G.I.V.E. Héroïsmes

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G É N É R O S I T É • I N N O V A T I O N • V A L E U R • É M O T I O N

« LES ACTES HÉROÏQUES NOUS OUVRENT DES VOIES » P.13


CHRISTIAN ROUX La Gardienne, 2020 Mine de plomb sur papier Courtesy de l’artiste

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IL LU STRAT ION © CH RISTIA N RO UX - «  HISTO RIE TT ES À PIO CH ER  » , À PA RAÎT RE E N O CTO BRE 2 0 2 0 AU S EUIL J EUN ES S E

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m a n i f e s t e

CÉLÉBRER LES NOUVEAUX

HÉROÏSMES DES PLUS EXTRAORDINAIRES AUX PLUS ORDINAIRES MÉDECINS, INFIRMIERS, AIDES-SOIGNANTS, BRANCARDIERS…

EN DANGER

PARFOIS

POLICIERS, ÉBOUEURS,

LES PLUS FRAGILES,

CAISSIERS,

LES HÉROS SONT DANS LES FOYERS

LES HÉROS SONT

LES HÉROS SONT À L’HÔPITAL KIOSQUIERS, POMPIERS, AGENTS DE SÉCURITÉ, FLEURISTES, BOULANGERS,

BÉNÉVOLES

EN TOUS GENRES…

LES HÉROS SONT RESTÉS AU CONTACT

DES PLUS ÂGÉS, DES PLUS FRAGILES

DANS LES EHPAD

HÉROS

AUSSI LES CONFINÉS

RESPECTUEUX

CE NUMÉRO HONORE LEUR COURAGE CÉLÈBRE LEURS ACTIONS ET S’INSPIRE DE LEUR PUGNACITÉ

POUR IMAGINER LE MONDE D’APRÈS.

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L E M A G A Z I N E G . I .V. E . G É N É R O S I T É . I N N O VAT I O N . VA L E U R . É M OT I O N U N E C R É AT I O N O R I G I N A L E D U C R E AT I V E S T U D I O D E C O N D É N A S T F R A N C E E S T U N E P U B L I C AT I O N E D I T É E PA R L E S P U B L I C AT I O N S C O N D É N A S T S A 3 , AV E N U E H O C H E , 7 5 0 0 8 PA R I S

Couverture de Jean-Charles de Castelbajac

G . I .V. E . :

Président

Rédaction en chef

et Directeur de la publication

Sarah Herz, Thomas Erber

Javier Pascual del Olmo Directrice financière

avec une pensée pour Bérénice de Brondeau Direction artistique

Isabelle Léger Directrice juridique

Géraud Feybesse avec Pierre P.  Marchal Maquette

Joëlle Cuvyer Directrice

Maëlle Mukunthan, Jean-Sébastien Barrais, Manon Beyer, Yara Kazan

du Creative Studio France

Secrétariat de rédaction

Sarah Herz

Sophie Hazard, Anne Pauly Direction de projet

Directeur de la production et de la distribution

Adélia Alati Responsable commerciale

Francis Dufour Directrice de la communication

Marta Garcia Alfonso mgarciaalfonso@condenast.fr

Bernie Torres

REMERCIEMENTS :

ONT COLL ABORÉ À CE NUMÉRO : Journalistes :

Maria Amsaadi, César Ancelle-Hansen, Charlotte Angot, Isabelle Autissier, Delli Avdali, Nathalie Azoulai, Franklin Azzi,

Victoire Aubertin, Caroline Hamelle,

Agnès B., Djamila Benchabir, Émilie Bonet, Bénédicte Burguet,

Julie Quelvennec, Marie Pointurier Photographes :

Alexandre Cammas, Alison Chekhar, Mauro Colagreco, Béline Dolat, Julien Dollet, Émilie Félix, Isaac Getz, Joseph Ghosn, Éric Hazan,

César Ancelle-Hansen, Samuel Kirszenbaum,

Joël Janiaud, Marie Kalt, Béatrice Korc, Benjamin Lamblin, Daniela Litoiu,

Benjamin Loyseau, David Paige Illustrateurs :

Emmanuel Lopez, Pierre-François Le Louët, Maeva Lucet, Laurent Marbacher, Christine Marchal, Alexandre Mars, Sophie Nauleau,

Kelly Beeman, Gill Button, Victor Cadene, Jean-Charles de Castelbajac,

Lucien Pagès, Patricia Pincé de Solières, Cédric Rabais, Hubert Richa,

Matthieu Cossé, Joseph Delhomme, Bérénice Golmann, Florent Groc, Richard

Guillaume Salmon, Alexandre Sap, Maddy Scheurer, Anaïs de Senneville,

Haines, Dorian Jude, Inès Longevial, Stéphane Manel, Alexandre Benjamin

Isabelle Stanislas, Marc Solier, Thibaut Tenailleau, Didier Tolet,

Navet, Natacha Paschal, Adrien Pelletier, Andy Picci,

Aude d’Ussel, Antoine Vaccaro et Laurie Verrier Fernandes

Christian Roux, Léopoldine Siaud, Léa Taillefert et Christina Zimpel

W W W.VA N I T Y FA I R . F R /G I V E

C O N TA C T É D I TO R I A L sherz@condenast.fr C O N TA C T C O M M E R C I A L mgarciaalfonso@condenast.fr

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ILLU STRAT ION © DO RIA N JU DE

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DORIAN JUDE Jour 11 - Hiberner, 2020 Crayon de couleur sur papier Courtesy de l’artiste

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IL LU STRAT ION © JE AN -CH A RL ES DE CASTE LB A JAC

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JEAN-CHARLES DE CASTELBAJAC Je s’aime à tout vent, 2020 Feutre sur papier Courtesy de l’artiste

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PRINCIPE D’EXPOSITION

NOMADE PAR

PI E R R E P. MARCH AL

Sous l’acronyme @JPPM.fr, Pierre P. Marchal crée le Never Ending Mood-Board sur Instagram en 2014, performance quotidienne et curation numérique en continu. En 2017, il fonde son studio de direction artistique et de curation pour différents projets magazines ou digitaux.

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a curation dans l’art a considérablement évolué ces dernières années avec l’essor des réseaux sociaux, devenus plateformes de promotion professionnelle où nos envies et fantasmes se traduisent et se comptabilisent à coup de likes, swipes, commentaires et partages. Ainsi, les artistes reconnus de l’ère prédigitale, ont eu la possibilité d’élargir et de transformer leurs champs d’action pour ne pas retomber dans l’anonymat, alors que des artistes jusque-là inconnus sont devenus de puissants acteurs de l’art en quelques posts, utilisant Instagram comme un support d’exposition continu, une plateforme de partage sincère et une place marchande pour vendre leur production. La curation devient dès lors intuitive puisqu’elle n’est plus uniquement l’apanage du monde de l’art.

Cette exposition est faite de cartes blanches. Ces artistes ont « mis en art » le contexte de crise. Ou ils ont simplement continué à rêver : Kelly Beeman, In bed, depuis Brooklyn, p. 176 Gill Button, Feline sisters et Hidden with birds, depuis Londres, p. 142 Victor Cadene, Polyphonie, depuis Vernou-la-Celle-sur-Seine, p. 156 Jean-Charles de Castelbajac, Je s’aime à tout vent, depuis Paris, p. 6 Matthieu Cossé, Chat doré, depuis Paris, p. 152 Joseph Delhomme, Confiné 15, depuis Paris, p. 164 Thomas Erber, Allô Christophe, depuis le Château de Mémillon, p. 178 Bérénice Golmann, X-ing, depuis Portland, p. 148 Florent Groc, Inquiétudes sucrées salées, depuis Marseille, p. 96 Richard Haines, NYC and me, depuis Brooklyn, p. 173 Dorian Jude, Jour 11 - Hiberner, depuis Paris, p. 5

Après le « rêve américain » nous découvrons le « rêve digital subjectif ». Subjectives mais pertinentes, ces nouvelles mécaniques de curation ne sont pas sans fondement : il faut éduquer son regard, aiguiser sa curiosité et comprendre ses classiques… Depuis six ans, j’utilise Instagram comme outil de recherche pour découvrir des talents artistiques. Dans ma galerie JPPM, j’ai créé une « exposition quotidienne » qui juxtapose tous les arts, tous les esprits et tous les imaginaires.

Inès Longevial, Escargot sur pied, depuis Bayonne, p. 145 Stéphane Manel, Kimberley 78, depuis Paris, p. 82 Alexandre Benjamin Navet, Jeux d’intérieur, depuis Paris, p. 100 Natacha Paschal, Selfie in Mapa glove, depuis Paris, p. 140 Adrien Pelletier, Mains fortes, depuis Paris, p. 38 Andy Picci, You are my quarantine, depuis Lausanne, p. 12 Christian Roux, La Gardienne, depuis Paris, p. 2 Léopoldine Siaud, Bored with class, depuis Paris, p. 9 Léa Taillefert, Do touch me, please, depuis Suresnes, p. 170

C’est par ce regard singulier, que j’ai – par la suite – monté divers projets d’expositions physiques et digitales pour des centres d’arts, des galeries et des marques. Notre besoin de rêve n’aura jamais été aussi fort. Il n’aura fallu que 3 heures à ces 20 artistes en confinement pour répondre « oui ! » à notre invitation extraordinaire. Alors que les chanteurs multiplient les concerts depuis leur cuisine et les intellectuels participent à de multiples débats en live, que font nos artistes ? Ils créent.

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Christina Zimpel, Under my tree, depuis Brooklyn, p. 168

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« Notre besoin de rêve n’aura jamais été aussi fort. »

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LÉOPOLDINE SIAUD Bored with class, 2020 Feutre et aquarelle sur papier Courtesy de l’artiste

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Médecins, soignants, mais aussi livreurs, fleuristes, policiers… Reportage et réflexion sur ces héros révélés par la crise sanitaire.

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ANDY PICCI You are my quarantine, 2020 Photographie et 3D Courtesy de l’artiste

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POURQUOI AVONS-NOUS

BESOIN DE

HEROS? INTERVIEW DE

J O Ë L JANI AUD

Face à la crise, nous avons tendance à chercher des personnes providentielles, des figures rassurantes : ce sont les héros. Les héros sont ceux qui incarnent le groupe, ses valeurs, son identité. Les cités grecques de l’Antiquité avaient généralement leur héros fondateur. On racontait que les héros, après leur mort, étaient accueillis par les dieux. Le mot grec hếrôs veut d’ailleurs dire « demi-dieu », ou « homme divinisé » : le héros est un être remarquable, que l’on invoque pour se rassurer, se rassembler, se donner du courage.

Joël Janiaud est un écrivain et philosophe français, auteur de Simone Weil : l’attention et l’action, Singularité et responsabilité et d’Au-delà du devoir, l’acte surérogatoire. Il a reçu, pour ce dernier ouvrage, la médaille d’argent du Prix La Bruyère de l’Académie Française, en 2008, destiné à l’auteur d’un ouvrage de philosophie morale.

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catastrophes. Dans le rituel des balcons, il y a donc une gratitude assez logique à l’égard des personnes qui risquent leur vie, une manière de leur communiquer l’énergie du groupe, et une manière pour ce groupe de se fédérer autour de ses héros. De tels moments permettent aussi de faire le point sur l’image que l’on a du monde médical. Ce monde a été beaucoup remis en question, parce que son autorité, comme toutes les autorités, est questionnée, et cette crise le montre encore : soupçons envers les experts, envers l’industrie pharmaceutique, etc. Mais la crise rappelle aussi le dévouement du corps médical et des soignants en général ; elle nous remet à l’esprit l’utilité et la difficulté de leur travail, que l’on risque toujours d’oublier.

On met beaucoup en avant les invisibles (les caissiers, les livreurs...) qui deviennent indispensables à notre survie : peut-on parler de héros ordinaires ?

e héros allège-t-il l’incertitude dans laquelle le monde est plongé ? En quoi nous aide-t-il ?

Oui. Cette idée de « héros ordinaire » n’est pas nouvelle, mais elle est vraiment venue au premier plan lors de cette crise. La culture anglo-saxonne, et particulièrement américaine, a mis en avant les everyday heroes (les « héros de tous les jours »), dont les symboles sont les pompiers de New York le 11-Septembre, mais aussi les anonymes qui s’engagent pour des causes altruistes. Nous pouvons aussi penser au « soldat inconnu » qui représente les héros discrets du front, et à toutes ces femmes qui ont permis, pendant la Grande Guerre, la survie de la France par leur travail quotidien. On peut remarquer que l’héroïsme a toujours été ambigu : d’un côté le héros est une figure extraordinaire, qui réalise des exploits inaccessibles au commun des mortels – comme les douze travaux d’Hercule – mais, d’un autre côté, le héros incarne des vertus que chacun d’entre nous peut aussi cultiver : courage, persévérance, altruisme… Potentiellement, nous pourrions tous être des héros ! Et peut-être que beaucoup le sont, mais qu’on ne les voit pas, en général, parce que leur rôle est discret. Dans ce cas, le héros, ce n’est pas forcément la personne qui accomplit un exploit spectaculaire, mais la personne qui fait son travail ordinaire dans des conditions difficiles. Elle ne restera peut-être pas dans les livres d’histoire, mais elle fait quelque chose d’important. Et quand on y réfléchit, on prend conscience que bien des rôles sociaux, parfois ingrats, méritent notre respect : les éboueur(euse)s, caissier(e)s, enseignant(e)s, agriculteur(trice)s… Par-delà l’aspect spectaculaire de l’héroïsme, il y a donc quelque chose de plus important : l’attention portée à l’autre, à l’utilité, à la pénibilité de son travail. Nos démocraties ont peut-être moins besoin de grandes figures héroïques que d’une attention à la dignité des personnes et des métiers. Si, à chaque crise, on désigne des « héros » pour les oublier ensuite, c’est un peu dommage…

Une crise nous confronte à de l’inconnu, de l’insécurité, mais aussi au risque de l’impuissance. On a le sentiment de subir les événements, de ne pas avoir de prise : c’est le cas en temps de guerre, d’épidémie, ou encore de catastrophe naturelle. Le héros se situe, lui, dans l’action : il affronte le problème, il fait face. Le héros ancien est très souvent un guerrier : il incarne la résistance du groupe, la volonté, le courage. Il est de ceux qui risquent leur vie pour trouver une issue. Lors de la pandémie, on a retrouvé cette référence à la guerre, par exemple dans des discours présidentiels. Si nous sommes en guerre, il y a celles et ceux qui sont en « première ligne », qui affrontent le danger au plus près, et qui sont les soignants. Il y a aussi celles et ceux qui, en « deuxième ligne », continuent leur travail pour faire fonctionner le pays. Ces personnes sont dans l’action alors que la majorité d’entre nous est confinée. Chacun a son rôle, mais le « héros » est au front, et paie de sa personne : sa présence est rassurante, à la fois concrètement, parce qu’il affronte la crise et symboliquement, parce qu’il nous montre que nous avons une prise sur les événements, que tout n’est pas perdu. Les héros et les héroïnes sont aussi, du coup, des personnes qui ont de l’audace, de l’imagination, qui ouvrent des possibles. Ainsi, pendant l’Occupation, des personnes ont trouvé des solutions ingénieuses pour protéger des juifs ou pour organiser des réseaux de résistance. Les actes héroïques nous ouvrent des voies.

Pourquoi cette sacralisation du monde médical ? Le monde médical est en première ligne dans cette crise, non seulement parce que les soignants affrontent le danger, sauvent des vies, mais aussi parce que des chercheurs et chercheuses travaillent d’arrache-pied pour trouver des remèdes et un vaccin. Ce sont des fonctions dont on perçoit bien l’utilité dans ce contexte, comme celle des policiers face aux attaques terroristes, ou des sauveteurs et pompiers lors de

Un héros est – par définition – un être qui se transforme. Allons-nous nous transformer nous aussi, à l’issue de cette crise ? Vous nous rappelez qu’un héros, ou une héroïne, ce n’est pas seulement quelqu’un qui réalise des choses extraordinaires,

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c’est aussi le personnage principal d’une histoire, le « héros » d’un film ou d’un roman. C’est un personnage qui vit des péripéties et qui se transforme. En ce sens, nous sommes tous les héros de notre propre histoire, et notre histoire individuelle se mêle à des événements collectifs. Une telle crise est donc une occasion de se mettre en question, à la fois individuellement et collectivement. C’est un moment où l’on peut remettre des choses à plat : les priorités de nos vies, les priorités de nos sociétés. Quelle place pour la solidarité, le lien social ? Quelle économie pour demain ? C’est d’ailleurs une crise qui a obligé beaucoup d’entre nous à rester à la maison, à vivre et travailler différemment. Ce retour chez soi peut être l’occasion d’un retour sur soi : quelles sont mes priorités personnelles ? Quel sens puis-je donner à ma vie ?

Quels sont les héros de fiction qui peuvent inspirer, donner du courage dans ce temps incertain ?

« Les actes héroïques nous ouvrent des voies. »

J’aurais tendance à mettre en avant des personnages qui nous montrent une certaine complexité humaine. Les héros trop parfaits et trop lisses appartiennent à la légende et à la propagande. La statue du héros triomphant dissimule parfois un dictateur, comme Staline. Certains héros de fiction nous montrent une humanité plus subtile et plus inspirante. Certains héros de Victor Hugo incarnent ainsi une humanité à la fois courageuse et sensible, comme Jean Valjean dans Les Misérables, ou Gilliatt dans Les Travailleurs de la mer : des hommes bourrus et altruistes. Jean Valjean est un héros qui tâche d’évoluer, d’aider autrui et d’échapper à un destin social. Des héros qui font preuve d’audace peuvent nous inspirer. Je citerais volontiers les héroïnes mises en scène par Pénélope Bagieu dans ses bandes dessinées Culottées. Ce ne sont pas des héroïnes de fiction, mais des femmes réelles qui ont bravé des interdits, lutté contre les préjugés pour vivre leur vie. Aucun de ces personnages n’est parfait ou lisse. La fiction et l’histoire peuvent nous apporter le sens de la complexité. Même les superhéros, qui affrontent les crises avec une puissance surhumaine, ont aussi un côté fragile. On peut y voir une humanité en mutation, qui s’interroge sur elle-même. La crise du coronavirus nous rappelle que le monde est complexe, et que nous avons besoin de nous informer, de réfléchir pour éviter les fausses informations et faire des choix éclairés. Les héros de romans policiers, qui cherchent patiemment la vérité, qui se méfient des apparences, qui prennent le temps de l’enquête, peuvent ainsi nous inspirer. Ils peuvent être très rationnels, comme Sherlock Holmes, ou très intuitifs, comme le commissaire Adamsberg dans les romans de Fred Vargas, qui est un rêveur, sensible et humain. Nous avons donc bien d’autres sources d’inspiration que l’héroïsme guerrier des temps anciens. ❚ Propos recueillis par Sarah Herz

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PREMIÈRE

LIGNE PROPOS RECUEILLIS PAR

PHOTOS PAR

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«  On se croirait dans Un Jour sans fin. » Thibaut Tenailleau, jeune directeur de l’hôpital franco-britannique de Levallois, cite cette comédie du temps qui s’arrête, pour désigner – avec des yeux malicieux et fatigués par des semaines sans précédent – l’incroyable quotidien de son hôpital. « Depuis la crise, ajoute-t-il, nos repères dans le temps ont considérablement changé, tout a volé en éclats. » Et surtout une révolution a eu lieu. En quelques jours, cet hôpital, qui rassemble 140 métiers et des dizaines de spécialités a réuni toutes ses équipes et ses énergies autour d’un seul but : accueillir des malades touchés par le Covid-19 et surtout ouvrir une unité de réanimation pour délester les établissements surchargés de l’Assistance publique. C’est l’histoire de tout un hôpital que nous avons voulu raconter ici. Comment Thibaut Tenailleau et son équipe ont-ils ajusté leur organisation, mobilisé leurs compétences, fait bouger les mentalités et la signification du mot « espoir » pour remplir leur mission de soignants et sauver la vie de leurs patients ? Rencontre avec ceux et celles qui ont rendu ce miracle possible.

