De la dématerialisation de l'art au livre d'artiste

Page 1

De la dématérialisation de l'art au livre d'artiste Un mémoire de Noémie Vidé Suivit par Alain Cueff Ensad, 2017, Paris


De la dématérialisation de l’art

Introduction I- Langage, forme et art conceptuel

p.18…Des mots dans la peinture à l'utilisation du

langage dans l'art conceptuel p.32…Définir telle est la question p.40…La forme maquillée au naturel p.48…Imprimer est-ce exister ?

II- Le livre d'artiste un espace multiple

2

p. 54…Le livre d'artiste forme-formé forme formante p.60…Un espace alternatif p.64…Un espace démocratique p.70…Un espace intime p.84…Un espace d'exposition

III- Principes de dématérialisation et data contemporaines

p.106…Alliance entre analogique et numérique p.122…Interview de Aymeric Mansoux à propos

de Skor Codex

Conclusion Bibliographie


au livre d’artiste

John Fitzgerald Kennedy

3


De la dématérialisation de l’art

L’analyse de notre sujet commence au milieu des années 1960 aux Etats - Unis. Latitude : 40°42, 51, Nord Longitude  : 74°00, 21, Ouest New York City. Entre un passé douloureux, un présent qui présage des bouleversements dans de nombreux domaines. La mission spatiale Apollo11 se pose sur la Lune. Les années 60 commencent.

4

En 1960, les écrans de télévision sont en noir et blanc. Le pays est plongé dans la guerre froide mais les traditions demeurent conventionnelles : le 21 janvier 1961, le président Kennedy prend ses fonctions. La ségrégation raciale est toujours légale dans la plupart des États du Sud. La famille constitue le pilier de la société. Le modèle américain est celui des cols blancs qui habitent dans des pavillons de banlieue, avec des enfants qui jouent dans les jardins. C’est l’American Way of life, progrès, argent, profit, carrière, démocratie et capitalisme. Même si tout paraît calme et serein, en réalité le monde se prépare à des transformations importantes et durables. Les Etats - Unis sont en pleine période d’ébullition. L’arrivée des nouvelles technologies, des nouveaux outils de communication chamboulent le cours du temps. On entrevoit déjà, le début des grandes modifications sociales avec notamment, l’arrivée en 1959 de l’ordinateur, destiné aux foyers, crée par IBM. Dans la même période, Graden Moore, ingénieur informatique, conçoit un système permettant d’optimiser le processus de production dans l’industrie, ce qui va contribuer à l’expansion de l’ordinateur dans chaque foyer. La marche de l’industrialisation des outils de communication commence. On observe alors une nouvelle dynamique de développement dans l’économie, les technologies, l’industrie, les arts. L’innovation est en marche. Ad Reinhardt (1913-1967), peintre et auteur américain, précurseur de l’art conceptuel et de l’art minimal qualifie cette époque comme :


au livre d’artiste

«   Peculiar form of acceleration  » «  Une forme particulière d’accélération  »

5

Neil Alden Armstrong, Apollo 11, Gemini 8, 20 juillet 1969 à 20 h 17 min 40 s


De la dématérialisation de l’art

Effectivement tout s’accélère et la société tente de faire face à ce nouveau rythme que le progrès lui impose. La population semble ressentir à la fois de la fascination mais aussi une angoisse face aux nouveaux usages qui lui font perdre ses repères. Le désir de progrès et cette peur du temps qui passe trop vite créent alors un climat de tensions. L’ordinateur, la télévision, la pluralité des chaînes et des médias et l’incessante marche des images provoquent une rupture brutale qui s’apparente à l’arrivée d’Internet des années plus tard. Ces mouvements bousculent les manières de travailler, de penser, de vivre. Les progrès arrivent de partout. Les gens ne savent plus où donner de la tête car tout bouge au même moment. Une nouvelle dynamique s’installe, le temps change de vitesse.

Dans son livre, Chronophobia On time in the Art of the 1960s, Pamela M.Lee, décrit une société complètement préoccupée par l’archive. Maniaque de garder, et de tout conserver. Tout semble important, et doit d’être enregistré, archivé, codé. La notion de traçabilité revient très souvent dans son livre. Il faut contrôler ce qui échappe à l’Homme de plus en plus : le temps volé par l’innovation. C’est en s’inspirant aussi de son livre que nous analyserons le contexte dans lequel l’art conceptuel, et le livre d’artiste feront leur apparition ensemble à cette époque. Car si la société Américaine de ces années-là, partage ces questionnements, on ne peut pas imaginer que

6

Mac Luhan, écrivain et philosophe Américain, écrit, en 1964 dans son livre le The Medium is the message 1, son inquiétude face à l’émergence de ces technologies. Selon lui les technologies font du milieu humain « un tout nouveau monde ». Notre environnement social n’est plus passif, il devient actif, vivant, insolent. Pour lui ces nouveaux outils comme la télévision remplace peu à peu le cinéma, ils posséderaient le pouvoir de nous perdre, de nous emmener, lors de la diffusion du message, dans un sens qui n’est plus le même, qui serait dénaturé. Ces nouveaux outils, et leurs applications : plusieurs couleurs, images, chaînes, médias, codes, multiplicité de pensées ne sont pas une métaphore de pluralité de pensées positives, mais au contraire, elles créent des incompréhensions, dans le but de tromper nos sens et de nous écarter du « vrai message » qui doit nous être délivré.

1 Selon Eric, le fils de McLuhan, le titre du livre était Le médium est le

message mais une erreur de l’imprimeur a transformé le « e » en « a » : Le médium est le massage. McLuhan aurait pensé que l’erreur correspondait bien au message qu’il voulait faire passer dans le livre, et a décidé de la laisser. Par la suite, une interprétation a fait de ce titre un jeu de mots multiple entre « Mess Age » et « Mass Age ».


au livre d’artiste

Premiers opérateurs de IBM 704 premier ordinateur doté de capacité d’arithmétique en virgule flottante, 1954

7


De la dématérialisation de l’art

les artistes de cette époque soient restés indifférents ou en marge de cette dynamique. Quelles ont-été les réactions des artistes face à ces transformations ? Comment ont-ils réagis artistiquement face à l’arrivée des progrès technologiques ? Ce sont-ils exprimés sur les impacts de leurs angoisses face à la vitesse, sur la place de l’éphémère et des changements ?

8

C’est donc dans ce climat de tensions que l’art conceptuel naît. Comme tout est établi et codé, l’art conceptuel prend le parti d'écrire ses propres règles et lois. Les artistes cherchent l’expression pure. Dans un monde très structuré, les artistes recherchent le concept. Au sein de ce non-mouvement, de cet art qui refuse d'être défini, on retrouvera alors, Joseph Kosuth, Bruce Nauman, Sol LeWitt, Richard Barry et bien d’autre, qui à travers leurs oeuvres tentent de redéfinir les codes, les définitions, de donner leurs propres conditions, notamment sur ce que l’art est et vers quoi il tend. L’art conceptuel n’est pas un mouvement mais s’apparente plus à une démarche intellectuelle. Les artistes luttent aussi contre le temps qui passe. Ils veulent marquer leur temps, laisser une empreinte. On remarquera, dans la production artistique des conceptuels, une influence notable des codes graphiques de l’administration américaine de ces années-là. Ils conservent, impriment, relient. Un sentiment d’inquiétude face à l’avenir émerge. Au-delà de la recherche des similitudes graphiques fondées sur les codes administratifs (réutilisation de la typographie machine à écrire, papiers contractuels, format A4 US, 216 x 279 mm) Les artistes conceptuels partagent une autre préoccupation commune avec l’administration américaine des années 60, celle de l’archivage. Les artistes veulent montrer ce qui est et la beauté des objets déjà existants. Les oeuvres conceptuelles deviennent assez reconnaissables, paradoxalement d’ailleurs, par certaines « esthétiques », celle du recours à l’archive, à la documentation. Celle du ready made (utilisation des objets du quotidien), de l’intervention (placer des images, des textes dans des endroits inattendus qui contrastent entre le thème et l’oeuvre.). Une esthétique du langage, les mots sont mis à profit dans le but toujours de la réalisation du concept. Le langage est le médium de l’idée et l’idée fait oeuvre. Cette ambition de redéfinir les codes ne s’observe pas seulement chez les conceptuels.


au livre d’artiste

9

Mac Luhan, The medium is the massage / message, 1967


De la dématérialisation de l’art

L’art ne dépend plus d’une valeur formelle ou finale. Il y a art si il y a idée. L’art n’est plus visuel mais devient intellectuel, il prend alors une nouvelle forme, celle de l’écriture. On ne regarde plus une œuvre de la même manière. Il nous faut changer notre regard, désapprendre pour réapprendre à voir. Les œuvres conceptuelles ne peuvent ni ne veulent être jugées pour leurs qualités esthétisantes. Le geste de l’artiste n’est plus ce qui est mis en avant, c’est avant tout dans sa pensée que se trouve son talent. La notion dit «  traditionnelle  » de l’art qui est de s’accorder à définir qu’il y a art ou œuvre lorsqu’ il y a maitrîse d’une technicité particulière, ne s’accorde pas avec la philosophie des conceptuels.

10

Par exemple avec le travail de John Cage, compositeur, poète et plasticien américain de cette époque. Ses discours sur la performance musicale, sur le « live », questionne le réel, le temps du corps et lui aussi introduit l’idée qu’il est nécessaire d’avoir recours à l’invention d’un nouveau langage pour exprimer ces nouveaux concepts. Il crée un nouveau genre musical et pour cela il ressent la nécessité de créer une nouvelle écriture, un nouvel alphabet. Les systèmes de pensée changent et évoluent, les artistes ne veulent pas continuer dans les pas de leur prédécesseurs mais au contraire, écrire leur propre histoire, ils cherchent à se singulariser. Il y a donc un besoin constant, de vouloir documenter, écrire, expliquer, systématiser leurs processus. Si la manière de penser les choses change alors elle a besoin pour cela d’être expliquée et écrite. C’est pour cela que les artistes conceptuels ont naturellement eu recours à l’écriture. Sous différentes formes comme par exemple, celle de la philosophie avec le livre de Joseph Kosuth, Art after Philosophy 1 mais aussi sous la forme de protocole, de systèmes. Comme on peut le voir avec un des écrits de Sol LeWitt, Paragraphe on conceptuel art ², dans lequel l’artiste décrit le processus qui se doit d’être engagé pour la création d’une oeuvre conceptuelle. Dans un désir de démonstration de cet argument j’ai eu l’idée de réalisé un graphique qui selon moi illustre la méthode décrite par Sol LeWitt, dans son texte Paragraph on conceptual art. Je reviendrais dans ma première partie sur le rapport que les artistes conceptuels entretiennent avec les systèmes et l’importance de la présence des protocoles dans les œuvres.

1 Joseph Kosuth, Art after philosophy, I et II, Studio International, octobre-

novembre 1969, traduit dans Artpress n°1 décembre-janvier 1973, « Il est nécessaire de séparer l’esthétique de l’art parce que l’esthétique concerne des jugements sur la perception du monde en général. » ² Sol LeWitt, Paragraphe on Conceptual Art, ArtForum in 1967


au livre d’artiste

11

Graphique inspiré du texte de Sol LeWitt, Paragraph on conceptual art, 1967


De la dématérialisation de l’art

12

Cela ne signifie pas pour autant que l’artiste n’accorde pas de soin et ni de maîtrise dans sa technique, mais cela traduit que son but premier n’est pas celui-ci. Je souhaite dans ma première partie cerner le paradoxe qui peut exister entre le désir d’une dématérialisation de l’oeuvre d’art et le contrôle de l’esthétique pratiqué par les conceptuels. La question que j’ai voulu me poser ici, est celle de comprendre pourquoi les artistes conceptuels ont fait le choix d’utiliser l’archive plutôt que les nouveaux outils de cette époque, tels que la vidéo pour s’exprimer ? Pourquoi au moment où tout semble naître et innover, les artistes conceptuels prennent le parti de revenir à l’imprimé ? En quoi le maintien de l’imprimé est-il si nécessaire pour eux ? Nous verrons aussi que le livre d’artiste n’a pas seulement joué le rôle de support mais celui d’être matière, médium et idée. J’ai cherché dans mon mémoire à démasquer des paradoxes, de manière à observer l’art conceptuel et la forme du livre d’artiste non plus comme deux choses antagonistes mais au contraire liées, voir créatrices ensemble d’un nouveau genre, d’une nouvelle «  forme  » d’art. Même si les artistes conceptuels ne semblaient pas vouloir être un mouvement artistique propre, définit littéralement ou esthétiquement, ils se rassemblent presque tous autour de la forme du livre d’artiste, partageant de ce fait un point commun, celui de partager un médium d’expression. Comment ce désir de dématérialisation de « l’objet art » a-t-il engagé finalement un retour à la forme, au sein du livre, s’opposant alors à tous leurs préceptes philosophiques justifiant leur pratique ? Dans ma troisième partie, je parle de la persistance del’imprimé et de sa présence continue dans notre société contemporaine. La fascination et l’urgence qu’il existe aujourd’hui pour certains artistes de s’occuper des problématiques liées à la récupération et l’archivage des informations, data. De devoir chiffrer la réalité et de rendre ces archives durables. Avec la modernité et les technologies de plus en plus performantes, l’histoire de l’humanité s’écrit sur des clés USB, des disques durs, sur des surfaces éphémères. L’idée que l’on puisse effacer vingt ans de vie à l’aide d’un simple aimant est terrifiante. La place manque. Le présent n’existe déjà plus. Les résultats que nous obtenons de nos expériences sont déjà vains et dépassés dès l’instant qu’ils existent.

«


au livre d’artiste

Nous courons après une chose irrattrapable. Ces inquétudes face à la vitesse de l’information et son caractère impalpable m’a fait repenser au livre de Georgio Agamben dans Qu’est-ce que le contemporain 1, quand il dit que : « La voie d’accès au présent a nécessairement la forme d’une archéologie [...] car l’archaïque est tout aussi inaccessible que le présent, et qu’il faut faire le deuil même de ce sens dont l’origine s’éloigne toujours.[...]être contemporains signifie, en ce sens, revenir à un présent où nous n’avons jamais été »

1 Georgio Agamben, Qu’est ce que le contemporain, 2008

C’est peut-être par cette idée de la quête du présent, de l’archaïque qu’il y a un retour vers l’imprimé. Une façon de rendre l’incontrôlable contrôlable, l’instable stable sur le papier, l’inaltérable arrêté. Un désir de figer le temps dans un monde aujourd’hui où le temps et l’information sont devenus des formes incalculables, indomptables car en constant mouvement. Peut-être alors grâce au recours au livre les artistes contemporains cherchent-ils un silence, une pause. Ou bien chercheraient- ils à donner une forme à l’abstrait ? C’est donc par la confrontation de ces paradoxes que j’ai construit la trame de mon mémoire. En premier lieu j'ai traité et analysé l’utilisation du langage dans la peinture, notamment chez les dadaïstes, avec différents exemples d’oeuvres identifiées. Comment l’influence des mots chez les conceptuels se manifeste-t-elle ? Quel lien entretiennent ils pour faire du langage une forme sensible ? Au regard des oeuvres conceptuelles et des écrits j’ai cherché à savoir s’il n’existait pas un paradoxe entre la radicalité de l’idée de la dématérialisation de l’art et malgré tout un contrôle de l’esthétique, de la forme. J’ai voulu avec l’idée du « contrôle caché » ouvrir les portes du pourquoi et du comment qui entourent la naissance du livre d’artiste. Quel est le rôle du livre d’artiste ? Support, médium, idée, protagoniste de l’art contemporain, comment le définir ? Le livre d’artiste est un genre à part entière, et pour cela mon attention c’est principalement portée sur son histoire contemporaine. Mon but étant de le situer comme un genre en soit et non comme un moment de l’histoire, car il poursuit sa propre trajectoire séparément de l’histoire du livre universel.

13


De la dématérialisation de l’art

Suite à cela j’ai porté mon attention sur un ouvrage réalisé par le collectif Société Anonyme, le SKOR Codex 1, qui porte sur les problématiques contemporaines de l’archivage des données informatiques, faisant parties intégrantes de notre patrimoine culturel qui sont vouées à être effacées. Pour répondre à l’urgence de ces pertes d’information, c’est sous la forme d’un interview qu' Aymeric Mansoux expliquera selon lui les problématiques urgentes et sa vision du futur de l’archive ainsi que la nécessité de trouver des solutions. Quel avenir pour l’archive et le patrimoine humain  ? L’imprimé resterait-il le seul et unique moyen pour lutter contre la perte d’information ? En opposition à la philosophie conceptuelle de la dématérialisation, le livre deviendrait-il l’outil de la matérialisation de l'information , luttant contre la perte de notre mémoire ?

14

1 Société Anonyme, SKOR Codex, édité en 2013. C'est un livre imprimé qui a été envoyé dans différents endroits du monde en 2012.


au livre d’artiste

15


De la dématérialisation de l’art

16


au livre d’artiste

Première partie Langage, forme et art conceptuel

17


De la dématérialisation de l’art

Des mots dans la peinture à l'utilisation du langage dans l'art conceptuel « Des mots dans la peinture occidentale ? Dès que l’on a posé la question, on s’aperçoit qu’ils y sont innombrables, mais que l’on ne les a pour ainsi dire pas étudiés. Intéressant aveuglement car la présence de ces mots ruine en effet le mur fondamental édifié par notre enseignement entre les lettres et les arts » Michel Butor, Des mots dans la peinture, 1961 1

18

En abordant le sujet de mon mémoire, j’avais en tête que l’art conceptuel représentait une rupture avec l’histoire des courants artistiques. Il faut croire que j’avais en partie tort. C’est en m’intéressant à l’utilisation du langage dans la peinture, puis plus particulièrement chez les artistes surréalistes que j’ai compris qu’il existait des liens entres ces deux courants. Tous deux partagent le même besoin d’inclure les mots dans leurs oeuvres. Heureuse coïncidence pour la suite, car le genre du livre d’artiste tient lui aussi ses origines des surréalistes avec pour ancêtre, le livre objet, avec comme exemple La boîte verte de Duchamp 2. Dans cette première partie nous tenterons d’analyser les similitudes qui existent entre l’art conceptuel et les surréalistes. Tout d’abord, en observant les relations qui ont existées entre les mots et le monde de l’art. Puis plus spécifiquement chez les surréalistes pour comprendre l’évolution de l’utilisation du langage dans les oeuvres conceptuelles. Le livre de Michel Butor, Des mots dans la peinture, a été ma première initiation à la relation entre le langage et l’art. Comme il est dit dans la citation qui ouvre ce chapitre, j’étais aveuglée. Je ne m’étais jamais rendue compte à quel point la présence de mots était fréquente, sur presque tous les tableaux que j’avais vu depuis mon enfance. Je n’avais encore jamais réfléchi à l’importance de la signature qui constitue un élément graphique constamment présent. 1 Michel Butor, Des mots dans la peinture, page 7, 1969, Flammarion 2 Duchamp, La Boîte verte ou La mariée mise à nu par ses célibataires, 1934.


au livre d’artiste

2 Ré-édition de Mercier.

la boîte verte

de Duchamp par Mathieu

19


De la dématérialisation de l’art

20

Bien que ce livre survole l’histoire de l’art et son rapport à l’écriture, j’ai choisi de m’intérésser qu’à certains thèmes. Pour commencer celui qui traite de l’oeuvre d’art et du « halo verbal ». Il nous faut faire le constat qu’il est rare d’aller voir une exposition sans que nous ayons lu un article, écouté une chronique à la radio ou encore aperçu les affiches de l’exposition, avant de nous y rendre. Il est peu commun de se présenter devant une œuvre, tout genre confondu de manière totalement neutre, libéré de toute pensée et de toute connaissance. Michel Butor assume que « notre vision n’est jamais pure vision ». Il existerait donc un « halo verbal » autour des œuvres. Ce halo est d’autant plus fort aujourd’hui où les médias sont nombreux et la retransmision d’information gigansteque. Depuis quelques années le mode de diffusion du « teasing d’oeuvre d’art »1 existe. Il a pour but de séduire, d'expliquer et d'attirer les visiteurs aux musées, une course à la culture à laquelle il nous faut nous préparer avant d’y aller par peur de ne rien comprendre. Ce manège médiatique nous retire le privilège d’être vierge face à l’œuvre. Nous arrivons au musée en conquérant, presque pour vérifier si ce que l’on a entendu est vrai. Mon second constat de la présence du langage dans l’art commence, cette fois au musée, lorsque que l’on est face à une œuvre. Pour certains la première réaction est de la regarder. On observe la technique, peinture, sculpture, photographie puis on identifie le sujet, un paysage, un portrait, l’époque ect.. On s’immerge en elle. Pour d’autres, leur réaction sera de lire le titre marqué généralement sur un cartel (surface blanche, sur laquelle est généralement indiqué : le titre de l’oeuvre, l’auteur, la date, la provenance et la technique employée type « huile sur canevas »). Avec cette deuxième attitude, le visiteur par la lecture du titre peut alors regarder l’œuvre en se posant la question, à savoir si l’image qu’il regarde répond ou non au titre qu’il vient de lire. Si sa lecture du texte éclaire ou non certaines zones d’ombres dans le tableau. Le titre devient une valeur pédagogique et une valeur de repère de connaissance. On pourra alors dire à table, j’ai vu l’oeuvre de X celle qui est exposée à Y. Il est rare d’entendre les gens décrire une oeuvre d’art par sa représentation visuelle et quand ils le font c’est qu’ils ne se souviennent plus du nom.

