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Yves Saint Laurent, le génie torturé

Yves Saint Laurent posant nu en 1971 pour la publicité de son parfum Homme

Yves Matthieu-Saint-Laurent naît à Oran en Algérie le 1er août 1936. Sa famille est en effet arrivée en Algérie en 1870 après que Pierre Mathieu de Metz, arrière-grand-père du couturier, ait fui l’Alsace pour échapper à l’occupation allemande. La famille Mathieu-Saint-Laurent est une famille de magistrats faisant partie intégrante de la haute bourgeoisie oranaise, ne manquant pas une représentation au théâtre d’Oran, se rendant quotidiennement à l’opéra.

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Le père d’Yves, Charles Mathieu-Saint-Laurent gère une compagnie d’assurance et détient de plus un empire cinématographique, possédant de nombreux cinémas dans tout le Maghreb. Les Mathieu-Saint-Laurent forment donc une famille très cultivée. Dès la naissance du petit Yves, celui-ci est choyé et très gâté par sa famille et principalement sa mère, pour qui il est un véritable rayon de soleil après la perte d’un enfant. Il est élevé comme un petit prince, on ne lui refuse rien, tous ses désirs sont satisfaits. En 1942, la famille s’agrandit une première fois avec l’arrivée de Michel puis de nouveau en 1945 avec la naissance de Brigitte.

Les enfants sont élevés dans la richesse, l’opulence et éduqués dès leur plus tendre âge aux arts, à la musique, à la danse, au cinéma qui inspireront Yves Saint-Laurent tout au long de sa carrière. Yves est très proche de sa mère Lucienne Mathieu Saint Laurent, avec qui il entretient une relation fusionnelle, et dont il admire la beauté, l’élégance. Celle-ci est en effet une bourgeoise

typique, férue de bals, de festivités, aimant tant recevoir que se rendre dans les salons les plus prisés d’Oran. Elle est surtout une femme d’une grande coquetterie, sortant toujours apprêtée, parée de ses plus beaux atours, raffolant des belles toilettes. Yves gardera toujours en lui cette image admirative de sa mère qui l’inspirera.

Yves est un enfant joyeux, toujours souriant et plein de vie qui fait la joie de ses parents. Une rupture se déroule cependant dès ses six ans, lorsque l’enfant est obligé de quitter les jupes de sa mère pour aller étudier à l’école religieuse dans laquelle il est scolarisé. C’est là-bas qu’apparaît un autre petit garçon, solitaire et taciturne.

Yves Saint Laurent âgé de 4 ans avec sa mère Lucienne

Yves Saint Laurent enfant L’enfant se crée ce personnage après s’être rendu compte qu’il était très différent de ses camarades, qu’il n’arrivait pas à se fondre dans le moule très stricte et discipliné de son établissement.

Cela s’exprime par exemple dans son refus de se conformer en portant l’uniforme scolaire noir, classique, le remplaçant plutôt par un autre à l’originalité déjà marquée: un pantalon de flanelle, une chemise bordeaux et une veste en pied-de-poule.

Deux aspects opposés de sa personnalité apparaissent donc dès son plus tendre âge : - On a d’une part le garçon solitaire, taciturne et mystérieux de l’école, discret et timide qui forgera plus tard son image et son personnage médiatique lorsqu’il deviendra célèbre, - et d’autre part un garçon souriant, joyeux, curieux de tout, passionné par l’opéra, le théâtre, le cinéma assoiffé de culture. Ce petit garçon là, c’est celui qui s’exprime chaque soir lorsqu’il rentre chez lui auprès de sa famille, où il se réfugie dans ses dessins et lit chaque jeudi le nouveau numéro du Vogue parisien les yeux émerveillés par tant d’images nouvelles d’un monde auquel il souhaite déjà appartenir.

Yves grandit et continue de mener une double vie entre son collège catholique où il est rejeté et moqué par ses camarades, le poussant à s’enfermer dans un monde imaginaire pour se protéger, et sa maison où il s’épanouit.