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THIBAUT TENAILLEAU

Directeur général de l’hôpital franco-britannique « On a tous été un peu dans le déni. Au début, on a tous été devant ce cataclysme. On a une organisation prévue pour gérer des crises dans l’hôpital, mais là, on ne pouvait plus prévoir le coup d’après. À 48 heures près, on aurait pu se retrouver dans une situation incontrôlable. Je me souviens de ce vendredi soir où il a fallu trouver les ultimes solutions pour avoir les lits suffisants. Dans ce genre de situation, tout compte : le nombre de lits bien sûr, mais aussi le matériel biomédical, le volume de personnels soignants, les compétences… Une infirmière de chirurgie n’est pas une infirmière de réanimation. On s’est réunis avec les anesthésistes, les médecins, les cadres hospitaliers… et on s’est demandé : est-ce que c’est possible, pas possible et à quelles conditions ? Et c’est là que j’interviens, faire en sorte que cela devienne possible. Ce que j’ai retenu de ces quatre semaines ? D’abord, j’ai pris conscience de tous les problèmes qui sont d’ordinaire moins visibles : les problèmes de matériel, de planning… Dans ce contexte d’urgence absolue, il faut agir, réagir, en continu. Il a aussi fallu accélérer la communication de toutes les informations. Cette crise a permis d’avoir un regard nouveau sur les équipes : on a vu des leaders émerger, des personnalités se révéler. J’ai pu entrer en contact avec un plus grand nombre de personnes, de corps de métiers. Nous avons vécu une incroyable expérience collective. Ce qui m’inquiète, c’est le temps d’après. Avons-nous été héroïques ? Pour moi, la question est plutôt : avons-nous fait naître des vocations pour aller travailler dans les Ehpad ou les hôpitaux ? C’est ça le rôle du héros, créer des vocations. Je souhaite de tout cœur que cette crise redonne de la valeur sociale à l’hôpital. Et du respect. Pour tous les métiers qui le constituent. »

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CÉDRIC RABAIS

DIDIER TOLET

« Quand j’ai commencé à travailler au bloc de réanimation, j’ai essayé d’aider au mieux les équipes. J’ai assisté à la transformation du bloc opératoire en pôle de réanimation, et on a vu alors beaucoup de malades ne pas revenir. On n’est pas habitués à ça. Notre équipe est très soudée, alors cela nous a permis de tenir. Ma crainte ? On n’est même pas testés, on ne sait même pas si on est malades ou pas. Ça n’est pas évident de reprendre une vraie vie quand on sort de l’hôpital. Mais on sait qu’on n’a pas fait tout ça pour rien. On a essayé d’accompagner au mieux nos malades, parfois jusqu’à la fin. »

« Je n’ai pas eu peur d’accompagner des malades. On a dû apprendre de nouveaux gestes de protection, d’hygiène. Je travaille dans de nombreux établissements, donc je suis habitué à m’adapter. Mais là, ce qui était très nouveau, c’est la proximité avec la mort. J’ai vu de nombreux malades décéder rapidement devant moi. J’ai craqué plusieurs fois et cela m’a fait du bien. C’est difficile d’en parler, de partager ses émotions, je n’y arrive pas vraiment. Et puis on n’a pas le temps. Car ces gestes ralentissent toutes nos interactions avec les patients, on doit s’habiller, se protéger avec du matériel spécial. Avec nos masques, nos combinaisons, les relations changent aussi. On essaie de sourire avec les yeux, pour leur montrer qu’on est là, à leurs côtés pour les soutenir. Nous aussi on a besoin de soutien, bien sûr. Les réactions des gens tous les soirs à leurs fenêtres font vraiment du bien, cela me donne de l’émotion. On a l’impression que nos rôles sont enfin un peu valorisés. Je ne demande pas plus d’argent, je demande de la reconnaissance. Vous savez, moi, j’accompagne mes malades du matin au soir, de leur toilette à leur dîner, un simple merci me fait un bien énorme. Plus de respect, ce sera peut-être une conséquence de tout ça… Enfin, je l’espère. »

Brancardier au service des urgences

Aide-soignant au service des urgences

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DJAMILA BENCHABIR

Infirmière du service de chirurgie orthopédique

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« Au fil des heures, notre bloc opératoire s’est transformé en service de réanimation. On a assisté à cette transformation fulgurante et il m’a semblé évident que je devais prêter mainforte à l’équipe. On ne s’est pas posé de questions avec mes collègues. Je suis infirmière en chirurgie orthopédique depuis vingt ans, je n’ai pas d’expérience en réanimation même si on a les gestes quand on fait de la traumatologie. Mais là, ce qui était nouveau, c’était la transformation si rapide de l’état de ces patients atteints du Covid-19. D’une heure à l’autre, tout pouvait s’aggraver. On a appris à travailler avec de nouvelles équipes médicales, à se connaître… Un pédiatre a quitté son service pour faire de la gériatrie au bloc. Tout le monde a été soudé pour rendre la prise en charge des malades possible. Est-ce que je me suis demandé si j’allais y arriver ? Je n’ai pas eu le temps, et surtout mon mari a permis que je m’investisse dans cette épreuve. Ce qui a été le plus dur ? Voir partir autant de malades, parfois seuls car les familles n’étaient pas autorisées au début. Le rôle d’une infirmière, c’est aussi d’accompagner les malades jusqu’au bout. Notre statut va, je l’espère, être revalorisé, mais les infirmières se battent depuis des années pour ça. Mon héros dans la vie ? Hulk, car c’est un scientifique et qu’il est prêt à tout casser pour changer les choses. »

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HUBERT RICHA

Chef de service de chirurgie digestive « Je fais partie des – nombreux – médecins qui ont été contaminés. Au début, les symptômes étaient assez légers et puis, au bout d’une semaine, de sérieuses difficultés respiratoires sont apparues. Un scanner a montré de vraies lésions pulmonaires. Ma dépendance à l’oxygène devenait totale. Je n’arrivais plus à respirer mais je savais qu’il fallait passer quinze jours pour être tranquille. Au septième jour, alors qu’en parallèle l’unité de réanimation voyait le jour à l’hôpital, j’ai compris qu’il fallait faire des choix. J’ai beaucoup discuté avec les équipes d’anesthésie et nous avons décidé que je ne serais pas intubé, c’est-à-dire plongé dans un coma artificiel, malgré le protocole en vigueur à ce moment-là de la crise. Il faut comprendre que les connaissances sur cette maladie évoluent d’un jour à l’autre car les anesthésistes échangent beaucoup de données, d’un hôpital à l’autre. J’ai eu la chance d’avoir été accompagné par une équipe d’une incroyable humanité. Je suis chef de service, des infirmières de mon service (chirurgie digestive) se sont portées volontaires pour travailler dans l’unité de réanimation, l’entraide a été formidable. La cohésion totale. Je ne sais pas comment cette équipe a fait pour agir avec autant de bienveillance et de générosité. Ce qui s’est passé ici est complément étranger au système administratif. Une telle énergie individuelle qui se rassemble autour du groupe, ça devient héroïque, épique. Car en médecine, on apprend une chose essentielle : l’être humain en souffrance est la priorité. Cette situation extraordinaire a engendré des actions extraordinaires. »

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MAEVA LUCET

Infirmière en chirurgie digestive « Cela fait huit ans que je suis infirmière en chirurgie digestive. Quand j’ai décidé de rejoindre la réanimation, je suis devenue une machine. Il a fallu que j’apprenne très vite, que je retienne une multitude d’informations. En réanimation, chaque geste compte et peut être fatal, car les malades sont très fragiles. Je me suis dit qu’il fallait tout absorber, le plus vite possible, sans me poser de questions. Je voulais être la plus efficace possible, être au rendez-vous. Est-ce que j’ai eu peur ? Non. J’étais très protégée dès l’ouverture du service de réanimation. Je me suis sentie en sécurité. Mon entourage s’inquiète bien sûr, mais j’ai confiance et puis surtout, j’ai le sentiment d’être utile. Mais je ne dors pas bien, il m’arrive souvent de faire des cauchemars, de rêver à mes malades en réanimation. Plus rien n’est comme avant. »

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MARC SOLIER Anesthésiste-réanimateur

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« J’ai vécu plusieurs phases. La première était très stressante. Les médecins ne sont pas habitués à se mettre en danger, à risquer la contamination. J’ai eu beaucoup de mal à dormir au début. Et puis les premiers résultats sont apparus, et ça a été gratifiant. Cette crise nous a appris à travailler de manière plus soudée, moins individuelle. Les résultats étaient le fruit d’une action collective permise par tous les corps de métier de l’hôpital, des aides-soignants, en passant par les infirmières ou les médecins d’autres spécialités. Quand on a décidé de mettre en place l’unité de réanimation, on a montré les gestes de réanimation à tous ceux qui nous ont rejoints. Du vrai compagnonnage, dans une situation de crise et d’urgence. La réanimation exige des gestes de “nursing” (soins élémentaires de bien-être, ndlr) que des membres d’autres services ont pu accomplir pour nous aider. Face à la catastrophe, on s’est tous mobilisés. Les compétences se sont développées parmi tout le personnel, de manière fulgurante. On a encadré au maximum les équipes pour éviter le stress ou la panique. »

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CHARLOTTE ANGOT

Garde d’enfants, touchée par le Covid-19 « Je ne sais pas exactement quand j’ai quitté la réanimation… Depuis que je suis sortie du coma, je fais encore des hallucinations et la notion de temps m’échappe. Je suis une rescapée. Oui, j’en ai conscience. Je croyais que c’était une maladie comme les autres mais j’ai frôlé la mort. Grâce à Dieu. Oui, il a été là, avec moi. Mais surtout grâce aux médecins. De véritables héros. » ❚.

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ADRIEN PELLETIER Mains fortes : les nouveaux bénévoles des Restos du Cœur, 2020 Gouache sur papier Courtesy de l’artiste

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UNORDINARY

PEOPLE À l’heure de la France confinée, ils se lèvent tous les jours pour assurer le bon fonctionnement de la société. Ils font partie intégrante de notre paysage, ces héros invisibles, sans qui le monde s’arrêterait. Nous leur donnons la parole pour qu’ils racontent leur quotidien bousculé.

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LAURIE

23 ANS, LIVREUSE POUR AMAZON EN BANLIEUE PARISIENNE PROPOS RECUEILLIS PAR

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omment êtes-vous devenue livreuse ?

ça me permet de me sentir utile parce que j’aide les gens qui sont confinés à mieux vivre leur confinement. Après, on est plus exposé aux risques et les protections ont mis du temps à se mettre en place.

Ce n’est pas du tout ma formation de base mais cela faisait longtemps que je n’avais pas travaillé, j’en avais besoin et ça me correspondait bien. On est autonome, on part le matin, on fait notre route. Je fais ce métier depuis mi-novembre et ça me plaît, donc pour l’instant, j’aimerais bien continuer.

Le personnel soignant est encensé tous les soirs, qu’en pensez-vous ? Vous sentez-vous aussi, d’une certaine manière, héroïque ?

En temps normal, qu’est-ce qui constitue l’essence de votre activité ?

Héroïque, je n’irais pas jusque-là parce qu’on aide à mieux vivre le confinement mais on ne sauve pas des vies non plus. Et même si, aux yeux de certaines personnes, on se sent très importants, on sait déjà qu’à la fin de ce confinement, malheureusement, ça ne sera plus le cas.

La relation client et le fait de rendre service. Les clients sont toujours très contents de recevoir un colis qu’ils attendent avec impatience. On se sent utile. Je livre souvent les mêmes zones et les mêmes personnes, on s’attache à nos clients.

Ayant vécu de manière plus exposée que les autres, que retirez-vous de cette période trouble ?

Cela a-t-il changé durant le confinement ? On sent une différence d’un point de vue pratique déjà. Les gens sont confinés chez eux, donc ça facilite notre travail puisque la plupart de nos clients sont présents pour réceptionner leur colis. Mais, surtout, on ressent que les clients sont seuls et qu’ils ont besoin de parler. Mon métier est d’autant plus nécessaire en cette période. On doit tous s’occuper ou occuper les autres, pour ceux qui ont des enfants, donc forcément les gens commandent. Maintenant, on nous impose de ne livrer que les premières nécessités mais aujourd’hui, qu’est-ce qu’on appelle une première nécessité ? Une personne âgée qui a besoin d’un livre, un parent d’un coloriage ou un salarié en télétravail d’une cartouche d’encre ? Dans la situation actuelle, tout est nécessaire à la vie de tous les jours.

J’ai de la chance, je n’ai pas eu de cas dans ma famille. Je suis contente d’aller travailler le matin mais, comme tout le monde, j’ai la boule au ventre. J’ai un bébé qui est fragile donc j’ai peur de la voir et de lui transmettre quelque chose. Côté travail, on commence à reconnaître l’importance et la valeur de notre métier alors que, sans cette histoire de virus, on est de simples livreurs. Même si je pense qu’après tout ça, on sera vite oubliés, j’aimerais que les gens se souviennent quand même qu’on a été là pour eux et qu’on essaye de faire notre maximum chaque jour pour leur faciliter la vie.

« On ne sait pas ce que l’on ferait sans vous. »

Votre rapport aux gens a-t-il été modifié pendant la pandémie ? On parle beaucoup des infirmier(e)s, on commence un petit peu à parler des éboueur(euse)s, on parle des caissier(e)s mais c’est vrai que les livreur(euse)s, on les oublie… Certains nous remercient chaleureusement. Encore hier, j’ai livré quelqu’un et un monsieur s’est mis au balcon pour me dire : « On ne sait pas ce que l’on ferait sans vous ! » Mais d’autres nous oublient complètement parce qu’on ne parle pas beaucoup des livreur(euse)s.

Pensez-vous que le monde va changer suite au confinement ? Aura-t-il servi à quelque chose de positif ? Les gens vont peut-être apprendre à respecter et à gratifier des métiers qu’ils sous-estimaient auparavant. J’espère honnêtement que c’est ce qui va se passer mais, en revanche, au niveau de la personne humaine en elle-même, je pense que les gens vont être de plus en plus sauvages. C’est très grave ce qui se passe mais il y a beaucoup de gens qui sont dans la psychose et c’est malheureux. ❚

Avez-vous conscience que, grâce à votre implication, vous avez permis à la collectivité de rendre le confinement plus supportable ? Honnêtement, je suis très contente de travailler. Je ne peux pas rester enfermée donc j’aurais très mal vécu le confinement. Et

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BENJAMIN

45 ANS, FLEURISTE À MAISONS-ALFORT PROPOS RECUEILLIS PAR

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n temps normal, qu’est-ce qui constitue l’essence de votre activité ?

Avez-vous conscience que, grâce à votre implication, vous avez permis à la collectivité de rendre le confinement plus supportable ?

J’ai trois boutiques de fleurs sous enseigne à Maisons-Alfort. Notre quotidien consiste à servir nos clients et à les accompagner dans tous les événements forts de leur vie, mais aussi à les aider pour les jardins, les intérieurs ou encore la décoration. Nous proposons aussi beaucoup d’ateliers. Notre métier évolue beaucoup malgré tout. Et, il va évoluer d’autant plus avec ce qui s’est passé.

Je n’en avais pas du tout conscience. Ce sont les messages de soutien, de remerciements et tous les retours positifs que l’on reçoit chaque jour plébiscitant la démarche, qui nous ont fait prendre conscience de ce qu’on était en train de faire. Tout à l’heure, il m’est arrivé quelque chose de rigolo. Une cliente a passé une commande pour tous ses voisins de l’immeuble. Nous livrons donc à l’adresse et elle fera elle-même la répartition dans l’immeuble. C’est génial de savoir qu’il y a des histoires derrière chaque livraison de fleurs.

Cela a-t-il changé durant le confinement ? En fait, il faut savoir que pendant les trois premières semaines du confinement, nous n’avons rien fait. Sous le choc après l’annonce du Premier ministre à 20 heures le samedi 14 mars, nous avons donné, avant de fermer nos portes, toutes nos fleurs aux maisons de retraite, à la mairie et aux hôpitaux notamment l’hôpital Henri-Mondor qui est juste à côté de chez nous. Personnellement, j’ai mis du temps à m’en remettre. Ce qui venait de se passer était extrêmement violent pour tout le monde. Et c’est effectivement plus tard qu’on s’est demandé comment on pouvait aider, à notre échelle, et participer à l’effort collectif. Apporter notre pierre à l’édifice. À ce moment-là, beaucoup de commerçants réinventaient leurs marchés, comme mon primeur qui a commencé à livrer à domicile. Nous avons donc décidé de faire la même chose. Il était par contre hors de question de faire du commerce à tout prix, sans prendre en considération ce qui se passait. Nous avons donc décidé de privilégier les horticulteurs français pour lesquels la saison est un véritable désastre, car ils ont dû tout arracher. Enfin, une autre évidence était de proposer aux salariés de ne venir que s’ils le souhaitaient.

«N ous avons donné toutes nos fleurs aux maisons de retraite, à la mairie et aux hôpitaux. » Le personnel soignant est encensé tous les soirs, qu’en pensez-vous ? Vous sentez-vous aussi, d’une certaine manière, héroïque ? J’applaudis tous les soirs à 20 heures. J’applaudis le personnel soignant et tous les gens qui tiennent leur commerce tous les jours, que soit la boulangerie ou la boucherie. Je ne me sens pas du tout dans le lot en même temps. Le terme de héros ne me correspond pas… Les héros, ce sont ceux qui n’ont jamais quitté leur job.

Votre rapport aux gens a-t-il été modifié pendant la pandémie ? Il y a beaucoup plus de bienveillance dans tous les messages que je reçois et les paroles qu’on échange. On nous dit de prendre soin de nous, de bien porter un masque, on nous remercie… Un autre changement notable est la notion du temps. En boutique en temps normal, il y a la queue, il y a du monde, tout doit aller vite. Maintenant, le temps que nous avons tous permet de créer des échanges. On a de belles histoires à raconter, via les réseaux sociaux notamment. Le contact qui n’était qu’éphémère en boutique dure dans le temps aujourd’hui. Par ailleurs, le fait que le jardinage soit un loisir très apprécié des Français, une activité à pratiquer en famille, nous a encore plus motivés à aider les familles à traverser ce moment particulier en échangeant. Le contact client est plus fort et plus intense aujourd’hui qu’il ne l’est habituellement. À chaque commande, on est tellement fiers et cela nous remplit de joie.

Pensez-vous que le monde va changer suite au confinement ? Aura-t-il servi à quelque chose de positif ? Je pense que l’on prend conscience de nos actes, et que nos actes doivent avoir du sens. C’est du sens que cela doit donner. Je pense qu’on sera sur d’autres valeurs, où chaque acte d’achat sera considéré différemment, quelles que soient nos convictions politiques. On le voit déjà avec les retours sur la démarche, très saluée, de valoriser les producteurs français. Les gens sont heureux d’acheter dans un commerce de proximité, et d’autant plus qu’ils savent que cela va aider un producteur situé près de chez eux. ❚

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JULIEN

31 ANS, GÉRANT D’UN CARREFOUR CITY À PARIS PROPOS RECUEILLIS PAR

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otre activité a-t-elle changé depuis le confinement ?

des gens, en direct. C’est toujours agréable. Pour ce qui est de l’héroïsme, je trouve que c’est un mot fort. Je n’irai pas jusquelà. Je pense que le personnel hospitalier est beaucoup plus héroïque que nous, car ils sont au contact du virus au quotidien. À notre échelle, peut-être que nous apportons une petite pierre à l’édifice pour la survie de la société. On a juste un rôle important et on essaie de le tenir au mieux. J’ai juste peur que l’élan de cohésion ne s’efface dans le temps…

Beaucoup de choses ont changé. Avec l’interdiction de déplacement, nous découvrons de nouveaux visages qui, avant, faisaient le choix de faire leurs courses dans des grandes surfaces, et se retrouvent aujourd’hui à acheter dans des commerces de quartier. On a aussi un nouveau rôle de « conseiller », c’està-dire qu’on rassure les gens, on échange les informations qu’on a sur le Covid-19, on leur explique de faire attention à leur manière de consommer, d’éviter de payer en liquide… On est plus dans la prévention qu’avant. Le service a évolué avec les mesures sanitaires : plus de rôtisserie, ni de machines à jus d’orange, moins de caisses ouvertes.

On ressent le soutien des gens. Au début de la crise, par exemple, certains nous ont amené des masques pour qu’on se protège. Dans la plupart des cas, nos clients sont plus compréhensifs et c’est agréable. Cela aide à traverser ce moment.

« Dès que nous quittons le magasin, nous avons les félicitations et les encouragements des gens, en direct. »

Avez-vous conscience que, grâce à votre implication, vous avez permis à la collectivité de rendre le confinement plus supportable ?

Ayant vécu de manière plus exposée que les autres, que retirez-vous de cette période trouble ?

Votre rapport aux gens a-t-il été modifié pendant la pandémie ?

On en a conscience, avec humilité. C’est grâce à ça que je motive mes employés quand je les sens un peu fébriles. D’autant plus que nous sommes une petite équipe, mais tous présents. On en a tous conscience, c’est motivant et pour le coup, nous gagnons la reconnaissance des gens. Par ailleurs, j’essaie de participer au mouvement de solidarité. En collaboration avec une cliente, nous avons offert un Caddie de chocolats à la caserne de pompiers qui se situe à côté de chez nous. C’est une manière d’agir aussi.

J’en tire beaucoup de solidarité, c’est réel. Je la vois et je l’entends. Je pense que la situation a renforcé les liens entre les gens, les amis, la famille, ceux qu’on appelle ou dont on prend des nouvelles. J’espère que cela durera dans le temps, j’ai peur de l’égoïsme de certains pour la suite.

Pensez-vous que le monde va changer suite au confinement ? Aura-t-il servi à quelque chose de positif ? La nouvelle génération, celle qui arrive et qui est née dans les problèmes environnementaux, aura peut-être la volonté de changer. Nous voyons aujourd’hui les effets si positifs sur l’environnement pendant le confinement : la nature reprend ses droits, on respire mieux, on entend les oiseaux… Malheureusement, je crains qu’une fois la crise passée, nous repartions dans nos travers. J’espère que l’avenir me donnera tord. ❚

Le personnel soignant est encensé tous les soirs, qu’en pensez-vous ? Vous sentez-vous aussi, d’une certaine manière, héroïques ? Nous avons assisté à plusieurs scènes sympas. Par exemple, nous fermons le magasin à 20 heures. Dès que nous quittons le magasin, nous avons les félicitations et les encouragements

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44 ANS, BOULANGÈRE À PANTIN PROPOS RECUEILLIS PAR

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En temps normal, qu’est-ce qui constitue l’essence de votre activité ?

depuis le temps que je suis à Paris, je suis habituée à ce que les gens soient désagréables. Il n’y a jamais eu beaucoup de politesse et de remerciements à Pantin, ce n’est pas la mentalité des gens d’ici. Malgré tout, moi, je suis fière de travailler, je ne me suis jamais arrêtée pendant le confinement.

Je suis vendeuse mais préparatrice en même temps. On élabore toute la marchandise. Je fais les sandwichs, les salades, les wraps… On s’occupe de tout, depuis la confection des produits jusqu’à leur commercialisation.

Ayant vécu de manière plus exposée que les autres, que retirez-vous de cette période trouble ?

Cela a-t-il changé durant le confinement ? C’est plus calme, il y a moins de monde, mais je fais toujours la même chose. On prend juste plus de précautions pour préparer les produits et manipuler les aliments. On se lave sans cesse les mains, elles en sont même très abîmées et on a plus le droit de couper le pain pour les clients. Ça en irrite certains mais c’est comme ça.

Je suis contente de travailler, ça me pèserait de devoir rester chez moi tous les jours. Le matin, je suis ravie de venir à la boulangerie.

« On pense et on parle beaucoup du personnel soignant mais on oublie les autres. »

Votre rapport aux gens a-t-il été modifié pendant la pandémie ? Ils sont plus agressifs et plus sauvages. Au début, on a eu du mal. Ils n’arrivaient pas à comprendre qu’il fallait rentrer un par un dans la boulangerie. Chez Leclerc, à la pharmacie ou au bureau de tabac, ils le font, mais, chez nous, ils ont mis du temps à l’assimiler.

Avez-vous conscience que, grâce à votre implication, vous avez permis à la collectivité de rendre le confinement plus supportable ? Oui bien sûr, il faut bien continuer de nourrir les gens, c’est la base. Quand le Président a annoncé le confinement, je me doutais qu’on allait poursuivre notre activité même si certaines d’entre nous ne sont jamais revenues travailler, dont notre responsable…

Pensez-vous que le monde va changer suite au confinement ? Aura-t-il servi à quelque chose de positif ?

Le personnel soignant est encensé tous les soirs, qu’en pensez-vous ? Vous sentez-vous aussi, d’une certaine manière, héroïque ?

Oui puisque, chaque jour, le nombre personnes atteintes du virus baisse. Mais, sinon, je ne sais pas, c’est difficile de prendre du recul maintenant sur la situation. Je pense que tous les gens qui sont restés pendant deux mois enfermés chez eux vont être plus sauvages. Je redoute davantage de sortir après le déconfinement que maintenant. ❚

C’est bien, mais il n’y a pas qu’eux. On pense et on parle beaucoup du personnel soignant mais on oublie les autres. Il a peu de reconnaissance pour tous les caissiers, les pompiers, les policiers, les éboueurs, etc. Après, moi ça ne me change pas,

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EMMANUEL 46 ANS, POSTIER À PARIS PROPOS RECUEILLIS PAR

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n temps normal, qu’est-ce qui constitue l’essence de votre activité ?

Je ne me sens pas héroïque. Les héros d’aujourd’hui sont en train de soigner les malades à l’hôpital.

Je m’occupe exclusivement des clients professionnels, de l’envoi et de la réception de leurs courriers et colis. Je m’occupe d’eux comme le ferait un conseiller bancaire pour des clients particuliers.

Ayant vécu de manière plus exposée que les autres, que retirez-vous de cette période trouble ? Je fais très attention à ma santé. Je pense à ça et aux gestes barrières toute la journée, c’est épuisant et anxiogène. Quand on rentre le soir, on est épuisé mais pas à cause du travail, c’est le stress que procure le fait de penser à se protéger en permanence. Ça complique les conditions de travail. Je me suis arrêté trois semaines au début du confinement car je suis asthmatique. J’ai vécu les deux situations, le confinement et le travail. Ça ne m’aurait pas dérangé de rester chez moi plus longtemps mais mes clients et mes collègues avaient besoin de moi et je suis content de leur rendre service. C’est ma mission.