1 Teasing d’oeuvre d’art : Comparaison avec la bande annonce d’un film, pour donner envie d’aller voir l’oeuvre d’art


au livre d’artiste

21

RenĂŠ Magritte, Trahisons des images, 1928-29


De la dématérialisation de l’art

22

Le titre apparaît comme indispensable à la reconnaissance de l’œuvre, est pour cela j’ai trouvé intéressant de découvrir que certains titres ne sont pas donnés par les artistes mais par les musées afin de les classer. Le titre n’est donc pas forcément un produit de l’esprit de l’artiste. Mais pour les surréalistes le nom de l’œuvre était au contraire une composante formelle. Il servait a accompagner le sujet représenté, ou a expliciter le concept. Il avait la fonction parfois d’établir un dialogue entre le visiteur et l’artiste. Comme par exemple ici dans l’œuvre de Magritte, Trahison des images. On lit sur le tableau « Ceci n’est pas une pipe ». Pourtant ce qui est peint sur le tableau en est bien une, en bois, simple. L’artiste nous fait alors douter de la véracité de notre regard en s’adressant à nous de manière affirmative. On commence à perdre confiance dans la qualité de notre vision. Quand on relit le titre on se rend compte que sa présence est indispensable pour appuyer l’idée perçue de l’artiste, les images nous trompent. L’écriture que l’on lit sur le tableau et le titre ont été pensé ensemble. Le nom de l’œuvre devient un représentant de la pensée de l’artiste et fait partie de l'œuvre. Il devient aussi l’outil pour nous déstabiliser. Ce qui, selon moi nous mène à nous questionner sur nos capacités d’interprétation du réel. La présence du texte et de l’image nous impose de voir la pipe autrement. C’est comme si il venait s’accaparer une vérité que je pensais juste et qui finalement se révèle fausse selon lui. Le choix graphique qui est fait ici, l’utilisation de l’écriture cursive, alimente pour moi le concept de Magritte. La typographie écrite à la main me rappelle l’école primaire, l’enseignement de base. Par ce choix formel c’est comme si l’artiste voulait nous « éduquer » face aux images. Comme des enfants nous lisons à voix haute cette phrase qui nous apparaît comme un modèle à suivre. J’apprends contre mon gré une nouvelle manière de voir les choses. Le dessin, la phrase et la forme graphique des mots agissent ensemble dans le même but et enrichissent le même concept. L’utilisation des mots n’est plus faite dans le but de décrire ce qui est vu mais au contraire de participer à l’œuvre d’art. L’utilisation des signes grahiques, textuels et de l’image forment un ensemble signifiant et spirituel. J’ai aussi remarqué que chez les conceptuels, l’utilisation du langage agit aussi de manière


au livre d’artiste

23

Francis Picabia, Portrait d’une Juillet 1915, New York

femme

Américaine

dans l’état de nudité,

5


De la dématérialisation de l’art

à questionner notre sens de la réalité, et que le langage fait plus que d’accompagner la puissance d’une forme mais qu’il demeure la seule force et parfois sa seule forme. Il est œuvre dans sa représentation et dans le sens qu’il porte. Joseph Kosuth, emprunte lui aussi un graphisme existant, celui de l'encyclopédie dans son installation, One and three chairs, que j’analyse plus longuement à la suite de cette introduction. Michel Butor, souligne l’importance et l’impact que la présence d’un texte peut avoir sur une peinture, sur une œuvre. Pour lui, le titre peut être « informatif, pictural, pédagogique » et a la qualité de pouvoir nous faire voir l’invisible. C’est sur cette dernière qualité que je me suis interrogée. Le titre ou bien les inscriptions sur un tableau peuvent elles nous faire voir ? Quel impact les mots inscrits sur un tableau produisent-ils ?

1 Michel Butor, Les mots dans la peinture, 1969, Flammarion

24

Si on prend l’exemple de l’œuvre de Picabia, Portrait d’une femme Américaine dans l’état de nudité. À première vue j’y ai vu un outil, puis un stylo puis j'ai appris que c’était une bougie d’allumage de mobylette. Puis j’ai lu l’inscription située au dessus de l’objet. En lisant ce titre, je suis informée que je ne devrais pas voir une bougie mais le portrait d’une femme Américaine nue. Il m’est après cela, très difficile de sortir le titre de ma tête. Même si je ne la verrais jamais physiquement dessinée mon cerveau interprète la relation texte-image et crée en moi une possible représentation du corps féminin. Le résultat de cette association crée l’invisible pensé. Par les mots, Picabia me fait voir une femme inexistante. Pour citer Butor, « [Le texte fait office de] valeur de figuration par rapport à quelque chose qui n’avait jamais été peint. » 1 Le texte, l’utilisation du langage dans l’art démutiplie notre sens de la vue. Ici le texte accompagne la dimension symbolique que l’objet porte en lui. C’est à dire que la bougie d’allumage permet l’allumage du moteur comme la nudité appelle au démarrage du désir. Je suis poussée à croire sans voir. A ressentir sans preuve visuelle. Par sa présence le langage vient questionner le sensible, toucher notre subconscient et notre réalité, nous laissant seul face à nos propres questionnements et à notre libre arbitre. Dois-je décider que ce que je vois est vrai ou pur mensonge ? Lorsqu’il y a la présence du langage, l’œuvre tend à se complexifier. Cette sensation que je ressens vient peut-être du fait que le texte est symbole du message, du savoir.


au livre d’artiste

Je ressens le besoin de m’y attarder, de m’essayer à comprendre ce que je lis. Cette sensation est d’autant plus forte par le procédé de l’écriture manuscrite, chez Magritte, car l’artiste délivre une pensée qui semble s’adresser à nous de manière personnelle, son écriture devient sacrée car on sait que ces mots ont été écrits de sa main. Dans un certain nombre de livres d’artistes conceptuels, l’écriture à la main est très présente, peut être pour sa qualité d’engager le lecteur dans intimité entre lui et l’artiste. Une autre relation naît lorsque les mots sont écrits de manière industrielle, comme chez Picabia. J’entends par là le processus de l’imprimé. Les lettres inscrites noir sur blanc à coup de machinerie changent notre perception des mots. Ce qu’il y a voir et à lire n’est plus issu de la main humaine. La technique de l’impression ne porte pas en elle la dimension symbolique de l’écriture manuscrite et les mots inscrits ne sont plus l’image de la parole de l’artiste. Ils ont été façonnés, modifiés. Le hasard de la main leur a été enlevé et celui de l’instant retiré. Sans rien dire le lecteur sait qu' entre la pensée, l’écriture et sa lecture, un mécanisme à jouer un rôle qui les séparent. Cette sensation que je ressens par la lecture de ces titres, d'avoir l’impression d’être dans le non-sens n’est pas dû au hasard. La poésie des surréalistes ou encore le principe d’écriture automatique a été pensé et systématisé dans un but de toucher au subconscient du lecteur. Michael Riffaterre dans son écrit La métaphore filée dans la poésie surréaliste2 décrit le processus d’écriture, et les règles qui l’entoure. Selon lui la poésie de ces artistes résidait dans le fait d’imposer une logique et une utilisation des mots bien différente que celle faite dans la linguistique « normale ». La poésie des surréalistes crée « un code spécial.[...]un dialecte au sein du langage qui suscite chez le lecteur le dépaysement ». Là ou certains y verrait l’absurde les surréalistes y voit l’essence même de l’expression poétique. Les principes d’écriture établis de ce mouvement artistique ont ensuite étaient repris par les artistes conceptuels. La présence de ces titres dont le but est de contraster entre la chose vue et la chose lue en est une. André Breton dit dans son livre La clé des champs 3 :

« Faire appréhender à l’esprit l’interdépendance de deux objets de pensée situés sur des plans différents, entre lesquels le fonctionnement logique de l’esprit n’est apte à jeter aucun pont et s’oppose a priori à ce que toute espèce de pont soit jeté. » 2 Michael Riffaterre, La métaphore filée dans la poésie surréaliste, 1969 Volume 3 Numéro 1 pp. 46-6. 3 André Breton, La clé des champs, 1953, Edition Pauvert

25


De la dématérialisation de l’art

«  Understand conceptual art look like to get the grip on a wet soap in the shower  » «  Comprendre l’art conceptuel c’est comme essayer d’attraper un savon sous la douche  » Who's afraid of conceptual art, Peter Goldie and Elisabeth Schellekens, 2009.

26

Le langage chez les surréalistes ou chez les artistes conceptuels semble servir de forme, de contraste, pour établir des « ponts » là où personne ne s’y attendait, et de cette manière permettre d'élaborer des concepts entre les choses. Par ces principes d’association d’image et de texte de faire naître une autre réalité. Je commence à comprendre que le langage dans l’art n’a pas seulement la fonction de décrire ou d’aider l’œuvre à faire passer un message. Il est forme et médium non plus seulement de la pensée mais de l’art. Il agit de manière à pouvoir nous faire ressentir des sensations sans support visuel et d’engager un processsus de représentation mentale. Il fait naître en nous des images irréelles (introuvables physiquement parlant dans la réalité) C’est sur cette visualisation du non-visible auxquel je me suis interéssée pour comprendre l’utilisation du langage en tant que forme chez les conceptuels. Les surréalistes ainsi que les artistes conceptuels, ont pour moi utilisés le medium du langage, de manière différente mais dans le but de créer une fenêtre vers un monde non représenté, un horizon dans l’horizon. C’est par cette idée du langage devenu forme que j'ai essayé de donner une « définition » de l’art conceptuel. L’utilisation des mots en tant que forme sensible entretient selon moi un rapport avec le début du cheminement de la pensée des artistes conceptuels. Chemins par lesquels ils tenteront d’accéder à la dématérialisation de l’œuvre d’art. Comment aurais-je pu imaginer que la poésie surréaliste serait un outil à la compréhension de la philosophie de Art is idea , l’art est l’idée et l’idée fait art.


au livre d’artiste

27


De la dématérialisation de l’art

L’art et le langage, sont deux entités différentes mais semblent porter en elles le pouvoir de créer un espace entre nous et le monde. Les artistes conceptuels s’intéressent au langage sans pour autant faire de la sémiologie pure. Ils ne se considèrent pas comme des linguistes, mais plutôt comme des créateurs de sens par l’utilisation conceptuelle des mots et des principes qu’ils portent en eux, et utilisent le langage non pas dans sa dialectique mais dans sa forme sensible ou dans sa forme seule. Ils cherchent à l’époque, à créer du sens plus que des formes en soi. Leurs questionnements tournent autour de : Qu’est-ce que l’art ? Pourquoi est-ce art ? Quand une œuvre commence-t-elle et quand finit-elle ? Quelles sont choses établies qui régissent notre pensée ? L’œuvre d’art doit-elle être matérielle ?

28

Pour répondre à ces interrogations, il était nécessaire pour ces artistes de redéfinir la philosophie de l’art ainsi que sa représentation. Les artistes conceptuels vont de 1966 et 1970 tenter d’accéder à ce que je qualifie comme leur « Graal », à la dématérialisation de l’oeuvre d’art. L’idée de « dématérialisation de l’art » est énoncée pour la première fois par Lucy Lippard, critique d’art New Yorkaise de cette époque, et John Chandler dans un article paru en 1968 dans Art&Langage. Par la suite, elle écrira son livre, Six years: the dematerialization of the art object from 1966 to 1972, dans lequel on trouve des textes écrits par les artistes sur cette période, ainsi que des conversations-interviews de certains. Le livre s’apparente à un recueil inépuisable de pensées sur l’art conceptuel à la fois de manière critique et philosophique. Dans cette partie je tenterais de « définir » l’art conceptuel non pas de manière littérale mais sous l’angle de l’application des principes qu’il énonce. Avec trois œuvres de trois artistes conceptuels différents, Joseph Kosuth, Vito Acconci et Robert Barry. Par l’analyse de l’œuvre et série de Joseph Kosuth One and Three Chairs je poserais la questions sur l’utilisation du langage. Je m’interrogerais aussi sur les procédés « formels » engagés par Kosuth dans son installation. J’essayerais par la pièce de Vito Acconci, Following piece, d’analyser de manière critique comment la notion de la dématérialisaiton de l’oeuvre d’art a pu être appliquée, visant à questionner si il n’a pas existé pas un contrôle de l’esthétique et de la forme.


au livre d’artiste

Laurence Weiner, Statements, Art Magazine, 1970 1. L’artiste peut construire le travail 2.Le travail peut être fabriqué 3.Le travail peut ne pas être réalisé Chaque proposition étant égale et en accord avec l’intention de l’artiste le choix d’ une des conditions de présentation relève du récepteur à l’occasion de la réception

29


De la dématérialisation de l’art

La visée de cette critique est de questionner le paradoxe entre dématérialisation et expérience réalisée avec comme exemple le poster et les photographies de Robert Barry pour sa série Inert Gaz. La pensée conceptuelle assume que l’art ne doit plus être présenté comme quelque chose de formel, même si les oeuvres finales peuvent être matérielles. L’art c’est avant tout une idée, un concept avant d’être une forme. Beaucoup d’artistes conceptuels ont alors pris la plume pour expliquer ce qu’est l’art mais aussi tenter d’expliquer sa transformation radicale qui naît à cette époque. Tom Wolfe, écrivain Américain de l’époque écrira dans The painted words, en 1975 sur une œuvre de Laurence Weiner paru dans Art Magazine. « So it that in April of 1970 an artist named Laurence Weiner typed up a work of art that appeared in Art Magazine - as a work of art- with no visual experience before or after whatoever and to wit :

30

1. The artist may construct the piece 2. The artist may be fabricated 3.The piece may not be built. Art theory pure and simple, words on a page, litterature undefiled by vision, flat, flatter, a vision invisible, even ineffable as the Angels and the Universal souls. » « Ainsi, en avril 1970, un artiste nommé Laurence Weiner a dactylographié une œuvre d’art présenté dans Art Magazine comme une œuvre d’art sans aucune expérience visuelle avant ou après à savoir : 1. L’artiste peut construire le travail 2.Le travail peut être fabriqué 3.Le travail peut ne pas être réalisé La théorie de l’art pure et simple, les mots sur une page, la littérature sans souillure par la vision, plate, plus que plate, une vision invisible, même ineffable comme les anges et les âmes universelles.


au livre d’artiste

31


De la dématérialisation de l’art

Définir ou non, telle est la question.

Ce texte présenté dans Art Magazine, fait état de manifeste. Dans l’installation de Joseph Kosuth, One and three chairs on retrouve ce désir de systématisation des éléments, de la représentention d’un processus de pensée. Son œuvre intitulée One and three chairs, est le début d’une série d’œuvre, lui succède la série One and three plant, One and three lamp ect... Le principe de protocole, d’installation est rigoureusement le même et toutes les séries le suive à la lettre. Il se décline ainsi comme un triptyque. À gauche, une grande photographie noir et blanc d’une chaise, qui semble avoir

32

Cette énumération d’actions ou de non-actions participe selon moi à la création de l’œuvre conceptuelle ainsi qu’à sa représentation systémique du protocole. D’après mes Cette énumération d'action ou de non-action, ainsi que la représentation systémique de protocole, constitue selon moi une composante formelle des œuvres d'art conceptuelles. D'après mes recherches, je remarque que la réalisation de schéma est une action assez récurrente de l’art conceptuel. Tout comme dans Paragraph of Conceptual Art, So LeWitt nomme les étapes par lesquelles l’artiste conceptuel se doit de passer pour créer. Pour moi, l’art conceptuel n’est pas seulement une philosophie créatrice de concepts mais induit une application des idées à travers des processus réglementés, actés et documentés. Laurence Weiner, est une des figures majeures de l’art conceptuel Américain. Dans la plus grande partie de ses œuvres il utilise le texte et la typographie comme seule représentation formelle. Il est dit sa pièce Statements que : « Les trois possibilités de réalisation de l’œuvre sont ainsi déclarées équivalentes par l’artiste qui affirme par ailleurs que la construction de l’œuvre dépend intrinsèquement de sa réception, donc de son contexte. »1

1 Citation issue du site de l’institut d’art contemporain de Villeurbanne / Rhône Alpes


au livre d’artiste

33

One and three chairs, Joseph Kosuth


De la dématérialisation de l’art

Il m'est venu l'idée de comparer les ready-made créent par Duchamp et les installations de Joseph Kosuth. Je trouvais qu'il existait une certaine similitude entre les deux, par la présentation d'un élément, d'un existant. La Fontaine de Duchamp, m'a rappelé une assise je l'ai donc comparé à la chaise de Kosuth. La pelle renvoie pour moi à l'utilisaton de Kosuth du marteau, au rapport à l'outil. Duchamp dit du ready made « Le ready made n’est jamais dicté par une délectation esthétique. Ce choix était basé sur une réaction d’indifférence visuelle avec un même temps une absence totale de bon ou mauvais goût. Cette phrase plutôt pour décrire l’objet comme un titre était sensé porter l’esprit du spectateur vers d’autres régions plus verbales »

34


au livre d’artiste

One,two, three hammer, Joseph Kosuth

Ready made, Duchamp

35

One and three chairs, Joseph Kosuth

Fontaine, Duchamp


De la dématérialisation de l’art

été prise après l’installation de la pièce dans le musée, sauf expection ici sur cette photographie mais généralement on peut voir que le parquet est le même que celui de la galerie/ musée où elle est exposée. Au centre du triptyque, une chaise posée, identique à celle photographiée, présentée comme l’objet de départ. À droite de la chaise, accrochée au mur, la définition sortie d’une encyclopédie de la chaise en anglais et en français, agrandie comme un poster, reprenant la forme générique agrandie du cartel d’exposition.

36

Dans cette pièce Kosuth nous présente un existant matériel, la chaise ready made, car non façonnée par l’artiste ainsi qu’un autre existant, littérale cette fois, la définition car elle n’a pas été rédigée par l’artiste mais sortie d’une encyclopédie. Il y deux éléments présents dans cette installation sur lesquels on peut supposer que Kosuth est intervenu : la photographie et le changement d’échelle de la définition. Pouvons-nous dire qu’il a fait preuve de l’application de la philosophie visant à dématérialiser l’objet art ? L’idée de Kosuth de ne pas vouloir créer de forme est paradoxale, car on a la sensation qu’il a bien pensé ces trois éléments de manière à ce qu’ils fonctionnent ensemble. Selon moi l’idée même que Kosuth ait pensé son œuvre à la manière d’une série répétitive ainsi que le fait qu'il utilise à chaque fois le même procédé est déjà presque un aveu de l’artiste qu’il y a bien utilisation et application d’un model formel. J’imagine qu’il a dû réfléchir à l’impact visuel crée par le changement d’échelle de la definition. Quant à la photographie noir et blanc elle est d’une taille imposante qui de par sa taille engage un questionnement formel. Est-il l’auteur de cette photographie ? Rien ne l’indique. Toujours dans la perspective de trouver des paradoxes, je me suis alors posée la question de savoir si Kosuth n'avait pas fait l'expérience du rapport à la forme dès le moment où il a du choisir la chaise qui allait être l’élément créateur des deux autres. Il me paraît très complexe de ne pas être sujet à une délectation esthétique. Le choix du design de la chaise chez Kosuth a bien dû être provoqué, soit par une éducation, des souvenirs, des influences, des images subsconscientes, qui l'on poussés à choisir cette chaise plutôt qu'une autre. Outre cela la chaise que j’ai choisi d’analyser en premièr se réfère au design d’une chaise d’exterieure de jardin alors que celle en


au livre d’artiste

page 35, me rappelle une chaise de cuisine conviviale. Toutes deux engagent pour moi des idées, sentiments et situations différentes. La taille de la photographie qui équivaut à l’échelle 1 de la chaise est un mystère pour moi. Vers quoi a-t-il voulu nous emmener ? En réalité a-t-il voulu nous emmener quelque part ? Le but était peut-être de nous mettre en face de trois existants, sous trois formes. Trois formes de définition d’un même objet. Kosuth m'interroge à la fois sur le sens de la définition mais aussi m'emmène vers un univers plus tourné vers le langage et vers une sorte d’introspection. L’utilisation du ready made m'a fait réaliser qu’il n’y a rien que je ne puisse pas voir ailleurs que dans cette installation. Mon rôle de spectateur est-il de créer mes propres idées des choses ? La définition semble être une chose immuable, inchangeable. À travers son installation, Kosuth, m’interroge sur rôle qu’elle joue dans ma manière de percevoir les choses. De la lire et d’être en face d’elle dans un aussi grand format, un doute se crée en moi. Est-ce que l’artiste a réécrit ou bien est-ce la définition que mon cerveau a appris par cœur depuis que je suis née ? Est-ce la bonne ? Est-ce que ce que je vois est une chaise ? Je me suis par exemple rendue compte que j'étais beaucoup plus sensible à la chaise de cuisine que celle d'extérieure. Elle me rappelle le design de celle qu'une amie à moi avait dans sa cuisine. Mais aussi les odeurs, les conversations, l'ambiance du lieu. Je ressens un sentiment familier avec la deuxième chaise et au contraire un manque totale de sensibilité voir d’intérêt pour la première. Je repense à l'idée que l'artiste nous fait voir l'invisible. Les souvenirs ravivés par l'apparence de cette chaise, me faire alors revivre des souvenirs sans pour autant que l'artiste ait eu comme visée de me les rappeler. Pour moi l’artiste se prête au jeu de vouloir définir les choses, de montrer la réalité de la chaise qui, selon lui existe sous trois formes de définition, visuelle, formelle et littéraire. Avec les suites de cette série, il assume que ce principe de définition en tryptique convient à toute chose existante sur terre, (chaise, plante, lampe, pelle). J'ai l'impression qu'il existe une systématisation des choses mise en œuvre dans la série de Kosuth, qui constitue à mes yeux un paradoxe

37


De la dématérialisation de l’art

face à la philosophie conceptuelle. Car il y a un tel refus catégorique des conceptuels d’être mis dans une case, d’être rattachés à un médium particulier ou encore d’avoir en commun toute forme d’appartenance à un mouvement ou une philosophie, que cette démonstration de protocole de définition est paradoxale, dans le sens où il enferme les choses et nous impose une perception. C'est comme si nous avions la liberté de voir ce que nous voulons mais que tout de même il y a cette condition que de toute façon une définition doit être déclinée en trois étapes.

