue dans son palais, prit son miroir et le consulta. Elle apprit ainsi que Blanche-Neige était toujours en vie, et entra dans une violente fureur. « Il faut pourtant qu’elle disparaisse » pensa-t-elle. Elle enduisit un peigne de poison, prit un autre déguisement, partit à travers la montagne et arriva à la maison des sept nains. Elle frappa à la porte et cria : – Belle marchandise à vendre, belle marchandise ! Blanche-Neige se pencha à la fenêtre, mais ne voulut pas la laisser entrer. – Vous pouvez toujours regarder, lui dit-elle. Cela ne vous engage à rien. Et elle tendit le peigne empoisonné à la jeune fille. Il était si beau que Blanche-Neige ne put résister à la tentation. Elle entrebâilla la porte et acheta le peigne. – Laissez-moi donc vous coiffer joliment, lui dit la marchande. Mais à peine avait-elle passé le peigne dans les cheveux de la jeune fille que le poison commença à agir et que Blanche-Neige tomba à terre sans connaissance. Par bonheur, ce jour-là, les nains revinrent plus tôt que de coutume. En voyant Blanche-Neige étendue à terre, pâle comme une morte, ils comprirent que sa belle-mère était encore venue. Ils découvrirent le peigne empoisonné, l’arrachèrent, rendant ainsi la vie à la jeune fille. Puis ils lui firent promettre de ne plus ouvrir la porte sous aucun prétexte. La reine, arrivée au palais, demanda à son miroir :

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– Miroir, miroir en bois d’ébène, dis-moi que je suis la plus belle. Et le miroir répondit à nouveau que BlancheNeige était une merveille. Cette réponse fit trembler la reine de rage et de jalousie. Elle jura que Blanche-Neige mourrait, dût-elle mourir ellemême. Elle alla dans son cabinet secret et prépara une pomme empoisonnée. Celle-ci était belle et appétissante. Cependant, il suffisait d’en manger un petit morceau pour mourir. La reine se maquilla, s’habilla en paysanne et partit pour le pays des sept nains. Arrivée à la maisonnette, elle frappa à la porte. – Je ne peux laisser entrer personne, on me l’a défendu, dit Blanche-Neige. – J’aurais pourtant bien aimé ne pas remporter mes pommes, dit la paysanne. Regarde comme elles sont belles. Goûtes-en une. – Non, répondit Blanche-Neige, je n’ose pas. – Aurais-tu peur ? Tiens, nous allons la partager… La reine n’avait empoisonné la pomme que d’un seul côté, le côté rouge, le plus appétissant : Elle la coupa en deux et tendit la partie empoisonnée à Blanche-Neige, tout en mordant dans l’autre. Rassurée, la jeune fille la porta à sa bouche. Elle ne l’eut pas plutôt mordue qu’elle tomba comme morte. La reine eut alors un rire diabolique. – Blanche comme la neige, rouge comme le sang, noire comme l’ébène, tu es bien morte cette fois et les nains ne pourront pas te redonner la vie. De retour au palais, elle interrogea son miroir qui lui répondit : – En cherchant à la ronde, dans tout le vaste monde, on ne trouve pas de plus belle que toi.

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Et son cœur jaloux fut apaisé. Quand les sept nains revinrent à leur demeure, ils trouvèrent Blanche-Neige étendue sur le sol. Cette fois, elle semblait bien morte. Désespérés, ils la pleurèrent sans arrêt pendant trois jours et trois nuits. Ils voulurent l’enterrer, mais comme ses joues demeuraient roses et ses lèvres fraîches, ils décidèrent de ne pas la mettre sous terre, mais de lui fabriquer un cercueil de verre et de la garder près d’eux. Ils portèrent le cercueil au haut de la montagne ; et depuis ce moment-là il y eut toujours l’un des sept qui y resta pour la garder. Et les bêtes y venaient aussi et pleuraient Blanche-Neige. D’abord ce fut une chouette, puis un corbeau, et une colombe en dernier. Un jour, un prince jeune et beau traversa la forêt et s’arrêta chez les sept nains pour y passer la nuit. Quand il vit le cercueil de cristal et la belle jeune fille endormie, il fut pris d’un tel amour pour elle, qu’il dit aux nains : – Faites-m’en cadeau ! Je ne peux plus vivre sans voir Blanche-Neige. Les nains, émus, lui donnèrent le cercueil de cristal. Le prince le fit porter à dos d’homme jusqu’à son palais. Chemin faisant, un des porteurs trébucha et la secousse fut telle que le morceau de pomme resté dans la gorge de la jeune fille en sortit. Elle ouvrit les yeux, souleva le couvercle du cercueil, et regardant autour d’elle, dit : – Où suis-je ? Tout joyeux, le prince lui répondit : – Tu es en sécurité avec moi. Je t’aime plus que tout au monde, viens au palais du roi, mon père et je t’épouserai.

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Blanche-Neige consentit avec joie. Leurs noces furent célébrées avec une splendeur et une magnificence dignes de leur bonheur. On invita tous les rois et toutes les reines. Quand la bellemère se fut parée de ses plus beaux atours, elle posa à son miroir l’éternelle question. Hélas, le miroir lui répondit : – Reine tu étais la plus belle, mais la fiancée brille d’une splendeur sans pareille. À ces mots, la reine entra dans une violente fureur. Tout d’abord, elle ne voulut plus aller aux noces. Puis elle ne put résister au désir de voir cette jeune princesse qui était si belle. Quand elle reconnut Blanche-Neige, et la peur qu’elle en eut la cloua sur place, sa terreur l’empêcha de bouger. Mais on lui avait préparé des souliers de fer qui étaient sur le feu, à rougir : on lui apporta avec des tenailles et on les mit devant elle. L’obligeant à s’en chausser et à danser dans ces escarpins de fer rouge jusqu’à sa mort, qui suivit bientôt.