Cela a-t-il changé durant le confinement ? Oui, d’un point de vue pratique parce que nos horaires sont réduits et que l’on travaille un jour sur deux pour éviter les risques de contamination. J’ai été réquisitionné pendant un certain temps au guichet. Beaucoup de bureaux de poste étaient fermés au début du confinement, nous étions le seul ouvert dans le 14 e arrondissement, donc énormément de gens venaient. Il y avait 400/500 mètres de file d’attente, il fallait donc s’occuper en priorité de ces particuliers. Malgré le confinement, il y a eu beaucoup de réceptions et d’envois de colis, comme pendant une période de Noël.

« Les gens sont moins agressifs et plus patients que d’habitude. »

Votre rapport aux gens a-t-il été modifié pendant la pandémie ? Les clients professionnels sont reconnaissants que les bureaux de poste soient restés ouverts mais, les particuliers, à part deux ou trois qui nous ont remerciés plusieurs fois, considèrent que c’est normal et je suis de leur avis. Les gens sont moins agressifs et plus patients que d’habitude. Je ne pensais pas qu’il y aurait autant de monde qui se déplacerait dans les bureaux de poste pendant cette période.

Avez-vous conscience que, grâce à votre implication, vous avez permis à la collectivité de rendre le confinement plus supportable ?

Pensez-vous que le monde va changer suite au confinement ? Aura-t-il servi à quelque chose de positif ?

Peut-être mais, pour moi, les personnes les plus importantes ce sont les médecins, les soignants, les infirmières. Ils sont bien plus essentiels que nous. On distribue et on envoie des colis, à mes yeux ça a beaucoup moins de valeur que la santé. Même si on aide les professionnels à maintenir leur activité, le plus vital, c’est la santé.

Il servira peut-être à donner plus de moyens, sur le long terme, aux hôpitaux qui se révoltent depuis plusieurs années. Économiquement, ça va être difficile pendant un certain temps, surtout pour les petits commerçants. Il y en a qui sont plus impactés que d’autres. En fait, on constate beaucoup de choses : il faut rapatrier les médicaments, internaliser tous éléments d’une production, essayer de faire perdurer l’impact positif que le confinement a sur l’environnement… mais est-ce qu’on va faire le nécessaire sur la durée ? Moi je suis dubitatif tant que ce n’est pas fait. ❚

Le personnel soignant est encensé tous les soirs, qu’en pensez-vous ? Vous sentez-vous aussi d’une certaine manière héroïque ?

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MADDY

42 ANS, LIEUTENANT-COLONEL ET PORTE-PAROLE DE LA GENDARMERIE À PARIS PROPOS RECUEILLIS PAR

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otre activité a-t-elle changé durant le confinement ?

société fonctionne. Je pense notamment aux commerçants de l’alimentaire, ou encore aux éboueurs. Ils ont démontré un bel engagement et un bel esprit collectif pendant cette crise. Je pense qu’on peut les rassembler tous sous le terme de héros, car ils permettent aux autres de continuer de se protéger.

Nos brigades ont opéré un travail en profondeur pour capter les nouveaux besoins de la population liés à la crise. Nous avons donc renforcé la brigade numérique qui était jusque-là un petit service, car les citoyens sont très connectés et les sollicitations ont explosé. Les missions de terrain ont aussi évolué pour développer des solidarités de proximité. Par exemple, en Corse, des gendarmes livrent des médicaments aux personnes âgées, qui habitent dans des territoires reculés.

Ayant vécu de manière plus exposée que les autres, que retirez-vous de cette période trouble ? Je retire d’abord l’essor du numérique. Que ce soit le développement du télétravail, l’école à distance pour les plus jeunes ou encore la brigade numérique au sein de la gendarmerie. Mais on a tous aussi besoin d’un contact physique pour continuer à vivre un quotidien, même un quotidien comme celui-ci. On a besoin de solidarité et de proximité. C’est aussi, pour moi, un élément révélateur de cette crise.

Votre rapport aux gens a-t-il été modifié pendant la pandémie ? Nos efforts pour nous adapter sont bien accueillis par la population. On est au cœur d’une crise dans laquelle le lien humain tient une place essentielle. La gendarmerie s’engage pour tendre la main à la population, notamment aux plus fragiles. C’est notre mission en tant que régulateur social de solidarité et de proximité.

« Je pense que cette crise a permis de révéler beaucoup de héros du quotidien. »

Avez-vous conscience que, grâce à votre implication, vous avez permis à la collectivité de rendre le confinement plus supportable ? Notre mission de service public est primordiale. La gendarmerie, depuis plusieurs années, vit et traverse des crises de société. Il y a eu la période des attentats, ensuite celle des gilets jaunes. À chaque fois, notre institution s’est adaptée pour trouver la meilleure façon de fonctionner et de continuer à rendre le service attendu sur un territoire. La prévention est le cœur et l’essence même de notre métier. Il est essentiel d’anticiper les besoins. C’est notre place dans le dispositif. Cette mission de prévention nous colle à la peau, on l’aime et on la fait vivre.

Pensez-vous que le monde va changer suite au confinement ? Aura-t-il servi à quelque chose de positif ? Je pense qu’après toutes les crises, la société a toujours réussi à tirer des conséquences ; quelque chose de positif en ressortira. Pour ce qui est de la gendarmerie en particulier, les crises nous imposent de nous adapter. On prend en compte un nouvel environnement, de nouvelles conditions de travail, de nouveaux matériels. Le retour d’expérience qu’on aura gagné nous aidera à mieux nous adapter à la période à venir. Dans tous les cas, la gendarmerie n’a de sens que si elle travaille pour les citoyens et la société, donc elle va forcément retirer quelque chose de cette crise pour continuer d’avancer, comme elle le fait depuis plusieurs siècles. ❚

Le personnel soignant est encensé tous les soirs, qu’en pensez-vous ? Vous sentez-vous aussi, d’une certaine manière, héroïque ? Quand je suis à 20 heures à la maison, avec les enfants, on est là, à la fenêtre et on applaudit. Ce geste d’encouragement est très positif. À titre personnel, je pense que cette crise a permis de révéler beaucoup de héros du quotidien. Il s’agit des gendarmes qui œuvrent au profit de la population à toute heure du jour et de la nuit, dans des situations souvent difficiles ; mais aussi de ces personnes qui continuent à travailler pour que la

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LUMIÈRE PROPOS RECUEILLIS PAR

PHOTOS PAR

M ARIE POINTURIER

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Médecin urgentiste, surfeur, photographe, César Ancelle-Hansen brûle de trois passions : l’océan, l’image et la mécanique du corps. Il n’aimerait pas le choix de cette métaphore incendiaire, qui consume justement. Car pour lui, c’est tout le contraire. Ces trois passions, qui sont aussi des engagements, l’emmènent en lui et vers l’autre, le reconnectent intensément au réel, au présent, dans un double mouvement qui lie tout et rend la vie plus forte. Il y a trois ans, il décide de mettre sa carrière de médecin urgentiste sur pause pour se consacrer à son travail photographique. La crise du Covid-19 le rappelle au front en mars dernier. Il retrouve sa blouse blanche et rejoint le bataillon de ces hommes et de ces femmes à leur poste malgré tout, humains fragiles, professionnels exemplaires. Mais laissons-lui la parole.

« Bien sûr que j’ai flippé »

entre eux sur la meilleure façon de prélever, les médecins partagent leurs expériences pour mettre au point des protocoles… On opère une mise à jour de la description clinique toutes les 12 heures… nous sommes dans la remise en cause permanente. Du matériel de réa à la gestion des plannings… du début jusqu’à la fin de la chaîne de soins, c’est un seul cœur qui bat.

J’étais à Los Angeles en train de travailler sur une campagne de publicité. L’épidémie a gonflé en France et la question de rentrer chez moi à Biarritz pour aider s’est posée tout de suite. Bien sûr que j’ai flippé. En tant que soignant on est très exposé. Mais je sais qu’au fond, je suis là pour soigner. Ce qui m’a fait passionnément aimer ce métier m’est revenu comme un flash. Et je ne me suis plus posé de questions. J’ai toujours aimé le rythme et l’ambiance des urgences. D’abord, parce que c’est un travail d’équipe. Et puis, tu vois tout, tu apprends tout le temps. C’est une médecine d’action, tu offres une aide immédiate. Mais c’est une médecine qui rend humble. Car on a tout le temps peur aux urgences. Peur de passer à côté du bon diagnostic, peur de ne pas bien réanimer, peur de se faire déborder par le flux de travail… alors on reste super concentré sur chaque patient et on sait qu’on a avec soi une équipe performante et soudée.

« Exemplaires, professionnels, pourtant vulnérables mais à leur poste » La réalité quotidienne de l’hôpital ? On la connaît : travailler toujours plus avec moins de moyens et une multiplication de process administratifs. Usant. Dangereux même. J’ai connu des infirmières merveilleuses brûlées, lessivées, qui ont tout lâché. Ce manque de considération patent des pouvoirs publics malgré toutes les alarmes tirées depuis des années n’a pas empêché l’ensemble des soignants de se montrer tous exemplaires, professionnels, pourtant vulnérables mais à leur poste quand l’épidémie a frappé. Et il est précisément là, l’héroïsme. On le voit mieux dans cette crise, mais il est là tous les autres jours, quand tout le monde est au travail, quelle que soit la pathologie, malgré les conditions difficiles. C’est pour ça que le terme de héros, quand il vient de la bouche des politiques, n’est pas forcément bien perçu par le personnel soignant qui n’est pas dupe et y voit une technique de communication un peu grossière. En revanche, voir les gens applaudir aux balcons, se mobiliser pour nous, nous 4

« Un seul cœur qui bat » Depuis le début de l’épidémie, nous sommes donc investis à 600 %. Du réanimateur à la secrétaire, chaque maillon de la chaîne est ultra-mobilisé pour faire face. Tous les soignants s’organisent, créent des circuits de communication. Groupes Whatsapp, réunions sur Zoom… les infos sont croisées en continu pour améliorer tout ce qui peut l’être. Les infirmiers échangent

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faire des sandwichs ou des gâteaux, récolter des dons, fait vraiment chaud au cœur. Et je célèbre cet élan qui m’émeut.

« Le sentiment océanique » J’ai longtemps alterné entre ce métier dont la pénibilité use (le manque de moyens chronique, les nuits courtes, le stress…) et la photographie qui me plonge dans un instant suspendu, sans protocole. Un temps qui s’étire et me permet d’écouter les moments, d’observer les gens. Je suis un autodidacte. J’ai appris à surfer seul en me rappant le ventre sur des planches. En photo, c’est pareil. J’ai appris seul et je capture ce qui m’émerveille : la vie au bord de l’océan, le lever et le coucher du soleil, les silhouettes, les attitudes, la chaleur douce sur un visage dans la lumière du soir… autant d’instantanés de plénitude. Il y a trois ans, je suis passé à temps partiel pour me consacrer à mon travail de photographe qui prenait plus d’ampleur. Fasciné par l’état dans lequel je suis quand je prends une photo, fasciné aussi par ce qu’on appelle le « sentiment océanique », cet état de transe qu’on éprouve devant l’océan et que j’essaie de capturer dans mes images. J’en ai profité aussi pour me former à l’hypnose en suivant le cursus universitaire de la Pitié- Salpêtrière. Passionnant. On a mis trop de gens dans le cognitif. On les a coupés de leurs émotions. Enlever les filtres de l’analyse, ne pas toujours succomber à l’injonction de performance, capturer l’être… aujourd’hui, j’utilise d’ailleurs cette approche lors de mes soins. Je m’attache à donner toute ma considération au patient, je le rassure, je m’investis personnellement, pour que l’aspect technique ne prenne pas toute la place.

« Quand je vois mes collègues, mon équipe, je sais que j’ai eu raison de retourner à l’hôpital. »

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« La bienveillance est plus contagieuse que le virus » Quand je vois mes collègues, mon équipe, je sais que j’ai eu raison de retourner à l’hôpital. L’atmosphère de bienveillance dans laquelle nous travaillons dans ce moment très difficile est unique. La bienveillance est plus contagieuse que le virus. Cette crise nous en fait prendre conscience avec acuité. Je vois les profs de mes enfants se décarcasser et redoubler d’imagination pour ne pas qu’ils perdent le fil. Dans mon supermarché, les caissières gardent le sourire… tout ça me donne un shoot d’énergie extraordinaire. ❚

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La ville endormie, ou plutôt en sommeil est en proie à ses / nos rêves d’urbanisme les plus extrêmes… Et paradoxe, la ville – du haut de nos fenêtres ou du bas de nos pérégrinations quotidiennes et contingentées – semble plus que jamais habitable. Il y a là une image de cette ville adoucie qui fait indéniablement envie. Et de se dire que sa version idéale serait sans doute à mi-chemin de celle que nous avons connue hier et de celle que nous traversons aujourd’hui. C’est sans doute l’occasion de repenser le modèle ensemble pour un mieux vivre collectif dont nous profiterons tous si nous savons sensiblement le mettre en œuvre dès le déconfinement entamé en lorgnant abusivement, entre autres, vers sa végétalisation abondante. ❚ T H OMAS E R B E R

QUAND LA VILLE

DORT PHOTOS PAR

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Un reportage exclusif dans Paris réalisé par David Paige pour G.I.V.E pendant le confinement.

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L’immobilité pour prendre de la hauteur et s’élever dans tous les sens du terme.

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STÉPHANE MANEL Kimberley 78, 2020 Crayon de couleur, feutre, encre et pointe Bic sur papier Courtesy de l’artiste

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DE MON CONFINEMENT Des personnalités de la mode, du luxe, de l’art et de la création donnent leur vision intime du confinement à travers un objet personnel qui symbolise leur quotidien bousculé.

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JEAN-CHARLES DE CASTELBAJAC ET SES FEUTRES

Aujourd’hui, c’est mon trésor. Je suis devenu maniaque et méticuleux.

Juste avant le confinement, je suis devenu papa d’une petite Eugénie qui a aujourd’hui un mois et demi (à l’heure où nous réalisons cette interview, ndlr). Alors, je dirais que l’objet de mon confinement est son couffin qui, en cette période, est toujours proche de moi. Non mais plus sérieusement, mon vrai objet totem, ce sont mes feutres. Je les utilise tous les jours pour dessiner mon journal que je publie ensuite sur mon compte Instagram @craieateur. Dans ce nouveau monde du silence, les dessins sont un moyen d’expression quotidien. Pour m’aider, j’ai une très jolie réserve de feutres Pentel ou Posca dans des gammes de couleurs primaires très intenses. Mais, grâce aux soignants, j’ai redécouvert dans mes réserves une gamme de couleurs chirurgicales, du bleu dévalé au vert opaline, à l’instar de leurs blouses. Ces teintes vont marquer l’inconscient collectif. J’ai par ailleurs changé de comportement face à ces feutres : avant le confinement, je n’en prenais pas soin, je ne les rebouchais pas.

P HOTO © J EA N-C HA RLE S DE CAST EL BA JAC

Même si certains n’en tireront aucune leçon, ce confinement marque la fin d’un monde. Après cet ébranlement de l’insouciance, rien ne sera comme avant. On va devoir réévaluer les choses, comme mon métier, la mode. Par exemple, les défilés de mode sont-ils indispensables ? Un designer de mode peut-il être réellement indifférent à ce qui vient de se passer ? Le masque va-t-il devenir un accessoire de mode ? Personnellement, je m’interroge. Ai-je envie de continuer de vivre à Paris ? En télétravaillant à distance avec Benetton (il est directeur artistique de la marque, ndlr), je me rends compte qu’une nouvelle forme de travail peut exister. Je me suis aussi mis à faire des conversations Instagram avec mes proches. Ce temps me permet aussi de mieux les connaître. En définitive, cette époque est propice à l’invention, au retour du fanzine, de l’émotion, de l’art de la résistance. ❚

Jean-Charles de Castelbajac est un créateur de mode mais également un costumier, un designer, auteur et collectionneur. En 2014, il a été nommé aux Globes de Cristal dans la catégorie Meilleur créateur de mode. Il est le directeur artistique de Benetton depuis 2018.

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ANAÏS DE SENNEVILLE ET SON TEE-SHIRT D’ALEX CECCHETTI

L’objet de mon confinement est ce tee-shirt sur lequel est imprimée la phrase « If you think artists are useless try to spend your quarantine without music, books, poems, movies, paintings and porn » de l’artiste Alex Cecchetti. Parce que l’art devient une évidence dans un moment de confinement, alors profitons-en pour le clamer haut, fort et partout ! Et parce que c’est une initiative artistique et solidaire que nous avons lancée avec Thanks for Nothing, en collaboration avec Poetry Saved my Life. L’idée est de porter un message d’espoir d’un artiste sur un tee-shirt, qui est en vente en ligne, pour soutenir les femmes et enfants victimes de violences à la maison (via deux associations : La Maison des Femmes et D.i.Re, Donne in Rete contro la violenza). Ce tee-shirt est important car, en ce temps de confinement, il est tout particulièrement devenu une pièce centrale de ma garde-robe ! Et surtout car il symbolise une prise de conscience essentielle : la chance de se sentir en sécurité chez soi, qui n’est malheureusement pas partagée par tous.

P HOTO © A NA ÏS D E SE NN EV ILL E

Quand je le porte, je me sens femme, forte et solidaire, à ma modeste échelle. En communiquant avec le #artforwomenandchildren, je me sens utile en confinement. Et je me souviens que, grâce à la voix des artistes, toute situation difficile peut devenir visible et être soutenue avec poésie. Et vous, le porteriez-vous ? ❚

Anaïs de Senneville est directrice du développement pour Thanks for Nothing, une plateforme philanthropique qui mobilise les artistes et le monde de la culture avec celui du social en organisant des événements artistiques, solidaires et participatifs. Elle est également chargée de la programmation des Amis du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris.

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AGNÈS B. ET SA MAISON

L’objet « totem » de mon confinement c’est ma maison dans laquelle je vis depuis vingt-cinq ans. Proche de Versailles, c’est une vieille bâtisse qui date du XVIIe siècle, avec un grand jardin dont je profite allègrement depuis le confinement. C’est une maison qui m’a trouvée car je ne pensais pas à en acheter une. J’avais découpé l’annonce de sa vente dans Le Figaro en rêvant et la laissant dans un coin. Six mois plus tard, je suis

retombée dessus, j’ai appelé, elle n’était toujours pas vendue. Sa propriétaire de l’époque acceptait de la vendre seulement à quelqu’un qu’elle aurait choisi. Et voilà, c’était moi.

curité. Et puis, j’ai toujours quelque chose à y faire, je prends tous les jours des photos des fleurs, que j’utiliserais peutêtre après en imprimés, je retombe sur des livres anciens, de vieilles encyclopédies dans lesquelles j’ai même retrouvé le dessin du pangolin. Je fais aussi du jardinage, de la cuisine. J’ai même décidé, à la sortie, de publier un livre de recettes pour les gens qui ne savent pas cuisiner.

Ce confinement m’apprend à être avec moi-même. J’observe combien les autres me manquent. Sartre disait : « L’enfer c’est les autres », et bien moi je dis la vie c’est les autres. Quoi qu’il en soit, je me sens complètement en phase avec l’air du temps, moi qui ai toujours produit des vêtements qui ne se démodent pas. Je n’aime pas la mode, j’aime les vêtements. ❚ P HOTO © AG NÈS B .

Ce confinement m’a permis d’apprécier cette nouvelle saison dans ma maison. Grâce à elle, j’ai vraiment de la chance en confinement car je peux voir le printemps de près en toute sé-

Agnès Troublé crée la marque de mode Agnès b. en 1975, qui devient aussi son nom de créatrice. Elle a toujours souhaité partager son univers artistique en s’engageant notamment dans la culture : elle est propriétaire d’une galerie d’art, co-créatrice de Point d’Ironie (un cahier pour donner de la visibilité à des artistes), collectionneuse d’art contemporain, mentor de labels et festivals indépendants de musique.

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ALEXANDRE CAMMAS

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ET SON COUTEAU LAGUIOLE

Mon état ? Disons que le triple A de Tiersen pourrait faire office de BO de ma vie depuis le 16 mars 2020. Ce lundi-là, j’étais déjà sur la route de l’Aubrac lorsque Macron a fait son annonce. Ma fille, mon amie, sa fille et moi en route pour une première expérience de vie commune. Pas des vacances, autre chose. Dans mes bagages, le plein de bouquins, DVD, vinyles… et mon Laguiole, ­offert il y a 30 ans par mon frère. Un Laguiole signé Yan Pennor’s, lame damassée très sombre, qui donne un goût ferreux à mes doigts. Enfoncé dans la poche droite de mon jean, il rend l’accès à la petite monnaie difficile… Mais comme les commerçants préfèrent les CB en ce moment, je raclerai mes fonds de poche après le confinement. Avec lui, je saucissonne Conquet, je taille des branches pour Giselle lors des promenades en forêt, je garnis des sandwichs ou coupe notre pizza maison, rectangulaire, au comté réhabilité. Je le sors aussi pour déjeuner, dîner… Je réalise que, pour la première fois de ma vie, je vais passer plus de deux mois non-stop sur la terre de mes ancêtres. Qui, du temps proverbial d’« avec ma bite et mon couteau », portaient chacun un Laguiole près de leur bite. Je ne me sens pas plus bite pour autant. Je me sens juste un peu plus proche d’eux. Sinon, je vais bien. Sans doute trop bien… Il fait beau. L’air est vif. J’aime ma maison. Je ne manque pas de travail. Mes voisins agriculteurs non plus. Les commerces

de bouche de Laguiole sont fidèles (boucherie, boulangerie, caviste, maraîcher) et pour le poisson, je commande des soles chez Casino. J’ai découvert un saumur remarquable chez Sergio (2018 de Guiberteau), j’en ai pris une caisse… En prime, côté taf, il est assez stimulant de se demander ce que doit être la fonction d’un guide gastronomique quand il n’y a plus un seul restaurant ouvert. La créativité par temps de crise, contraintes maxi, tout ce qui me meut. J’ai aussi eu très peur pour ma mère, une nuit entière, mais depuis, les nouvelles sont bonnes. Ma sœur, admirable, assure la vigie à Paris. J’aimerais avoir plus de temps pour lire… les livres qui m’attendent ici, et ceux que j’ai apportés… Mais on parle beaucoup, on cuisine, on lave, se lave, on joue, fait du feu, appelle ses parents… On s'aime aussi. Et on marche dans un rayon autorisé, en se régalant de panoramas que « jadis », on ne voyait même pas… Je cours sur Stormzy, Beck, Frank Ocean, King Krule, Dominique A… Je termine 1900 de Bertolucci et Chernobyl cette semaine. Pour finir positivement ? Je suis désespéré par Trump et l’âge de Biden. Je me sens de plus en plus libertarien, de plus en plus socialiste, de plus en plus écolo, de plus en plus féministe… autant dire, de plus en plus nulle part… Sans doute Trump et Biden seraient-ils, à leur tour, dépités de me voir le cul entre mille chaises. Mais je les emmerde, avec ma chatte et mon couteau. ❚

Alexandre Cammas, journaliste et directeur/fondateur du guide Fooding. Après avoir lancé l’an dernier le prix international Priceless Cities Best New Bistro, il vient d’entrer en résistance, avec toute son équipe, contre le « connardovirus », en opérant une web app « Plat de Résistance ! » pour trouver le meilleur de la livraison et du take away partout en France.