38

L’artiste utilise une forme existante, celle de la chaise, de manière à créer du sens. La photographie et l’agrandissment de la définiton quant à elles sont les matériaux physiques de l’idée de l’artiste plutôt que des élements esthétisants. L’idée n’est pas de donner un sens général, mais plutôt de créer un sens personnel de la chose chez les visiteurs. L’art conceptuel ne se voit pas être un art de modèle ou un art qui réponde à des questions mais plutôt un art qui en pose. Il apparaît à mes yeux comme un art qui plante dirons-nous certaines graines de pensée auxquelles le spectateur si il est touché ou interrogé par l’œuvre se doit d’y répondre seul. Mais son paradoxe réside selon moi entre cette liberté qui est donné au spectateur de se faire sa propre expérience de l'œuvre et le cadre dans laquelle il lui est permit de le faire. L'idée d’aller questionner le visiteur pose un second paradoxe, celle de la dialectique. Interroger l’autre impose un recours à « la forme  », qu’elle soit considérée comme le dernier problème de l’artiste ou non, elle lui permet d’être exposé, d’être vu et de transmettre. Le paradoxe est ici de ne pas vouloir créer de forme et en même temps de vouloir exister. Je me demande alors si le but des conceptuels d’accéder à une complète dématérialisation de l’art n’était pas un leurre ou un rêve. Si il est possible de créer du sens sans forme. Dans le mot « forme » je ne parle pas seulement de la forme matérielle mais aussi idéologique. L’idée existe-t-elle si elle n’est pas écrite ou parlée ? Et si je considère que parler ou même avoir penser à est une «  forme  » en soit alors la dématérialisation de l’art devient mythe. Peut-on être vu et entendu sans exister formellement ? Peut-être que oui mais mes idées resteront


au livre d’artiste

impartageables. Je ne peux, ni ne veux, destituer l’art conceptuel de son sens et de son savoir. L’idée majeure sans tentative maladroite de définition est que l’idée est art et qu’elle est en soit son médium. Que l’art suffit à l’art. Je ne regarde pas les trois formes de représentation de la chaise de Kosuth comme résultat final mais comme processus de définition sous trois formes existantes. Elles sont les matériaux physiques de l’idée de Kosuth. Si je considère que les matériaux utilisés dans les œuvres conceptuelles sont les outils de l’idée et non l’idée elle même, est-ce-que les matériaux n’étaient tout de même pas maîtrisés et esthétisés ? Je pense par exemple à l’utilisation à l’époque de la typographie de la machine à écrire qui porte en elle une esthétique particulière. Son utilisation récurrente dans les livres d’artiste crée alors une esthétique commune aux livres et teinte l'époque. Ma question est de savoir si l’art conceptuel n’a pas caché au monde son goût pour certaines formes ou certaines esthétiques, tout en clamant que toute esthétique était vaine et inutile à l’art. 39


De la dématérialisation de l’art

La forme maquillée au naturel

Dans cette sous partie nous nous intéresserons à un autre paradoxe entre l’art conceptuel et le contrôle de l’esthétique. La dématérialisation de l’objet art est un des exemples du refus complet établi par les artistes de cette époque de se laisser toucher ou atteindre par des jugements basés sur l’esthétique d’une forme. Si forme il y a elle n’a pas pour but d’être esthétisante, mais de porter le concept, d’être le messager de l’œuvre.

40

Les artistes nous refusent toute délectation visuelle. La manière de regarder l’art change totalement, il n’y a pas de fascination à avoir pour la technique ou le geste de l’artiste. Nos jugements esthétiques non pas pour ainsi dire pas d’importance. Avec l’art conceptuel on qualifie l’idée que l’œuvre porte. À ce sujet Roberta Smith, critique d’art du New York Times dira «  Conceptual activity was united by an almost unanimous emphasis on langage or on linguistically analogous systems, and by conviction. That langage and ideas were the true essence of art, that visual experience and sensory dillectation were secondary and inessential, if not downright mindless and immoral.  » «  L’activité conceptuelle était unie par un accent presque unanime sur la langue ou sur des systèmes linguistiquement analogues et par la conviction. Ce langage et ces idées étaient la véritable essence de l’art, que l’expérience visuelle et la dilatation sensorielle étaient secondaires et inessentielles, sinon totalement insensées et immorales. »


au livre d’artiste

Gravure de Mahomet et ses fidèles

41


De la dématérialisation de l’art

Les critiques d’art (comme Lucy Lippard ou encore Roberta Smith) approuvent les discours des artistes conceptuels. Apparemment convaincu qu’il était « immoral » de faire de l’art avec des formes et des images. Les propos pour le moins radicaux de Roberta Smith m’ont alors fait penser à la guerre que les protestants ont fait pour interdire les images de Dieu. Il faut abolir les images dans les églises de peur que les croyants se laissent séduire plus par l’esthétique de la représentation de Dieu que par le concept de Dieu luimême. Les croyants ne devraient jamais se laisser berner par les images mais penser à Dieu dans sa forme spirituelle plutôt qu’à sa forme figurative. On remarque d’ailleurs que dans la plupart des religions monothéistes tel que le Judaïsme, L’Islam, et le Protestantisme les images sont bannies et considérées comme source de divertissement, constituant un penchant pour la débauche visuelle qui emmène avec elle toute personne douée de penser.

42

Les conceptuels en bannissant l’image, enlève toute tentation d’esthétiser un objet ou une représentation, permettant au spectateur d’accéder à une introspection. L’art semble ne plus être une chose à voir mais au contraire à expérimenter. Pouvons-nous dire que ces principes très radicaux ont été réellement étaient appliqués dans les oeuvres conceptuelles ? N’y a-t-il pas eu un contrôle de l’image non revendiqué ? L’esthétique de la photographie documentaire est très présente dans les années soixante-soixante-dix, notamment avec Ed Ruscha et ses livres de ready made photographique. La photographie joue aussi le rôle d’être l’élément véritable permettant d’attester d’une action passée, comme ici un outil au discours de la performance. Vito Acconci, est un artiste, poète Américain du courant minimaliste et conceptuel des années soixante. Il utilise à ses débuts, les mots, l’édition avec sa revue 0 to 9, co-édité avec Bernadette Mayer de 1967 à 1969. Puis la photographie et ensuite la vidéo. Il a aujourd’hui un studio Acconci Studio dont le travail porte sur la relation qu’entretiennent les espaces publics et l’architecture. En 1969 The Achitectural League of New York fait appel à des artistes pour l’exposition Street Work IV. Le sujet proposé est d’utiliser les rues de New York au profit d’une œuvre sur une période de un mois.


au livre d’artiste

43

RĂŠsultat de la performance Following piece, Vito Acconci, 1969


De la dématérialisation de l’art

Acconci propose une performance, qui aura lieu entre le 3 et le 25 octobre 1969 dans les rues de New York. La performance s’effectue selon un schéma précis établi par l’artiste : 1- I need a scheme (follow the scheme, follow a person) J'ai besoin d'un schéma (suivre le schéma, suivre une personne.) 2-I add myself to another person (I give up control. I don’t have to control myself Je me rajoute à quelqu’un.(Je ne possède plus de contrôl. Je n’ai aucun contrôle de moi-même.) 3-Subjective relationship; subjunctive relationship Relation subjective; Relation subjonctive. 4-A way to get myself out of the house. Get into the middle of things. Une manière de sortir de la maison. D’être au cœur des choses.

44

5-Out of space. Out of time. My time and space are taken up, out of myself, into a larger system. En dehors de l’espace. En dehors du temps. Mon temps et espace me sont retirés pour laisser place à un système plus large. L’idée de la performance est donc de choisir une personne au hasard dans la rue, la suivre jusqu’à ce qu’elle entre dans un endroit dit « privé », café, bar, maison, à ce moment-là la performance prend fin. Vito Acconci considère cette performance comme un acte de transposition de l’art dans la ville plutôt que dans les galeries. «  In order to explore real issues such as space, time and the human body.  » « De manière à explorer de réels problème tels que l’espace, le temps et le corps humain ». Les résultats de la performance sont des photographies de format carte postale, accompagnées d’annotations prises lors de la performance. Aujourd’hui elles sont conservées dans les collections des plus grands musées, tel que le MOMA, New York, US. Dans son carnet Acconci a noté toutes ses idées préparatoires à cette expérience et on y trouve un diagramme représentant le fonctionnement de la performance .1


au livre d’artiste

1 Diagramme réalisé par Vito Acconci, sur following Piece, 1969 A=Personnes suivies B=Suiveur (B est adapté à A; tous les pas de A vont dans son sens; alors B tente de marcher dans les pas de A pour s’élever à un autre niveau)

45


De la dématérialisation de l’art

Comme chez Sol LeWitt ou Laurence Weiner je refais face au besoin des artistes de systématiser leurs idées, leurs démarches. Qu’il soit sous forme de textes ou d’étapes ou encore de schémas, la simplification d’action écrite constitue pour moi une utilisation particulière de la « forme » chez les artistes conceptuels. Le diagramme de Vito Acconci est une image du processus pensé par l’artiste. Tout comme les photographies sont le résultat d’une action éphémère passée, d’un spectacle auquel nous n’avons jamais assisté. L’expérience nous est racontée de trois manières différentes. En premier lieu avec le scénario de la performance, puis par le récit du schéma, et enfin les photographies sont les témoins de la réalité qui racontent visuellement l’expérience. Il ne reste rien sauf ces éléments pour gager de l’existence de l’acte artisitque. On se raconte la pièce comme une légende, comme un film.

46

Mais y a-t-il dématérialisation de l’art pour autant ? Les photographies sont matérielles, le cadrage est choisi (horizontal), on discerne la personne suivie par l’artiste. La forme de présentation semble être pensée, les photographies sont encadrées, l’espace de la page est composée avec des notes. Une mise en page minimaliste, association et séparation des éléments ect.. Ces principes constituent pour moi des choix formels. Dans l’essai de Vincent Pécoil, Vito Acconci, publié dans Critique d’art en 2004, il écrit qu’à travers ses œuvres, l’artiste voulait : « Déplacer l’attention du spectateur-lecteur de l’œuvre ellemême à son cadre contextuel (en l’occurence la page, la revue) pour aboutir à une prise de conscience phénoménologique, par le lecteur, de lui-même en tant que lecteur » Le questionnement de Acconci sur l’espace ne se résume pas à la l’espace du corps mais aussi à celui du domaine public, allant jusqu’à la question de l’espace de la page. Comme nous l’avons énoncé dans l’introduction, l’art conceptuel naît dans un climat de changements importants technologiques et sociaux. Le retour au corps, à l’espace, au temps et finalement à la page aurait-il été une manière de rester stable, conscient, vivant face au monde ?


au livre d’artiste

47


De la dématérialisation de l’art

Imprimer est-ce exister ?

Notre dernier paradoxe porte sur les limites de la dématérialisation de l’art. Robert Barry crée sa série photographique, Inert Gazs Series / Helium, Neon, Argon, Krypton, Xenon / From a measured volume to indefinite expansion en 1969. Cette série photographique témoigne d’une performance réalisée par Robert Barry, qui consiste à relâcher dans différentes parties du désert autour de Los Angeles des petites quantités de gaz (ceux cités dans le titre) tous invisibles à l’oeil nu, dans l’atmosphère.

48

Cette série fait partie des premières œuvres de Robert Barry. Ces photographies sont encadrées comme dans la pièce de Vito Acconci. Ce qui diffère de la pièce précédente et que celle-ci sont entourées d’éléments étrangers qui participent eux aussi à la performance, notamment avec l’aide de Seth Sieglaub. Le processus de dispersion des gazs, correspond au retour à la situation initiale (puisque rien n’est visible). Elle est également avancée comme but du geste artistique. Il ne reste rien d’autre que le titre de l’œuvre pour rappeler l’action réalisée. De façon contradictoire, c’est donc sur le plan du document (poster de l’exposition) qu’est accueilli l’évocation du volume de gaz libéré, de sa dilatation permanente, des dimensions abstraites de cette chose invisible et impossible à mesurer que constitue une petite quantité de gaz libéré dans l’atmosphère. «  Inert gaz is a material that is imperceptible. It continue to expand forever in the atmospher, constantly changing and its does all of this without anybody being able to see it.  » Robert Barry, Inert Gas Series, 1969 « Le gaz inerte est un matériel imperceptible. Il continue de se disperser pour toujours dans l’atmosphère, changeant constamment et il fait tout cela sans que personne ne puisse le voir. »


au livre d’artiste

exister

49

Inert Gas Series / Helium, Neon, Argon, Krypton, Xenon / From a measured volume to indefinite expansion, Robert Barry, 1969.


De la dématérialisation de l’art

J’ai choisi cette série pas seulement pour le concept mais aussi parce qu’elle s’accompagne d’un procédé d’exposition, qui participe à sa dématérialisation totale car jamais exposé, mais connu parce que l’on pourrait qualifier de mise en scène, établie par Seth Sieglaub, galeriste New Yorkais proche du mouvement des conceptuels. Avant d’analyser à proprement dit la performance de Robert Barry je souhaiterais faire une légère introduction de Seth Sieglaub. Seth Sieglaub était un marchand d’art, un commissaire d’exposition et un éditeur à New York dans les années soixante-soixante-dix. En 1964 il ouvre sa galerie Seth Siegelaub Contemporary Art. Peu de temps après il décide de la fermer et devient collectionneur privé, proche de ses artistes tels que Carl Andre, Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth and Lawrence Weiner. Il organise à cette époque un nombre important d’expositions, conférences dans des espaces publics ou encore dans des lieux qui ne sont pas supposés être dévolus à l’art. C’est aussi par l’édition que Seth Sieglaub diffuse ses artistes et l’art, notamment à travers la création de catalogues expérimentaux. « Quand l’art s’occupe de choses sans rapport avec la présence physique sa valeur intrinsèque(communicative) n’est pas altérée par sa présentation imprimée. L’utilisation de catalogues et de livres pour communiquer l’art est le moyen le plus neutre pour présenter le nouvel art. » Seth Sieglaub, Artforum, 1972. Il publie notamment le manifeste de Lawrence Weiner, Statements 1 en 1969. Jérôme Dupeyrat, décrit Statement dans son écrit Sieglaub : exposer, publier 2 comme : « un livre au format poche, dont l’extrême sobriété graphique résulte d’avantage d’un choix esthétique parfaitement conscient que d’une prétendue absence d’esthétique par défaut de l’art conceptuel. » Robert Barry crée un poster annonçant l’exposition de sa performance. Ce poster est pour le moins minimal. Robert Barry teste les limites de la matérialité en produisant un poster où aucun lieu n’est indiqué, la date de l’exposition non plus. Les seuls éléments présents sont, l’adresse de la

50

1 Voir image page 29 2 Jérôme Dupeyrat, Sieglaub : exposer, publier, article publié le 9 avril

2012 sur http://www.t-o-m-b-o-l-o.eu/meta/seth-siegelaub-exposerpublier/ Cet article est la version revue d’un texte écrit en 2010 pour l’exposition 69, année conceptuelle à la Médiathèque du musée des Abattoirs à Toulouse.


au livre d’artiste

poste et un numéro de téléphone. Si quelqu’un tente d’appeler le numéro, il tombe automatiquement sur le répondeur de la galerie qui en réalité est un message pré-enregistré qui raconte la Série Inert gaz. La seule trace tangible et physique que l’on garde de cette « exposition » et de la performance reste le poster, publié par seth Sieglaub. « He has done something and it’s definitely changing the world, however infinitesimally. He has put something into the world but you just can’t see it or measure it. Something real but imperceptible. » Seth Sieglaub about Inert gaz serie « Il a fait quelque chose et ça a définitivement changé le monde, même si c’est seulement de manière infinitésimale. Il a donné naissance à une chose qu'on ne peut ni voir ni mesurer. Une chose vraie et d’imperceptible. » Seth Sieglaub à propos de Inert gaz serie Entre l’exemple de Robert Barry et Laurence Weiner on se rend compte que le refus d’utiliser la forme est une chose que tous les artistes ont essayé d’atteindre. Mais ils y sont forcés, car selon moi il existe une impossibilité de créer sans forme. Un jour Benjamin Buchloh, critique d’art Allemand, a exprimé son admiration pour le travail de Laurence Weiner, fasciné par la complète absence de choix graphique et de mise en page. En réponse Laurence Weiner le contredit, spécifiant que « ces premières manifestations sont designées à un point que vous ne pouvez pas imaginer. Je veux dire, Statements , il y a un facteur graphique pour le faire ressembler à un livre de 1,95$ que vous pourriez acheter. La police de caractère, la décision d’utilisation la machine à écrire et tout le reste étaient des choix graphiques » 3

3 Traduction du propos de Laurence Weiner par Jérôme Dupeyrat, Textes autour de l’exposition Contemporary Art and the Paradoxes of conceptualism, Amsterdam, Valiz, 2012

Les artistes conceptuels avaient une connaissance des principes de formes. Tentaient-ils peut-être de les utiliser au plus près de leur pureté pour d’accéder à une certaine forme de dématérialisation ? La dématérialisation de l’art serait alors possible par une utilisation minimaliste des formes ? Comment le livre d’artiste se retrouve t-il être le lieu de prédilection de la dématérialisation de l’art ?

51


De la dématérialisation de l’art

52


au livre d’artiste

Deuxième partie Le livre d’artiste, l'espace multiple

53


De la dématérialisation de l’art

Le livre d’artiste, forme-formée, forme-formante. «  Le livre d’artiste est totalement livre, tout en étant pleinement art, peut-être même est-il d’autant plus livre qu’il est art » Laurence Weiner à propos du livre d’artiste, 1990

54

La naissance du livre d’artiste apparaît en même temps que le désir des artistes conceptuels de parvenir à la dématérialisation de l’art. Le livre d’artiste s’adresse au public, le faire réfléchir. Il se veut être une expérience pour le lecteur, un acteur plus qu’un objet. Il est le point de rendez-vous où se retrouve pratiquement tous les artistes des années 60-80, comme Bruce Nauman, Robert Barry, Laurence Weiner, Joseph Kosuth. Malgré leurs divergences artistiques, ils se rejoignent autour d’une même forme, celle du livre. À ses débuts le livre d’artiste n’était pas considéré comme un vrai livre, ni véritablement un objet d’art. En 1973, Laurence Weiner rapproche les revues médicales et le genre du livre d’artiste stipulant que si la revue n’a aucun sens pour le lecteur alors elle est obsolète, tout comme un livre d’artiste ne peut se lire sans connaissance de l’artiste lui même. « Il n’y a aucun sens tant que l’on est pas conscient du contexte auquel il appartient (le livre). L’art n’existe que pour les individus qui ont assimilé les configurations actuelle du monde. » Je trouve intéressant de rappeler l’idée première du livre d’artiste et sa filiation avec les artistes conceptuels car, je trouve qu'il existe aujourd’hui une confusion entre le livre bien fait, dit « design » et le genre du livre d’artiste. Le livre d’artiste n’est pas un objet il est un médium. Tout comme le pigment et la terre sont au peintre et au sculpteur, la forme du livre d’artiste est un outil à l’art, crée par les artistes conceptuels des années 60-70, dans le but d’accéder


au livre d’artiste

Xerox Book, ou This book exhibition, organisé et publié par Seth Siegelaub in 1968 avec Carl Andre, Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Robert Morris, and Lawrence Weiner.