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L'insensible Marcel Schwob Et pendant un long jour assise à sa mémoire Elle voyait au loin mourir dans son miroir Un à un les acteurs de notre tragédie Et qui sont les meilleurs de ce monde maudit Elsa au miroir, Louis Aragon

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a princesse Morgane n’aimait personne. Elle avait une candeur froide, et vivait parmi les fleurs et les miroirs. Elle piquait dans ses cheveux des roses rouges et se regardait. Elle ne voyait aucune jeune fille ni aucun jeune homme parce qu’elle se mirait dans leurs regards. Et la cruauté ou la volupté lui étaient inconnues. Ses cheveux noirs descendaient autour de son visage comme des vagues lentes. Elle désirait s’aimer ellemême : mais l’image des miroirs avait une frigidité calme et lointaine, et l’image des étangs était morne et pâle, et l’image des rivières fuyait en tremblant. La princesse Morgane avait lu dans les livres l’histoire du miroir de Blanche-Neige qui savait parler et lui annonça son égorgement, et le conte du miroir d’Ilsée, d’où sortit une autre Ilsée qui tua Ilsée, et l’aventure du miroir nocturne de la ville de Milet qui faisait s’étrangler les Milésiennes à la nuit levante. Elle avait vu la peinture mystérieuse où le fiancé a étendu un glaive devant sa fiancée, parce qu’ils se sont rencontrés eux-mêmes dans la brume du soir : car les doubles menacent la mort. Mais elle ne craignait pas son

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image, puisque jamais elle ne s’était rencontrée, sinon candide et voilée, non cruelle et voluptueuse, elle-même pour elle-même. Et les lames polies d’or vert, les lourdes nappes de vif-argent ne montraient point Morgane à Morgane. Les prêtres de son pays étaient géomanciens et adorateurs du feu. Ils disposèrent le sable dans la boîte carrée, et y tracèrent les lignes ; ils calculèrent au moyen de leurs talismans de parchemin, ils firent le miroir noir avec de l’eau mélangée de fumée. Et le soir Morgane se rendit vers eux, et elle jeta dans le feu trois gâteaux d’offrande. « Voici. » dit le géomancien ; et il montra le miroir noir liquide. Morgane regarda et d’abord une vapeur claire traîna par la surface, puis un cercle coloré bouillonna, puis une image s’éleva et courut légèrement. C’était une maison blanche cubique avec de longues fenêtres ; et sous la troisième fenêtre pendait un grand anneau de bronze. Et tout autour de la maison régnait le sable gris. « Ceci est l’endroit, dit le géomancien, où se trouve le véritable miroir ; mais notre science ne peut le fixer ni l’expliquer. » Morgane s’inclina et jeta dans le feu trois nouveaux gâteaux d’offrande. Mais l’image vacilla, et s’obscurcit ; la maison blanche s’enfonça et Morgane regarda vainement le miroir noir. Et, au jour suivant, Morgane désira faire un voyage. Car il lui semblait avoir reconnu la couleur morne du sable et elle se dirigea vers l’Occident. Son père lui donna une caravane choisie, avec des mules à clochettes d’argent, et on la portait dans une litière dont les parois étaient des miroirs précieux. Ainsi elle traversa la Perse, et elle examinait les hôtelleries isolées, tant celles qui sont bâties près des puits et où passent les troupes de voyageurs que les maisons décriées

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où les femmes chantent la nuit et battent des pièces de métal. Et près des confins du royaume de Perse elle vit beaucoup de maisons blanches, cubiques, aux fenêtres longues ; mais l’anneau de bronze n’y était point pendu. Et on lui dit que l’anneau se trouverait au pays chrétien de Syrie, à l’Occident. Morgane passa les rives plates du fleuve qui environne la contrée des plaines humides, où croissent des forêts de réglisse. Il y avait des châteaux creusés dans une seule pierre étroite, qui était posée sur la pointe extrême ; et les femmes assises au soleil sur le passage de la caravane avaient des torsades de crin roux autour du front. Et là vivent ceux qui mènent des troupeaux de chevaux, et portent des lances à pointe d’argent. Et plus loin est une montagne sauvage habitée par des bandits qui boivent l’eau-de-vie de blé en l’honneur de leurs divinités. Ils adorent des pierres vertes de forme étrange, et se prostituent les uns aux autres parmi des cercles de buissons enflammés. Morgane eut horreur d’eux. Et plus loin est une cité souterraine d’hommes noirs qui ne sont visités par leurs dieux que pendant leur sommeil. Ils mangent les fibres du chanvre, et se couvrent le visage avec de la poudre de craie. Et ceux qui s’enivrent avec le chanvre pendant la nuit fendent le cou de ceux qui dorment, afin de les envoyer vers les divinités nocturnes. Morgane eut horreur d’eux. Et plus loin s’étend le désert de sable gris, où les plantes et les pierres sont pareilles au sable. Et à l’entrée de ce désert Morgane trouva l’hôtellerie de l’anneau. Elle fit arrêter sa litière, et les muletiers déchargèrent les mules. C’était une maison ancienne, bâtie

