Pontons

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Pontons de Pauliina Salminen et AndrĂŠs Jaschek en collaboration avec Mouna Jemal Siala

avec la participation des habitants de Tunis et de Marseille


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Des mots qui dessinent un lieu, des images qui le transportent à l’autre rive de la Méditerranée. Puis des mots de là-bas qui redessinent ce lieu, le rendant autre. « Pontons » est une installation mêlant la parole d’habitants à l’image vidéo et photographique. A travers le regard des artistes marseillais et tunisois, un jeu de miroir est créé entre les deux villes, exposées à des dialogues poétiques. Cette création a été conçue comme un processus à plusieurs étapes. Les artistes vidéastes Pauliina Salminen et Andrés Jaschek, avec la complicité de la photographe tunisienne Mouna Jemal Siala ont organisé une première rencontre avec des habitants de Marseille puis de Tunis. Lors de ces ateliers, chaque participant s’est exprimé sur un lieu de sa ville en engageant un point de vue, intime et sensible à travers la création de textes (cf. textes «ALLER» ). Ensuite les vidéastes ont réalisé une courte vidéo inspirée par chaque texte, non pas pour présenter ou décrire le lieu en question mais pour transmettre des sensations et émotions liées à celui-ci, pour les ré-interpréter, pour s’en approprier ... De nouvelles rencontres se sont organisées des deux côtés de la Méditerranée. A ce moment là, les habitants marseillais ont visionné les créations vidéo tournées à Tunis et les tunisois celles tournées à Marseille. Suite à ces dernières , ils ont écrit un deuxième texte, en s’inspirant cette fois-ci des images regardées, en essayant de rendre compte de l’ambiance qui en émane, en y projetant leur propre imagination, leurs propres expériences (cf. textes «RETOUR » ). Exposer les espaces urbains au regard des habitants est au coeur du projet. Plus précisément cette création s’intéresse à la façon dont les lieux réels se mêlent à des lieux fantasmés ; le regard subjectif et les émotions personnelles modifient les images existantes, les états d’âme des personnes sont confrontés aux états d’âme des villes. Cette publication est une trace de ce projet mais également un objet indépendant avec sa propre logique et sa propre vie. Elle est composée d’images extraites des vidéos, des photographies ainsi que des textes produits par les participants.

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Un cinéma, un bar, l’épicier du coin... La vie, la survie, la sur-vie dans un même parcours. Des lignes droites qui m’agressent, tracent la laideur du quotidien. «Il meurt lentement celui qui devient esclave de l’habitude, refaisant tous les jours les mêmes chemins»... Je meurs de ne pas mourir autrement. Dans cette rue, on n’a d’autres choix, que la vie, la survie, la sur-vie.

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Tout se suspend, se réfléchit, s’accélère. Les images familières se fixent en témoins dans une ville qui bouge trop vite pour moi. J’accepte le changement des recoins que je ne reconnais plus. Le rythme quotidien bouscule mes dernières illusions. Vertige. Que s’est-il passé ce 18 janvier 1952 ?

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Acte 1 - Au premier Eden automnal Eden glacial

Te souviens-tu ? du vertige

gouffre ténébreux d’écume froid qui fend la bouche casse les dents givre les poumons

de l’émoi Enfin l’incroyable ! l’inévitable ! l’inespéré !

baignade pourtant impensable

laisser l’horizon s’élargir

être enfin belle à l’eau vivante souriante

vivre enfin ! fin d’enfance

et les étoiles ! les étoiles se reflètent dans une eau inhospitalière, mordante, saisissante, coupante, hachante

en toute impatience en profonde inquiétude en affolement en ravissement seconde d’incrédule éternité

afflux, flux et reflux bercement hivernal reflux, flux et afflux

Je peux enfin mourir !

un Eden glacial

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Acte 2 - Au suivant

J’ai dit Non

Te souviens-tu ?