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ISABELLE STANISLAS ET SON ROULEAU DE PAPIER-CALQUE

J’ai toujours eu un ami fidèle qui ne me quitte jamais et encore moins en ce moment. Mon papier-calque sur lequel je couche nuit et jour des idées, des dessins. Il me permet de créer, de m’exprimer, de partager avec mes clients la vision que je peux avoir des projets qu’ils me confient. Il m’aide à transmettre mon amour pour l’architecture, mon sens de l’esthétique, mon goût inconditionnel pour la modernité. Il est en permanence avec moi, dans mon sac, dans ma valise, aujourd’hui sur ma table de chevet, dans la cuisine… jusque dans la salle de bains. Ce fut dès le départ un allié de mon indépendance. C’est un peu l’histoire de ma vie, l’architecture que j’écris projet après projet, comme un écrivain se plongerait dans la réalisation d’un nouveau roman. D’ailleurs si je dois être honnête avec vous, je ne sais et je ne peux me séparer d’aucun de ces dessins. Est-ce qu’il vous viendrait à l’idée de jeter les photos de vos enfants ? Moi pas…

P HOTO © ISAB EL LE STA NISL AS

Il est difficile de tirer des conclusions du confinement. C’est une expérience unique, douloureuse, qui n’a de sens que si nous restons humains les uns envers les autres. Aujourd’hui et surtout demain. ❚

Diplômée en architecture de l’École nationale des beaux-arts de Paris, Isabelle Stanislas est une architecte, décoratrice d'intérieur, créatrice de meubles et restauratrice d'art. Elle a travaillé pour de nombreuses maisons de luxe comme Hermès, Cartier, Celine ou Schiaparelli et fêtera en 2021 les 20 ans de son agence.

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LUCIEN PAGÈS

ET SON VÉLO D’APPARTEMENT

L’objet de mon confinement est le vélo d’appartement que j’ai réussi à acheter juste avant le confinement en prévision de celui-ci. Il est moderne, il vient d’une grande enseigne de sport. Je n’adore pas son design mais il est très utile. J’ai dû le monter moimême. C’était plutôt bien expliqué et simple mais j’ai mal fait un branchement, de ce fait, il n’avait pas de vitesse au début et je pédalais dans le vide (une métaphore de ma vie actuelle sûrement).

Je ne sais pas ce que je ferai de celui-ci. J’aimerais lui trouver une place mais pas dans le salon comme en ce moment, sinon, il partira dans ma maison dans les Cévennes. Quand je réponds à cette interview nous venons d’apprendre que nous sommes à mi-chemin du confinement, encore un mois à tenir. Pour ma part, je travaille énormément et sur des sujets difficiles : l’avenir de mon entreprise, de ses salariés, et de nos clients. Je n’ai pas le temps de me poser pour repenser toute ma vie. Je reste dans l’action mais une action parallèle, à la fois dure et protégée. Le confinement est une parenthèse étrange, fascinante et inquiétante. J’ai l’impression que cette distance obligatoire rapproche les gens, on se parle plus et on se soutient davantage. J’espère que cet esprit de solidarité et d’empathie perdurera après. J’ai aussi peur de revenir à la vie réelle, j’en meurs d’envie mais je suis anxieux de ce retour. Les choses vont changer et doivent changer mais dans quel sens ? ❚

P HOTO © LU C IEN PAGÈ S

C’est un nouveau rituel pour moi, je garde des journées de travail assez classiques et conformes à ma vie d’avant mais vers 18 h 30, je m’arrête et je fais du vélo en regardant soit une série, soit les nouvelles à la télévision. Il me sert à m’entretenir comme nous ne marchons presque plus et à rendre ma journée plus constructive. Je me sens heureux et fier de l’avoir fait chaque jour. J’alterne entre 30 et 45 minutes par jour. J’en avais un il y a longtemps mais on ne sait jamais où les mettre. Ils sont assez peu esthétiques et vieillissent mal.

Lucien Pagès est un attaché de presse, spécialiste des maisons de mode et de luxe. Il a créé son bureau éponyme en 2006.

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FRANKLIN AZZI

ET SES OUTILS DE BRICOLAGE Mon métier d’architecte, tel que je le pratiquais jusqu’alors, dissocie le travail de conception de celui de la réalisation, de la construction. Une dichotomie qui ne date pas d’hier, mais qui arrive à son paroxysme dans une profession où le lien avec les métiers de la construction se fait de plus en plus rare. Il fut un temps où le travail du chirurgien, que je compare souvent au métier d’architecte, était considéré comme un métier manuel !

J’ai le sentiment de revenir à un état vernaculaire, presque primitif. La crise que nous vivons nous rapproche d’un état d’autosuffisance, en réduisant les intermédiaires, en élaguant les besoins non essentiels. Bien sûr que cela a un poids symbolique fort. C’est déstabilisant aussi ! De la contradiction peut émerger, notamment dans la pratique de mon métier. Un métier où l’acte même de dessiner se fait de plus en plus via les outils informatiques et la réalité virtuelle… Il s’agit presque d’un réapprentissage, se donner le temps de faire les choses par soi-même.

Cette période de confinement agit comme un révélateur à grande vitesse. Qu’on le veuille ou non, elle montre de manière exacerbée les dysfonctionnements de nos modes de vie contemporains. Une purge forcée qui finira, je l’espère, par aboutir à une prise de conscience collective plus grande et dans tous les secteurs. Dans mon cas, revenir au manuel, au faire, au construire est un moyen de concrétiser mes pensées et d’être en prise direct avec le réel. Une méthodologie que je compte bien réinterroger de manière plus forte dans ma pratique. ❚ P HOTO © FRA NKL IN AZZI

En ce moment je suis en réflexion… et en action ! L’objet « totem » de mon confinement serait en fait une famille d’objets : scie à bois, maillet, marteau, tournevis, des ciseaux à bois, limes… Ils sont devenus les compagnons de mes journées confinées de manière très concrète ! J’ai commencé par les retaper, les réparer et les remonter un à un avant de m’en servir pour les travaux que je réalise dans ma maison de campagne. Ils me servent à travailler de mes mains.

Franklin Azzi est un architecte diplômé de l’École spéciale d'architecture et de la Glasgow School of Art. Il fonde son agence, Franklin Azzi Architecture en 2006 et développe, en France et à l’étranger, des projets à différentes échelles : aménagement urbain, architecture, architecture d’intérieur et design. Il a notamment remporté, en 2017, avec son équipe (composée de deux autres cabinets : Chartier Dalix Architectes Hardel et Le Bihan Architectes) le concours international pour la métamorphose de la Tour Montparnasse.

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NATHALIE AZOULAI ET SA PAIRE DE GANTS DE VAISSELLE ROSES

C’est une paire de gants de vaisselle roses, oubliée au fond d’un placard, que je ne portais jamais et que je porte désormais sans arrêt. Avec, je me fais l’effet d’une housewife vintage, scrupuleuse mais aussi légèrement sulfureuse. Ça m’amuse de me promener avec dans toute la maison, la version ménagère de Gilda en somme. Ces derniers temps, les gants de vaisselle ont été détrônés par les gants en latex et pour cause, ils sont plus discrets et plus commodes. Avec le virus et les risques de contamination, je me suis mise à utiliser mes gants roses pour nettoyer sans arrêt les surfaces, préparer les plateaux-repas, servir et desservir sans prendre le risque de toucher la vaisselle des autres. C’est triste de devoir utiliser toutes ces barrières chez soi mais quand le virus s’est invité à la maison, on n’a pas le choix. J’aime bien faire la vaisselle avec et de l’eau très chaude, du produit qui mousse, ça crée un sentiment de propreté et d’invulnérabilité très fort mais très éphémère. Quand j’enlève mes gants, j’ai l’impression de m’exposer de nouveau… À la limite, je pourrais dormir avec.

P HOTO © N AT H AL IE A ZO U LA I

Le confinement, cette expérience inédite, est encore trop intense et trop sidérante pour qu’on puisse dire dessus des choses fines et sensées, encore moins en tirer des conclusions. Il va falloir attendre que nos corps et nos esprits la métabolisent. Ce que je sais, c’est que je suis parfois tentée de penser qu’il y a là une expérience de la tranquillité précieuse puisque nous ne sommes plus obligés de produire, de réagir aux perpétuelles sollicitations de la vie normale. Mais je bascule aussi très vite dans une anxiété qui coupe cette tranquillité comme un courant d’eau glacée en pensant à ce qui nous attend… ❚

Nathalie Azoulai est une écrivaine, lauréate du prix Médicis en 2015 pour son roman Titus n'aimait pas Bérénice. Son dernier livre Juvenia est paru en mars aux éditions Stock.

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MAURO COLAGRECO ET SA MACHINE À CAFÉ

L’objet « totem » de mon confinement est ma machine à café Marzocco ! Une grosse boîte carrée, chrome et rouge. Je l’utilise plusieurs fois par jour et elle sert à me faire plaisir à n'importe quel moment de la journée. Je l’ai complètement re-découverte. Avant, je trouvais que c'était un truc encombrant au beau milieu de ma cuisine. Maintenant je lui dis bonjour tous les matins !

P HOTO © M AU RO CO LAG REC O

On vit à une vitesse qui n'est pas en accord avec la nature. D'habitude je me réveille avant le soleil, je vais au jardin prendre des légumes et des herbes, puis je file directement au travail, au restaurant. Je n’ai même pas le temps de boire un café à la maison. Je rentre vers minuit et je recommence tout à nouveau le lendemain… Depuis le début du confinement, je me réveille avec le soleil, je salue ma super machine à café adorée qui me sert une jolie tasse du bonheur, je m'assois dans mon jardin et je regarde la mer ! ❚

Mauro Colagreco est un chef italo-argentin, chef et propriétaire du restaurant 3 étoiles Michelin, Le Mirazur, à Menton, élu meilleur restaurant du monde par le classement The World’s 50 Best restaurants 2019.

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ALISON CHEKHAR ET SON TÉLÉPHONE PORTABLE

Mon objet le plus précieux pendant ce confinement est mon téléphone. Il résume mon confinement car il est l’objet central de mes journées pour continuer à travailler, à échanger et bouger. Il m’a également permis de rester spectatrice.

P HOTO © A LISO N C HE KH AR

Son importance s’est accrue avec le confinement. Tout s’est fait grâce et avec lui. Il m’a permis de rester en lien par la voix et l’image avec ma famille, mes amis, les équipes du bureau et les membres de l’Arop (Association pour le rayonnement de l’Opéra national de Paris). On s’est parlé, on s’est vus comme si nous ne nous étions jamais quittés ! Il m’a également permis de danser et de faire du sport avec des gens des quatre coins du monde – j’ai pris tous les deux jours des cours de Gaga (technique créée par Ohad Naharin) sur Zoom –, d’avoir chez moi tous les théâtres, tous les ballets, tous les opéras. C’est extraordinaire de pouvoir regarder toutes ces productions et représentations sans bouger ! Sacré pouvoir magique non ? ! ❚

Alison Chekhar est la responsable du pôle particuliers, des galas, de la communication de l’Arop (Association pour le rayonnement de l'Opéra national de Paris).

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Alisa Volskaya quitte la Russie, à l’âge de 24 ans, pour travailler dans le groupe média Condé Nast (éditeur de G.I.V.E, ndlr). Peu après, elle devient directrice exécutive de la branche française de la fondation de Natalia Vodianova Naked Heart. En 2020, Alisa a créé AVEC Paris, sa propre agence de relations publiques et projets caritatifs.

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La GÉNÉROSITÉ, c’est mon principe de vie. « Plus on donne, plus on reçoit », j’en suis convaincue. Ma vie personnelle et ma vie professionnelle sont extrêmement liées et dans les deux cas, la générosité en est le cœur. Au sein de l’école d’art et de design Parsons Paris – dont je fais partie du board – nous avons, par exemple, lancé des initiatives philanthropiques, tel que le tout premier gala de fund-raising pour lever des fonds dédiés aux bourses d’étudiants. Je crois très personnellement beaucoup en la jeunesse, aux jeunes créatifs. C’est un monde très difficile où les préjugés règnent encore. Nous sommes aussi à l’origine du club de Creative Entrepreneurship. Nous invitons des entrepreneurs du milieu de la mode et du luxe à échanger avec les étudiants autour de leurs expériences. Partager son parcours, c’est aussi ça la générosité.

Dans le luxe, l’INNOVATION est un défi. Innover, cela signifie d’abord expérimenter. C’est une notion difficile à appliquer pour les marques car cela nécessite du courage. Les marques ont souvent peur d’être audacieuses, notamment dans le luxe qui a de fortes attaches avec les traditions et l’histoire. Or, l’innovation est un processus continu. C’est un défi quotidien. Par exemple, la photo qui illustre cet article a été réalisée, en situation de confinement, par le photographe German Larkin, avec une webcam grâce à une nouvelle application. L’innovation permet là de repenser la façon de produire des images.

J’aime le travail collectif, les synergies et les complémentarités. C’est pour toutes ces raisons que j’ai appelé mon agence AVEC. Mon but n’est pas d’avoir un maximum de clients, mais plutôt de créer des relations fortes avec eux. C’est le cas avec Natalia Vodianova, célèbre top model et philanthrope ou encore avec une société d’investissement avec laquelle je collabore. Ce même lien intime, je souhaite le créer dans des secteurs très différents, pas seulement avec des clients de la mode ou du luxe. Nous pensons qu’il est possible de faire naître des synergies si chacun apporte sa VALEUR. Notre travail consiste à mettre en valeur l’identité de nos clients et les faire collaborer. C’est important de s’aider mutuellement et de tirer profit des différences.

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J’ai l’impression de vivre aujourd’hui dans un épisode de la série Black Mirror. On est dans un contexte qui nous submerge, nous envahit, nous dépasse. Aujourd’hui, c’est encore plus difficile de créer cette ÉMOTION intime avec les clients. C’est un défi que doit relever toute l’industrie du luxe. L’émotion doit passer par des contenus plus humanistes, plus authentiques et simples aussi. Je pense, qu’aujourd’hui, nous avons besoin de positivité et de simplicité. On veut voir la réalité, les gens tels qu’ils sont. Je pense que l’énorme défi des marques demain est la transformation du lien émotionnel avec leurs clients. Dans un monde saturé par la communication, il faut donc (re)gagner leur confiance en revenant aux valeurs essentielles. À ce qui importe vraiment aux consommateurs qui sont avant tout des citoyens.

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FLORENT GROC Inquiétude sucrée salée, 2020 Collage numérique Courtesy de l’artiste

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S t u d i u m

ICI, C’EST LE PAR

JULIE Q UELVE NNEC & VI CTO I R E AUB E RT I N

Le confinement offre un temps précieux pour se cultiver, s’instruire, découvrir et redécouvrir. Les MOOC, ces formations en ligne ouvertes à tous, sont un moyen d’éducation gratuit, offert par des institutions de renom de France et de l’étranger. Il en existe un nombre incalculable. Histoire, anthropologie, culture, littérature, économie… Voici une sélection pointue de MOOC afin de s’autoriser un regard nouveau sur le monde.

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S t u d i u m

ICI, C’EST LE

AUX ORIGINES DE L’HOMME

MOOC du Collège de France, présenté par Jean-Jacques Hublin Jean-Jacques Hublin, paléoanthropologue au Collège de France et professeur au prestigieux Institut Max-Planck de Leipzig, où il a créé le département d’Évolution humaine, offre six cours passionnants pour comprendre l’origine de notre espèce, l’Homo sapiens, et son exception biologique. De l’Homme prédateur à la première sortie de l’Afrique, en passant par la grande taille du cerveau humain, de quoi faire un saut dans le temps pour mieux comprendre l’humain d’aujourd’hui. college-de-france.fr

LA SCIENCE DU BONHEUR MOOC de l’université californienne de Berkeley, présenté par Dacher Keltner et Emiliana Simon-Thomas Nous voulons tous être heureux, et il existe d’innombrables idées sur ce qu’est le bonheur et comment l’obtenir. Mais, peu de ces idées reposent sur la science. C’est là qu’intervient ce cours. « La science du bonheur » est le premier MOOC à enseigner la science révolutionnaire de la psychologie positive. Créé par le Greater Good Science Center de l’université de Berkeley, le cours se concentre sur une découverte fondamentale de cette science : le bonheur est inextricablement lié à l’existence de liens sociaux solides et à la contribution à quelque chose de plus grand que soi, le bien supérieur. Découvrez les recherches interdisciplinaires qui soutiennent ce point de vue, couvrant les domaines de la psychologie, des neurosciences, de la biologie de l’évolution, de la sociologie et au-delà. my-mooc.com

REPENSER L’HUMAIN ET LA NATURE MOOC du Collège de France, présenté par Philippe Descola Selon Philippe Descola, ancien élève de Claude Lévi-Strauss, la nature est un concept. Cette abstraction inventée par les Occidentaux met en avant la distanciation des humains vis-àvis du non-humain, la nature, devenant donc un système de ressources à exploiter. Ce grand chercheur propose un cours sur l’anthropologie de la nature, qui questionne le paradigme de distinction entre nature et culture jusque-là considéré comme indépassable ; dans le but de décentrer le regard occidental posé sur le monde. college-de-france.fr

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COMPRENDRE L’ÉCOLOGIE POUR UNE ÉCONOMIE INNOVANTE

LA PHILANTHROPIE : COMPRENDRE ET AGIR

MOOC de l’ESCP Europe, présenté par Olivier Delbard et Chantal Jouanno

En France et en Europe, la philanthropie reste mal connue. De quoi parle-t-on exactement ? Qu’est-ce qui motive les philanthropes et favorise leur action ? Quelles sont les différentes façons d’agir en philanthropie ? Quel est son impact et comment l’évaluer ? L’objectif de ce MOOC est de répondre à ces quatre grandes questions clés, en mobilisant les dernières avancées en matière de recherche et le point de vue d’experts reconnus dans leur domaine. Ce MOOC est réalisé en collaboration avec la Fondation de France. my-mooc.com

MOOC de l’ESSEC Business School chaire philanthropie, présenté par Arthur Gautier et Anne-Claire Pache

Le défi du XXIe siècle est la préservation de la planète. L’écologie est donc devenue une préoccupation universelle. Ce MOOC redéfinit ce concept et dépasse les idées reçues. En quoi et pourquoi l’écologie est le fondement de notre monde, de notre existence même, et de celle de nos descendants ? Comment l’écologie ouvre-t-elle à une nouvelle culture, à de nouveaux modèles de développements et organisations de société ? En quoi peut-elle devenir le socle indispensable d’une économie innovante, durable, dans une société ouverte et créative ? Découvrez ce cours traitant de climat, énergie, biodiversité, économie et enjeux sociétaux. coursera.org

OSCAR WILDE, ÉCRIVAIN ET PENSEUR DU LANGAGE MOOC de La Sorbonne, présenté par Pascal Aquien

DÉCOUVRIR LE POP ART

Oscar Wilde est l’auteur d’une riche bibliographie couvrant tous les genres littéraires. Il a su utiliser sa culture pour créer une œuvre singulière qui s’interroge en permanence sur le pouvoir ou encore sur l’impuissance du langage. Wilde, connu pour être aussi un penseur politique, remettait en cause les présupposés de son temps. Son théâtre, notamment, rend compte de sa capacité à déstabiliser les catégories établies, par exemple celles du « masculin » et du « féminin », avec les implications idéologiques que cela suppose. Ce MOOC s’intéresse par conséquent à sa vie, ses ouvrages, ses opinions et influences et à sa postérité qui montre bien que son œuvre fait sens pour les lecteurs contemporains. my-mooc.com

MOOC du Centre Pompidou, présenté par Jean-Pierre Criqui, Laurent de Sutter et Marc Choko Le Centre Pompidou se met au Pop Art. Ce mouvement artistique mythique des années 60, né en Angleterre, s’est inspiré de la culture populaire, de la publicité, du design et de la mode et, en retour, a beaucoup nourri la pop culture. Andy Warhol et Roy Lichtenstein en sont des figures emblématiques. Au programme de ce cours, découvrez et analysez des œuvres Pop Art des collections du musée. centrepompidou.fr

ARCHITECTURE ET FORME URBAINE

MODE ET STYLE

MOOC du Collège de France, présenté par Jean-Louis Cohen

MOOC du Conservatoire national des arts et métiers, présenté par Myriam Chopin, Olivier Faron et Nicole Foucher

L’architecte et historien, enseignant à la New York University, Jean-Louis Cohen, propose des cours d’urbanisme et d’architecture. C’est le moment de découvrir l’avant-gardisme de Le Corbusier, ou le monde du célèbre architecte Ludwig Mies van der Rohe et son influence sur la fabrique des métropoles, de Berlin à Chicago. Pourquoi ne pas suivre aussi les pas de Frank Gehry, l’architecte du mouvement du déconstructivisme et du post-structuralisme, à qui l’on doit le bâtiment de la Fondation Louis Vuitton ? college-de-france.fr

Ce cours vise à retracer l’histoire de la mode et de ses acteurs. Un panorama complet et précis de l’industrie qui explicite les conditions de réussite et d’échec d’une mode ou d’un style, allant de l’idée à sa mise en production et sa commercialisation. Le cours Mode et Style s’adresse à tous les curieux de cet univers, qui souhaitent s’engager et près ou de loin dans ce domaine d’activité. fun-mooc.fr

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ALEXANDRE BENJAMIN NAVET Jeux d’intérieur, 2020 Crayon de couleur sur papier Courtesy de l’artiste

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POSSIBILITÉ D’UNE

CONFINÉE L’École Ducasse et l’École hôtelière de Glion, synonymes d’éducation culinaire d’excellence et de gastronomie humaniste, ont créé pour vous quatre recettes pour mettre des étoiles dans votre cuisine.

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LE POULET PAR

C H E F B E NO Î T CARCE NAT

Directeur des Arts Culinaires et Gastronomie, Glion Institut des Hautes Études

ÉTAPE 1 Préchauffer le four à 220 °C (thermostat 8). Dans un petit récipient, bien mélanger l’huile, le thym, le romarin et l’ail haché. Placer le plat de cuisson (plat en fonte ou en Pyrex) dans le four qui préchauffe.

Si le poulet n’a pas été préparé au préalable par un spécialiste boucher volailler, il faudra soigneusement le vider ainsi que le flamber au chalumeau ou sur le gaz pour enlever les dernières plumes. Rincer le poulet à l’intérieur comme l’extérieur, bien éponger avec du papier absorbant. Replier les ailes sous le poulet et dégager avec soin la peau des poitrines. Frotter la chair en dessous de la peau avec le mélange d’huile ainsi que l’intérieur et l’extérieur du poulet. Frotter le morceau de pain rassis avec une demi-gousse d’ail et mettre avec le reste des gousses d’ail et le citron à l’intérieur du poulet. Ficeler le poulet en le serrant au maximum ensemble. Saler et poivrer.