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sans l’aide du ciment ; et les blocs de pierre étaient blanchis par le soleil. Mais le maître de l’hôtellerie ne put lui parler du miroir : car il ne le connaissait point. Et le soir, après qu’on eut mangé les galettes minces, le maître dit à Morgane que cette maison de l’anneau avait été dans les temps anciens la demeure d’une reine cruelle. Et elle fut punie de sa cruauté. Car elle avait ordonné de couper la tête à un homme religieux qui vivait solitaire au milieu de l’étendue de sable et faisait baigner les voyageurs avec de bonnes paroles dans l’eau du fleuve. Et aussitôt après cette reine périt, avec toute sa race. Et la chambre de la reine fut murée dans sa maison. Le maître de l’hôtellerie montra à Morgane la porte bouchée par des pierres. Puis les voyageurs de l’hôtellerie se couchèrent dans les salles carrées et sous l’auvent. Mais vers le milieu de la nuit, Morgane éveilla ses muletiers, et fit enfoncer la porte murée. Et elle entra par la brèche poussiéreuse, avec un flambeau de fer. Et les gens de Morgane entendirent un cri, et suivirent la princesse. Elle était agenouillée au milieu de la chambre murée, devant un plat de cuivre battu rempli de sang, et elle le regardait ardemment. Et le maître de l’hôtellerie leva les bras : car le sang du bassin n’était pas tari dans la chambre close depuis que la reine cruelle y avait fait placer une tête coupée. Personne ne sait ce que la princesse Morgane vit dans le miroir de sang. Mais sur la route du retour ses muletiers furent trouvés assassinés, un à un, chaque nuit, leur face grise tournée vers le ciel, après qu’ils avaient pénétré dans sa litière. Et on nomma cette princesse Morgane la Rouge, et elle fut une fameuse prostituée et une terrible égorgeuse d’hommes.

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La dame de VĂ©rone Anatole France

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uella autem moriens dixit : « Satanas, trado tibi corpus meum cum anima mea ». (Quadragesimale opus declamatum Parisiis in ecclesia Santi Johannis in Gravia per venerabilem patrem Sacrae scripturae interpretem eximium Ol Maillardum, 1511.)

Ceci fut trouvé, par le R. P. Adone Doni, dans les archives du couvent de Santa Croce, à Vérone.

Madame Eletta de Vérone était si merveilleusement belle et bien faite, que les clercs de la ville, qui avaient connaissance de l’histoire et de la fable, appelaient madame sa mère des noms de Latone, de Léda et de Sémélé, donnant ainsi à entendre qu’ils croyaient que son fruit avait été formé en elle par un dieu Jupiter, plutôt que par quelque homme mortel, comme étaient le mari et les amants de ladite dame. Mais les plus sages, notamment fra Battista, qui fut avant moi gardien du couvent de Santa Croce, estimaient qu’une telle beauté de chair relevait de l’opération du diable, qui est artiste, au sens où l’entendait Néron, empereur des Romains, quand il disait en mourant : « Quel artiste périt ! » Et l’on ne peut douter que l’ennemi de Dieu, Satan, qui est habile à travailler les métaux, n’excelle aussi dans l’œuvre de chair. Moi qui

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vous parle, ayant une assez grande connaissance du monde, j’ai vu maintes fois des cloches et des images d’hommes fabriquées par l’ennemi du genre humain. L’artifice en est admirable. J’eus pareillement connaissance d’enfants que le diable fit à des femmes, mais sur ce sujet ma langue est liée par le secret de la confession. Je me bornerai donc à dire qu’on semait d’étranges discours sur la naissance de madame Eletta. Je vis cette dame pour la première fois sur la place de Vérone, le saint vendredi de l’an 1320, alors qu’elle venait d’accomplir sa quatorzième année. Et je l’ai revue depuis sur les promenades et dans les églises où fréquentent les dames. Elle était semblable à une peinture faite par un très bon ouvrier. Elle avait des cheveux d’or crespelé, le front blanc, les yeux d’une couleur qui ne se voit qu’en la pierre précieuse nommée aigue-marine, les joues roses, le nez droit et fin. Sa bouche imitait l’arc de l’Amour et blessait en souriant ; et le menton était aussi riant que la bouche. Tout le corps de madame Eletta était fait à souhait pour le plaisir des amants. Ses seins n’étaient point très gros ; mais ils gonflaient la chemisette de deux pleines et bien douces rondeurs jumelles. Tant à cause de mon caractère sacré que parce que je ne l’ai vue que voilée et couverte de ses habits de ville, je ne vous décrirai pas les autres parties de son corps, qui toutes annonçaient leur excellence à travers les tissus qui les couvraient. Je vous dirai seulement que, se trouvant à sa place accoutumée dans l’église de San Zenone, elle ne pouvait faire un mouvement soit pour se lever, soit pour s’agenouiller, ou se prosterner le front contre la dalle, comme il se doit faire au moment de

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l’élévation du sacré corps de Jésus-Christ, sans aussitôt inspirer aux hommes qui la voyaient un ardent désir de la tenir serrée contre eux. Or, madame Eletta vint à épouser, vers l’âge de quinze ans, Messer Antonio Torlota, avocat, qui était très savant homme, de bonne renommée et riche, mais déjà en son vieil âge, et si épais et difforme, qu’en le voyant portant ses écritures en un grand sac de cuir, on ne savait quel sac traînait l’autre. C’était pitié de penser que, par l’effet du sacrement de mariage, qui est institué sur les hommes pour leur gloire et salut éternel, la plus belle dame de Vérone couchât avec un si vieil homme, infirme et ruineux. Et les sages virent avec plus de douleur que de surprise que, profitant de la liberté que lui laissait son mari, occupé toute la nuit de résoudre des difficultés touchant le juste et l’injuste, la jeune femme de Messer Antonio Torlota recevait dans son lit les plus beaux cavaliers de la ville. Mais le plaisir qu’elle y prenait venait d’elle et non point d’eux. Elle s’aimait et ne les aimait pas. Elle n’eut jamais de goût que pour sa propre chair. Elle était à soi-même son désir, son envie et ses blandices, par quoi il me semble que le péché de chair était excessivement aggravé en elle. Car, bien que ce péché nous sépare de Dieu, ce qui en fait assez concevoir la gravité, il est vrai de dire que les pécheurs charnels sont regardés par le Souverain Juge, en ce monde et dans l’autre, avec moins de colère que les avares, les traîtres, les homicides et que les méchants qui ont trafiqué des choses saintes, en tant que les désirs mauvais que forment les hommes sensuels, étant d’autrui, non d’eux-