Il connaît plusieurs révélations artistiques dès l’adolescence, tout d’abord lorsqu’il assiste à l’âge de quatorze ans avec sa mère à une représentation de L’école des femmes de Molière mis en scène par Louis Jouvet. Le décor mobile et les costumes de Christian Bérard l’inspirent immédiatement. Il crée en réaction un théâtre miniature qu’il nomme « L’Illustre Théâtre » où il donne des petites représentations devant ses sœurs avec, en tant que comédiens, des marionnettes ou les poupées de ses sœurs qu’il habille lui-même. Yves se destine alors à une carrière de décorateur de théâtre, c’est à dire qu’il souhaite réaliser les décors et les costumes de pièces de théâtre.

Il est aussi transporté lors de sa lecture de Madame Bovary de Flaubert, qu’il recopiera et illustrera, dessinant des scènes du livre telles qu’il se les représente et choisissant les robes qui siéraient le mieux aux personnages avant de les reproduire. Enfin le cinéma n’est pas en reste avec le film Autant en emporte le vent, dans lequel le personnage de Scarlett O’Hara éblouit le futur créateur. Ces œuvres stimulent l’imagination de l’adolescent qui les transpose sous forme de dessins, d’aquarelles, mais aussi de poèmes. Le dessin, l’écriture, la peinture sont ses exutoires et lui permettent d’affronter les interrogations et les incertitudes de l’adolescence, lui qui n’arrive pas à se retrouver dans les jeunes de son âge ou à se trouver des intérêts communs avec eux. Toutes les amies de la mère du jeune artiste raffolent cependant de ses dessins qu’elles trouvent modernes et inspirés et lui demandent de réaliser leur portrait.

Personnage de Scarlette O’Hara incarné par Vivien Leigh dans le film Autant en emporte le vent

En 1951, à l’âge de quinze ans, il se propose de créer les costumes du spectacle municipal Petite Princesse auquel participent ses sœurs. Les croquis qu’il réalise pour l’occasion lui valent des éloges et un article dans L’Écho d’Oran, journal local, qui le salue comme un créateur très prometteur. C’est le premier article qui paraît à son sujet et sa mère le garde précieusement, ignorant alors qu’il n’était que le premier d‘une très longue série.

Peu après ce spectacle, il est temps pour Yves de quitter le collège, laissant derrière lui des années compliquées, où une stricte discipline et une morale dépassée et normative pesaient lourdement sur ses épaules de jeune homme différent et rêveur. Le lycée représente pour lui une véritable libération car dans l’établissement public où il étudie, il peut enfin afficher sa véritable personnalité sans risquer d’être rejeté. Par exemple, la tenue vestimentaire qu’il arbore, à la fois recherchée et distinguée, n’est plus moquée mais au contraire respectée voire admirée.

C’est à cette époque qu’Yves, après s’être essayé à la mise en scène et à l’illustration de livres, se dirige vers une autre passion : la mode. Il dessine et réalise une garde-robe complète pour des poupées en papier, les «Paper dolls». Yves Saint Laurent a alors l’ambition de devenir créateur et imagine sa future vie.

Il crée deux collections, l’automne-hiver 1953-1954 et 1954-1955, pour lesquelles il réalise sur onze mannequins de papier plus de cinq cent vêtements et accessoires ainsi que deux programmes extrêmement détaillés. Ses poupées représentent de célèbres mannequins de l’époque dont il découpe la silhouette dans la presse féminine.

En 1953, encouragé par ces modèles de papier et une très grande ambition, le couturier en herbe décide de forcer le destin en tentant sa chance à la première édition du concours de dessins de mode du secrétariat international de la laine dont il a vu l’annonce dans Paris-Match. Ce concours, surnommé à l’époque le «Goncourt du dessin de mode», était ouvert à tous avec pour seule contrainte de proposer un croquis d’une pièce à réaliser en laine.