ÉTAPE 3 Verser dans le plat qui est au four l’huile d’arachide puis disposer le poulet sur le côté et laisser colorer pendant 10 min. Réaliser la même opération sur l’autre côté. Ensuite positionner le poulet sur le dos et faire rôtir 20 min à 220 °C. Baisser ensuite le four à 160 °C et cuire encore pendant 1/2 heure. Retirer du four et incliner le poulet dans le plat pour que le jus s’échappe de la cavité. Arroser de jus et remettre le poulet au four 10 min.

ÉTAPE 4 Après cuisson, laisser reposer le poulet pendant 30 min avant de le découper. Découper le poulet, rectifier l’assaisonnement puis verser dessus le jus de cuisson légèrement dégraissé. Servir par exemple avec des pommes de terre grenailles rôties, ou encore avec une belle poêlée de légumes du jardin.

P HOTO © É C OL E H ÔT EL IÈRE DE G LIO N

- 1 poulet à rôtir - ½ cuillère à soupe d’huile d’olive - 2 cuillères à soupe d’huile d’arachide - 2 branches de thym effeuillées

ÉTAPE 2

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INGRÉDIENTS POUR 4 PERSONNES

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- 1 branche de romarin effeuillée et concassée - ½ gousse d’ail hachée finement - 2 ½ gousses d’ail pelées - 1 morceau de pain rassis - ¼ de citron jaune - 1 pincée de sel - 1 pincée de poivre blanc


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LE VELOUTÉ PAR

B E NO Î T CARCE NAT

Directeur des Arts Culinaires et Gastronomie, Glion Institut des Hautes Études

INGRÉDIENTS POUR 6 PERSONNES VELOUTÉ DE COURGETTE - 5 courgettes moyennes - 2 beaux oignons - 2 gousses d’ail - 120 g de fromage de chèvre frais - 50 cl de bouillon de légumes - 5 cl d’huile d’olive - Sel, poivre CHÈVRE FRAIS AUX AROMATES - 150 g de fromage de chèvre - 30 g de tomates séchées

VELOUTÉ DE COURGETTES Laver les courgettes, les couper en deux dans le sens de la longueur puis les épépiner à l’aide d’une petite cuillère et finalement tailler les courgettes en dés. Éplucher et émincer les oignons ainsi que les gousses d’ail. Dans une casserole faire revenir avec l’huile d’olive l’oignon émincé et l’ail, puis ajouter les courgettes et faire revenir de nouveau. Ajouter le bouillon de légumes et cuire à feu doux pendant 15 min. Hors du feu, ajouter le fromage de chèvre et rectifier l’assaisonnement, mixer avec un mixer plongeant ou bien un blender. Réserver au chaud si on sert en direct ou bien refroidir au réfrigérateur si la préparation est réalisée la veille.

concassées finement - 5 branches de thym effeuillées - ½ gousse d’ail écrasée - ¼ de botte de ciboulette - 2 pincées de paprika - Sel CRACKERS DE TOMATE ET HERBES - 100 g de graines de lin - 100 g de graines de sarrasin - 20 cl d’eau tiède - 15 g de concentré de tomate - 30 g de tomates séchées - 2 cl d’huile d’olive - ¼ de botte de marjolaine - ¼ de botte sarriette - ¼ de botte de basilic - 1 g de thym (frais de préférence) - Sel

CHÈVRE FRAIS AUX AROMATES Préparer tous les ingrédients comme indiqué dans la recette puis les réunir dans un bol et les mélanger à l’aide d’une spatule. Réserver au frais.

CRACKERS DE TOMATES AUX HERBES Faire tremper pendant 2 heures les graines avec l’eau tiédie, puis mixer avec le mixer les graines trempées avec le concentré de tomate, les herbes, l’huile d’olive et, jusqu’à obtenir une consistance homogène. Étaler uniformément la préparation sur une feuille à pâtisserie, sur une épaisseur d’environ 3 mm puis sécher au four ventilé à 70 °C ou thermostat 1 pendant toute une nuit. La consistance après séchage doit être très croquante.

DRESSAGE ET FINITION Dresser au centre d’un bol ou d’une assiette creuse une belle quenelle de fromage de chèvre frais assaisonné puis verser autour le velouté de courgette chauffé au préalable. Accompagner avec les crackers à part. Décor au choix de l’artiste.

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- 25 g d’olives noires concassées

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LE TIRAMISU PAR

CH E F LUC DE BOVE

Chef Pâtissier Exécutif de l’École Ducasse - Paris Studio

TIRAMISU Placer la gélatine dans l’eau quelques minutes. Mettre à chauffer dans une casserole à feu moyen le lait avec le sirop d’orgeat et le sucre. À frémissement, ajouter la gélatine et remuer jusqu’à ce qu’elle fonde. Quand le mélange bout, ajouter le mascarpone et mélanger doucement à la spatule jusqu’à ce que le mascarpone soit fondu. Remplir un siphon du mélange ainsi obtenu et réserver au frais.

TIRAMISU AU SIPHON - 200 g de lait - 250 g de crème de mascarpone - 40 g de sucre - 6 g de gélatine - 36 ml d’eau (pour hydrater la gélatine)

POÊLÉE DE FRUITS ROUGES

- 20 g de sirop d’orgeat ou d’Amaretto

Mettre une sauteuse à chauffer. Dès qu’elle est bien fumante, couper le feu, mettre les fraises, les couvrir du sucre et faire revenir ainsi. Réserver.

POÊLÉE DE FRAISES

COULIS DE FRUITS ROUGES Placer la gélatine à réhydrater dans l’eau. Mettre la purée de fruits rouges dans une casserole à feu moyen, puis ajouter la gélatine et remuer jusqu’à ce qu’elle soit fondue. Enfin, ajouter un peu de sucre selon votre goût.

- 200 g de fraises coupées en deux - 30 g de sucre cassonade COULIS DE FRUITS ROUGES - 200 g de purée de fruits rouges (au choix) - 20 g de sucre - 4 g de gélatine - 24 ml d’eau

DRESSAGE

P HOTO © OX ANA D EN EZH KINA / GE TT Y IM AGE S

Verser un peu de coulis de fruits rouges dans le fond des verrines. Garder 4 cuillères de poêlée de fruits rouges de côté, puis répartir ce qu’il reste dans les verrines. Couvrir de l’appareil au siphon. Enfin, décorer avec le restant de poêlée de fruits et quelques flocons d’avoines ou autre selon la préférence.

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INGRÉDIENTS POUR 4 VERRINES

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LES ROCHERS PAR

C H E F CÉ DR I C B AR B ARAT

Chef Exécutif de l’École Ducasse - Paris Studio

PRALINÉ NOISETTE - 250 g de noisettes entières - 125 g de sucre - 40 ml d’eau PRALINÉ AMANDE - 250 g d’amandes entières - 125 g de sucre - 40 ml d’eau INTÉRIEUR DU ROCHER

PRALINÉ AMANDE Cuire le sucre et l’eau à 130 °C et ajouter les amandes. Sabler les fruits secs puis caraméliser. Refroidir puis mixer. Réserver à température ambiante.

PRALINÉ NOISETTE Cuire le sucre et l’eau à 130 °C et ajouter les noisettes. Sabler les fruits secs puis caraméliser. Refroidir puis mixer. Réserver à température ambiante.

INTÉRIEUR DU ROCHER

- 250 g de chocolat au lait Jivara

Faire fondre le chocolat et le porter à 29 °C. Mélanger le praliné noisette, le praliné amande et les brisures de noisette. Vérifier que le mélange soit homogène et le verser sur le chocolat Jivara. Mélanger délicatement.

GLAÇAGE

DRESSAGE ET PRÉSENTATION

- 250 g de praliné noisette - 250 g de praliné amande - 160 g de brisures de noisettes

- Chocolat noir - Amandes bâtonnets torréfiées

Mouler l’intérieur du rocher dans des moules ronds. Réserver au frais. Faire fondre le chocolat noir au bain-marie. Démouler les intérieurs et les glacer avec le mélange chocolat noir et amandes bâtonnets torréfiées. À déguster tempéré.

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INGRÉDIENTS

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L’HOSPITALITÉ

GÉNÉREUSE PAR

SOMME T É DUCAT I O N

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École Ducasse, École hôtelière de Glion, École des Roches

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Quand le meilleur de la luxury hospitality et de la gastronomie associent leurs talents et leur volonté d’aider…

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evenus partenaires en 2019, l’École Ducasse – le réseau d’écoles du chef éponyme – et Sommet Éducation, le groupe leader de management hôtelier du luxe ont beaucoup de choses en commun, comme la volonté de transmettre à travers leurs formations, le goût de l’excellence aux futures générations et aux talents de demain. Cette association inédite entre Sommet Éducation, ambassadeur du modèle suisse d’éducation et École Ducasse réseau d’écoles de renommée mondiale (Paris Studio, l’École nationale supérieure de pâtisserie et le futur Paris Campus qui ouvrira ses portes en novembre 2020), témoigne aussi de la passion des deux institutions pour les métiers de l’hospitalité et des arts culinaires. Face à la crise sanitaire et au confinement général, le groupe s’est engagé pour apporter du réconfort au personnel soignant et aux personnes âgées. Pour Alain Ducasse, la cuisine exprime des valeurs fortes : la générosité, le goût du partage, la tolérance et l’ouverture au monde. Sommet Éducation, regroupant le meilleur de l’éducation culinaire, l’École Ducasse, l’École hôtelière de Glion et l’École des Roches, a prouvé son engagement à travers plusieurs initiatives portées par ses chefs. Christophe Raoux, chef exécutif de l’École Ducasse Paris Campus, soutient depuis plusieurs années l’association Étoilés et Solidaires, qui a pour but de mener des événements solidaires, gastronomiques et joyeux, contribuant à lutter contre l’isolement social des personnes âgées, tout en les informant sur la nutrition. Par ailleurs, il a répondu à l’appel du chef Guillaume Gomez afin de réaliser des repas complets pour le personnel soignant des hôpitaux de Paris. Ce sont 3 000 repas qui ont ainsi été livrés. L’École Ducasse a également lancé un challenge solidaire, le « Daily-cious by École Ducasse ». Le challenge mobilise les communautés des deux Meilleurs ouvriers de France, le chef exécutif Christophe Raoux et le chef pâtissier exécutif Luc Debove, tous deux étant les deux nouvelles figures de l’institution, pour soutenir le personnel soignant et les hôpitaux. Combinant cuisine et pâtisserie, le but est de faire vivre les valeurs chères au chef emblématique Alain Ducasse et à toute son équipe : la générosité et le partage. Les chefs donnent rendez-vous chaque semaine à leur communauté sur Instagram et Facebook en les mettant au défi de réinterpréter leurs recettes. Pour chaque participant, l’École Ducasse verse 10 € à la Fondation des hôpitaux de France. En Suisse, c’est l’École hôtelière de Glion qui se mobilise, sous la direction du chef Benoît Carcenat. Quand les étoiles deviennent aussi humanistes... ❚

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« Pour Alain Ducasse, la cuisine exprime des valeurs fortes : la générosité, le goût du partage, la tolérance et l’ouverture au monde. » 111


ALLONS-NOUS NOUS

NOURRIR AUTREMENT ? PAR

ASP ERG ES SAU VAG E S E T C O PE AU X DE B O NITE SÉ CH ÉE AUX DE UX SÉ SAME S - P HOTO © ALEXAN DRA DE CSABAY

É MI LI E FE LI X

Réapprendre à vivre de manière plus naturelle et plus consciente, en partant de l’acte le plus essentiel qui soit : se nourrir. Cette crise changera-t-elle le monde de demain ? Nos habitudes alimentaires pourraient aussi être concernées, car elles déterminent notre façon d’être.

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est d’abord l’origine du virus qui nous a alertés et nous a obligés à nous poser cette question essentielle : peut-on manger n’importe quoi ? Sun Simiao, grand médecin chinois du VIe siècle pense que non : « Celui qui ne sait pas manger ne sait pas vivre. » Ainsi nos ancêtres fondaient leur science diététique sur l’observation et l’expérience. Aujourd’hui, il s’agit autant de renouer avec la vitalité que de raviver l’intuition dans l’acte de se nourrir. Tout ce qui entre dans notre alimentation devrait être choisi en conscience.

« Celui qui ne sait pas manger ne sait pas vivre. »

MANGER VIVANT POUR S’IMMUNISER ? L’arme la plus efficace contre le virus, sans traitement ni vaccin disponible aujourd’hui, est notre immunité. En médecine orientale, elle vient de notre énergie innée, nourrie de notre énergie acquise, dont l’alimentation est garante. Ce concept impose une discipline simple mais rigoureuse. Pour manger vivant, nous devons d’abord consommer des aliments au plus proche de leur état de nature : à défaut de la cuisine sauvage, choisir les aliments biodynamiques et biologiques car ils s’en approchent le plus. Ensuite, pour maximiser l’énergie d’un aliment, il faut le cuisiner aussitôt sorti de terre, tombé de l’arbre, pêché du jour ; préférez le frais local et éviter le surgelé, le sous-vide industriel ou la conserve appertisée. Lorsqu’ils s’y prêtent, faites fermenter vos légumes car cela augmente leur énergie. En revanche, conservez peu les aliments cuits, car leur énergie se disperse vite ; cuisinez plus souvent et en moindre quantité. Enfin, il convient d’accorder nos énergies au rythme des saisons et même du jour. Ainsi, l’amertume d’une asperge, d’un artichaut ou d’une herbe de forêt viendra naturellement détoxifier un corps qui s’est arrondi en hiver pour mieux se protéger du froid ; et par exemple, par temps de pluie, privilégiez les céréales et les légumineuses plutôt que les fruits et légumes aqueux, les cuissons grillées ou rôties plutôt que les préparations vapeur ou bouillies.

P HOTO © SE EN BY KLO É

RÉINVITER L’INTIME Mais, au-delà de la saison ou du climat, c’est bien l’écoute du corps et des humeurs qui doit principalement guider nos choix alimentaires. Les anciens – via l’ayurvéda et la médecine indienne, la médecine traditionnelle sino-japonaise – nous guident tous vers la connaissance de notre être. En effet, s’alimenter est un acte intime par essence puisqu’on introduit l’aliment dans notre corps. Cette action sollicite davantage les sens intuitifs – le goût, l’odorat ou le toucher –, quand les sens distanciés – la vue et l’ouïe – font œuvre de mise en appétit. Cette intimité, le confinement l’a exacerbée. Comme les chefs stars, nous nous sommes retrouvés seuls face à nos fourneaux, à laver, éplucher, tailler, cuire et dresser des produits bruts en toute simplicité. Et, comme eux, nous avons compris qu’un produit bon et vivant n’avait pas besoin d’artifice pour révéler sa magie… juste une bonne huile, une herbe potagère, voire un poivre rare.

Émilie Félix, fondatrice de WAYO, académie culinaire de diététique traditionnelle et cuisine japonaise.

Manger vivant, avec simplicité, et faire vivre les producteurs ­l­ocaux tout en respectant la nature qui respire à nos fenêtres, n’est-ce pas là un bel avenir à partager ? ❚

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Après plusieurs années d’expérience dans le monde de la joaillerie, la Parisienne Amélie Huynh crée, en 2018, sa propre marque STATEMENT. Une joaillerie de conviction où chaque bijou devient une extension de soi, une expression d’une certaine idée de la force féminine. Rencontre avec cette créatrice passionnée qui nous parle de ses convictions en revisitant les termes qui composent l’acronyme de notre magazine G.I.V.E.

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c o m m u n i q u é

La Terre est généreuse mais ses ressources ne sont pas inépuisables. Il faut réapprendre à traiter avec soin et respect ce qu’elle donne pour revenir à la notion tellement plus juste d’échange. La GÉNÉROSITÉ est un cercle vertueux, on reçoit ce que l’on donne. La création et fabrication d’une pièce de joaillerie nécessitent des dizaines d’heures de travail, voire bien plus. Dans toutes les étapes, il faut s’assurer que chacun(e) soit respecté(e) dans son travail et que les fournisseurs de matières premières répondent à un cahier des charges éthique. La moitié des employé(e)s de l’atelier principal sont des femmes qui bénéficient toutes de la parité salariale. Il faut pouvoir être fier de ce que l’on fait chaque jour.

J’envisage l’innovation comme une remise en question optimiste : comment puis-je faire autrement ? J’ai confiance en l’avenir. Pour STATEMENT, l’INNOVATION passe par sa prise de parole. À l’ouverture de notre boutique en septembre, nous allons faire « vivre » la joaillerie au travers d’interactions avec la 3D et la réalité augmentée. STATEMENT veut inscrire le luxe dans une nouvelle dimension. Celle d’une joaillerie d’avenir qui respecte les codes inhérents au secteur tout en se jouant de certains de ses usages, et ce, grâce à l’innovation technologique. Nous produisons des pièces durables issues de matériaux nobles : des objets de transmission. C’est là toute la beauté de notre métier.

Le travail artisanal, l’histoire d’un produit, la transparence d’un processus de fabrication est une aventure fascinante. Au-delà de la VALEUR intrinsèque et sentimentale d’un bijou, on peut aussi évoquer la valeur financière de l’or et de l’argent. La majeure partie de l’or extrait durant toute l’Histoire existe toujours, sous la forme de lingots, de pièces ou de bijoux. Aujourd’hui, le recyclage des matières comme l’argent représente seulement 20 % de l’offre, car l’argent recyclé est plus onéreux à approvisionner que le non recyclé. Ce sont les consommateurs qui détiennent le pouvoir. Notre première collection en argent recyclé est d’ailleurs en cours de prototypage et sa sortie est prévue pour fin 2020.

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L’esthétisme, la symbolique, la beauté du temps qui passe, voilà ce qui m’anime une fois que l’engagement éthique est sécurisé. Un bijou doit avoir du sens pour la personne qu’il le porte car il en dit long sur elle. L’ombre m’intéresse tout autant que la lumière, voire plus. J’aime associer l’inaltérable diamant à la patine du temps sur l’argent, le voir s’assombrir au fil du temps et se doter d’aspérités qui témoignent de la vie. L’argent vit en symbiose avec la peau : il se patine, peut s’assombrir, dégage une véritable énergie et de l’ÉMOTION.

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Le confinement peut avoir des vertus inespérées si l’on opte pour la résilience et l’idée de s’adapter positivement à la situation présente. Situation à laquelle il semble difficile d’échapper en ce moment et dans les mois qui viennent. Et que l’on soit reclus en ville ou dans nos campagnes, s’il est un mérite que l’on peut déceler en cette période trouble, c’est bien celui – presque malgré nous – de nous reconnecter activement à la nature. En soi, le Covid-19, dans un monde idéal, rationnel et prévisionnel, nous offre la possibilité d’une transition vers un post-capitalisme dont l’essence prendra une forme d’autant plus appropriée à l’humain qu’on se remettra vraiment à cette connection directe ainsi qu’à l’écoute attentive de la nature et du monde qui nous entoure et nous supporte – plutôt que l’inverse. Les campagnes et forêts, bien souvent aux portes de nos villes (on fustige ici cette inextinguible quête de l’exotisme qui nous confine à croire que la vraie nature se trouve galvanisée uniquement à l’autre bout du monde…) ont ce pouvoir magique d’ouvrir nos esprits autant que nos yeux et nos oreilles vers une réalité dont l’harmonie nous a précédés et nous succédera si rien ne change radicalement… ❚ T H OMAS E R B E R

LA CAMPAGNE

MAGIQUE PHOTOS PAR

B E NJAMI N LOYSE AU

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Un reportage exclusif dans la campagne française réalisé par Benjamin Loyseau pour G.I.V.E pendant le confinement.

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Comment s’inspirer de ce que l’on vit pour imaginer un monde nouveau ? Dans ce cahier prospectif, psychologue, consultant, entrepreneur et écrivain s’interrogent sur la société post-coronavirus.

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NATACHA PASCHAL Selfie in Mapa glove, 2020 Acrylique sur papier Courtesy de l’artiste

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P h i l a n t h r o p é d i a

CHACUN POUR SOI OU TOUS POUR TOUS :

QUELLE VOIE CHOISIRONS-NOUS ? PAR

ALE XANDR E MAR S

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Entrepreneur français et philanthrope

consommateurs et employés – nous exigeons que les entreprises fassent partie de la solution, plutôt que du problème. Nous acceptons de moins en moins de travailler pour (ou de consommer) des marques qui ne partagent pas des valeurs essentielles à notre survie : le partage, l’entraide et la solidarité. La bonne nouvelle, c’est que les entreprises sont de plus en plus nombreuses à comprendre que cette révolution a bien démarré et ne sera qu’accélérée par la crise. Et être une entreprise de son temps n’a jamais autant pris tout son sens. Et celles qui se détournent de cette réalité et ne s’adaptent pas au nouveau monde qui se crée sous nos yeux disparaîtront tôt ou tard. Aussi, il est essentiel que cet élan de solidarité perdure. Il dépendra alors de nous tous, collectivement, d’inciter les entreprises à faire ce choix solidaire parce qu’elles ont les moyens de changer la donne, d’avoir un impact positif sur le cours des choses. Leur puissance leur confère de fait une responsabilité. Leur existence en dépend : elles n’ont pas le choix.

l y a quelques jours, en feuilletant la presse, je suis tombé sur un article qui m’a particulièrement interpellé. Ce dernier mettait l’accent sur quelques grandes entreprises qui, « en guise de solidarité » face au Covid-19, avaient modifié leur logo : les arches dorées d’un géant de la restauration rapide en forme de « M », dorénavant séparées pour représenter la distanciation sociale, ou encore les lettres « V » et « W » d’un constructeur automobile privées de leur chevauchement habituel. La vraie valeur d'une entreprise n’est-elle pas dans sa culture plutôt que dans un « joli coup marketing » ? Une culture qui accorde au sens, à l'engagement, au bien commun et à l'éthique une place centrale ? Fort heureusement, ces « jolis coups » sont rares en comparaison du réel élan de solidarité généré par les entreprises, de la TPE locale en passant par les PME, les ETI ou encore les grands groupes : une entreprise de services mettant son matériel logistique à disposition des organismes sociaux, une application de covoiturage développant un moyen gratuit pour permettre aux personnes qui ne peuvent pas sortir faire leurs courses de trouver d’autres personnes prêtes à les aider, ou encore des chefs cuisiniers préparant des repas pour le personnel soignant… alors que la profession est durement touchée par la crise. Des actions solidaires sont nombreuses et elles montrent que les entreprises sont tout à fait capables de créer de la valeur sociale et non pas seulement économique. Certaines faisaient déjà preuve de responsabilité et assumaient leur place essentielle dans la société. Pour d’autres, il aura fallu une crise sanitaire pour le faire. Et puis, il y a celles qui n’ont toujours pas reçu le message. Tôt ou tard, alors que tous les signaux sont là, ces entreprises paieront leur ignorance volontaire. La solidarité des entreprises n’est pas un phénomène nouveau et n’est pas apparue avec la crise du Covid-19. Depuis un moment déjà, une évolution importante de notre société est en marche… j’oserais même dire une révolution. Face aux injustices constatées au quotidien, nous sommes de plus en plus nombreux à agir pour une société plus juste, pour un monde où les richesses sont mieux partagées. Nous – citoyens,

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« Tôt ou tard, alors que tous les signaux sont là, ces entreprises paieront leur ignorance volontaire. » Les actions individuelles ont un effet boule de neige. Chacun d’entre nous peut être un micro-activiste à son niveau. Saisissons ce moment pour faire redémarrer la machine différemment, pour bâtir une société plus humaine, bienveillante et solidaire. Nous ne pouvons pas rester dans une logique de chacun pour soi, mais de tous pour tous. ❚

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GILL BUTTON Feline sisters, 2020 Hidden with birds, 2020 Encre sur papier Courtesy de l’artiste

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LA CRISE VA-T-ELLE RENDRE LES

ENTREPRISES

PLUS ALTRUISTES ? CONVERSATION AVEC

IS AAC GE T Z & LAUR E NT MAR B ACH E R

Isaac Getz et Laurent Marbacher, auteurs du célèbre ouvrage L’Entreprise altruiste (Albin Michel, 2019), reviennent sur l’idée de « donner sans condition» à travers des exemples concrets d’entreprises d’un nouveau genre et une réflexion inspirée par les philosophes Adam Smith ou encore Emmanuel Levinas.