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mêmes, laissent paraître les restes avilis de l’amour véritable et de la charité. Mais rien de tel ne se montrait aux adultères de madame Eletta, qui, dans toutes ses amours, n’aimait qu’elle seule. Et en cela elle était plus séparée de Dieu que tant d’autres femmes qui ne résistèrent point à leurs désirs. Mais ces désirs étaient d’autrui. Et ceux de madame Eletta étaient d’elle. Ce que j’en dis est pour mieux faire entendre la suite du récit. À l’âge de vingt ans, elle fut malade et se sentit mourir. Alors elle pleura son beau corps avec une pitié profonde. Elle se fit revêtir par ses femmes de ses plus riches atours, se regarda dans un miroir, se caressa des deux mains la poitrine et les hanches, afin de jouir une dernière fois de ses propres charmes. Et, ne consentant point à ce que ce corps adoré d’elle fût mangé des vers dans la terre humide, elle dit en expirant, avec un grand soupir de foi et d’espérance : – Satan, bien-aimé Satan, prends mon âme et mon corps ; Satan, mon doux Satan, écoute ma prière : prends mon corps avec mon âme. Elle fut portée à San Zenone, selon la coutume, à visage découvert ; et, de mémoire d’homme, l’on n’avait point vu de morte si belle. Pendant que les prêtres chantaient autour d’elle l’office des trépassés, elle semblait pâmée au bras d’un invisible amant. Après la cérémonie, le cercueil de madame Eletta, soigneusement scellé, fut mis en terre sainte, parmi les tombeaux qui entouraient l’église de San Zenone, et dont quelques-uns sont des sarcophages antiques. Mais le lendemain matin, la terre qu’on avait

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jetée sur la morte avait été enlevée, et l’on vit le cercueil ouvert et vide.

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Madame Hermet Guy de Maupassant

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es fous m'attirent. Ces gens-là vivent dans un pays mystérieux de songes bizarres, dans ce nuage impénétrable de la démence où tout ce qu'ils ont vu sur la terre, tout ce qu'ils ont aimé, tout ce qu'ils ont fait recommence pour eux dans une existence imaginée en dehors de toutes les lois qui gouvernent les choses et régissent la pensée humaine. Pour eux l'impossible n'existe plus, l'invraisemblable disparaît, le féerique devient constant et le surnaturel familier. Cette vieille barrière, la logique, cette vieille muraille, la raison, cette vieille rampe des idées, le bon sens, se brisent, s'abattent, s'écroulent devant leur imagination lâchée en liberté, échappée dans le pays illimité de la fantaisie, et qui va par bonds fabuleux sans que rien l'arrête. Pour eux tout arrive et tout peut arriver. Ils ne font point d'efforts pour vaincre les événements, dompter les résistances, renverser les obstacles. Il suffit d'un caprice de leur volonté illusionnante pour qu'ils soient princes, empereurs ou dieux, pour qu'ils possèdent toutes les richesses du monde, toutes les choses savoureuses de la vie, pour qu'ils jouissent de tous les plaisirs, pour qu'ils soient toujours forts, toujours beaux, toujours jeunes, toujours chéris ! Eux seuls peuvent être heureux sur la terre, car, pour eux, la Réalité n'existe plus. J'aime à me pencher sur leur esprit vagabond, comme on se penche sur

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un gouffre où bouillonne tout au fond un torrent inconnu, qui vient on ne sait d'où et va on ne sait où. Mais à rien ne sert de se pencher sur ces crevasses, car jamais on ne pourra savoir d'où vient cette eau, où va cette eau. Après tout, ce n'est que de l'eau pareille à celle qui coule au grand jour, et la voir ne nous apprendrait pas grand-chose. À rien ne sert non plus de se pencher sur l'esprit des fous, car leurs idées les plus bizarres ne sont, en somme, que des idées déjà connues, étranges seulement, parce qu'elles ne sont pas enchaînées par la Raison. Leur source capricieuse nous confond de surprise parce qu'on ne la voit pas jaillir. Il a suffi sans doute d'une petite pierre tombée dans son cours pour produire ces bouillonnements. Pourtant les fous m'attirent toujours, et toujours je reviens vers eux, appelé malgré moi par ce mystère banal de la démence. Or, un jour, comme je visitais un de leurs asiles, le médecin qui me conduisait me dit : « Tenez, je vais vous montrer un cas intéressant. » Et il fit ouvrir une cellule où une femme âgée d'environ quarante ans, encore belle, assise dans un grand fauteuil, regardait avec obstination son visage dans une petite glace à main. Dès qu'elle nous aperçut, elle se dressa, courut au fond de l'appartement chercher un voile jeté sur une chaise, s'enveloppa la figure avec grand soin, puis revint, en répondant d'un signe de tête à nos saluts. « Eh bien ! dit le docteur, comment allez-vous, ce matin ? » Elle poussa un profond soupir.