Le jury est composé de certains des plus grands créateurs de l’époque comme Christian Dior ou Hubert de Givenchy et de journalistes de la presse de mode comme Michel de Brunhoff directeur de Vogue, Simone Baron pour Elle et Madame de Souza pour Figaro. Âgé de seulement dix-sept ans, le jeune homme remporte la troisième place dans la catégorie robe. Michel de Brunhoff, rédacteur en chef du Vogue parisien, véritable bible de la mode, le repère et le rencontre lors de son voyage à Paris où il vient recevoir son prix (50 000 francs). Il l’encourage à s’inscrire une année à l’école Chambre Syndicale de la couture pour y suivre des cours. Yves suit son conseil et s’installe en 1954 à Paris. Il participe de nouveau au concours de dessin de mode du secrétariat international de la laine et remporte cette fois-ci la première et la troisième place, toujours dans la catégorie mode (sur plus de neuf mille croquis envoyés), aux côtés d’un certain Karl Lagerfeld qui lui remporte la première place de la catégorie manteaux. Sa robe est réalisée par Hubert de Givenchy, ce qui est grand honneur pour Yves Saint Laurent qui l’admire.

Le couturier est alors vu comme un talent très prometteur de la Haute Couture. Il est toujours parrainé par Michel de Brunhoff avec qui il entretient une correspondance et à qui il envoie ses croquis. Ce dernier, qui dira d’Yves que «de sa vie, il n’a jamais rencontré quelqu’un de plus doué», est frappé par la ressemblance entre le trait du jeune homme de 18 ans et celui de Christian Dior, qui a fondé sa maison en 1947 et est à cette époque l’incontestable maître de la Haute Couture avec son New-look.

Le journaliste organise donc une rencontre entre les deux hommes et Dior, immédiatement enchanté par le talent de Saint Laurent décide de l’engager à l’été 1955. Yves réalise alors son rêve de travailler dans une grande maison de couture.

Croquis de la collection Trapèze

Yves apprend aux côtés de Dior le métier de couturier. Il découvre le quotidien d’un couturier, des premiers croquis suivis des toiles pour en arriver enfin aux essayages et à la présentation de la collection. Il participe tout d’abord à la confection des robes puis gagne rapidement de plus en plus de responsabilités. En juillet 1957, Dior révèle « dans ma dernière collection, j’estime que sur 180 modèles, il y en a 34 dont il est le père ».

L’importance du jeune Saint Laurent dans la maison est donc capitale ce qui explique qu’à la mort brutale de Dior en octobre 1957, ce soit lui qui soit nommé Directeur Artistique. A seulement vingt et un ans, une énorme pression pèse sur les épaules du plus jeune couturier du monde qui a seulement quelques mois pour réaliser une collection qui décidera de l’avenir de la plus importante maison de Haute Couture française, représentant alors deux milliards de francs et plus de 50% des exportations françaises de son secteur.

Yves part donc quelques jours à Oran pour y dessiner les modèles de sa toute première collection comme il avait déjà l’habitude de le faire. A son retour à Paris, il a réalisé plus de 600 croquis et décidé de la silhouette de la collection. Le 30 janvier 1958, tous les journalistes et amateurs de mode du monde entier se pressent aux portes du premier défilé Dior par Yves Saint Laurent pour assister à la fin ou au nouveau départ de la maison historique. A la fin du défilé, ce sont une ovation et même des pleurs qui accueillent le créateur. La presse est euphorique, on parle d’un miracle: Yves Saint Laurent réalise l’exploit de provoquer un émoi encore plus impressionnant que Christian Dior lors de la présentation de son new-look. Il est surnommé «Petit Prince de la mode» et porté aux nues dans la presse nationale et internationale, c’est un véritable triomphe. Saint Laurent se démarque immédiatement de son prédécesseur.