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omment est né votre concept d’entreprise altruiste ?

Isaac Getz : Ce qui est intéressant ici, c’est le paradoxe que ces entreprises soulignent. En étant inconditionnelles à leurs écosystèmes, nous avons vu que ces entreprises prospèrent économiquement, et ce, bien plus que leurs concurrents qui ont pour finalité le profit. C’est-à-dire qu’elles ne recherchent pas ce profit, et pourtant elles en ont plus. C’est le paradoxe que nous essayons d’expliciter dans notre livre.

Laurent Marbacher : Ce concept vient d’un travail de recherche que nous avons mené pendant cinq ans. Nous nous sommes demandé : que se passe-t-il dans les entreprises où les relations à des interlocuteurs externes, que ce soient des clients ou des fournisseurs, sont fondées sur un respect de l’autre, une prise de considération de l’autre en tant qu’être humain, au-delà du fait d’être un simple agent économique ? Cette recherche nous a menés à la fois à un travail d’investigation et de recensement d’entreprises qui agissent différemment par rapport à tous ces interlocuteurs externes. Nous les avons visitées, nous avons rencontré les cadres dirigeants, les salariés, et parfois même les fournisseurs et clients. À partir de là, nous avons identifié un fil conducteur, un point commun à toutes ces entreprises : l’entreprise altruiste.

Qu’est ce qui rend une entreprise altruiste ? Quels en sont les ingrédients ? I. G. : La question est plutôt de comprendre comment on peut transformer une entreprise traditionnelle qui est orientée vers une génération de valeur économique, en une entreprise altruiste orientée vers la génération de la valeur sociale, et cela, à travers ses activités de cœur de métier. C’est une entreprise qui veut du bien et là il s’agit d’opérer une transformation radicale dans l’entreprise qui commence par la transformation du patron lui-même. Une fois que ce dernier est transformé, alors il peut engager ce processus dans l’entreprise ; cela peut prendre plusieurs années, voire plusieurs décennies. Cela dépend bien évidemment de chaque société. Nous avons étudié une dizaine d’entreprises allant de grandes multinationales, comme un laboratoire pharmaceutique japonais de rang mondial, à des PME et des entreprises familiales. Nous avons cherché ce modèle d’entreprise altruiste dans tous les secteurs, tous les pays avec n’importe quelle forme de gouvernance. Par ailleurs, aujourd’hui, il y a une mode sur la discussion des raisons d’être et des missions de l’entreprise. Est-ce que l’on peut dire d’une entreprise qu’elle a réinventé sa raison d’être par le simple fait de fabriquer des gels hydroalcooliques pendant la crise du coronavirus ? La réponse est probablement non.

Comment définissez-vous cette notion ? L. M. : L’entreprise altruiste est une entreprise qui a choisi de mettre toutes ses activités de cœur de métier au service du bien commun (clients, fournisseurs, communautés, sociétés) de façon inconditionnelle. Elle rend ce service sans rien ­attendre en retour, et surtout pas un retour financier sur investissement. C’est ce caractère inconditionnel qui caractérise ce qu’on entend par entreprise altruiste. C’est là aussi la grande différence avec certaines activités d’une entreprise tournées vers le bien commun, une fondation d’entreprise ou encore la philanthropie classique telle qu’on la connaît.

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Êtes-vous optimistes ? Pensez-vous qu’il y aura plus d’entreprises altruistes après cette crise ?

C’est une implication temporaire pour faire face à la crise et devenir un acteur solidaire. Tandis que les entreprises altruistes ont une raison d’être, une vision, une philosophie d’entreprise qui servent le bien commun, l’autre et génèrent de la valeur sociale sans penser performance économique. Elles sont authentiques, et non dans une démarche de « washing ».

L. M. : Personnellement, je ne pense pas qu’on connaisse aujourd’hui les changements que cela va générer. Mais, je pense que ce dont on parle à travers notre entreprise altruiste, ce sont des choses tellement fondamentales et proches de ce qu’est l’être humain en tant qu’espèce, rejoignant le bon sens, que ces approches, ces idées et surtout ces réalisations vont vaincre. Je ne sais pas combien de temps il faudra, peut-être des années ou des décennies. C’est comme l’idée de la démocratie qui a fini par aboutir. Tout ça a un devenir ; maintenant, le où et le quand, ne nous appartiennent pas. Il est évident que c’est un temps dans lequel, devant l’inconnu et devant l’urgence de la crise, il y a aussi des émergences. Beaucoup de mouvements étaient latents dans la société et dans de grandes entreprises, qui sont en train d’émerger et d’acquérir de la force. On retrouve, à travers cette crise, ce qui fait une des grandes forces de l’être humain, à savoir sa créativité, mais aussi son caractère social et empathique. Pour nous, les entrepreneurs altruistes existent déjà, simplement ils n’osent pas trop dire qu’ils veulent ce type d’entreprise, car depuis des années, ce qui domine est la maximisation du profit . C’est même tristement devenu l’essence même de l’entreprise. I. G. : Cette crise est un coup d’arrêt brutal, imprévisible et massif, que personne n’a souhaité. Aujourd’hui, beaucoup de patrons s’interrogent sur la façon, la voie, le modèle, l’approche et les valeurs à mettre en place pour eux-mêmes et pour leurs entreprises. Ils veulent donner du sens. Donc, bien sûr, cette prise de conscience et cette interrogation rendent optimiste. Quand les choses se calmeront, beaucoup se demanderont s’ils veulent continuer comme avant, ou orienter leur travail vers le social et le bien commun.

Aujourd’hui, nous avons l’impression que tout ce qui compte pour une entreprise est le retour sur investissement, se mesurant en KPIs (Key Performance Indicator). Dans la transformation altruiste, il n’y a pas vraiment de mesure possible des effets, notamment ceux sur le long terme… L. M. : C’est vrai que nous sommes dans un monde obsédé par les indicateurs de croissance. En fait, nous posons deux questions. La première est de savoir à quoi on reconnaît la performance de l’entreprise : est-ce uniquement à travers des indicateurs financiers ? Peut-on prendre en compte des indicateurs sociaux ? Nous voyons dans les entreprises altruistes qu’elles recherchent d’abord une performance de valeur sociale, et la valeur financière vient comme une conséquence directe. La deuxième question est de comprendre pourquoi les entreprises altruistes sont beaucoup plus rentables que leurs concurrents, pendant des années, parfois depuis trente ans. Le paradoxe énoncé est celui-ci : elles ne recherchent pas la performance financière, ce n’est qu’une conséquence.

Dans l’élaboration du concept de l’entreprise altruiste, au carrefour de nombreuses disciplines, vous citez des philosophes et des économistes. Quels sont les penseurs qui vous ont inspirés ? I. G. : On peut en citer deux , Levinas et Adam Smith. Levinas, grand philosophe français du XXe siècle, a développé le concept de l’autre, l’importance de l’autre. Il explique que lorsque nous chosifions l’être humain, nous l’instrumentalisons, la violence n’est pas loin. Les entreprises, elles, échangent avec des interlocuteurs, qui sont des êtres humains, pour leurs propres besoins : que ce soit un retour sur un client ou l’obtention du plus bas prix d’un fournisseur. Il y a cette notion d’exploitation derrière. Notre hypothèse repose sur l’idée de Levinas quand les entreprises et les patrons ont une âme, agissent comme une personne et considèrent les interlocuteurs comme tels. Adam Smith, lui, explique la construction des rapports économiques. On explique que les entreprises altruistes n’ont pas une relation financière mais authentique. Quand vous invitez des amis à venir chez vous, vous ne dites pas que ces amis vous coûtent trop cher. Adam Smith défend l’idée qu’il est tout à fait désirable d’avoir des relations de type amical mais l’entreprise ne peut entretenir plus de quelques dizaines de relations, comme un être humain. Donc, nous, nous avons imaginé des entreprises qui traitent leurs interlocuteurs comme des amis. C’est quelque chose d’a priori complètement utopique, mais notre travail est un travail de terrain, et nous avons vu que c’était possible à l’échelle de grands groupes multinationaux, mais aussi de PME.

Comment envisagez-vous la notion d’héroïsme des entreprises en ces temps particuliers ? I. G. : Nous sommes témoins d’actions exceptionnelles réalisées par certaines entreprises. Pourtant, comme nous le voyons dans la façon dont les hôpitaux ou les Ehpad affrontent la crise du Covid-19, nous pensons aussi que les entreprises auraient pu être mieux préparées pour ne pas avoir à recourir à l’héroïsme de leurs collaborateurs. Certes, pour les hôpitaux, il s’agit aussi de moyens. Cependant, on observe en ce moment des entreprises remarquables qui se reposent sur leur propre capacité – en refusant même les aides du gouvernement – pour servir leurs clients, leurs fournisseurs, voire le pays entier. Cette capacité à pouvoir répondre à un défi quel qu’il soit, elles l’ont construite. Comme nous l’avons expliqué, les entreprises altruistes se sont transformées pour agir toujours pour le bien commun, pour servir inconditionnellement l’autre. La crise actuelle accentue les besoins de leurs clients, de leurs fournisseurs, ou des communautés où elles opèrent, mais fondamentalement, elle exige le service inconditionnel auquel ces entreprises sont habituées. Cette crise n’exige pas d’héroïsme particulier de leur part, à moins de dire que leur action est héroïque depuis toujours. ❚ Propos recueillis par Sarah Herz

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INÈS LONGEVIAL Escargot sur le pied, 2020 Peinture à l’huile sur toile Courtesy de l’artiste

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REAL FASHION PAR

PIER R E -FRANÇO I S LE LO UË T

Pierre-François Le Louët dirige la prestigieuse agence de conseil et communication Nelly Rodi. À cet égard, il a l’oreille (attentive) des puissants dans les milieux du luxe de la mode et de la politique. Également président de la puissante Fédération française du prêt-à-porter féminin, il nous a gentiment écrit pour nous donner son ressenti sur cette période trouble mais ô combien porteuse d’espoir !

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epuis plusieurs semaines maintenant, partout en France, alors que le confinement a isolé, désorienté, interrogé la plupart d’entre nous sur le sens de nos vies, des milliers de petites mains ont vite trouvé une réponse à ces questions métaphysiques : elles se sont mises au travail. Les mêmes ouvrières qui mettaient leur savoir-faire au service des plus belles marques du monde, ont r­ ejoint les rangs des nombreuses et silencieuses héroïnes de notre quotidien : elles confectionnent sans relâche des masques. Par millions. Avec une seule ambition : sauver des vies. Les industries de la mode ont joué un rôle déterminant dans cette crise du « grand confinement ». Des centaines de petites entreprises ont répondu sans broncher à l’appel de l’État et de la filière. Elles ont reconverti leur outil industriel, mobilisé leurs équipes, coordonné leur action, animées par le souci de bien faire et de protéger leurs familles, leurs proches, leurs concitoyens. Ces nouvelles égéries ont utilisé leurs armes à elles : un fil et une aiguille. La mobilisation générale des acteurs de notre industrie n’a répondu à aucune des règles habituelles de notre milieu. On était habitués à mettre en avant des visions et des parcours individuels, notre mobilisation est collective. La mode c’était le style, on ne

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Pierre-François Le Louët, Président de l’agence Nelly Rodi et de la Fédération française du prêt-à-porter féminin.

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parle plus que fabrication, fonction et usage. Le luxe se réfugiait dans un rapport au temps long, il faut aujourd’hui agir dans ­l’urgence du moment. L’international était notre salut, nous avons redécouvert les vertus d’une production locale. De nouvelles règles du jeu se sont mises en place. Et elles laisseront des traces vertueuses, même quand cette crise ne sera qu’un souvenir. La catastrophe que nous traversons redéfinit la manière de penser, de créer et de distribuer la mode. Elle met en lumière les rôles de chacun dans notre filière et rééquilibre les forces en puissance. Elle nous met à nu et nous donne aussi l’opportunité d’un nouveau départ. Pour beaucoup d’acteurs qui n’auront ni la puissance financière des plus grands, ni l’agilité des plus petits, il est probable que les événements que nous traversons ne leur soient pas favorables. Il est certain aussi que pour tous, la dimension environnementale et sociale sera clé. Une certaine « fast fashion », celle qui n’a ni foi ni loi, a été tuée par le Covid-19. Il ne sera plus possible de pousser sur le marché des vêtements à bas prix s’ils sont réalisés dans de mauvaises conditions. Les exigences de traçabilité vont s’accentuer, nous voudrons savoir d’où viennent nos vêtements, dans quelle matière équitable ils ont été fabriqués, dans quelle usine ils ont été confectionnés. La « fast fashion » ne sera pas la seule victime du Covid-19. Une réflexion sur le partage de la valeur va également émerger et faire trembler les groupes les plus installés. Les plus petits designers, qui n’ont pas encore trouvé la manière de parler directement à leurs clients, auront aussi des difficultés à trouver des distributeurs. La renaissance de notre industrie mettra en avant les plus créatifs d’entre eux. Mais il ne faut surtout pas penser que tout reviendra comme avant, le monde d’avant la crise ne resurgira pas intégralement. Il en restera, bien sûr, des bribes. Les plus belles sans doute. Mais nous aurons de nouvelles contraintes à affronter et, bien sûr, de nouvelles règles à respecter. Le fondement même de notre secteur, la créativité, sera challengée et s’ouvrira sans doute vers de nouveaux champs et territoires d’expression. Aujourd’hui plus que jamais, parce qu’elle est le buvard de l’air du temps, la mode sera à l’avant-garde de ce nouveau monde qui est en train de se créer sous nos yeux et dont nous sommes avant tout les artisans. Elle le fera avec ses convictions, sa légèreté et de manière très pragmatique. « Test and learn » nous disent les partisans de la nouvelle économie. Il est sans doute probable que nous en fassions tous notre mantra à présent. ❚

«  Les industries de la mode ont joué un rôle déterminant dans cette crise du “grand confinement”. »

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BÉRÉNICE GOLMANN X-ing, 2020 3D Courtesy de l’artiste

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LE “NEW NORMAL” DE LA MODE ET DU

LUXE INTERVIEW DE

É R I C H AZAN

Éric Hazan, senior partner de la société de conseil McKinsey, joue les pythies de la mode en décryptant pour G.I.V.E. ce que sera l’avenir de cette industrie après le confinement. Entre la montée en puissance de la digitalisation et l’envie de transparence et de développement durable, le changement s’accélère pour la mode. Il était temps ?

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« Il va falloir être à l’aise avec l’incertain » 150

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Comment ?

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Dans le secteur du luxe, du fait du changement de comportement des consommateurs, on assistera à une montée en puissance de marques plus humbles. Le rôle social et environnemental des entreprises du luxe va devenir primordial aux yeux des consommateurs. Il va prendre une dimension supplémentaire dans la notion même de « raison d’être » pour s’intégrer réellement au cœur de la stratégie des entreprises. La question de l’économie et du capitalisme inclusifs qui était déjà soulevée, par exemple dans des instances comme le forum de Davos, va se poser de plus en plus : comment adapter le système pour le rendre plus humain ?

omment envisagez-vous l’avenir en France une fois sortis du confinement ?

Il va falloir être à l’aise avec l’incertain, comment allons-nous apprendre à gérer ça ? Les entreprises vont devoir se doter d’un « transformation ­officer », spécialiste de la transformation, capable de gérer plusieurs futurs à la fois. Les ventes en ligne vont-elles augmenter ? Que se passe-t-il si elles triplent ? Il va falloir être capable de répondre et de s’adapter à toutes ces interrogations. Pour que l’entreprise soit bien préparée, ses choix stratégiques devront être à l’épreuve de deux ou trois scénarios possibles.

Nous avons modélisé et envisagé neuf scénarios macroéconomiques. La situation dépendra essentiellement du succès des mesures sanitaires et des stimuli économiques envisagés. De ce point de vue, les signes sont encourageants dans les grandes économies européennes, si on tient compte de l’ampleur des plans de relance en Allemagne et en France. Deux scénarios nous paraissent les plus probables : dans le premier, un rebond rapide et un retour à une situation pré-2019 au premier trimestre 2021. Dans l’autre scénario, le rebond se fait attendre et on ne peut espérer un retour au niveau de prospérité pré-crise qu’en 2023.

Dans votre rapport The State of Fashion, vous parlez de transformation digitale, c’est-à-dire ? Effectivement, le digital devra irriguer toutes les activités. Par exemple, demain on verra se développer des défilés ou des showrooms virtuels. Il va y avoir une forme de polarité dans l’appréciation de l’industrie de la mode et du luxe, en réel et en virtuel.

Ne pourra-t-on pas retourner à une situation normale ?

Pourra-t-on compter sur la Chine pour booster notre économie ?

Nous croyons plutôt à l’avènement d’un « new normal » (nouvelle normalité, ndlr). Dans un premier temps, la peur de la foule et une obsession « hygiéniste » vont pousser les consommateurs vers de nouvelles habitudes. En clair, on ne va plus acheter tout à fait de la même façon car on privilégiera le « sans contact » et les chaînes logistiques qui minimisent les interactions humaines. Dans un second temps, les achats en ligne vont progresser fortement à tel point qu’il faudra s’interroger sur la survie de certains canaux de distribution physique. Nous serons en quête de plus d’authenticité et de réassurance. Les produits locaux et écoresponsables seront plus attractifs que jamais. Mais dans quelles proportions ? Des tendances contradictoires vont sans doute s’affronter dans les années qui viennent. ❚ Propos recueillis par Caroline Hamelle

La Chine, avant la crise, était encore dans une euphorie de la consommation qui pourrait reprendre. En effet, le moral des acteurs économiques et des consommateurs reste élevé, et le rebond sera sans doute plus rapide. Pour autant, même dans cette hypothèse, le secteur du tourisme va être plus longtemps affecté. Certains scénarios de reprise n’envisagent le retour à la normale des vols internationaux qu’à la fin 2022. Or, quand on sait le poids que représentent les Chinois dans le « travel retail » (la consommation réalisée au cours d’un voyage, dans un aéroport, ndlr), la consommation du luxe mondial risque d’être fortement impactée.

Dans quel état d’esprit vont être les consommateurs ? On pouvait déjà observer une demande de plus de transparence de la part du consommateur avant la pandémie. La pandémie va accentuer ce phénomène. Les consommateurs pourraient aller jusqu’à remettre en question le modèle économique des entreprises. Par ailleurs, les classes moyennes vont être plus attentives aux prix. Ainsi, 65 % des consomma­ teurs européens et américains vont réduire leurs dépenses d’habillement.

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MATTHIEU COSSÉ Chat doré, 2020 Encre sur papier Courtesy de l’artiste

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L’HÉROÏSME PHILANTHROPIQUE AU TEMPS DU COVID-19 PAR

ANTO I NE VACCARO

«Parce qu’ils prétendent s’occuper du bonheur des sociétés, les gouvernements s’arrogent le droit de passer au compte du profit et des pertes le malheur des hommes que leurs décisions provoquent ou que leurs négligences permettent [...] » Toute l’éthique du mouvement philanthropique peut être résumée par cette citation de Michel Foucault*.

Antoine Vaccaro est titulaire d’un doctorat en science des organisations. Il préside Force for Good, by Faircom. Administrateur au sein d’associations et de fondations, il a publié divers ouvrages et articles sur la philanthropie et le fund-raising.

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épopée humanitaire des French doctors

Nos gouvernants, comme ceux de la très grande majorité des autres pays, ont fait le choix du confinement, mais obligent tous les intervenants de la chaîne de soins depuis les ambulanciers jusqu’aux chefs de service hospitaliers à prendre en charge des cohortes toujours plus nombreuses de malades. Cette terrible épidémie nous amène soudain à réinterroger la question de l’engagement et du courage au coin de la rue. Celui de l’infirmière qui se lève au petit matin pour prendre son tour de garde, dans son service de réanimation où se déroule une bataille terrifiante, pour soigner des patients à bout de souffle, terrassés par le Covid-19. Le visage de l’héroïsme devient soudain plus commun et humble. Il nous rapproche plus certainement de cet anonyme, qui sort de la tranchée avec la certitude d’y rester, mais qui ne recule pas. Ces invisibles que nous admirons néanmoins, mais que nous ne voyons pas : infirmiers, aide-soignants, pompiers, tous les urgentistes nous rappellent que ce que nous appelions les petites mains nous sont infiniment plus utiles que les héros du stade et autres célébrités médiatiques dont les exploits, frasques, moindres anecdotes font la une des journaux. « C’est normal c’est leur métier, leur devoir », nous murmure une petite voix. Mais c’est avant tout une question d’éthique personnelle et de responsabilité. Dans une société française, occidentale, dominée souvent par l’individualisme, la superficialité et la futilité, le corps social perpétuel adolescent, sous l’ombrelle paternelle (ou maternelle) de l’État-providence, convaincu de n’avoir que des droits et peu de devoirs, révèle le meilleur de lui-même, par l’héroïsme éclatant, d’un corps médical qui, dans une pénurie de moyens, accueille et tente de sauver des cohortes de malades qui arrivent par vagues successives. Pour répondre à la solitude de l’individu dans nos sociétés postmodernes, mise en exergue par ce qui sera pour l’Histoire, le grand confinement, à sa recherche de sens et de réenchantement du monde et face à la menace qu’oppose ce virus à toute l’humanité, il s’agit pour lui de revenir instamment au collectif, de refaire société et cohésion sociale.