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« Oh ! mal, très mal, Monsieur, les marques augmentent tous les jours. » Il répondit avec un air convaincu : « Mais non, mais non, je vous assure que vous vous trompez. » Elle se rapprocha de lui pour murmurer : « Non. J'en suis certaine. J'ai compté dix trous de plus ce matin, trois sur la joue droite, quatre sur la joue gauche et trois sur le front. C'est affreux, affreux ! Je n'oserai plus me laisser voir à personne, pas même à mon fils, non, pas même à lui ! Je suis perdue, je suis défigurée pour toujours. » Elle retomba sur son fauteuil et se mit à sangloter. Le médecin prit une chaise, s'assit près d'elle, et d'une voix douce, consolante : « Voyons, montrez-moi ça, je vous assure que ce n'est rien. Avec une petite cautérisation je ferai tout disparaître. » Elle répondit « non » de la tête, sans une parole. Il voulut toucher son voile, mais elle le saisit à deux mains si fort que ses doigts entrèrent dedans. Il se remit à l'exhorter et à la rassurer. « Voyons, vous savez bien que je vous les enlève toutes les fois, ces vilains trous, et qu'on ne les aperçoit plus du tout quand je les ai soignés. Si vous ne me les montrez pas, je ne pourrai point vous guérir. » Elle murmura : « À vous encore je veux bien, mais je ne connais pas ce monsieur qui vous accompagne. – C'est aussi un médecin, qui vous soignera encore bien mieux que moi. »

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Alors elle se laissa découvrir la figure, mais sa peur, son émotion, honte d'être vue la rendaient rouge jusqu'à la chair du cou qui s'enfonçait dans sa robe. Elle baissait les yeux, tournait son visage, tantôt à droite, tantôt à gauche, pour éviter nos regards, et balbutiait : « Oh ! Je souffre affreusement de me laisser voir ainsi ! C'est horrible, n'est-ce pas ? C'est horrible ? » Je la contemplais fort surpris, car elle n'avait rien sur la face, pas une marque, pas une tache, pas un signe ni une cicatrice. Elle se tourna vers moi, les yeux toujours baissés et me dit : « C'est en soignant mon fils que j'ai gagné cette épouvantable maladie, Monsieur. Je l'ai sauvé, mais je suis défigurée. Je lui ai donné ma beauté, à mon pauvre enfant. Enfin, j'ai fait mon devoir, ma conscience est tranquille. Si je souffre, il n'y a que Dieu qui le sait. » Le docteur avait tiré de sa poche un mince pinceau d'aquarelliste. « Laissez faire, dit-il, je vais vous arranger tout cela. » Elle tendit sa joue droite et il commença à la toucher par coups légers, comme s'il eût posé dessus de petits points de couleur. Il en fit autant sur la joue gauche, puis sur le menton, puis sur le front ; puis il s'écria : « Regardez, il n'y a plus rien, plus rien ! » Elle prit la glace, se contempla longtemps avec une attention profonde, une attention aiguë, avec un effort violent de tout son esprit, pour découvrir quelque chose, puis elle soupira : « Non. Ça ne se voit plus beaucoup. Je vous remercie infiniment. »

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Le médecin s'était levé. Il la salua, me fit sortir puis me suivit ; et, dès que la porte fut refermée : « Voici l'histoire atroce de cette malheureuse », dit-il. Elle s'appelle Madame Hermet. Elle fut très belle, très coquette, très aimée et très heureuse de vivre. C'était une de ces femmes qui n'ont au monde que leur beauté et leur désir de plaire pour les soutenir, les gouverner ou les consoler dans l'existence. Le souci constant de sa fraîcheur, les soins de son visage, de ses mains, de ses dents, de toutes les parcelles de son corps qu'elle pouvait montrer prenaient toutes ses heures et toute son attention. Elle devint veuve, avec un fils. L'enfant fut élevé comme le sont tous les enfants des femmes du monde très admirées. Elle l'aima pourtant. Il grandit ; et elle vieillit. Vit-elle venir la crise fatale, je n'en sais rien. A-t-elle, comme tant d'autres, regardé chaque matin pendant des heures et des heures la peau si fine jadis, si transparente et si claire, qui maintenant se plisse un peu sous les yeux, se fripe de mille traits encore imperceptibles, mais qui se creuseront davantage jour par jour, mois par mois ? A-t-elle vu s'agrandir aussi, sans cesse, d'une façon lente et sûre les longues rides du front, ces minces serpents que rien n'arrête ? A-t-elle subi la torture, l'abominable torture du miroir, du petit miroir à poignée d'argent qu'on ne peut se décider à reposer sur la table, puis qu'on rejette avec rage et qu'on reprend aussitôt, pour revoir, de tout près, de plus près, l'odieux et tranquille ravage de la vieillesse qui s'approche ? S'est-elle enfermée dix fois, vingt fois en un jour, quittant sans

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raison le salon où causent des amies, pour remonter dans sa chambre et, sous la protection des verrous et des serrures, regarder encore le travail de destruction de la chair mûre qui se fane, pour constater avec désespoir le progrès léger du mal que personne encore ne semble voir, mais qu'elle connaît bien, elle ? Elle sait où sont ses attaques les plus graves, les plus profondes morsures de l'âge. Et le miroir, le petit miroir tout rond dans son cadre d'argent ciselé, lui dit d'abominables choses car il parle, il semble rire, il raille et lui annonce tout ce qui va venir, toutes les misères de son corps, et l'atroce supplice de sa pensée jusqu'au jour de sa mort, qui sera celui de sa délivrance. A-t-elle pleuré, éperdue, à genoux, le front par terre, et prié, prié, prié Celui qui tue ainsi les êtres et ne leur donne la jeunesse que pour leur rendre plus dure la vieillesse, et ne leur prête la beauté que pour la reprendre aussitôt ; l'a-telle prié, supplié de faire pour elle ce que jamais il n'a fait pour personne, de lui laisser jusqu'à son dernier jour, le charme, la fraîcheur et la grâce ? Puis, comprenant qu'elle implore en vain l'inflexible Inconnu qui pousse les ans, l'un après l'autre, s'est-elle roulée, en se tordant les bras, sur les tapis de sa chambre, a-t-elle heurté son front aux meubles en retenant dans sa gorge des cris affreux de désespoir ? Sans doute elle a subi ces tortures. Car voici ce qui arriva : Un jour (elle avait alors trente-cinq ans) son fils, âgé de quinze, tomba malade. Il prit le lit sans qu'on pût encore déterminer d'où provenait sa souffrance et quelle en était la nature.