Le travail de Dior était en effet caractérisé par une taille toujours très cintrée et une superposition de tissus et d’ornements illustrant la vision d’une femme très féminine et adulte ainsi que le désir de Dior de maintenir dans la Haute Couture la tradition et le luxe d’une époque révolue. Yves Saint Laurent exprime lui dès sa première collection la volonté de donner le pouvoir aux femmes qu’il libère. Il crée pour cela une ligne droite, si mince qu’elle écrase la poitrine des mannequins et qui s’évase dans une jupe légèrement cloche. Le chapeau posé droit sur la tête délimite le haut d’une forme géométrique : c’est la ligne « trapèze ».

Cette nouvelle silhouette ne se rattache plus au cou ou à la taille mais aux épaules qui structurent et équilibrent robes et tailleurs. La femme n’est donc plus enfermée ni déguisée mais libre de ses mouvements, dans une ligne plus souple sous laquelle le corps disparaît, et chic puisque selon le styliste lui-même, elle «doit son élégance au dépouillement et à la pureté de sa construction». Le choix d’utiliser moins de tissu au profit d’une plus grande légèreté deviendra la signature d’Yves Saint Laurent.

Les collections se succèdent et le succès ne diminue pas, Yves continue d’innover, apportant un souffle de jeunesse à la Haute Couture et s’éloignant de plus en plus du travail de Dior. En 1960, il choque volontairement les partisans de la tradition avec une collection baptisée «Souplesse, Légèreté, Vie» dont l’inspiration est puisée dans la rue et dans le mouvement beatnik.

Le créateur propose une collection aux tons sombres, principalement le violet et le noir, composée de jupes droites, de cols roulés et surtout du premier blouson en cuir de l’histoire de la Haute Couture. Ce look beat, qui semble avoir été directement pris dans la rue aux étudiants contestataires de la rive gauche pour être introduit dans le salon de la rue Montaigne, représente le premier échec d’Yves Saint Laurent qui sera tant critique que populaire. Cette collection sera la dernière pour Dior puisqu’en 1960, alors que la guerre d’Algérie s’intensifie, Yves est appelé sous les drapeaux. Cela fournit à Marcel Boussac, commanditaire de la maison Dior et donc employeur du créateur, une excuse pour le licencier après une collection qui était plus qu’il n’en pouvait supporter. C’est Marc Bohan, moins audacieux, qui le remplace.

Yves Saint Laurent, qui redoute de devoir se battre dans son pays natal, subit à l’armée tant de brimades et de violences qu’en seulement six semaines il s’effondre, physiquement et mentalement. Il ne pèse plus que quarante kilos et à la suite d’une dépression subit un traitement médical des plus primitifs : une thérapie de choc et des tranquillisants. Le jeune homme n’est plus que l’ombre de luimême et devient mutique, s’enfermant dans le silence et parvenant à peine à parler.

Veste en cuir faite en crocodile de sa collection de 1960

C’est Pierre Bergé qui viendra le tirer petit à petit de son état avec toute sa subtilité, son énergie et son dévouement. Les deux hommes se sont en effet rencontrés peu après le triomphe de la première collection d’Yves. Pierre Bergé, jeune et intelligent entrepreneur, assiste alors à un défilé pour la première fois de sa vie et ne s’y connaît absolument pas en matière de mode mais comprend immédiatement qu’il assiste à un moment historique et qu’Yves est un visionnaire.

Il rencontre le jeune prodige quelques jours plus tard lors d’un dîner organisé en l’honneur d’Yves Saint Laurent par la directrice de l’édition française du magazine américain Harper’s Bazaar, Marie-Louise Bousquet. Pierre Bergé, alors agent artistique et compagnon du jeune peintre Bernard Buffet, a un véritable et inattendu coup de foudre pour le jeune homme de six ans son cadet.

Il quitte donc son compagnon quelques mois plus tard mais ne fréquente pas immédiatement Yves Saint Laurent, bien qu’il entretienne une relation amicale avec lui.

Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, peu de temps après leur rencontre

Il obtient donc en 1960 la libération d’Yves de l’hôpital où il est traité. Lorsque Pierre Bergé annonce à Yves Saint Laurent cette nouvelle, il lui répond «Nous allons créer une maison de couture toi et moi, et tu la dirigeras», et Pierre Bergé accepte immédiatement. C’est alors le début de la collaboration, professionnelle et amoureuse des deux hommes qui durera une cinquantaine d’année jusqu’à la mort d’Yves et en fera le duo le plus iconique de la mode.

L’argent utilisé pour créer la maison de couture provient des indemnités de licenciement d’Yves, de la vente de l’appartement parisien et des tableaux de Bernard Buffet de Pierre Bergé et provient surtout du milliardaire philanthrope Jesse Mack Robinson, premier américain à investir dans la Haute Couture et possédant 80% des parts de la société. C’est Pierre Bergé qui s’occupe de trouver cet investisseur inattendu et qui s’endette pour réaliser le rêve de son compagnon.

L’atelier de la maison s’installe provisoirement rue Jean-Goujon avant que ne s’achèvent les travaux du 30 bis rue Spontini dans l’hôtel particulier où la maison s’installera durablement.

Présentation de la première collection d’Yves Saint Laurent dans l’atelier de la rue Spontini En janvier 1962, alors que l’emménagement est effectué et le logo dessiné par Cassandre, la maison ouvre enfin et la tension est à son comble pour Yves Saint Laurent. La presse et la foule se pressent de nouveau aux portes du défilé comme ce fut le cas en 1957 lors de sa première collection pour Dior, espérant vivement que le jeune artiste réussisse à réitérer l’exploit qu’il avait réalisé à l’époque. Et le génial couturier éblouit de nouveau, la foule larmoyante se précipitant vers lui à la fin du défilé.

Cependant le couturier face à cette adoration brutale, court se réfugier dans une armoire. Il endure donc, dès la démonstration de cette collection, les affres de la gloire, lui à la personnalité timide et réservée (ce qui a été aggravé lors de son passage à l’armée) subit cette célébrité, qu’il qualifiera de «piège de sa vie». Yves Saint Laurent a, pour cette collection, gardé de Dior la rigueur de la construction du vêtement mais a libéré le corps féminin des couches de tissu et des nombreux rembourrages qui l’entravaient.

Cette collection, baptisée «Cabans et Marinières», est caractérisée par une certaine simplicité dont l’esprit rappelle Chanel et voit l’apparition d’une

pièce qui deviendra un basique du vestiaire féminin : le caban. Celui-ci ouvre le défilé, il est la première pièce présentée. Il est porté avec un pantalon en soie blanc cassé et une paire de babouches. Le caban était traditionnellement une pièce masculine portée par les marins pour se réchauffer grâce à la laine qui le compose. C’est un vêtement pratique et confortable, dont les formes simples et amples sculptent la silhouette sans la mouler.

Le caban marque deux inspirations d’Yves Saint Laurent qu’il gardera tout au long de sa carrière : l’emprunt de pièces au vestiaire masculin et le style marin. Yves Saint Laurent réalise de plus cette année là son premier trench-coat, qu’il emprunte lui-aussi au vestiaire masculin. Le trench-coat est un manteau initialement masculin créé par Thomas Burberry en 1914 pour l’armée et qui avait pour but de protéger des intempéries, d’où son nom qui se traduit par «manteau de tranchée». Il devient un vêtement civil et est mis en avant dans les films hollywoodiens dans les années 1940 mais c’est Yves Saint Laurent qui en fait réellement l’une des pièces phare de la garde-robe féminine dès sa première apparition en 1962.

Il en conserve les manches raglan et le double boutonnage mais y ajoute une ceinture pour marquer la taille. La maison est lancée et Yves présente donc tous les six mois une nouvelle collection. Il dessine de plus les costumes de plusieurs pièces de théâtre, notamment pour la danseuse, actrice et meneuse de revue Zizi Jeanmaire qui sera une source d’inspiration pour lui. Il donne très peu d’interviews et affiche déjà une personnalité timide et réservée par opposition à celui qu’il est dans son travail, directif et sûr de lui et de ses goûts.