Héritiers d’une longue tradition d’engagement humanitaire, à l’international, des médecins, infirmiers et infirmières vont s’engager dans une épopée moderne, faite de devoirs, d’humilité et d’un courage qui inspire le plus grand respect. « Le courage est la seule vertu qu’on ne peut imiter », nous dit le sage. Ici point de faux-semblants. Sur de nombreux terrains, de jeunes gens tout juste sortis de leur salle de classe ou d’internat, venant de milieux et d’itinéraires différents, s’enrôlent volontairement pour apporter aide, soins et réconfort aux plus déshérités. Depuis l’acte fondateur décrit ci-dessus, les terrains de conflits n’auront pas manqué : Vietnam, Cambodge, Érythrée, Afghanistan, Somalie, Nicaragua, Salvador, Liban, Irak, une litanie qui scande l’action humanitaire depuis cinquante ans. L’action humanitaire en Afghanistan, qui marquera toute une génération emmenée par Bernard Kouchner, est sans doute celle qui impressionnera le plus l’opinion publique internationale et plus singulièrement française, tant les French doctors susciteront d’admiration. Toutes ces préoccupations nous semblaient, avant ce mois de mars 2020, bien loin de nous. Ces guerres, ces catastrophes naturelles, ces pandémies, pour la grande majorité, concernaient des populations des pays pauvres, perpétuellement martyrisés, que nous regardions à la télévision. Une souffrance à distance qui nous bouleverse, nous sidère parfois et pour laquelle notre seule réponse est le versement d’un don sacrificiel, consenti pour tenir à distance tant de malheur. Des crises humanitaires nous en avons connu aussi, sur notre territoire : raz-de-marée Xynthia, terrorisme, inondations et incendies à répétition, mais rien qui perturbe nos vies quotidiennes et nous empêche de vaquer à nos occupations.

Ma vie, c’est ta vie

La générosité, clé de toutes les autres vertus

Puis survient la pandémie du Covid. Une catastrophe planétaire. Un virus qui circule à la vitesse de la mobilité mondiale que nous avons acquise depuis trente ans, gonflant notre orgueil technologique. Toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus excessifs. Combien d’allers-retours dans la même journée, entre deux aéroports européens pour assister à des réunions qui auraient pu se tenir en téléconférence ? Ce qui nous paraissait la calamité réservée aux plus démunis de notre planète nous submerge et nous oblige à questionner notre éthique dans la mise en balance de l’hécatombe annoncée et la crise économique qu’induit un strict confinement, protecteur pour les plus fragiles de nos concitoyens. La cruelle alternative était de laisser submerger les services de réanimation et ne pas traiter le trop-plein de malades, ou de fermer l’activité économique par un confinement qui ralentit la propagation et préserve les hôpitaux d’une submersion dévastatrice.

Voilà qui nous ramène à cette fibre philanthropique, cet amour de l’humanité que met en valeur cette abnégation du soignant focalisé sur son prochain, sa survie, son bien-être, au risque de sa propre santé ? Avoir du courage, ici et maintenant, sans délai, sans négociation, avec générosité. Comme le souligne René Descartes, dans son Traité des Passions, la générosité est l’une des six passions fondamentales de l’âme. Mais elle est pour lui « la clé de toutes les autres vertus ». Dans la dualité corps et esprit, pour le philosophe, la générosité renvoie à la liberté d’agir selon une morale supérieure. « La générosité, c’est le sentiment que l’on a de son libre arbitre et le souhait de n’en manquer jamais. » Face à ce défi historique qui est opposé à l’humanité, c’est le courage d’avoir cette liberté qui s’exprime passionnément chez tous ces combattants du Covid-19. ❚ *«Face aux gouvernements, les droits de l’homme», Dits et écrits, M. Foucault, 1981.

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« Combien d’allers-retours dans la même journée pour assister à des réunions qui auraient pu se tenir en téléconférence ? »

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VICTOR CADENE Polyphonie, 2020 stylo, feutre, encre et technique de collage, sur papier Courtesy de l’artiste

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ENSEMBLE

NOUS SOMMES DES

HEROS L’IMPACT DE LA CRISE SUR LE MONDE DU TRAVAIL PAR

C HRISTINE MARCH AL & PAT R I CI A PI NCÉ DE SO LI È R ES

Christine Marchal (École polytechnique) et Patricia Pincé de Solières (HEC, INSEAD), ont créé Manability, un cabinet de conseil en stratégie RH.

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Que fera naître ce confinement dans le monde du travail ? Toutes les épidémies, depuis mille ans, conduisent à des changements essentiels : politiques, industriels et culturels. Cette pandémie n’y échappera pas. Le premier mouvement, collectif, est de remettre en question le principe d’autorité et le recours à la foi comme seul salut, comme ils ont été remis en question, par exemple, au moment de la peste noire, ce qui a permis la reconnaissance de l’état de droit. De la même manière, les organisations vont devoir faire évoluer les liens, souvent autoritaires, qui les attachent à leurs collaborateurs. Des liens de confiance, d’autres systèmes de valeur devront alors prendre le pas. Car ce lien à l’autorité, cette subsidiarité descendante, vécue dans une majorité de grands groupes, tendra à disparaître au profit d’une reconnaissance réelle des compétences, apportant à celui qui les développe toute sa légitimité. Les notions de force et de raison ne trouvant plus d’écho, le rôle de chacun sera de démontrer, par son action, la plus grande empathie face aux difficultés rencontrées dans son équipe. Le moment sera venu de faire un meilleur usage de son temps, dans son environnement de travail comme dans sa vie personnelle. La confiance deviendra la première des valeurs, levant ainsi les préjugés de nombre de dirigeants, ceuxci ne permettant pas suffisamment aux équipes le travail à distance. Car cette distance, toute dangereuse qu’elle soit, nous amènera individuellement, à nous mesurer à notre réelle autonomie, à notre capacité à oser, à proposer, à créer. La bride de l’autorité lâchée laissera libre cours, si nous n’y prenons garde, au risque de ne pas accompagner ses collaborateurs dans ce nouveau monde où le cadre élargi rendra possible d’organiser son temps, de générer de la valeur, de se préserver, de donner du sens à son action. L’équilibre se fera si chacun justement sait évaluer la confiance qu’il s’accorde. Les systèmes d’où nous venons nous ont, depuis des décennies, demandé de nous plier à la loi de l’entreprise, d’exploiter au mieux ses codes, de nous soumettre à sa demande. Comment pourrions-nous passer facilement d’un système enfermant et sécurisé à un modèle où le travail devient source de joie, où les initiatives sont encouragées, où la confiance de part et d’autre s’ancre dans le réel. Si de nombreux métiers risquent de disparaître après cette pandémie, d’autres verront le jour et accompagneront cette mutation : les métiers d’empathie, tels que ceux de la santé, de l’éducation, de l’écologie, qui accéléreront cette mue et seront là pour soutenir, dans ce changement de paradigme, les plus fragiles comme les plus investis.

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éroïque, la charge historique est telle qu’il est difficile de s’en approprier le sens. Et pourtant, un héros, est bien celui qui accomplit des actions héroïques, une personne à laquelle il arrive une aventure extraordinaire et qui se trouve mise en lumière, par le génie des médias ou par l’intuition collective. Et il nous arrive quelque chose d’extraordinaire : tenter de devenir ce que nous voulons être. Est-ce que cela peut être perçu comme un acte surhumain ? Est-ce que les femmes et les hommes que nous sommes peuvent transformer ce changement de paradigme en une parenthèse inattendue ? Car tous les héros, cornéliens, balzaciens, ou romantiques s’interrogent sur le sens de la vie. C’est en cela qu’ils sont modernes et qu’ils peuvent par leur élan vers le beau, leur volonté, leur soif à rechercher le meilleur d’eux-mêmes, se positionner en miroir dans l’incroyable aventure que nous traversons collectivement. Le héros déploie des qualités rares : un inépuisable courage, un engagement sans faille, une force sans limite. C’est cela dont il s’agit si nous voulons transformer le monde : du courage, de l’engagement, de la force. Nous venons de rencontrer nos limites, car l’enfermement auquel nous nous plions arrache nos certitudes et nous demande d’aller puiser au plus profond. Le seau que nous jetons dans le puits remonte une eau claire, fraîche, limpide. Une eau qui désaltère, qui apaise la soif. Car nous avons eu soif d’équité, de reconnaissance, soif de justice, soif de beau. Nous avons eu envie d’entendre à nouveau le chant des oiseaux disparus, d’être ébloui par le rouge vif d’un champ de coquelicots, de goûter la saveur des pêches et des abricots fraîchement cueillis. Pour retrouver ces bonheurs, il nous faudra être héroïque et oser le renoncement. C’est ce demain à construire qui fera de nous tous des héros, héros de ce nouveau monde, qui restera dans l’histoire de l’humanité, une génération d’hommes et de femmes, qui en conscience, auront décidé de sauver le monde. Héros grecs, guerriers et vainqueurs n’auront pas à rougir de notre droiture devant nos engagements. Oui, nous serons là pour que la Terre retrouve toute sa beauté, toute sa grâce refusant de se plier à nos désirs les plus fous. Ce que le monde traverse aujourd’hui nous apprend que nous pouvons tous aller au-delà de nous et nous grandir. Oui, ensemble nous sommes des héros.

Du bon usage des nouveaux outils La nature du travail s’est transformée en quelques jours et a mis en évidence trois familles démultipliant courage et dévouement : • Les métiers que l’on applaudit, car ils sauvent des vies ou

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garantissent les besoins physiologiques indispensables à notre survie. • Les métiers remerciés : ceux qui sont à l’arrêt et qui apparaissent tout à coup superfétatoires. • Les télétravailleurs : dont la quantité de travail s’est réduite ou, a contrario, démultipliée. Car ces télétravailleurs, confinés, ont accès au monde extérieur par une fenêtre unique : l’écran. Et cela change tout. La pyramide de Maslow confirme son nouveau socle : l’Internet est aux premières loges avant les besoins physiologiques, le besoin de sécurité, la reconnaissance ou l’estime de soi. Car c’est par et grâce à cette fenêtre que l’ensemble de ces besoins vont être satisfaits. Ces entreprises sans bureaux doivent s’organiser et mettent en évidence trois qualités : la ponctualité, l’écoute et la productivité et cela ne peut se faire sans sursolliciter nos sens. Car si la vue et l’ouïe sont des atouts, le goût réactive la motivation et la créativité, l’odorat l’intuition et enfin le toucher doit se redéfinir sans contact. En un mois, chacun s’est découvert, a dépassé ses facultés, a affermi ses capacités : nous sommes tous devenus des « êtres augmentés ». Intégrer son bureau dans la sphère intime, « sa maison », nous a demandé de redéfinir le bon usage du temps et de l’espace et d’apprendre à distinguer le professionnel du personnel. Les mères ont rendu visible ce qu’elles sont : elles ont affirmé leur nature « d’exception », redoublant d’énergie, décuplant leurs activités, passant du rôle de mère nourricière à celui d’entrepreneuse volontaire, de chef d’entreprise pilotant maison, enfants, travail ! Mais elles ne sont pas seules et au sein du couple très souvent l’autre a découvert la réalité de l’univers professionnel de son conjoint. Alors, tout a changé… Comment faire le deuil, sortir du « monde d’avant » et se tourner vers « le monde d’après » en ayant tant appris si vite ? Rester encore un peu confiné protège, nous donne le temps d’accompagner tous ces changements. L’héroïsme sera, nous retrouvant libres de nous mouvoir, de conserver ces talents, de les partager, de conforter en nous cette nouvelle vision du monde et d’en faire le meilleur usage. ❚

« C’est cela dont il s’agit si nous voulons transformer le monde : du courage, de l’engagement, de la force. »

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CHANGEONS

DE CAP ! CONVERSATION AVEC

ISAB E LLE AUT I SSI E R

Femme aux vies ainsi qu’à la destinée exceptionnelles*, Isabelle Autissier est, entre autres, présidente du WWF France** depuis onze ans. Elle a généreusement partagé sa manière de traverser la pandémie et son regard sur un nouveau monde possible.

P HOTO © M AIT E B AL DI / WWF

*Isabelle Autissier est la première femme à avoir accompli un tour du monde à la voile en solitaire. Elle préside la fondation WWF France depuis 2009. Elle est également l’auteur de romans, de contes et d’essais. Son dernier roman, Oublier Klara, sorti en 2019, est publié aux éditions Stock. **Le Fonds mondial pour la nature (WWF) est l’une des toutes premières organisations indépendantes de protection de l’environnement dans le monde, avec un réseau actif dans plus de cent pays avec six millions de membres. Depuis 1973, le WWF France agit au quotidien afin d’offrir aux générations futures une planète vivante et de freiner la dégradation de l’environnement pour construire un avenir où les humains vivraient en harmonie avec la nature. www.wwf.fr/sengager-ensemble/votre-don-est-notre-force

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x-navigatrice (en solitaire et au long cours), on se dit, peut-être à tort, que pour vous le confinement est plus simple à endurer. Comment l’avez-vous anticipé, comment le vivez-vous ?

Alors là, soyons très clairs. L’action des organisations non gouvernementales est essentielle : ce sont elles qui inventent l’avenir ! D’ailleurs on constate régulièrement que les gouvernements appliquent des « trucs » qu’elles prônent souvent depuis des lustres. Pourquoi tant de latence ? Néanmoins dix ans de pratique intensive m’ont finalement enthousiasmée. Toute cette énergie que les gens mettent dans ces organisations, tous ces talents qui se mobilisent, ces personnes de plus en plus nombreuses qui s’engagent pour des causes légitimes, toutes ces forces qui se mettent peu à peu en mouvement… C’est merveilleux et tellement porteur d’espoir. Et si tout le monde commence à changer en même temps, cela ira bien plus vite que prévu…

Alors, pour être honnête, comme tout le monde, je ne l’ai pas trop vu venir. Ensuite, en effet j’ai été habituée à traverser des épreuves dans la solitude. Enfin, j’ai la chance d’avoir beaucoup de travail… Donc pour tout vous dire, je trouve que, pour une fois, nous avons la possibilité de vivre une expérience qui nous permet à tous d’échapper au côté « petit écureuil dans sa cage ». Le télétravail nous donnant en plus le temps de faire autre chose, du coup, comme en bateau, chaque seconde, minute ou heure compte et peut nous permettre de réfléchir autrement sans attendre que la pendule ne défile indéfiniment devant nous…

Comment le WWF a-t-il vécu l’arrivée de la pandémie et quelle conclusion en tire-t-il alors que nous sommes encore au cœur du cyclone ? Pour le WWF, ça n’était pas vraiment une surprise. Nous sommes en première ligne depuis des décennies pour tout ce qui concerne les problématiques de la déforestation, du trafic illégal d’animaux, de l’assèchement généralisé de la terre, etc. Des curseurs dans le rouge depuis longtemps et qui nous suggèrent très fortement de changer de comportement sans quoi on court à la catastrophe. Alors, il est peut-être temps de le faire. Je vais vous donner deux exemples. Dans la chaîne alimentaire, on a tous compris que manger moins de viande aurait de multiples conséquences bénéfiques pour la planète. Donc faisons le vraiment ! Il en va, ici aussi, de la responsabilité du citoyen et pas seulement des gouvernants. Ensuite, et là cela concerne plus les pouvoirs publics directement, des centaines de milliards d’euros vont être dépensés pour ­sortir de la crise et aider les entreprises. Fantastique. Mais alors que chaque euro investi dans une société passe au triple filtre du social, de la santé et de l’environnement ! De grandes entreprises vont recevoir des milliards. Soit. Mais qu’alors Air France, et les autres, rendent publiquement des comptes par écrit, rédigent un pacte rendu public qui nous informe en quoi cette compagnie s’engage pour l’avenir de la planète en contrepartie de notre aide ! Vous savez la dette économique, on s’en arrangera toujours. La preuve aujourd’hui. La dette écologique en revanche…

Quand on regarde votre parcours, il y a cette aptitude incroyable à renaître incessamment. D’où cela vient-il ? N’est-ce pas là un attribut idéal en période de crise extrême ? J’ai eu la chance d’avoir de bonnes bases. J’ai reçu une éducation qui m’a mise en confiance. Où le leitmotiv était : « Vas-y, fonce ! », à la condition d’apprendre et de travailler dur pour y parvenir. À cela s’ajoute une curiosité naturelle que j’ai toujours eue envers le monde. À 12 ans, je lisais les pages « politique internationale » du Monde. J’ai ainsi tendance à ne jamais dire « non ». Si je pense que cela en vaut la peine, j’y vais. Et si cela ne fonctionne pas, ça n’est pas grave. Mais si cela marche, en les mélangeant entre elles, mes différentes activités finissent forcément par se répondre et s’enrichir mutuellement. Mon caractère est ainsi fait. Mais pour finir de vous répondre, oui, cette capacité d’adaptation ou de changement me semble essentielle dans la société également. Elle est aussi consubstantielle à l’homme. Très peu d’espèces animales en sont dotées. Et pour ne rien vous cacher, je suis un peu en colère justement contre certains industriels, entrepreneurs qui, à peine le début d’une crise systémique comme nous en avons rarement, voire jamais, connue, s’en remettent déjà à de vieux schémas de fonctionnement dont on sait tous qu’ils sont obsolètes ; il nous faut passer à autre chose. L’histoire nous prouve qu’il est inutile de s’attacher au passé.

Quelles sont les actions positives que le WWF envisage en sortie de crise, afin de redonner une sorte d’hygiène mentale à notre société qui, soyons honnêtes, finissait par en être dépossédée ?

Depuis une dizaine d’années vous êtes très impliquée dans des ONG, dans des institutions para-gouvernementales qui s’impliquent dans la défense de la protection de l’environnement, telle WWF qui fut pionnier en la matière. Dix ans d’activisme plus tard, pensez-vous que ces ONG soient en mesure de changer les choses là où justement les gouvernements semblaient jusqu’à présent sur une mauvaise pente ?

Nous avons lancé il y a peu une concertation citoyenne sur make.org. Une initiative qui a connu une adhésion massive des citoyens. Vous savez ce qu’il en ressort principalement ? Que les gens veulent plus de biodiversité et de nature en ville. C’est assez clair il me semble. Alors, écoutons-les enfin ! Et faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour les satisfaire ! Car il semblerait qu’ils aient fortement raison. ❚ Propos recueillis par Thomas Erber inventonslemondedapres.org

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«  Si tout le monde commence à changer en même temps, cela ira bien plus vite que prévu » G.I.V.E.

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IL LU STRAT ION © JO SEP H DE LHO MM E

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JOSEPH DELHOMME Confiné 15, 2020 Feutre et encre sur papier Courtesy de l’artiste

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L’HEURE DES MAKERS PAR

B É AT R I CE KO RC

Auteure de projets culturels mêlant sciences, environnement et société

L’épidémie de Covid-19 se révèle un champ d’expérimentation sans précédent de nouvelles pratiques qui reposent sur l’intelligence collective et le partage des savoirs. Ainsi, ceux que l’on appelle les « Makers » sont en première ligne pour trouver des solutions à des problèmes inédits, en France et dans le monde. Ils nous apportent des pistes pour penser le monde d’après.

ainsi plus d’une dizaine de vies. « Nous n’avons fait que notre devoir, des gens étaient en train de mourir. » La même start-up met en ligne quelques jours plus tard les plans pour adapter aux respirateurs d’urgence les masques de plongée Easybreath fournis par Decathlon. En République tchèque, Prusa, un fabricant d’imprimantes 3D publie en ligne dès le 19 mars les plans pour imprimer des visières de protection transparentes. En France, ce partage a permis la production de plus de cent mille visières en deux semaines, grâce aux outils des FabLabs. À Nantes, un collectif composé d’ingénieurs, de médecins, de designers crée, pour une somme modique, un respirateur artificiel appelé MakAir, actuellement en cours d’homologation. Les plans seront ac-

«  Nous n’avons fait que notre devoir, des gens étaient en train de mourir »

L

e mouvement des Makers est né aux États-Unis dans les années 2000 de la convergence entre la culture des logiciels libres et des savoir-faire artisanaux, couplée à l’apparition d’outils de fabrication accessibles à tous, tels que les imprimantes 3D. Il se développe à travers des espaces collaboratifs ouverts, les FabLabs, dans lesquels tout un chacun peut fabriquer des objets, tester des inventions, partager des expérimentations techniques. Après l’explosion de la pandémie de Covid-19 en Europe, des collectifs Makers interviennent très rapidement. Des coopérations se mettent en place avec des équipes soignantes, des hôpitaux, pour faire face aux urgences. La première a lieu le 15 mars en Lombardie où le virus fait des ravages. Un hôpital de Brescia n’a plus de valves pour connecter les masques à oxygène aux respirateurs indispensables au maintien en vie des malades. Leur fournisseur est en rupture de stock. À la suite d’un article paru dans la presse locale, Massimo Temporelli, créateur de TheFabLab à Milan et Isinnova, une start-up de Brescia, se mobilisent. En moins de 24 heures, sans autorisation des détenteurs du brevet qui avaient refusé de leur fournir les plans, ils répliquent les modèles des valves et les fabriquent à prix coûtant grâce aux imprimantes 3D, sauvant

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cessibles à tous gratuitement, imprimables en 3D. Partout dans le monde, des équipes associant des compétences différentes se constituent, partagent leurs données, inventent de nouveaux dispositifs, de nouvelles manières de créer collectivement de la valeur, hors du champ des brevets. Et si c’était aussi cela le monde de demain ? Un monde dans lequel la solidarité l’emporterait sur la compétition de tous contre tous ? Ce mouvement que l’on qualifiait de gentiment utopique à ses débuts montre sa capacité à œuvrer concrètement dans des conditions extrêmes, sans grands moyens financiers, au service de tous. Il pose des questions qu’il nous faudra résoudre, notamment sur les droits de propriété intellectuelle en situation d’urgence. Il aura un rôle essentiel à jouer si nous voulons transformer un désastre subi en opportunité positive de changement dans un monde en profond bouleversement. ❚

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ALLONS-NOUS

CHANGER ? PAR

DANI E LA LI TO I U

Soudainement, plus besoin de stades et de Coupes du monde où nous admirions et applaudissions des « héros » payés des millions. Il a suffi que la vie humaine prenne de la valeur aux yeux de chacun et de tous pour qu’un renversement de valeurs ait lieu. Mais est-ce pour autant que la prise de conscience fera son chemin pour enclencher du changement dans les comportements une fois la crise pandémique terminée ?

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on expérience de psychanalyste, longue de plus de vingt ans, me donne quelques repères. Qu’est-ce qu’une prise de conscience ? C’est une manière soudaine, nouvelle, d’envisager une réalité qui pourtant était là sans que nous ayons la possibilité de la percevoir ainsi. C’est comme si, tout à coup, un état momentané de réveil intérieur avait lieu. À partir de ce réveil, la prise de conscience connaît deux destinées possibles : elle enclenche un changement de comportement ou elle est oubliée. La puissance de la décharge « électrique » que ce réveil produit est ressentie différemment par chacun. Pour certains, une seule décharge suffit pour produire du changement, pour d’autres des décharges de plus en plus puissantes seraient nécessaires pour que la prise de conscience se fasse et ne tombe pas dans l’oubli. Nous comprenons bien ici qu’aucune prise de conscience transformatrice ne peut avoir lieu sans que la vie intérieure de l’individu soit concernée. Aucun changement ne commence par autrui mais bien par soi-même. Change toi-même et ainsi, ce qui t’entoure changera ! Les nouveaux héroïsmes que nous admirons collectivement nous mettent donc devant les prises de conscience possibles.

P HOTO © D R

Daniela Litoiu est une psychanalyste et consultante qui a co-créé la Société de psychanalyse active intégrative, puis Intégralis, un institut de formation continue et de conseil pour les métiers de l’accompagnement et de la relation d’aide interrelationnelle et du mal-être au travail.