à ton présent

De cette éclipse solaire sur une mer d’huile à la Monet près de l’Anse de la Fausse Monnaie

à Toi, à ton sourire éclaboussant et à ton regard enveloppant,

spectacle navrant d’amoureux lovés une belle soirée d’été quelques vingt ans passés

J’ai dit Non à tous les autres possibles.

Nous sommes restés des étrangers.

Tu voulais me faire une surprise Mais j’étais déjà morte

Je suis morte désormais.

Désorientée

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Mollusques et pierres, métal et mer Que fait cet homme, de passage sur cette plage? Au bord de la rencontre, l’un naît, l’autre meurt devant le désenchantement de la vague

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Un moment de danger, d’accueil, de refuge. Cachée, j’observe la rue depuis la fenêtre, Contre tout attente, le changement va arriver. Depuis la rue, j’observe la fenêtre derrière les barbelés. Le changement va arriver.

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Barrière imperceptible, floue Proue de bâtiment immaculé, silhouettes de vie au balcon. Clairvoyance au fil du temps... Barrières tranchantes, feu rouge, Tel un indésirable, je reste tapi dans la verdure : proue de bâtiment

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le rideau metalique qui grince au fond, miroir qui agrandit, les reflets dans le magasin, la radio commence en même temps que la lumière des heures à regarder des gens passer, j’attends Mouna pour manger sur la mezzanine l’odeur du meuble est celui de mon père Bonjour madame! tac tac tac le sons des boutons par terre 40 ans de ma vie, mon espace préferé est entre le chauffage et le ventilateur, je ne peux plus être là, je passe encore par là...

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Choisir son prisme, son angle de vue, chercher de nouveaux axes, maîtriser les reflets, se projeter dans le décor, oser inverser les caractères... Pour éviter le grand bardage, et ses regrets. Si j’avais su...

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Pourquoi?

Il te gifle, s’accroche à toi.

Tu souris, halètes, la respiration saccadée.

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Sourcils froncés.

Qu’est-ce que tu regardes?

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A quoi tu penses? Au départ?


Vert Immeuble Montée, descente Bout de mer Je suis dans le Warp Zone, zone de distorsion Téléportation Musique à fond dans la voiture. Bruits de la nature à l’extérieur Il peut rien m’arriver Raccourci apaisant. Plénitude transitoire. C’est un village dans la ville. J’appartiens à la ville mais la ville m’appartient. Partir ou rester ? N’oublie pas ce que tu as... Vert Immeuble Montée, descente Bout de mer


TEXTE RETOUR

Quelque chose qui passe... une voiture une grande vitesse Forêt, fleuve, chantier, maison le soleil se lève, tôt le matin Pourquoi il court ? Dites-lui de ralentir.


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Je me rappelle Je me souviens qu’en Sibérie, le temps semblait suspendu et l’air si frais qu’on ne cherchait même pas à descendre du train. 7 jours et 11 fuseaux horaires, le lac Baïkal me raconte encore ses histoires de poissons fous. De Moscou à Vladivostok, la vodka m’enivre, me fait passer le temps, jusqu’à me rappeler que j’ai soudain eu peur que tout s’arrête. J’aime l’allure trompeuse des raccourcis, des voies sur lesquelles on prend son temps. Marseille, tes containers s’alignent entre le port et moi. Je suis perdue. Au début Le temps semble s’être arrêté entre les cris des enfants et le flot des voitures tel un trait d’union entre deux lieux. Hétérotopie suspendue, soudaine, surprenante. Je survole les containers et les wagons à l’arrêt, les connexions défaites et les possibles. D’ici même les cités dépravées semblent belles. Est-ce pour la nouveauté, la vue, le silence, la hauteur ou l’horizon? Sur les marches Tu m’avais pourtant dit, donne ce que tu as, tu ne perdras rien de ce que tu n’as pas encore. De la passerelle mon histoire tombe de haut, s’éternise en suspend à la hauteur des quais abandonnés, aux rails de cocks trop présents, au vertige non maitrisé, moi qui n’ai jamais eu peur du vide J’ai douté Des kilomètres de rails à chercher l’erreur. 10 minutes à courir à contre sens. J’aimerais résister aux trajets trop courts, aux paysages flottants, aux quais de métro trop pleins. Tes lignes me font perdre la tête. Me donnent le vertige. Ton silence moqueur m’ennuie. Le mutisme ne résout rien. Ma stratégie a des limites. J’ai fini par te dire : j’abandonne.