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Un abbé, son précepteur, veillait près de lui et ne le quittait guère, tandis que Madame Hermet, matin et soir, venait prendre de ses nouvelles. Elle entrait, le matin, en peignoir de nuit, souriante, toute parfumée déjà, et demandait, dès la porte : « Eh bien ! Georges, allons-nous mieux ? » Le grand enfant, rouge, la figure gonflée, et rongé par la fièvre, répondait : « Oui, petite mère, un peu mieux. » Elle demeurait quelques instants dans la chambre, regardait les bouteilles de drogues en faisant « pouah » du bout des lèvres, puis soudain s'écriait : « Ah ! j'oubliais une chose très urgente » ; et elle se sauvait en courant et laissant derrière elle de fines odeurs de toilette. Le soir, elle apparaissait en robe décolletée, plus pressée encore, car elle était toujours en retard ; et elle avait juste le temps de demander : « Eh bien, qu'a dit le médecin ? » L'abbé répondait : « Il n'est pas encore fixé, Madame. » Or, un soir, l'abbé répondit : "Madame, votre fils est atteint de la petite vérole." Elle poussa un grand cri de peur, et se sauva. Quand sa femme de chambre entra chez elle le lendemain, elle sentit d'abord dans la pièce une forte odeur de sucre brûlé, et elle trouva sa maîtresse, les yeux grands ouverts, le visage pâli par l'insomnie et grelottant d'angoisse dans son lit. Madame Hermet demanda, dès que ses contrevents furent ouverts : « Comment va Georges ?

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- Oh ! pas bien du tout aujourd'hui, Madame. » Elle ne se leva qu'à midi, mangea deux œufs avec une tasse de thé, comme si elle-même eût été malade, puis elle sortit et s'informa chez un pharmacien des méthodes préservatrices contre la contagion de la petite vérole. Elle ne rentra qu'à l'heure du dîner, chargée de fioles, et s'enferma aussitôt dans sa chambre, où elle s'imprégna de désinfectants. L'abbé l'attendait dans la salle à manger. Dès qu'elle l'aperçut, elle s'écria, d'une voix pleine d'émotion : « Eh bien ? – Oh ! pas mieux. Le docteur est fort inquiet. » Elle se mit à pleurer, et ne put rien manger tant elle se sentait tourmentée. Le lendemain, dès l'aurore, elle fit prendre des nouvelles, qui ne furent pas meilleures, et elle passa tout le jour dans sa chambre où fumaient de petits brasiers en répandant de fortes odeurs. Sa domestique, en outre, affirma qu'on l'entendit gémir pendant toute la soirée. Une semaine entière se passa ainsi sans qu'elle fît autre chose que sortir une heure ou deux pour prendre l'air, vers le milieu de l'après-midi. Elle demandait maintenant des nouvelles toutes les heures, et sanglotait quand elles étaient plus mauvaises. Le onzième jour au matin, l'abbé, s'étant fait annoncer, entra chez elle, le visage grave et pâle et il dit, sans prendre le siège qu'elle lui offrait. « Madame, votre fils est fort mal, et il désire vous voir. » Elle se jeta sur les genoux en s'écriant :

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« Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Je n'oserai jamais ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! secourez-moi ! » Le prêtre reprit : « Le médecin garde peu d'espoir, Madame, et Georges vous attend ! » Puis il sortit. Deux heures plus tard, comme le jeune homme, se sentant mourir, demandait sa mère de nouveau, l'abbé rentra chez elle et la trouva toujours à genoux, pleurant toujours et répétant : « Je ne veux pas... je ne veux pas... J'ai trop peur... je ne peux pas... » Il essaya de la décider, de la fortifier, de l'entraîner. Il ne parvint qu'à lui donner une crise de nerfs qui dura longtemps et la fit hurler. Le médecin étant revenu vers le soir, fut informé de cette lâcheté et déclara qu'il l'amènerait, lui, de gré ou de force. Mais après avoir essayé de tous les arguments, comme il la soulevait par la taille pour l'emporter près de son fils, elle saisit la porte et s'y cramponna avec tant de force qu'on ne put l'en arracher. Puis lorsqu'on l'eut lâchée, elle se prosterna aux pieds du médecin, en demandant pardon, en s'excusant d'être une misérable. Et elle criait : « Oh ! il ne va pas mourir, dites-moi qu'il ne va pas mourir, je vous en prie, dites-lui que je l'aime, que je l'adore... » Le jeune homme agonisait. Se voyant à ses derniers moments, il supplia qu'on décidât sa mère à lui dire adieu. Avec cette espèce de pressentiment qu'ont parfois les moribonds, il avait tout compris, tout deviné et il disait : « Si elle n'ose pas entrer, priez-la seulement de venir par le balcon jusqu'à ma fenêtre pour que je la voie, au moins,

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pour que je lui dise adieu d'un regard puisque je ne puis pas l'embrasser. » Le médecin et l'abbé retournèrent encore vers cette femme : « Vous ne risquerez rien, affirmaient-ils, puisqu'il y aura une vitre entre vous et lui. » Elle consentit, se couvrit la tête, prit un flacon de sels, fit trois pas sur le balcon, puis soudain, cachant sa figure dans ses mains, elle gémit : « Non... non.. je n'oserai jamais le voir... jamais.. j'ai trop de honte... j'ai trop peur,.. non, je ne peux pas. » On voulut la traîner, mais elle tenait à pleines mains les barreaux et poussait de telles plaintes que les passants, dans la rue, levaient la tête. Et le mourant attendait, les yeux tournés vers cette fenêtre, il attendait, pour mourir, qu'il eût vu une dernière fois la figure douce et bien-aimée, le visage sacré de sa mère. Il attendit longtemps, et la nuit vint. Alors il se retourna vers le mur et ne prononça plus une parole. Quand le jour parut, il était mort. Le lendemain, elle était folle.