55


De la dématérialisation de l’art

à la dématérialisation de l’oeuvre d’art. La nature du livre d’artiste est ambivalente et la relation qu’il entretient avec l’art est souvent prononcée de manière timide. Il ne peut pas être réduit au rôle de contenant ou du contenu. Il ne fait pas forme il est forme. Il est œuvre. Il est tout sauf support à la présentation des œuvres et de par là profondément éloigné du livre de peintre, du livre illustré, de la monographie ou encore du genre du catalogue. Avec le livre d’artiste ce n’est pas à la forme du livre de s’adapter à son contenu mais c'est le contenu qui utilise le livre pour délivrer un message. La matérialité du livre est le médium, qui devient celui de l’idée. Pour Anne Mœglin-Delacroix, le livre d’artiste se compose de deux caractérisitiques : Il constitue un soubassement du réel, par sa construction et sa matérialité en tant qu’objet. Il existe formellement. Il est et fait sens, il dépasse sa matérialité, permettant au lecteur d’accéder à un invisible.

Le livre littéraire : Le sens intelligible, peut être indépendant du soubassement du réel. La forme du livre (type folio par exemple) contribue rarement à la signification ou au sens du récit. Madame Bovary de Flaubert ou L’assommoir de Zola peuvent tous deux avoir le même format ou faire partie de la même collection et cela ne gêne pas notre lecture. Le livre d’artiste : A contrario dans le cadre du livre d’artiste on prend en compte sa matérialité car elle détermine, crée, représente le sens. Le soubassement du réel est déterminé à être en accord avec le sens. Le livre d’artiste est alors un « objet idéal ». «  Il est une œuvre de l’esprit pour l’esprit  » (Edmund Husserl). Mais il est aussi un objet d’usage. Il est le seul outil à la compréhension du sens

56

Elle explique dans son livre1 les différentes composantes qui séparent, le livre d’artiste du littéraire.

1Anne Mœglin Delacroix, Esthétique du livre d’artiste ou introduction à l’art

contemporain, réédité en 2009, Le mot et le reste Bibliothèque Nationale de France, Paris.


au livre d’artiste

57

Madame Bovary de Flaubert et L'assommoir de Zola, édités dans la collection Folio Classique


De la dématérialisation de l’art

Le livre d’artiste constitue un objet complexe, par le fait que le sens est intrinsèquement lié à la forme et inversement. La solidarité entre le sens et le sensible au sein du livre d’artiste est la qualité principale qui définit ce genre. « Le livre n’est pas seulement un format mais une forme comme organisation signifiante d’une matière. » 1 Le livre n’a pas de sens, il est sens. Le livre n’as pas de forme, il est forme. Le livre est forme-formé et forme-formante. « La forme « livre » n’existe que dans la multiplicité des résolutions particulières de l’interprétation réussie d’un objet et d’un dire, de la coïncidence établie entre support et un message. Il y en a autant qu’il y a de livre » 2

Le livre d’artiste n’est donc ni un « livre illustré » ni un « livre de peinture », ni un « livre littéraire ». Ce genre met en valeur la qualité des artistes de l’époque, leurs attraits pour l’interdisciplinarité et pour l'utilisation de médium multiple. Ce genre porte l’idée que l’artiste est artiste car il élabore sa création dans la conjonction des médias artistiques

58

La manière de lire un livre d’artiste n’est pas une chose simple et ludique. Tout comme les artistes conceptuels n’étaient pas dans une dimension pédagogique visant à éduquer le lecteur, le livre d’artiste ne se livre qu’à ceux qui savent déjà comment le lire. Malgré l’attrait esthétique que ces livres peuvent avoir, le lecteur ne doit pas tombé dans le fétichisme de l’objet. Les artistes conceptuels des années 60-80 utilisaient le livre en tant que médium et la qualité esthétique de celui-ci était, tout comme pour les oeuvres conceptuelles, secondaire. Le principe d’édition limitée n’existait pas, bien au contraire, il engage à l'époque une production de masse afin d'accéder à une diffusion pour un large public. Sa distribution s'établit en dehors des circuits des galeries afin d’éviter toutes contraintes et jugements visant à transformer la pureté du propos de l’artiste, lui permettant de rester maître de sa création, de la génèse aux mains des lecteurs.

Anne Mœglin Delacroix, Esthétique du livre d’artiste ou introduction à l’art contemporain, réédité en 2009, Le mot et le reste Bibliothèque Nationale de France, Paris. 1et 2


au livre d’artiste

(photographie, vidéo, dessins) et les médias dit non-artistique (tel que le livre, la documention, le ready made, le corps). Dick Higgins, écrivain et ancien élève de John Cage, dans son livre Intermedia, assume que l’artiste des années soixante prône « la continuité plutôt que la catégorisation. » 3 Quand j'ai commencé à m'intéresser au genre du livre d'artiste, la qualité première qui m'a plu, a été le fait qu'il constitue un espace aux facettes multiples. Chacun à sa propre image spontanée du livre, A5, A4, A3, plié, agrafé, relié en dos carré collé, ou à la japonaise. Il peut exister sous tellement de formes différentes, et accueillir tant de contenus hétéroclites que l'exercice de le définir est complexe. Dans cette partie j'aimerais souligner l'idée que le livre d'artiste est un espace modulable et modulé. Que la création de ce genre accompagne l'histoire de l'art de cette époque et qu'il ne constitue pas seulement une création « d'objet »parmi d'autre. J'ai souhaité explorer le livre d'artiste sous quatre formes d'espaces différents : un espace alternatif, démocratique, intime et d'exposition.

59

3 Dick Higgins, Intermedia, édité en 1999 en France, Les presses du réel.


De la dématérialisation de l’art

Un espace alternatif

60

Le livre d'artiste un espace alternatif  ? C'est la question que pose Kate Linkern dans le numéro 2 de la nouvelle Revue esthétique, Le livre d'artiste. L'esprit de réseau. Le livre d'artiste né dans le climat des années 60, nouveautés technologiques, nouvelles méthodes de reproduction et accélération des techniques qui participent à la philosophie conceptuelle, de dématérialiser « l'objet d'art ». Ces techniques de reproduction telles que la machine Xerox, ou encore la photocopie sont accessibles à tous et donnent l'idée aux artistes de quitter l'espace physique-en volume- pour un espace plat. Le livre d'artiste constitue alors une barque sur laquelle les artistes s'échappent des murs solides des galeries afin d'accéder à un espace plus flexible, celui de la page. On ne regarde plus l'art sur un mur mais entre nos mains. Il ne nous est plus interdit de toucher mais au contraire avec la forme du livre on nous encourage à expérimenter, corner, recopier, toucher, à voir l'art d'une nouvelle manière. Grâce à la forme du livre, l'art se retrouve dans les bibliothèques, dans les rues, chez soi. Il est partout et parfois là où on ne l'attend pas. De cette manière le livre casse les barrières et les conventions sociales qui sont que l'art se doit d'être enfermé et protégé dans le « white cube ». Le livre propose un espace d'art au delà de l'espace. Les frontières territoriales tombent et les distances se réduisent. Il a la faculté de pouvoir être envoyé aux quatre coins du monde, diffusé, prêté. Kate Linker assume que de part ses diverses qualités le genre du livre d'artiste, permet aux artistes d'être leur propre commanditaire, fabricant, et diffuseur.Le processus de production du contenu-contenant ne nécessite plus une chaîne, tels que galeriste-agent-artiste-commissairescénographe. L'artiste est le seul décisionnaire de son art et de sa diffusion, évitant tout jugement ou contrainte (mise à part les siennes) qui pourraient venir brimer son travail.


au livre d’artiste

Sans niveau ni mètre. Journal du Cabinet du livre d’artiste est publié conjointement par les Éditions Incertain Sens, le Fonds régional d’Art contemporain de Bretagne et l’École des beaux-arts de Rennes.1

1 Toutes les exemplaires sont disponibles en pdf sur https://www.sites. univ-rennes2.fr/arts-pratiques-poetiques/incertain-sens/journal.htm

61


De la dématérialisation de l’art

Le principe d'édition limitée n'existe pas encore, car l'idée est de participer à une diffusion de masse. Bien-sûr lorsque l’on lit ça en tant qu'étudiante en graphisme, passionnée par l'édition au 21ème siècle on se dit que c'est merveilleux, comparé à aujourd'hui où j'ai l'impression qu'il faut avoir gravi des montagnes, être un être surhumain pour faire valoir son travail, pour être publié et diffusé. D'ailleurs il semble que ce sentiment soit assez représentatif de ma génération, car on voit de plus en plus de créateurs qui opèrent un retour aux principes éditoriaux de ces années là, par l'autoédition et l'autofinancement afin de se faire connaître. Passionnée par son article je poursuis ma lecture mais à la page 15 je lis : « Puisqu'il (le livre)peut être produit relativement facilement et diffusé partout par la poste, il offre au travail de l'artiste l'un des rares médias entièrement démocratique. Les procédés concrets de fabrication confirment au moins cette revendication messianique. N'importe qui peut littéralement réaliser quelque chose qui s'apparente à un livre et l'envoyer. »1

62

Que penser de cette phrase qui déclare que tout le monde peut faire un livre ? Effectivement et d'autant plus aujourd'hui, il y a dans chaque foyer une imprimante, un ordinateur. Tous les outils sont réunis pour que chacun puisse faire et imprimer son propre livre. Je suis d'accord avec Kate Linkern, sur l'idée que de manière pratique et matérielle, la création d'un livre est accessible à tous. Mais quand est-il du contenu ? Je ne pense pas qu'il me serait possible ni utile de faire un livre si je n'ai rien à dire par exemple. Cette phrase m'a renvoyé alors à de multiples débats que nous avions eu en classe avec mes camarades, autour du fait que nous ressentons tous aujourd'hui le besoin constant de justifier notre métier de graphiste. Mais pourquoi ? Parce que la démocratisation de nos outils semble avoir fait croire au monde qu'il les maîtrise. Mais ce n'est pas dans la maîtrise de l'outil qu'on trouve la richesse d'une création. Est-ce parce que l'on se trouve dans une cuisine que l'on devient Alain Ducasse ? Les artistes conceptuels de cette époque qui ont eu recours à la forme du livre n’avaient pas l’idée de mettre en valeur une technicité particulière qui nécessite des heures de pratique, telle que la peinture, la sculpture, la photographie ou le cinéma. 1 Kate Linkern, Le livre d'artsite, un espace alternatif, 2008, paru dans nouvelle Revue Esthétique, n°2, Le livre d'artiste, l'esprit de réseau, édité par les Presses Universitaire de France.


au livre d’artiste

Mais faire un livre d'artiste demande à mes yeux une technicité de pensée, le talent d'associer une idée et d'en modeler une forme qui sera pour toujours et pour tous le vecteur du concept. Je ne pourrais jamais imaginerLa Boîte verte de Duchamp sous une autre forme que celle que Duchamp a considéré comme étant juste. L'accessibilité aux outils n'induit pas pour moi une égalité de talent entre les hommes. Pouvons-nous dire que les artistes conceptuels et leur utilisation de la forme du livre étaient dans l'idée de rendre leur art démocratique ?

63


De la dématérialisation de l’art

Un espace démocratique

J'ai cherché à savoir ce que le terme démocratique dans la pratique du livre d'artiste pouvait signifier. Aussi je me suis interrogée sur le sens même du mot « démocratie ». Chez Platon, l’homme est divisé en trois parties : l’une est composée des désirs, c’est la partie la plus animale, la plus domestique de l’homme, la seconde est le courage, le cœur, la recherche de l’action noble et la dernière est la tête, siège du savoir et de l’intelligence. Tous les hommes sont divisés en trois parties qui exige une répartition des attributs, faisant exister des inégalités. Certains sont dominés par la recherche de la gloire, d’autres part leurs talents domestiques et d’autres enfin par leurs capacités à raisonner justement. Je ne pousserais pas le débat philosophique sur la définition de la démocratie car je ne le maîtrise pas. Mais j'aimerais rapprocher un texte qui fut publié en introduction du catalogue de vente de la librairie de livre d'artiste Printed Matters Bookstore, (Maison d'édition et librairie de livres d'artiste crée par Sol LeWitt et Lucy Lippard en 1969). En introduction de Booktrek : The next frontier 1 en 1990 à New Yorkdans, Clive Phillpot fait une critique de ce qui a été dit au sujet du livre d'artiste, et détruit certains fantasmes que le sujet peut susciter. Il démystifie le fait que le livre d'artiste ait été un moyen de s'adresser à un public plus large, non pas que le mode diffusion du livre ne fonctionnait pas mais que le public de masse n'était pas les acheteurs. « Le fait que ces brochures étaient généralement vendues dans des galeries et dans des librairies d'art signifiait que les publics les plus probables pour les livres d'artistes étaient les autres artistes et les groupies habituelles du monde de l'art! Pourquoi les livres d'artistes n'ont-ils pas réalisés leur potentiel forme d'art démocratique ? Peut-être la réponse se trouve t-elle dans la garniture du sandwich, c'est-à-dire dans ce qui se trouve entre les deux plats du livre. »2

64

1 Clive Phillpot, Booktrek : The next frontier, publié par Printed Matter,

1990, New York, USA 2 Clive Phillpot, Introduction du catalogue Booktrek, Le livre d'artsite, l'esprit de réseau dans la nouvelle Revue Esthétique, n°2, édité par les Presses Universitaire de France, 2008


au livre d’artiste

65

Statue reprĂŠsentant Platon


De la dématérialisation de l’art

C'est sur ce point où je serais tentée de rejoindre l'auteur, sur l'idée que le livre d'artiste ne peut se révéler qu’à celui qui sait le lire. Quiconque s'il le désire, peut se procurer un livre d'artiste mais s'il n’a pas connaissance des thématiques, des problématiques, et qu'il n'est pas sensible à la personnalité et à l’univers de l'artiste lui même, il lui sera presque impossible de déverrouiller l'objet pour en tirer une vérité ou de comprendre le concept établi par l'artiste. Certaines peintures de Picasso constituent pour moi un mystère, même si j'ai pu apprendre sur l'univers de l'artiste et sur sa practique, je considère que je ne sais rien de son art.

66

Pour illustrer la question de la démocratisation de l'art et plus précisément dans le milieu de l'édition, je voulais revenir sur certaines problématiques liées à notre époque contemporaine, notamment celles liées aux réseaux sociaux. Aujourd'hui chacun « poste », « publie », « commente » ce qu'il voit, sa vie, ses pensées, ses désirs, et fait état de ces expériences de manière publique et écrite sur les réseaux. Lors de mon Erasmus à Piet Zwart Institut à Rotterdam, j'ai eu la chance d'avoir pour professeur Florian Cramer. Il enseigne à Piet Zwart Institut et à la Hogeschool Rotterdam. écrivain, théoricien, il dirige aussi le centre de recherche Création 010, axé sur deux domaines de recherche : la communication à l'ère numérique et la diversité culturelle. Son cours s’intitulait History of publishing. Le premier jour, je m'attendais à entendre le nom de Guttenberg en rentrant dans la salle, et quelle a été ma surprise lorsqu'il a introduit son cours par la représentation du code binaire. Le but était de nous faire réfléchir sur la définition que nous donnions aujourd'hui au mot « publishing »-« publié ». Il nous fallait comprendre qu' aujourd'hui le verbe « publier » ne faisait plus seulement référence au livre mais à un tas de moyens divers de rendre public. Qu'est-ce que rendre public ? Voici une ébauche de définition ou plutôt des expressions sous les lesquelles le mot « publishing » apparaissait être le plus représentatif.


au livre d’artiste

Graphisme autour de la question de rendre public Dick Higgins et Shannon Weaver

67


De la dématérialisation de l’art

- Everything public is a publication Tout ce qui est public est une publication - Preservation of intimity Préserver l'intime -Publishing is sharing with the public in some forms of memory which include different degree of preservation Publier c'est partager une mémoire sous différentes formes qui comportent des degrés différents d'archive.

68

Publier engage l'idée de rendre public. Mais rendre public ne signifie pas pour autant accessible à tous. Tout comme Laurence Weiner nous enseigne le fait qu'on ne peut comprendre l'art si nous ne sommes pas conscients du contexte auquel il appartient, si nous ne sommes pas informés de qui est l'artiste, j'ai voulu me positionner en affirmant que la notion de démocratisation de l'art est un leurre. Malgré l'idée qu'elle nous vend (que tout le monde peut accéder à l'art) cette notion empêche de voir le livre d'artiste comme un genre à part entière ou comme une œuvre. Le livre d'artiste ne peut engager une intimité qu'avec le lecteur qui possède les clés pour le lire, et exclut tout ceux qui ne savent pas. Il est pour le mieux un objet élististe et anti-démocratique.


au livre d’artiste

69


De la dématérialisation de l’art

Un espace intime

70

Pour Dick Higgins, le livre d’artiste constitue un « glissement de l’objet vers l’information et de la galerie vers le texte » Le livre d’artiste n'est pas seulement un genre qui a réinventé l’objet livre. Ce qu’il a pour moi de fantastique c’est qu’il engage une nouvelle manière d'interroger le lecteur. C’est à la fois dans la manière avec laquelle les artistes vont utiliser le médium du livre et par sa qualité de diffusion que le livre d'artiste impose son statut d'espace alternatif. Pour autant le but du livre d’artiste n’est pas de devenir un objet fétiche, ou un instrument de décoration. Sa fabrication étant relativement parfois peu coûteuse grâce aux nouvelles techniques de reproduction de l'époque, il permet d’être diffusé en grand nombre et hors des circuits traditionnels de distribution afin de toucher un public plus large. Tout le monde peut avoir de l’art chez soi. Le format du livre engage directement une relation intime avec son lecteur. Peut être par sa qualité de faire appel à plusieurs de nos sens : le toucher, le visuel, son propre poids ainsi que son format agissent et imposent une présence. Plus personnellement j'ai souvent eu le sentiment qu'il me fallait parfois attendre un certain temps avant de vraiment nouer des liens avec mes livres. Un jour j’ai acheté le livre de Susan Cianciolo The Run home book 1. Susan Cianciolo est une designer de mode dit d’avantgarde. Elle vient de créer un projet pour la Biennale Whitney de cette année, où elle revoit son 2001 Run Restaurant en le présentant dans le restaurant du musée, intitulé Untitled 2. Un événement immersif pour les sens. Elle transforme le restaurant en sa vision d'un espace commun. De nouvelles tapisseries et draps, des uniformes personnalisés pour les serveurs, des dessins et des collages, des spectacles et un nouveau menu de dîner multicolore élaboré en collaboration avec le chef Michael Anthony y sont présentés. 1 Susan Cianciolo, The Run home book, édité par les Presses du réel, 2014. Sans texte, 19,5x25,5cm, broché, 32 pages. 2 Projet pour la biennale du Whitney museum par Susan Cianciolo http://whitney.org/Events/RunRestaurantUntitled


au livre d’artiste

71

The Run away Book, par Susan Cianciolo, Les Presses du réel, 2014


De la dématérialisation de l’art

72

The Run away Book, par Susan Cianciolo, Les Presses du réel, 2014


au livre d’artiste

73

The Run away Book, par Susan Cianciolo, Les Presses du réel, 2014


De la dématérialisation de l’art

Lorsque j’ai reçu son livre, j'ai décidé de l'ouvrir toute suite. En le refermant, j’ai voulu savoir qui elle était, quelles étaient ses collections par exemple et je dois avouer que ses créations m'ont quelque peu déçue. J'étais face à un dilemme, car quand je tournais les pages de son livre, j’avais l’impression d’avoir une discussion silencieuse, secrète tandis que face à son travail j'étais complètement insensible. Son livre était pour moi comme un chuchotement avec elle. Sans la connaître, je la découvrais durant le temps de lecture qu'il mettait donné. Ses illustrations, dessins, collages et photographies s’ouvraient à moi comme un univers personnel dans lequel j'étais invitée à faire partie le temps des pages. C'était comme lire une carte intime. Je voulais raconter cette petite histoire pour illustrer le pouvoir qu'a le livre d'artiste sur moi, celui de créer une intimité singulière, un dialogue, entre l'artiste et son lecteur.

Sur cette idée de la dimension hermétique j’ai voulu décrire deux types d’ouvrages que j’ai consulté. Le premier celui de Carolee Schneemann, Cezanne she was a great painter : the second book January1975, unbroken words to women, sexuality creativity language art history 2, édité par Tresspuss Press en 1975 et un ouvrage de George Maciunas, Flux paper events édité par Hundertmark en 1976 3. Carolee Schneemann a utilisé son corps pour examiner le rôle de la sensualité féminine en relation avec les possibilités de libération politique et personnelle des conventions sociales et esthétiques.