Croquis de costume pour Zizi Jeanmaire

Il lance en 1964 son premier parfum Y dans la lignée de Paul Poiret au début du siècle qui avait inventé le «parfum de couturier» censé représenter la maison et dans celle de Chanel et de son n°5. Il le voit comme «un parfum luxuriant, lourd et indolent». Le parfum sera dès le début un succès qui permettra à la maison de compenser les coûts de la Haute Couture, encore déficitaire.

En 1965, Yves Saint Laurent démarre avec la collection «Mondrian Poliakoff et Mariée de Tricot» le «dialogue avec l’art» qu’il entretiendra tout au long de sa carrière. Yves Saint Laurent et Pierre Bergé sont en effet tous deux passionnés d’art et ont réuni une incroyable collection. Cette passion du jeune homme pour l’art et notamment la peinture s’exprime à partir de cette année dans son travail et en deviendra même l’une des caractéristiques.

Robe de la mariée de tricot Photo de la robe Mondrian pour Vogue Paris

Il présente donc en 1965 l’une de ses pièces les plus emblématiques : la robe Mondrian. Cette robe, ou plutôt ces robes puisque Saint Laurent en présente dix, sont réalisées en jersey de laine, des bandes du tissu sont incrustées les unes aux autres pour ne laisser entrevoir aucune couture et ne pas altérer la surface plane de la robe. La robe est droite, sans manches, à col rond et arrive à hauteur du genoux.

L’œuvre de Mondrian est réellement transposée sur ces robes, Saint Laurent reprend les lignes géométriques et les couleurs primaires chères au peintre (c’est la première collection dans laquelle il les utilise) mises en valeur par la simplicité de la coupe de la robe. La présentation de cette collection s’achève par une autre pièce marquante, une robe de mariée comme c’est la tradition pour clôturer les défilés : la mariée de tricot. La robe réalisée en tricot de laine à la main s’inspire des poupées russes, laissant uniquement apparaître le visage du mannequin qui la porte.

L’année suivante représente une année capitale pour Yves Saint Laurent. C’est d’abord l’année de sa découverte du Maroc, où il se rend pour la première fois avec Pierre Bergé. Les deux hommes ont immédiatement un coup de cœur pour le pays et y achètent une maison. À partir de cette année, le Maroc deviendra pour Yves Saint Laurent un lieu de tranquillité où il se rend chaque année pour dessiner ses collections. Il dira y avoir appris la couleur. C’est aussi l’année de l’ouverture de la première boutique de prêt-à-porter de Saint Laurent, SAINT LAURENT Rive Gauche, 21 rue de Tournon dans le 6e arrondissement de Paris.

Le créateur montre ici sa volonté d’habiller toutes les femmes sans exception et dira qu’il «en avait assez de faire des robes pour des milliardaires blasées». Il est de plus persuadé de la fin imminente de la Haute Couture, qu’il tient pour inadaptée à l’époque mais continue car il «ne peut pas prendre la responsabilité morale de mettre cent cinquante salariés à la rue».

En effet, depuis les années 1960, les normes imposées par la Haute Couture deviennent de plus en plus obsolètes et dépassées, chaque femme veut s’habiller élégamment mais sans payer un prix ahurissant. Yves Saint Laurent est le premier couturier à comprendre cette volonté et à lancer une ligne de prêt-à-porter, qu’il dessine lui-même avec une attention identique à celle portée aux créations Haute Couture mais ensuite produite en masse par un industriel au lieu d’être réalisée à la main.

Le succès est indiscutable : le prêt-à-porter haut de gamme du créateur séduit et une boutique ouvre à New York en 1968 puis une autre l’année suivante à Londres. La collection automne-hiver de cette même année poursuit l’hommage à l’art initié l’année précédente mettant à l’honneur le Pop Art. Elle rend notamment hommage à Andy Warhol ou Tom Wesselmann dans une série de robes très colorées.