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Les fous dans la littérature Anatole France […]

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e viens de chercher dans le Dictionnaire de Littré et Robin la définition de la folie, et je ne l'ai point trouvée ; du moins celle qu'on y lit est-elle à peu près dénuée de sens. Je m'y attendais un peu : car la folie, quand elle n'est caractérisée par aucune lésion anatomique, demeure indéfinissable. Nous disons qu'un homme est fou quand il ne pense pas comme nous. Voilà tout. Philosophiquement, les idées des fous sont aussi légitimes que les nôtres. Ils se représentent le monde extérieur d'après les impressions qu'ils en reçoivent. C'est exactement ce que nous faisons, nous qui passons pour sensés. Le monde se réfléchit en eux d'une autre façon qu'en nous. Nous disons que l'image que nous en recevons est vraie et que celle qu'ils en reçoivent est fausse. En réalité, aucune n'est absolument fausse et aucune n'est absolument vraie. La leur est vraie pour eux ; la nôtre est vraie pour nous. Écoutez cette fable : Un jour, un miroir dont la surface était parfaitement plane rencontra, dans un jardin, un miroir convexe. « Je vous trouve bien impertinent, lui dit-il, de représenter la nature comme vous faites. Il faut que vous soyez fou pour donner à toutes les figures un gros ventre avec des pieds et des têtes grêles, et changer toutes les lignes droites en lignes courbes.

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– C'est vous qui déformez la nature, répondit avec humeur le miroir convexe ; votre plate personne s'imagine que les arbres sont tout droits parce qu'elle les fait tels, et que tout est plan hors de vous comme en vous. Les troncs des arbres sont courbes. Voilà la vérité. Vous n'êtes qu'un miroir trompeur. – Je ne trompe personne, reprit l'autre. C'est vous, compère convexe, qui faites la caricature des hommes et des choses. La querelle commençait à s'échauffer quand un géomètre passa par là. C'était, dit l'histoire, le grand d'Alembert. – Mes amis, vous avez raison et tort tous les deux, dit-il aux miroirs. Vous réfléchissez tous deux les objets selon les lois de l'optique. Les figures que vous en recevez sont l'une et l'autre d'une exactitude géométrique. Elles sont parfaites toutes deux. Un miroir concave en produirait une troisième fort différente et tout aussi parfaite. Quant à la nature elle-même, nul ne connaît sa figure véritable et il est même probable qu'elle n'a de figure que dans les miroirs qui la reflètent. Apprenez donc, messieurs les miroirs, à ne pas vous traiter de fous parce que vous ne recevez pas le même reflet des choses. » Voilà, je pense, une belle fable ; je la dédie aux médecins aliénistes qui font enfermer les gens dont les passions et les sentiments s'écartent sensiblement des leurs. Ils tiennent pour privés de raison un homme prodigue et une femme amoureuse, comme s'il n'y avait pas autant de raison dans la prodigalité et dans l'amour que dans l'avarice et dans l'égoïsme.

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Biographies Jean-Pierre Claris de Florian Né dans les Cévennes, le 6 mars 1755, mort le 12 septembre 1794, Jean-Pierre Claris de Florian fut le protégé de Voltaire, qui était allié de sa famille. Particulièrement notoire pour ses Fables, il est aussi romancier et poète. Il est élu membre de l'Académie Française en 1788. Emprisonné sous la Terreur, remis peu après en liberté, il mourut à l'âge de trente-neuf ans des suites de son incarcération.

Marcel Schwob Né à Chaville en 1867, il meurt à Paris en 1905. Il entre au lycée Louis-le-Grand et échoue au concours de l'Ecole Normale Supérieure. Il publie des séries de contes, ainsi Le livre de Monelle en 1894. Il fut l'ami de Léon Daudet, de Claudel et de Colette dont il épousa une amie, l'actrice Marguerite Moreno, en 1900. Il meurt d'une grippe le 26 février 1905.

Charles Baudelaire Né à Paris en 1821, il y meurt en 1867. Baudelaire étudie au lycée Louis-le-Grand, s'embarque à vingt ans pour l'Afrique et l'Orient, écrit ses premiers textes à son retour à Paris. Journaliste, critique d'art et critique littéraire, Baudelaire mène une vie dissolue ; il est attaqué en justice pour immoralité après la publication en 1857 des Fleurs du Mal. De plus en plus pauvre et malade, il est frappé en

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1866 d'un malaise qui le rendra paralysé et aphasique jusqu'à sa mort, un an plus tard.

Anton Tchekhov Né en 1860 en Russie, mort en 1904 en Allemagne, Anton Tchekhov est un nouvelliste et dramaturge russe, médecin de profession. Ses pièces de théâtre La Mouette, Oncle Vania et La Cerisaie sont adaptées dans le monde entier. Il s'affirme également comme le maître de la nouvelle brève. Il meurt à quarante-quatre ans de la tuberculose.

Ernst Theodor Amadeus Hoffmann De son vrai nom Ernst Theodor Wilhelm Hoffmann, il naît le 24 janvier 1776 à Königsberg, en Prusse-Orientale. Il est d'abord compositeur (ainsi l'opéra Ondine), mais également dessinateur et peintre. Il est l'auteur de nombreux contes et de plusieurs romans (Le Chat Murr), et devient rapidement l'une des figures de proue du romantisme allemand en France. Il meurt le 25 juin 1822 à Berlin.