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A mi chemin J’ai pensé faire demi tour Je m’arrête pour contempler les lignes de fuite et les marquages au sol. Stop. Je suis en droit de faire le point. Que reste-t-il des rendez-vous absents. Quelle place donner aux amants inutiles, aux troubleurs de sentiments. Que restet-il des parties de pèche et des baisers si longs ? Que penser de la traversée ? En silence Je m’interroge Finalement le ressenti est-il toujours plus beau lorsqu’on prend de la hauteur. Fantasme ? Illusion ? Le vide s’apparente-t-il forcément à la chute, aux perspectives floues, aux croyances incertaines ? J’admets les prises de risque et alors que la fuite est plutôt horizontale, j’aménage le temps pour traverser le monde. Et à chercher l’altitude. Et finalement Je suis allée au bout sans rien dire J’ai repensé à la Sibérie Tout simplement Sur la passerelle, je m’arrête au milieu. Je rêve un peu ici. Je cherche les mots. Dis-moi Sarah que lui dire ? La parole est mon ennemi. Je regarde les tours qui s’affichent, les grues qui s’acharnent. Marseille qui se reconstruit. Je suis au milieu. Je devrais y rester. Ou revenir. Et te crier je t’aime.

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Il faut avoir la tête à l’envers pour apprécier le droit chemin Un homme sensé irait dans toutes les directions pour achever sa traversée Malgré les doutes, ne pas regarder derrière au prix de l’abandon... «‫لابجلا دوعص ىشخي نمو‬, ‫»رفحلا نيب رهدلا دبأ شعي‬ (celui qui craint les hauteurs, vivra toujours dans les trous)

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Derrière les carreaux, une silhouette qui danse. Non, ce n’est pas ma muse, c’est la ballade des désespérés Mon désespoir danse là-dedans, comment aller le chercher? Au-delà des cris, des chahutements, le mal-être de mes semblables Je suis au centre, ils sont à la marge, et la rencontre est un mirage Nous baignons dans la même lumière, que l’on soit aveugle, voyant ou voyeur.

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Verrerie opaque, pour serre de fruit un peu trop fermentĂŠ. Forteresse sombre et inaccessible posĂŠe sur le trottoir. Attraction du lieu des milles craintes : tourner autour, chercher la faille, tenter de percer son secret.

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En attente

arr锚t provisoire

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ici ou ailleurs (plut么t ici)


rien ne se passe

seulement le temps

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Rue courte, mais stratégiquement placée, longue de 153 pas en marche tranquille, de 118 en pas allongé, et 167, en petit saut de cabri à l’air enjoué. Ses volets de boutique fermés, son faux fronton de vestige grec, tenant sur un seul pilier, son jeu d’angle de mur fracassé, servant de pissotière de fortune aux hommes à la vessie plus étroite que leurs descentes d’houblon. Un berceau, une scène vide, un décor souillé, n’attendant que d’être témoin de la machinerie humaine.

Traversée tracée par une ligne, en marche en avant, en arrière à gauche, à droite. Traversée par les zones claires et obscures devant le regard des gens croisés.