Premier smoking pour femme Collection Pop Art

C’est surtout dans cette collection qu’il présente pour la première fois une pièce iconique devenue un classique : le smoking féminin. Le smoking est à l’origine un vêtement uniquement masculin de par son usage : il est porté dans les fumoirs, le col en satin servant à faire glisser les cendres du cigare. Saint Laurent en reprend les codes mais l’adapte aux femmes. Le smoking est pour lui une pièce intemporelle car «c’est un vêtement de style pas de mode. Les modes passent le style est éternel» et il donne aux femmes l’assurance et le pouvoir. Il sera décliné chaque année dans une nouvelle version.

Croquis du smoking pour femme

Collection sur l’Afrique

En 1967, il réalise sa collection sur l’Afrique, utilisant des matériaux inhabituels et très divers comme le bois (pour les accessoires), le raphia la paille ou le fil d’or. Il s’inspire donc pour cela de pays dans lesquels il ne s’est jamais rendu, n’aimant pas voyager (si ce n’est au Maroc) autrement que dans son imaginaire et grâce à ses lectures.

C’est dans cette collection qu’il introduit sa première saharienne, pièce de nouveau empruntée au vestiaire militaire masculin. La saharienne est une veste à quatre poches constituée de gabardine de coton ou de lin et portée par les militaires occidentaux en Afrique. Elle incarne une idée de la liberté et une certaine forme de séduction devient rapidement un basique féminin. Il introduit de plus dans cette collection le tailleur pantalon, le tailleur étant jusqu’alors constitué d’une veste et d’une jupe. Le créateur montre ici la place importante qu’il accorde au pantalon dans ses collections et son travail.

La saharienne

En 1968, le couturier réalise la collection «Transparence et Jumpsuit» dans laquelle, après avoir déjà amorcé en 1966 le nude look, il dévoile presque entièrement le corps de la femme avec une robe toute en transparence et ceinturée de plumes d’autruches.

Il s’était déjà aventuré sur le terrain du nude look en 1966 en réalisant des blouses transparentes mais va plus loin avec cette robe, montrant bien qu’il réussit à capter l’essence de la révolution sexuelle qui arrive alors dans la société française pour la retranscrire sous la forme de vêtements.

Il présente de plus dans cette collection une autre pièce totalement nouvelle : le jumpsuit, ou combinaison pantalon. C’est à l’origine une fois de plus un vêtement masculin, porté par les aviateurs ou les ouvriers, qu’il adapte à la silhouette féminine en l’ajustant et en faisant un vêtement très élégant. Le style androgyne du créateur s’affirme donc une fois de plus, et celui-ci l’expliquera par une volonté de donner aux femmes l’assurance dont elles manquaient en adaptant à elles les vêtements des hommes pour leur transmettre leur confiance en eux.

Cela montre bien la place qu’a le vêtement dans l’idée que l’on se fait de soi et le rôle politique qu’il peut revêtir.

Croquis du jumpsuit

Il présente dans ses collections de 1969 et de 1970 des robes et des manteaux réalisés en patchwork de tissus colorés qui sont son interprétation et sa version du style hippie de l’époque. C’est aussi à partir de la fin des années 1960 qu’il commence à tomber dans l’alcool et la drogue pour combattre ses nombreuses dépressions.

En effet, le grand perfectionniste qu’il est, doit dessiner quatre collections par an avec le prêt à porter, et la volonté de créer à chaque fois quelque chose de totalement inédit le mène à l’épuisement physique et psychologique jusqu’à la présentation de chaque collection.

Il devient petit à petit dépendant de ces drogues et, effrayé par la solitude, ne peut plus réaliser un pas seul, étant toujours accompagné d’amis fidèles comme Betty Catroux, Loulou de la Falaise ou Talitha Getty avec qui il organise des fêtes débridées dans sa villa de Marrakech.