Jean de La Fontaine Né à Château-Thierrydieu le 8 juillet 1621, il entreprend des études de droit et obtient en 1649 un diplôme d'avocat. Il publie L'Eunuque en 1654, sans grand succès. Il entre d'abord au service de Fouquet en 1658, puis devient le protégé de la duchesse de Bouillon et de la duchesse d'Orléans. Outre plusieurs recueils de contes et de nouvelles et son roman Les amours de Psyché et de Cupidon, les Fables choisies et mises en vers, dédiées au Grand Dauphin, paraissent en 1668, suivies en 1671 de Fables nouvelles et autres poésies et de Fables choisies et

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mises en vers en 1678 et 1679. Entre 1689 et 1692, une ultime série de fables sera publiée. La Fontaine meurt le 13 avril 1695 à Paris.

Ovide Né le 20 mars 43 av. J.-C. à Sulmona, dans le sud de l'Italie, Ovide étudie la rhétorique à Rome, et devient rapidement célèbre pour ses recueils de poèmes (Les Amours). Mais il connaîtra une véritable – et durable – notoriété avec Les Métamorphoses, long poème épique décrivant le monde romain depuis sa création par les dieux jusqu'au règne d'Auguste. Il meurt en 17 apr. J.-C. en exil à Tomes.

Victor Hugo Né le 26 février 1802 à Besançon, il publie son premier recueil de poèmes, Odes, en 1821. Avec Cromwell (1827) et surtout Hernani (1830), il révolutionne l'art dramatique. Écrivain, poète, dramaturge, académicien à partir de 1841, Victor Hugo est aussi un homme politique engagé, qui s'exilera à Bruxelles, Jersey et Guernesey sous le second Empire. Il ne rentrera en France qu'à l'avènement de la IIIe République, après vingt ans d'exil. Il meurt à Paris le 22 mai 1885.

Louis Aragon Né en 1897 à Neuilly-sur-Seine, il meurt à Paris en 1982. Dans sa jeunesse, il entreprend des études de médecine et fait la connaissance d'André Breton, avec qui il se lie d'amitié. Il deviendra, après sa mobilisation pendant la Première Guerre mondiale, l'un des chefs de file du surréalisme.

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Il adhère en 1927 au parti communiste dont il ne deviendra critique qu'après les révélations de Khrouchtchev sur les crimes du stalinisme. Sa rencontre avec Elsa Triolet, qui deviendra son épouse, marquera sa vie et son œuvre littéraire.

Jacob et Wilhelm Grimm Nés respectivement en 1785 et 1786 d'une famille originaire de Saxe, ils publient en 1812 leur ouvrage commun, le premier recueil des Contes de l'enfance et du foyer, alors tiré à neuf cent exemplaires, qui sera complété en 1815 d'un deuxième tome. La nouvelle publication, sous la forme d'un seul volume, de ces contes en 1825, leur apporta une certaine notoriété. Indépendamment de l'écriture (Grammaire allemande de Jacob, études sur les runes et les Chants héroïques allemands pour Wilhelm), ils travaillent, pendant presque quinze ans, à la bibliothèque de Kassel, puis à la bibliothèque de l'université de Göttingen, en Hanovre. En 1838 ils s'installèrent à Berlin où ils se consacrèrent à la rédaction d'un dictionnaire historique de la langue allemande. Wilhelm Grimm mourut le 16 décembre 1859, et Jacob le 20 septembre 1863.

Anatole France Né le 16 avril 1844 à Paris, Anatole François Thibault – de son vrai nom – fut élevé dans la bibliothèque de son père, spécialisée dans les ouvrages sur la Révolution française. Critique littéraire, poète, Anatole France devient un écrivain reconnu avec Le Crime de Sylvestre Bonnard, publié en 1881. Il est élu à l'Académie Française le 23 janvier 1896. Il s'engage peu après dans la cause dreyfusarde avec Émile Zola. Il collabore dès sa création à L'Humanité. Il meurt le 12 octobre 1924.

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Guy de Maupassant Né le 5 août 1850, Guy de Maupassant écrit, de 1880 à 1890, six romans et plus de 300 nouvelles. Disciple de Gustave Flaubert, ami de Tourgueniev et de Zola, il obtient notoriété et richesse avec Une Vie (1883) et BelAmi (1884). Ayant contracté la syphilis très jeune, son état se dégrade, et Maupassant devient progressivement paranoïaque. La nuit du 1er janvier 1892, il fait une première tentative de suicide au pistolet avant d'essayer de s’ouvrir la gorge. Il est alors interné dans la clinique du docteur Émile Blanche, où il meurt de paralysie générale le 6 juillet 1893.

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Table des matières Préface................................................................7 L'enfant et le miroir..........................................13

Jean Pierre Claris de Florian..............................................13

La prédestinée..................................................15

Marcel Schwob...................................................................15

Le miroir...........................................................19

Charles Baudelaire.............................................................19

Le miroir déformant.........................................21

Anton Tchekhov.................................................................21

Les aventures ...................................................25 de la nuit de Saint-Sylvestre.............................25

Ernst Theodor Amadeus Hoffmann...................................25

La fille...............................................................47

Jean de La Fontaine...........................................................47

L'Ă©pisode de Narcisse......................................49

Ovide..................................................................................49

Jeune fille, l'amour c'est d'abord un miroir....57

Victor Hugo.......................................................................57

Blanche-Neige.................................................59

Jacob et Wilhelm Grimm....................................................59

L'insensible......................................................67

Marcel Schwob...................................................................67

La dame de VĂ©rone..........................................71

Anatole France...................................................................71

Madame Hermet..............................................77

Guy de Maupassant...........................................................77

Les fous dans la littérature...............................87

Anatole France...................................................................87

Biographies......................................................89

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AchevÊ d'imprimer 2ème trimestre 2009

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