adrienne monnier eternelle libraire

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mauvais ; il y a dedans des grains d’intelligence et de courage. Mais c’est pernicieux, parce que le passé fait défaut. L’objet de spéculation n’a pas de passé. Le génie, ce n’est pas seulement le temps heureux d’une œuvre, c’est aussi l’œuvre heureuse du temps. La création individuelle ne compte qu’à partir du moment où elle est acceptée et assimilée par autrui. Le disciple fait le maître, autant que le maître fait le disciple — à la suite du disciple viennent les écoliers. Et tout cela se produit en son temps. Risquerai-je cette comparaison : la spéculation c’est quelqu’un qui avale à grandes bouchées sans mâcher et qui vomit presque aussitôt. Qu’on m’entende bien, je parle ici de la spéculation et non du commerce en général. Je n’appelle pas spéculateur celui qui possède une juste appréciation de la valeur des choses et qui sait en fixer le prix. J’appelle spéculateur celui qui n’aime pas d’abord, celui qui ne voit que le profit matériel possible, qui exploite à la fois le créateur et l’amateur, qui achète dans l’artifice et qui vend dans l’artifice. Les valeurs les plus sûres s’effondrent quand elles sont devenues la proie des spéculateurs, et il faut beaucoup de temps et d’adresse pour les remettre en état. L’artiste n’a pas de pire ennemi que le spéculateur ; ce dernier lui enlève tôt ou tard sa clientèle et, après un temps de trompeuse prospérité, le laisse dans la ruine. Une chose du présent tient surtout sa valeur marchande du sentiment qu’elle inspire ; ce sentiment est formé, comme tout sentiment, par notre économie inconsciente. On ne peut pas juger pour la postérité, parce que la postérité prend des vues de plus en plus désintéressées, donc de plus en plus clairvoyantes. L’amateur, le vrai amateur, ne se trompe pas, puisqu’il ne suit que son goût. Ses acquisitions enrichissent, non sa bourse, mais sa personne, elles lui portent bonheur, dans le vrai sens du mot. Celui qui cherche à faire des placements est voué aux déboires. Avant de prendre sa place définitive, et encore une fois, c’est l’ouvrage du temps, l’artiste doit supporter les décrets de la mode. La mode est surtout basée sur le changement, l’alternance (c’est le yin et le yang chinois). Le court succède au long, l’ample succède à l’étroit, et cela avec toutes sortes de petits remous. La mode est faite de cent caprices et d’une seule grande loi. On est à la mode, de son gré ou contre son gré, et puis on n’est plus à la mode. La seule chose qui compte, c’est l’amour de quelques-uns, the happy-few. (…) 55


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