Il réalisera donc à partir des années 1970 plusieurs cures de désintoxication à l’hôpital américain de Paris. Cela ne ternira cependant jamais son image de fragile génie, adulé par les français et le monde entier. Pierre Bergé fait tout pour l’aider à se tirer de ses addictions malgré la liaison déséquilibrée et destructrice que vivra Yves durant quelques mois en 1973 avec Jacques de Bascher, dandy parisien dépravé et aussi compagnon de Karl Lagerfeld.

C’est Pierre Bergé qui forcera le bourgeois à quitter Yves, le laissant durant quelques mois dans une très grande tristesse. Le compagnon du créateur joue donc à ses côtés un rôle essentiel, il le soutient et le supporte malgré les crises. Il a cependant quelques doutes en 1976 où il éprouve le besoin de quitter l’appartement qu’ils partagent durant quelques mois pour réfléchir, observant Yves céder à tous les excès sans réussir à l’en empêcher. Mais il finit par revenir, motivé par l’amour qu’il lui porte et le couple ne se séparera plus.

Robe en patchwork de tissus colorés

C’est aussi en 1976 qu’Yves réalise sa collection «Opéra Ballets Russes», inspirée des robes pleines de couleurs portées par les paysannes en Russie sous les tsars et aussi des ballets russes qu’il admire.

Il réalise des robes splendides et spectaculaires, aux manches volumineuses et ornées de broderies, de ganses dorées, de galons, portées avec des boléros richement parés. Les tissus utilisés sont très luxueux : fourrures, mousselines, soies, velours, lamés d’or et les couleurs chatoyantes.

Avec cette collection très fastueuse, Yves Saint Laurent redonne à la Haute Couture l’un de ses buts premiers : celui de faire rêver. Sans être sa collection la plus réussie, il considère celle-ci comme sa plus belle.

Après les avoir fait voyager en Russie, il entraîne l’année suivante ses clientes en Espagne puis en Chine pour accompagner la sortie de son parfum Opium. Ce parfum voulu captivant et évoquant «l’Orient raffiné, la Chine impériale, l’exotisme» selon Yves Saint Laurent crée une grande polémique à cause de son nom provocateur mais rencontre un immense succès qui se poursuit aujourd’hui encore.

Croquis de la collection Opéra Ballets Russes

Parfum Opium

Entre 1980 et 1990, il réalise de nouveau plusieurs collections hommages aux artistes qui l’inspirent et qu’il admire comme en 1980 la collection «Shakespeare Look hommage à Cocteau- Aragon- Apollinaire», la collection hommage à Matisse en 1981, celle hommage à David Hockney en 1986 ou encore celle en hommage aux peintres cubistes en 1986.

Il réalise en 1990 une collection prénommée simplement «Les Hommages» rendant comme son nom l’indique un hommage à tous ceux qui ont inspiré Saint Laurent tout au long de sa carrière comme Marilyn Monroe, Catherine Deneuve, Zizi Jeanmaire, Marcel Proust, Bernard Buffet ou Christian Dior.

Collection hommage aux peintres cubistes

Un jour, j’aurai mon nom en lettres de feu sur les Champs-Élysées Un jour, j’aurai mon nom en lettres de feu sur les Champs-Élysées “ “ “ “

Yves Saint Laurent présente en juillet 2001 sa dernière collection avant de se retirer du métier de couturier et de créateur. Il meurt en 2008 et aura grandement contribué à la création du vestiaire de la femme moderne en réussissant à capter l’essence de son époque mieux que personne.

Il a su comprendre les femmes et leurs besoins, se mettre à leur service pour leur donner le pouvoir et la confiance dont elles avaient besoin. Son amie et muse Catherine Deneuve aimait à dire qu’il dessinait pour «les femmes qui mènent une double vie», les rendant à la fois fortes et masculines mais aussi élégantes, féminines et séduisantes.

Il est aujourd’hui reconnu comme un génie de la mode et l’un des plus importants créateurs de tous les temps. Celui qui, à seulement quatorze ans, prédisait «un jour, j’aurai mon nom en lettres de feu sur les Champs-Élysées» ne s’était pas trompé.

Yves Saint Laurent, sur la fin de sa vie

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