74

Expérimenter un livre d’artiste s’apparente à une activité profondément intime et solitaire, en opposition à celle de l’exposition qui constitue une expérience collective et ponctuelle. Avec le livre on peut s'arrêter, le reprendre, il nous appartient. Kate Linker écrit dans son article, qu’elle envisage la valeur publique du médium du livre d’artiste comme une manière « d’accéder à une certaine extériorité de l’art qui est celle de la suppression l’intimidation par hermétisme de la forme »1 Pour autant je ne suis pas complètement d’accord avec elle, car si le livre est forme-formante, la forme fait partie intégrante du sens, et j'arrive rarement à être complètement hermétique à la forme d'un livre.

1 Kate Linker, Le livre d’artiste comme espace alternatif, nouvelle Revue

esthétique n°2, 2008, Le livre d'artiste, l'esprit de réseau, édité par les Presses Universitaires de France. 2 Carolee Schneemann, Cezanne she was a great painter, édité par Tresspuss Press, 1975, New York, Etat-Unis. 3 George Maciunas, Flux paper events, édité par Hundertmark, 1976, Allemagne.


au livre d’artiste

75

Carole Schneemann, Cezanne she was a great painter : the second book January1975, unbroken words to women, sexuality creativity language art histoiry, édité en 1974 par Tresspuss Press, New York, Etat-Unis.


De la dématérialisation de l’art

76


au livre d’artiste

Page 76-77 Carole Schneemann, Cezanne she was a great painter : the second book January1975, unbroken words to women, sexuality creativity language art histoiry, édité en 1974 par Tresspuss Press, New York, Etat-Unis.

77


De la dématérialisation de l’art

Elle s’appuie sur les possibilités expressives du cinéma, de la performance, de la photographie et de l’installation. Elle explore les thèmes de l’imagerie générationnelle, de l'image de la déesse, de la sexualité et de l’érotisme quotidien. Son livre Cezanne she was a great painter : the second book January1975, unbroken words to women, sexuality creativity language art histoiry, m'a énormément touché. Tout d’abord je pense par sa forme car je trouve qu'elle coïncide parfaitement avec le contenu du livre. Il se présente comme un format A3, la couverture est de couleur bleue-verte, la reliure du livre est faite avec une attache parisienne, en haut à gauche du livre. Cette édition a été imprimée à l’origine en trois éditions en 1974, 1975 et 1976. Lorsque l’on ouvre le livre on lit des écrits de l’artiste, des lettres et des lettres non envoyées, des fragments de cahiers, des déclarations de manifeste et des scripts de performance. On y trouve notamment celui de sa pièce, Interieur Scroll 1. Il y a aussi des dessins, des schémas.Tout est imprimé sur des papiers de couleur pastel, vert, jaune, rose pâle, bleu, qui me rappelle l’univers bureautique.

78

Dans ce livre je retrouve totalement l’idée énoncée par Anne Mœglin lorsqu’elle parle du livre d’artiste et de la « multiplicité des résolutions particulières de l’interprétation réussie d’un objet ». Carolee Schneemann raconte son histoire, c'est une biographie vivante au fil des pages. On parcourt le livre parmi des fragments de vie, intime et administratif. C'est un tête à tête avec elle. J’essaye de comprendre ce qu’elle exprime, son art. Je me suis posée cette question : est-ce que mon rapport à son livre aurait été différent si j’avais vu une de ces performances avant ? Comme le livre avait été ma première impression d'elle, peut-être serais-je déçue de voir une de ces performances ? Interior Scroll 2: « La première représentation de Intérieur Scroll s'est déroulée le 29 août 1975 à l'émission d'art East Hampton, New York intitulée Women Here and Now, en honneur à l'Année internationale des femmes des Nations Unies. Devant un public d'artistes principalement féminins, Schneemann est entrée dans l'espace de performance entièrement vêtue avant de se déshabiller, se revêtir d'une feuille blanche et monter 1 Carolee Schneemann, Interior scroll, performance présentée dans le East Hampton, New York et au Telluride Film Festival, 1975. 2 Citation sortie de l'article de Quinn Moreland, Forty Years of Carolee Schneemann’s “Interior Scroll”, Août 2015, https://hyperallergic.com/232342/forty-years-of-carolee-schneemannsinterior-scroll/


au livre d’artiste

79

Carole Schneemann, Interior scrool, performance, New York, 1975.


De la dématérialisation de l’art

sur une longue table. Elle a informé le public qu'elle lisait dans son livre, Cézanne, elle était un grand peintre, puis a laissé tomber la feuille et, tout en portant un tablier, a appliqué une peinture sombre sur son visage et son corps. En lisant son livre, elle a effectué une variété de « poses de modèle d'action »typiques des cours de dessin de figures. Enfin, Schneemann a enlevé le tablier et a commencé à tirer un petit rouleau de papier plié de son vagin tout en le lisant à haute voix. Le texte (comme on l'exposera bientôt) a été tiré du « Dernier repas de Kitch » (1973-76), le film Super-8 de l'artiste qui explore la vie d'un couple d'artistes du point de vue de leur chat. » Quinn Moreland

80

Ce que je trouve incroyable dans cette performance, c'est la mixité des médias utilisés : livre, performance, corps, espace, temps. Le livre est le deuxième protagoniste de la performance et non un résultat de celle-ci. Il n'agit pas comme preuve de l'action passée mais participe à l'action présente. Le livre d’artiste est lié au mouvement des artistes conceptuels mais pas seulement. À la même époque existe aussi le mouvement Fluxus qui a pour doctrine de lier la vie à l'art et de trouver une liberté totale grâce à l'expérimentation de la forme du livre. Entre 1958 et 1961, John Cage, enseigne à la New School for Social Research, son cours attire des plasticiens, des musiciens et des écrivains. Il enseigne à ses élèves, comme George Brecht (artiste pluridisciplinaire) et Dick Higgins (écrivain), l'idée de l’abolition des frontières entre l’art et la vie. Cette philosophie est totalement inspirée du dadaïsme et de cela les fondateurs de Fluxus développent des happenings, des événements spontanés où l’art se retrouve dans des lieux et à des moments normalement jugés peu adéquates à sa présence. George Maciunas, s’inspirant de ces précurseurs, ainsi que de Yoko Ono, fonde donc l’école Fluxus (le terme est utilisé pour la première fois en 1961). Dans sa galerie AG, il organise plusieurs événements-performances, et il assure, grâce à sa formation en graphisme, la propagation du mouvement.J'ai eu la chance cette année de pouvoir feuilleter son livre Flux paper events édité par Hundertmark en 1976. Ce livre constitue un récit d'actions réalisées par l'artiste sur les pages. Aucun texte ni image n'y figurent.


au livre d’artiste

81

George Maciunas, Flux paper events, édité par Hundertmark en 1976


De la dématérialisation de l’art

82

George Maciunas applique sur chacune des pages ce qu'il appelle un « Flux Paper Event ». Soit, une opération élémentaire appliquée au papier : froissée, pliée, collée, agrafée, déchirée, tâchée. Je ne parle pas du mouvement Fluxus dans mon mémoire, car sa philosophie me paraissait aller à l'encontre de celle appliquée par les conceptuels au livre d'artiste. Et pourtant, j'ai eu l'impression, au fil des pages, d'être face au livre le plus conceptuel qu'il soit. Dans le sens où le sujet, le sens et le « soubasssement du réel », pour citer Anne Mœglin, semblent être totalement indissociables l'un de l'autre. Ce livre a pour but et sens d'expérimenter la forme même du livre. De ces résultats se dégagent selon moi le concept même de l'expérimentation. Sous différentes formes George Maciunas expérimente les concepts qui peuvent naître par la transformation de la page. La déchirure d'une page évoquera pour moi un sentiment de violence, de destruction, de coup de poignard à l'identité même du livre, tandis que peut-être pour d'autre cela fera écho à une erreur ou un raté. Comme dans l'intallation de Kosuth One and three chairs, je me retrouve devant un existant que je pourrais trouver dans ma réalité  : la page blanche. Mais elle n'est pas totalement blanche, puisqu'elle est façonnée même si ici elle l'est de manière minimaliste. Je repense aussi aux premiers cours de graphisme que j'ai eu dont le but premier était de nous enseigner l'importance de la place d'un point sur une page. Si je mets le point totalement à l'extrémité de la page je peux signifier la fuite, au centre je capte l'attention, en diagonale du côté droit j'avance vers le centre ou je recule. Sauf qu'ici ce n'est pas la forme du point, c'est à dire la forme rajoutée qui bouge mais la matière elle-même. La matière se transforme pour donner d'autre forme. Le papier n'est plus qu'un support mais il devient un acteur d'une histoire. Ce n'est pas ce que l'on écrit sur le papier qui lui donne un sens mais lui même qui écrit son propre scénario. Peut être que mes propos sont faux, mais Flux Paper event reste pour moi le livre d'artiste le plus « simple » dans sa représentation et pourtant celui qui touche à l'essence même de ce qui s'apparente à mes yeux à la définition ou action de la dématérialisation de l'art. Rien n'est visible et pourtant nous avons tout sous les yeux. L'idée est l'expérimentation et cette expérimentation raconte elle-même une histoire. Sans mots, sans forme, en silence elle se chuchote.


au livre d’artiste

83

George Maciunas, Flux paper events, édité par Hundertmark en 1976


De la dématérialisation de l’art

Un espace d'exposition. "J'essayais de monter des expositions tellement dématérialisées qu'elles tenaient dans une valise." Lucy Lippard

La forme du livre d'artiste semble engager de nouveaux aspects sociaux, artistiques et spaciaux. C'est sur l'idée que le livre d'artiste devient un nouvel espace d'exposition que Seth Sieglaub et Lucy Lippard ont créé de nouveaux systèmes d'exposition.

84

Lucy Lippard a l'idée en 1960 de créé des expositions «  chiffrées  »(number's shows). Les noms des expositions correspondaient au nombre de personnes habitant dans la localité où se déroulait l'exposition. Le premier spectacle numéroté de Lucy R. Lippard était 557 087 avait lieu au Pavillon de la foire mondiale de Seattle en septembre 1969, suivi quelques mois plus tard par une version étoffée de la même exposition intitulée 955 000 à la Vancouver Art Gallery et dans d'autres sites de la ville. Pour chaque événement était publié un catalogue sous la forme d'un ensemble de cartes d'index de 10 x 15cm1, sur lesquelles les artistes se présentent, par des textes personnels, des présentations de leur œuvres, des schémas, photographies. Cette série d'expositions s'est avérée réalisable grâce au fait que l'art conceptuel et son désintéressement à l'objet permettait la portabilité non-objet et rendait alors plus facile la circulation des œuvres. Auparavant, un artiste devait avoir un intermédiaire avec suffisamment de ressources pour expédier et envoyer des objets à l'étranger, ce qui était coûteux et fastidieux. Les œuvres conceptuelles dans leur forme la plus pure pouvaient-être envoyées par la poste. Cette facilité a permis d'accélérer et d'élargir le public destinataire.


au livre d’artiste

85

1 Lucy Lippard, Catalogue de l'exposition 557 087, 1969,


De la dématérialisation de l’art

Lucy Lippard va jusqu'à dire que ces moyens de diffusion ont permis de créer une forme de communication entre les artistes. Ils ont commencé à voyager plus, à se rencontrer, à devenir amis et à collaborer. Les catalogues produits à la suite des expositions organisées par Lucy Lippard s'apparentent à une exposition imprimée. Le genre du catalogue est aujourd'hui bien éloigné de sa finalité initiale.Sans pour autant être un livre d'artiste, l'expérimentation de ce genre était devenue une nouvelle forme d'art, permettant d'une manière simple, de relier les artistes entre eux. Encore une fois, la page n'était pas utilisée pour présenter les oeuvres, comme c'est le cas aujourd'hui, mais un espace pour s'exprimer, rassembler et diffuser à moindre coût.

Si le Xerox book a cherché à mettre en avant le travail de chaque artiste j'ai cherché à savoir si certaines des œuvres présentes dans ces pages étaient réellement représentatives

86

Seth Sieglaub est allé plus loin dans l'expérimentation du genre du catalogue avec le Xerox Book ou This book exhibition1. Publié en 1968 à New York. Ce livre est le fruit d'un travail collaboratif entre Carl Andre, Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Robert Morris, and Lawrence Weiner. Seth Sieglaub avait défini un cahier des charges très précis pour les sept artistes participant à ce projet : il leur était demandé de réaliser un projet sur 25 pages au format lettre(21,6x27,9cm) qui devait être imprimé et photocopié. L'idée de Seth Sieglaub était de normaliser les techniques de production afin de mieux faire ressortir les différences artistiques de chaque artiste. Le catalogue apporte l'idée nouvelle que le livre est un espace d'exposition et accentue le principe de la dématérialisation de l'art des conceptuels, par le biais de la reproduction de l'œuvre d'art de manière multiple, photocopiée, recopiée et cela à l'infini si on le decide. L'œuvre originale étant déjà une photographiephotocopiée soit une reproduction, la diffusion en masse de celle-ci ne nuisait pas à son intégrité. Le fondement de l'œuvre étant qu'elle porte en elle un caractère reproductible. Cette édition a depuis été rééditée par Roma Publications, le Stedelijk Museum Amsterdam, De Appel arts centre, et la Foundation Egress, et est téléchargeable en ligne sur le site de Primary information2.

1 http://www.primaryinformation.org/files/CARBDHJKSLRMLW.pdf


au livre d’artiste

1 Xerox Book,

ou This book exhibition, organisé et publié par Seth Siegelaub in 1968 avec Carl Andre, Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Robert Morris, and Lawrence Weiner.

87

March 1969, Catalogue d'artiste édité par Seth seiglaub, 1969, New York, Etat-Unis.


De la dématérialisation de l’art

Carl Andre

Carl Andre Xerox Book

Sol LeWitt

Sol LeWitt Xerox book

Joseph Kosuth

Joseph Kosuth Xerox book

88

Voir ci-contre p.89, un extrait du catalogue march 1969, édité par Seth Sieglaub, New york


au livre d’artiste

89


De la dématérialisation de l’art

March 1969  1 Pour sa réalisation Seth Sieglaub, avait demandé à 31 artistes de concevoir un travail pour chaque jour du mois de mars 1969. Chaque artiste devait envoyer la description de l’oeuvre qu’il propose pour le jour qui lui est attribué en fonction de sa place dans l’ordre alphabétique. L'édition devait être publiée à l’occasion d’une exposition « One Month », qui n’aura pas d’autre forme que celle du catalogue. Cette publication est un programme dont la réalisation n’est pas confirmée et restera invisible au public. Ce que j'admire dans le travail de Seth Sieglaub c'est sa position éditoriale. Pour lui le travail d'éditeur ou de galeriste, n'est pas du domaine de l'utile à la culture ou aux artistes.

90

des travaux des artistes ou au contraire si elles avaient été seulement crées pour la publication. Dans les trois dyptiques (p.88)j'ai retrouvé le même système de forme utlisé. Chez Carl Andre la réutilisation de la forme du carré (Xerox) dans sa sculpture pour son exposition au Musée d'Art Modern de Paris Sculptures as a Place. Chez Sol LeWitt, l'attrait pour le motif et les lignes(Xerox) qui s'entrecroisent dans ses Dessins muraux de 1968 à 2007 exposé au Centre Pompidou de Metz en 2013. L'utilisation de la typographie par Joseph Kosuth, son utlisation de la phrase, du mot et de la typographie comme forme se retrouve aussi bien entre les pages que dans sa pièce en néon An object selfdefined, 1966. Il existe un certain paradoxe à chercher des similitudes de formes chez des artistes conceptuels qui se refusaient à définir quelque esthétique dans leur travaux. Malgré les écrits conceptuels visant à discréditer toute forme d'art qui se verrait être pensé formellement, je ressens tout de même que chacun des artistes avaient des formes, carré, typographie, lignes qui les ont hanté tout au long de leur carrière. Ce qui me ramène à la question posée dans ma première partie, à savoir pouvons-nous créer sans forme mais aussi pouvonsnous être totalement insensibles à celle-ci ? Si Kosuth par son passé de graphiste est directement attiré par la forme typographique il lui serait bien difficile de ne plus l'être. Les lignes de Sol LeWitt constituent les racines de son travail. La similitude des formes retrouvées me fait me dire qu'il nous ait impossible de ne pas être séduit par certains type de formes. Malgré nos efforts de vouloir les transformer leurs essences restent en nous comme un ADN inéffaçable.

1 March 1969, édité par Seth Sieglaub, 21,7x17,8cm, 1969, New York Voir image p. 92-93


au livre d’artiste

Il semble s'être créé une place singulière, nichée entre le début du commissariat et le rôle d'éditeur afin de rendre possible ce que les artistes ne savaient pas mettre en place. Pour March 1969, alors que c'est lui qui donne les instructions, je ne ressens pas le sentiment qu'il ait voulu créer une relation de pouvoir et de hiérarchie entre lui et les artistes. Je le vois plutôt sous un angle où connaissant les artistes il crée des plateformes, permettant aux artistes de se réinventer, de créer, d'expérimenter des choses nouvelles tout en gardant les spécificités de chacun. Les pratiques éditoriales de ces années là sont de réelles inspirations professionnelles pour moi. Sans le savoir en 2015, nous avons créé un fanzine avec Agathe Moretti et moi-même : Dialogues. Notre idée était de concevoir une publication mensuelle dans laquelle nous invitions un artiste à venir collaborer avec nous autour de deux exercices de création que nous avions définis au préalable avant le début du travail. Le choix des artistes invités, se portait seulement sur des étudiants ainsi que sur des discussions que nous avions avec eux, à savoir pourquoi ressentaient-ils le besoin de créer quelque chose sur des pages ? Chaque double page du magazine était faite en sorte que l'on puisse voir le texte-poème en face de la réponse de l'artiste, d'où le nom de Dialogues. Les deux premiers numéros #JUIN et #JUILLET étaient des tests mais le dernier en date #RENTRÉE a été celui dans lequel nous avons le plus expérimenté notre idée. L'artiste invité était Maureen Béguin, étudiante en scénographie. Son univers tourné autour de personnages inventés souvent monstrueux faits au crayon de couleur. Quand elle m'a présenté son travail je trouvais que son trait violent était intéressant mais ce qui m'avait attiré l'œil c'était les textes qu'elle écrivait aussi au crayon de couleur, qui portaient en eux un geste imprécis, une typographie très particulière, qui semblait ne pas être contrôlée et qui pourtant l'était de manière naturelle. Nous avons alors décidé ensemble d'utiliser cette typographie manuscrite comme l'élément graphique qui allait parcourir le magazine. Ma philosophie face à l'édition est que l'artiste et son art ne doivent jamais être considéré comme des illustrations ou comme un moyen d'esthétisation. Le livre doit apporter aux deux parties une expérience de travail et de création visant à accomplir ensemble. Ni l'un, ni l'autre ne se soumet, éditeur ou galeriste et artiste doivent tous respecter leur domaine de compétence sans jamais empiéter ou transformer celui de l'autre.

91


De la dématérialisation de l’art

92


au livre d’artiste

93


De la dématérialisation de l’art

94

Dialogues, numéro #RENTRÉE collaboration avec Maureen Béguin édité par Noémie Vidé et Agathe Moretti, 2015, Paris


au livre d’artiste

95

Dialogues, numéro #JUILLET vendu dans la librairie Lo/A, Paris 75003 Artiste invité Lucie Anthonioz, édité par Noémie Vidé et Agathe Moretti, 2015, Paris


De la dématérialisation de l’art

Je me suis autorisée à raconter cette expérience personnelle car elle m'a appris et permis de vivre une experience collective autour d'un objet singulier. De faire face à la chaîne qui entoure la création, tels que les impressions en grand nombre et leur coût. De rentrer en contact avec les libraires tel que Ofr ou LO/A. Nous ne faisions aucun bénéfice, nous vendions le magazine au prix qui nous permettait de réimprimer celui d'après. Certaines librairies comme Ofr nous ont souvent fait la remarque que c'était une très mauvaise idée, mais augmenter le prix aurait signifié que nous tournions le dos à notre engagement initial, qui n'était pas de faire quelquonque profit, mais de nous donner la possibilité ainsi qu'à des artistes de s'exprimer et d'expérimenter avec la technique de l'imprimé dans un système à but non lucratif. Ce qui était pour nous un pied de nez aux prix démentiels des éditions de livres d'artistes contemporaines.

