Mirages n°1

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Unter den Linden Gilles Celeux

Lorsqu’il poussa la lourde porte de son immeuble, l’expert-comptable Heinrich Dorfmeister fut saisi par la douceur de l’air. Tout son être fut envahi d’un bien-être violent qui l’émut jusqu’à l’étourdissement après le rude hiver et les graves soucis personnels qui le minaient. Vif et frêle, il avança d’un pas décidé faisant de grands gestes avec sa canne dans l’avenue bordée d’une double rangée de tilleuls à l’odeur persistante. Extatique, Heinrich Dorfmeister savourait chaque pas. L’éclat du soleil était atténué par le rideau de tilleuls. La lumière mordorée ainsi créée s’harmonisait à l’ocre des immeubles. Et le vert encore tendre des tilleuls se mariait heureusement avec celui des volets et des portes cochères. Le trot des chevaux, le bruissement des oiseaux apportaient une vivacité à l’atmosphère qui entretenait l’émoi du promeneur. Baigné dans cet environnement familier, il était maintenant plongé dans une rêverie. Heinrich se disait qu’il n’avait connu dans cette avenue que des moments heureux. Il se remémorait ses jeux d’enfant avec ses cousins, poursuivis par une gouvernante, une grand-mère ou une tante, les grands coups de pied dans les feuilles mortes, les batailles de boules de neige et aussi les promenades, qu’adolescent, le médecin lui avait prescrites pour se remettre de ses rhumes, otites et angines qui avaient empoisonné son enfance. Puis, il passait à sa vie de jeune homme, ses premiers flirts, les promenades en calèche avec sa fiancée. Il se souvenait de l’oie blanche qui lui avait été imposée par sa famille, ses effarouchements… Puis comment il la découvrit et se prit de tendresse pour elle… Et ce jour d’été où il la dénuda dans la calèche et il lui fit l’amour en pleine avenue… Il était maintenant aux anges ; il glissait plutôt qu’il marchait sur la prestigieuse avenue, son avenue… Au fur et à mesure qu’il approchait du but, il avait ralenti le pas, voulant inconsciemment retarder l’instant où il allait quitter sa chère avenue… Cependant, le temps où il allait devoir tourner pour rejoindre le bureau de son associé afin d’arranger ses affaires approchait… Quelques mètres avant de tourner, il soupira et ralentit encore. Il se retrouva dans une rue sombre où le soleil ne pénétrait jamais, arrêté par les hautes façades. Bientôt il atteindrait l’immeuble de son associé. Il poussa la porte et pénétra dans le hall, agacé de se retrouver dans le noir, entouré par trois hommes qui sans doute sortaient de l’immeuble. « Monsieur Dorfmeister ? » dit l’un. Il sursauta et recula pour mieux dévisager celui qui l’interpellait ainsi, tout en bredouillant un oui hésitant. Un deuxième en profita pour lui passer une paire de menottes et le premier reprit « Vous êtes en état d’arrestation, je vous prie de nous suivre sans tapage. »


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