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Je déménage pour un monde différent de là où j’ai toujours vécu. Un appartement qui donne sur l’Avenue de Paris, parallèle à la Rue de Marseille, au cœur de la ville européenne. Le son de l’ascenseur qui claque, du métro qui passe, des voisins qui crient, des enfants qui s’appellent depuis les balcons. L’odeur de l’humidité est frappante L’odeur des différents repas est assez appétissante La vue des intérieurs frôle le voyeurisme, celle de mon frère le parallélisme. Je vois la couleur grise de la poussière sur les fenêtres, je vois les appareils sanitaires rustiques blancs, je dors sur le lit de la chambre à coucher de Mouna. Facilité d’accès, proximité, charrette, avenir, réussite, rencontre, souvenirs. Des moments joyeux et d’autres difficiles. La maladie de mon père. Je me marierai. De là nous partirons en France.

Volutes et arabesques, silhouettes et ombres sombres. Quelle clameur peut monter d’un souvenir trop longtemps enfermé? La porte de l’ascenseur bat des cils.

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Avec les textes des participants Emma Cacou (p.10-11, 18, 20-21) Zohra Keskes Kaffel (p. 17, 23) Maxime Moncey (p. 15, 33, 39, 42) Riadh Siala (p.28, 42) Julie Peyrin (p. 26-27) Cédric Rubini (p. 22) Narjes Torchini (p.6, 12, 28)

Images extraites des vidéos de P.Salminen - A. Jaschek 1ère et 4ème de couverture pages 4-5, 6-7, 8-9, 13, 14-15, 16,19, 20-21, 22-23, 24-25 32-33, 34-35, 40-41 Photos de Mouna Jemal Siala pages 2, 16,19, 29, 30-31, 36-37, 38, 43, 45, 46 Citations Abul Kacem Chebbi page 28 Pablo Neruda page 6

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Vidéastes-plasticiens, Pauliina Salminen et Andrés Jaschek réalisent des installations multimédia, des documentaires et des vidéos expérimentales. Pauliina Salminen est née en 1975 en Finlande. Après ses études à l’Ecole d’art et de communication de Turku, elle s’installe à Marseille où elle obtient son DESS de cinéma/multimédia en 2001. Andrés Jaschek est né en 1977 en Argentine. Il est diplômé de l’École des beaux-arts de La Plata. Parti poursuivre ses études artistiques en France, il obtient en 2001 une maîtrise de cinéma à l’Université de Provence. En amont de leur œuvre individuelle, les deux artistes ont co-réalisé plusieurs installations depuis l’an 2005, dont La Terre du milieu, 2 x 3 frontières, Transportraits et Mémoire meublée. Ils partagent l’intérêt pour les sujets liés à l’interculturalité, à la mémoire, à des problématiques urbaines et de frontières, ainsi que pour l’approche participative, au cœur de leur démarche. Ils exposent régulièrement en France ainsi qu’à l’étranger (Inde, Finlande, Argentine, États Unis, Tunisie), et leurs vidéos sont diffusées à des festivals (Ecrans documentaires, Vidéoformes, Bandits-mages, Instants vidéo, Rencontres Paris-Berlin, Traverse vidéo…) Artiste plasticienne photographe, Mouna Jemal Siala est née en 1973 à Paris, vit et travaille à Tunis. Elle a obtenu une maîtrise en arts plastiques dans la spécialité « gravure » à l’Institut Technologique d’Art d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis en 1995. En 2002, elle devient titulaire d’une thèse de Doctorat en Arts et Sciences de l’Art à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne : « L’ombre trace des temps, par une approche photographique». Depuis 1998 elle enseigne à l’ITAAUT. Elle a fait 4 expositions personnelles. Depuis 1993 elle participe à plusieurs expositions de groupe en Tunisie, en France, en Allemagne, en Espagne, en Belgique, Alger, Bamako, Genève, Dakar. En octobre 2011, Mouna a représenté la Tunisie dans le dernier « International Art Meet In Kolkata » en Inde. Elle est sélectionnée pour le festival « Dream City » 2012. Mouna a obtenu plusieurs prix nationaux et internationaux.

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Production TĂŠlĂŠ nomade telenomade@gmail.com Maquette P.Salminen et A.Jaschek Impression Simpact


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