Un jour d'hiver en 2016 j'ai eu la chance de rencontrer Mathieu Coppeland, commissaire d'exposition de renom et écrivain. Après lui avoir envoyé un e-mail concernant le début de mes recherches pour mon mémoire nous nous étions rencontrés. Ses paroles ont été mes premiers pas dans les relations qu'entretiennent l'exposition et l'imprimé. Son catalogue Carte mentale pour une exposition 1 constitue pour moi un bel exemple du caractère investit du genre du catalogue que nous avons tendance à oublier, car il semble qu'aujourd'hui il soit réduit au rang d'objet de représentation,

96

Ce qui me plaît quand je lis les écrits de cette époque c'est qu'il s'en dégage une atmosphère de liberté, de respect des artistes, un certain attachement à être ensemble tout en ayant conscience qu'une synergie n'est pas une valeur d'égalité ou d'une démocratisation quelconque. Seth Sieglaub sera d'ailleurs celui qui écrira un des premiers contrat pour la préservation des droits des artistes sur toute œuvre cédée. Contrat écrit et publié avec Bob Projansky et diffusé par Herman J.Daled en 1971. Il est est historiquement un des tous premiers contrats rédigés afin de garantir réellement les droits de l’artiste vis à vis de son galeriste. Cette dimension du livre en tant qu'exposition imprimé est un thème que j'affectionne particulièrement, d'autant plus que ce genre particulier se fait rare de nos jours.

1 Mathieu Coppeland et Philippe Decrauzat. Carte mentale pour une exposition publié dans le cadre de l'exposition « avant il n'y avait rien, après on va pouvoir faire mieux », 2010


au livre d’artiste

97

Mathieu Coppeland et Philippe Decrauzat. Carte mentale pour une exposition publié dans le cadre de l'exposition « avant il n'y avait rien, après on va pouvoir faire mieux », 2010


De la dématérialisation de l’art

98

Une Exposition à Etre Lue est publiée par la Haute école d'art et design de Genève, à l'occasion d l'exposition Une Chorégraphie Polyphonique réalisée à LiveInYourHead, Institut curatorial de la Head Genève, du 13 au 29 janvier 2011.


au livre d’artiste

99

Une Exposition à Etre Lue est publiée par la Haute école d'art et design de Genève, à l'occasion d l'exposition Une Chorégraphie Polyphonique réalisée à LiveInYourHead, Institut curatorial de la Head Genève, du 13 au 29 janvier 2011.


De la dématérialisation de l’art

d'objet ingrat et banal. Il coûterait même moins cher de le faire en format pdf, en téléchargement libre, dans le sens où le catalogue contemporain ne délivre jamais vraiment de sens à part celui de nous apporter des informations sur l'exposition vue, par des textes et descriptions. Les œuvres sont représentées en petit et souvent tous les tableaux font la même taille, ce qui ne communique pas le sentiment, l'atmosphère de l'exposition et du moment passé. Carte mentale pour une exposition, traite de l'après.

Le dernier exemple que je donnerais comme source d'inspiration lié à l'expérimentation au sein du livre est le catalogue « Une exposition à être lue ». Ce catalogue, monté et édité en 2012 par Mathieu Coppeland, se décline sous quatre volets. La ligne éditoriale et le concept ont été pensés sur le temps de lecture. Chaque livre est minuté afin correspondre

100

À la sortie d'une exposition nous avons encore en tête des images mentales de ce que nous avons vu. Mais fort du constat que les catalogues ne nous apportent que des listes détaillées, sans aucune sensibilité, celui-ci, le livre que l'on rapporte chez soi et intrinsèquement lié avec l'espace, le moment vécu et les œuvres. Ce « livre de photocopie » (un clin d'œil au Xerox book) reproduit tous les œuvres présentées dans l'exposition, en les cataloguant les unes après les autres. Le graphisme du catalogue a été réalisé par Nicolas Eigenheer, applique un traitement graphique similaire et cohérent au sein de la maquette. Chacune des œuvres été photocopiées et reproduites à échelle 1. Une carte mentale pour une exposition est semblable à un territoire de pensées, une cosmologie des connexions avec des attractions et des répulsions. De même à la manière dont une exposition existe finalement à travers la connaissance, dans un espace mental, le territoire se doit d'être tracé. L'utilisation de la photocopie et de la reproduction étaient essentielles au projet, selon Mathieu Coppeland, « cela nous a permis de considérer les photocopies comme des équivalents des originaux. L'idée de la carte mentale a encore été déclinée par Partons de Zéro, catalogue édité en 2012 en collaboration avec Philippe Decrauzat. »1 On y retrouve de nombreux artistes, Vito Acconci (dont je parle dans la première partie) et bien d'autre. L'édition existe en version numérique est accessible sur Internet.

1 Extrait de l'interview de Mathieu Coppeland dans le magazine Étapes, numéro 224, Design graphique et culture visuelle, 2015.


au livre d’artiste

aux heures d'ouverture des musées. Le texte devient œuvre et est exposé sur une grille minimale. Dans ce dernier exemple j'ai été fascinée par l'idée d'appliquer au livre les règles liées normalement à une donnée spatiale, tel que le musée. Cela vient pour moi transformer ainsi notre rapport au livre, comme si il avait ses propres horaires d'ouverture, il devient un objet autonome.

2 Reférence à l'image page.92

Il m'a semblé important pour moi de décliner le genre du livre d'artiste dans mon mémoire sous quatre espaces différents afin de me permettre d'évoquer sa multiplicité et sa singularité en tant que genre à part entière. D'une certaine manière, je crois avoir voulu lui rendre son statut d'objet particulier que j'affectionne tant. Il est vrai que ma passion pour le genre n'en est qu'à ses débuts mais ce mémoire a été pour moi le point de départ de beaucoup de réflexions et d'inspirations pour concrétiser enfin des pensées que je ne savais pas exprimer. J'aimerais appronfondir le sujet pour mon projet de diplôme que je réaliserais l'année prochaine. Ma première idée a été de vouloir répertorier les pratiques éditioriales et curratoriales réalisées dans les année 60-80 et de confronter leurs limites en les associant aux nouvelles technologies dont nous disposons aujourd'hui. J'ai par exemple imaginer de recréer le catalogue March 1969 en ajoutant la dimension du streaming vidéo. On pourrait alors filmer l'artiste entrain de réaliser l'œuvre énoncée dans le catalogue. Par ce principe j'aimerais expérimenter si le principe du présent mais à différents moments pourrait répondre au désir pervers que la société semble avoir développé pour le « live ». Les artistes conceptuels dans ce cas précis ont peut-être menti, sur la nature de leurs œuvres ou plutôt sur leur réalisation. Peut être que Alex Hay n'est jamais allé déposer son papier filtre sur le toit d'un building sur Howard st 2, mais qui aurait voulu savoir le vrai du faux à l'époque ? Refaire à l'identique cela aujourd'hui me semble impossible. Le monde veut voir, expérimenter, être à NewYork, en Inde et en Europe en l'espace de 5minutes. À cette époque où la dématérialisation était le "Graal" de la création contemporaine et le concept de faire des formes était secondaire, que ce passerait-il si on appliquait ses idées dans notre société contemporaine ? Les gens accepteraient-ils de croire sans voir ?

101


De la dématérialisation de l’art

Le projet n'étant qu'une ébauche au stade où je vous en parle. Mais le rapport qu'entretient l'art et l'imprimé à notre époque contemporaine est un sujet qui m'interroge. Dans ma troisième partie j'ai voulu introduire mon questionnement par le biais des problèmatiques de l'archive qui touchent à l'imprimé et à la mort annoncée de l'édition. Le livre reste-t-il le gardien du temps qui passe ? Inébranlable forme face aux nouvelles technologies qui l'assaillent ? Comment l'imprimé est-il traité par les artistes contemporains qui utilisent les datas et le code informatique comme forme artistique ? Le livre d'artiste, redevient-il un support d'information ou garde t-il sa spécificité, d'être forme-formé forme-formante ?

102


au livre d’artiste

103


De la dématérialisation de l’art

104


au

livre d’artiste

Troisième partie Principe de dématérialisation et data contemporaines

105


De la dématérialisation de l’art

Alliance entre numérique

analogique

et

Dans mon mémoire l’idée directrice était de présenter les différentes formes d’utilisation du langage chez les surréalistes, puis chez les conceptuels pour arriver à la création du genre du livre d’artiste. Pour ouvrir et refermer mon mémoire j’ai souhaité m’intéresser à au devenir et aux futur de l’objet livre et à celui de l’imprimé.

106

Toutcommelesannées60ontétébouleverséessocialementet économiquement par des changements irréversibles engagés par les nouvelles technologies, leurs développements ultérieurs jusqu’à aujourd’hui ont ouvert d’immenses portes visant à transformer l’objet et à le reconsidérer complètement. On entend dire que le 21em siècle signera la mort du livre, la mort de la presse. Il est vrai que l’avenir de la presse face à la profusion d’informations accessibles et gratuites sur Internet a quelque peu poussé la presse écrite à sa perte, mettant quelque fois à mal le métier de journaliste. Le papier devient une valeur chère alors qu' Internet propose un choix innombrable d’informations consultables à tout moment et à travers un seul et même écran (ordinateur, Smartphone). Aujourd’hui à l’aide de nos puissants ordinateurs à prix accessibles, nous avons la possibilité de rester assis chez nous et d’observer le monde par notre lucarne illuminée. Robert Chartier, historien français contemporain, explique sa vision de l’avenir du livre dans un interview en évoquant la nouvelle dimension et les changement des pratiques de la lecture qu'apporte les écrans. Par cette surface sur laquelle peut s’afficher des nouvelles, des films, de la musique, des jeux, des livres, il exprime l'idée que la hiérarchisation de l'information tend à disparaître, car cette plateforme peut accueillir une


au

livre d’artiste

Dessin de l’ordinateur fictif Memex inventé par Vannevar Bush. article publié en 1945 dans la revue The Atlantic, Monthly.

107


De la dématérialisation de l’art

grande variété de contenus et de supports de manière totalement démocratiques. Mais pour autant la toile, cet espace lisse sans frontière peut-il totalement remplacer le livre? Je ne le pense pas. Pour la raison simple que le rapport au livre engage une matérialité qui est impossible de retrouver (pour le moment) avec l’ordinateur. Pour autant je ne défends pas le point de vue archaïque qui serait de rester accroché à une version analogique du livre et je ne cautionne pas non plus l'idée qu'il faille choisir entre ces deux points de vue. Pour avancer sur le sujet je me suis rendue compte qu’il était inévitable pour moi de devoir aller au delà de mon simple sens critique pour parier sur l’avenir du livre. J'ai constaté qu'avec la diversification des écrans notre pratique de la lecture a évolué.

108

Lors de mon Erasmus à Piet Zwart Institut, Rotterdam, j’ai eu une révélation, qui pour certains peut paraître logique, mais qui pour moi à ce moment là ne l’était pas. Les technologies numériques utilisent le code et le langage de programmation, ils représentent des systèmes d’écriture. Parce que jusqu’à présent nous écrivions et lisions des lettres, celles qui s’inscrivent sur notre écran sont générées par un code qui constitue en soit déjà une réécriture. Les technologies numériques sont des technologies d’écriture et j'en déduit de lecture. Dans le livre "Lire à l’écran", j’ai retenu une idée que je trouve être la clé pour envisager le futur du livre de manière positive. ‘le numérique ne veut plus être défini comme un territoire ou un lieu fermé mais comme une extension du monde concret’ L’idée développée est qu’il ne nous ait pas nécessaire, voir il est contre productif de séparer la culture du livre de celle du numérique mais que l’avenir se situe dans l’idée de les penser ensemble et d’inventer des systèmes qui feraient cohabiter analogique et numérique. Certains designers ont déjà commencé à se pencher sur la question, avec notamment la création et la diffusion


au

livre d’artiste

des bibliothèques numériques. La numérisation étant une solution technique incontournable pour la conservation des livres et des écrits. Partant de ce principe les designers ont tenté de redonner les sensations de la lecture manuelle par l’écran en créant des animations visuelles (tourner les pages), des animations sonores ( bruit des pages)que je trouve encore approximative, non pas au niveau du design mais dans la manière de lire à l’écran, car elle est pour moi totalement opposée à celle qui est ressentie avec un livre. Je suis d’accord avec l’idée que le numérique et le livre ne doivent plus être pensés comme deux espaces différents, pour autant ils restent deux entités singulières. Même si leurs formes, leurs applications et leurs fonctionnements s'opposent et doivent être respectés et non comparés, faute de cela on verra encore des fac-similés de livres ou fausses bibliothèques 3D partout sur le web. C’est surement pour cela que quand on essaie d’appliquer la méthode de lecture du livre à l’écran j’ai tendance à voir cela comme une tentative mort née. Par exemple, l’idée de parcourir les pages d'un livre est difficilement représentable car les limites de l’ordinateur se définissent par des conditions "true or false". Et si le hasard doit exister au sein de la machine il est commandé par un code prédéfini,"ramdom". Le lecteur n’est de toute façon par maître de son propre hasard mais d’un hasard défini par la machine. Il est intéressant de penser le livre et le numérique ensemble et non plus de manière distincte, tout en reconnaissant leurs apports et leurs différences pour respecter l’idée que parfois elles ne peuvent être associées. L’alliage parfait de ces deux techniques serait d’arriver à créer un ensemble non homogène. Il est surprenant que les techniques de lecture d’antan comme la roue à livre (1) aient inspirées les techniques de lecture effectuées par les ordinateurs, comme le "scroll". J’ai été d’autant plus fascinée quand j’ai découvert l’ordinateur fictif Memex (2) inventé par Vannevar Bush. Dans un article publié en 1945 dans la revue The Atlantic, Monthly. Bush décrit son ordinateur analogique comme un appareil électronique relié à une bibliothèque capable d'afficher des livres et de projeter des films. (1) Gravurre page 111 (2) Double page, page 112-113

109


De la dématérialisation de l’art

Cetoutilauraitaussiétaitcapabledecréerautomatiquement des références entre les différents médias. Cette vision a directement influencé les pionniers de l'informatique moderne tels que Douglas Engelbart et ou Ted Nelson. Aujourd’hui l’ordinateur que nous connaissons répond totalement à cette fiction imaginée en 1945. Mais Internet propose, en opposition avec l’idée du livre qualifié d'activité solitaire, l’idée que lire et écrire devienne des activités collectives et partageables avec la création des wiki, des plateformes collaboratives d’écriture, dont la plus connue Wikipédia. Par cela on observe une réversibilité de l’outil. L’ordinateur nous permet d'être lecteur et auteur. Internet nous propose l'expérience d'être acteur par l’utilisation des commentaires, des partages. On retrouve des origines lointaines du commentaire, au Moyen-Âge, les moines utilisaient des gloses qui servaient à poser un commentaire dans la marge d’un texte. Mais que penser du livre d’artiste à l’ère numérique  ?

110

Dans un l'article Print out the Internet, Twan Eikelenboom interroge Florian Cramer sur le devenir de l'imprimé et le lien qu'il pourrait existé entre les médias dit analogiques comme le livre et le nouveaux médias comme l'ordinateur, Internet. Dans cet article Florian Cramer parle de la crise de l'édition papier, qualifiant Internet de compétiteur indétrônable. Il fait référence au fait que Internet est devenu la référence numéro 1 grâce à sa gratuité en opposition à la presse payante voir devenue chère. Il affirme lui aussi que l'idée de séparer l'imprimé des nouveaux médias est contre productif. En lisant cela m’a conforté mais pour autant je n'avais jamais été confrontée à la jonction de ces deux mondes dans mes projets. J'ai commencé à approfondir le sujet, et c'est là que j'ai découvert le projet Unbinding the book.


au

livre d’artiste

111

Roue à livre, gravure du moyen-âge


De la dématérialisation de l’art

112


au

livre d’artiste

113


De la dématérialisation de l’art

Unding the book est un projet lancé par Indie publishing (maison d'édition Allemande dirigé par Matthias Matting et Vera Nentwich) qui promeut et encourage l'autoédition), Jotta studio et la plateforme Blurb. L'idée était d'inviter neufs artistes à explorer les limites du livre et la manière avec laquelle elles peuvent être vécues. En évoquant les propriétés narratives de l'impression et la manière dont les images évoquent un récit, tout en rendant compte de la matérialité, de la forme et de la physique qui rendent les livres si séduisants et différents de leurs homologues numériques.On retrouve sur leur site, les différentes vidéos de présentation des projets réalisés par les artistes. Je vous présente ici trois projets que j'ai trouvés particulièrement intéressants et dont le concept m'a automatiquement parlé. Carlin Brown

114

Cette artiste travaille à partir d'un point de vue numérique de l'art pour traduire l'expérience en ligne en une publication tangible. Elle s’appuie principalement sur les médias numériques et à travers son projet elle propose de publier l'expérience en ligne sous forme de livre. L'idée de ce projet m'a fasciné car dans ce cas précis ce n'est pas le livre qui s'adapte à l'écran mais l'inverse. C'est un concept qui n'a pas de fin car chaque jour, nos recherches sont différentes et multiples. Il est presque incapable de se souvenir de tête quelles ont été nos recherches sur Internet en une journée, ni du nombre de pages consultées. C'est cette idée de matérialiser et de tracer notre chemin virtuel qui m'a plu car c'est un travail infini et en constante mutation. Son projet touche aussi à la notion d'archive de l'immatérielle, et porte en lui des similitudes avec l'art conceptuel celle de vouloir documenter le processus de travail. Ici l'artiste documente ce qu'elle fait en ligne. Son livre existe sous forme de papier et sous forme numérique. Une idée m'est venue, peut-être que le futur du livre d'artiste se trouvera dans la forme de site web expérimentaux son évolution naturelle.


au

livre d’artiste

La page web deviendrait le livre d'artiste 2.0. On pourrait imaginer que pour consulter le livre d'artiste online on paierait pour y avoir accès autant de fois voulu comme nous achetons un livre en libraires.

115

Carlin Brown, Working from digital art perspective to translate the online experience into a tangible publication Travailler à partir d'une perspective artistique numérique pour traduire l'expérience en ligne en une publication tangible https://vimeo.com/106601265


De la dématérialisation de l’art

Camille LeProust et Andres Ayerbe Posada

116

Leur projet explore la temporalité et la tactilité du livre. Au fur et à mesure que le livre est lu le texte disparaît progressivement car les pages se tâchent de noir. Le papier du livre est fait en papier thermique, et réagi à la chaleur. Le livre est relié à l'aide d'un câble à une machine qui s'occupe de chauffer le papier. Le livre s'autodétruit. Par ce projet les deux artistes retirent une partie de l'identité et de la définition du livre, qui est sa temporalité. Son caractère de résister au temps qui passe lui ait retiré. On modifie par la machine son code ADN. La raison qui me pousse à parler de ce projet est la dimension collaborative qui a guidé ce travail. Les écrits présents dans ce livre sont ceux de l'écrivaine Alissa Valles, dont les poèmes traitent du temps qui passe et du caractère éphémère des choses. J'ai été vraiment touchée par ce projet car je l'ai trouvé complet en tous points. Les artistes ont réussi à tenir compte de la matérialité du livre et de la page, le concept est cohérent entre le contenu-contenant et on retrouve totalement l'idée que porte le livre d'artiste d'être forme formé-forme formant. Tous les éléments sont inspirés et modulés de manière à être au plus proche du concept imaginé et ils agissent ensemble dans un but commun et crée une harmonie au sein de l'objet.


au

livre d’artiste

117

Camille Proust et Andres Ayerbe Posada Exploring the temporality and tactility of the book. Explorer la temporalité et le tactilité du livre https://vimeo.com/105981537


De la dématérialisation de l’art

Aymee Smith Par son projet Aymee Smith veut pousser les limites de la page imprimée. Cette artiste a une réelle fascination pour les relations entre auteur, texte et lecteur. Dans son livre à chaque page tournée, le lecteur pourra voir le texte des pages précédentes sur le dessus. Finalement, tout le livre peut être à la fois visible et invisible en même temps. Elle est partie du livre matériel, et a ensuite scannée les pages puis les a remis en forme d'une manière systémique, tout au long du livre. Elle complexifie notre attitude et notre rapport à la lecture. L'artiste questionne le but du livre. Doit-il obligatoirement avoir un message à diffuser ou à délivrer?