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Nommons d’abord ce que nous admirons chez ces femmes et ces hommes : ils mettent le service à autrui au-dessus de leurs intérêts personnels ; ils travaillent plus en gagnant le même salaire ; ils n’hésitent pas à toucher, à réconforter, à rassurer des malades contagieux ; ils acceptent de s’éloigner de leur famille pour la protéger ; ils sont capables de s’enfermer avec des personnes âgées pour les servir et les protéger ; leur service est anonyme. La liste n’est bien évidemment pas exhaustive. L’exercice de la psychanalyse m’a appris avec le temps que nous ne sommes touchés que par ce qui nous concerne. Que nous ne sommes capables de voir à l’extérieur que ce qui nous concerne intérieurement. Un phénomène de projection nous fait mettre à l’extérieur tout ce que nous ne sommes pas encore prêts à reconnaître et à contacter intérieurement. C’est d’ailleurs la source des multiples « guerres » : avec soi, avec les autres et avec le monde. Si nous sommes touchés par ces nouveaux héroïsmes, c’est que ce que nous admirons chez eux sommeille en chacun d’entre nous et n’attend que nous pour se manifester à l’extérieur sous forme d’actes plus justes. À chacun de se poser pour nommer quel aspect de ces nouveaux héroïsmes le touche plus particulièrement. La réponse à cette première question pourrait indiquer la direction, le sens du service à la vie qui sommeille en nous. Ensuite, nous pouvons nous poser la question de ce qui empêche en nous la mise en œuvre de ce service. Et, à notre manière, petite ou grande, nous pourrons rendre ce service à quelqu’un. La prise de conscience, là, serait moins vouée à l’oubli. Ce sont nos actes qui consolident nos prises de conscience ! Très souvent, je l’ai constaté, nous nous empêchons de vivre de façon plus juste car nous sommes en guerre intérieurement : avec nous-mêmes, avec les autres, avec le monde. Le rendez-vous que cette pandémie donne est celui de la paix. La paix avec soi, avec les autres et avec le monde. Pour se mettre en paix, il n’y a pas mille possibilités : c’est se rencontrer soi dans toutes les guerres intérieures et apprendre le chemin de la réconciliation intérieure. Cette pandémie et nos héros nous montrent qu’en cas de danger vital, ce sont les liens humains, le don de soi, les gestes d’amour inconditionnel qui comptent. Et, ceci, n’exige aucun talent particulier. Éloignons le superflu et l’essentiel arrive au galop ! ❚

«  Aucun changement ne commence par autrui mais bien par soi-même. Change et ainsi, ce qui t’entoure changera ! »

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IL LU STRAT ION © CH RISTIN A ZIM PE L

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CHRISTINA ZIMPEL Under my tree, 2020 Gouache sur papier Courtesy de l’artiste

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QUE LE JOUR RECOMMENCE ET QUE LE JOUR

FINISSE PAR

SO PH I E NAULE AU

L’écrivain Sophie Nauleau, auteur notamment du très beau récit Espère en ton courage (Actes Sud), interroge les mots et les poètes pour nous donner sa vision intime de ce moment si particulier que nous traversons.

C’

était quelque part au pays de Cervantès, dans le parking souterrain d’une cité insolée dont je pourrais me rappeler le nom. Je venais d’insérer le ticket et de régler par carte bancaire mon dû horaire, lorsque j’ai vu s’afficher en lettres numériques, juste avant que la barrière ne se

que j’ai pensé, n’ayant jamais vraiment compris les leçons de son allégorie de la caverne, mais à Corneille. Grâce à ce professeur de lettres qui m’avait convertie à l’amour des mots, et pour les beaux yeux duquel j’avais appris par cœur au lycée bon nombre de stances, dont ce quatrain du Cid :

lève : ESPERE POR FAVOR… Toute ma vie était là, patientant dans le noir d’un sous-sol bétonné, comme un secret d’enfance à l’encre sympathique que l’on immortalise avec du jus de citron et qui, par surprise, réapparaît des décennies après. L’espoir sans cesse remis sur le métier, le sésame de la première des politesses apprises, l’attente d’un destin à soi : chrysalide accrochée aux trois points de suspension. Et le tout au galop des jours qui martèlent ensemble exaltation, impatience ou ennui. Le klaxon du conducteur suivant m’a violemment sortie de ma rêverie mais la ritournelle m’est restée. De retour à la lumière du jour, aveuglée par cet abrupt soleil, ce n’est pas à Platon

Les alexandrins ont ce pouvoir d’infuser durant des siècles entre les pages des livres refermés autant qu’au vaste grenier de la mémoire humaine, pour nous revenir intacts au détour d’un feu rouge ou d’une émotion forte. Le Courage, qui naît du cœur et non des forfanteries, pour vif révélateur. Comme un coup de volant, sur une route bordée par de somptueux platanes ou de vastes à-pics, vous fait prendre conscience qu’il suffit d’une poignée de secondes pour que tout s’arrête. Mais la vie elle s’arrête pas, c’est juste toi qui n’en es plus. Dixit la stupéfiante GiedRé, chantant radieuse les couplets de Quand on est mort, guitare en bandoulière, tout

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Espère en ton courage, espère en ma promesse Et possédant déjà le cœur de ta maîtresse Pour vaincre un point d’honneur qui combat contre toi Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.

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IL LU STRAT ION © LÉ A TA IL LE FE RT

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LÉA TAILLEFERT Do touch me, please II, 2020 Dessin vectoriel Courtesy de l’artiste

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sourire et cerises en pendant d’oreilles. Dans mon étymologie à moi, le poing serré de Scarlett O’Hara cohabitait sans souci avec l’éthique aristotélicienne, les vers de survie d’Emily Dickinson avec la blondeur de Virginie Efira lisant sur un plongeoir les Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke, le suicide de Romain Gary avec la voix d’Anne Alvaro scandant Racine pour la mille et unième fois :

encore que l’insolite palais du facteur Cheval, et je ne sais même pas comment les nommer, ni si elles sont bien l’œuvre d’une colonie de fourmis noires. En un quart de lune, le tilleul a retrouvé ses feuilles. Et les catalpas leur ombre cardioïde. Et moi qu’aurais-je fait d’aussi crucial en ce laps de temps offert ? Je relis mes morts que j’aime, qui gardent une généreuse longueur d’avance :

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? Que le jour recommence et que le jour finisse Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

Respirer mis à part le plus clair de ta vie passe à chercher les mots qui diront comme ils peuvent le plus clair de ta vie respirer mis à part

Me suis mise à tout traquer au tamis du courage. Le mot alors ayant un petit air passéiste ou vieillot, trop rattaché aux anciens héroïsmes. Car je vous parle d’un temps où il y avait toujours plus urgent, plus tendance, plus politique, plus mode, plus glamour à causer. D’un temps où le « thème poésie » apparaissait « clivant » aux yeux de journalistes trop pressés. Voire inessentiel. D’un temps d’il y a quelques semaines à peine. Du temps d’avant le confinement forcé. Or c’est étrange cette cascade en C, qui n’est pas sans évoquer « Les Pontsde-Cé » qu’Aragon découvrit en pays de Loire, durant la Seconde Guerre mondiale : Coronavirus, Confinement, Crise… Triste tiercé de ce printemps 2020. Si ce n’était le Courage primordial qui incite chacun à réaccorder sa vie aux fondamentaux des battements de son cœur.

Ce mantra de Ludovic Janvier, dont le rire est déjà parti en fumée, m’accompagne depuis si longtemps. Ma peau vieillit, le soleil l’éclabousse joyeusement de taches brunes, mon œil s’acclimate à la canitie et lui n’a pas pris une ride. C’est fou la puissance salutaire d’une seule strophe. L’immortalité du souffle tutélaire. Je questionne les confins au cœur du confinement. Paul Valet, oublié et enterré depuis plus de trente ans, vient à notre rescousse : À quoi rêvent les couteaux Dans leurs sombres tiroirs ?

On égrène chaque soir le nombre des décès. Par respect, on fait silence en soi, mais je préférerais que l’on m’enseigne ce cri de Liliane Wouters, qui s’en est allée en léguant à l’enfant qu’elle n’a jamais eu la mémoire de ses 86 ans sur terre : « On n’arrête pas une vie avec la mort. » Voilà qui m’apparaîtrait plus éloquent, vital et bienfaisant en ces semaines de décomptes mortuaires. On trace des courbes et des cartographies de la pandémie sur ordinateur, que l’on se doit de suivre sur les milliards d’écrans du monde. Mais j’aimerais tant que quelqu’un me rappelle que la très haute et très spécialisée surveillance des services de réanimation s’est formée autour des trois lettres, avec accent circonflexe initial, du substantif « âme ». On s’empaille sur les vocables épidémiques, « pic ou plateau », avec bien moins de panache que la tirade du nez de Cyrano. Pourquoi ne pas citer les Oraisons charnelles et autres prières des corps en sens inverse du ciel du grand Marcel Moreau, qui aura lui aussi fini ses jours dans un funeste Ehpad de Seine-Saint-Denis : Le seul extrême qui me tienne en haleine est celui qui, de dénivellations provoquées en déséquilibres assumés, bascule l’homme dans un gouffre où se joue le devenir de son être, en tant qu’incommensurable et indomptable. J’entends l’atroce et récente expression d’achats « de revanche » faire florès, tandis que refleurissent un à un les coquelicots fragiles. En une nuit de minuscules cheminées sont sorties de terre, hautes de plusieurs centimètres, plus belles

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La patience d’un poème est sans fin. Et l’inspiration qui tient à cet oxygène dont chacun redoute le manque. Je crois au miracle de la parole donnée, à la grâce du temps retrouvé bien qu’il nous désarçonne, à l’aurore de Jean Giraudoux qui se lève encore au petit matin d’un monde dévasté. Même les pâquerettes se reposent la nuit. Pourquoi l’homme ne pourrait-il accepter de ralentir sa course folle ? Ne serait-ce que pour arrêter de se précipiter au trépas. Je veille sur les vivants que j’aime. Me voue à l’amitié des chevaux. Confinée au cœur d’une clairière de chênes verts et de lièvres, il faudrait être bien ingrate pour trouver à s’en plaindre. J’honore la vie à recoy, comme l’écrivait Pascal Quignard dans l’un de ses Petits traités, rapprochant la lecture muette des natures mortes du siècle d’or : Il y a une vie en cachette du monde ; elle est indépendante de la parole qui « entretient » les hommes entre eux sous la forme de sociétés. Il y a une part « à part soi » de l’âme à quoi un langage silencieux correspond. Cette quiétude allait à l’encontre de l’accélération planétaire. Elle n’était que de peu de poids dans la marche uniformisée des états, jusqu’à ce que ce coup d’arrêt mondial en appelle à la force intérieure de tous. Et simultanément. Sans doute estce cela l’inédit actuel : chacun de nous a été ou sera confronté

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à la maladie, à l’effroi, au sursis, à la douleur, au deuil… mais chacun à son heure. Et de façon intime. À l’échelle d’un amour, d’un couple, d’une famille, d’un quartier, d’une région, guère à l’échelle du monde entier. Ce qui permettait de ne pas enrayer collectivement la machine. Jamais encore la menace du malheur n’avait été simultanément et partout décrétée. Hier encore on parlait de virus en redoutant la malveillance d’une attaque informatique. Voici que le mot a repris la gravité de son sens premier. Plus ou moins bien cloîtrés ou calfeutrés donc, pour la plupart, mais pas sans téléphone, ni électricité, ni radio, ni télévision, ni tablette, ni Internet… Serions-nous capables d’un plus rude confinement sans recours à la technologie moderne ? Quant à l’obsédante question de l’après, peut-être ne serait-il pas totalement inutile de relire Pascal dont Les Pensées, écrites au siècle de Corneille, ne sont pas qu’un vieux sujet de dissertation philosophique :

« Jamais encore la menace du malheur n’avait été simultanément et partout décrétée. »

Que chacun examine sa pensée, il la trouvera toujours occupée au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent : et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre des lumières pour disposer l’avenir. Le présent n’est jamais notre but : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre objet. Ainsi nous ne vivons jamais ; mais nous espérons de vivre…

Tout est dans ce presque point, et dans l’immense avancée qui fait que nous n’aspirons plus beaucoup aux béatitudes de l’au-delà. Alors puisque la mort viendra, comme l’écrivait l’Italien Cesare Pavese, pourquoi ne pas tenter de conjuguer nos vies sauves au plusque-présent ? Sans naïveté aucune. Est-il encore debout le chêne Ou le sapin de mon cercueil ? Chantait Georges Brassens, à coups d’octosyllabes. Et tandis que j’en souris, tenant à souligner la tragique beauté de tant de lucidité, j’apprends la mort d’un ami cher. Je ne sais pas encore si nous aurons le droit de l’escorter jusqu’à cette tombe qu’il avait pris soin de choisir au cimetière communal, tout près de la bibliothèque à laquelle il avait donné le nom de René Char. Les médecins parleront d’infarctus. Les poètes d’éternité, non loin de Lourmarin. Et nous continuerons, même sans tambour d’Arcole, à colporter l’éloge de la poésie vécue – la seule qui garde force de mots jusqu’au bord des larmes. ❚

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© RIC HA RD H A INE S

RICHARD HAINES NYC and Me, 2020 Crayon à l’huile, acrylique et encre sur papier Courtesy de l’artiste

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L’HÉROÏSME

À L’ENVERS PAR

CAMI LLE R I Q UI E R

Le philosophe interroge la figure du héros, guerrière et politique, la vision que nous en avons au temps du confinement et ce qu’elle révèle de notre société.

L

a pandémie qui nous frappe actuellement a-t-elle fait surgir de nouveaux héros ? Comment a-t-elle redéfini le mythe traditionnel du héros ? La question n’est pas simple. Elle renvoie en particulier au personnel soignant qui brave la maladie en accompagnant chaque jour ceux qui sont atteints par le Covid-19. Et c’est vrai qu’on ne peut que saluer leur courage et avoir pour eux de la reconnaissance. Néanmoins, il invite à employer un langage guerrier qui plaît trop à nos gouvernements pour qu’on y cède facilement. Je ne parle pas de l’hypocrisie avec laquelle on voudrait nous faire oublier la manière dont nos gouvernements avaient méprisé les services de santé il y a peu encore, par leurs coupes budgétaires. Ce dont je me méfie ici est la récupération politique du terme de « héros » ­depuis quelque temps pour désigner tous ces hommes et ces femmes qui agissent par devoir, ou plutôt qui ne font que le devoir qu’implique leur métier. On s’étonne alors que certains aient encore une indéniable conscience professionnelle, et quand auparavant, c’était simplement être homme ou femme que de s’y tenir, et de ne pas déchoir, ce n’est rien de moins qu’être héroïque aujourd’hui. Les héros étaient pour les Grecs ceux dont les actes exceptionnels demeurent inoubliables, et c’est pourquoi des poètes chantaient leurs exploits, afin de les rappeler à la mémoire des hommes. Ici, cela ne sert qu’à rappeler à chacun son devoir. Car telle est la fonction politique du héros en ce moment. Ériger certains en « héros du quotidien », c’est offrir des modèles à suivre, c’est répondre à l’appel, c’est en période de confinement demander que chacun obéisse, soit en restant chez soi, soit en soignant les malades, comme s’il s’agissait du même devoir d’État exigé de tous – en vertu de l’unité nationale. Obéir à l’injonction de « rester chez nous » profite alors des

P HOTO © D R / IC P

Camille Riquier est philosophe, vice-recteur à la recherche de l’Institut catholique de Paris, professeur à la Faculté de philosophie et spécialiste de Bergson et Péguy. Il est aussi lauréat de l’Académie Française et membre de la revue Esprit. Il vient de publier Nous ne savons plus croire (Desclée de Brouwer, mars 2020).

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vertus militaires du héros qu’on n’est pas. Et c’est ainsi qu’on véhicule une ambiance de guerre qui ne me semble pas du tout adaptée à la situation. Car il n’y a aucune gloire, aucune fierté, aucun honneur à rester sagement chez soi, à jouer les malades imaginaires. C’est souvent l’occasion pour chacun de s’abandonner à ses propres vices, puisqu’il n’y a plus personne pour nous sauver de nous-mêmes. Antigone était une héroïne pour avoir contesté l’autorité de la Cité et avoir enterré son frère malgré l’interdiction de son oncle Créon. Elle fut punie et dut supporter pire que la mort pour un Grec : l’exil intérieur. Elle fut emmurée vivante, enfermée entre quatre murs avec quelques victuailles que des gardes lui apportaient pour qu’elle ne meure pas. Alors on peut consentir parfois à redéfi-

«  Obéir à l’injonction de “rester chez nous” profite alors des vertus militaires du héros qu’on n’est pas. » nir l’héroïsme grec, mais dans la situation actuelle, cela revient ni plus ni moins qu’à renverser complètement sa signification, à jouer sur les mots. L’exploit serait d’être confiné ? L’exploit serait de ne pas enterrer ses morts ? Mais c’est le contraire de l’exigence à laquelle s’était tenue Antigone. C’est un héroïsme à l’envers, où l’on empêche les vivants de vivre et les morts de mourir. Je n’appelle en aucun cas à la désobéissance civile. Mais qu’on ne nous demande pas de jouer les héros par-dessus le marché, et d’accepter cette image fausse et flatteuse que l’on nous tend. Ce serait empêcher l’examen de conscience que la ­société doit faire sur elle-même, la critique sincère et honnête que la situation nous invite tous à faire sur nous-mêmes. ❚

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IL LU STRAT ION © KE LLY B EE MA N

E X P O S I T I O N

KELLY BEEMAN In bed, 2020 Aquarelle et crayon de couleur sur papier Courtesy de l’artiste

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N o u v e l l e

LE RÊVE UNE NOUVELLE ORIGINALE DE

T H OMAS E R B E R

Aubrac, juin 2030…

L

e ciel est gris, ténébreux, électrique. Rien d’étonnant à cela puisque la couche d’ozone, gravement affectée depuis des décennies, a fini par craquer. Et le réchauffement climatique subi qui s’est encore accentué massivement durant ces cinq dernières années empêche, entre autres, la foudre de franchir les nuages. La sécheresse en revanche gronde depuis peu. La catastrophe a pris tous les pays au dépourvu. Et les conséquences qui ont suivi ont transformé la terre en un champ de bataille permanent. Pas une zone géographique du globe qui ne soit épargnée. L’humanité vit dans un genre de confinement nouveau qui nous rappelle celui d’il y a dix ans, en pire. 2020, l’année où tout aurait pu encore changer, en bien. Et où nous aurions pu nous assurer un avenir radieux. Mais nous avions funestement loupé le coche. Nous n’avions tiré aucune leçon positive à notre survie décente suite à cette pandémie tragique. Et dix ans après, le conflit géopolitique sino-américain – lui-même interrompu après quasiment une décennie entière de guerre larvée entre les deux super puissances – avait également dû s’éclipser au profit des ravages causés par la disparition progressive de toute source d’eau de la surface de la Terre. Sans même évoquer le reste : effondrement des industries extractivistes, surinflation du prix du pétrole, crises financières et énergétiques incessantes, épidémies en pagaille, fractures sociales qui n’avaient fait qu’augmenter les disparités entre les couches sociales qui composaient ce qu’on appelait encore la société et l’humanité. La société a disparu. Et l’humanité la suit à la trace. Elle vit dans un genre de W ­ alking Dead postapocalyptique dépourvu de zombies néanmoins. La seule proie à laquelle l’Homme doit faire face dans ce présent ravagé n’étant que l’Homme lui-même. Les trois milliards d’êtres humains qui peuplent encore la planète semblent avoir inéluctablement amorcé leur extinction programmée depuis le milieu du XXe siècle par les esprits les plus éclairés d’alors. Mais bien sûr, personne ne les avait écoutés. Et nous les avions tous pris pour des affabulateurs. Ce matin, je dois me rendre pour la section T-35 à laquelle j’appartiens, aux abords de Rodez en ruine où, m’a-t-on dit, se trouvait encore une source d’eau potable dans quelque affluent ignoré de l’Aveyron.

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Je marche depuis des heures sur des routes esseulées. Paysage en ruine, pas âme qui vive, lorsque soudain, sans crier gare, trois hommes surgissent sans faire le moindre bruit sur le chemin de ma traversée. Ombres vivantes. L’air assez lugubre et menaçant, ils s’approchent de moi sans un mot. Je porte un sac à dos qui pourrait attirer leur convoitise tant aujourd’hui tout objet, quel qu’il fut, peut avoir valeur de convoitise. L’avidité n’étant plus liée principalement à l’appât du gain, ni au sanctifié profit, mais simplement à la notion de survie ; devenant ainsi encore plus dangereuse : mortelle. Lorsque soudain les trois hommes, semblant s’être concertés secrètement, se mettent à courir vers moi. L’un, profitant de l’effet de surprise provoqué par leur mise en mouvement précipitée, sort un pistolet de son lambeau de jean. Et me pointe avec son arme. Et tire trois fois en direction de mon visage. Et l’impact des balles qui pénètre dans mon corps… … Me réveilla subitement à travers un cri guttural perçant et le soubresaut impromptu de mon corps affligé pour m’extraire de ce cauchemar récurrent – tous deux extirpant également ma femme de son sommeil apaisé. « Ça va ? », me dit-elle calmement en me prenant dans ses bras. « Toujours ce même cauchemar ? » Elle semblait porter toute l’empathie du monde au cœur de ses yeux dans ces moments-là – qui se répétaient assez souvent malgré tout, je devais l’admettre. Il me fallut quelques minutes pour émerger et reprendre le cours de ma réalité. Je jetai un œil rapide à travers la baie vitrée. Le soleil était éclatant. Sa lumière se délavait sur toute la surface bleue qui l’entourait à l’infini, tel le dais d’un roi majestueux ne se connaissant aucun égal. Rivalisant seulement avec les dieux. Je regardai furtivement mon réveil : 7 heures. Mes conférences digitales devaient débuter dans une heure. Juste le temps qu’il me fallait pour me laver l’esprit de ces résidus nocturnes qui venaient régulièrement hanter mes nuits. Et qui m’oppressaient à penser, jusque dans les tréfonds de mon inconscience, à ce qu’aurait pu devenir le monde si nous n’avions pas été à la hauteur au moment de la sortie de crise du SARS-CoV2, en mai 2020. ❚

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IL LU STRAT ION © TH O MAS E RBE R

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THOMAS ERBER Allô, Christophe ?, 2020 Encre sur papier Courtesy de l’artiste

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credit photo : UN Women Allison Joyce

des soins de 15€ pour première nécessité

45€

pour une réserve alimentaire de 1 mois pour une femme dans un camp de réfugié.e.s

75€

pour l'aide à la construction de points d'eau et d'installations sanitaires

Les femmes et les filles réfugiées du monde entier ont besoin de vous. Soutenez-les. Dans les camps de réfugié.e.s, les femmes et les filles sont surexposées aux conséquences du COVID-19. Les besoins sanitaires et alimentaires de ces zones surpeuplées sont urgents. Elles sont aussi plus vulnérables face aux violences. Chacune d'entre elles a besoin d'aide. Pour les aider : onufemmes.fr/don-coronavirus

Suivez nous sur les réseaux sociaux et sur le site @ONUFemmesFR @onufemmesfrance @onufemmesfr w onufemmes.fr

ONU Femmes agit dans le monde entier, en faveur des droits des femmes et de l'égalité de genre.

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