118

J'ai voulu exposer trois des neufs projets proposés pour Unbinding the book en tant qu'exemple de réalisation contemporaine liée aux problématiques de l'avenir du livre. Ces nouvelles approches des choses et l'exploration des nouvelles manières de travailler avec le livre m'ont aussi fait rebondir sur les réflexions de Vilém Flusser, philosophe et écrivain des années 80, notamment sur l'utilisation des nouvelles technologies et ses conseils sur comment les utiliser. De manière schématique, il nous met face à deux attitudes que l'homme pourrait avoir face à la technologie. La première attitude serait de profiter de la facilité et de la légèreté que les technologies apportent à nos vies. Par exemple on appuie sur une télécommande et la télévision s'allume, sans se déplacer, on ne se pose pas la question du câble choisi ni du type de transmission qui nous permet de voir une image. On télécharge une application gratuitement et elle fonctionne tout de suite, nous n'allons pas chercher à savoir comment ni pourquoi cela marche comme ça, ni même à savoir l'avenir de nos données personnelles que nous venons de rentrer. La seconde attitude serait de s’intéresser au fonctionnement même de la machine afin de la contrôler dans son mécanisme. Ces propos proviennent d'un interview de Flusseur effectué en 1980. Ce qui est assez incroyable c'est qu’il y a dix ans la population avait totalement adopté la première attitude.


au

livre d’artiste

119

Aymee Smith, Pushing the limit of the printed page Pousser les limites de la page imprimĂŠe https://vimeo.com/105351211


De la dématérialisation de l’art

120

Nous étions fascinés par la praticabilité des nouvelles technologies et tout le monde louait ces prouesses. Mais aujourd'hui j'ai le sentiment qu'il en est totalement autrement. Une méfiance de l’utilisateur et du consommateur c'est peu à peu installée. Comme si nous nous rendions compte que par l'habitude de ne pas chercher à comprendre le système et ses conséquences il nous avait rendu dépendant et esclave des domaines, des choses que nous ne maîtrisions pas. Entre les informations révélées par la NSI, CIA, l’existence du Dark net, des cybers terroristes, les robots connectés et l'intelligence artificielle, et les nouvelles technologies nous sommes comme dépassés et incapables d’agir. On observe aujourd’hui dans le milieu du design un réel intérêt à ne plus utiliser l'ordinateur comme une chose établie sans danger mais comme un objet, une matière à scruter et à démanteler pour y trouver les bons et mauvais côtés, une manière de combattre et de reprendre le pouvoir. Avec les nouveaux hackers, on observe une résistance politique, sociale et économique. Une résistance à l’effacement, l’intrusion ou à l'accès aux données personnelles. Une manière de montrer les dangers et les limites afin de cadrer ces nouvelles technologies pour éviter qu'elles nous submergent. Les armes ne sont plus physiques, elles sont écrites et codées. Par l'écrit et la machine, par l'immatériel on arrive aujourd'hui à perturber la réalité. C'est dans cette dualité apportée par les nouvelles technologies que j'ai voulu dans la dernière partie de mon mémoire m'intéresser au rapport qu'entretiennent certains artistes attirés par les questions de l'archive contemporaine avec l'imprimé. Florian Cramer, souligne qu'aujourd’hui nous avons de gros problèmes à expérimenter les nouvelles technologies sans penser à l'archive. Les nouvelles technologies comme les datas, ou les langages machine et les codes, nécessitent d'être stockés dans des serveurs très puissants, des disques durs, des clefs Usb, toute l'archive numérique réside dans un stockage "immatériel". Nos informations sont stockées de manière fragile même si nous avons la possibilité d'en faire des copies, nous avons toujours besoin de nous assurer que


au

livre d’artiste

les documents restent lisibles en fonction de l'évolution des technologies. Il nous suffit de nous rappeler du stress et de l’enjeu du passage à l'an 2000 où tout le monde était persuadé que les réseaux informatiques allaient s'arrêter et qu’un très grand nombre de données allaient être perdues en l'espace d'une nuit. On a vu alors toutes les entreprises opérées un retour rapide à l'imprimé, à cette valeur sûre qu’apporte le support papier et que rien ne peut détrôner. On se rend compte que le meilleur moyen d'archiver les choses serait de trouver un médium capable de s'archiver lui-même. Pourtant dans une société plus qu'avancée de manière technologique, il s'avère qu’aujourd’hui le papier reste la solution numéro un, car si il est bien conservé il y a moins de risque d'être effacé. C'est sur cette idée du caractère éphémère des données "contemporaines" et des problématiques d'archive que j'ai voulu interviewer Aymeric Mansoux, artiste et professeur à Piet Zwart INstitt, Rotterdam qui a avec la Société Anonyme créé le livre SKOR codex. Le SKOR Codex est un livre imprimé qui a été envoyé à différents endroits sur terre en 2012. Il contient des images codées binaires et des fichiers audio sélectionnés pour représenter la diversité de la vie et de la culture à la Fondation pour l'art et le domaine public (SKOR). Il est destiné à toute forme de vie terrestre intelligente, ou pour les humains futurs, qui peuvent le trouver. Les fichiers sont protégés contre la détérioration du logiciel et la défaillance matérielle grâce à une transformation des transitions magnétiques sur un disque en encre sur papier, sécurisé pendant des siècles. Les instructions dans un langage symbolique expliquent l'origine du livre et indiquent comment le contenu doit être décodé. La Société Anonyme a noté que "le paquet sera rencontré et que le livre ne sera décodé que s'il y a demain des civilisations avancées sur terre dans un avenir lointain. Mais le lancement de cette "bouteille" dans l'océan cosmique dit quelque chose de très prometteur à propos de l'art Cette planète". Ainsi, le record est mieux considéré comme une capsule de temps et une déclaration plutôt que d'essayer de préserver SKOR pour les futurs historiens de l'art.

121


De la dématérialisation de l’art

Interview d'Aymeric Mansoux sur le projet SKOR Codex

> Vous faites parti du collectif Société Anonyme, quelle est son histoire?   Nous nous connaissons depuis plusieurs années et avons collaboré séparément sur divers projets. Nous étions en discussion pour un projet bitcoin (avorté) au moment où il était encore facile de "miner" et de capitaliser cette monnaie virtuelle. Lorsque la possibilité de travailler sur le thème de SKOR s'est présentée, nous avons décidé de travailler ensemble.

> Avez-vous en commun des influences artistiques ou conceptuelles ?

122

Une appréciation pour les pratiques avant-garde, l'histoire de l'art, et des arts log ciels engagés, sont sans doute les point communs dominants je pense.

> Avec Société Anonyme vous crée le livre «c  apsule temps»  , le Skor Codex, pouvez-vous nous dire quels ont été les débuts de ce projet ?

Annet Dekker était en charge de faire le commissariat des dernières oeuvres financées par SKOR à Amsterdam au moment de sa fermeture après les tragiques coupes budgétaires de 2012. Elle nous a invité à développer un travail en relation avec la disparition de cet important Institut actif depuis 1999.

> Auriez vous penser à rendre compte de l'expérience de SKOR Codex sous une autre forme que celle du livre ? (exposition, performance, affiche ect..)


au

livre d’artiste

123

SKOR codex, Société Anonyme 2012

Societé Anonyme, SKOR codex, Amsterdam, Pays-Bas, 2012.


De la dématérialisation de l’art

124

Schémas et diagrammes du SKOR codex, Societé Anonyme, Amsterdam, Pays-Bas, 2012.


au

livre d’artiste

125

Schémas et diagrammes du SKOR codex, Societé Anonyme, Amsterdam, Pays-Bas, 2012.


De la dématérialisation de l’art

Non. Le projet était basé sur la notion d'archive, de conservation et de leur archétypique représentation, le livre, et de jouer avec ces notions. > Il semble y avoir une dimension politique dans votre projet, de rendre compte du danger de perdre des données culturelles précieuses, pensez-vous vous en faire une diffusion à un public plus élargi pour faire connaître aux gens ces problématiques qui nous concerne tous ? Politique oui, mais dans le sens que le projet,ou plutôt sa commission s'est inscrite dans un dernier effort de résistance culturelle. L'existence du livre en soi, devient un symbole de cette lutte et une trace de la violence avec laquelle le gouvernement hollandais a saboté son propre patrimoine culturel. Plus important que la perte des données, était la destruction de ce champ culturel.

126

> Quelle est la différence avec le projet de Voyager Golden Record ? Le Golden Record est exemplaire des problèmes liés aux archives et aux questions d'identité culturelle et des batailles idéologiques. Le projet se présente comme une representation neutre et universelle de la vie humaine, mais lorsque que l'on regarde et lit les documents présents sur le disque, il n'y a rien de neutre. La culture est essentiellement occidentale, les textes commencent avec une introduction du président des ÉtatsUnis d'Amérique qui se pose en tant que représentant de la Terre, les photos mettent évidemment en valeur les qualités des hommes blancs ect... Le SKOR Codex reprend la même structure que le disque et nous avons tenté de faire un parallèle avec les documents du Golden Record pour renforcer le côté manipulateur des archives, leur rôle comme instrument au service d'une idéologie, ou tout du moins un certain agenda. Dans le SKOR Codex, les sons de la Terre sont remplacés par des prises de sons dans les différentes pièces et jardins


au

livre d’artiste

de l'Institut, les photos pseudo ethnographiques sont remplacées par des photos des bureaux des employés de SKOR et de leur lieu de travail, les speech du président et secretaire de l'UN sont remplacés par des enregistrements de la directrice financière essayant d'expliquer aux extra-terrestre ce qu'est une coupe budgétaire. > Avec ce livre vous avez capturé des informations sur les activités culturelles de l'institution SKOR vouée à disparaître, pensez vous que vous réaliserez un nouveau SKOR sur d'autres informations vouées elles aussi à être effacées? Non. Le projet est une critique de l'archive, pas une méthode d'archivage. > SKOR codex est un recueil d'informations enregistrées à différents endroits en 2012, pensez-vous que dans l'avenir les historiens contemporains vont devoir se confronter à un choix, entre ce qui mérite d'être archivé et ce qui mérite d'oublié? Ils l'ont toujours été. Et pour reprendre ce que j'ai dit un peu plus haut, l'archive est un outil politique et effectivement sa force vient de cette idée de filtrer. Le fait que aujourd'hui les quantités d'informations en circulation semblent gigantesques ne change rien à cela. > Ce choix d'archivage donnerait un immense pouvoir aux historiens de façonner l'histoire    ?Pensez vous que l'homme puisse faire preuve d' impartialité face à l'histoire ? Une fois de plus, il ne l'a jamais été. La seule chose qui change aujourd'hui est que ce filtrage est souvent automatiser,etleschoixdesélectionsontessentiellement des produits dérivés de fonctions algorithmiques qui façonnent la recherche, la selection et la mise en avant ou en retrait de certaines informations. Bien évidemment ce n'est pas un nouveau problème, c'est juste un déplacement des enjeux, car cette fois ci la manipulation et les manifestations idéologiques se fait Double page suivante, deux exemples de pages du SKOR codex, page 130-131

127


De la dématérialisation de l’art

128


au

livre d’artiste

129


De la dématérialisation de l’art

au niveau de l'écriture de ces algorithmes. Le risque n'étant alors pas que ces nouveaux systèmes façonnent une certaine vision du monde, mais plutôt que le manque de diversité de ces méthodes de classification et de filtrage nous donnent l'illusion de transparence. > Dans votre article Rock, paper, scissor and floppy disks, vous évoquez le caractère éphémère de l'art multimédia et annoncez que la documentation du travail effectuée serait une forme de salut. L'attrait pour la documentation et l'archive fait écho pour moi aux méthodes de travail des artistes conceptuels. Le concept du projet et sa documentation seraient pour vous les deux choses qui subsisteraient et attesteraient qu'il a existé une œuvre?

130

Il est vrai qu'il y a des ressemblances avec l'art conceptuel mais seulement sur la forme. En effet, l'utilisation de la documentation et autres produits dérivés au sein de certaines pratiques de l'art conceptuel a essentiellement été développé à des fins commerciales, une stratégie de "commodification". L'utilisation de la documentation dans les pratiques de l'art logiciel libre, sont au contraire de véritable journaux de recherche publics. Un excellent exemple de cette façon de faire de l'art et de rendre sa pratique publique est le travail de Martin Howse. (http://www.1010.co.uk/org/) > Pensez-vous que le rêve fou de réussir à archiver l'Internet sera un jour possible ? Je ne sais pas, si l'Internet continue à devenir une collection de minorité de plateformes centralisées, il est certain alors que son archivage commercial et gouvernemental sera grandement facilité. > Dans mon mémoire, j'évoque la question de l'archive et de trace passée d'un existant, ainsi que l'utilisation du livre en tant qu'œuvre. Pensez-vous que le livre restera pour toujours un remède au temps qui passe? Un gardien intemporel et irremplaçable?


au

livre d’artiste

Difficile à dire, cela dépend de la fonction donnée au livre et de la façon dont l'information sera produite et consommée dans les prochains siècles. Si jamais l'espèce humaine n'a pas de choses plus importantes à gérer, comme de sa survie. > Dans son article paru dans Sustainable archive of born digital cultural content, auquel vous et Florian Cramer avez participé Florian Cramer assume que la crise du papier existe bien notamment pour la presse, mais que seul un genre peut y résister, celui du livre d'artiste, qu'en pensez-vous ? Je suis tout à fait d'accord sur le mode de raisonnement, car pour lier à mon commentaire précédent, cette question de la crise du papier ne peut être coupée de la question de la consommation et de la production et consommation d'information et des objets culturels. Donc pour aller dans le sens de Florian Cramer, il n'est pas étonnant de voir la presse papier en crise quand le type d'information qu'elle produit peut se consommer et être diffusé de manière bien plus efficace sur des supports numériques. De même le livre d'artiste répond quant à lui à des critères culturels, matériels, économiques et esthétiques qui sont complètement différents et font en sorte la notion de l'objet d'art, sa valeur, ou ses valeurs, éclipsent totalement le type de médium utilisé. Par contre, il faut quand bien même noter que ces questions ne sont jamais fixées dans le temps. Au moment de la publication de cet article, si je me rappelle bien, la vente de livres en général (au sens fictions, non-fictions, nouvelles, etc) s'écroulait en faveur des livres et liseuses électroniques. Or, aujourd'hui on voit l'effet inverse, les livres dits "physiques" ont repris le dessus, et la révolution e-ink n'est jamais arrivée, ce qui est pour l'instant une bonne nouvelle aux vues des modèles de surveillance et de contrôle abusifs imposés par la plupart des sociétés qui produisent ces appareils.

131


De la dématérialisation de l’art

> Considérez-vous que SKOR codex pourrait être l'exemple d'une association entre médium analogique, l'imprimé et l'utilisation des nouveaux médias ? Ce n'est pas à moi de le dire, mais il est vrai que le SKOR Codex s'inscrit dans une logique post-digital.

> Roger Chartier, explique qu'avec le livre numérique et la présence des écrans voués à remplacer le livre, nous nous dirigeons vers la perte d'une "hiérarchisation de l'information". Vers quel avenir le livre et plus particulièrement le livre d'artiste, se dirige-t-il selon vous? Avec l'avancée des nouvelles technologies, certains postes comme celui de l'éditeur sont-ils voués à disparaître au profit d'un self-publishing ?

132

Je ne pense pas que nous allons nous diriger vers une perte d'une hiérarchisation de l'information. Si il y a une perte, c'est celle des ordres établis, la perte des structures classiques qui façonnent et distribuent l'information et l'organise selon une certaine idéologie. Mais la hiérarchie ne disparait pas, elle se démultiplie, elle se démocratise, elle devient plus idiosyncratique et plastique. C'est visible évidemment avec des sociétés comme Facebook ou Google qui sont les formes dominantes de hiérarchisation de l'information aujourd'hui. Mais la même chose se passe au niveau des communautés et groupes plus isolés. Par exemple le rôle de l'éditeur ne disparait pas il se déplace et se démultiplie aussi, il suffit de voir comment opèrent les torrents trackers privés specialisés dans un genre/média particulier, ou les charts postés dans les images boards à la 4chan/8chan. Quant à l'avenir du livre d'artiste, il a encore de beaux jours, c'est une niche culturelle bien établie avec des réseaux importants. Mais il devient critique que sa pratique échappe à cette cristallisation en introduisant un sens contemporain à son existence, une réflexion plus approfondie sur les supports, et devenir moins élitiste dans ce sens, ou nostalgique du moins, qu'il s'ouvre aux pratiques post-digitale et post-media et peut-être


au

livre d’artiste

contribuer à ce que l'édition ne soit pas réduite à l'accès et la consommation d'information filtrée et contrôlée par quelques groupes, et où le livre d'artiste ne serait qu'un symbole de status pour une minorité. > Avez-vous de futurs projets avec la Société Anonyme ? Un repas dans deux semaines. a.

133


De la dématérialisation de l’art

134


au

livre d’artiste

135


De la dématérialisation de l’art

Conclusion

L'interview d'Aymeric Mansoux ferme le déroulé de mon mémoire. Il renforce l'idée de l'importance de l'archive et de notre vigilance pour la conserver, au titre du patrimoine humain. En même temps il ouvre de nouvelles portes sur l'avenir de la cohabitation entre les nouvelles technologies et l'imprimé. Il insiste sur le rôle particulier qu'a toujours joué le livre, celui d'être un protagoniste de notre histoire et d'être un rempart au temps, qui doit s'adapter aux innovations et aux problématiques actuelles pour perdurer.

136

Il est essentiel à mes yeux aujourd'hui de moduler et de réfléchir d'une part aux nouvelles manières de publier et d'autre part à une toute autre problématique  qui en découle : celle de l'archive. Une réelle angoisse est ressentie par l'humanité face à l'avancée de ces technologies de l'information qui tentent de dématérialiser, nos livres, nos institutions, nos images, nos pensées, nos relations et nos identités. Ce danger résulte de l'idée que le passé puisse être effacé en un clic, car c'est bien souvent les archives qui attestent des événements et du fil de l'histoire de l'humanité. Elles nous transmettent qui nous sommes, d'où nous venons, des informations indispensables pour comprendre notre monde. Le projet auquel je fais référence dans l'entretien avec Aymeric Mansoux, Voyager Golden Record était un projet qui consistait à envoyer à bord des deux sondes spatiales Voyager, lancées en 1977, un disque embarqué. Ce disque de 12 pouces contenait des sons et des images sélectionnés pour dresser un portrait de la diversité de la vie et de la culture sur Terre, et était destiné à d'éventuels extraterrestres qui pourraient le trouver. Ce projet représente pour moi la métaphore technologique de la « bouteille à la mer interstellaire ». Plus qu'une tentative sérieuse de communication, ce projet porte en lui un sens symbolique. Une manière de gager que l'histoire de l'humanité perdurera dans l'espace au cas où nous viendrions à disparaître.


au livre d’artiste

137


De la dématérialisation de l’art

Ces deux projets m'ont fait repenser à l'attentat organisé par Sandberg à Amsterdam pendant l'invasion Allemande en Hollande durant la Seconde guerre mondiale. Sandberg avait à l'époque rejoint un groupe de résistant, et avait eu comme projet de détruire le bureau des archives d'Amsterdam afin d'empêcher la Gestapo d'identifier les résidents juifs de la ville. L'imprimé et les traces écrites étaient à l'époque ce qu'il fallait à la fois conserver mais aussi détruire. Détruire ce lieu était une manière d'empêcher le pouvoir en place de disposer des listes de personnes de religion juives et d'épargner la mort à une partie de la population inscrite dans ces registres.

C'est l'accès au médias de masse généralisé. Internet nous offre la possibilité de s'adresser à tous ce qui autorise une liberté totale de tous les discours et de toutes les opinions. Clive Phillpot disait dans son introduction que les livres d'artistes n'étaient en réalité diffusés que pour un public bien spécifique celui du monde de l'art. Mais aujourd'hui il en est tout autrement. J'ai parfois une crainte, celle que le genre du livre d'artiste vienne à totalement se démocratiser par le biais de la diffusion sur les médias de masse. Qu'il soit considéré comme un objet décoratif et non plus comme une œuvre d'art. Ce n'est pas rendre service au livre d'artiste d'être diffusé au grand public qui n'a pas toujours les codes pour le comprendre. Avec les exemples que j'ai donné sur le projet Unbinding the book 1, je me suis rendue compte que le monde du numérique et de l'analogique pouvaient s'allier et s'autoalimenter. La dimension qui m'inquiète ne réside pas sur le futur de la forme du livre d'artiste mais plutôt dans sa reception publique. La peur qu'un objet si complexe, chargé 1 Unbinding the book : http://unbindingthebook.com/

138

Le livre d'artiste comme nous l'avons vu dans la seconde partie, a été qualifié par beaucoup d'acteurs du monde de l'art comme un moyen d'accéder à la dématérialisation de l'art. L'édition expérimentale du livre d'artiste au 21èm siecle est pour moi teintée de liberté, d'une volonté d'échapper aux contraintes imposées, à la censure et à l'effacement, tout comme les artistes conceptuels l'ont fais. Mais cette liberté d'être autonome face à la création comporte une partie sombre. Avec les nouvelles technologies nous avons le pouvoir de publier, d'exprimer des avis, des commentaires et cela au monde entier à tous moments.


au livre d’artiste

d'histoire de l'art, qui a été le centre d'échanges de plusieurs courants depuis Mallarmé puis avec les artistes conceptuels et le mouvement Fluxus, devienne un genre banal. Que le titre « livre d'artiste » ne réfère plus à l'art et qu'il qualifie des livres « d'artistes » alors qu'ils ne le sont pas. C'est pour ça, qu'il me paraît urgent de marquer la différence, par respect de l'histoire, entre les beaux livres et les livres d'artistes. En mars 2017, Laurent Tixador et Mathias Schweizer étaient venus faire une conférence à L'Ensad, accompagnés de l'éditeur, Michel Baverey de la maison d'édition Manuella. L'ouvrage L'Atelier du Pic « Construction d'un atelier de design graphique en vue de réaliser une monographie »2 a été conçu au sommet du Pic du Midi dans un atelier construit sur mesure avec des matériaux de récupération. Laurent Tixador a collaboré étroitement avec le graphiste Mathias Schweizer. Ils ont découpé et scotché plus d’un millier de photographies, pour réaliser un scrapbook rassemblant toutes les actions de Laurent Tixador. Le résultat a donné un livre de 400 pages.

Cette conférence était très intéressante car nous avions sous les yeux les trois acteurs qui avaient participé à la création du projet. Durant le temps passé dans l'amphithéâtre, Michel Baverey a, à plusieurs reprises, désigné l'ouvrage sous le nom de livre d'artiste puis de catalogue d'artiste. Mes oreilles ont quelque peu tiquées car j'étais à ce moment là en pleine écriture de mon mémoire et très attentive au langage employé autour de ce thème. Je me suis donc permise à la fin de cette conférence de poser une question, ou plutôt de faire une remaque pour dire que je ne considérais pas que cet ouvrage réponde aux critères du livre d'artiste. Pour autant je trouvais le terme catalogue d'artiste beaucoup plus approprié. L'éditeur m'avait répondu de manière très fine, qu'effectivement ce livre n'avait pas le statut de livre d'artiste si on se référait aux fondamentaux de sa définition, celle donnée par les artistes conceptuels et que l'ouvrage était bien qualifié de monographie. Nous avions ensuite discuté lui et moi et ce fût un échange très instructif, d'autant que le métier d'éditeur m'attire autant que celui de graphiste. Après avoir posé cette question je ressentais comme une gêne au fond de moi. Comme si finalement j'avais été trop pointilleuse et rabat joie, que j'avais insisté sur un détail qui 2 Laurent Tixador et Mathias Schweizer, L'Atelier du Pic "Construction

d'un atelier de design graphique en vue de réaliser une monographie" , Edition Manuella, 370 reproductions couleurs, 21x29 cm, 400pages, 2016, Paris

139


De la dématérialisation de l’art

peut-être n'en valait pas la peine. Mais ces pensées négatives n'ont pas eu raison de moi, au mieux elles m'ont confortées dans mon désir futur de collaboration avec les artistes autour de l'imprimé et de garder un esprit de vigilance qui me semble essentiel pour défendre ce genre et le faire perdurer. La conception moderne du genre artistique imprimé a pour moi un avenir si elle est cohérente et qu'elle forme un tout entre son contenu-contenant. La mise en page et l'effet visuel ne fonctionnent que si le sens et la forme se font écho. Je vois dans le livre d'artiste une beauté quand il y a un équilibre et quand il n'existe pas de mensonge visuel. Les choix graphiques qui sont faits au sein du livre d'artiste sont réfléchis et imprégnés de la philosophie du propos.

140

Pour cela, le livre d'artiste ne doit pas subir les contraintes de première et quatrième de couverture, de format, dans le but d'être accepté. Il fait l'objet de choix délibérés par l'artiste car ils sont necessaires à la création et non en réponse à des exigences éditoriales imposées par les maisons d'édition et les librairies. Car si l'artiste le fait il enfile un costume qui viendra tôt ou tard le discréditer. Parce que le livre d'artiste prend racine dans la tradition philosophique de Art is the idea,(que l'idée est art) il porte en lui la descendance des principes radicaux appliqués par les artistes conceptuels dans leurs œuvres. Considérer le livre d'artiste comme un recueil d'illustrations ou un objet de décoration ou de design serait tourner le dos à toute une tradition artistique qu'il porte en lui. Certains livres ont été amputés de leur valeur non mercantile qui aujourd'hui n'est plus respectée car ils sont vendus à des prix exorbitants. J'aimerais qu'il reste au livre d'artiste son caractère, d'être anti-conformiste. Si un artiste veut brûler son livre et en vendre les cendres qu'il le fasse. Il n'en sera que plus passionnant d'inventer de nouvelle manière de travailler et de le diffuser. Les livres d'artistes sont des objets hybrides, capables de nous faire voir l'invisible, qui passe de main en main et accueille qui le veut et qui le désire vraiment entre ces pages. Il existe autant de livres qu'il existe de sujets et c'est principalement pour ça que le livre d'artiste ne peut-être réduit à une forme esthétique ou un code social, car les combinaisons de formes lui sont infinies.


au livre d’artiste

Les pratiques éditoriales de ces années là sont aujourd'hui mises en valeur grâce à certains workshops, et elles sont célébrées notamment en Hollande mais c'est assez ridicule face à la profussion de livres et de maisons d'édition indépendantes. C'est pendant mon séjour à Piet Zwart Institut que j'ai compris la valeur de l'archive, le poid des nouvelles technologies de l'information sur l'imprimé et l'importance de la défense du livre d'artiste. Il m'a semblé essentiel tout au long du mémoire de souligner le rôle et la place, de l'imprimé, de l'archive et des nouvelles technologies, qui peuvent au premier abord paraître éloignés et pourtant ils tiennent ensemble des rôles de résistants face aux nouveaux enjeux de la création. Aussi, j’aimerais dire qu’au début de mes recherches je ne connaissais rien de l’art conceptuel, à part certaines pièces iconiques. En étudiant et en lisant sur ces artistes j’ai découvert une nouvelle manière de penser l’art, plus seulement à travers une forme mais par une idée. J’ai découvert aussi que les galeries n’avaient pas toujours été blanches et sans âme mais qu’elles avaient été habitées, transformées, modulées et même parfois oubliées et rejetées par les artistes au profit de l'autoédition. Et que être exposé n'a pas toujours été considéré comme un gage de réussite des artistes comme c’est le cas aujourd’hui. J’ai découvert que les artistes faisaient preuve de résistance plus que de soumission face aux institutions, préférant défendre leur art que leur place dans la société. Il est urgent selon moi de redonner de la vie à la création, sans pour autant tomber dans une démocratisation de l’art mais de sortir l’art de son caractère social qui l’enferme et lui retire son caractère hybride, dérangeant. C'est en étudiant l'art conceptuel que j'ai pu me rendre compte qu'il existait une instrumentalisation de la forme du livre d'artiste aujourd'hui. Je suis convaincue que la philosophie des artistes conceptuels serait à remettre au goût du jour, afin de revenir à des principes philosophique plutôt que de se prélasser dans une délectation esthétique. Revenir aux idées plutôt qu'aux couleurs et aux formes, il faut destabiliser ce sentiment d'extase de la chose bien faite matériellement qui nous écarte trop souvent de l'idée qu'elle porte. Revenir aux fondamentaux, à la definition que l'on donne à l'art ainsi qu' à la valeur que l'on accorde aujourd'hui au verbe publier.

141


De la dématérialisation de l’art

Dans mes recherches je n’ai pas trouvé de documents d’archive attestant de la dimension mercantile existant dans les années soixante, et pourtant je suis bien consciente qu’il devait en exister une. J’étais fascinée par ces artistes, Kosuth ou Sol LeWitt, même parfois trop. On m’a dit, « mais tu sais les artistes conceptuels étaient surtout des escrocs ». Peut-être, mais je préfère savoir que l’artiste joue le rôle d’escroc de son propre gré, plutôt que de voir le/la galeriste ou l’éditeur interpréter le rôle de « maquereau », entouré de son harem d’artistes, jouant la comédie de la manipulation médiatique en utilisant les œuvres d'art comme des objets de marketing. J’ai comme le sentiment qu’on a effacé la place de l’artiste dans le genre du livre d'artiste conteporain, qui donne plus d’importance au graphisme, à la façade, au papier cadeau, et qui nous poussent alors à confondre les beaux livres avec les livres d’artiste, discréditant la pratique du graphisme par la même occasion, définissant cette pratique comme embellisseur de concept.

142

Aujourd'hui, il est important pour moi de me poser les questions telles que pourquoi faisons nous les choses et quel est notre rapport au monde en tant que créateur. Suis-je formée à embellir le monde ou bien à réfléchir sur lui ? Je fais le choix de ne pas être une décoratrice. Je ne considère pas ma pratique de graphiste comme un moyen de rendre plus « joli » ou « design » les choses, mais plutôt comme une méthode qui permet de hiérarchiser l'information, de facilité la lecture et d’élaborer des systèmes, des concepts afin de proposer de nouvelles solutions pour mieux transmettre.


au livre d’artiste

C'est pourquoi pour mon grand projet, en m'appuyant sur le travail de Seth Sieglaub, de Lucy Lippard et de Sandberg ainsi que des pratiques éditoriales conceptuelles de ces années là, je souhaiterais étudier et réfléchir sur le processus actuel de la chaîne entre artiste-éditeur-graphiste afin d’en proposer un nouvel ordre, dans le but de replacer l'artiste au centre comme cela était le cas dans les année soixante-soixante-dix. En prenant appui sur les processus et des schémas réalisés par les artistes conceptuels, réfléchir à comment faire évoluer ma pratiques de l'édition, et peut-être celle de l'exposition, en incluant les nouvelles technologies. Ce serait pour moi une manière de refuser le confort du beau afin de m'ouvrir à un monde plus vaste, celui de l'idée.

143


De la dématérialisation de l’art

144


au livre d’artiste

Bibliographie Webographie VidĂŠographie

145


De la dématérialisation de l’art

Bibliographie Première partie Langage, forme et art conceptuel

Pamela M.Lee, Chronophobia on time in the art of 1960 The MIT Press Cambridge, Massachusetts London, England, 2004, Tony Godfrey, Conceptual Art PHAIDON, England, First published 1998

146

Alexander Alberro, Recondering conceptual art, 1966-1977 Cambridge, MA: MIT, 1999. N. pag. Print. Robert Morris, Notes on Sculpture 1-3 Art in Theory 1900 – 2000: An Anthology of Changing Ideas / Institutions and objections-Objecthood and reductivism, p.813-821, édité par Wiley-Blackwell, réédité en 2012. Joseph Kosuth, Art after philosophy Art in Theory 1900 – 2000: An Anthology of Changing Ideas / Institutions and objections-Objecthood and reductivism, p.840-849, édité par Wiley-Blackwell, réédité en 2012. Art&Language, Editorial introduction to Art-Language Art Theory, Institutions and objections, Attitudes to Form, p.873-879 Sol LeWitt, Paragraph on Conceptual Art, Sol Lewitt First published in Art Forum in 1967, Etat-Unis.


au livre d’artiste

Joseph Kosuth, Art after philosophy and after. Collected Writting, 1966-1990 The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, London, England. Edited with an introduction by Gabriele Guercio foreword by Jean-François Lyotard. Peter Goldie, Who is afraid of conceptual art ? Edité par Taylor Francis, novembre 2009, Etat-Unis. Michel Butor, Des mots dans la peinture Edité par Les sentiers de la créations, Albert Skira 1969, France. Elisabeth Geory Keahane, Michel Butor a museum of words ? Article http://www.mhra.org.uk/pdf/wph-9-6.pdf Murielle Vanvillet, Art et langage chez Ernst Cassirer : morphologie et/ou structuralisme ? Hors-série 5 | 2016 : Après le tournant iconique https://imagesrevues.revues.org/3496 Jean Guichard-Melli, Voir, parler, transcrire. Article de la revue Liberté Volume 21, Numéro 2, Mars Avril, 1979, p. 53–60 Littérature et peinture http://id.erudit.org/iderudit/60151ac Audrey Rieber, Le concept de forme symbolique dans l’iconologie d’E. Panofsky, Appareil revues, écrit en ligne, 2008 https://appareil.revues.org/436 Michael Riffaterre, La métaphore filée dans la poésie surréaliste, Langue française, n°3, 1969. La stylistique, sous la direction de Michel Arrivé et Jean-Claude Chevalier. pp. 46-60. Jérôme Dupeyrat, Seth Sieglaub : exposer, publier... Mémoire ENSBA Lyon, Janvier 2012

147


De la dématérialisation de l’art

Cataloguer l'exposition, Checklist of the exhibitions Edition Pliure, Prologue du catalogue d'exposition, 2009, Paris Philippe Parreno, Snow dancing, Janvier 8 mars 1995 Extrait. Tommaso Corvi-Mora, Philippe Parreno au Consortium in Art in America, mai 1995 Stéphane Bérard, Ce que je fiche. Les protocoles expérimentaux dans le catalogue d'exposition. Mémoire rédigé par M.Johann Defer. Université Lyon 2 Lumière. 2010, France

148

Contribution du design aux practiques et aux apprentissages des savoirs dans la culture numérique Edition B42, Valence, ESAD Grenonle/Valence 2011, France.


au livre d’artiste

Deuxième partie Le livre d'artiste un espace multiple Anne Mœglin-Delacroix, Esthétique du livre d'artiste. Une introduction à l'art contemporain Le mot et le reste. Bibliothèque Nationale de France, 2011, France Hermann Hesse, Une bibliothèque idéale. Editions Payot&Rivages, 2012, France Livres d'artistes. L'esprit de réseau. Nouvelle Revue d'esthétique n°2, 2008. Publiée avec le concours du Centre National du livre et de la Maison des sciences de l'homme Paris-Nord, France Le livre et l'artiste. Actes du colloque. Organisé par la Bibliothèque Départementale des Bouchesdu-Rhône et les éditions Le mot et le reste. 11 et 12 mai 2007, France Carolee Schneeman, Cezanne she was a great painter : the second book January1975, unbroken words to women, sexuality creativity language art histoiry, Édité par Tresspuss Press en 1975, New York. George Maciunas, Flux paper events Édité par Hundertmark en 1976, Allemagne. Hans Ulrich Obrist, Les voies du curating Manuella Editions, octobre 2015, France. Henri-Pierre Jeudy, Exposer, exhiber. Les éditions de la villette, 1995, France. Société Anonyme, SKOR codex 2002, Amsterdam

149


De la dématérialisation de l’art

Troisième partie Le livre d'artiste un espace multiple Lire à l'écran Contribution du design aux practiques et aux apprentissages des savoirs dans la culture numérique Edition B42/ Valence, ESAD Grenonle/Valence 2011 Annet Dekker, Sustainable archiving of born-digital cultural content Virtual Platform, 2010, Pays-Bas Kinga Olesiejuk, PhD research Conservation in the view of "dematerialization" of contemporary work of art Academy of Fine Arts, Krakow, 2014, Pologne.

150

Twan Eikelenboom, Print out the Internet en conversation avec Florian Cramer Annet Dekker, Virtual Platform, 2010, Pays-Bas Société Anonyme, SKOR codex 2002, Amsterdam, Pays-Bas


au livre d’artiste

Webographie Quand les attitudes deviennent forme. Exposition d’objets, documentation, livres d’artistes dont Sol Lewitt, Robert Morris, Bruce Nauman, Laurence Weiner http://www.artistikrezo.com/2013040812182/actualites/ art/quand-les-attitudes-deviennent-forme-berne-1969venise-2013-fondation-prada.html Stéphane Bérard, Ce que je fiche. Extraits du livre d’artiste http://questions-theoriques.blogspot.fr/2008/10/stphanebrard-ce-que-je-fiche-ii_21.html Site de référence de livres d’artistes http://www.artistsbooksonline.org/index.html Exposition Zero: Let Us Explore the Stars, 4 Jul - 8 Nov 2015, Stedelijk, Amsterdam http://stedelijk.nl/en/exhibitions/zero-let-us-explore-thestars Experimental publishing Informed By Digital Technology, catalogue digital de livre d’artistes contemporains. http://p-dpa.net/ Livre d’artiste e-books , Edition Bat avec François Aubart, Jérôme Dupeyrat, Charles Mazé, Camille Pageard, Benjamin Seror et Coline Sunier. Diffusé par Les presses du réel http://f-u-t-u-r-e.org/ Sans niveau, ni maître. Cabinet du livre d’artiste Edition incertain sens https://www.sites.univ-rennes2.fr/arts-pratiques-poetiques/ incertain-sens/fiche_boite_snnm.htm

151


De la dématérialisation de l’art

Interview de Mathieu Copeland sur la sixième édition de la programmation Satellite du Musée du Jeu de Paume, par Édouard Montassut https://www.zerodeux.fr/interviews/entretien-avec-mathieucopeland/ N°3 Vers de nouvelles formes éditoriales. édition échappées, ESA pyrénées http://echappees.esapyrenees.fr/ Digital artist handbook, News paper about digital art http://digitalartistshandbook.org/self-publishing-in-thedigital-age/ 152

Open source publishing http://osp.kitchen/about Online pHD atour des problématique lié aux nouveaux médias https://www.incca.org Voyager Golden record https://fr.wikipedia.org/wiki/Voyager_Golden_Record Institut d’art contemporain Villeurbanne/ Rhône-Alpes http://i-ac.eu/fr/artistes/84_lawrence-weiner Digital artist hand book http://digitalartistshandbook.org/ Projet Unding the book http://unbindingthebook.com


au livre d’artiste

International Network for the conservation of contempory art https://www.incca.org Stéphane Reboul, Typologie pragmatique de la reprise des livres d’artiste d’Ed Ruscha https://marges.revues.org/115 Art conceptuel. Une sélection de livres d’artistes (19681971) en hommage à Seth Siegelaub Les Abattoirs et FRAC Midi-pyrénées http://www.lesabattoirs.org/pdf/bibliographies_pdf/biblio1014-Art_Concept.pdf Projet Hyper photo http://www.hyper-photo.com/hyperpano/babel_paris_ brueghel/index.html The image mixer project www.oyonale.com/imagemix Jekyll and Hyde Augmented Reality Book https://www.youtube.com/watch?v=PGrqp1LXKSg Projet Gutenberg- free books http://www.gutenberg.org/wiki/Main_Page Archives contemporaines gratuites http://ubu.com/ Studio Lust https://www.lust.nl/ https://vimeo.com/31793671

153


De la dématérialisation de l’art

Vidéographie Conférence de Anne Moeglin sur son livre Esthétique du livre d’artiste ou introduction à l’art contemporain à la Bibliothèque de Lyon http://indexgrafik.fr/naissance-du-livre-dartiste-annemoeglin-delcroix/ Conférence de Gilles Deleuze à la Femis le 17 mai 1987. « Qu’est-ce que c’est avoir une idée au cinéma ? » https://contemporaneitesdelart.fr/quelle-place-pour-larten-ce-xxieme-siecle/gilles-deleuze-quest-ce-que-lacte-decreation/ Entretien avec Roger Chartier, Le livre : son passé, son avenir 2008 http://www.laviedesidees.fr/Le-livre-son-passe-son-avenir. html 154

Entretien avec Jerome Dupeyrat, Pratiques alternatives à l’exposition 2009 http://indexgrafik.fr/art-edition-jerome-dupeyrat/ Interview Vilém Flusser, 1988 au sujet de la révolution technique https://www.youtube.com/watch?v=lyfOcAAcoH8 Marshall Mcluhan Full lecture : The medium is the message 1977 https://www.youtube.com/watch?v=ImaH51F4HBw


au livre d’artiste

155


De la dématérialisation de l’art

156


au livre d’artiste

157 Je remercie tout particulièrement Alain Cueff, pour m'avoir accompagner tout au long de ce mémoire sans baisser les bras, je suis en pleine lecture de Panofsky, mieux vaut tard que jamais. Patriçia Abecassis, pour avoir toujours été un soutien, pour le temps qu'elle m'a consacrée, son énergie et sa patience. Aymeric Mansoux, pour son enseignement et ses réponses précieuses sur l'archive contemporaine. Mathieu Coppeland, pour m'avoir ouvert les yeux sur les pratiques contemporaines de l'édition et de l'exposition. Henri Leutner, pour son soutient de tous les jours. Steve Rushson, thanks to you and your classes, you have been a real source of inspiration. Delphine Bedel, pour me donner la chance de continuer mes recherches pour mon grand projet pendant mon stage prévu cet été à Amsterdam Jean-Christophe Vidé, pour avoir toujours été un soutien, même loin. Nicolas Voireau, pour avoir réussi à me supporter depuis trois ans.


De la dématérialisation de l’art

158


au livre d’artiste

159

Achevé d' imprimer Paris, 18 mai 2017 Ensad, Paris 31 rue d'Ulm 75005 Paris ©Noémie Vidé


Ce mémoire traite du langage dans l’art puis de l’arrivée des artistes conceptuels aux ÉtatUnis dans les années soixante à quatre-vingts. Je m’interroge sur la création du genre du livre d’artiste et sur les paradoxes qui l’entoure.Il s’ouvre sur les problématiques de l’archive, de la pérennité de l’imprimé, et sur les alliances possibles entre l’analogique et le numérique autour du livre d’artiste contemporain.


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.